L’Anaphylaxie/Chapitre XII

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Félix Alcan (p. 191-204).

XII

ANAPHYLAXIE EN MÉDECINE.

1o Médecine légale[1]. — Dès qu’on a reconnu la spécificité de l’anaphylaxie, on a pensé à utiliser cette spécification rigoureuse à la reconnaissance des liquides organiques à examiner. Besredka, Uhlenhuth, Thomson, Sleeswig, Pfeiffer ont exprimé presque simultanément cette idée, d’ailleurs très simple.

Les expériences tentées à cet effet, surtout par Uhlenhuth et Handel, ont été très satisfaisantes. Même de minimes quantités d’un tissu ou d’un liquide organique injectées à un cobaye peuvent provoquer chez lui une sensibilité anaphylactique spécifique. Ces auteurs ont même pu prendre les chairs d’une vieille momie datant de trois ou quatre mille ans ; l’injection de ces tissus humains à des cobayes les a rendus sensibles au sérum humain, et uniquement au sérum humain.

De petites quantités de sang desséché, appartenant à des animaux d’espèces diverses, ont pu, par la réaction anaphylactique, être déterminées comme appartenant à telle ou telle espèce animale. Non seulement on peut décider ainsi s’il s’agit de sang de poisson, de mammifère ou d’oiseau ; mais encore le plus souvent on peut savoir de quelle espèce est ce poisson, ce mammifère ou cet oiseau. Dans quelle mesure ces données peuvent-elles être appliquées à la médecine légale, qui exige tant de sécurité et de précision, je ne saurais le discuter ici.

Dœrr fait observer que la méthode anaphylactique peut, dans la plupart des cas, se combiner avec la méthode des sérums précipitants.

2o Diagnostic des maladies. — Nous avons vu que les poisons bactériens provoquaient une anaphylaxie spécifique. De là cette idée est venue que dans beaucoup de cas la maladie pouvait être reconnue par la spécificité de la réaction à telle ou telle toxine.

Deux procédés peuvent être employés. Tantôt on fait à un malade une injection sous-cutanée de tel ou tel sérum spécifique (comme par exemple dans la cuti-réaction de la tuberculose) : tantôt on prend le sérum d’un malade, on l’injecte à des cobayes, et on recherche 2 ou 3 jours plus tard si ces cobayes sont sensibles à telle ou telle toxine bactérienne (anaphylaxie passive).

Jusqu’à présent, au point de vue pratique, l’anaphylacto-diagnostic ne donne guère que des espérances plutôt que des réalités.

Si nous laissons de côté l’anaphylaxie tuberculeuse, qui est toute spéciale et sera traitée tout à l’heure, il reste, en fait de tentatives, les anaphylacto-diagnostics du cancer (avec résultats douteux ou nuls), de l’échinococcose, du typhus. Mais on peut prévoir, surtout d’après les faits constatés avec la tuberculine, que les méthodes anaphylactiques de diagnostic seront susceptibles d’une grande extension. Qui sait si d’autres affections morbides ne pourront pas ainsi être décelées ?

3o Pathogénie de quelques accidents morbides. — Il n’est pas douteux que certains accidents morbides, qui jusqu’alors n’avaient pas reçu d’explication rationnelle, peuvent être interprétés dans le sens d’une réaction anaphylactique.

Tout d’abord la sensibilité extraordinaire de certains individus à telles ou telles ingestions alimentaires. L’albumine d’œuf est, décidément, pour quelques personnes, extrêmement toxique, et on ne compte plus les cas dans lesquels l’ingestion d’œufs (même frais) provoque des accidents généraux, d’apparence assez grave, et parfois un véritable empoisonnement.

De même l’ingestion de certains aliments (viande de porc, viande de lièvre, fraises, asperges, moules, crustacés) détermine chez certains individus des accidents notables.

Hutinel a rattaché à l’anaphylaxie les faits d’intolérance gastrique pour le lait qu’on a notés chez quelques nourrissons.

Il y a aussi une idiosyncrasie qui rend tel ou tel individu spécialement sensible à l’action d’un médicament (éruptions ortiées après un salicylate, ou un sel de quinine, ou l’iodoforme, etc.). Vraisemblablement toutes les idiosyncrasies relèvent de l’anaphylaxie.

Chauffard, en étudiant l’anaphylaxie hydatique, a expliqué par un phénomène d’anaphylaxie les cas de mort subite constatés quand une certaine quantité de liquide kystique pénétrait dans le péritoine, et il a appuyé cette opinion, d’ailleurs tout à fait rationnelle, par d’ingénieuses recherches expérimentales faites avec le liquide hydatique.

Rosenau et Anderson ont dit que l’éclampsie puerpérale, dans quelques cas tout au moins, peut être expliquée par l’anaphylaxie.

La maladie des foins, l’asthme essentiel, relèvent peut-être aussi de la même cause.

il en est de même pour certains cas de mort subite dans le cancer, que l’on attribuait à des embolies ; mais c’était, pour ainsi dire, en désespoir de cause, et sans pouvoir trouver de caillot migrateur.

Quant aux accidents consécutifs aux injections secondes de sérum, ils représentent évidemment des phénomènes de pure anaphylaxie. La question a été étudiée de manière approfondie par les médecins, et je n’ai pas à la traiter ici, même brièvement.

Il suffira de rappeler que les symptômes de la maladie du sérum sont exactement superposables aux symptômes de l’anaphylaxie chez les animaux.

4o De l’anaphylaxie dans la tuberculose. — Dès le début de nos recherches sur l’anaphylaxie (1902), nous signalions l’analogie entre l’anaphylaxie et la sensibilité des animaux tuberculeux à la tuberculine. Les admirables travaux de Koch, confirmés par d’innombrables expérimentateurs, avaient montré qu’un animal normal ne réagit pas à la tuberculine, tandis que les animaux tuberculeux réagissent à des doses mille fois plus faibles. Qu’est-ce donc que cette sensibilité énormément accrue, sinon de l’anaphylaxie ?

Mais, quand il s’était agi de préciser, des différences notables ont apparu. En effet une première injection de tuberculine ne paraît pas sensibiliser des animaux normaux à une injection seconde. Le sang des animaux tuberculeux ne semble pas conférer l’anaphylaxie passive. Enfin la réaction anaphylactique est en général de l’hypothermie, tandis que l’injection de tuberculine à des tuberculeux provoque toujours de l’hyperthermie.

Tel a été à peu près l’état de la question de 1902 à 1908. Mais à partir de cette époque, de nombreux travaux, plus méthodiques, ont montré que la tuberculine, avec certaines différenciations importantes, se comporte comme un antigène albuminoïde, c’est-à-dire que, comme les antigènes albuminoïdes, elle provoque, en injection préparante, l’état anaphylactique. Nous ne pouvons entrer dans l’histoire détaillée de cette anaphylaxie spéciale. Il faudra se contenter de quelques indications sommaires.

Le premier point, le plus important, est de savoir si l’injection de tuberculine est préparante ; autrement dit si la tuberculine anaphylactise contre la tuberculine.

Or les résultats sont extrêmement inconstants. Il semble pourtant que l’inoculation intracérébrale, en injection déchaînante, amène une réaction très vive chez les animaux non tuberculeux, mais ayant reçu une injection préparante de tuberculine (A. Marie et M. Tiffeneau ; Slatineanu et Daniélopolu). Ces derniers auteurs citent entre autres l’expérience suivante. Deux cobayes reçoivent 1 gramme de tuberculine ; deux autres 0,1 g de tuberculine ; puis au bout de 32 jours on les réinjecte in cerebro avec une petite quantité de bacilles tuberculeux. Deux témoins meurent en 4 jours ; les deux cobayes inoculés antérieurement avec 1 gramme de tuberculine meurent en 12 heures ; les deux cobayes inoculés antérieurement avec 0,1 g de tuberculine meurent en 4 jours.

À la vérité cette expérience n’est pas tout à fait probante ; car l’injection déchaînante n’était pas faite avec la tuberculine même, mais avec des magmas de bacilles tuberculeux. De sorte qu’il résulte finalement cette conséquence que, malgré tous les efforts faits jusqu’à présent pour obtenir l’anaphylaxie de tuberculine à tuberculine, on n’a pas réussi encore à l’obtenir régulièrement, alors que cependant la réaction des tuberculeux (hommes ou animaux) à la tuberculine est intense et aiguë.

Cette réaction est certainement de l’anaphylaxie, qu’il s’agisse d’une réaction locale (ophtalmo-réaction, cuti-réaction) ou d’une réaction générale (fièvre, congestions pulmonaires, phénomènes de coma et de dyspnée, etc.). Il s’ensuit que la substance déchaînante (tuberculine) contient les éléments nécessaires à la réaction anaphylactique, mais que cette même substance déchaînante ne peut jouer le rôle de substance préparante.

Nous avons vu plus haut, en étudiant les actino-congestines et les crépitines, que tel était le cas pour un assez grand nombre d’antigènes, où on peut dissocier la propriété (c’est-à-dire la substance) préparante et la propriété (c’est-à-dire la substance) déchaînante. Par conséquent, dans l’organisme animal infecté par le bacille tuberculeux, l’infection crée des substances qui sont préparantes, mais qui ne se retrouvent pas dans la tuberculine que nous employons, soit parce qu’elles ne prennent pas naissance dans les liquides de culture avec la même intensité et la même facilité que dans les organismes, soit plutôt parce que les procédés de préparation de la tuberculine (filtrations, précipitations par l’alcool, chauffage à 100°) altèrent ces substances préparantes. Ainsi, ce qui n’est nullement paradoxal, nous trouvons, dans les tuberculines, une substance déchaînante, très efficace, mais la substance préparante nous manque.

Yamanouchi a étudié l’anaphylaxie passive pour la tuberculine. En prenant le sang d’individus humains morts de tuberculose, et en l’injectant à des cobayes, il a vu ces cobayes être sensibles à l’injection seconde déchaînante, faite 24 heures après, de cultures tuberculeuses dans la veine. Dans un travail ultérieur il prend du sang de cobayes inoculés à la tuberculose, et injecte ce sang à des lapins. Les lapins ainsi injectés reçoivent une injection déchaînante de tuberculine, et ils sont sensibles. Quant aux cobayes qui donnent le sérum, ils ne fournissent de sérum actif (c’est-à-dire conférant l’anaphylaxie passive aux cobayes) que si leur sang est pris quatre semaines après l’injection. Avant cette époque, même s’ils ont déjà des lésions anatomiques, leur sang ne peut pas conférer aux cobayes l’immunité passive.

D’autres auteurs ont apporté aussi d’importantes contributions à l’histoire de l’anaphylaxie passive dans la tuberculose, notamment Ed. Lesné et L. Dreyfus. Des cobayes qui avaient reçu du sérum d’individus humains tuberculeux ont été inoculés dans le cerveau avec la tuberculine. Sur 100, il y en eut 20 qui réagirent ; alors que sur des cobayes normaux, injectés avec du sérum humain normal il n’y eut de réaction que dans 5 p. 100 des cas. En prenant comme injection préparante le liquide céphalo-rachidien d’individus tuberculeux, ils ont obtenu, chez les cobayes, une réaction positive à la tuberculine dans 33 p. 100 des cas.

Ed. Lesné et L.  Dreyfus concluent avec raison que cette proportionnalité de 20 à 33 p. 100 est trop faible pour permettre un anaphvlacto-diagnostic de la tuberculose, et qu’il faudrait de nouvelles recherches.

Les récentes expériences (négatives) de Marelli, de Joseph et de Simon, et (positives) de Helmholtz, montrent que la question doit être reprise par d’autres méthodes.

Il n’en est pas moins avéré que la réaction des tuberculeux à la tuberculine est un phénomène d’anaphylaxie, et tout permet de supposer que par des méthodes appropriées on pourra séparer, dans les produits tuberculeux, la substance préparante (qui n’existe pas dans la tuberculine, mais qui existe dans l’organisme des tuberculeux) et la substance déchaînante (qui est manifeste dans la tuberculine).

Il est inutile d’insister sur l’importance considérable que la découverte de ces deux substances exercerait sur le diagnostic et le traitement de la tuberculose.

Probablement tout ce que nous venons de dire sur la tuberculose et la tuberculine pourrait s’appliquer à la morve et à la malléine ; mais il n’y a pas encore d’expériences définitives à ce sujet.


  1. Sur ce sujet un excellent travail, analytique et original à la fois, a été donne par H. Pfeiffer. Das Problem der Eiweissanaphylaxie, Iéna, 1910, 231 pp..