L’Anarchiste (Recueil — Vaudère)/Nihiliste

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 95-150).


NIHILISTE


I

A la suite d’une malheureuse aventure d’amour et d’un duel qui avaient fait quelque bruit, je venais de louer un appartement isolé rue du Regard. La maison que j’habitais se composait de plusieurs corps de bâtiments capricieusement distribués, et masqués en partie par de superbes massifs d’arbres. Au fond du jardin, vaste et bien entretenu, se trouvaient encore trois pavillons, formant ateliers, et loués à des artistes. Ce coin de Paris m’avait séduit par sa tranquillité ; l’aspect un peu mélancolique de ma demeure, enfouie dans la verdure, reposait mes regards fatigués ; je me sentais autre que je n’avais été jusque-là, et j’espérais me créer une existence nouvelle, très calme et très studieuse. Dans les premiers temps, je sortis peu, occupant mon esprit et mes mains à de petites besognes intérieures. Je voulus faire une fastueuse retraite de mon nouveau logis, et j’y employai toutes les ressources de mon imagination.

Sur le jardin s’ouvrait un hall spacieux. Les murs, tendus de cuir de Cordoue, soutenaient des tableaux de prix : trois Meissonier, quelques esquisses de Prudhon et de Robert Fleury ; de grandes toiles de Terburg, de Van Dyck, le plus beau des paysages de Rubens ; deux Paul Delaroche, quatre Eugène Delacroix, etc. Tout cela dans de larges cadres d’ébène incrustés d’or et d’argent. Cette collection m’avait été léguée par mon père, le marquis d’Arford, et je l’avais augmentée de quelques œuvres de prix soigneusement choisies, ayant moi-même l’esprit délicat et enthousiaste du collectionneur. Vers 1830, les maîtres français de l’école du dix-huitième siècle n’étaient point fort à la mode ; aussi, le marquis avait-il acheté à des prix presque dérisoires des Drouais, des Greuze, des Lancret, des Roucher et des Watteau de toute beauté. J’avais donc ma galerie ! Et ce n’était pas mon moindre sujet de gloire.

Peut-être mes maîtresses m’avaient-elles aimé en raison de cette particularité, car ces jolies victimes ne sont indifférentes à rien de ce qui peut rehausser le prestige de leurs vainqueurs. L’on s’étonne parfois de ce que la beauté, la situation et la fortune ne soient pas toujours les plus puissantes parmi les considérations qui entraînent le choix d’un amant. Pourtant, elles ne viennent souvent qu’en seconde et même en troisième ligne, les femmes se laissant d’abord séduire par la douceur et la somptuosité du nid, comme les félins qui ne se couchent que sur les meubles les plus moelleux et circulent à l’aise au milieu des bibelots fragiles et des étoffes de prix. Il leur faut une retraite confortable pour étouffer les remords de l’adultère, qui leur paraîtrait sans excuse dans l’horreur d’un appartement garni, mal tenu et mal chauffé.

En combinant les couleurs des tentures et des meubles, je pensais à cette cruelle Régine, qui m’avait tant fait souffrir. Inconsciemment je cherchais ce qui aurait pu lui plaire, flatter son amour de l’étrange, de l’inconnu, et je repoussais sans pitié les propositions banales bien que coûteuses de mon tapissier. Peut-être se glissait-il, dans mon cœur, un secret espoir de réconciliation ; je souhaitais que le premier regard que l’infidèle jetterait sur mon logis fût agréablement surpris.

Mon hall, sorte de grand atelier éclairé par en haut, et beaucoup plus long que large, était donc presque entièrement tapissé de tableaux de prix. Devant les portes, se dressaient des vasques indiennes remplies d’orchidées rares et d’immenses lataniers, dont les feuillages formaient de véritables dômes de verdure. Des meubles capricieux, un peu partout, s’offraient pour la causerie ; et quels meilleurs causeurs que ces chers tableaux, où de grands artistes avaient mis un peu de leur âme enflammée ?

Le salon, décoré à l’Indienne, faisait suite au hall.

Les portes et le plafond, à caissons curieusement ouvragés, en bois de santal, étaient sillonnés en tous sens de fines arabesques incrustées d’ivoire et de corail. Les murailles disparaissaient sous d’immenses panneaux de satin, brodés et rebrodés de sujets bizarres, un peu effrayants.

Tout autour, jusqu’à la cimaise, une suite de bas-reliefs représentant des divinités grotesques ou sinistres, en bois doré. Des portières de mousseline lamée d’argent, de vastes divans recouverts des mêmes étoffes chatoyantes amplement drapées.

Ma chambre, longue et très élevée, était entièrement tendue de velours de Gênes d’un gris pâle, bordé d’une guipure d’or à cabochons de jade et de turquoises. Le plafond, voûté comme celui d’une chapelle, disparaissait sous les mosaïques, et de légères arcades, soutenues par des piliers d’ébène sculpté, le coupaient de distance en distance. Cette pièce, qui faisait jadis partie d’un couvent, avait été consacrée au culte, et je m’étais borné à cacher la nudité de ses murailles, sans lui enlever son caractère primitif. Sur le sol, un soyeux tapis de velours gris ; des vases de porphyre, de bronze, de jade soutenus par des monstres dont les yeux d’émeraude brillaient dans l’ombre. Deux énormes éléphants de bois noir levaient, de chaque côté de la porte, leurs défenses d’ivoire cerclées de pierres précieuses. Tout le mobilier de cette chambre était en ébène ; le lit élevé de deux marches sur un épais tapis d’ours bleu.

J’avais cherché longtemps avant de donner à mon logis le cachet rare et personnel que les tapissiers n’inventent point, et je me flattais d’y avoir réussi.

Je ne parlerai pas de la salle de bain en marbre de portor, à garnitures d’argent ciselé, ni de l’antichambre ornée de mannequins bardés de fer sous des auréoles de kriss malais, de sabres, de poignards, de zagaies et de boucliers ; toute une flore tragique audacieusement épanouie.

Pendant un mois, cette savante installation m’occupa suffisamment pour empêcher mon cœur de se retourner vers le passé et de crier à l’infâme ma rage et mon mépris. Quand tout fut en place, qu’il n’y eut pas un détail qui ne m’eût coûté de longues méditations, je me croisai les bras, heureux de l’effet obtenu. Mon enthousiasme dura quelques jours, pendant lesquels, immobile dans un fauteuil, je jetai des regards satisfaits sur toutes les choses rares et délicates qui m’entouraient. Puis, une sensation de gêne m’envahit peu à peu, un bâillement m’échappa et je me demandai s’il ne serait point temps de chercher autre chose : une occupation assez absorbante pour m’enlever le sentiment de ma solitude et de mon misérable amour. Je ne trouvai pas. Déjà mes yeux se détournaient des merveilles si laborieusement assemblées, et, rêveurs, se posaient sur les grands arbres du jardin. De nombreux bosquets, dépouillés maintenant, voilaient les pavillons du fond. Cet ancien promenoir monacal avait tout le mystère, toute la poésie des pieuses méditations qu’engendre l’union intime de l’âme avec Dieu. Malheureusement, cette paix si enviable des religieux ne vient pas aux profanes qu’une amère désillusion a éloignés du monde !

L’isolement me pesait maintenant, de sombres pensées torturaient mes veilles, je me tournais et me retournais sur mon lit brûlant, sans pouvoir trouver le repos. L’image de Régine, si blonde, si frêle, si jolie et si perverse dans ses ingénieuses toilettes m’obsédait sans relâche. L’idée d’une réconciliation possible me hantait. Elle m’avait indignement menti, cette femme ! Elle m’avait trompé et bafoué ! Pourtant, je l’aimais encore ! Peut-être même à cause de cette mondaine dépravation que rien n’excusait. Bien née, riche, convenablement mariée, elle eût pu, sans beaucoup d’efforts, rester à son rang et vivre heureuse au milieu de l’estime générale. Au lieu de cela, elle avait gâché son existence, ridiculisé son mari et désespéré ses amants. Pourquoi ?… On ne sait. Certaines femmes, remarquablement douées, sont ainsi emportées dans le fatal tourbillon du vice et irrémédiablement perdues. De chastes jeunes filles, douces, timides, irréprochables, se révèlent à leur heure plus audacieusement dépravées que les courtisanes du ruisseau !

Régine, tout en sauvegardant certaines apparences, avait déjà ruiné deux amants, et j’aurais, sans doute, eu le même sort si un rival ne m’avait à propos dessillé les yeux. En plein club, je le souffletai, et, le lendemain, je lui plantai mon épée dans les côtes, lui réglant son compte pour l’éternité !

Régine m’écrivit une lettre éloquente dans laquelle elle me reprocha mon « emportement ». Pourtant, il était facile de lire entre les lignes que je me relevais à ses yeux par cette action d’éclat, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de reprendre la place si brillamment reconquise. Sérieusement épouvanté, je m’enfuis et tâchai d’oublier le monstre charmant que j’avais si aveuglément aimé.

Pourtant, mille fils ténus et puissants me liaient encore ; son souvenir, comme un poison subtil, pénétrait dans mes veines ; fibre à fibre elle me reprenait, et, vaincu, j’allais me rendre…

C’était par une froide matinée de janvier ; je m’étais assis près de la fenêtre, regardant les pierrots qui, avides, picoraient la neige durcie où rien ne vivait plus. Ces petites bêtes tristes oubliées du ciel, m’attendrirent, soudain, et, prenant du pain, je l’émiettai pour la bande affamée. Aussitôt il en vint de tous les arbres ; comme de lourds flocons noirs, ils se laissèrent tomber sur le sol et se jetèrent en piaillant sur le régal inespéré. Depuis un quart d’heure je m’amusais à les regarder, quand, tout à coup, ils s’envolèrent avec un grand bruit d’ailes, comme à l’approche d’un danger. Je levai les yeux, et une exclamation de surprise faillit m’échapper. Sur le tapis blanc s’avançait, sans bruit, une femme pauvrement vêtue, mais si admirablement belle que ses vêtements paraissaient presque élégants. Son teint éclatant ne semblait pas altéré par le froid ; ses larges yeux d’un bleu sombre regardaient devant elle avec une expression de hautaine indifférence. Ses sourcils épais et rapprochés, ses cheveux d’un noir roux, ondés et tordus en lourdes masses, achevaient de lui donner un air fier. Pourtant, la lèvre sinueuse avait une courbe molle, douce et sensuelle. Si le front large, le nez droit accusaient la volonté, le menton d’un dessin moins ferme et un peu court, corrigeait ce que le haut du visage avait de hautain et d’impérieux.

En un instant, je vis tout cela. Je vis, aussi, un buste jeune et souple que le corset n’avait jamais comprimé, une démarche onduleuse, et, sous la jupe un peu relevée, un pied étroit assez bien chaussé.

Je toussai deux ou trois fois, mais elle ne daigna pas se retourner. Sans hâte, elle s’enfonça dans le jardin, et la porte d’un des pavillons se referma sur elle. Cette apparition avait donné un autre cours à mes pensées : je formais mille conjectures sur l’inconnue, et, tout à coup, le souvenir de l’infidèle maîtresse cessa de me hanter.

Je sonnai mon valet de chambre, et lui demandai quels étaient les locataires des pavillons.

— Un peintre et deux sculpteurs, me dit-il

— Cette personne en noir, qui vient de passer, est-elle la fille ou la femme de l’un d’eux ?

— Je crois qu’elle est seule, Monsieur, et qu’elle fait elle-même son ménage ; car la concierge ne pénètre jamais chez elle. Elle sculpte, m’a t-on dit. J’ai vu, en effet, à plusieurs reprises, un commissionnaire emporter des bustes de plâtre et de terre.

— Ah ! gagne-t-elle un peu d’argent ?

— Monsieur a pu voir qu’elle était fort pauvrement vêtue, et le pavillon qu’elle occupe est le meilleur marché des trois : cinq cents francs par an ! C’est tout petit, humide, et assez mal éclairé. Il est certain qu’elle chercherait à se mieux loger, si elle en avait les moyens.

— Elle ne voit personne ?

— Je ne sais pas, Monsieur. Mais je peux m’informer.

François me regardait avec un demi-sourire qui me rendit au sentiment de la dignité. Je le congédiai donc, sans pousser plus loin mon interrogatoire. Il m’était, d’ailleurs, facile de surveiller moi-même la jeune femme et, sans plus tarder, je m’installai derrière les rideaux, attentif et invisible.

Ce n’est pas que mon cœur fût pris, ni même disposé à se laisser prendre ; mais, de même que l’on traite certaines maladies par les poisons les plus violents, je jugeai que, pour ne point m’abandonner à mes indignes regrets, il fallait un antidote assez puissant pour les neutraliser, dussé-je trouver le remède pire que le mal. Je me devais de ne point céder à mes velléités de retour vers l’autre, et, pour cela, il fallait tâcher de m’intéresser à cette fille, tourner mes pensées vers elle, m’inoculer â petites doses ce nouvel amour. Car l’amour, au début, n’est jamais involontaire. On se laisse aller à admirer une femme, à l’étudier, à la désirer. On se rappelle un regard, un sourire, une inclinaison de tête, et l’on se complaît dans l’évocation dangereuse de ses séductions. On aime parce qu’on veut aimer. Le coup de foudre n’existe pas ou, du moins, il est inoffensif ; et si l’on n’avait la fantaisie de se croire blessé et de se créer de réelles blessures par l’insistance de la pensée sur un point sensible, l’amour ne ferait pas de victimes. Mais, l’on s’est dit que l’on était touché ! Le souvenir, les sens et l’imagination aidant, le mal fait de rapides progrès et tourne vite à la passion, à la folie ou au désespoir. Donc, je me dis que je tâcherais de me créer une seconde tendresse pour me guérir de la première, et, aussitôt, j’y appliquai toutes les forces de ma volonté.

Pendant deux jours, je vis sortir mon inconnue, seule toujours et vêtue de noir. Elle ne regardait jamais dans la direction de ma fenêtre, et le dépit que j’en ressentis me la rendit plus intéressante. J’appris par le concierge qu’elle s’appelait Louise Gréard ; mais je tâchai en vain de le faire parler ; il ne savait rien d’elle, sinon qu’elle avait loué l’atelier depuis trois mois seulement ; qu’elle ne recevait personne et devait travailler beaucoup, car, au moment de l’emménagement, l’on avait apporté dans le pavillon un grand nombre de bustes en terre inachevés. Son mobilier se composait d’un mauvais lit de fer, d’une table et de quelques chaises. Par exemple, une dizaine de coffres fort lourds, qu’elle surveillait avec le plus grand soin, avaient été déposés dans un coin, et, peut-être, contenaient-ils de riches étoffes et des bibelots précieux. Avec ces artistes, on ne sait jamais ! La misère côtoie, parfois, un luxe inutile et bizarre.

— D’ailleurs, c’est honnête, conclut le concierge. Belle comme elle est, la petite pourrait faire fortune.

Cette dernière réflexion me fit plaisir. Donc, je ne me trompais pas : Louise était vraiment belle, puisqu’elle avait également séduit mes goûts raffinés et les vulgaires instincts de cet homme.

Le lendemain, j’achetai chez un fleuriste une grosse botte de roses et de lilas blancs que je fis déposer devant sa porte. Mais, elle ne les ramassa pas, et, la neige qui tombait toujours, en fit des fleurs de marbre.

Plusieurs envois semblables eurent le même sort. Elle ne demanda même pas au concierge le nom de son mystérieux adorateur.

Je commençai à m’intéresser sérieusement à elle, les échecs que j’avais subis me la rendant plus désirable. Toutes les tentatives que je pus faire pour connaître ma voisine demeurèrent vaines. J’essayai les différents moyens de séduction que la coquetterie et la vanité des femmes ont permis à l’homme ; mais cette étrange créature contrariait positivement l’opinion un peu dédaigneuse que j’avais de ses pareilles. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? A quels travaux mystérieux occupait-elle ses longs jours de solitude ?…

J’en étais arrivé à ne plus penser à Régine, tant l’amour nouveau que j’avais voulu installer en mon cœur grandissait rapidement, semblable à ces arbustes sauvages que l’on a quelque peine à transplanter et qui, une fois acclimatés, poussent des rameaux envahisseurs. Je me remis à sortir, inquiet des progrès que ce sentiment faisait en moi ; progrès que je n’avais pu pressentir et qu’il n’était plus en mon pouvoir d’arrêter.

Lorsque je voyais Louise traverser le jardin, je m’élançais sur ses pas, cherchant à surprendre le but de ses absences. Elle s’en allait rapidement et disparaissait dans une maison de misérable apparence, accotée à un couvent, au bout de la rue Notre-Dame-des-Champs.

Un jour, j’entrai dans le couloir et demandai au concierge s’il ne connaissait pas mademoiselle Louise Gréard. Il me répondit négativement ; jamais ce nom n’avait été prononcé devant lui.

Je fis le portrait de la jeune femme, mais il ne se souvenait pas davantage.

Alors, j’attendis dans la rue, espérant voir ressortir Louise. La nuit vint. Lentement la cloche du couvent égrena ses notes mélancoliques ; j’entendis le chant des servantes du Seigneur monter vers sa voûte d’azur ; les passants se firent de plus en plus rares, et cette rue, calme comme une rue de province, sembla s’endormir complètement. Découragé, je rentrai chez moi, en songeant que la maison devant laquelle j’avais fait le guet pendant si longtemps pouvait avoir une double issue, et que le concierge, payé sans doute pour ne rien dire, avait dû s’amuser fort de mon obstination.

II

Il était neuf heures du soir. Un paquet noir, que je n’avais pas aperçu d’abord, me barrait le chemin. Il faisait un froid de loup ; des pendeloques de givre donnaient aux bosquets du jardin de faux airs de grottes bizarrement taillées dans le cristal. La neige craquait sous les pieds avec un petit bruit sec et agaçant. Je me baissais pour écarter l’obstacle, quand je sentis, sous mes doigts, les contours d’un corps humain. J’ouvris alors rapidement la porte de mon logis, et, après avoir rapporté un flambeau allumé, je m’agenouillai sur le sol, tâchant d’éclairer le visage de la personne morte ou blessée qui gisait là.

Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant Louise Gréard qui, les yeux clos, le visage livide, empreint d’une indicible souffrance, ne donnait plus signe de vie. Affolé, je la pris dans mes bras, et, avec mille précautions, je la déposai sur un divan du hall. Elle reprit lentement ses sens à la chaleur du foyer et, le cœur palpitant d’émotion, je pus l’interroger.

— Que vous est-il donc arrivé ? Vous êtes-vous fait mal en tombant ?… Je vous en prie ! cessez de me considérer comme un ennemi ! Répondez moi, afin que je puisse vous aider… vous secourir.

Elle eut un rire amer qui découvrit ses petites dents blanches convulsivement serrées. Je lui pris la main, et mettant dans ma voix le plus de douceur et de persuasion qu’il me fut possible :

— Je vous jure que je vous suis tout dévoué ; que, quoi que vous exigiez, vous serez obéie. Mais parlez… dites-moi quelque chose !

Elle passa lentement la main sur son front, et laissa tomber ces horribles paroles :

— J’ai faim !

Je me précipitai dans l’appartement et lui apportai, pêle-mêle, de la viande, des fruits, du pain et du vin. Elle mangea avec avidité, puis, ayant trempé ses lèvres dans un verre de bordeaux, elle me regarda avec une certaine reconnaissance.

— Je crois que, sans vous, je serais morte dans cette neige.

— Comment est-il possible que vous en soyez arrivée là ?

— L’on m’a oubliée… depuis un mois mes amis sont absents ; je n’avais plus d’argent pour acheter le nécessaire.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ?… J’aurais été si heureux de vous venir en aide !

Louise me regarda avec méfiance, et une flamme passa dans ses yeux.

— Je ne dois voir personne… on me l’a défendu. J’ai juré !

La jeune fille, bien que s’exprimant facilement en français, avait un léger accent musical que je cherchais à reconnaître.

— Vous êtes étrangère ? demandai-je.

Elle rougit.

— Mais non, seulement je n’ai pas été élevée en France. Ne me questionnez pas, Monsieur, je vous en prie. Je ne puis rien dire.

— Vos amis sont, ou bien coupables, ou bien oublieux !

— Mes amis ne méritent aucun reproche. S’ils ne me sont pas venus en aide, c’est que la misère s’est également abattue sur eux.

Une petite sensation pénible parcourut mon cœur, un sentiment de mécontentement me fit froncer les sourcils : j’étais jaloux. Cette découverte m’anéantit ; car, jusqu’alors, j’avais pu me faire illusion sur moi-même, et mettre sur le compte de la curiosité mon inutile espionnage. Quels pouvaient être ces amis dont elle parlait avec cette sorte de respect attendri qui me déplaisait ? Des protecteurs, des amants ! Dans quelle classe de la société les avait-elle donc choisis, pour qu’ils fussent si misérables ?

Louise regardait de ses grands yeux indifférents les mille bibelots qui l’entouraient ; puis, bientôt lasse de l’effort, elle reprenait son visage impassible et son immobilité.

Je voulus passer mon bras autour de sa taille et l’attirer à moi ; mais elle se dégagea avec tant de dédain que j’en demeurai consterné.

— Adieu et merci ! dit-elle en se levant ; ne cherchez pas à me revoir, ce serait inutile.

— Nous demeurons si près, Louise ! et je serais si heureux de causer parfois avec vous ! Je ne vous demande rien de plus. Gardez vos secrets. Ne me faites que l’aumône d’un regard et d’un sourire…

Elle abaissa ses longues paupières, qui mirent une ombre chaude sur la pâleur des joues, et, saisissant rapidement ma main, sans que je pusse m’en défendre, elle y appliqua ses lèvres brûlantes.

— Louise ! criai-je.

Mais elle avait déjà disparu ; et j’arrivai dans le jardin pour entendre se refermer la porte du mystérieux pavillon.

Pendant plusieurs jours, je ne l’aperçus pas. Peut-être sortait-elle par l’issue qui était à l’autre extrémité du jardin, et qui donnait rue d’Assas. Je m’y postai, durant toute une après-midi, caché par un massif de fusains. Vers quatre heures, je la vis venir, l’air inquiet, la démarche hésitante. Elle ne pouvait me voir, mais elle me pressentait, avec le sens subtil particulier aux amants et aux criminels. Pourtant, elle avançait toujours, en tournant la tête à droite et à gauche. Elle n’avait qu’un pauvre mantelet qui ne devait pas la garantir du froid. Ses traits amaigris, crispés pour ainsi dire, révélaient les privations et les chagrins.

Je lui barrai le passage ; elle poussa un cri, comme si elle eût marché sur un reptile.

Sans y prendre garde, je tombai à ses genoux, embrassant le bord de sa robe.

— Je ne peux plus vivre sans vous ! lui dis-je. Ne voyez-vous pas que je vous aime follement ?

— Et moi aussi, je vous aime, murmura-t-elle, mais je ne suis pas libre !

— Pas libre !… Vous êtes mariée ?…

— Non.

— Fiancée, sans doute ?…

Elle secoua la tête.

— Quoi donc, alors ? Si vous n’êtes point mariée, et que vous ne vous soyez promise à aucun homme, je ne devine pas la raison qui peut vous éloigner de moi. Vos parents n’habitent pas la France ?

— Je n’ai plus de parents

Elle baissa la tête, et des larmes coulèrent sur le mince mantelet noir.

Je la considérais en silence, ému et dérouté. Au bout d’un moment, je tentai un dernier effort.

— Louise, je ne vous demande pas vos secrets ; quel que soit le but que vous poursuivez, croyez que je ne chercherai point à vous en détourner. Ce que je veux, c’est un peu de votre cœur. Même coupable, je vous aimerais encore ! Mais votre regard est trop limpide, vos traits sont trop empreints de noblesse, pour que le soupçon d’une faute puisse même vous effleurer… Vous êtes sensible aussi, puisque vous venez de pleurer au seul souvenir de ceux que vous avez perdus. C’est à cette sensibilité que je fais un suprême appel ! Comme vous j’ai souffert, et vous ne me refuserez pas un peu de pitié.

J’attendis encore, puis, comme elle ne répondait pas, je poursuivis, sans me décourager :

— Nous sommes seuls, ici. Personne ne nous demandera compte de notre conduite. Nous sommes libres, nous sommes jeunes et nous nous aimons ! Quels obstacles pourraient nous retenir ? Peut-être auriez-vous de grandes désillusions dans la route que vous vous êtes tracée. Le chemin que je vous ferai prendre sera éternellement doux et fleuri.

Je m’attendrissais au son de ma propre voix, et j’étais sincère. La ferme résolution de ne jamais abandonner Louise venait de s’imposer à moi.

Elle tomba dans mes bras en pleurant, et je l’emportai avec un cri d’ivresse.

Ce que fut cette première heure je ne saurais le dire. Les femmes que j’avais possédées jusque là ne m’avaient pas donné la sensation d’absolu bonheur que j’éprouvais auprès de cette jeune fille. Elle avait toutes les innocences de la vierge, et toutes les ardeurs de la femme la plus passionnée. J’estimai qu’elle était véritablement l’incarnation des rêves d’amour dont Régine n’avait été que l’imparfaite contrefaçon.

Je la regardais rattacher ses magnifiques cheveux sombres.

Son visage peu à peu pâlissait ; un pli douloureux se creusait au coin de sa bouche.

— Il faut que je te quitte, René, me dit-elle.

— Pourquoi ?

— Tu m’as promis de ne point m’interroger.

Et elle mit un doigt sur ses lèvres.

— Mais, tu reviendras, chère bien-aimée ?…

— Oh oui ! demain et tous les jours. Attends-moi à la même heure.

Elle revint, en effet. Pendant deux mois, je fus complètement heureux : heureux comme je ne l’avais jamais été, avec la plus adorable maîtresse, la plus superbe créature que Dieu eût

créée.

III


Le printemps était revenu. Notre jardin ressuscitait, plein d’éclosions embaumées et de chants d’allégresse. Au bout de chaque branche éclatait une capsule d’émeraude, au bout de chaque herbe frissonnait une larme de cristal.

Pour fêter ce renouveau, je proposai à Louise de l’emmener à la campagne, dans un endroit très vert et peu fréquenté : à Garches, par exemple. Elle hésita longtemps, puis finit par céder, à la condition que nous emporterions notre déjeuner et que nous ne sortirions pas des bois. Je le lui promis, sans chercher à m’expliquer ce nouveau caprice. Elle était si gentille d’avoir accepté ! et j’étais si joyeux !

Louise aimait toujours les couleurs sombres, mais sa robe était maintenant d’une jolie coupe ; une fourrure de renard bleu encadrait son col délicat et frissonnait au bord de sa jupe de velours scabieuse. Une petite toque garnie d’une aile de mouette recouvrait l’énorme torsade de ses cheveux. Ce n’est qu’à grand peine que je lui avais imposé ma volonté en matière d’élégance, et c’est le seul cadeau qu’elle ait voulu accepter de moi, « pour ne pas être indigne de son aimé, » disait-elle.

Le trajet fut délicieux. Seuls dans le wagon, nous éprouvions, pour la première fois, cette sensation d’intimité dans la nature que l’on ne peut avoir que loin de chez soi. Je la trouvais plus à moi, maintenant que la limite étroite de mon appartement ne la retenait plus. Les yeux des rares voyageurs que nous rencontrions s’arrêtaient sur elle avec une longue admiration, et les joies de l’orgueil satisfait s’ajoutaient au plaisir que je ressentais déjà.

— Nous sortirons souvent, Louise, lui dis-je en l’attirant à moi.

Elle me sourit tendrement, et posa sa tête sur mon épaule en signe de soumission.

Quand nous fûmes arrivés à Garches, elle m’entraîna dans les bois, et, sous la dentelle des premières feuilles, adorablement déroulées, elle s’arrêta et me tendit les lèvres.

— Pourquoi ne t’ai-je pas toujours connu ? soupirat elle. Pourquoi devons nous suivre une route opposée et maudire ce que nous avons aimé ?

— Je ne te comprends pas !

— Il n’est pas utile que tu me comprennes. Je me comprends trop bien moi-même !

Elle s’échappa pour n’avoir pas à formuler plus clairement sa pensée, et, enfonçant vaillamment le fin talon de ses bottines dans le sable tiède, elle prit les devants. De longues grappes de genêts d’or pendaient à droite et à gauche, répandant un très doux parfum de miel ; des mousses mordorées ouataient le sol, et, sous le dôme transparent des jeunes feuilles, je voyais l’ombrelle mauve de Louise onduler comme une immense campanule.

Ce fut, à travers les futaies et les taillis, une adorable promenade, qui se termina par la découverte d’un étang, tout constellé d’iris et de libellules. Par moment, l’eau se ridait au saut brusque d’une grenouille. Un rampement de couleuvre, dans l’herbe, nous faisait tressaillir ; d’innombrables hannetons mouchetaient les branches, lourds, indécis, déployant un peu leurs élytres, sous lesquels passait un bout d’aile froissée, comme passait, sous le pardessus marron de nos élégants, le pan d’habit noir.

Quand nous eûmes bien visité la forêt et qu’elle eût cueilli, avec cette prédilection qu’ont toutes les femmes pour les fleurs sylvestres, de grosses gerbes de jacinthes bleutées et de primevères jaunes, nous nous assîmes sur la mousse et nous retirâmes d’une petite valise que j’avais apportée notre léger repas : de grosses crevettes roses, un pâté d’alouettes, les premières fraises de la saison, de la crème et une bouteille de Clicquot.

Je mangeais sur ses lèvres et lui prenais autant de baisers que de morceaux. Des oiseaux venaient picorer nos miettes et les frelons bourdonnaient autour de nous, attirés par le fin parfum des fraises.

Je restais silencieux, enivré jusqu’à l’extase. Louise s’était mise à chanter sur un rythme bizarre : tantôt lent comme une prière, tantôt violent et saccadé comme un chant guerrier. Sa voix était très étendue, métallique, avec des notes chaudes et graves. Je ne la connaissais pas encore, et quand la jeune fille eut fini, je la priai de recommencer. Elle m’obéit docilement, et son visage prit subitement une expression de grande tristesse.

Alors, je sentis un souffle froid passer sur moi : cette voix me révélait une Louise autre que celle que je connaissais. Il y avait dans cette chanson des notes farouches, lancées comme un défi, des appels déchirants, des sanglots et des menaces.

— Où donc as-tu appris cela ?

— Je ne sais, je l’ai entendu quand j’étais enfant, et l’air m’en est resté.

— Ne chante plus, Louise. Souris-moi de ton beau sourire à dents blanches, que je revoie le soleil après la nuit. Tes chants me font peur ! Ce sont des chants de vengeance et de carnage. Nous ne devons avoir que des chansons d’amour.

Elle voulut connaître toute mon existence, et je la lui racontai, simplement, comme à une véritable amie.

Elle sut la trahison de Régine, sa conduite infâme, mon duel et la mort de son malheureux amant.

— Ce n’est pas lui qu’il fallait tuer, dit Louise, c’est elle !

— A ce compte-là, on tuerait bien des femmes.

— Les femmes qui trompent ne sont pas dignes de vivre !

— Tu ne me tromperas jamais !

— Jamais ! mon aimé, je te le jure.

— Je veux te croire, chère adorée. Ces belles lèvres ne peuvent mentir !

Et je les baisai follement, comme pour graver sur les miennes leur serment d’éternelle tendresse.

Le soir venait avec ses brumes pourprées. Il commençait à faire humide, la terre ne s’étant point encore imprégnée de cette chaude caresse que donne le ciel de juillet et d’août. De petites nuées roses escaladaient l’horizon, tout se taisait. Il fallait rentrer. Je passai mon bras autour de la taille flexible de mon amie, et, la tenant pressée contre moi, silencieuse et lasse, je retournai sur mes pas.

Par moments, les arbustes se faisaient plus rares, et tout le paysage si gai, si agréablement accidenté des environs de la Seine, nous apparaissait, dans une brume chaude, comme estompé d’une fine poudre d’or. Paris fermait l’horizon ainsi qu’une colossale mer de féerie, une mer aux vagues pétrifiées, d’où surgissait le mât prodigieux de la tour Eiffel. Par gradations lentes, le jour et le ciel changeaient de couleur ; un voile sombre descendait sur le lumineux décor. Nous nous retournâmes vers l’Occident : le soleil disparaissait, les cimes des arbres ruisselaient d’éclaboussures sanglantes. Puis, peu à peu, les nuages en aigrette dans l’espace immobile s’éteignirent comme les dernières fusées de cette apothéose. Les étangs perdus dans la verdure me semblèrent alors des yeux vitreux qui nous regardaient, des yeux de moribonds tout pleins de l’ombre du néant. Je frissonnai en serrant plus fort mon amie contre moi. Dans le wagon, où nous étions seuls, elle ferma les paupières, mit sa tête contre la mienne et me parla de mille choses lointaines, d’une voix affaiblie qui semblait monter du passé. Je n’osais l’interroger, m’étant promis de ne pas chercher à pénétrer son existence, mais je sentais que son secret était sur ses lèvres, et qu’il n’eût pas fallu insister beaucoup en ce moment pour le connaître.

— Mon adorée Louise, murmurai-je en caressant doucement ses cheveux.

— Ecoute, dit-elle, quand tu m’appelles ainsi, je crois que tu parles à une inconnue et mon cœur se serre. Louise n’existe pas, je me nomme Terka.

— Pourquoi m’as-tu trompé ?

— Je ne t’ai pas trompé. Tu ne m’as jamais questionnée sur mon nom véritable. Et qu’importe ! d’ailleurs, pourvu que tu t’engages à aimer Terka comme tu as aimé Louise ?

— Tu sais bien que chaque heure qui s’écoule entre plus profondément cet amour en mon être, et que, si tu voulais l’en arracher, un peu de mon existence partirait avec lui. Chère, chère Terka !

— Il est joli, mon nom ?… Dis-le encore.

Je le murmurai insatiablement, l’appuyant chaque fois d’un baiser. Tout à coup, elle me repoussa et se mit à pleurer, comme si l’aile noire de sa destinée l’eût souffletée dans l’ombre.

A partir de ce moment, le retour fut désolé. Assis côte à côte, nous nous observions en silence ; de funestes pressentiments nous accablaient, il me semblait que quelque chose venait de se briser en moi, que je ne retrouverais plus cette plénitude de bonheur.

Comme nous descendions de voiture, rue du Regard, devant notre maison, trois individus qui semblaient nous attendre, nous barrèrent le chemin. J’allais les écarter, la menace aux lèvres, la canne levée ; mais je n’en eus pas le temps. Terka — car c’est ainsi que je l’appellerai désormais — me saisit le bras, et m’ordonna impérieusement de rentrer, sans m’occuper d’elle.

— Je ne te quitterai pas ! lui dis-je ; que veulent ces hommes !

— René, reprit-elle, par tout ce que tu as de plus sacré, je te supplie de ne pas m’interroger ! Ces hommes sont des amis, il faut que je leur parle.

— Je te le défends !

Elle ne me répondit pas, mais, faisant signe à l’un de ces individus, elle disparut avec lui si rapidement que je ne pus la rejoindre. Les deux autres ne bougèrent pas, se contentant de me surveiller. Furieux, je rentrai chez moi, me promettant d’avoir, à tout prix, une explication avec ma maîtresse.

Lorsqu’elle revint, une heure après, je vis tout de suite qu’il avait dû se passer quelque chose de grave entre elle et le bandit qui l’avait emmenée.

Ses traits étaient contractés, une flamme sombre luisait dans son regard.

— Terka, dis-je d’une voix tremblante, je veux savoir quels sont ces hommes, et ce qu’ils venaient faire ?

— Ne m’interroge pas.

La colère commençait à me gagner ; je lui saisis brutalement le poignet et le serrai à le briser, sans qu’elle laissât échapper une plainte.

— Ecoute, continuai-je, j’ai le droit de connaître toute ton existence. Si, jusqu’à présent, j’ai respecté tes secrets, c’est que je pensais qu’il ne serait plus question du passé, et que tu m’aimais assez pour me consacrer l’avenir, sans restriction. Il paraît que je me suis trompé, que tu as voulu simplement te distraire à mes dépens, me ridiculiser et me faire souffrir. Je te croyais l’âme plus haute !… Tu n’es qu’une vulgaire coquine, comme les autres !

Elle devint affreusement pâle.

— René, je t’en supplie ! ne parle pas ainsi… Tue-moi, plutôt !

Comme elle voulait se jeter à mes pieds, je la repoussai avec indignation.

— Ces misérables sont tes amants !

— Tais-toi ! tais-toi !… Si tu savais !… Je te jure que je ne mérite pas ton mépris. Aie pitié, cher adoré ! Je n’aime que toi au monde.

— Menteuse ! Dis-moi donc alors ce que voulait cet homme ?

— Je ne le puis.

Son visage avait pris une expression de fermeté inébranlable, et ni mes menaces, ni mes injures ne purent lui arracher un aveu. J’en vins même aux prières et aux larmes. Toute la nuit, je la conjurai de me raconter sa vie quelle qu’elle fût, lui promettant le pardon aux actions les plus infâmes. Elle secouait tristement la tête, opposant à ma colère une douce résignation, mais je lisais dans ses regards la détresse où la plongeaient

mes odieux soupçons.

IV


Notre bonheur déjà tombait en cendres ; en retrouverions-nous encore l’éphémère splendeur ? Le doute avait torturé mon cœur, et, vil compagnon de mon amour, il devait désormais en arrêter tous les élans, en bannir la confiance et la pureté.

A partir de cette soirée maudite, Terka sortit souvent seule. Je la suivis plusieurs fois, et je la vis entrer dans cette maison de la rue Notre Dame-des-Champs qui, déjà, avait éveillé ma curiosité. Le concierge, interrogé une seconde fois, se contenta de hausser les épaules sans répondre ; mais il dut prévenir ma maîtresse, car il me fut impossible de la surprendre. Elle déjouait si bien ma surveillance que je finis par croire qu’elle profitait de mon sommeil pour se glisser hors du logis. D’ailleurs, j’étais saisi régulièrement, vers minuit, d’un engourdissement étrange que je n’avais jamais éprouvé avant.

Nous prenions, vers cette heure, un peu de thé que la jeune fille préparait elle-même. Je me dis que cette infusion devait contenir un narcotique puissant, et je résolus de n’en point goûter, ce soir-là, mais de feindre l’accablement habituel afin de donner le change à Terka.

Nous étions dans ma chambre : elle, assise dans un fauteuil, la tête renversée sur le dossier, l’œil songeur ; moi, étendu à ses pieds.

— Sais-tu, lui dis-je, qu’il faut que mon amour soit bien grand pour résister aux soupçons qui viennent l’assaillir ? Je ne sais rien de toi, sinon que je t’ai rencontrée par hasard dans ce quartier désert que je n’aurais jamais songé à habiter, si des circonstances particulièrement tristes ne m’avaient fait rechercher la solitude. Certes, tu es admirablement belle, et tous les hommes doivent te désirer. Rien ne me prouve que ces mystérieux amis, dont tu m’as parlé, ne soient pas tes amants. Tu gardes le silence, et tu te condamnes toi-même par cette obstination incompréhensible. T’ai-je jamais donné l’occasion de douter de la sincérité de ma tendresse ? S’il s’agissait d’un secret, tu n’hésiterais pas à me le confier, parce que deux êtres qui s’aiment n’ont qu’un même cœur et qu’une même conscience. C’est donc que ta conduite est blâmable et que tu n’as point le courage d’en changer, car je te pardonne tes anciennes hontes.

Je parlais avec calme, mais une horrible jalousie m’étreignait, et je cherchais à lire dans ces yeux sombres, tristement fixés sur moi, le mensonge et la fourberie. Pourtant, ils ne se baissaient pas, ces yeux chéris, et leur azur, profond comme une nuit d’été, gardait son immuable transparence.

Après m’avoir longuement considéré, elle répondit avec découragement :

— Tu me fais beaucoup de peine. Si ma vie seule était en jeu, je te la sacrifierais avec bonheur ; mais je ne suis qu’une pauvre fille, marquée au front par le destin, et je t’ai donné de moi tout ce que je pouvais donner !

Je repris avec amertume :

— Vois comme nos situations sont différentes. Tu connais, par le détail, tous les événements qui ont empli mon existence, depuis le jour où mon esprit a gardé l’empreinte des êtres et des choses. Si j’avais été criminel, je me serais dénoncé à toi, sans hésitation. Est-ce que, lorsqu’on s’aime réellement, l’on peut garder un secret, quel qu’il soit ?

Elle était très pâle, mais ses traits avaient cette expression de fermeté douloureuse qui ajoutait encore au caractère étrange de sa physionomie.

Je m’écriai avec un accent de haine farouche où toute ma jalousie éclata soudain :

— Je les tuerai tes amants ! entends-tu ? Je les tuerai et toi avec ! Vous avez beau vous cacher, je vous chercherai si bien que je découvrirai votre retraite, et tout votre sang ne suffira pas à ma rage !

— Je n’ai qu’un amant : c’est toi. Tu peux me tuer : tiens, je n’ai pas peur !

Elle prenait mes mains, qu’elle liait autour de son col en forçant les doigts de se joindre.

Mais, je l’attirais pour embrasser ses belles lèvres rouges, et, pour un moment, mes soupçons se calmaient.

Vers minuit, elle m’offrit du thé et s’en versa elle-même, très naturellement. Je la priai de lever un peu l’abat-jour de la lampe, et pendant qu’elle avait, le dos tourné, je répandis rapidement le contenu de ma tasse au milieu des roses d’une jardinière.

Terka ne vit rien, et quand, peu d’instants après, je fis semblant de tomber de sommeil, elle crut de bonne foi que son subterfuge avait réussi.

Je fermai les yeux et m’allongeai dans mon fauteuil, ainsi que je faisais chaque soir.

La jeune femme se leva, et vint appuyer ses lèvres sur mon front ; je ne bougeai pas. Alors, après une nouvelle caresse, elle remonta la lampe, s’assura que je ne manquais de rien, ouvrit la porte avec mille précautions et se glissa dehors. D’un bond je fus sur pied et, prenant le même chemin, je réussis à la suivre, sans éveiller son attention.

La nuit était obscure, le ciel sillonné de nuages bas chargés d’orage. Un homme attendait devant le perron. Je ne pus apercevoir son visage ; mais sa maigreur et sa haute taille me le firent aisément reconnaître. C’était celui qui avait entraîné Terka, un mois auparavant, lorsque nous rentrions de la campagne.

— Ne fais pas de bruit, lui dit-elle : « il » dort.

J’entendis un chuchotement étouffé, et les deux ombres se dirigèrent du côté du pavillon qu’habitait mon amie. Elle prit une clef dans sa poche, et, faisant passer son compagnon d’abord, elle referma la porte de l’intérieur. J’entendis même que l’on poussait un objet lourd devant le battant, de manière à intercepter la faible lueur qui aurait pu jaillir par le trou de la serrure.

L’atelier, éclairé par en haut, n’offrait aucune issue à ma curiosité ; les murs, lisses et élevés, ne pouvaient être franchis qu’à l’aide d’une échelle, et je n’en avais pas à ma disposition.

Un déchirement se fit en moi, un brouillard sanglant passa devant mes yeux, et je pleurai longtemps sur ma faiblesse. Puis, une fièvre de désespoir et de rage me saisit, je me redressai avec un éclat de rire nerveux faux et amer. L’idée me vint de briser cette porte, de crier, d’ameuter les voisins et de jeter mon mépris à la face de cette créature qui se jouait si impudemment de mon amour. Je tournais mille projets dans ma tête, mille plans de vengeance, seule, la crainte d’échouer me retenait.

Cette fille m’avait trompé comme les autres ; aucun remords ne lui était venu de son indigne conduite, puisqu’à deux pas de ma demeure, vibrante encore de mes caresses, elle se donnait à un autre. Créature perverse, trompeuse et vile, la fange seule l’attirait et la charmait ! Pourtant, malgré mon mépris mille liens puissants m’attachaient encore à elle. Dans un vertige, je revis ses yeux profonds, sa bouche ardente, son corps de déesse, et la pensée qu’un autre homme se grisait de son parfum et tressaillait sous ses baisers me fut si intolérable, que je me laissai tomber à terre avec un cri d’agonie.

Longtemps je restai là, collant mon oreille à cette porte maudite, tâchant de deviner ce qui se passait entre les misérables. Par moment, un bruit de voix arrivait jusqu’à moi, et ce mystérieux murmure ajoutait encore à mon angoisse.

Au petit jour, je résolus de rentrer et, si j’en avais la force, de dissimuler mes nouvelles tortures, afin de frapper plus sûrement, quand l’instant en serait venu.

Terka reparut dans la matinée. Elle fut tendre, soumise, remplie d’attention. Son visage ne révélait aucune contrainte, son regard droit cherchait le mien ; j’étais ébloui par ce merveilleux pouvoir de dissimulation. Elle était la plus pure des créatures ou la plus abjecte ! Au déjeuner, tout à coup, elle pâlit, et s’affaissa sur sa chaise. Je courus à elle et, en la relevant, je m’aperçus qu’un filet de sang sortait de sa manche et coulait sur la nappe. Je soulevai l’étoffe qui cachait un linge ensanglanté enroulé autour du bras.

— Ah ! tu as vu, dit-elle, en reprenant connaissance. Ce n’est rien : une figure ébauchée qui est tombée sur moi, et dont l’armature en fer m’a blessée. Elle découvrit la plaie qui était assez large et profonde.

— Tu travailles donc la nuit, Terka ?

Elle rougit, mais répondit avec assez de naturel :

— C’est précisément parce que je ne travaille pas qu’il m’arrive de ces accidents. Tout sèche et se détériore. Il faudra que je me remette à sculpter sérieusement. J’ai une grande étude à terminer pour le prochain Salon.

— Eh bien ! c’est entendu. J’irai m’installer dans ton atelier et, si tu le permets, je te regarderai travailler. Ce sera pour moi un grand plaisir.

Elle balbutia avec effort :

— Certainement ; mais il faudra que je cherche un modèle. Les anciens m’ont abandonnée depuis que tu me prends tout mon temps.

— Est-ce un reproche ?

— Un reproche, mon aimé !… Je ne suis heureuse qu’auprès de toi ! Seulement, vois-tu, je voudrais, ne fût-ce que par amour-propre, ne pas perdre entièrement le fruit de mon travail.

— Tu n’avais qu’à m’exprimer ce désir plus tôt ; il est trop légitime pour que je cherche à le combattre. Allons, Terka, un peu de franchise !…

— Je t’aime ! Que te faut-il de plus ? Je t’aime ardemment et uniquement.

— L’amour ne va pas sans la confiance, et je ne sais qu’une chose : c’est que tu es la plus ensorceleuse et la plus dangereuse des femmes !

La journée se passa sans incidents nouveaux. Terka, un peu nerveuse, par suite de sa blessure, sans doute, riait et s’attendrissait à tout propos. Je l’observais ardemment, cherchant un oubli, un aveu involontaire dans le rôle qu’elle s’était imposé ; mais son habileté ne se démentit pas un moment. La rage bouillonnait en mon cœur ; j’aurais voulu la meurtrir, la broyer, et lui jeter à la face son infamie et mon dédain ! Mais, au prix d’efforts surhumains, je parvenais à me vaincre, le meilleur moyen de connaître la vérité étant de lui donner confiance, de la laisser s’endormir dans sa quiétude.

Le soir, elle ne sortit pas, et j’en fus pour ma ruse inutile. Pendant une semaine, il ne me fut pas possible de la surprendre. Calme, docile et souriante, elle errait autour de moi avec la souplesse indolente d’un jeune fauve. Je regardais son front blanc et pur sous l’aile double de ses bandeaux disposés à la façon des vierges d’André del Sarto, son profil ardent, ses lèvres sensuelles, ses grands yeux aux cils frisés comme des plumes, et je me demandais anxieusement ce que cette jeune tête pouvait cacher de remords, de hontes, de projets bizarres et criminels.

Je ne pouvais plus me passer d’elle : elle était si bien entrée dans ma vie que l’idée seule d’une séparation me remplissait soudain le cœur de tristesse et d’angoisse. Rien de ce qui avait été mon passé ne comptait plus ; cette femme m’avait enlevé jusqu’au souvenir de la trahison, et toute pensée qui ne l’avait pas directement pour

mobile me devenait étrangère.

V

Le soir du septième jour, elle parut anxieuse, impatiente, et j’en conclus qu’un de ses mystérieux rendez-vous avait été pris et que le remords de son infamie l’agitait à son insu. Mille pensées de meurtre m’assaillirent à la fois ; je sentis grandir en moi le désir de supprimer l'autre, le rival maudit qui, dans quelques heures, presserait à son tour les lèvres adorées de Terka.

Je cachai un revolver dans ma poche, sans qu’elle s’en aperçût, bien décidé à en faire usage à la première occasion.

Nous étions silencieux tous les deux, secrètement torturés par nos pressentiments. Elle ne cherchait pas à se rapprocher pour quelque douce caresse, et, grâce à cette involontaire froideur, je pus rester maître de moi.

Vers minuit, je fis semblant de boire le thé qu’elle m’offrait, et, comme la première fois, je le jetai parmi les fleurs. Lorsqu’elle me crut assoupi, elle s’échappa avec une hâte fébrile. Je sortis sur ses pas, et la suivis dans le jardin. L’homme était là. Il tenait un paquet assez volumineux à la main, semblant se dissimuler derrière les arbustes. La jeune fille, après lui avoir fait signe de la suivre, le conduisit silencieusement à la porte de son atelier. Déjà, elle glissait la clef dans la serrure, quand je m’avançai vivement et lui mis la main sur l’épaule. Elle poussa une sourde exclamation, et se jeta sur l’homme, comme pour lui faire un rempart de son corps. Ce mouvement m’exaspéra, je pris le revolver dans ma poche ; et, presque à bout portant, j’allais faire feu quand, prompte comme l’éclair, elle abaissa mon bras. Le coup partit dans les branches, sans blesser personne. Alors, je me ruai sur le groupe, frappant au hasard, hurlant de rage, complètement affolé. Ce qui se passa au juste, je ne le sus jamais. Un effroyable choc me renversa, je perdis connaissance.

Mes domestiques et les voisins, accourus au bruit, me transportèrent chez moi ; une fièvre cérébrale se déclara, et, pendant plusieurs jours, je demeurai entre la vie et la mort.

Quand je repris connaissance, je demandai Terka ; mais elle avait disparu depuis la fatale soirée. On ignorait ce qu’elle était devenue.

Les malheureux qui ont aimé comprendront ce que fut mon existence à partir du moment où je repris le pouvoir de penser et de souffrir ! Les joies inoubliables que j’avais goûtées auprès de Terka étaient sans cesse présentes à ma mémoire ; les heures vibrantes d’amour chantaient leurs litanies divines en s’égrenant une à une dans mon cœur. De longs frissons parcouraient mes veines, sans cesse je pensais à elle, l’appelant et la désirant de toutes les puissances de mon être. Je vécus ainsi une semaine ou deux. Elle m’obsédait, me hantait ; je ne pouvais croire que tout fût fini, et lorsque je m’appesantissais sur cette cruelle idée, une profonde détresse noyait mon âme.

Pourtant, il fallait aller, venir, répondre, vivre enfin, et cacher ce tourment comme une honte. J’essayai de m’intéresser à mes anciens plaisirs ; je retournai au club, aux courses ; j’eus des maîtresses, et, comme suprême remède, je tentai de me réconcilier avec Régine, que mon duel avait rendue célèbre. Efforts vains ! Terka me possédait dans les fêtes, au milieu des soirées d’orgie, jusque dans les bras de Régine qui, maintenant que je ne l’aimais plus, s’attachait désespérément à moi. Dédaigneux de ses caresses, je me laissais faire, éprouvant parfois une acre satisfaction à insulter, à brutaliser cette femme que les les autres adoraient à genoux. Mais elle prétendait ne plus me quitter, et bien que mon appartement de la rue du Regard lui fût interdit, nous nous retrouvions presque chaque jour.

Le matin, nous montions à cheval, lorsque le temps était clément. Ma compagne, dans sa courte amazone bleue qui lui collait au corps ainsi qu’un maillot, attirait toutes les admirations. Je me plaisais à lui faire monter des chevaux difficiles dans le cruel espoir qu’une chute ferait justice de sa scélératesse. Fermement assise, le buste légèrement incliné en arrière, elle secouait, cravachait et éperonnait sa bête de son unique éperon d’écuyère fixé au talon d’une botte mignonne ; et la dompteuse s’en tirait avec une courbature qui alanguissait ses jolis yeux clairs.

Le soir, dans sa Victoria, pressés l’un contre l’autre, nous reprenions les allées ombreuses que nous avions suivies le matin. Les acacias embaumaient et, sur la couverture de drap qui nous enveloppait, une fine jonchée de fleurs s’épaississait, à mesure que nous avancions dans notre promenade.

Je pensais à la bonne journée passée à Garches, dans la douceur des premières éclosions, et j’aurais donné tout au monde pour en recommencer une semblable.

— A quoi rêves-tu ? demandait Régine. Quel changement, depuis six mois ! Alors, j’étais tout dans ta vie ; maintenant, je ne suis plus rien. Tiens, une soirée comme celle-ci t’aurait inspiré mille folies. Ai-je donc cessé de te plaire ? Suis-je moins belle, moins séduisante, moins désirable ?

— Tu es faite pour la damnation des hommes, Régine ; mais je ne t’aime plus.

— Pourquoi ?

— Parce que j’en aime une autre.

— Une autre ! Je voudrais bien la voir !…

— Elle est plus belle que toi, plus tendre, plus femme, meilleure, enfin !

— Elle doit être ennuyeuse.

— Ennuyeuse ! Tu ne sais pas ce que c’est que la passion avec ses douceurs, ses violences, ses sourires et ses pleurs ? As-tu contemplé le ciel avec toutes ses étoiles ? As-tu connu la foi avec tous ses transports et pressenti l’infini avec toutes ses extases ? Non, tu es née pour le vice ; celle que j’aime est née pour l’amour.

— Mais je t’aime aussi maintenant, plus qu’elle peut-être.

— Trop tard. Il y a un mort entre nous !

— Alors, pourquoi restes-tu auprès de moi ?

— Parce que je ne peux plus rester auprès d’elle. Je ferme les yeux sous tes baisers et je tâche de m’imaginer que ses lèvres seules me les donnent.

— Il en sera toujours ainsi ?…

— Oui, tant que je vivrai !

— Tu n’es pas galant, mon cher ; mais, bast, cela me change des plats imbéciles qui ne jurent que par moi !

Nous étions arrivés dans une des allées les plus désertes du Bois. A. ce moment, le cheval fit un écart et se jeta contre un arbre.

— J’ai peur, dit Régine. Ne vois-tu pas ces hommes qui nous barrent le chemin ?

En effet, des formes noires s’agitaient confusément devant nous.

Je descendis et fis quelques pas dans leur direction.

Il y avait là trois hommes et une femme assez misérablement vêtus, autant que je pus en juger dans l’obscurité. A mon approche, ils s’écartèrent pour me livrer passage, et comme je les regardais attentivement, je vis tout à coup, au milieu de ces faces hâves mangées de haine et de souffrance, le visage adoré de Terka. Elle me parut très changée, amaigrie, avec quelque chose de concentré et de farouche dans son expression générale.

— Terka ! Terka ! m’écriai-je, en m’élançant vers elle, que fais-tu donc ici ?…

Régine s’était dressée dans la voiture. Elle éclata de rire.

— C’est pour cette créature que tu languis ? Tu n’es guère généreux, alors, car elle m’a tout l’air de se poster au coin d’un bois pour détrousser les passants.

Terka, à cette insulte, s’avança menaçante, puis elle me tendit la main et des larmes brillèrent dans ses yeux. Je voulus la prendre dans mes bras, mais elle murmura quelques mots que je ne compris pas, et disparut dans la nuit avec ses compagnons.

Régine riait toujours.

— Tous mes compliments, cher ami. Vous ne pouviez mieux choisir, je comprends votre passion et vos regrets.

J’étais tellement stupéfait que je ne répondis pas, cherchant une fois de plus à pénétrer le mystère

de cette existence qui tenait encore si étroitement à la mienne.

VI


Je revis Terka une dernière fois. Deux hommes la rapportaient rue du Regard sur une civière. Elle était couverte de sang, le visage noirci, les membres mutilés. Tout son pauvre corps n’était plus qu’une masse informe ; seuls, ses grands yeux vivaient encore, effroyablement dilatés par l’angoisse et la souffrance.

Elle venait mourir dans son petit atelier, près du seul homme qu’elle eût aimé.

Son histoire était simple et terrible. Comment ne l’avais-je pas deviné plus tôt ? Je ne saurais le dire. Mon aveuglement me semble maintenant incompréhensible, je me reproche comme un crime cette mort lamentable qu’il m’eût été peut-être facile d’empêcher.

Terka était pure, digne de mon amour. Que ne lui avais-je offert mon nom, pour la sauver des autres et d’elle-même ?… Cet homme que j’avais vu avec elle, et qui avait à un si haut point éveillé ma jalousie, était son frère : Ivan Stepanof. Ils appartenaient à une famille princière de Géorgie, et leur père était gouverneur de province au Caucase.

Le procès d’Ivan fit énormément de bruit, et je le suivis avec une avidité que l’on comprendra. Ce jeune homme avait conspiré et avait été condamné. Mais, après s’être fait déporter dans la Sibérie orientale et avoir obtenu sa grâce, il était venu en France pour étudier les explosifs appliqués à la force motrice, et peut-être au régicide.

Dans l’atelier de Terka qui, même pour moi, était resté toujours si soigneusement clos, l’on trouva cinq bombes et tout un assortiment de tubes, de cornues, de fioles remplies de substances chimiques : peroxyde d’azote, sulfure de carbone, chlorate de potasse, phosphore rouge, tout ce qui constitue les éléments de la panclastite.

Terka, imbue d’idées révolutionnaires et toute dévouée à la cause de son frère, qu’elle considérait comme une victime, avait associé son sort au sien. Et, sans ressources, sans amis, ils avaient poursuivi leur but terrible, mettant la science au service de la vengeance et du meurtre.

On venait de trouver la pauvre fille dans les bois de Garches, à ce même endroit où nous avions si joyeusement déjeuné au dernier printemps. Une bombe avait fait explosion pendant une expérience imprudemment dirigée, et la malheureuse avait été mortellement atteinte. Quand on la ramassa, pantelante, mutilée, elle ne formait plus qu’un hideux amas de chairs pilées, de membres tordus, noircis, recroquevillés, flambés, épouvantables ! Lorsque je la vis, ma gorge se contracta, mes entrailles frémirent ; jamais semblable impression de détresse et d’horreur ne m’avait saisi !

Elle eut encore la force de me sourire, d’un effroyable sourire de spectre, dont les lèvres violettes se tordent convulsivement sur les dents, puis elle expira.

J’obtins la permission de la garder jusqu’au lendemain, et on la transporta dans ma chambre. Quand je voulus ôter les lambeaux d’étoffe qui la recouvraient, la chair s’en alla avec, découvrant les côtes, creusant des trous d’où le sang noir coulait comme une boue. Mes nerfs ne purent en supporter davantage, je m’évanouis. Quand je revins à moi, elle était enfermée dans son cercueil, et je ne la vis plus. J’ordonnai à mes domestiques de me laisser seul, et je m’étendis sur la sinistre boîte, priant et pleurant, l’appelant avec des cris de rage, la suppliant de m’apparaître telle qu’elle avait été, telle que je l’avais connue et aimée. Cet amas hideux de chairs bouillies, ce cadavre effrayant ne pouvaient être le corps adorable que j’avais tant de fois couvert de baisers !

Quand on l’emporta pour le cimetière, j’étais à moitié fou, et l’on dut me surveiller pour m’empêcher de me livrer à quelque acte de désespoir. Ce n’est que longtemps après que je repris possession de moi-même. Je suivis alors avec un intérêt passionné les débats de cette affaire, m’informant de tout ce qui avait pu, de près ou de loin, toucher à la morte.

Il y eut une perquisition dans son atelier. Chaque buste de terre contenait une bombe ; c’est ainsi qu’elle avait pu les transporter sans éveiller les soupçons. Ivan Stepanof, qui demeurait rue Notre-Dame-des-Champs, se livrait à leur fabrication, et la jeune fille, après avoir ébauché une figure, glissait à l’intérieur le dangereux projectile qui échappait ainsi à tous les regards.

Ivan, que je vis à l’audience, ne ressemblait nullement à sa sœur : deux grands yeux fixes d’hypnotisé ; tout en os, avec le geste automatique d’un somnambule et des contorsions de visionnaire. Insensible à la mort de la malheureuse, pendant tout le débat, les controverses scientifiques, les théories sur les réactifs, les combinaisons chimiques l’intéressent seules. Tactique habile, peut-être, pour cacher le fanatisme, la haine et la révolte qui, véritablement, l’ont poussé dans la voie du crime.

C’est, d’ailleurs, un esprit cultivé, une intelligence remarquablement assimilatrice et rusée. Si Terka n’avait, par sa mort, attiré l’attention sur les conspirateurs, peut-être les manœuvres d’Ivan eussent-elles réussi. Tout avait été préparé en vue d’un attentat prochain, et s’il me restait une croyance quelconque, je dirais que la Providence a déjoué les calculs de ce fou dangereux. Mais la Providence aurait frappé le seul coupable, et non pas la pauvre fille qui, entre ses mains, n’avait été qu’un instrument docile. J’aime mieux croire que le Hasard, souverain maître ici-bas, nous agite comme des marionnettes qu’il importe peu de briser et de détruire.

On trouva dans le bois, à l’endroit où l’explosion avait eu lieu, des tubes brisés du même modèle que ceux saisis chez Terka.

Les audiences de l’affaire Stepanof attirèrent une foule de curieux, et donnèrent matière à d’interminables discussions scientifiques. Nous apprîmes la formule de la panclastite et de la poudre chloratée dont les divers ingrédients avaient été trouvés dans l’atelier de la rue du Regard. De futurs révolutionnaires purent même noter exactement la composition de la bellite et de la gélignite anglaises, de la roburite russe, de la hellofitte allemande, sans compter celle de l’explosif américain : rockarock.

Sur la table sont les pièces à conviction : des cornues, des fioles bizarres, des creusets, des tubes, des linges déchirés, hachés, auxquels des fragments de chair adhèrent encore : la chair de Terka !

Et, pendant que je cherche en vain à retenir mes larmes, Régine prend des notes. Elle a mis pour la circonstance une robe de foulard ivoire, garnie de vieux point de Venise sur application de velours saphir ; elle bavarde et elle rit. A la vue des chiffons ensanglantés, son regard étincelle comme une lame d’épée ; elle regrette certainement de n’avoir pas assisté à l’agonie de la victime : ce devait être un curieux spectacle !… Si je n’avais épuisé toutes les amertumes, j’en éprouverais de nouvelles à la vue de cette femme si inexorable, si froidement féroce. Que de monstres la nature a cachés sous des apparences séduisantes !

Quelques fragments de la robe de Terka sont là, tout souillés de boue et de sang ; mon cœur se déchire, et je pense que j’aurais pu conserver cette splendide fleur sauvage qu’une culture maladroite avait perdue. « L’homme, a dit Marc-Aurèle, devrait toujours se conduire comme s’il allait mourir dans la journée. » Qu’avais je besoin de m’inquiéter du passé et de l’avenir ? Le présent seul nous appartient, profitons-en ! Je tenais en mes mains l’aile fragile du bonheur, en serrant un peu les doigts, je la faisais prisonnière ; au lieu de cela, j’avais perdu mon temps en folles jalousies, en injustices, en divagations, et, lors que j’avais fermé les mains, elles étaient vides ! Ne le devais-je pas encore à cette Régine qui avait desséché mon cœur, et, à l’image du sien, l’avait fait sceptique et mauvais ? N’aurait-elle pas dù s’asseoir aussi au banc d’infamie, pour rendre compte à l’humanité de ses crimes mille fois plus révoltants que les complots de ces malheureux ?…

Le jeune défenseur d’Ivan Stepanof fit un tableau émouvant des tortures infligées aux révolutionnaires par le gouvernement russe, et du martyre que nombre d’entre eux ont subi dans les bagnes de Sibérie.

« Si, dans un pays de suffrage universel, dit-il, tout appel à la violence doit être sévèrement condamné, la situation est toute autre dans un pays où le seul fait de lire la géographie d’Elisée Reclus suffit pour envoyer un homme au bagne ! Si la France n’avait pas eu, il y a cent ans, des hommes comme ceux-là, ayant fait le sacrifice de leur vie pour le triomphe de leurs idées, la bourgeoisie de 1890 n’aurait pas, aujourd’hui, la justice et la liberté. »

Ivan Stepanof fut condamné à vingt ans de prison.