L’An deux mille quatre cent quarante/37

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CHAPITRE XXXVII.

De l’héritier du Trône.


Plus interrogeant que ne le fut jamais le bailli du huron[1], je continuai à exercer la patience de mes voisins. — J’ai bien vu le monarque assis sur son trône ; mais j’ai oublié, messieurs, de vous demander où étoit le fils du roi, de mon tems appellé dauphin ? — Le plus poli prit la parole et me dit :

Convaincus que nous sommes que c’est de l’éducation des grands que dépend le bonheur des peuples, & que la vertu s’apprend comme le vice se communique, nous veillons avec le plus grand soin sur les jeunes années des princes. L’héritier du trône n’est point à la cour, où quelques flatteurs oseroient peut-être lui persuader qu’il est plus que les autres hommes, & que ceux-ci sont moins que des insectes ; on lui cache soigneusement ses hautes destinées. Dès qu’il est né, on lui a imprimé sur l’épaule une empreinte royale qui servira à le faire reconnoître. On l’a remis entre les mains de gens dont la fidélité discrette n’a pas moins été éprouvée que la probité. Ils font serment devant l’être suprême de ne jamais révéler au prince qu’il doit être roi : serment redoutable, & qu’ils n’osent jamais enfreindre.

Aussi-tôt qu’il est sorti des mains des femmes, on le promene, on le fait voyager, on dispose son éducation physique qui doit toujours précéder l’éducation morale. Il est vêtu comme le fils d’un paysan. On l’accoutume aux mets les plus ordinaires : on lui enseigne de bonne heure la sobriété, il connoîtra mieux un jour que sa propre économie doit servir d’exemple, & qu’une fausse prodigalité ruine un état & deshonore l’extravagant dissipateur. Il visite successivement toutes les provinces. On lui fait connoître tous les travaux de la campagne, les ouvrages des manufactures, les productions des divers terrains. Il voit tout de ses propres yeux : il entre dans la cabane des laboureurs, mange à leur table, s’associe à leurs travaux, apprend à les respecter. Il converse familiérement avec tous les hommes qu’il rencontre. On permet à son caractère de se déployer librement, & il se croit aussi éloigné du trône qu’il en est près.

Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu’ils avoient un mauvais cœur, mais parce que l’état des pauvres de leur pays n’avoit jamais pu parvenir jusqu’à eux[2]. Si l’on abandonnoit ce jeune prince aux idées flatteuses d’un pouvoir assuré, peut-être même avec une ame droite, vu la pente infortunée du cœur humain, chercheroit-il dans la suite à étendre les limites de son autorité[3]. C’est en cela que plusieurs souverains faisoient malheureusement consister la grandeur royale, & par conséquent leur intérêt étoit toujours opposé à celui de la nation.

Dès que le jeune prince a atteint l’âge de vingt-ans, plutôt même, si son ame est formée de meilleure heure, on le conduit dans la salle du trône. Il est caché dans la foule comme un simple spectateur. Tous les ordres de l’État sont assemblés ce jour-là, & tous ont reçu le mot. Tout-à-coup le monarque se lève, appelle par trois fois le jeune homme. Les flots de la foule s’ouvrent. Étonné, il s’avance d’un pas timide vers le trône, il y monte en tremblant : le roi l’embrasse, & déclare aux yeux de tous les citoyens qu’il est son fils. Le ciel, dit-il d’une voix touchante & majestueuse, le ciel vous a destiné à porter le fardeau de la royauté ; on a travaillé vingt ans à vous en rendre digne, ne trompez pas l’espoir de ce grand peuple qui vous voit. Mon fils ! J’attends de vous le même zèle que j’ai eu pour l’État. Quel moment ! quelle foule d’idées entrent dans son ame ! Le monarque alors lui montre la tombe où repose le monarque prédécesseur, cette tombe où est gravé en gros caractères : l’Éternité. Il continue d’une voix non moins imposante : Mon fils, on a tout fait pour ce moment. Vous êtes sur la cendre de votre aïeul, vous devez le faire renaître ; faites le serment d’être juste comme lui. Je vais bientôt descendre pour occuper sa place, songez que je vous accuserois du fond de cette tombe, si vous abusiez de votre pouvoir. Ah ! mon cher fils, l’Être suprême & le royaume ont les yeux ouverts sur vous ; aucune de vos pensées ne leur échappera. Si quelque mouvement d’ambition ou d’orgueil régnoit en ce moment au fond de votre ame, il est encore tems de le subjuguer ; abdiquez le diadême, descendez de ce trône, rentrez dans la foule ; vous serez plus grand, plus respecté, citoyen obscur, que monarque vain ou sans courage. Que ce ne soit point la chimère de l’autorité qui flatte votre jeune cœur, mais l’idée douce & grande de pouvoir faire un bien réel aux hommes. Je vous promets pour récompense l’amour de ce peuple qui nous écoute, ma tendresse, l’estime du monde, & l’assistance du monarque de l’univers. C’est lui qui est roi, mon fils, nous ne sommes que des simulacres qui passons sur la terre pour accomplir ses augustes desseins[4].

Le jeune prince ému, attendri, le front couvert d’une modeste pudeur, n’ose lever les yeux sur cette grande assemblée dont les regards l’environnent & le pressent. Il répand des larmes, il pleure en envisageant l’étendue de ses devoirs ; mais bientôt il agit en héros : on lui a enseigné que le grand homme doit se sacrifier pour ses semblables, & que si la nature n’a pas préparé aux hommes un bonheur sans mêlange, c’est au pouvoir heureux dont la nation le rend dépositaire, à faire plus que la nature n’avoit sû faire en leur faveur. Cette noble idée le pénètre, l’échauffe, l’enflamme, il prête le serment entre les mains de son père ; il atteste la cendre sacrée de son aïeul ; il baise le sceptre qu’il doit respecter le premier ; il adore l’Être suprême : on le couronne. Les ordres de l’État le saluent, & le peuple, dans les transports de sa joie, lui crie : ô toi ! qui sors du milieu de nous, qui nous a vus si longtems & de si près, que les prestiges de la grandeur ne te fassent point oublier qui tu es, & qui nous sommes[5].

Il ne peut monter sur le trône qu’à l’âge de vingt-deux ans, parce qu’il est contre le bon sens d’être soumis à un roi enfant. De même, le souverain dépose le sceptre à l’âge de soixante-dix ans, parce que l’art de régner demande une activité, une souplesse d’organes, & je ne sais quelle sensibilité qui s’éteint malheureusement dans l’ame avec les années[6]. D’ailleurs on craint que l’habitude du pouvoir ne fasse naître en son ame cette ambition concentrée qu’on nomme avarice, & qui est la dernière & la plus triste passion que l’homme ait à combattre[7]. L’héritage demeure à la ligne directe, & le monarque septuagénaire sert encore l’État par ses conseils ou par l’exemple de ses vertus passées. Le tems qui s’écoule entre cette reconnoissance publique & le jour de sa majorité est encore soumis à quelques nouvelles épreuves. On lui parle toujours par des images fortes & sensibles. Veut-on lui prouver que les rois ne sont pas faits d’une autre manière que le reste des hommes, qu’ils n’ont pas un cheveu de plus sur la tête, qu’ils leur sont égaux en foiblesse dès leur entrée dans ce monde, égaux en infirmités, égaux aux yeux de Dieu, que le choix du peuple est la seule base de leur grandeur ; on fait venir par manière de divertissement un jeune porte-faix de sa taille & de son âge ; on les fait lutter ensemble. Le fils du roi a beau être vigoureux, il est ordinairement terrassé, le porte-faix le presse jusqu’à ce qu’il avoue sa défaite. Alors on relève le jeune prince, on lui dit : « vous voyez qu’aucun homme par la loi de la nature n’est soumis à un autre homme, qu’aucun ne naît esclave, que les rois naissent hommes & non pas rois, qu’en un mot le genre humain n’a pas été créé pour faire les plaisirs de quelques familles. Le Tout-puissant même, selon la loi naturelle, ne veut point gouverner avec violence, mais sur des volontés libres. Vouloir rendre les hommes esclaves, c’est donc commettre une témérité envers l’être suprême, & exercer une tyrannie sur les hommes ». Alors le porte-faix, qui l’a vaincu, s’incline en sa présence, & lui dit : « je puis être plus fort que vous, & il n’y a ni droit, ni gloire en cela ; la véritable force est l’équité, la vraie gloire est la grandeur d’ame. Je vous rends hommage comme à mon souverain, dépositaire de toutes les forces particulières, lorsque quelqu’un voudra me tyranniser, c’est vous qui devrez voler à mon secours ; je vous appellerai alors, & vous me sauverez de l’homme injuste & puissant…

Le jeune prince commet-il quelque faute, quelque imprudence caractérisée, le lendemain il voit cette faute à jamais gravée dans les nouvelles publiques[8]. Il s’étonne quelquefois, il s’indigne. On lui répond froidement ; « il est un tribunal intègre & vigilant qui écrit chaque jour toutes les actions des princes. La postérité saura & jugera tout ce que vous aurez dit & fait : il ne tient qu’à vous de la faire parler d’une manière honorable ». Si le jeune prince rentre en lui-même & répare sa faute, alors les nouvelles du lendemain annoncent ce trait d’un heureux caractère, & donnent à cette action noble tous les éloges qu’elle mérite[9].

Mais ce qu’on lui recommande plus fortement, ce qu’on lui imprime sous des images plus multipliées, c’est cette horreur du faste, qui n’est bon à rien & qui a perdu tant d’États & deshonoré tant de souverains[10]. Ces palais dorés, lui dit-on, sont comme ces décorations théâtrales où du carton paroit de l’or massif. L’enfant croit voir un palais réel. Ne soyez pas un enfant. La pompe & la représentation ont été des abus introduits par l’orgueil & la politique. On faisoit parade de ce faste pour inspirer plus de respect & de crainte. Par ce moyen les sujets contractoient un génie servile, & se sont accoutumés au joug. Mais un roi s’est-il jamais avili en se mettant au niveau de ses sujets ? Que sont des représentations vaines & journalières auprès de cet air ouvert & affable qui les attire vers sa personne ? Les besoins du monarque ne sont pas plus étendus que ceux du dernier de ses sujets. « Il n’a qu’un estomac, comme un bouvier, disoit J. J. Rousseau » : S’il veut goûter la plus pure de toutes les jouissances, qu’il goûte le plaisir d’être aimé, & qu’il s’en rende digne[11].

Enfin il ne se passe pas un seul jour qu’on ne lui rappelle l’existence d’un être suprême, son œil ouvert sur le monde, la crainte de ce dieu, le respect pour sa providence, la confiance en sa sagesse infinie. Le plus abominable des êtres est sans contredit un roi athée. J’aimerois mieux être dans un vaisseau battu par la tempête & avoir affaire à un pilote ivre : le hazard pourroit du moins me sauver.

Ce n’est qu’à l’âge de vingt-deux ans qu’il lui est permis de se marier. Il fait monter sur le trône une citoyenne. Il ne va pas chercher une femme étrangère qui souvent apporte à la patrie un caractère qui, trop éloigné des mœurs du pays, dénature le sang des François, & fait qu’ils sont gouvernés plutôt par des Espagnols & des Italiens que par les descendans de nos braves ancêtres.

Le roi ne fait pas l’outrage à une nation entière de penser que la beauté & la vertu ne naissent que sur un sol étranger. Celle qui dans le cours de ses voyages a frappé le cœur du prince, qui l’a aimé sans sceptre & sans couronne, monte sur le trône avec son amant, & devient chère & respectable à la nation, tant par sa tendresse que pour avoir sû plaire à un héros. Outre l’avantage d’inspirer à toutes les jeunes filles l’amour de la sagesse & des vertus, en leur offrant pour perspective une récompense digne de leurs efforts, nous évitons toutes ces guerres de famille qui, absolument étrangères au bien de l’État, ont tant de fois désolé l’Europe[12].

Le jour de son mariage, au lieu de prodiguer follement l’or en festins superbement ennuyeux, en fêtes insensées & brillantes, en feux d’artifice & autres dépenses aussi extravagantes qu’épouvantables, le prince fait dresser un monument public, comme un pont, un aqueduc, un chemin, un canal, une salle de spectacle. Le monument porte le nom du prince. On se souvient du bienfait, tandis qu’on oublioit ces profusions déraisonnables qui ne laissoient que des traces de malheurs & d’accidens affreux[13]. Le peuple, satisfait de la générosité du prince, est dispensé de répéter tout bas cette fable antique dans laquelle une pauvre grenouille se lamente au fond de son marais en voyant les nôces du soleil[14].



  1. Le Huron ou l’Ingénu, Roman de Voltaire, un des mieux faits qui soit sorti de sa plume.

    Le Huron enfermé à la Bastille avec un Janséniste est la chose du monde la plus ingénieusement imaginée.

  2. Le préjugé est toujours à la droite du trône, prêt à couler ses erreurs dans l’oreille des rois. La vérité timide doute de la victoire qu’elle peut remporter sur eux, & attend qu’on lui fasse signe pour approcher ; mais sa bouche parle un langage si étrange, qu’on revient au fantôme trompeur qui possède à fond la langue du pays. Rois ! apprenez l’idiome sévère & philosophique de la vérité ! c’est en vain que vous la chérirez, si vous ne savez pas l’entendre.
  3. Les hommes ont une disposition naturelle au despotisme, parce que rien n’est plus commode que de remuer le bout de la langue pour être obéi. On connoît ce sultan qui vouloit qu’on lui récitât des histoires amusantes, sous peine d’être étranglé. D’autres tiennent à peu près le même langage, & disent à leurs peuples : divertissez-moi, & mourez de faim.
  4. Garnier fait dire à Nabuchodonosor, enflé de sa puissance & de ses victoires : Qu’est-il, ce Dieu qui commande à la pluye, aux vents, aux tempêtes ? Sur qui règne-t-il ? Sur des mers, sur des rochers, &c

    Insensibles sujets, moi je commande aux hommes.
    Je suis l’unique Dieu de la terre où nous sommes.

  5. Les Grecs & les Romains ont éprouvé des sensations beaucoup plus vives que les nôtres. Une religion toute sensible, des affaires fréquentes qui tenoient au grand intérêt de la république, un appareil imposant, sans être fastueux, les acclamations du peuple, les assemblées de la nation, les harangues publiques, quelle source intarissable de plaisirs ! Il semble, auprès de ces gens-là, que nous ne faisions que languir, & presque que nous ne vivions pas.
  6. Qu’il fera doux quand les ans auront blanchi nos cheveux, de pouvoir nous reposer en nous rappellant des actions d’humanité & de bienfaisance semées dans le cours de notre vie ! Tous, tant que nous sommes, il ne nous restera alors que le sentiment d’avoir été vertueux, ou la honte & le tourment du vice.
  7. La prodigalité est également a redouter. Un jeune prince refuse quelquefois parce qu’il a en lui la valeur de ses refus ; mais le vieillard accorde toujours, car il n’a pas de quoi remplir le vuide de ses graces.
  8. Je voudrois qu’un prince fût quelquefois curieux de savoir quelle est l’idée du public sur son compte, il apprendroit dans un quart-d’heure de quoi méditer le reste de sa vie.
  9. Tu dis : « je ne redoute point l’épée des hommes, je suis brave ». Tu te trompes. Pour l’être en effet, il faut encore ne craindre, ni leur langue, ni leur plume. Mais en ce sens les plus grands rois de la terre ont été de tout tems les plus grands poltrons. Le gazetier d’Amsterdam empêchoit Louis XIV de sommeiller.
  10. Le luxe, qui est la cause de la destruction des États & qui fait fouler aux pieds toutes les vertus, prend sa source dans ces cours corrompues, dont chacun vient prendre le ton.
  11. Le duc *** premier du nom de Wirtemberg, étant à diner chez un prince souverain, son voisin, avec quelques autres petits potentats, chacun vint à parler de ses forces & de sa puissance. Après les avoir laissé parler tous, le duc leur dit : « Je n’envie à aucun de vous cette puissance que Dieu vous a donnée ; mais une chose dont je puis me vanter, c’est que dans mon petit État, à toute heure du jour je puis marcher seul & en sûreté. Je m’enfonce quelquefois dans un bois : je m’endors sous un arbre ; & tranquille, au milieu de mon peuple, je ne redoute ni le fer d’un assassin ni le glaive d’un vengeur. »
  12. La plupart de nos guerres ne viennent, comme on sait, que de ces alliances prétendues politiques. Si du moins une bonne fois l’Europe & l’Afrique pouvoient épouser l’Asie & l’Amérique, à la bonne heure.
  13. Dois-je rappeller ici la nuit horrible du 30 Mars 1770 ? Elle accusera éternellement notre police, qui favorise uniquement les riches, qui protège le luxe barbare des voitures. Ce sont elles qui ont occasionné cet affreux désastre. Mais s’il ne sort pas de cet accident épouvantable une ordonnance sévère qui rende au citoyen l’usage du pavé sans encombre, qu’espérer d’autres maux plus enracinés & plus difficiles à guérir ? Près de huit cent personnes sont mortes des suites de cette presse effroyable, & dix semaines après on n’en a plus parlé !
  14. J’ai lu dans une pièce de vers ceux-ci :

    Ces rois enorgueillis de leur grandeur suprême,
    Ce sont des mendians que couvre un diadême.

    En effet, ils demandent sans cesse, & c’est le peuple qui paye la robe de l’auguste mariée, le festin, le feu d’artifice, la broderie du lit nuptial ; & dès que le poupon royal sera né, chacun de ses cris se métamorphosera en nouveaux édits.