L’Anaphylaxie/Chapitre VIII

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Félix Alcan (p. 141-153).

VIII

ANAPHYLAXIE PASSIVE.

Dans mon mémoire de 1902, où l’anaphylaxie était pour la première fois décrite, j’avais formulé, sans m’y arrêter, cette hypothèse que l’anaphylaxie est due à la production de substances qui forment avec la toxine des combinaisons très toxiques. Plus tard Pinquet et Schick ont pu, sans en donner d’ailleurs de preuves, supposer qu’il y a un anticorps spécifique. Avec plus de précision, Nicolle en 1906 a émis l’idée que l’anaphylaxie constitue une propriété transmissible par le sérum, c’est-à-dire liée à l’existence d’une substance spécifique. Quelques mois après (25 février 1907) il tentait quelques expériences positives sur la transmissibilité de l’anaphylaxie par le sérum. Mais, pour arriver à cette anaphylaxie passive, il faisait un grand nombre d’injections successives à des lapins (29, 51, 25, respectivement à trois lapins) de sorte qu’on pouvait très légitimement se demander s’il s’agissait d’une substance formée dans le sang de l’animal qui donne le sérum, ou bien de l’accumulation de l’antigène lui-même dans le sang de cet animal, puisqu’un même animal recevait soit 51, soit 29, soit 25 injections préparantes.

Très peu de temps après (20 avril 1907) je pouvais dire, par l’étude de la dose émétisante, qu’après une seule injection préparante le sérum de l’animal injecté pouvait anaphylactiser un animal neuf, et je m’exprimais ainsi : « L’injection du sérum des chiens anaphylactisés à des chiens normaux amène chez ces derniers un état anaphylactique, comme si ce sérum contenait la substance toxique qui facilite l’action du poison. »

Dans le mémoire plus détaillé, et qui n’a paru qu’en juillet 1907, je décris mes expériences de février, mars, avril 1907, et je donne l’exemple suivant qui est typique. « Diogène, qui avait subi 24 heures auparavant l’injection du sérum d’un chien anaphylactisé (Phidias), reçoit la dose d’actino-congestine de 0,047 g, dose absolument insuffisante pour déterminer la mort (et même des accidents sérieux) chez un chien normal. Il est tout de suite extrêmement malade, dès le début de l’injection. Il vomit à 0,01. À 0,04 il est sur le flanc, respire mal, a de la dyspnée, ne peut plus se tenir sur ses pattes. Il meurt le surlendemain matin, après 40 heures de survie… Cette expérience à elle seule suffit pour prouver que le sérum des chiens anaphylactisés (sérum de Phidias) contient des substances qui produisent les phénomènes anaphylactiques. »

Sans connaître ces recherches, Gay et Southard en Amérique, Otto, en Allemagne, ont aussi, un peu plus tard, démontré le fait de l’anaphylaxie passive. (Gay et Southard. On serum anaphylaxis in the guinea pig. (Journ. of med. Research, XVI, mai 1907, 143.) — Otto. Zur Frage der Serumempfindlichkeit. (Munch. med. Woch., no 34, 1907.)

Pendant les années qui suivirent, de très nombreux travaux sur l’anaphylaxie passive ont été publiés, et c’est maintenant un fait absolument bien établi.

J’indiquerai brièvement quelques-unes de ses conditions.

Pour simplifier, nous appellerons toxogénine cette substance, non isolée encore, qui se trouve dans le sérum des animaux anaphylactisés. C’est à peu près la même substance que Gay et Southard ont appelée anaphylactine, et Besredka, sensibilisine. Mais le mot de toxogénine, qui d’ailleurs a été donné d’abord, a cet avantage qu’il indique le fait essentiel de l’anaphylaxie passive, à savoir que la toxogénine, sans être toxique par elle-même, engendre une toxine très puissante, dès qu’elle est en contact avec l’antigène. Les expériences d’anaphylaxie in vitro, que je décrirai tout à l’heure, montrent nettement que ce n’est pas là une hypothèse, mais un fait.

Pour ce qui est de la dose efficace du sérum anaphylactisé, il semble que les choses soient un peu différentes chez le chien et le cobaye.

Comme, chez le chien, il faut, en injection préparante, une dose notable, au moins 0,001 d’antigène (congestine ou crépitine), la dose de sérum injecté doit être relativement forte ; sur huit animaux ayant reçu du sang de chiens anaphylactisés, et ensuite une dose de congestine non mortelle pour un animal neuf, deux seulement ont survécu ; ce sont ceux qui ont reçu : Érostrata, 2,6 cm³ ; Alcyon, 2,6 cm³ de sérum par kilo. Tous les autres sont morts, même Philothée, qui avait reçu seulement 4,5 cm³ de sérum anaphylactisé, et qui est mort au bout de deux heures, après injection de congestine.

On comprend qu’il n’en sera pas tout à fait de même chez le cobaye, puisque le cobaye est sensibilisé par des doses extrêmement faibles de sérum (de cheval), ; alors qu’il faut des quantités appréciables d’antigène (au moins 0,0005 par kg) pour sensibiliser les chiens. Mais il sera toujours facile de connaître la dose minimale de sérum de cobaye anaphylactisé qui pourra transmettre, quand elle est injectée à un cobaye neuf, l’anaphylaxie passive.

Le moment où l’anaphylaxie passive est transmise a été estimé par Otto et par d’autres auteurs à 24 heures au moins. (Gay et Southard, Friedemann, etc.) N’ayant pas fait à cet égard d’expériences sur le cobaye, je n’oserais nier qu’il en est ainsi, mais, par l’injection d’une toxine, jouant le rôle d’antigène, chez le chien, la transmission de l’anaphylaxie passive est immédiate. Chez un chien (Eustrate), j’ai vu au bout de deux heures que l’anaphylaxie passive était déjà très accentuée.

D’ailleurs la meilleure preuve que l’anaphylaxie passive peut être immédiate, c’est qu’on peut réaliser l’anaphylaxie in vitro, c’est-à-dire mélanger avec l’antigène le sérum de l’animal anaphylactisé et obtenir la réaction anaphylactique immédiate.

Si, comme tout le fait supposer, l’anaphylaxie est due à la combinaison chimique de deux corps : d’une part une substance existant dans le sérum des animaux anaphylactisés (toxogénine), d’autre part la toxine ou l’antigène, on comprend très bien que dans l’anaphylaxie passive nulle période d’incubation n’est nécessaire. La période d’incubation, c’est, chez l’animal qui a reçu la toxine, la période pendant laquelle se forme la toxogénine. Une fois que la toxogénine est formée, comme, dans l’anaphylaxie passive, elle se transmet par le sérum, il n’y a plus de raison d’être à une période d’incubation.

Otto, qui a si bien étudié l’anaphylaxie passive, admet qu’après qu’un cobaye a été sensibilisé, il y a succession de trois périodes caractérisées comme suit :

1o L’animal n’est pas anaphylactisé, et son sérum ne transmet pas l’anaphylaxie passive.

2o Il n’y a pas encore d’anaphylaxie ; mais le sang peut déjà transmettre l’anaphylaxie passive.

3o L’animal est anaphylactisé, et son sang peut transmettre l’anaphylaxie passive.

La période 2 est évidemment la plus intéressante (et aussi la plus difficile à comprendre). On peut l’expliquer en supposant que le passage de l’antigène à la toxogénine n’est pas brusque (ce qui est d’ailleurs évident), et qu’il se fait une série de corps intermédiaires, dont l’évolution naturelle aboutit à la toxogénine. Dans ces cas, probablement, la réaction d’un animal ayant reçu injection de sérum anaphylactique, ne doit pas être immédiate, comme lorsque le sérum contient la toxogénine.

Il serait très important de savoir si les animaux ayant reçu du sérum (provenant d’animaux non anaphylactisés encore, mais transmettant déjà l’anaphylaxie passive), peuvent réagir immédiatement à l’injection déchaînante, ou bien, comme cela est plus probable, s’il leur faut aussi une période d’incubation.

Otto fait aussi la remarque, que j’ai pu confirmer à diverses reprises avec une parfaite netteté, qu’il y a de très grandes différences individuelles dans le sérum d’animaux traités exactement de la même manière.

La durée pendant laquelle persiste l’anaphylaxie passive est assez incertaine. Je l’ai vue persister vingt jours ; Gay et Southard l’ont vue durer quinze jours ; Otto, treize jours. Mais tous ces chiffres sont loin d’être des maxima, et il est probable qu’elle peut durer très longtemps. Sans doute cette durée doit varier avec l’antigène injecté et avec l’espèce animale sur laquelle on expérimente.

On a observé l’anaphylaxie passive sur le chien, le lapin et le cobaye. Sur le chien elle ne se manifeste pas seulement par des effets immédiats, mais encore par des effets secondaires chroniques. Quelquefois, après l’injection déchaînante, le chien n’est pas très malade : pourtant il meurt plus tôt, et pour des doses plus faibles qu’un chien normal.

La spécificité de l’anaphylaxie passive est bien établie par toutes les expériences ; mais ce qui n’est pas établi encore, ce sont les limites de cette spécificité. Elle n’est pas aussi absolue et enfermée dans des limites aussi étroites qu’on l’avait cru d’abord. Sur ce point de nouvelles expériences, d’ailleurs délicates et difficiles, sont à faire.

On appelle anaphylaxie passive homogène celle qui se fait par injection des sérums du même animal, et anaphylaxie passive hétérogène, celle qui se fait par injection du sérum d’animaux différents.

Autrement dit, si l’on injecte à un lapin du sérum antigène de cheval, en injection préparante, le sérum du lapin ainsi préparé sera anaphylactisant pour le lapin à qui on l’injectera (anaphylaxie passive homogène). Mais, si on l’injecte à un cobaye, ce cobaye sera-t-il anaphylactisé contre une injection déchaînante de sérum de cheval (anaphylaxie passive hétérogène) ?

Le problème est intéressant ; car s’il était résolu dans le sens positif, il permettrait de présumer que la substance anaphylactisante (toxogénine) est plus ou moins identique chez les divers animaux.

Or l’anaphylaxie passive hétérogène existe. Dœrr la regarde comme constante et régulière, et il cite comme démonstratives à cet égard ses expériences et celles de Friedberger. Novotny et Schick n’ont pas pu l’observer en injectant à des cobayes du sang humain (sérum d’enfants ayant reçu des injections de sérum de cheval). Les cobayes ainsi injectés n’étaient pas sensibilisés pour le sérum de cheval (2 fois seulement sur 12 cas). On obtient l’anaphylaxie hétérogène passive en passant du lapin au cobaye, mais non du cobaye au lapin. Friedberger a pu la transmettre des mammifères aux oiseaux, et inversement.

Dœrr fait remarquer à ce propos, avec raison, que le lapin en général ne convient pas très bien pour les expériences d’anaphylaxie. La sensibilité de cet animal est très variable avec l’âge. Rappelant les expériences de Friedberger, Friedemann et les siennes propres, il conclut que le cobaye, toutes choses égales d’ailleurs, est 400 fois plus sensible à l’anaphylaxie que le lapin. Cela n’empêche pas le lapin de produire dans son sérum des substances anaphylactisantes en proportion notable, de sorte que le meilleur procédé pour étudier l’anaphylaxie passive, d’après Dœrr, consisterait à injecter l’antigène au lapin, et à prendre ce sérum de lapin pour l’injecter à un cobaye, et mettre ainsi ce cobaye en état d’anaphylaxie passive.

La sensibilité de l’anaphylaxie passive est, dans certains cas, telle que l’on a pu rendre des cobayes sensibles à un antigène, en leur injectant, comme injection préparante, 0,02 cm³ à 0,03 cm³ de sérum de lapin préparé par une injection préparante de ce même antigène.