L’An deux mille quatre cent quarante/40

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CHAPITRE XL.

Du commerce.


Il me semble par ce que vous m’avez dit que les François n’ont plus de colonies dans le nouveau monde, & que chaque partie de l’Amérique forme un royaume séparé, quoique réuni sous un même esprit de législation ? — Nous serions bien extravagans de vouloir porter nos chers compatriotes à deux mille lieues de nous. Pourquoi nous séparer ainsi de nos frères ? Notre climat vaut bien celui de l’Amérique. Toutes les productions nécessaires y sont communes, & de nature excellente. Les colonies étoient à la France ce qu’une maison de campagne étoit à un particulier : la maison des champs ruinoit tôt ou tard celle de la ville.

Nous connoissons un commerce ; mais ce n’est pas l’échange des choses superflues. Nous avons sagement banni trois poisons physiques dont vous faisiez un perpétuel usage : le tabac, le caffé, & le thé. Vous mettiez une vilaine poudre dans votre nez, laquelle vous ôtoit la mémoire, à vous autres François, qui n’en aviez presque point. Vous brûliez votre estomac avec des liqueurs qui le détruisoient, en hâtant son action. Vos maladies de nerfs, si communes, étoient dues à ce lavage efféminé qui emportoit le suc nourricier de la vie animale. Nous ne pratiquons plus que le commerce intérieur, & nous nous en trouvons bien : fondé principalement sur l’agriculture, il est le distributeur des alimens les plus nécessaires ; il satisfait les besoins de l’homme, & non son orgueil.

Personne ne rougit de faire valoir son champ par lui-même, de porter la culture des terres au plus haut degré de perfection. Le monarque lui-même a plusieurs arpens qu’il fait cultiver sous ses yeux : & l’on ne connoit point cette classe de gens titrés dont l’oisiveté étoit l’unique emploi.

Le trafic étranger fut le vrai père de ce luxe destructeur, qui produisit à son tour l’épouvantable inégalité des fortunes, & qui fit passer dans les mains d’un petit nombre tout l’or de la nation. C’étoit parce qu’une femme devoit porter à ses oreilles le patrimoine de dix familles, que le paysan opprimé cessoit d’être propriétaire, vendoit le champ de ses pères, & fuyoit en pleurant le sol où il ne trouvoit plus que la misère & l’opprobre : car les monstres insatiables, qui accumuloient l’or, alloient jusqu’à mépriser les malheureux qu’ils avoient dépouillés[1]. Nous avons commencé par détruire ces grosses compagnies qui absorboient toutes les fortunes particulières, anéantissoient l’audace généreuse d’une nation, & portoient un coup aussi funeste aux mœurs qu’à l’état.

Il pouvoit être très-agréable de prendre du chocolat, de savourer des épices, de manger du sucre & des ananas, de boire la crême des Barbades, de vêtir les étoffes brillantes des Indes : mais, en vérité, ces sensations étoient-elles assez voluptueuses pour nous fermer les yeux sur l’assemblage des maux inouïs que notre molesse éveilleroit dans les deux hémisphères ? Vous alliez briser les nœuds sacrés du sang & de la nature sur la côte de Guinée. Vous armiez le père contre le fils, & vous prétendiez au nom de chrétiens, au nom d’hommes. Aveugles & barbares ! vous ne l’avez que trop appris par une fatale expérience. La soif de l’or, exaltée dans tous les cœurs ; l’avidité, faisant disparoître l’aimable modération ; la justice & la vertu mises au rang des chimères ; l’avarice pâle, inquiète, sillonnant les déserts de l’océan, peuplant de cadavres le vaste fond des mers ; une race entière d’hommes vendus, achetés, traités comme les animaux de la plus vile espèce ; des rois devenus marchands, ensanglantant le globe pour le drapeau d’une frégate ; l’or enfin, sortant des mines du Pérou comme un fleuve brûlant, coulant en Europe pour dessécher partout sur son passage les racines du bonheur, & après avoir tourmenté, épuisé la race humaine, aller s’engloutir pour jamais dans les Indes, où la superstition enfouit d’un côté dans les entrailles de la terre ce que l’avarice en arrache de l’autre avec effort. Voilà le tableau fidèle des avantages que le commerce extérieur a produits au monde.

Nos vaisseaux ne font plus le tour du globe pour rapporter de la cochenille & de l’indigo. Savez-vous quelles sont nos mines ? quel est notre Pérou ? C’est le travail & l’industrie ? Tout ce qui sert à la commodité, à l’aisance, aux intentions directes de la nature, est encouragé avec le plus grand soin. Tout ce qui tient au faste, à l’ostentation, à la vanité, à ce désir puéril de posséder exclusivement une chose de pure fantaisie, est sévérement proscrit. On jette à la mer ces diamans perfides, ces perles dangereuses, & toutes ces pierres bigarrées qui rendent les cœurs durs comme elles. Vous pensiez être très-ingénieux dans les rafinemens de votre mollesse : mais sachez que vous n’avez donné que dans le superflu, dans l’ombre de la grandeur ; que vous n’étiez pas même voluptueux. Vos inventions futiles & misérables se bornoient à la jouissance d’un seul jour. Vous n’étiez que des enfans amoureux d’objets brillantés, incapables de satisfaire à vos vrais besoins, ignorant l’art d’être heureux, vous tourmentant loin du but, & prenant à chaque pas l’image pour la réalité.

Si nos vaisseaux sortent de nos ports, ils ne promènent point le tonnerre pour saisir, sur la vaste étendue des eaux, une proie fugitive & qui forme à peine un point perceptible à la vue. L’écho des mers ne porte point au ciel les cris lamentables des furieux insensés qui se disputent la vie & le passage sur des plaines immenses & désertes. Nous visitons les nations éloignées : mais au lieu des productions de leurs terres, nous saisissons des découvertes plus utiles, dans leur législation, dans leur vie physique, dans leurs mœurs. Nos vaisseaux servent à lier nos connoissances astronomiques. Plus de trois cents observatoires dressés sur notre globe vont saisir le moindre changement qui arrive dans les cieux. La terre est la guérite où la sentinelle du firmament veille, & ne s’endort jamais. L’astronomie est devenue une science importante & utile, parce qu’elle publie d’une voix magnifique la gloire du Créateur & la dignité de l’être pensant échappé de ses mains… Mais puisque nous parlons de commerce, n’oublions pas le plus singulier qui se soit jamais fait. Vous devez être fort riche, me dit-on, car dans votre jeunesse vous avez dû sûrement placer votre argent à rente viagère, & surtout en tontine, comme faisoit la moitié de Paris. C’étoit une chose bien ingénieusement imaginée que cette espèce de loterie, où l’on jouait à la vie & à la mort, & ces accroissemens qui descendoient sur les têtes chauves ! Vous devez avoir de bonnes rentes. On renonçoit à père, mère, frères, sœurs, cousins, amis, pour doubler son revenu. On faisoit le roi son héritier, & l’on s’endormoit ensuite dans une oisiveté profonde, en ne vivant que pour soi. — Ah ! de quoi me parlez-vous ? Ces tristes édits qui achevèrent de nous corrompre, & qui tranchèrent des nœuds jusqu’alors respectés ; ce rafinement barbare qui consacra publiquement l’égoïsme, qui isola les citoyens, qui fit de chacun d’eux un être mort & solitaire, n’a fait que m’arracher des larmes sur le sort futur de l’état. Je voyois les fortunes particulières fondre, se dissoudre ; & la masse de l’opulence excessive s’enfler de leurs débris. Mais je souffrois encore plus du coup fatal porté aux mœurs. Plus de liens entre les cœurs qui devoient s’aimer. On avoit armé l’intérêt d’un glaive plus tranchant, l’intérêt déja si redoutable par lui-même ! L’autorité souveraine avoit soumis les barrières qu’il n’auroit jamais osé renverser par lui-même. — Bon vieillard, reprit mon guide, vous avez bien fait de dormir, car vous eussiez vu les rentiers & l’état punis de leur mutuelle imprudence. Depuis, la politique plus éclairée n’a point fait de pareilles bévues ; elle unit, enrichit les citoyens, au lieu de les ruiner.



  1. Je ris de pitié en voyant donner tant de beaux projets de politique sur l’agriculture & la population, tandis que les impôts plus énormes que jamais achèvent d’enlever au peuple le prix de sa sueur, & que les grains sont augmentés par le monopole de ceux qui ont entre leurs mains tout l’argent du royaume. Faut-il encore crier à ces oreilles superbes & endurcies : liberté entière, absolue du commerce & de la navigation, diminution d’impôts ; voilà les seuls moyens qui pourront nourrir le peuple & empêcher la plus prompte dépopulation dont nous voyons déja les commencemens. Mais, hélas ! le patriotisme est une vertu de contrebande. L’homme qui ne vit que pour soi, qui ne pense qu’à soi, qui se tait & détourne les yeux, de peur de frémir, voilà le bon citoyen : on loue même sa prudence & sa modération. Pour moi, je ne puis me taire, je dirai ce que j’ai vu : c’est dans la plupart des provinces de la France qu’il saut venir pour voir des peuples au comble de l’infortune. Voici en 1770 le troisième hiver de suite où le pain est cher. Dès l’an passé la moitié des paysans avoit besoin de la charité publique, & cet hiver y mettra le comble, parce que ceux qui ont vécu jusques ici en vendant leurs effets n’ont plus actuellement rien à vendre. Ce pauvre peuple a une patience qui me fait admirer la force des loix & de l’éducation.