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L’Anarchiste (Recueil — Vaudère)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. --319).

JANE DE LA VAUDÉRE

L’Anarchiste
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis

1893
Tous droits réservés.
L’Anarchiste

DU MÊME AUTEUR


POÉSIE
les heures perdues, 1 vol. 
3 50
l’éternelle chanson, 1 vol. 
3 50
Ouvrage mentionné au rapport de l’Académie (1891)
le modèle, comédie en un acte, en vers
1 50»
évocation, 1 vol.
3 50
minuit, 1 vol.
3 50
PROSE
mortelle étreinte, roman, 1 vol.
3 50
EN PRÉPARATION
rien qu’amante, roman
1 vol.
l’ombre, roman
1 vol.



Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suéde et la Norvège.

S’adresser, pour traiter, à M. Paul Ollendoff, Éditeur, rue de Richelieu. 28 bis, Paris.

L’Anarchiste
par
JANE DE LA VAUDÉRE
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis

1893
Tous droits réservés.


L’ANARCHISTE



I


Nous habitions la même maison : moi à l’entresol, sur la rue, lui au septième, sur les toits. C’était un courageux garçon qui, par une nuit brumeuse, m’avait, en l’absence des sergents de ville, tiré des mains de quelques gredins acharnés à ma perte. Ce grand service méritait récompense, et cependant, son acte de dévouement accompli, il s’était éclipsé avec une telle promptitude que je n’avais même pas pu le remercier. Certes, il n’était pas riche, mais j’aurais rougi de lui offrir de l’argent, tant son seul aspect avait de hauteur et de dédain.

Le concierge, que j’interrogeai, ne savait rien sur son compte, sinon qu’il payait régulièrement le loyer de sa mansarde et que la boiteuse s’occupait de son pauvre ménage. Je n’avais jamais vu cette boiteuse, et je demandai ce qu’elle était à mon protégé : une sœur, une compagne, ou une simple domestique ? Mais les gens obscurs n’éveillent guère la curiosité autour d’eux, et le concierge se contenta, pour toute réponse, de lever dédaigneusement les épaules.

Mon valet de chambre fut plus expansif :

— Monsieur, me dit-il, a remarqué, sans doute, combien la Claudie est pâle, faible, chancelante, depuis quelque temps ? Il paraît qu’on l’a relevée à moitié morte, hier, sur le trottoir, et qu’on a eu mille peines à lui faire reprendre connaissance.

— Je ne connais pas la personne dont vous parlez.

— C’est la boiteuse, la femme à Jacques André.

— Ah ! vraiment… Et sait-on de quoi souffre cette malheureuse ?

— Elle est phtisique jusqu’aux moelles ; et je jurerais bien qu’elle n’a jamais pris un remède de sa vie ; car les pauvres diables n’ont même pas de quoi se payer des chemises !

— Ce Jacques André m’a tiré d’un fort mauvais pas, et j’aurais voulu récompenser son dévouement ; mais, depuis, il semble m’éviter avec un soin étrange. Connaîtrais-tu un moyen de lui faire accepter quelque argent ?

— Il ne m’a jamais parlé, Monsieur… peut-être la Claudie sera-t-elle moins fière, je pourrais lui faire signe quand elle passera.

— Non, je trouverai bien une occasion de payer ma dette. Ces gens sont susceptibles, il ne faut pas les froisser…

Jean eut un ironique sourire, ayant peine à comprendre qu’on fît tant de façons pour accepter une chose aussi agréable.

Pourtant, l’occasion se fit attendre. Jacques André disparut subitement, et, durant deux mois, on n’entendit plus parler de lui. La boiteuse, sans doute, l’avait accompagné, et je regrettai de n’avoir pas suivi le conseil de mon domestique en confiant à cette femme la somme que je destinais à son amant. Il est des visages dont on garde la mémoire, qui soulèvent la curiosité, sans qu’on puisse dire ce qui a particulièrement frappé dans leur expression. Le visage de Jacques André restait ainsi vivant en moi ; parfois, pendant mes insomnies, il jaillissait de l’ombre de mes souvenirs, et je me plaisais à le considérer avec ce regard intérieur qui acquiert tant de puissance. Ces yeux pâlis de visionnaire, cette bouche large, sinueuse, décolorée, et ce front proéminent, si disproportionné dans cette face mince, fixaient mon attention pendant des heures. Mais, si cette tête me hantait irrésistiblement, je ne cherchais pas à m’interroger sur le genre d’intérêt qu’elle m’inspirait. Ma vue subissait sa fascination comme l’oreille subit un refrain qui s’impose, un air entendu par hasard, dont la ritournelle bourdonne dans la cervelle comme un frelon dans un verre.

Bientôt, d’autres préoccupations chassèrent le souvenir de Jacques André ; je l’oubliai même si bien que je ne pus retenir un geste de surprise lorsque je le retrouvai devant la porte de ma maison, amaigri, chancelant, méconnaissable.

— Que vous est-il donc arrivé, mon ami ?… Vous semblez sortir de maladie !

Il fut étonné de la question, mais il répondit d’une voix blanche, indifférente :

— En effet, Monsieur, je sors de maladie, et je regrette bien de n’avoir pas plié bagages pour l’éternité.

— Allons donc ! À votre âge on doit aimer la vie ! Quel si grand sujet de tristesse pouvez-vous avoir ?…

— Oh ! je ne me plains pas. Mon sort est pareil à celui des camarades, plus heureux même que celui de la plupart d’entre eux, car je n’ai ni femme ni enfant à nourrir.

Je pensais à la boiteuse, mais je n’osais cependant l’interroger à son sujet, dans la crainte qu’elle ne l’eût quitté pour aller chercher asile ailleurs. Peut-être la grande amertume que reflétait le visage de Jacques venait-elle de cet abandon.

— Quel est votre état, mon ami ? demandai-je avec intérêt, afin d’avoir l’occasion de lui être utile, si son travail, comme j’en étais certain, ne suffisait pas à son existence.

— J’ai essayé de tout, Monsieur, mais je ne suis pas apte aux gros travaux, et les patrons, sous un prétexte ou sous un autre, m’ont toujours congédié au bout de peu de temps. Les besognes pénibles sont cependant les seules qui fassent vivre les malchanceux, les seules qu’on leur accorde sans marchander.

— Je crois que vous exagérez un peu et qu’avec des protections…

— Avec des protections ! Tout est là. Aujourd’hui on n’obtient plus rien avec de l’intelligence et du savoir-faire ! Il faut des protections ; la faveur va aux plus recommandés et non aux plus dignes.

— Il en a été toujours de même. Les défauts de chaque individu pris isolément se retrouvent dans une société. Vous ne pouvez exiger la raison parfaite de ce qui est fatalement déraisonnable…

— Alors, ne vous drapez pas dans votre illusoire supériorité ! Que les puissants ne traitent pas les petits avec un si cruel dédain !

— Il me semble, mon ami, que vous vous trompez sur les sentiments des classes dirigeantes. Elles font ce qu’elles peuvent pour maintenir l’ordre et la justice ; mais leur effort est souvent bien mal récompensé. Croyez-vous qu’il soit aisé de faire entendre des sourds et de faire voir des aveugles ?

Jacques me jeta un regard courroucé et me quitta après un léger salut.

Je demeurai consterné, ne sachant comment le rappeler pour lui offrir les quelques louis que je lui destinais, et dont il semblait avoir un si pressant besoin. — Singulier garçon ! pensais-je, où la fierté va-t-elle se nicher ? Cet homme meurt de faim évidemment, et loin de chercher à se tirer de misère, il emploie ses dernières forces à se révolter. Que peut-il faire contre la société qui se soucie de lui comme d’un noyau de cerise ? Si tous ces insensés voulaient entendre raison, les immenses richesses que possède l’industrie, et les produits obtenus par le prodigieux outillage des machines qu’elle pourrait mettre en mouvement suffiraient à nourrir tous les hommes ; mais il faudrait s’entendre, et je crois que l’accord sera très difficile, étant donné que chacun tire à soi sans se soucier du voisin. Et, pourtant, que de progrès réalisés depuis un siècle !


II



C’était au mois d’août ; une tiède brise d’été en trait par ma fenêtre, poursuivant la fumée d’un fin cigare que je savourais en attendant l’heure du cercle.

La ville sommeillait sous son casque d’azur fleuri de roses d’or, et je regardais, au loin, les pâles piqûres du gaz qui semblaient épingler régulièrement les marronniers le long des maisons. Paris n’était plus dans Paris, je me trouvais dans une solitude délicieuse, dans un calme régénérateur.

Le piano de la jeune demoiselle du premier avait momentanément rendu sa belle âme aux enfers. Les cochers malintentionnés, les chevaux martyrs et les servantes criardes avaient suivi les joueuses de piano et les danseuses de cotillon. Plus de trépignements hystériques au-dessus de ma tête, plus de trilles aussi malfaisants qu’une salade de piments verts ! Les Yseult aux longues dents, les Edmée aux tailles plates et les Isabeau aux grands pieds étaient en train de faire tourner l’onde amère comme une vulgaire mayonnaise !…

Jamais je ne quitte mon appartement du boulevard Saint-Germain pendant ces deux mois de vacances si doux à la rêverie du poète. Il me semble que la grande ville est à moi, que je suis seul à apprécier le charme de ses murs frais, de ses trottoirs si agréablement ombragés. Je m’y promène en maître, indulgent aux mendiants et aux gueux de toute sorte qui fleurissent au coin des rues, sous l’œil apaisé des sergents de ville.

J’étais donc perdu dans ma songerie, et je m’assoupissais même aux gémissements poussifs d’un orgue de Barbarie, lorsqu’un cri aigu, suivi de la chute d’un corps sur le trottoir, me tira de mon engourdissement. Il y avait là, sous ma fenêtre, une femme étendue que l’obscurité m’empêchait de bien distinguer. D’ailleurs, un rassemblement se formait déjà autour d’elle et, dans ce grouillement de vêtements sombres, je n’aperçus plus rien. En vain essayai-je d’interroger les moins affairés : dix réponses partaient à la fois plus confuses les unes que les autres. Je pris mon chapeau et descendis dans la rue. Jean, mon domestique, y était déjà pérorant au milieu du groupe.

— Monsieur, me dit-il aussitôt qu’il m’aperçut, c’est la Claudie qui vient de se trouver mal.

— La Claudie ?…

— Oui, Monsieur sait bien ?… La boiteuse, la femme à Jacques André !

— Eh bien ! mais il la faut porter chez lui.

— C’est qu’ils ne sont peut être plus ensemble…

— Bah !… Cette malheureuse ne peut rester dans la rue, je me charge de faire entendre raison à son homme. Aidez-moi, Jean, nous allons la transporter chez elle.

À cette proposition on me livra passage, et je pus enfin voir la pauvre créature qui occasionnait tout cet émoi. Elle était vêtue d’une robe brune qui moulait si exactement son corps qu’il était facile de deviner qu’elle n’avait rien dessous. Ses longues mains émaciées faisaient des taches dans l’ombre ainsi que son visage ; ses rares cheveux blonds tombaient en mèches roides sur ses joues. Nous la soulevâmes sans peine, car elle ne pesait pas plus qu’un petit enfant ; et, comme nous traversions la cour, le concierge, qui nous guettait, sortit de sa tanière en grommelant de mauvaises paroles à l’adresse des gueux que le propriétaire tolérait dans son immeuble.

— Il y a assez de quartiers malsains et de maisons borgnes, n’est il pas vrai ? On devrait obliger cette vermine à n’en pas sortir ! M. Chassavant a tort de souiller ainsi une maison bourgeoise en louant à de pareilles espèces.

— Vous avez raison, monsieur Chafoin, mais il faut bien que chacun vive, et quand les maisons borgnes et les quartiers malsains sont démolis, comme cela arrive chaque jour, la vermine en sort !

— Alors, qu’on la mette au fumier, hors des fortifications !

Le concierge me conseilla encore de passer mes mains dans l’eau phéniquée et de désinfecter mes vêtements, puis, tout à l’extrémité d’un escalier en échelle, il m’indiqua une porte minuscule sur un palier qui avait bien cinquante centimètres de largeur.

— Voici la niche, Monsieur !

Je frappai et attendis ; rien ne bougea à l’intérieur ; mais comme je demeurais perplexe, Jean qui n’y mettait pas tant de délicatesse, ébranla la porte d’un vigoureux coup de poing. Alors, un pas indécis se fit entendre derrière la cloison, et Jacques parut.

— Qu’est-ce que c’est ? fit-il avec humeur, que venez-vous faire ici ?… Je n’aime pas les bourgeois !

— Nous vous amenons une malheureuse que vous connaissez.

— Oui, vraiment, la Claudie !… Eh ! qu’elle crève dehors ! J’ai assez de ma carcasse à remplir !

— Vous êtes cruel pour cette fille qui, sans doute, vous a aimé…

— Oh ! moi comme bien d’autres, en admettant que vous appeliez ça de l’amour. Seulement, quand vos gâteux l’ont méprisée, elle a pensé aux ouvriers qui sont moins difficiles. Vous auriez mieux fait de laisser cette guenille au ruisseau.

La femme, que nous avions posée sur une paillasse — le taudis de Jacques ne contenant pas autre chose — parut revenir à elle. À la lueur d’une chandelle piquée sur un clou, contre le mur, je considérai la boiteuse, que la phtisie rongeait horriblement. Ses yeux agrandis par le mal brillaient d’une flamme surnaturelle, et son visage, entre les mèches ternes et raides de ses cheveux, semblait ridiculement mince, comme allongé et tiré vers la tombe. Pourtant, elle avait dû être jolie, le sourire de bonheur qui retroussa sa lèvre sur ses dents blanches trop grandes, comme des dents de squelette, avait une étrangeté attirante.

— Jacques, dit-elle d’une voix faible qui semblait monter du passé, ne me chasse pas ! J’ai tant de regret de ce que j’ai fait !

— Oh ! misérable !

— Oui, misérable !… et cependant, c’était pour toi. Je me croyais gentille encore… je voulais…

— Tais-toi !

— Nous n’avions plus de pain… tu ne pouvais trouver d’ouvrage… Je croyais qu’un patron très riche que j’avais connu jadis…

— Si tu dis un mot de plus, je t’étrangle !

Mais elle ne comprenait pas. Prostituée dès l’enfance, elle n’avait à offrir que son corps, et elle croyait qu’en l’offrant pour obtenir du travail à l’homme chéri entre tous, elle n’avait pas démérité.

— Oh ! en être réduit à vivre de la chair d’une gueuse ! hurla Jacques en se voilant la face de ses mains tremblantes. Dites-moi, Monsieur, ne vaudrait-il pas mieux assassiner sous une porte cochère et détrousser les passants ?…

— Il vaut mieux chercher de l’ouvrage et s’obstiner dans la lutte. Soyez bien persuadé que tous ceux qui sont arrivés aujourd’hui ont eu des commencements difficiles.

— Mais, j’ai toujours lutté ! J’ai fait tous les métiers, et, si je n’ai pu en exercer aucun, c’est que les patrons m’ont trouvé trop faible… ou trop dangereux… Est on dangereux quand on est faible ?…

— Certainement. Les mauvaises paroles ont perdu le peuple, votre intelligence employée au mal peut bouleverser un atelier.

Jacques s’appuya contre le mur, et parut défaillir.

— Je vous demande pardon, dit-il, j’ai veillé toute la nuit pour lire ce livre qu’on m’a envoyé hier, et je n’ai rien pris depuis vingt-quatre heures.

Je fis un signe à Jean qui, comprenant mon intention, redescendit l’échelle, tandis que je jetai les regards sur un volume à couverture écarlate, posé sur la paillasse, à côté de Claudie.

C’était la Conquête du Pain par Kropotkine.

— Eh bien, mon garçon, cette œuvre vous a-t-elle intéressé ?…

— Certes, elle contient de belles et grandes choses, mais bien peu de gens, dans votre monde, la liront, et ceux qui en parleront seraient, j’en suis certain, fort embarrassés d’en citer le moindre passage. Car les bourgeois discutent de tout et ne savent rien ; leur jactance égale leur pénurie d’idées. En dehors de leur égoïsme satisfait, de leurs plans de vols organisés et de leurs mesquines conspirations politiques, le monde pour eux n’existe pas. Ce n’est que du jour où ils se sentiront sérieusement menacés dans leur bien-être et dans leur existence, qu’ils sortiront de leur dédaigneuse cruauté pour la misère humaine.

Mais, ce jour-là, il sera trop tard, car les malheureux, poussés à bout, fous de douleur et de rage, ne s’arrêteront pas sur la route de la destruction. Il faut qu’une nouvelle révolution fasse justice de tous ces repus engraissés aux dépens du misérable qui peine toute sa vie sans trouver un seul moment de sécurité et de bonheur. Ce livre est fort bien écrit, mais j’aimais mieux les Paroles d’un révolté qui, selon l’expression d’Elisée Reclus, « se livrait surtout à une critique ardente de la société bourgeoise, à la fois si féroce et si corrompue, et faisait appel aux énergies révolutionnaires contre l’État et le régime capitaliste. L’ouvrage actuel est de plus paisible allure. Il s’adresse aux hommes de bon vouloir qui désirent honnêtement collaborer à la transformation sociale et leur exposer, suivant les grands traits, les phases de l’histoire imminente qui nous permettront de constituer enfin la famille humaine sur les ruines des banques et des États. »

Jacques avait ramassé le bouquin, et, tournant les premières pages, il lisait la préface, de cet accent profond et un peu saccadé des gens convaincus et nerveux : « La reprise des possessions humaines, l’expropriation, en un mot, ne peut s’accomplir que par le communisme anarchique ; il faut détruire le gouvernement, déchirer ses lois, répudier sa morale, ignorer ses agents et se mettre à l’œuvre en suivant sa propre initiative et en se groupant selon ses affinités, ses intérêts, son idéal et la nature des travaux entrepris… C’est après ce renversement de l’État, que les groupes de travailleurs affranchis, n’ayant plus à peiner au service d’accapareurs et de parasites, pourront se livrer aux occupations attrayantes de labeur librement choisi, et procéder scientifiquement à la culture du sol et à la production industrielle. » Et plus loin : « C’est l’antique civilisation tout entière que nous voyons s’achever. Le droit de la force et le caprice de l’autorité, la dure tradition juive et la cruelle jurisprudence romaine ne nous imposent plus ; nous professons une foi nouvelle, et dès que cette foi, qui est en même temps la science, sera devenue celle de tous ceux qui cher chent la vérité, elle prendra corps dans le monde des réalisations…

Certes, l’imminente révolution, si importante qu’elle puisse être dans le développement de l’humanité, ne différera point des révolutions antérieures en accomplissant un brusque saut : la nature n’en fait point. Mais, on peut dire que par mille phénomènes, par mille modifications profondes, la société anarchique est déjà depuis longtemps en pleine croissance. Elle se montre partout où la pensée libre se dégage de la lettre du dogme, partout où le génie du chercheur ignore les vieilles formules, où la volonté humaine se manifeste en actions indépendantes, partout où les hommes sincères, rebelles à toute discipline imposée, s’unissent de leur plein gré, pour s’instruire mutuellement et reconquérir ensemble, sans maître, leur part à la vie et à la satisfaction intégrale de leurs besoins[1]… »

Jacques s’arrêta brusquement, et me regardant de son œil clair :

— Il faudrait tout citer, Monsieur, mais vous ne prenez, sans doute, aucun intérêt à ces choses.

— Vous vous trompez, mon ami, je crois seulement que tant que le monde existera (et peut-être cette existence est-elle plus limitée qu’on ne suppose), il y aura des puissants et des faibles, des riches et des pauvres. L’égalité ne peut être que momentanée, au bout d’un certain temps les capacités triompheront des masses et les exploiteront, les esprits pervers tromperont les simples, les malins s’arrangeront de façon à supplanter les naïfs. Il y aura toujours des oppresseurs et des opprimés, parce que l’homme faible a besoin d’obéir, comme le fort a besoin de commander.

En détruisant tout ce qui existe, vous recommenceriez un nouvel état qui, au bout d’un siècle, serait exactement semblable à l’ancien. On versera encore bien des flots d’encre en faveur de votre thèse qui est fort belle dans l’esprit des illuminés et des poètes, mais irréalisable dans un monde aussi imparfait que le nôtre.

Tous vos efforts tendront à faire couler le plus de sang possible, et ce n’est pas avec le remords de vos crimes que vous arriverez au bonheur. J’ai connu bien des folies dans ma vie, et, si je ne les ai pas partagées, je les ai comprises, excusées. En considérant sérieusement les choses on arrive, d’ailleurs, à cette conclusion : que l’homme est un être irresponsable, et que tout ce qui émane de son jugement est folie ! Mais, mieux vaut, croyez-moi, la folie organisée et solennelle que nous subissons que votre folie sanguinaire qui vous rabaisse à l’état de brutes.

Jacques crispa les poings, et je crus qu’il allait s’élancer sur moi, tant l’expression de ses yeux pâles devint menaçante ; puis il sembla s’apaiser et me tourna le dos avec dédain. La Claudie, repliée sur elle-même, respirait péniblement entre deux quintes de toux. Je jugeai inutile de combattre davantage une opinion aussi enracinée, et j’allais me retirer quand Jean reparut avec les provisions que je l’avais envoyé chercher : un peu de viande, du pain et une bouteille de bon vin que je déposai dans un coin du taudis. Jacques André ne bougea pas, mais la femme se jeta avec avidité sur les aliments, et, après en avoir fait deux parts, dévora la sienne.


III


Je pris l’habitude d’aller quelquefois chez ces malheureux, tâchant, dans la mesure de mes moyens, d’adoucir leur misère sans éveiller leur extrême susceptibilité. Il m’importait peu que le concierge fût hostile à mes démarches, et jamais je ne me sentais plus heureux que lorsque j’avais pu faire quelque bien à mes protégés.

— Ça finira mal ! grognait le père Chafoin en savourant son café, à la fenêtre de sa loge. Les ceusse qui disent du mal des bourgeois sont des canailles ! À preuve que, sans les bourgeois, ils iraient engraisser le champ de navets ! Si les bourgeois n’étaient pas là pour faire aller le commerce, tous ces miséreux claqueraient comme des mouches ! Bien sûr que sans M. Chassavant, le propriétaire, je n’aurais pas de quoi recevoir les amis, le dimanche, et que je ne siroterais pas ma fine, en ce moment, tout comme un ministre. Plus de bourgeois, plus de propriétaires ! Plus de propriétaires, plus d’immeubles ! Plus d’immeubles, plus de concierges !…

— Vous êtes un privilégié, père Chafoin, et je suis persuadé que vos mérites seuls vous ont valu la faveur de tirer le cordon dans la maison d’un homme aussi distingué que M. Chassavant. Malheureusement, les loges ne sont pas à la portée de toutes les ambitions, et je connais plus d’un pauvre diable qui soupire vainement après cet honneur tant convoité.

Le portier se rengorgea, et les préventions que mon étonnante conduite lui inspirait se dissipèrent à demi.

— Ah ! Monsieur, soupira-t-il, vous paierez peut-être de votre vie la générosité que vous montrez à l’endroit de cet anarcho.

— Vous croyez ?…

— Dame !… Depuis quelques jours on ne parle que de lui dans le quartier. N’a-t-il pas imaginé d’ameuter tous les vagabonds du voisinage pour leur prêcher la liberté par le meurtre, l’égalité par le partage, le redressement du monde par le renversement des choses ! C’est à se tordre !… Pour moi, on ferait bien de museler tous ces hurleurs qui finiront par devenir enragés !…

— S’ils vous entendaient, père Chafoin ?…

— Je pense bien, au moins, que vous n’allez pas me dénoncer ! s’écria-t-il avec une terreur comique. Ce que j’en dis, c’est pour votre bien. Moi, n’est-ce pas, je n’ai rien à perdre… Bien sûr que l’on ne trouverait pas lourd à partager dans mes frusques !…

La Claudie avait repris quelques couleurs, et, grâce à ma protection, on avait bien voulu l’admettre dans un atelier de couture. Jacques, aussi, s’était remis au travail, mais par intermittence, n’ayant de volonté que pour son rêve absurde. Il m’avait pris pour confident et me racontait ses chimères que j’écoutais avec calme, ayant compris l’inutilité de mes indignations. Pas un méchant homme, cet anarchiste, mais un illuminé marchant avec ardeur dans son apothéose, et côtoyant les gouffres sans même les soupçonner. Son ambition eût été de haranguer les foules, de les convaincre, de les consoler, et d’obtenir, par le raisonnement, la soumission des bourgeois. Le rêve ne devenait sanglant que lorsqu’il se voyait dans l’impossibilité de le poursuivre dans l’azur et que les fleurs de la pitié se flétrissaient sous ses désirs impatients.

Il souriait de son mystérieux sourire d’halluciné lorsque j’avais paru approuver des paroles que je n’écoutais plus. Et, pourtant, il était éloquent, d’une éloquence nerveuse, heurtée, avec des silences et des images ardentes subitement évoquées.

— Tout ce que je vous dis arrivera un jour, s’écriait-il souvent ; seulement, vous êtes volontairement aveugles, et ne daignez pas voir l’immense chemin que l’idée fait d’heure en heure. Vous vous réveillerez dans l’abîme !

Que de soirées nous passâmes ainsi à caresser de roses visions de félicité, d’union et de paix universelles ! Jacques arpentait fiévreusement son étroite chambre, et je l’écoutais, assis sur une malle, tandis que Claudie sommeillait à nos pieds. La fumée de ma cigarette s’échappait en bleuâtres tourbillons par la lucarne ouverte sur le ciel sombre, et je regardais les étoiles qui scintillent là-haut, si loin, si loin, qu’elles ne sont plus qu’une cendre d’or, une cendre chaude de tous les rêves, de toutes les illusions et de toutes les luttes qui bouleversent notre globe minuscule !

J’avais une assez vaste propriété dans les environs de Paris ; je tâchai d’y intéresser Jacques, afin de l’arracher à son affreuse prison.

— Si vous voulez, mon ami, vous surveillerez mes travaux agricoles, Claudie vous accompagnera et soignera le poulailler, car elle est trop faible pour traire les vaches et aller à l’herbe. Est-ce dit ?

Ils acceptèrent avec reconnaissance. La boiteuse, surtout, était ravie. Elle alla prévenir à l’atelier qu’elle ne reviendrait plus, et, en moins de temps qu’il ne m’en fallut pour donner à Jean mes ordres de départ, elle assembla les quelques hardes qu’ils possédaient maintenant en commun.

La campagne !… son éternel désir, qui, toujours, reculait dans les brumes de l’impossible ! Elle allait donc pouvoir se promener dans un grand jardin avec beaucoup d’herbes et de fleurs autour, avec des oiseaux qui chanteraient en liberté et des chemins qui se perdraient dans des nuits de verdure !…

Elle n’avait jamais vu la vraie campagne ; son souvenir n’allait pas au delà des fortifications. Là, parfois, elle avait cherché aventure quand le soleil chauffait doucement la route poudreuse, entre deux rangs de maisons inégales. Elle s’était assise au bord du talus avec des amants de rencontre qui la trouvaient gentille tout de même, et le lui disaient crûment. Elle eût voulu effacer cette époque déjà lointaine de sa vie pour devenir la femme de Jacques, de ce Jacques qui parlait si bien et savait tant de choses ! Certes, elle était indigne de lui ; pourtant, cette existence de débauche, elle ne l’avait point voulue, elle l’avait détestée toujours par instinct, sans se rendre compte de son ignominie.

Et la pauvre fille donnait raison aux théories de son amant qui rêvait l’égalité pour tous : pour les vierges heureuses comme pour les drôlesses martyres. Cent jeunes filles élevées dans le luxe et les bons principes se fussent souillées, irrémédiablement perdues, où l’enfant du peuple était restée bonne et généreuse. Claudie, avec une innocence adorable, s’accusait de n’avoir pu subir le vice : « J’étais si délicate, n’est-ce pas, je n’avais pas la force ! » Sans cela, elle eût aimé sa peine d’amour pour apporter quelques sols au logis, et désarmer la colère toujours véhémente de son ivrognesse de mère !

Quelle joie ! quand, au sortir de Paris, la route s’étendit au loin, étincelante, noyée dans le poudroiement d’or du jour naissant. Tout vibrait dans cette poussière de rayons que les chaudes heures de l’été laissent après elles.

La verdure s’orangeait de tons brillants et les maisons devenaient roses. Des vols d’hirondelles circulaires et joyeux s’enchevêtraient sur sa tête, les oiseaux se répondaient, et elle regardait d’un œil lumineux les jardinets qui fleurissaient le long du chemin, les chalets couverts de vigne vierge et de clématites. Pourtant, ce n’était encore que cette maigre verdure que les grandes villes créent autour d’elles, cette première zone de banlieue, sans cesse déflorée, où la nature est sèche, la terre usée et où les écailles d’huîtres s’entassent sous les feuilles mortes et les épluchures.

Elle se pelotonnait dans la voiture qui l’emportait avec son homme vers les horizons embaumés d’espérances ; elle aspirait avec son cœur ces premières bouffées d’air pur et de liberté. Les robustes commères la regardaient passer de leurs gros yeux, étonnées de lui voir cet étroit visage de cire tacheté de sang aux pommettes et ces épaules frêles qui semblaient des épaules de fillette.

Elle était très élégante, la Claudie, avec sa robe à dix sols le mètre et son paillasson fleuri d’une touffe de bluets ! si élégante que j’avais peine à la reconnaître, et que je lui adressais des regards en coulisse comme à une demoiselle de distinction.

Nous descendîmes de voiture à la Cerisaie, et je voulus, moi-même, veiller à l’installation de mes protégés. J’avais fait repeindre et remeubler un pavillon attenant aux communs, afin que leur premier sentiment fût un sentiment de joyeuse surprise. Un beau fusil neuf, accroché au mur entre deux bois de cerf, attendait Jacques, et j’avoue que le résultat de toutes ces attentions dépassa mon attente. Jamais je n’avais vu une reconnaissance aussi sincère luire dans quatre prunelles humaines ! et jamais la satisfaction d’une bonne action ne me fut aussi douce.

— Oh ! mon cher maître, s’écria Claudie, en se mettant presque à mes pieds, comment reconnaître ce que vous avez fait pour nous ?… Toute ma vie je vous bénirai, toute ma vie je prierai Dieu pour que vous ayez encore de la joie dans vos vieux jours.

Jacques haussait les épaules ; pourtant je crus voir une toute petite larme luire dans le coin de son œil. Cette larme me trouble encore aujourd’hui, et je tombe dans un abîme d’incertitudes, lorsque j’y songe. Peut-être, après tout, n’a-t-elle existé que dans mon imagination. N’étais-je pas un bourgeois, un de ces abjects bourgeois qu’il eût voulu laisser tout nus sur le chemin ?…


IV



Dès le lendemain de notre installation, je montrai ma propriété à Jacques et à sa compagne. Un nuage déjà s’amoncelait sur le front pensif du jeune homme ; Claudie, au contraire, était plus épanouie que la veille.

Elle courait de tous côtés, assemblant des fleurs dans ses pauvres mains à veines bleues, saillantes comme des cordelettes. Avec un goût parfait, elle disposait les corolles plus humbles autour des roses d’élection ; puis, quand elle eut serré son chef-d’œuvre dans une ceinture de fougères et de roseaux, elle me le tendit avec une belle révérence à la Trianon, toute remplie d’une grâce mièvre et précieuse qui nous fit rire.

— Quel âge avez-vous, Claudie ?

— Je suis vieille, Monsieur, j’ai vingt-quatre ans !

— Vieille ! vous avez dix ans de moins que lorsque je vous ai vue pour la première fois.

— C’est vrai. J’étais plus près de la fin alors que maintenant. Croyez-vous que le bonheur puisse guérir complètement ?

— Certes. Le bonheur est le plus efficace des remèdes. Or, il ne tient qu’à vous d’être heureuse jusqu’à l’âge le plus avancé.

— Oh ! moi, je suis heureuse quand il est heureux. Ma vie n’est-elle pas liée à la sienne de telle sorte qu’une rupture serait la mort ?…

— Jacques ne vous quittera plus maintenant ; n’est-ce pas, Jacques ?…

Le jeune homme hocha la tête sans répondre.

— Laissez-le, s’écria Claudie. Il a toujours en tête une foule d’idées singulières qui l’empêchent de songer à son bonheur…

Mais, je m’obstinai.

— Voyons, mon ami, dites-moi quelque chose, insistai-je doucement. Vous voyez que les bourgeois ont quelquefois du bon, et que, dans la mesure de leurs moyens, ils font le bien autour d’eux.

Jacques me regarda dans les yeux, puis il dit nonchalamment :

— Vous n’êtes pas un bourgeois, Monsieur, vous êtes un bienfaiteur… Mais je veux bien reconnaître que le bourgeois n’est pas foncièrement mauvais, qu’il n’est qu’égoïste. Sa générosité ne va pas au-devant de l’infortune, ce n’est que quand elle lui barre le chemin qu’il songe à la soulager.

— Peut-être vos amis n’en feraient-ils pas autant !

— Mes amis seraient pareils à vous s’ils avaient été élevés dans vos principes, et c’est précisément parce que tous les hommes se valent que je veux l’égalité pour tous ! Trop longtemps vos doigts ont gardé le reflet de l’or, je veux que nos dures mains de travailleurs puissent, à leur tour, palper le joyeux métal. Dieu, si Dieu existe, a fait le ciel pour tous, pourquoi la terre ne serait-elle pas aussi pour tous ?… Il eût mieux valu assurément s’entendre et partager de bonne grâce, mais puisque vous vous bouchez les oreilles, la violence seule reste aux malheureux. Je sais bien qu’il y aura de mauvais moments à passer, et que le sang est une chose laide à voir ; cependant il faut agir, nous avons attendu trop longtemps, et les petits demandent du pain…

— Je crois, hélas ! que ce n’est pas le moyen de leur en procurer.

— Peut-être, en effet, faudra-t-il des années pour renouveler le monde. Sait-on même si jamais l’amour des autres aura assez de vigueur pour remplacer l’égoïsme ou le favoritisme dans l’organisation sociale ?… Pourtant, j’espère encore que cette aube de justice se lèvera plus éclatante après les ténèbres de la lutte, et qu’il n’y aura plus, désormais, sur la terre, ni victimes ni bourreaux.

L’amertume de son cœur, en lui remontant aux lèvres, fit trembler sa voix. Cependant il pour suivit :

— Il faut que la civilisation de demain soit le fruit de ce combat loyal, il faut que chacun entende raison et se résigne, car si l’on ne sait garder le bon côté de l’émulation et du contrôle, tout croulera de nouveau. Ah ! cette civilisation ! comme je la vois clairement, à cette heure, grande, forte, équitable, indestructible… Et lors que chacun aura sa part…

— Cher Jacques, s’écria Claudie, je ne veux rien pour moi, tu garderas tout !

— Vous voyez, dis-je en souriant, votre partage n’est déjà plus possible. Voici un être sincère et doux qui n’en veut pas !… Il peut s’en trouver encore d’autres.

— Oh ! moi, murmura la boiteuse, je ne compte pas, je suis si peu de chose !… D’ailleurs, je voudrais être moins encore… une ombre, seulement, l’ombre du bien-aimé !

— Bonne petite Claudie ! dis-je en lui prenant la main, parlons de vous aussi. Racontez-moi votre enfance, votre jeunesse… Est-ce un accident qui vous a rendue boiteuse ?

— Pourquoi remuer cette fange ? Vous en aurez le cœur soulevé, Monsieur.

— Qu’importe ! Plus vous remuerez de fange, plus vous sortirez pure de votre affreux passé, ma pauvre fille. Parlez sans crainte, j’ai deviné, déjà, une partie de la vérité.

— Je suis née, je pense, derrière la butte Montmartre, dans une cité infecte, sans cesse obstruée de boue et de détritus. La cour, un terrain ravagé, creusé de fondrières, était métamorphosée en cloaque, car il n’y avait ni fosse, ni puisard, et l’odeur qu’elle répandait empoisonnait l’air. Là, dans des taudis faits de planches et de terre, croupissaient une centaine d’êtres qui avaient à peine apparence humaine. Étais-je la fille des gens qui me forçaient à mendier tout le jour et m’accablaient de coups lorsque je revenais les mains vides, je ne le crois pas ; et bien des indices que j’ai recueillis depuis me confirment dans ce doute. La femme rentrait ivre et en sang, après des bordées de huit jours, l’homme faisait la fête au logis avec l’argent que mes sœurs rapportaient le soir. Jamais je ne suis entrée sans dégoût dans la tanière qui nous servait de logis ; l’haleine nauséabonde de vice et de misère qui me frappait au visage m’écœurait jusqu’à la nausée. L’homme qui, sans doute, s’apercevait de ma répulsion, me détestait plus que les autres petits, et j’ai certainement reçu de lui plus de raclées que de morceaux de pain ! Après une de ces exécutions, je ne pus me relever, et des voisins, accourus à mes cris, constatèrent que j’avais la jambe brisée. On me laissa en repos pendant quelque temps, mais sans appeler aucun médecin, de sorte que lorsque je pus enfin marcher, j’étais boiteuse. Bonne aubaine, d’ailleurs, pour les misérables qui me trouvèrent plus digne d’apitoyer le passant ; et je l’apitoyais, en effet, de telle sorte que je ne rentrais jamais sans rapporter plein mes poches de sous et de piécettes blanches.

» Lorsque j’eus treize ans, on m’enferma dans une masure voisine de la nôtre avec un chiffonnier qui me trouvait à son gré. Et, là, sur un tas de guenilles et d’os pourris, je subis, le plus infâme des supplices, malgré mes efforts et mes cris !… D’ailleurs, dans ces charniers où s’entassaient des familles de huit à dix personnes, sans lit, la plupart du temps, les hommes, les femmes, les enfants se gâtaient les uns les autres, comme des champignons véreux. Parfois, des épidémies de fièvre typhoïde ou de variole balayaient au cimetière les trois quarts de la cité ; et c’était tant mieux pour ceux qui partaient !

» Le chiffonnier fit de moi sa bonne amie, et il me fallut habiter son bouge, tout au fond de la cour, derrière un monceau d’immondices, et partager sa paillasse, parmi le pêle-mêle d’ordures dont il l’ensevelissait chaque nuit. Et, lorsque je sortais, pour aller mendier, de l’humidité gluante de ces murs verts suintant sans cesse, j’avais l’air d’une morte échappée du cercueil. Les passants ne s’en montraient que plus charitables, la recette grossissait en raison de mon état de souffrance.

» Enfin, je m’échappai !… Je vécus comme il me fut possible, de prostitution et de basses besognes, car je ne savais rien faire et n’avais pas les moyens d’apprendre. Aussi, quand il y a deux ans, je rencontrai Jacques, me trouvai-je, tout de suite, heureuse et rassurée ; non pas que mon dénuement eût cessé, mais parce que mon âme, pour la première fois, put s’ouvrir aux bonnes paroles et aux encouragements. Il ne me traitait plus en traînée, en rouleuse, comme mes amants de rencontre, il avait pour moi de la pitié et de la tendresse…

» Un jour, que nous étions sans un morceau de pain, je m’enfuis pour faire mon ancien métier, espérant gagner quelque argent qui nous aiderait à vivre. Je ne croyais pas mal agir, je me réjouis sais même à l’idée de procurer un peu de bien-être à mon homme chéri ! Hélas ! la phtisie avait détruit ma gentillesse, et je ne rapportai qu’une très petite somme. Mais, ce qui me brisa le cœur, c’est que Jacques me reçut avec des injures plein la bouche, et qu’il me jeta dehors avec la poignée de pièces blanches que je lui offrais ! Mon Jacques, si doux, était comme un forcené. Jamais je ne lui avais vu cet air terrible, ces poings frémissants… Je m’enfuis désolée, et, pendant six semaines, je n’osai retourner devant sa maison. C’est pendant ces six semaines que je connus toutes les tortures, tous les désespoirs ! Oh ! si la mort avait voulu de moi !… Pourtant, l’amour me tirait vers lui de jour en jour plus violemment. Enfin, je ne pus y tenir, et, faisant taire mes appréhensions, je courus me blottir devant sa porte… Je restai là pendant des heures, puis, l’émotion et la fatigue furent trop fortes, je perdis connaissance… Vous savez le reste, Monsieur. »

En effet, je savais le reste, et mes yeux se remplissaient de larmes à voir cette pauvre créature si résignée, si intéressante, malgré son effroyable passé.

J’essayai aussi d’interroger Jacques, mais il ne me répondit que par des paroles vagues.

— À quoi bon vous raconter ma vie ?… Elle est semblable à celle de tous les malheureux ! Ce n’est point en étalant nos misères que nous les soulagerons, c’est en agissant. Ma conscience est droite, Monsieur, c’est tout ce que je peux vous affirmer.

Puis, après une rêverie de quelques minutes, il revint à sa chimère :

— Nous sommes riches de tous les progrès accomplis depuis que la société existe, nous sommes riches de nos découvertes et de nos perfectionnements. Le sol couvert de moissons, de bois, de manufactures et de cités nous appartient et doit procurer le bien-être à chacun de nous. Pourquoi donc cette désolation de tous côtés ? Pourquoi ce travail pénible pour quelques-uns et cette éternelle incertitude du lendemain ?… Parce que tout ce qui produit : la terre, les mines, les machines, l’éducation, le pouvoir, tout ce qui nourrit et élève l’homme a été accaparé par quelques-uns, pendant des siècles de pillage, de guerre et d’oppression ; parce que, forts du passé, ces accapareurs se croient assurés de l’impunité, et pensent qu’en tenant les masses dans un perpétuel état de gêne et d’esclavage, ils les empêcheront de penser et d’agir !… Des générations entières nées et mortes dans les tourments de la faim ont légué à ces quelques privilégiés l’immense héritage de ce siècle, des millions d’hommes ont succombé à la tâche, chaque hectare du sol que nous labourons a été arrosé des sueurs et du sang de plusieurs races, chaque découverte, chaque progrès de l’humanité a son origine dans l’ensemble de travail manuel et cérébral du passé et du présent. De quel droit donc pourriez-vous vous approprier la plus petite parcelle de cet immense tout, et prétendre que ceci est à vous plutôt qu’aux autres ?…

— Il n’y a pas de droit ; c’est ainsi, parce que notre nature est imparfaite. C’est l’éternelle fable des Marrons du feu. Pourquoi ne demandez-vous pas raison à la création des injustices qu’elle ne cesse de commettre ? Pourquoi les uns sont ils droits comme des joncs et les autres bossus ou culs-de-jatte ? Pourquoi les uns sont-ils beaux et bêtes et les autres laids et intelligents — ce qui leur fait ressentir plus désagréablement leur disgrâce ? Enfin, pourquoi les uns sont-ils bien portants et les autres martyrisés par de mystérieux supplices ? Voyez-vous, mon ami, il faut remonter plus haut que l’homme pour chercher l’injustice des choses ! Seulement, la force qui nous a créés gardera toujours son secret, et, jusqu’à ce qu’il lui plaise de supprimer le monde, vous vous tordrez dans d’inutiles convulsions comme des tronçons de vipères sous la botte ferrée du chasseur !

Mais Jacques ne m’écoutait pas, creusant son idée avec la ténacité des visionnaires :

— Je vous ai entretenu de la richesse, poursuivit-il, vous parlerai-je aussi de l’éducation ? Elle est impossible au fils de l’ouvrier qui, à douze ans, est obligé d’aider son père dans son dur labeur. Peut-on parler d’étude à celui qui rentre le soir, brisé par une journée de travaux abrutissants ?… Or, l’étude est la suprême consolation, le pain moral qui donne à notre être la force de créer, et fait parfois d’un homme intelligent un homme de génie et un bienfaiteur. Que de progrès n’aurions nous pas encore réalisés si beaucoup de nos désespérés avaient pu apporter aux arts et à l’industrie l’étincelle qu’ils avaient en eux, et qui ne demandait qu’à jaillir pour embraser un monde ? L’humanité s’essaye à se délivrer de toute entrave, de tout despotisme et, enfin, de tout gouvernement. Alors, seulement, elle pourra satisfaire ses aspirations et ses besoins par la libre entente des peuples et des individus. Le commun accord remplacera la loi, et, sans tenir compte des frontières, réglera les intérêts particuliers en vue du but général. Nous pouvons déjà pressentir le moment où l’individu, cessant d’être lié par des lois, n’aura que des habitudes sociales. Plus de capital privé, plus d’État. La liberté d’action et de conscience… Ah ! ils sont jolis vos flagorneurs politiques qui nous disent : « Donnez-nous la puissance, nous vous donnerons le bien-être ! » Une fois leur ambition satisfaite, ils ne songent plus qu’à lécher l’assiette au beurre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien pour le voisin ! Et quand je pense que vos journaux consacrent des colonnes entières aux débats parlementaires, aux intrigues des gens en place et de tous les polichinelles du pouvoir, je me sens frémir de colère !… Quant aux bourgeois, ils oublient, en lisant ces calembredaines, le nombre incalculable d’êtres — presque toute l’humanité — qui souffrent, se débattent dans la misère, travaillent, pensent, créent et crient vers eux dans une croissante indignation !

Jacques s’appuya à un arbre pour ne pas tomber, tant son émotion était grande ; de larges gouttes de sueur perlaient sur son front blême.

— Mon Dieu, mon ami, lui dis-je pour le calmer, je pense que le mal arrive fatalement, et que devant la mort certaine et rapide, il importe peu que nous ayons été paysan, ouvrier, mendiant, député ou ministre !…

Et j’ajoutai distraitement, en cueillant un gros cèpe mordoré comme une grenade, et fleurant la forte odeur des champignons nourris de terre grasse et de rosée :

— Je crois aussi que vous avez le droit de manger du bourgeois, si le cœur vous en dit… mais c’est un plat bien indigeste !…


V


Petit à petit, le calme sembla renaître dans cet esprit ravagé par les mauvaises doctrines, les dangereuses lectures, et que l’injustice humaine — elle existera toujours — avait conduit à l’abîme.

Je ne pense pas, cependant, qu’il eût le moindre forfait sur la conscience, mais les discoureurs de carrefours, les professeurs d’anarchie font plus de victimes, autour d’eux, que les véritables criminels, car ils peuvent gagner tout un peuple à leur cause.

En éloignant Jacques de Paris, en l’isolant dans un pays paisible, j’avais espéré détruire son influence morbide et le guérir lui-même de ses terribles visions.

Je restai à la Cerisaie jusqu’au mois de janvier, enchanté de mon nouveau surveillant qui ne surveillait pas grand’chose, mais semblait, pourtant, se mieux garder lui-même — seul but que j’avais d’ailleurs ambitionné !

Un agriculteur des environs, bien pensant, brave homme et aimable compagnon, s’était lié d’amitié avec mon protégé, et cette fréquentation me paraissait devoir lui être favorable. — Puissent les saines idées et les bons principes de ce Guillaumet convertir Jacques à notre cause ! pensais-je, je ne saurais trop encourager cette intimité !

À vrai dire, j’avais assez de la campagne, et j’étais heureux de pouvoir confier à un tiers la direction morale de mon halluciné.

Je retournai donc à Paris, en priant la boiteuse qui, maintenant, écrivait comme une Sévigné, de me renseigner fréquemment sur les faits et gestes de son cher homme.

Elle me le promit les larmes aux yeux :

— Je vous écrirai chaque jour, Monsieur, si vous voulez bien le permettre, et vous raconterai notre existence, heure par heure.

— Non, mignonne, ce serait trop ! Une bonne lettre par semaine me suffira, à moins que vous n’ayez à m’apprendre un événement de quelque importance.

Elle rougit, et, malgré mes efforts pour me dégager, pressa ma main sur ses lèvres.

— Merci encore, Monsieur, je n’oublierai jamais que vous m’avez rendu la vie et le bonheur… Oh ! si je n’étais une pauvre et faible fille, comme je voudrais vous prouver ma reconnaissance !

— Vous me la prouvez mieux qu’aucune autre ne saurait le faire, ma bonne Claudie ; je suis largement payé du peu que je vous ai fait… Au printemps prochain, j’espère vous trouver tout à fait rétablie, avec de grosses joues vermeilles et de belles épaules potelées… Vous serez alors gentille comme un petit cœur !

Elle riait et pleurait à la fois : de joie de me devoir tant de félicité, et de chagrin de ne pouvoir me retenir. Moi aussi, je me sentais tout ému, avec un regret que je ne m’avouais pas. Il me semblait que j’avais tort d’abandonner l’œuvre commencée, de laisser au hasard le soin de veiller sur ces deux êtres faibles et inconscients.

Cependant, mes amis commençaient à m’oublier, et la nostalgie de Paris me prenait de jour en jour plus tyranniquement. Je croyais avoir puissamment contribué à la conversion de l’anarchiste qui délaissait positivement ses théories criminelles, et accomplissait sa nouvelle tâche dans la mesure de ses moyens.

Avant de partir, j’avais demandé aussi un entretien à Guillaumet, afin de mettre ma conscience à l’abri de tout remords. Le fermier était un homme d’une cinquantaine d’années, fort, haut en couleur, qui tenait prodigieusement à son bien et n’en aurait pas distrait une parcelle pour sauver son âme. Suffisamment riche et vivant grassement à la campagne, il devait tout au sol ; aussi l’aimait-il d’une affection profonde, qui se manifestait à chaque instant dans ses paroles. Les natures opposées de ces deux hommes devaient se rechercher et se combattre ; mais je pensais que le bon sens de l’un triompherait de la folie de l’autre et qu’il n’était pas mauvais que le caractère de mon protégé fût assoupli par une résistance saine et vigoureuse. Je trouvai le père Guillaumet en train de surveiller ses valets de ferme. Il retirait parfois sa courte pipe d’entre les dents pour gourmander les paresseux, et il ne dédaignait pas de donner un coup de main aux uns et aux autres.

— Ah ! fit-il, vous êtes sur votre départ ?… Je crois que votre présence va bien manquer à ma dame Claudie et à son homme !

— J’espère que non. Ils ont tout ce qu’il faut pour se suffire à eux-mêmes, et je venais, monsieur Guillaumet, vous demander d’être doux à ces pauvres gens. Ce sont des convalescents qui ont besoin, surtout, d’un appui moral. Surveillez les donc, donnez-leur de bons conseils et supportez avec patience les divagations du mari.

— J’y tâcherai. Cependant, je suis parfois un peu vif aussi, surtout après les repas, et je ne mâche pas toujours mes paroles. Vous savez ce que je pense de toutes les théories de ces imbéciles ? Eh bien ! si la moutarde me monte au nez, je le dirai crûment à ce petit raté qui n’a même pas la force de soulever un fusil ! Est-ce que le partage est juste, voyons, quand ce n’est qu’au prix d’un labeur acharné que nous avons acquis une modeste aisance ? Il suffirait donc de dire : « Je veux ! » pour dépouiller toute une famille d’honnêtes gens qui, de père en fils, ont gagné leur pain si péniblement ? Une poignée de gueux, venus on ne sait d’où, nés d’on ne sait quel crime, incapables d’aucun effort, ni d’aucun bon sentiment, pourraient nous piller, au mépris de toute loi et de toute justice ?… C’est inadmissible… Nous possédons, parce que nous avons été plus obstinés, plus actifs, plus intelligents et plus adroits. Je crois que tant que le monde existera, il en sera toujours de même, et que ce qu’on renverserait aujourd’hui se rétablirait demain.

Tenez, voilà mes valets de ferme : ils sont heureux de m’obéir, et ne cherchent qu’à amasser un peu d’argent pour pouvoir à leur tour acheter un lopin de terre et le cultiver. Aux champs, il y a toujours de l’ouvrage, celui qui montre de la bonne volonté et de l’ambition peut toujours se tirer d’affaire… Mon grand-père était simple domestique, et je suis, aujourd’hui, un des plus gros fermiers du pays ! Peut-être mon fils deviendra-t-il châtelain, député et ministre ! Et ce serait justice, n’est-il pas vrai ? car ses parents lui auront gagné l’instruction et les honneurs par leur travail !

— Vous avez raison, monsieur Guillaumet : votre opinion est la plus logique et la plus saine de toutes. Je vous confie Jacques, faites-en un honnête homme ! Cela, peut-être, ne sera pas aussi difficile que vous le croyez ; car il est juste, au fond, sa nature est enthousiaste et généreuse ; il ne lui a manqué qu’une bonne direction.

Le fermier hocha la tête avec incertitude, mais il me promit de me seconder dans mon œuvre de rénovation. Je partis donc, l’esprit léger et la conscience tranquille.

À Paris, l’anarchie avait fait des progrès pendant mon absence. Plusieurs locataires avaient reçu des lettres de menaces, et, la terreur aidant, ma maison s’était vidée comme par enchantement. N’ayant pas lu de journaux à cause de Jacques, durant ces quelques mois passés à la campagne, je n’avais pas suivi les progrès de cette gangrène sociale. Aussi, la violence du mal et l’inquiétude que je vis dans tous les regards me semblèrent-elles extrêmes. Le père Chafoin, qui apercevait des ennemis partout, ne tirait son cordon qu’en tremblant, et chaque boîte à sardines qu’il trouvait dans sa cour le remplissait du plus violent effroi. Les gavroches du quartier se gaudissaient de ses terreurs et ne cessaient de les provoquer par leurs fumisteries.

J’eus quelque peine à rentrer chez moi, car ma vue seule avait mis le coquin hors de lui.

— Oh ! Monsieur, vous allez attirer tous les gueux du quartier ! gémissait-il, c’est vous qui nous avez porté malheur avec votre bonté pour ce misérable Jacques André que la foudre écrase !

— Jacques est incapable de faire du mal à une mouche, c’est un fou et pas autre chose !

— Les fous sont dangereux, on les enferme !

— Aussi ai-je enfermé le mien, il ne reviendra pas, soyez tranquille !

— Monsieur a tort de ne pas se méfier davantage ! Il y a une odeur de dynamite dans l’air ; le mieux serait de dénoncer cette vermine, de s’en débarrasser à jamais.

— Vous n’y songez pas, père Chafoin ! Jacques n’a commis aucun crime.

— Il en commettra, c’est moi qui vous le dis ! Ces choses-là sont contagieuses comme le choléra !

Plus je me fis doux et conciliant, plus le concierge devint agressif. Chaque jour amenait des vexations nouvelles ; aussi, me décidai-je à donner congé.

Ce ne fut pas sans mélancolie que je quittai cet appartement et ce quartier que j’avais habités pendant si longtemps. Il me sembla que je rompais violemment avec le passé, que ce qui avait fait ma joie jadis ne se retrouverait plus, et que mon âme changerait comme les êtres et les choses. Nous laissons à tout ce que nous avons approché une parcelle de nous-mêmes, mais lors que nous abandonnons une demeure aimée, le déchirement est plus cruel encore. Longtemps les facultés vitales de notre âme en restent affaiblies, et le souvenir attristé retourne aux lieux qui lui sont chers. Toute séparation prépare la disparition finale qui souvent, hélas ! ne touche qu’un corps et qu’un cœur déjà glacés.

Les nouvelles de Claudie que je recevais régulièrement m’étaient heureusement une consolation. Elle avait beaucoup profité des leçons que je lui avais fait prendre pendant ces derniers mois, et ses lettres pleines de sentiment et de poésie me touchèrent plus que je ne saurais le dire. En voici quelques passages dont je supprime les fautes d’orthographe et les barbarismes, pour plus de clarté.

« La Cerisaie, 20 janvier.
» Cher bienfaiteur,

» Si vous saviez combien le temps nous semble long loin de vous, vous auriez pitié ! Tout notre soleil s’en est allé, comme si un gros nuage avait passé dessus. Nous avons bien manqué prendre le train pour venir vous rejoindre ! Ce serait mal, n’est-ce pas ? puisque votre désir est que nous vous attendions…

» Oh ! comme il fait froid dans nos cœurs ! plus froid encore que dans le grand chemin qui, ce pendant, est tout blanc de givre ! Plus un cri d’oiseau, plus un sourire de plante, c’est une désolation !

» Pourquoi suis-je si triste, après tout ?… Mon Jacques est toujours là, et je dois m’appliquer à le soigner et à le guérir. Il se porte mieux, depuis quelque temps, quoique son humeur soit restée chagrine. Je tâche de le distraire et de lui ôter de la tête les mauvaises idées qui y bourdonnent comme des mouches charbonneuses. Peut-être y arriverai-je à la longue, avec l’aide de M. Guillaumet qui nous comble d’égards. Remerciez-le, si vous avez l’occasion de lui écrire. Il sera sensible à votre souvenir, car il a beaucoup de sympathie et de considération pour vous. »

La lettre de Claudie continuait ainsi, toute remplie de choses mélancoliques et charmantes, délicatement exprimées. Celles qui suivirent me causèrent le même plaisir et me rassurèrent sur le sort de Jacques. Cette confiance ne devait malheureusement pas être de longue durée ; bientôt les nouvelles furent moins bonnes, ma gentille messagère ne me cacha plus ses craintes :

« Cher Maître, » écrivait-elle à la fin de février, « il s’est passé, hier, un événement peu grave qui, cependant, m’a vivement inquiétée, et je crois bien faire en vous le racontant : Jacques a reçu tout un paquet de journaux venant de Paris, avec des annotations au crayon rouge aux endroits les plus dangereux. Il s’agissait naturellement des troubles anarchiques survenus dans ces derniers temps, et rien ne pouvait avoir une plus mauvaise influence sur l’esprit de mon pauvre ami. Jusqu’à présent, il était resté sans nouvelles du dehors, et semblait, de parti pris, vouloir oublier les événements politiques ; aussi cet envoi vient-il certainement d’un ennemi…

» Peut-être M. Chafoin pourrait-il nous renseigner à ce sujet. Mais je ne veux accuser personne ; celui qui a accompli cette mauvaise action s’en repentira certainement tôt ou tard. L’effet de cet envoi a été désastreux pour Jacques. Après m’avoir lu les passages les plus violents, il s’est promené, comme un fou, durant toute la soirée ; et lorsque, vers minuit, il est rentré au logis, son exaspération était telle que j’ai dû le déshabiller et lui faire prendre une forte dose de chloral pour l’endormir. J’ai voulu à mon tour parcourir ces journaux : il paraît que les troubles renaissent à Paris, et que, chaque jour, de nouveaux mécontents se joignent aux révoltés pour réclamer le droit au pain et au bien-être. Qu’ils retournent donc à la campagne ! Il n’y aura jamais trop de bras pour labourer la terre et ensemencer les sillons !…

» Je suis une ignorante, mais je sais cependant que le sol français est assez généreux pour nourrir tous ses enfants. Les villes seules restent trop étroites pour contenir les misères humaines, et c’est ici qu’il faut venir ! J’ai parlé de toutes ces choses avec M. Guillaumet, qui m’a complètement convertie par la clarté et la justesse de ses opinions. De quel droit, par exemple, moi, fille de malfaiteurs, de voleurs, d’assassins, peut-être, serais-je l’égale de l’enfant d’honnêtes travailleurs qui, toute leur vie, auront peiné et combattu dans l’espoir d’amasser une petite fortune ? Devrai-je crier à l’injustice, parce que je n’aurai trouvé qu’un héritage d’infamie ? Chacun récolte ce qu’il a semé, c’est aux enfants à semer si les parents ont été indignes.

» Je dis peut-être des sottises, et je suis tentée de le croire devant le mépris de Jacques. Mais je ne convoiterai jamais le bien d’autrui, quand bien même la faim me rongerait les entrailles ! Je vous assure, Monsieur, que mon cœur est rempli d’indulgence et d’affection pour le monde entier ! Tout est certainement très bien ainsi, et je crois que ceux qui voudront renverser la société tomberont avec elle.

» Ces émotions m’ont brisée ; j’ai eu, ce matin, de nouveaux crachements de sang, je me sens si faible que c’est à peine si je puis diriger ma plume. Écrivez-moi, je vous en prie, cher bienfaiteur, vous seul pouvez remettre un peu d’ordre dans l’esprit bouleversé de mon pauvre ami ! »

Cette lettre me plongea dans de nouvelles inquiétudes. Fallait il aller à la Cerisaie pour admonester ce malheureux et l’empêcher de nuire, non par ses acles, il eût été incapable de la moindre violence, mais par ses paroles ?… Je me rassurai en pensant que la population de J··· était à l’abri des doctrines révolutionnaires, que dans ce petit pays de laborieux et de simples la mauvaise graine ne germerait pas, car il se trouverait toujours un soc de charrue pour l’écraser.

Une sorte de langueur m’avait envahi, un dégoût profond de la vie de garçon ; plus que jamais je sentais ma solitude, et, bien qu’aucune femme ne m’eût particulièrement intéressé, je cherchais inconsciemment autour de moi une âme où accrocher mon âme, une branche où accrocher mon nid !… De vagues désirs d’affection me faisaient tressaillir, je me sentais le cœur désespérément vide.

À vrai dire, les lettres de Claudie n’étaient pas étrangères à cet état. Cette pure tendresse féminine, qui battait doucement de l’aile loin de moi, me semblait la plus enviable des félicités. La pauvre fille pâle et fluette que j’avais arrachée à une mort certaine se revêtait même, à distance, d’un charme troublant. Que n’étais-je aimé comme ce Jacques qui n’avait, après tout, que de l’orgueil et de l’envie au fond de l’âme ! Il est singulier qu’un brave homme bien équilibré, intelligent et généreux, ne puisse inspirer qu’une affection calme et prosaïque aux femmes qu’il rencontre. Les don Juan sont toujours ou de franches canailles, ou de parfaits égoïstes !… Peut-être, après tout, est-ce la fatalité qui met la victime auprès du bourreau pour que l’œuvre de destruction, qui est l’œuvre suprême, ne chôme jamais. Ce n’est pas juste, mais, en y réfléchissant, c’est logique. Et de déduction en déduction, j’en vins à me dire que l’anarchie arrivait en son temps pour hâter la fin des choses… Peut-être notre monde a-t-il assez vécu, et sent-il vaguement les prodromes de l’irrémédiable anéantissement…



VI



La Cerisaie, 1er mars.

« Cher bienfaiteur,

» Tout est perdu ! Le plus effroyable malheur vient d’arriver ! Je suis à moitié morte de douleur… Comment vous dire ? et, pourtant, il faut que vous sachiez… Jacques, Jacques a assassiné ! Il est en fuite, et peut-être s’est-il tué pour échapper au châtiment… Ah ! cher maître, pardonnez lui ! il était affolé depuis quelque temps ; tous les journaux qu’il recevait lui faisaient un mal affreux !… Ceux qui ont ainsi troublé sa vie sont de bien grands coupables ! Je voudrais les connaître pour les frapper, les insulter, leur cracher au visage !… Comment vous apprendre ?… Me croirez-vous si je vous jure, sur la tête de mon amant, que ce que je vais vous raconter est la vérité entière ?… Oui, vous me croirez, car vous savez que, malgré mes hontes passées, je n’ai jamais menti.

» Depuis un mois nous allions, presque tous les jours, à la ferme de maître Guillaumet. J’emportais mon ouvrage, et pendant que je raccommodais nos hardes ou faisais des vêtements pour les enfants pauvres, Jacques lisait ses journaux à haute voix, commentant les passages qui lui avaient déplu. Je prêtais peu d’attention à ses paroles qui me paraissaient dénuées de tout bon sens, et je ne m’inquiétais pas, sachant que sa fureur se dissipait comme elle était venue. M. Guillaumet ne disait rien, mais son air railleur était plus éloquent que tout ce qu’il aurait pu répondre. Je crois qu’à la fin il était fatigué de ce verbiage inutile, et qu’il n’y attachait pas plus d’importance qu’à la colère d’un enfant.

» Votre homme est incorrigible, » me disait-il avec calme, « mais comme, après tout, il fait plus de bruit que de besogne, je ne vois pas la nécessité de lui clore le bec. S’il va trop loin, nous verrons ! » Moi, je le suppliais de se montrer toujours bon et généreux pour mon cher Jacques. — « Il est comme ça, voyez-vous, » disais-je, « mais il ne ferait pas de mal à une fourmi ! Jamais il ne m’a touchée, même du bout du doigt, et, cependant, je suis si habituée aux coups que je me serais bien laissé battre s’il avait voulu ! Personne, au contraire, ne m’a tant soignée et dorlotée ; quand je suis malade, il me veille comme si mon existence était vraiment une chose précieuse ! »

« Ce qui est arrivé est tellement inouï que je ne puis y croire encore, que je me demande à tout moment si je n’ai point fait un mauvais rêve…

» Comme tous les soirs, nous étions allés à la ferme, et, comme il nous arrivait souvent aussi, nous y avions accepté à dîner. M. Guillaumet n’était pas seul : deux cultivateurs des environs avaient également profité de son hospitalité, à cause de l’ouragan qui faisait rage et jetait des arbres entiers au travers des routes. Le dîner, très gai, dura longtemps, et plusieurs bouteilles de vieux vin furent vidées en notre honneur.

» La politique avait presque uniquement fait les frais de la conversation, car vous devez savoir, cher maître, que les paysans ne s’occupent pas d’autre chose, en dehors de leurs semailles et de leurs récoltes. Dans notre bourg, les quelques heures dérobées au travail sont employées à lire et à discuter les journaux du département. L’anarchie avait été, chez notre hôte, attaquée et bafouée avec une grande violence. Ces braves gens, dont l’existence s’était écoulée à engraisser et à conserver des terres, ne tenaient pas à partager avec les frères inconnus que le diable leur envoyait. Ils disaient leur mépris pour ces voleurs et ces assassins qui ne montrent leur courage que dans le pillage et le meurtre. Les injures, les menaces, les gros mots grondaient dans la salle, et je me faisais toute petite, honteuse d’être là.

» Jacques écoutait, pâle et les yeux baissés ; il demeurait immobile, sans toucher aux aliments qu’on lui servait. Pourtant, je fus effrayée de lui voir vider son verre coup sur coup, comme s’il eût voulu s’étourdir. Ses mains tremblaient, son front se creusait d’une ride profonde. Je le contemplais anxieusement dans l’espoir qu’il comprendrait ma prière muette et conserverait jusqu’au bout tout son sang-froid. Hélas ! je m’aperçus bientôt qu’il ne me voyait même pas ! Sa pensée devait soulever tout un monde de fureur, tant elle était violemment concentrée en dedans, tant elle bouleversait l’expression habituellement rêveuse de son visage !

» Je voulus partir, et me levai en prétextant un grand mal de tête. Jacques aussi se leva machinalement, et je pus croire, durant une seconde, que tout péril était passé. Oh ! Monsieur, pour quoi maître Guillaumet s’est-il alors opposé à notre départ ? Pourquoi a-t-il, pour ainsi dire, provoqué Jacques en lui faisant honte de sa patience ?…

» — Comment, voisin, on attaque votre parti, vos amis, et vous fuyez, sans les défendre ? Je vous aurais cru plus acharné à la lutte !

» Les deux paysans se mirent à rire bruyamment, en remplissant jusqu’aux bords le verre de Jacques.

» — Il n’a pas assez bu, dit l’un, faut émoustiller sa faconde, pour qu’il lâche son venin !

» — C’est égal, ajouta l’autre, s’ils sont tous aussi farauds que celui-ci, la société a encore de beaux jours devant elle !

» Jacques empoigna son verre et le vida d’un trait.

» — Prenez garde, dit-il ; ne me poussez pas à bout, je vois rouge quand j’ai bu, je suis de la race de ceux qui tuent…

» Les fermiers haussèrent les épaules. Ils étaient tellement ivres qu’ils ne se rendaient pas compte de l’état d’exaspération où se trouvait mon amant. Guillaumet, lui-même, ne semblait plus maître de lui, et la violence naturelle de son caractère reprenait le dessus.

» Je ne vous répéterai pas, Monsieur, toutes les paroles qui furent échangées ; elles jaillissaient des bouches comme une mitraille, et chacune portait.

» Jacques avait glissé ses mains sous la table, mais j’étais tellement affolée que je n’observais plus ses mouvements. Immobile, comme ramassé sur lui-même, il ne répondait presque plus aux injures de ses compagnons. Ses yeux seulement restaient opiniâtrement fixés sur son voisin de gauche dont l’ironie grossière l’avait plus cruellement atteint.

» Tout à coup, avec une rapidité incroyable, je vis son bras se détendre comme un ressort, et une flamme traverser l’air. L’homme poussa un hurlement de douleur et se renversa sur sa chaise. Quelques tremblements convulsèrent son corps, un flot de sang lui sortit par les lèvres, et sa tête retomba en arrière.

» Je vis encore, comme dans un nuage, Jacques ouvrir la porte et disparaître, tandis que les deux fermiers s’empressaient auprès de leur camarade ; puis, les choses s’effondrèrent autour de moi, je perdis connaissance.

» Il paraît que je ne revins à la vie qu’au bout de trois heures. Tout paraissait calme ; mais une jeune bonne qui me soignait me dit, en se signant, qu’il y avait un mort en bas et que tous les domestiques de la ferme étaient à la poursuite du meurtrier. La mémoire alors me revint, et à l’idée que mon amant allait être arrêté, je sautai à bas du lit pour le revoir encore. Hélas ! j’étais si faible que je pus à peine faire quelques pas ; une nouvelle syncope me rejeta sur le carreau…

» Pardonnez-moi, Monsieur, je vous parle de moi, alors que je voudrais vous attendrir sur le sort de mon pauvre ami qu’on va prendre et enfermer comme un assassin !

» Je vous jure sur mon salut éternel qu’on l’a tourmenté, provoqué, poussé à bout ! Je vous jure qu’il était affolé par le vin et par les insultes de ces trois hommes qui semblaient s’être ligués contre lui. Il a frappé dans un moment de délire, au hasard, comme dans un rêve…

» J’apprends à l’instant qu’on l’a inutilement cherché dans tout le pays, personne ne l’a vu. Par cette tempête, ce n’est d’ailleurs, pas étonnant. Peut-être a-t-il marché toute la nuit et gagné Paris, où des camarades l’ont caché. Je vous en supplie à deux genoux, Monsieur, ne le condamnez pas ! Soyez-lui miséricordieux comme vous l’avez toujours été ! C’est un égaré, un malheureux garçon que les injustices humaines ont poussé à la vengeance ! Cependant, il était devenu très calme, dans ces derniers temps ; il voulait se montrer digne de votre confiance, il travaillait à vous satisfaire autant qu’il était en son pouvoir.

» Si vous le rencontrez, ne le dénoncez pas ! Peut-être échappera-t-il à la justice avec notre aide.

» Entendons-nous pour le protéger, et, au besoin, pour lui assurer une retraite certaine… On ne vous soupçonnera jamais, Monsieur, ayez pitié ! Accomplissez, jusqu’au bout, votre œuvre de salut, et je vous bénirai comme mon Dieu ! »


VII


La lettre de Claudie me tomba des mains. Je demeurai consterné… Ainsi donc, tous mes efforts avaient été inutiles, toutes mes sollicitudes pour ce misérable n’avaient pu dompter la bête mauvaise qui était en lui, et qui se redressait prête à mordre, au moindre heurt ! Il est des natures fatalement perverses que rien ne peut ramener au bien, pensais-je, et le mieux est de les réduire de telle sorte qu’elles ne puissent plus faire le mal autour d’elles. J’étais fermement résolu à aider la justice et à livrer Jacques, s’il retombait entre mes mains. L’indignation que m’inspirait sa conduite s’ajoutait pour moi au mécontentement que l’on ressent parfois lorsqu’on a été dupe d’un sentiment de naïve philanthropie, et j’aurais éprouvé un réel plaisir à le dénoncer. Puis, la réflexion aidant, je me dis, qu’après tout, il n’était pas si coupable, et que dans une circonstance analogue, bien d’autres, moins impressionnables, eussent perdu la raison. Guillaumet avait eu tort de laisser les discussions s’envenimer et de pousser ses convives à l’ivresse. Pour un homme aussi sage, cette conduite était tout au moins singulière ; il devait, en grande partie, prendre la responsabilité de ce qui était arrivé.

Et cette pauvre Claudie ?… La condamnation de son amant serait probablement aussi la sienne. Suspendue sur la tombe depuis longtemps déjà, et retenue providentiellement par le lien de sa tendresse, elle roulerait au fond si ce lien venait à être tranché. Aurai-je donc la cruauté, pour punir un crime excusable, de frapper cette faible et tendre victime ?… Dès ce moment, mon parti fut arrêté, je pris la ferme résolution de me taire, quoi qu’il pût arriver.

Claudie, comme si elle n’eût attendu que ce revirement, vint se jeter à mes pieds. J’eus peine à la reconnaître tant elle était pâle et ravagée. Immobile et muette, elle attendit sa condamnation ; puis, lorsqu’elle sut que j’avais pardonné, un torrent de larmes jaillit de ses paupières. Je pris doucement son mouchoir pour les essuyer, et je vis avec tristesse qu’il était plein de sang.

— Ma pauvre Claudie !

— Ce n’est pas moi qu’il faut plaindre, c’est lui. Où est-il ? Que fait-il en ce moment ?… Comme il doit être malheureux !… Pourra-t-il, seulement, trouver un peu de pain pour vivre ?… Il n’avait rien quand il est parti, même pas de quoi abriter son corps contre le froid. Pourquoi ces paysans l’ont-ils insulté ? Je les hais et les maudis de toute la force de mon être !… Voyons, on n’accable pas un malheureux quand on est trois contre lui, et qu’on le juge incapable de se défendre !… Il s’est détendu tout de même, il a eu raison !

— Claudie ! que dites-vous ? Le chagrin vous rend folle ! Vous oubliez que ces hommes étaient plus ivres encore que votre amant, et qu’ils ne savaient ce qu’ils faisaient. D’ailleurs, on ne doit jamais verser le sang, et tout ce que vous alléguerez pour la défense de Jacques n’empêchera pas qu’il ne soit un assassin !

Je regrettai aussitôt mes sévères paroles, car la pauvre fille n’était plus en état de juger le juste et l’injuste. Ce qu’elle savait, c’est qu’on lui avait tailladé le cœur, et que ce cœur pantelant saignait par toutes ses plaies. Ce qu’elle savait, c’est que l’unique amour de sa vie lui était ravi par la faute d’êtres grossiers et cruels, que jamais plus il ne refleurirait si son homme était perdu, et que l’agonie de son être serait doublée de l’agonie de son âme. Sur sa route elle n’avait trouvé que ce compagnon pitoyable et tendre, lui seul lui avait ouvert les bras sans arrière-pensée, lui seul l’avait traitée comme une femme et non comme une machine à plaisir ! Lamentable machine dont tous les ressorts étaient brisés, dont il ne restait qu’un frêle squelette !

Je voulus la consoler, et l’ayant fait asseoir auprès de moi, sur un divan, je pris ses petites mains moites de fièvre.

— Voyons, dis-je, ne pensez plus à cet ingrat. Vous lui avez largement payé le peu d’amour qu’il vous a donné. Où aurait-il trouvé une amie aussi douce, aussi courageuse, aussi aimante que vous ?… Il n’inspirait guère de confiance, et il a fallu votre aveuglement touchant pour le revêtir de toutes les qualités qui lui manquaient. À vrai dire, c’est un être étrange, inexplicable aux autres comme à soi-même. Explique-t-on les fous ?… Une étude psychologique de plusieurs volumes ne parviendrait pas à nous donner une idée exacte de son caractère, parfois si différent le lendemain de ce qu’il était la veille. En cherchant bien, on trouverait la haine au fond de tous ses actes : la haine et le mépris de ceux qui ne le comprennent pas et qu’il ne comprend pas davantage ; un continuel besoin d’agir paralysé par une timidité et une invincible torpeur ; enfin un immense orgueil et un immense égoïsme. Je suis fermement convaincu que cet homme deviendrait des plus dangereux, si, poussé par un parti et encouragé par un auditoire enthousiaste, il pouvait librement répandre le fiel de sa parole. Il est le mauvais esprit qui pousse les foules au meurtre et les arme contre tout ce qui met obstacle à leur cupidité, contre tout ce qui est puissant ; et, cela, non par conviction de doctrine, mais par colère contre une société qui dédaigne les humbles et les faibles. Ces natures-là font les bourreaux ou les martyrs, suivant l’occasion ; mais il faut les empêcher de corrompre les masses, car leur influence est toujours funeste… Jacques s’est laissé aimer par vous, sans vous donner rien en échange. Son âme plane bien au-dessus, ou, plutôt, bien au-dessous de vous. Je vous trouve sa seule excuse ici-bas, et si je n’avais pensé à votre douleur, je l’aurais cherché et dénoncé dès le premier moment.

— Merci, Monsieur, je vais tâcher de vivre pour qu’il vive, puisque votre pitié est à ce prix. Que m’importe qu’il m’aime ou ne m’aime pas ? Je l’aime assez pour deux. Gardez-le moi, c’est mon seul désir en ce monde.

Je louai une petite chambre à la malheureuse, et j’installai une garde à son chevet, car elle s’alita presque aussitôt. Je savais qu’elle était condamnée sans retour, et je tâchai d’adoucir sa lente agonie.


VIII


Un vent de carnage soufflait partout, et, comme si l’influence de Jacques se fût réellement fait sentir, les anarchistes semblaient vouloir se lever en masse pour terroriser les villes.

Il n’était question que d’explosions — heureusement peu meurtrières — et les maisons se vidaient de plus en plus. Dans les journaux officiels on s’efforçait de dissimuler les inquiétudes de l’opinion, en affirmant qu’elles étaient factices et qu’elles avaient pour but unique de discréditer le gouvernement. Quoi qu’il en fût, toutes les conversations roulaient sur la dynamite et sur l’arrestation des prétendus coupables. Parmi les lettres de menaces qui pleuvaient chez les bourgeois, beaucoup étaient l’œuvre de mauvais plaisants, et de tous les engins trouvés dans les cours peu de matières explosibles avaient été extraites.

Mais, à côté de l’ironie française qui ne perd jamais ses droits, se dressait le spectre rouge de la terreur, visible, de quelque côté que l’on dirigeât le regard. Il était là, sinistre, colossal, et sa main semblait s’étendre sur le monde…

Les esprits malveillants accusaient la police de ne pas faire consciencieusement son devoir. On la jugeait timorée dans la recherche des coupables, indécise et mal dirigée. On s’étonnait de ne pouvoir trouver un remède aux souffrances du peuple qui demandaient à être comprises et guéries après des siècles de résignation. Les plus courageux se sentaient glisser à l’abîme, tout en tâchant de se donner l’illusion d’une folie momentanée soufflant sur le monde comme un vent d’orage. Pour moi, j’étais assez rassuré, sachant que l’heure n’était pas venue, que bien des années passeraient encore avant le renversement des puissances humaines.

L’anarchie n’est pas suffisamment organisée et ses partisans ne sont pas assez nombreux pour lutter avec avantage contre une société admirablement défendue, quoi qu’on en dise ! Si la loi est inique et menteuse, si les magistrats sont les courtisans des forts, si le travail et la probité sont rarement récompensés, il ne s’est pas encore trouvé un parti assez habile et assez impeccable pour s’imposer aux masses. Au lieu de régler leurs pensées, leurs vœux, leurs entreprises et leurs actions d’après un sens éclairé de la justice, ces soi-disant rénovateurs n’ont fait, jusqu’à présent, qu’ensanglanter les villes et troubler les esprits…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le temps passait ; malgré mes recherches, je restais sans nouvelles de Jacques André. J’aurais voulu le ramener à Claudie qui, chaque jour, s’affaiblissait davantage et m’interrogeait avec une inquiète avidité :

— Est-ce aujourd’hui qu’on me rendra mon Jacques ?

Au fond, je conservais bien peu d’espoir de retrouver le fugitif, son caractère violent ayant dû le porter à quelque extrémité. Je n’étais pas éloigné de le croire mêlé aux groupes des révoltés, mais la nouvelle de son suicide ne m’eût pas étonné davantage. Comment confier mes craintes à la malheureuse qui n’existait plus que dans l’espoir du retour de son ami, et qui, comme tous les malades, bâtissait mille rêves merveilleux sur des toiles d’araignées ?

La petite chambre que je lui avais louée était au midi, sur une cour pleine de fleurs. Le soleil y entrait librement et caressait les murs de ses premiers rayons. Dans l’étroit lit, la boiteuse, soutenue par deux oreillers, souriait à ma vue comme à une apparition divine. Après avoir religieusement écouté les nouvelles consolantes que j’inventais pour maintenir sa foi, elle prenait à son tour la parole, et sous la singulière excitation cérébrale qui précède souvent la mort des phtisiques, elle discourait pendant des heures, d’une voix plus insaisissable que le froissement d’ailes d’une libellule. Puis de terribles périodes de délire suivaient, et, au milieu de sa face de cire encadrée de mèches décolorées, ses yeux élargis démesurément interrogeaient le vide.

— Cher bienfaiteur, me dit-elle un soir, je suis certaine que vous n’êtes pas retourné à notre ancienne maison du boulevard Saint-Germain ? Peut-être Jacques y est-il revenu. Je ne sais pour quoi cette idée s’est ancrée dans ma cervelle ! Voulez-vous faire encore cela pour moi et prendre des renseignements ?…

— J’irai dès demain, Claudie, bien qu’il n’y ait rien à attendre de bon du père Chafoin. Vous n’aviez pas de pire ennemi, jadis, et je ne crois pas qu’il cherche jamais à vous obliger.

— Qu’importe, s’il a quelque nouvelle, bonne ou mauvaise, à vous donner ?… Je voudrais tant savoir !

— Dès demain, vous serez obéie. En attendant, dormez sans inquiétude, comme une belle petite sainte dans votre lit blanc.

— Oui, dit-elle avec un sourire, une ombre de sainte qui ne trouve plus son paradis !


IX


Le père Chafoin prenait un verre de fine à la fenêtre de sa loge, tandis que les vapeurs d’un café odorant voltigeaient encore dans les espaces lumineux de la cour.

— Ah ! ah ! fit-il, en se frottant les mains, vous venez me féliciter pour l’action d’éclat que j’ai accomplie ce matin ? La grande nouvelle a dû, déjà, se répandre par le monde, et les journaux, ce soir, n’auront pas assez d’encens pour célébrer ma bravoure.

— Hélas ! non, je ne sais rien encore. La seule sympathie que vous m’inspirez, père Chafoin, a motivé ma visite. J’étais inquiet de votre santé, et je venais, à tout hasard, puiser des nouvelles à la source même.

— Fameuses, les nouvelles !… Je savais bien que mon flair ne me trompait jamais ! Les bourgeois pourront à l’avenir reposer en paix. Leur implacable ennemi est sous les verrous. Plus de troubles, plus de complots, plus d’explosions ! Il y a longtemps, Monsieur, que je n’ai pas bu ma fine avec une aussi noble fierté !

— Vous avez donc accompli un prodige, père Chafoin ?…

— Je m’en vante ! tous les pipelets des environs vont en crever de rage !

— Parlez vite, je vous écoute avec recueillement.

— Oh ! vous pouvez me tendre la main comme à un sauveur de l’humanité !… Je crois, sans orgueil, que j’ai bien mérité de mes concitoyens.

— Enfin, de quoi s’agit-il ?

— Voilà. Faut vous dire, d’abord, que, depuis les méfaits des anarchistes, j’étais toujours sur mes gardes et que personne n’entrait dans la maison sans avoir passé sous mon œil soupçonneux. Je vous réponds que les petites bonnes qui faisaient passer des galants en cachette ont toutes obtenu leur congé. Plus de soi-disant philanthropes, plus de canailles, plus de vermine dans l’immeuble, tout est net du haut en bas !

Je ne relevai pas ce que cette déclaration pouvait avoir d’offensant pour mes anciennes accointances. Le concierge, n’ayant plus de pourboire à attendre de ma munificence, ne craignait pas d’exprimer toute son opinion. Je ne pouvais lui en vouloir de cette attitude, et je baissai humblement les yeux.

— Donc, Monsieur, reprit-il en se rengorgeant, comme j’avais aussi fait donner congé au magistrat du troisième qui… avait trop d’enfants, le plus grand calme ne cessait de régner ici.

» Quelle ne fut pas ma surprise en voyant, ce matin, dans ma cour, un homme sordide, à longs cheveux et à barbe malpropre qui me faisait signe d’approcher ! J’empoignai mon balai et je sortis bravement de ma loge. C’était Jacques André, le bandit, le gueux, l’anarchiste, l’assassin !

— Jacques André !

— Lui-même. Je pris naturellement mon air le plus aimable pour lui demander ce qu’il désirait. Il voulait la clef de sa chambre pour retirer des livres oubliés dans un placard… Un autre, à ma place, eut tremblé ; moi, je ne bronchai pas. Et, dès que mon homme eut disparu dans l’escalier de service, j’appelai les agents… Il a été pris comme un lièvre au gîte, Monsieur ! Ce que je me suis fait une pinte de bon sang !

Cette foudroyante révélation me consterna. Ainsi donc, c’était ce vieil imbécile qui avait livré Jacques ! Mais, s’il était innocent, comme le croyait Claudie, on ne tarderait pas à le relâcher.

Sans dire un mot au sauveur de l’humanité, qui me regardait d’un air goguenard, je courus aux informations. En effet, Jacques avait été arrêté, et, comme sa réputation d’anarchiste était bien établie dans les environs, on n’avait pas hésité à l’accuser de tous les crimes commis depuis deux mois.

Les journaux du soir donnaient les détails les plus fantaisistes sur ce grand événement ; à les en croire, on avait trouvé dans l’ancienne mansarde du malheureux toutes sortes de pièces à conviction : des cornues, des creusets, des tubes en s et en u, des bombes, des cartouches, des mixtures bizarres, des fausses barbes et des perruques variées. En réalité, cette mansarde n’avait jamais contenu que quelques pamphlets anarchiques et quelques bouquins plus scientifiques que dangereux.

Jacques, lors de son départ pour la Cerisaie, avait volontairement oublié ces ouvrages que j’avais vus avec peine entre ses mains ; car il entrait dans mon plan de supprimer, surtout, les affaiblissantes lectures auxquelles il se livrait avec excès.

On le trouva éloquent, intelligent, instruit, et on le jugea plus coupable que tous les coquins arrêtés précédemment. N’avait-il pas assassiné sans raison, sans haine, dans un moment d’emportement inexplicable ? Or, un homme qui assassine ainsi, sans avoir pour excuse le vol ou la vengeance, est capable de tout !… C’est un pervers, un dilettante du crime, un monstre insaisissable.

Ces allégations de haute fantaisie ne me surprirent pas, le peuple le plus spirituel de la terre se laissant facilement aller aux écarts de son imagination ; mais ce qui me parut invraisemblable, c’est que Jacques se reconnût coupable de tous les attentats commis et en prît hautement la responsabilité. — Son seul regret, disait-il, était de n’avoir pas réussi plus complètement dans son œuvre de destruction !

« C’est là, ajoutait le compte-rendu, que se fait sentir la forfanterie vaniteuse du criminel de profession qui aspire à jouer un rôle. Passant de son premier mutisme aux déclarations tapageuses, il essaie de se poser en révolté fanatique ; mais la froide cruauté de son caractère, les instruments de malfaiteur vulgaire trouvés en sa possession, ne lui permettent pas de soutenir le personnage qu’il a imaginé pour faire illusion, soit au public, soit à ses juges. »

Les jours suivants, Jacques se montra plus réservé. Il parla peu avec ses gardiens qui, d’ailleurs, avaient reçu l’ordre de ne plus l’entretenir de ses tristes exploits. Il fut soumis à des interrogatoires et à des confrontations. Le juge d’instruction tenta, de nouveau, de lui arracher le secret de l’endroit où avaient été cachés les engins destinés aux prochaines explosions ; mais ses réponses restèrent évasives. Pour la deuxième fois il fut confronté avec M. A… et M. B…, qui affirmèrent avoir vu le dynamiteur s’enfuir après son attentat. Ces messieurs le reconnurent positivement !

Ainsi, le doute n’était plus possible. C’était bien Jacques André qui avait ensanglanté Paris dans ces derniers temps ! Je m’accusais d’aveuglement et d’imprudence. Comment, ne connaissant ni les antécédents, ni les projets réels de cet homme, avais-je pu lui donner asile et le traiter, pour ainsi dire, en ami ?… Ma colère égalait mon indignation.

Claudie, au contraire, restait inébranlable dans sa confiance : son homme n’était pas coupable, il y avait un malentendu ! Bientôt tout serait éclairci. la justice reconnaîtrait son erreur…

— Mais, ma pauvre fille, disais-je avec découragement, votre amant a avoué. Il a été confronté avec des passants qui l’ont vu se diriger vers la maison dynamitée avec une boîte en fer-blanc munie d’une mèche !…

— C’est impossible, Monsieur, s’il avait été vu, comme on le dit, il n’aurait pu mettre son projet à exécution. Est-ce que, par ce temps de folie les paniques, on laisse circuler les gens avec des boîtes en fer-blanc munies de mèches ?… Vos passants ont trop d’imagination, et le besoin de se faire remarquer leur inspire ces ineptes dénonciations.

— Peut-être avez-vous raison, Claudie, mais ces aveux ?

— Ces aveux lui ont été dictés par le désespoir, le dégoût de la vie, ou, plutôt, par ses idées de sacrifice, ses visions de rénovateur du monde ! Il voit avec bonheur que l’anarchie a commencé son œuvre, et il veut l’aider dans la mesure de ses moyens, en prenant sur lui les responsabilités. Pendant ce temps, croit-il, ses frères agiront, et, tandis que les haines se porteront sur lui, ils poursuivront en paix leur œuvre de destruction. Oh ! je suis bien sûre de ce que je dis, Monsieur ! je le connais mieux qu’il ne se connaît lui-même, je sais qu’il est capable de tous les héroïsmes pour la réalisation de son rêve ; mais je sais aussi qu’il ne saurait commettre les ignominies qu’on lui reproche.

— Puissiez-vous ne pas vous tromper, mon enfant ! Moi je ne vois plus clair… tous ces étranges événements m’ont anéanti !

La boiteuse se fit câline.

— Voulez-vous être bon encore, bon comme le bon Dieu ?…

— Oui, si c’est possible.

— Eh bien ! allez voir Jacques, interrogez-le ; je crois qu’il se confessera à vous, surtout si vous lui dites que c’est moi qui l’en supplie. Il ne doit pas savoir ce que je suis devenue, et peut-être cette inquiétude accroît-elle encore ses tourments. Promettez-moi de tenter cette dernière démarche !… Je serai si heureuse de vous devoir la réhabilitation de mon pauvre ami !

— Il me sera sans doute difficile d’arriver jusqu’à lui.

— Oh ! je vous en prie, cher bienfaiteur, ne nous abandonnez pas !… Dites… dites que vous voulez bien !…

Ses mains tremblaient, de grosses larmes coulaient sur ses joues. Je promis tout ce qu’elle voulut, et je partis pour cacher l’émotion qui me gagnait.


X


Ce n’est pas sans peine que j’obtins l’autorisation que je sollicitais. Après plusieurs entrevues avec le défenseur de l’accusé, j’allai trouver le procureur général, qui me délivra enfin le permis de communiquer.

À la Conciergerie, je me fis conduire auprès de Jacques André. Il avait à peine changé ; seuls, ses longs cheveux et sa barbe embroussaillée le vieillissaient quelque peu.

— Merci d’être venu, Monsieur, dit-il, de sa voix brève, saccadée, en me tendant la main. Puis, supposant probablement qu’il me répugnerait de toucher cette main d’assassin, il la laissa retomber, après un geste vague d’excuse.

— C’est Claudie qui m’envoie : elle est bien bas, la malheureuse ! si elle vit même encore, c’est qu’elle est persuadée de votre innocence, et qu’elle espère que vous reviendrez sur vos déclarations. Votre condamnation ferait deux victimes !… Pourquoi donc avez-vous pris sur vous ces crimes que vous ne pouvez avoir commis ?…

— Vous vous trompez. J’ai commis tous les crimes dont je suis accusé. Je ne regrette que ma maladresse, car j’ai atteint les innocents et n’ai pas toujours puni les coupables. Si j’étais libre de recommencer, je prendrais mieux mes mesures. Les compagnons seraient contents de moi !

— Les compagnons… quels compagnons ? Vous ne connaissiez personne, jadis ! Ce n’est pas en aussi peu de temps que vous avez pu organiser une bande et la discipliner. Vous n’aviez rien de ce qu’il fallait pour fabriquer vos engins explosibles ; avec quel argent vous seriez-vous procuré les matières nécessaires ?…

— Lorsque, dans le parti anarchiste, on a su mes intentions, l’argent m’est arrivé de tous côtés, car les révoltés sont légion, et j’en connais que nul ne soupçonne !… On sera bien étonné, un jour, de voir la société et ses lois tomber à l’abîme d’un seul coup, parce que le terrain lentement, mais sûrement, aura été creusé sous ses pas et sera devenu tellement mince qu’un simple choc l’aura détruit.

— Voyons, Jacques, revenez à vous ; ce n’est pas possible ! Vous n’avez pas combiné froidement ces odieux forfaits ? Je ne veux pas arrêter ma pensée sur cette idée pénible, je ne veux voir en vous qu’un égaré et non un bandit. Vous êtes brave, généreux… Comment auriez-vous montré tant de lâche fureur et de basse préméditation ?

» Défendez-vous, je vous en prie, un seul mot peut vous réhabiliter. Dites moi que tout cela n’est que mensonge !

— Non, Monsieur. J’ai d’abord assassiné un brave homme qui ne me voulait aucun mal ; sans raison, pour le plaisir ! Puis, j’ai fabriqué moi-même les bombes qui devaient faire sauter quelques-unes des maisons habitées par nos ennemis. Arrivé à destination, j’ai procédé avec tant d’adresse que l’attention des concierges n’a pas été éveillée, et, quand les mèches ont été allumées, j’ai gagné la rue, paisiblement, sans remords…

» Ces explosions, vous vous en souvenez, furent terribles et les ravages tels que nous les désirions. Malheureusement, je le répète, ceux que nous visions ne furent pas atteints. C’est à recommencer ; mais l’expérience favorise le succès, et j’espère bien que les résultats de nos prochaines tentatives satisferont entièrement notre vengeance. La fabrication de la nitroglycérine n’est un secret pour aucun de nous ; nous avons des cartouches de dynamite en grande quantité, et nous savons comment renouveler sans cesse nos provisions. Dans peu de temps nous deviendrons invulnérables !

Jacques se mit à rire d’un rire strident et douloureux qui me glaça.

— Je vous fais horreur, n’est-ce pas ? Je suis un être abject, et vous devez bien regretter de m’avoir tendu la main au moment où, las de l’existence, j’allais prendre la route souterraine de l’inconnu ?

» Il ne suffit pas d’isoler les reptiles, Monsieur, il faut les écraser, si l’on veut être à l’abri de leur venin ! »

— Jacques ! dis-je une dernière fois, en posant mon regard sur le sien avec une fixité menaçante, il est possible que vous soyez coupable et qu’une passagère exaltation vous ait poussé au crime, mais je constate surtout avec horreur que tout bon sentiment est mort en vous, et que le souvenir même de la pauvre créature qui agonise en ce moment ne vous a pas arraché un soupir de regret ! Mes bienfaits ne sont rien, je n’ai jamais rien attendu de votre reconnaissance ! Seulement, l’homme le plus vil a au fond du cœur un peu de tendresse pour les êtres qui ont vécu à ses côtés et ont partagé sa misère. Vous ne savez même pas ce que c’est que la pitié et votre cruauté égale votre infamie !… Oh ! misérable ! misérable !

Je crus un moment qu’il allait bondir sur moi ; mais il haussa les épaules et une grande expression de tristesse se répandit sur ses traits.

— Tenez, Monsieur, dit-il doucement, ne parlons plus de ces choses… Vous ne savez pas tout, et ne pouvez comprendre… J’aime Claudie… dites-le lui, et soyez persuadé que ma dernière pensée sera pour elle… et pour vous. Adieu ! Je me suis juré de ne pas faiblir, et, quoi qu’il m’en coûte, je tiendrai mon serment.

Je sortis de la prison en proie à une agitation extrême : le trottoir dansait sous mes pas, des bourdonnements m’emplissaient les oreilles, il me semblait que j’avais fait un rêve horrible et que je n’étais pas encore bien éveillé. Je fus longtemps à me remettre de ma pénible émotion, et, dans la crainte de me trahir, je m’abstins d’aller chez Claudie ce jour-là.

Elle apprit par une lettre laborieusement écrite que « son ami se portait bien et qu’il attendait impatiemment l’heure de la liberté. » Je la rassurai sur les intentions de la justice et lui expliquai par quels concours de circonstances Jacques avait été cru coupable, alors qu’au contraire, il n’avait pris aucune part aux derniers événements. Je mentais fort mal, mes raisonnements ne tenaient pas debout et ma lettre était incohérente, mais il n’était pas besoin de se mettre tant en frais d’imagination pour un amour qui ne demandait qu’à se laisser convaincre, et qui poussait, même au seuil de la tombe, ses fleurs glorieuses vers le ciel.

Jaques André allait comparaître devant le jury de la Seine. Ce procès sensationnel s’annonçait comme un gros événement et, dans les classes élevées, il n’était question que de « l’infâme dynamiteur. » On ne pourrait, certes, manquer de le condamner, et ce serait un beau spectacle que de voir monter à la guillotine ce sinistre apôtre de l’anarchie !

Quelques âmes timorées tremblaient à l’idée des représailles, mais l’avis du plus grand nombre était qu’il fallait faire un exemple, se montrer sans pitié, abattre l’arbre dans sa racine : les rameaux, alors, tomberaient d’eux-mêmes, privés de sève et de force.

Jacques, après ma visite, était redevenu très expansif avec ses gardiens qu’il entretenait de mille choses auxquelles ces malheureux ne comprenaient rien : ses aspirations, sa foi dans une entente prochaine et universelle, ses visions de félicité et de bien-être pour tous les hommes faisaient les frais de ces longues tirades qui le laissaient ensuite inconscient et anéanti pendant des heures.

À Paris, les discussions de partis continuaient, sans qu’il fût beaucoup question des misères à soulager, premières causes, cependant, de tous les troubles. Quelques journaux de la réaction trouvaient que la dynamite procède en droite ligne des institutions et des principes républicains. Il ne se passait pas de jour sans que des dépêches inquiétantes ne fussent envoyées de l’étranger. Des bombes et des cartouches éclataient ici ou là : en Espagne, en Italie, en Belgique, semant la terreur dans les cités. À Paris, on n’en continuait pas moins à charger Jacques André de tous les forfaits anarchiques, et la police se reposait.

« En France, continuaient les feuilles réactionnaires, les phénomènes d’anarchie viennent de ce que l’anarchie elle-même est au pouvoir, de ce que les hommes qui gouvernent n’ont pas la conscience et le sens moral comme régulateurs de leurs actes. »

Engagées sur ce terrain, les discussions s’envenimaient. Mais le cri de la misère humaine ne s’entendait plus, chacun avait repris ses égoïstes occupations.

Je continuais mon pieux mensonge auprès de la malade, pensant bien qu’elle n’irait pas jusqu’à la condamnation de son amant, et qu’il valait mieux laisser dans son âme un peu de soleil pour le grand voyage ! Chaque jour je m’asseyais à son chevet avec une provision de bonnes nouvelles et de sourires.

— Est-ce demain que mon Jacques sera libre ? me demandait-elle anxieusement, et je répondais :

— Oui, sans doute, cela ne peut tarder. Quand son innocence sera bien établie, on nous le rendra.

— C’est que je suis si faible ! Je n’aurai peut-être plus la force de me faire belle pour le recevoir… Comme il va me trouver enlaidie !


XI


Un soir, comme je m’habillais, mon domestique fit irruption dans ma chambre.

— Il y a là quelqu’un qui voudrait parler à Monsieur.

— Qui donc ?

— Je ne sais pas. Un des fermiers de Monsieur, peut-être. Une carriole couverte de poussière stationne devant la porte.

Assez ennuyé de cette visite tardive, je me rendis dans mon antichambre pour congédier l’importun.

Mais, je reculai avec surprise.

— C’est vous, maître Guillaumet ! Par quel hasard ?

— Je serais venu plus tôt, mais toutes ces émotions m’avaient porté un coup. Ce n’est que petit à petit que j’ai pu me ressaisir et prendre un parti.

— Croyez que je suis absolument désolé de ce qui est arrivé ! m’écriai-je, en pensant à l’assassinat commis dans la demeure du fermier et au discrédit qu’il avait dû jeter sur lui.

À mon grand étonnement, Guillaumet m’arrêta au milieu de mes protestations.

— Tous les torts sont de mon côté, et je ne sais si, à la place de Jacques, je n’en aurais pas fait autant. Maître Vuillefroy — que Dieu ait son âme ! — l’insultait depuis une heure et, sottement, pris par la boisson, je riais de ses grossières plaisanteries qui ne prouvaient rien et tombaient comme grêle sur votre protégé.

— Comment, monsieur Guillaumet, vous le défendez ?

— Certes ; ce garçon n’est pas un meurtrier, ce n’est qu’un fou ! un fou ! un fou !…

— Pourtant, ces attentats ?…

— C’est pour vous en parler que je suis venu : Jacques ne les a pas commis…

— C’est impossible… il a avoué !

— Qu’importe ! Je jure qu’il est innocent !

— Mais, cependant, il s’est chargé de toutes les abominations commises dans ces derniers temps. Il m’a fort clairement donné des détails sur la façon dont il avait lui-même placé les bombes dans les maisons condamnées. Il a été reconnu par plusieurs témoins…

— Ces témoins ont été égarés par la frayeur. Un seul mot suffira, d’ailleurs, pour vous convaincre : Jacques ne peut pas avoir commis les crimes dont on l’accuse, puisque, jusqu’au jour de son arrestation, il est demeuré enfermé, chez moi, dans un grenier à foin !

Je regardai le cultivateur avec stupéfaction, ne comprenant pas.

— Oui, ajouta-t-il tranquillement, je lui ai donné asile après l’accident arrivé chez moi.

— L’accident !… Vous en parlez bien légèrement !

— Nous étions soûls, vous dis-je ! soûls à ne pas distinguer le soleil de la lune !… Or, le meurtrier, puisque meurtrier il y a, n’alla pas bien loin. J’étais à peine sur le chemin que je le vis revenir.

— Me voici, dit-il, livrez-moi, ou faites justice vous-même !… Je suis un misérable !

Mais j’avais autant de remords que lui, et, après bien des paroles, je réussis à l’enfermer dans un de mes greniers, espérant ainsi le soustraire à la justice. C’est durant le temps qu’il passa dans cette cachette qu’eurent lieu toutes les explosions dont on l’accuse. Il trompa ma surveillance et s’échappa, il est vrai, mais je ne pense pas qu’il ait pu faire grand mal, puisqu’il fut arrêté le jour même, sur la dénonciation de votre ancien concierge.

Je considérai maître Guillaumet avec étonnement.

— Vous êtes sûr de ce que vous dites ?…

— Aussi sûr que de mon existence !…

— Mais, alors… alors, il faut prévenir la justice !

— Oui, courons !

Hélas ! il était trop tard. Jacques s’était ouvert les veines dans sa couchette avec un vieux clou qu’on retrouva à côté de lui. Ses couvertures étaient trempées de sang, et c’est aux gouttes qui en tombaient, de moment en moment, qu’on s’aperçut de son suicide.

Une lettre était sous son chevet. Elle portait l’adresse de son défenseur et contenait huit pages d’une écriture ferme et serrée.

En voici quelques fragments :

« Je reconnais une fois de plus mon entière culpabilité, et je meurs satisfait de mon œuvre ; car j’ai commencé à semer ce que mes frères récolteront plus tard. Les temps ne sont pas venus encore ; mais soyez certain que l’avenir nous appartient. Paris sera un jour la grande cité de justice et d’égalité.

» Tous ses enfants travailleront d’un travail personnel et libre, la nation sera une société de coopération gigantesque, les outils seront à tous et les produits partagés entre tous.

» Plus de spéculation, plus de vols, plus de trafics honteux ! Plus de classes hostiles de patrons et d’ouvriers, de prolétaires et de bourgeois ! Plus de lois restrictives, ni de tribunaux de force armée gardant l’inique accaparement des uns contre la faim exaspérée des autres ! Plus de propriétaires ni de rentiers ! Plus de luxe ni de misère !… Si nous renversons aujourd’hui, c’est pour relever plus tard, c’est pour partager entre tous et guérir tous les maux terrestres !

» Je veux m’endormir dans cette vision de félicité ; je veux que, plus tard, les affamés se souviennent de moi comme d’un frère qui les aimait bien et qui est mort pour les défendre !… Hélas ! je n’ai pu faire beaucoup, je suis trop chétif, ici-bas… Cependant, mon âme était pleine de rêves fleuris : je voyais l’humanité entière à l’ouvrage, les bras de tous les êtres intelligents travaillant à la conquête du monde mystérieux. Plus de landes, plus de terres incultes, plus de montagnes géantes ! Les déserts se changeaient en vallées verdoyantes, les canaux étaient creusés partout, chaque force inutile était employée au service de nos besoins. Car aucun prodige n’est impossible à l’homme qui ne reste ignorant et inactif que parce qu’on n’a pas mis en lui la noble émulation, qui, seule, pousse aux grandes choses !

» Que les écoles et les ateliers soient librement ouverts et que l’enfant choisisse son métier. Il ne suffit pas de pouvoir payer l’instruction, il faut savoir en profiter. Les plus humbles travaux n’empêchent pas le développement des facultés intellectuelles, et quand chacun devra coopérer au bien de tous, les hommes reconnaîtront qu’ils sont frères et que les dissentiments qui les ont divisés pendant si longtemps ne venaient que d’une criminelle organisation…, etc.

» Encore une fois, qu’on n’accuse personne. Je n’ai pas de complices, je suis seul coupable ! J’ai tué pour une noble cause et je meurs avec l’orgueil de mes actes ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Claudie m’attendait impatiemment.

— Est-ce aujourd’hui qu’on me rendra mon Jacques ? me demanda-t-elle dès la porte.

Je la contemplai avec une pitié attendrie.

Ses yeux vacillaient, ses narines se pinçaient, je ne l’avais jamais vue aussi pâle.

Un tremblement agita sa lèvre bleuie.

— Est-ce aujourd’hui ?… me demanda-t-elle plus faiblement.

Je pris, entre mes mains, sa main froide déjà.

— Oui, Claudie, c’est aujourd’hui. Votre bien-aimé va vous être rendu… Un peu de patience encore. Il est libre, maintenant… il vous attend !… Bientôt, bientôt vous le reverrez…



NIHILISTE


NIHILISTE


I

À la suite d’une malheureuse aventure d’amour et d’un duel qui avaient fait quelque bruit, je venais de louer un appartement isolé rue du Regard. La maison que j’habitais se composait de plusieurs corps de bâtiments capricieusement distribués, et masqués en partie par de superbes massifs d’arbres. Au fond du jardin, vaste et bien entretenu, se trouvaient encore trois pavillons, formant ateliers, et loués à des artistes. Ce coin de Paris m’avait séduit par sa tranquillité ; l’aspect un peu mélancolique de ma demeure, enfouie dans la verdure, reposait mes regards fatigués ; je me sentais autre que je n’avais été jusque-là, et j’espérais me créer une existence nouvelle, très calme et très studieuse. Dans les premiers temps, je sortis peu, occupant mon esprit et mes mains à de petites besognes intérieures. Je voulus faire une fastueuse retraite de mon nouveau logis, et j’y employai toutes les ressources de mon imagination.

Sur le jardin s’ouvrait un hall spacieux. Les murs, tendus de cuir de Cordoue, soutenaient des tableaux de prix : trois Meissonier, quelques esquisses de Prudhon et de Robert Fleury ; de grandes toiles de Terburg, de Van Dyck, le plus beau des paysages de Rubens ; deux Paul Delaroche, quatre Eugène Delacroix, etc. Tout cela dans de larges cadres d’ébène incrustés d’or et d’argent. Cette collection m’avait été léguée par mon père, le marquis d’Arford, et je l’avais augmentée de quelques œuvres de prix soigneusement choisies, ayant moi-même l’esprit délicat et enthousiaste du collectionneur. Vers 1830, les maîtres français de l’école du dix-huitième siècle n’étaient point fort à la mode ; aussi, le marquis avait-il acheté à des prix presque dérisoires des Drouais, des Greuze, des Lancret, des Roucher et des Watteau de toute beauté. J’avais donc ma galerie ! Et ce n’était pas mon moindre sujet de gloire.

Peut-être mes maîtresses m’avaient-elles aimé en raison de cette particularité, car ces jolies victimes ne sont indifférentes à rien de ce qui peut rehausser le prestige de leurs vainqueurs. L’on s’étonne parfois de ce que la beauté, la situation et la fortune ne soient pas toujours les plus puissantes parmi les considérations qui entraînent le choix d’un amant. Pourtant, elles ne viennent souvent qu’en seconde et même en troisième ligne, les femmes se laissant d’abord séduire par la douceur et la somptuosité du nid, comme les félins qui ne se couchent que sur les meubles les plus moelleux et circulent à l’aise au milieu des bibelots fragiles et des étoffes de prix. Il leur faut une retraite confortable pour étouffer les remords de l’adultère, qui leur paraîtrait sans excuse dans l’horreur d’un appartement garni, mal tenu et mal chauffé.

En combinant les couleurs des tentures et des meubles, je pensais à cette cruelle Régine, qui m’avait tant fait souffrir. Inconsciemment je cherchais ce qui aurait pu lui plaire, flatter son amour de l’étrange, de l’inconnu, et je repoussais sans pitié les propositions banales bien que coûteuses de mon tapissier. Peut-être se glissait-il, dans mon cœur, un secret espoir de réconciliation ; je souhaitais que le premier regard que l’infidèle jetterait sur mon logis fût agréablement surpris.

Mon hall, sorte de grand atelier éclairé par en haut, et beaucoup plus long que large, était donc presque entièrement tapissé de tableaux de prix. Devant les portes, se dressaient des vasques indiennes remplies d’orchidées rares et d’immenses lataniers, dont les feuillages formaient de véritables dômes de verdure. Des meubles capricieux, un peu partout, s’offraient pour la causerie ; et quels meilleurs causeurs que ces chers tableaux, où de grands artistes avaient mis un peu de leur âme enflammée ?

Le salon, décoré à l’Indienne, faisait suite au hall.

Les portes et le plafond, à caissons curieusement ouvragés, en bois de santal, étaient sillonnés en tous sens de fines arabesques incrustées d’ivoire et de corail. Les murailles disparaissaient sous d’immenses panneaux de satin, brodés et rebrodés de sujets bizarres, un peu effrayants.

Tout autour, jusqu’à la cimaise, une suite de bas-reliefs représentant des divinités grotesques ou sinistres, en bois doré. Des portières de mousseline lamée d’argent, de vastes divans recouverts des mêmes étoffes chatoyantes amplement drapées.

Ma chambre, longue et très élevée, était entièrement tendue de velours de Gênes d’un gris pâle, bordé d’une guipure d’or à cabochons de jade et de turquoises. Le plafond, voûté comme celui d’une chapelle, disparaissait sous les mosaïques, et de légères arcades, soutenues par des piliers d’ébène sculpté, le coupaient de distance en distance. Cette pièce, qui faisait jadis partie d’un couvent, avait été consacrée au culte, et je m’étais borné à cacher la nudité de ses murailles, sans lui enlever son caractère primitif. Sur le sol, un soyeux tapis de velours gris ; des vases de porphyre, de bronze, de jade soutenus par des monstres dont les yeux d’émeraude brillaient dans l’ombre. Deux énormes éléphants de bois noir levaient, de chaque côté de la porte, leurs défenses d’ivoire cerclées de pierres précieuses. Tout le mobilier de cette chambre était en ébène ; le lit élevé de deux marches sur un épais tapis d’ours bleu.

J’avais cherché longtemps avant de donner à mon logis le cachet rare et personnel que les tapissiers n’inventent point, et je me flattais d’y avoir réussi.

Je ne parlerai pas de la salle de bain en marbre de portor, à garnitures d’argent ciselé, ni de l’antichambre ornée de mannequins bardés de fer sous des auréoles de kriss malais, de sabres, de poignards, de zagaies et de boucliers ; toute une flore tragique audacieusement épanouie.

Pendant un mois, cette savante installation m’occupa suffisamment pour empêcher mon cœur de se retourner vers le passé et de crier à l’infâme ma rage et mon mépris. Quand tout fut en place, qu’il n’y eut pas un détail qui ne m’eût coûté de longues méditations, je me croisai les bras, heureux de l’effet obtenu. Mon enthousiasme dura quelques jours, pendant lesquels, immobile dans un fauteuil, je jetai des regards satisfaits sur toutes les choses rares et délicates qui m’entouraient. Puis, une sensation de gêne m’envahit peu à peu, un bâillement m’échappa et je me demandai s’il ne serait point temps de chercher autre chose : une occupation assez absorbante pour m’enlever le sentiment de ma solitude et de mon misérable amour. Je ne trouvai pas. Déjà mes yeux se détournaient des merveilles si laborieusement assemblées, et, rêveurs, se posaient sur les grands arbres du jardin. De nombreux bosquets, dépouillés maintenant, voilaient les pavillons du fond. Cet ancien promenoir monacal avait tout le mystère, toute la poésie des pieuses méditations qu’engendre l’union intime de l’âme avec Dieu. Malheureusement, cette paix si enviable des religieux ne vient pas aux profanes qu’une amère désillusion a éloignés du monde !

L’isolement me pesait maintenant, de sombres pensées torturaient mes veilles, je me tournais et me retournais sur mon lit brûlant, sans pouvoir trouver le repos. L’image de Régine, si blonde, si frêle, si jolie et si perverse dans ses ingénieuses toilettes m’obsédait sans relâche. L’idée d’une réconciliation possible me hantait. Elle m’avait indignement menti, cette femme ! Elle m’avait trompé et bafoué ! Pourtant, je l’aimais encore ! Peut-être même à cause de cette mondaine dépravation que rien n’excusait. Bien née, riche, convenablement mariée, elle eût pu, sans beaucoup d’efforts, rester à son rang et vivre heureuse au milieu de l’estime générale. Au lieu de cela, elle avait gâché son existence, ridiculisé son mari et désespéré ses amants. Pourquoi ?… On ne sait. Certaines femmes, remarquablement douées, sont ainsi emportées dans le fatal tourbillon du vice et irrémédiablement perdues. De chastes jeunes filles, douces, timides, irréprochables, se révèlent à leur heure plus audacieusement dépravées que les courtisanes du ruisseau !

Régine, tout en sauvegardant certaines apparences, avait déjà ruiné deux amants, et j’aurais, sans doute, eu le même sort si un rival ne m’avait à propos dessillé les yeux. En plein club, je le souffletai, et, le lendemain, je lui plantai mon épée dans les côtes, lui réglant son compte pour l’éternité !

Régine m’écrivit une lettre éloquente dans laquelle elle me reprocha mon « emportement ». Pourtant, il était facile de lire entre les lignes que je me relevais à ses yeux par cette action d’éclat, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de reprendre la place si brillamment reconquise. Sérieusement épouvanté, je m’enfuis et tâchai d’oublier le monstre charmant que j’avais si aveuglément aimé.

Pourtant, mille fils ténus et puissants me liaient encore ; son souvenir, comme un poison subtil, pénétrait dans mes veines ; fibre à fibre elle me reprenait, et, vaincu, j’allais me rendre…

C’était par une froide matinée de janvier ; je m’étais assis près de la fenêtre, regardant les pierrots qui, avides, picoraient la neige durcie où rien ne vivait plus. Ces petites bêtes tristes oubliées du ciel, m’attendrirent, soudain, et, prenant du pain, je l’émiettai pour la bande affamée. Aussitôt il en vint de tous les arbres ; comme de lourds flocons noirs, ils se laissèrent tomber sur le sol et se jetèrent en piaillant sur le régal inespéré. Depuis un quart d’heure je m’amusais à les regarder, quand, tout à coup, ils s’envolèrent avec un grand bruit d’ailes, comme à l’approche d’un danger. Je levai les yeux, et une exclamation de surprise faillit m’échapper. Sur le tapis blanc s’avançait, sans bruit, une femme pauvrement vêtue, mais si admirablement belle que ses vêtements paraissaient presque élégants. Son teint éclatant ne semblait pas altéré par le froid ; ses larges yeux d’un bleu sombre regardaient devant elle avec une expression de hautaine indifférence. Ses sourcils épais et rapprochés, ses cheveux d’un noir roux, ondés et tordus en lourdes masses, achevaient de lui donner un air fier. Pourtant, la lèvre sinueuse avait une courbe molle, douce et sensuelle. Si le front large, le nez droit accusaient la volonté, le menton d’un dessin moins ferme et un peu court, corrigeait ce que le haut du visage avait de hautain et d’impérieux.

En un instant, je vis tout cela. Je vis, aussi, un buste jeune et souple que le corset n’avait jamais comprimé, une démarche onduleuse, et, sous la jupe un peu relevée, un pied étroit assez bien chaussé.

Je toussai deux ou trois fois, mais elle ne daigna pas se retourner. Sans hâte, elle s’enfonça dans le jardin, et la porte d’un des pavillons se referma sur elle. Cette apparition avait donné un autre cours à mes pensées : je formais mille conjectures sur l’inconnue, et, tout à coup, le souvenir de l’infidèle maîtresse cessa de me hanter.

Je sonnai mon valet de chambre, et lui demandai quels étaient les locataires des pavillons.

— Un peintre et deux sculpteurs, me dit-il

— Cette personne en noir, qui vient de passer, est-elle la fille ou la femme de l’un d’eux ?

— Je crois qu’elle est seule, Monsieur, et qu’elle fait elle-même son ménage ; car la concierge ne pénètre jamais chez elle. Elle sculpte, m’a t-on dit. J’ai vu, en effet, à plusieurs reprises, un commissionnaire emporter des bustes de plâtre et de terre.

— Ah ! gagne-t-elle un peu d’argent ?

— Monsieur a pu voir qu’elle était fort pauvrement vêtue, et le pavillon qu’elle occupe est le meilleur marché des trois : cinq cents francs par an ! C’est tout petit, humide, et assez mal éclairé. Il est certain qu’elle chercherait à se mieux loger, si elle en avait les moyens.

— Elle ne voit personne ?

— Je ne sais pas, Monsieur. Mais je peux m’informer.

François me regardait avec un demi-sourire qui me rendit au sentiment de la dignité. Je le congédiai donc, sans pousser plus loin mon interrogatoire. Il m’était, d’ailleurs, facile de surveiller moi-même la jeune femme et, sans plus tarder, je m’installai derrière les rideaux, attentif et invisible.

Ce n’est pas que mon cœur fût pris, ni même disposé à se laisser prendre ; mais, de même que l’on traite certaines maladies par les poisons les plus violents, je jugeai que, pour ne point m’abandonner à mes indignes regrets, il fallait un antidote assez puissant pour les neutraliser, dussé-je trouver le remède pire que le mal. Je me devais de ne point céder à mes velléités de retour vers l’autre, et, pour cela, il fallait tâcher de m’intéresser à cette fille, tourner mes pensées vers elle, m’inoculer à petites doses ce nouvel amour. Car l’amour, au début, n’est jamais involontaire. On se laisse aller à admirer une femme, à l’étudier, à la désirer. On se rappelle un regard, un sourire, une inclinaison de tête, et l’on se complaît dans l’évocation dangereuse de ses séductions. On aime parce qu’on veut aimer. Le coup de foudre n’existe pas ou, du moins, il est inoffensif ; et si l’on n’avait la fantaisie de se croire blessé et de se créer de réelles blessures par l’insistance de la pensée sur un point sensible, l’amour ne ferait pas de victimes. Mais, l’on s’est dit que l’on était touché ! Le souvenir, les sens et l’imagination aidant, le mal fait de rapides progrès et tourne vite à la passion, à la folie ou au désespoir. Donc, je me dis que je tâcherais de me créer une seconde tendresse pour me guérir de la première, et, aussitôt, j’y appliquai toutes les forces de ma volonté.

Pendant deux jours, je vis sortir mon inconnue, seule toujours et vêtue de noir. Elle ne regardait jamais dans la direction de ma fenêtre, et le dépit que j’en ressentis me la rendit plus intéressante. J’appris par le concierge qu’elle s’appelait Louise Gréard ; mais je tâchai en vain de le faire parler ; il ne savait rien d’elle, sinon qu’elle avait loué l’atelier depuis trois mois seulement ; qu’elle ne recevait personne et devait travailler beaucoup, car, au moment de l’emménagement, l’on avait apporté dans le pavillon un grand nombre de bustes en terre inachevés. Son mobilier se composait d’un mauvais lit de fer, d’une table et de quelques chaises. Par exemple, une dizaine de coffres fort lourds, qu’elle surveillait avec le plus grand soin, avaient été déposés dans un coin, et, peut-être, contenaient-ils de riches étoffes et des bibelots précieux. Avec ces artistes, on ne sait jamais ! La misère côtoie, parfois, un luxe inutile et bizarre.

— D’ailleurs, c’est honnête, conclut le concierge. Belle comme elle est, la petite pourrait faire fortune.

Cette dernière réflexion me fit plaisir. Donc, je ne me trompais pas : Louise était vraiment belle, puisqu’elle avait également séduit mes goûts raffinés et les vulgaires instincts de cet homme.

Le lendemain, j’achetai chez un fleuriste une grosse botte de roses et de lilas blancs que je fis déposer devant sa porte. Mais, elle ne les ramassa pas, et, la neige qui tombait toujours, en fit des fleurs de marbre.

Plusieurs envois semblables eurent le même sort. Elle ne demanda même pas au concierge le nom de son mystérieux adorateur.

Je commençai à m’intéresser sérieusement à elle, les échecs que j’avais subis me la rendant plus désirable. Toutes les tentatives que je pus faire pour connaître ma voisine demeurèrent vaines. J’essayai les différents moyens de séduction que la coquetterie et la vanité des femmes ont permis à l’homme ; mais cette étrange créature contrariait positivement l’opinion un peu dédaigneuse que j’avais de ses pareilles. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? À quels travaux mystérieux occupait-elle ses longs jours de solitude ?…

J’en étais arrivé à ne plus penser à Régine, tant l’amour nouveau que j’avais voulu installer en mon cœur grandissait rapidement, semblable à ces arbustes sauvages que l’on a quelque peine à transplanter et qui, une fois acclimatés, poussent des rameaux envahisseurs. Je me remis à sortir, inquiet des progrès que ce sentiment faisait en moi ; progrès que je n’avais pu pressentir et qu’il n’était plus en mon pouvoir d’arrêter.

Lorsque je voyais Louise traverser le jardin, je m’élançais sur ses pas, cherchant à surprendre le but de ses absences. Elle s’en allait rapidement et disparaissait dans une maison de misérable apparence, accotée à un couvent, au bout de la rue Notre-Dame-des-Champs.

Un jour, j’entrai dans le couloir et demandai au concierge s’il ne connaissait pas mademoiselle Louise Gréard. Il me répondit négativement ; jamais ce nom n’avait été prononcé devant lui.

Je fis le portrait de la jeune femme, mais il ne se souvenait pas davantage.

Alors, j’attendis dans la rue, espérant voir ressortir Louise. La nuit vint. Lentement la cloche du couvent égrena ses notes mélancoliques ; j’entendis le chant des servantes du Seigneur monter vers sa voûte d’azur ; les passants se firent de plus en plus rares, et cette rue, calme comme une rue de province, sembla s’endormir complètement. Découragé, je rentrai chez moi, en songeant que la maison devant laquelle j’avais fait le guet pendant si longtemps pouvait avoir une double issue, et que le concierge, payé sans doute pour ne rien dire, avait dû s’amuser fort de mon obstination.

II

Il était neuf heures du soir. Un paquet noir, que je n’avais pas aperçu d’abord, me barrait le chemin. Il faisait un froid de loup ; des pendeloques de givre donnaient aux bosquets du jardin de faux airs de grottes bizarrement taillées dans le cristal. La neige craquait sous les pieds avec un petit bruit sec et agaçant. Je me baissais pour écarter l’obstacle, quand je sentis, sous mes doigts, les contours d’un corps humain. J’ouvris alors rapidement la porte de mon logis, et, après avoir rapporté un flambeau allumé, je m’agenouillai sur le sol, tâchant d’éclairer le visage de la personne morte ou blessée qui gisait là.

Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant Louise Gréard qui, les yeux clos, le visage livide, empreint d’une indicible souffrance, ne donnait plus signe de vie. Affolé, je la pris dans mes bras, et, avec mille précautions, je la déposai sur un divan du hall. Elle reprit lentement ses sens à la chaleur du foyer et, le cœur palpitant d’émotion, je pus l’interroger.

— Que vous est-il donc arrivé ? Vous êtes-vous fait mal en tombant ?… Je vous en prie ! cessez de me considérer comme un ennemi ! Répondez moi, afin que je puisse vous aider… vous secourir.

Elle eut un rire amer qui découvrit ses petites dents blanches convulsivement serrées. Je lui pris la main, et mettant dans ma voix le plus de douceur et de persuasion qu’il me fut possible :

— Je vous jure que je vous suis tout dévoué ; que, quoi que vous exigiez, vous serez obéie. Mais parlez… dites-moi quelque chose !

Elle passa lentement la main sur son front, et laissa tomber ces horribles paroles :

— J’ai faim !

Je me précipitai dans l’appartement et lui apportai, pêle-mêle, de la viande, des fruits, du pain et du vin. Elle mangea avec avidité, puis, ayant trempé ses lèvres dans un verre de bordeaux, elle me regarda avec une certaine reconnaissance.

— Je crois que, sans vous, je serais morte dans cette neige.

— Comment est-il possible que vous en soyez arrivée là ?

— L’on m’a oubliée… depuis un mois mes amis sont absents ; je n’avais plus d’argent pour acheter le nécessaire.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ?… J’aurais été si heureux de vous venir en aide !

Louise me regarda avec méfiance, et une flamme passa dans ses yeux.

— Je ne dois voir personne… on me l’a défendu. J’ai juré !

La jeune fille, bien que s’exprimant facilement en français, avait un léger accent musical que je cherchais à reconnaître.

— Vous êtes étrangère ? demandai-je.

Elle rougit.

— Mais non, seulement je n’ai pas été élevée en France. Ne me questionnez pas, Monsieur, je vous en prie. Je ne puis rien dire.

— Vos amis sont, ou bien coupables, ou bien oublieux !

— Mes amis ne méritent aucun reproche. S’ils ne me sont pas venus en aide, c’est que la misère s’est également abattue sur eux.

Une petite sensation pénible parcourut mon cœur, un sentiment de mécontentement me fit froncer les sourcils : j’étais jaloux. Cette découverte m’anéantit ; car, jusqu’alors, j’avais pu me faire illusion sur moi-même, et mettre sur le compte de la curiosité mon inutile espionnage. Quels pouvaient être ces amis dont elle parlait avec cette sorte de respect attendri qui me déplaisait ? Des protecteurs, des amants ! Dans quelle classe de la société les avait-elle donc choisis, pour qu’ils fussent si misérables ?

Louise regardait de ses grands yeux indifférents les mille bibelots qui l’entouraient ; puis, bientôt lasse de l’effort, elle reprenait son visage impassible et son immobilité.

Je voulus passer mon bras autour de sa taille et l’attirer à moi ; mais elle se dégagea avec tant de dédain que j’en demeurai consterné.

— Adieu et merci ! dit-elle en se levant ; ne cherchez pas à me revoir, ce serait inutile.

— Nous demeurons si près, Louise ! et je serais si heureux de causer parfois avec vous ! Je ne vous demande rien de plus. Gardez vos secrets. Ne me faites que l’aumône d’un regard et d’un sourire…

Elle abaissa ses longues paupières, qui mirent une ombre chaude sur la pâleur des joues, et, saisissant rapidement ma main, sans que je pusse m’en défendre, elle y appliqua ses lèvres brûlantes.

— Louise ! criai-je.

Mais elle avait déjà disparu ; et j’arrivai dans le jardin pour entendre se refermer la porte du mystérieux pavillon.

Pendant plusieurs jours, je ne l’aperçus pas. Peut-être sortait-elle par l’issue qui était à l’autre extrémité du jardin, et qui donnait rue d’Assas. Je m’y postai, durant toute une après-midi, caché par un massif de fusains. Vers quatre heures, je la vis venir, l’air inquiet, la démarche hésitante. Elle ne pouvait me voir, mais elle me pressentait, avec le sens subtil particulier aux amants et aux criminels. Pourtant, elle avançait toujours, en tournant la tête à droite et à gauche. Elle n’avait qu’un pauvre mantelet qui ne devait pas la garantir du froid. Ses traits amaigris, crispés pour ainsi dire, révélaient les privations et les chagrins.

Je lui barrai le passage ; elle poussa un cri, comme si elle eût marché sur un reptile.

Sans y prendre garde, je tombai à ses genoux, embrassant le bord de sa robe.

— Je ne peux plus vivre sans vous ! lui dis-je. Ne voyez-vous pas que je vous aime follement ?

— Et moi aussi, je vous aime, murmura-t-elle, mais je ne suis pas libre !

— Pas libre !… Vous êtes mariée ?…

— Non.

— Fiancée, sans doute ?…

Elle secoua la tête.

— Quoi donc, alors ? Si vous n’êtes point mariée, et que vous ne vous soyez promise à aucun homme, je ne devine pas la raison qui peut vous éloigner de moi. Vos parents n’habitent pas la France ?

— Je n’ai plus de parents

Elle baissa la tête, et des larmes coulèrent sur le mince mantelet noir.

Je la considérais en silence, ému et dérouté. Au bout d’un moment, je tentai un dernier effort.

— Louise, je ne vous demande pas vos secrets ; quel que soit le but que vous poursuivez, croyez que je ne chercherai point à vous en détourner. Ce que je veux, c’est un peu de votre cœur. Même coupable, je vous aimerais encore ! Mais votre regard est trop limpide, vos traits sont trop empreints de noblesse, pour que le soupçon d’une faute puisse même vous effleurer… Vous êtes sensible aussi, puisque vous venez de pleurer au seul souvenir de ceux que vous avez perdus. C’est à cette sensibilité que je fais un suprême appel ! Comme vous j’ai souffert, et vous ne me refuserez pas un peu de pitié.

J’attendis encore, puis, comme elle ne répondait pas, je poursuivis, sans me décourager :

— Nous sommes seuls, ici. Personne ne nous demandera compte de notre conduite. Nous sommes libres, nous sommes jeunes et nous nous aimons ! Quels obstacles pourraient nous retenir ? Peut-être auriez-vous de grandes désillusions dans la route que vous vous êtes tracée. Le chemin que je vous ferai prendre sera éternellement doux et fleuri.

Je m’attendrissais au son de ma propre voix, et j’étais sincère. La ferme résolution de ne jamais abandonner Louise venait de s’imposer à moi.

Elle tomba dans mes bras en pleurant, et je l’emportai avec un cri d’ivresse.

Ce que fut cette première heure je ne saurais le dire. Les femmes que j’avais possédées jusque là ne m’avaient pas donné la sensation d’absolu bonheur que j’éprouvais auprès de cette jeune fille. Elle avait toutes les innocences de la vierge, et toutes les ardeurs de la femme la plus passionnée. J’estimai qu’elle était véritablement l’incarnation des rêves d’amour dont Régine n’avait été que l’imparfaite contrefaçon.

Je la regardais rattacher ses magnifiques cheveux sombres.

Son visage peu à peu pâlissait ; un pli douloureux se creusait au coin de sa bouche.

— Il faut que je te quitte, René, me dit-elle.

— Pourquoi ?

— Tu m’as promis de ne point m’interroger.

Et elle mit un doigt sur ses lèvres.

— Mais, tu reviendras, chère bien-aimée ?…

— Oh oui ! demain et tous les jours. Attends-moi à la même heure.

Elle revint, en effet. Pendant deux mois, je fus complètement heureux : heureux comme je ne l’avais jamais été, avec la plus adorable maîtresse, la plus superbe créature que Dieu eût

créée.

III


Le printemps était revenu. Notre jardin ressuscitait, plein d’éclosions embaumées et de chants d’allégresse. Au bout de chaque branche éclatait une capsule d’émeraude, au bout de chaque herbe frissonnait une larme de cristal.

Pour fêter ce renouveau, je proposai à Louise de l’emmener à la campagne, dans un endroit très vert et peu fréquenté : à Garches, par exemple. Elle hésita longtemps, puis finit par céder, à la condition que nous emporterions notre déjeuner et que nous ne sortirions pas des bois. Je le lui promis, sans chercher à m’expliquer ce nouveau caprice. Elle était si gentille d’avoir accepté ! et j’étais si joyeux !

Louise aimait toujours les couleurs sombres, mais sa robe était maintenant d’une jolie coupe ; une fourrure de renard bleu encadrait son col délicat et frissonnait au bord de sa jupe de velours scabieuse. Une petite toque garnie d’une aile de mouette recouvrait l’énorme torsade de ses cheveux. Ce n’est qu’à grand peine que je lui avais imposé ma volonté en matière d’élégance, et c’est le seul cadeau qu’elle ait voulu accepter de moi, « pour ne pas être indigne de son aimé, » disait-elle.

Le trajet fut délicieux. Seuls dans le wagon, nous éprouvions, pour la première fois, cette sensation d’intimité dans la nature que l’on ne peut avoir que loin de chez soi. Je la trouvais plus à moi, maintenant que la limite étroite de mon appartement ne la retenait plus. Les yeux des rares voyageurs que nous rencontrions s’arrêtaient sur elle avec une longue admiration, et les joies de l’orgueil satisfait s’ajoutaient au plaisir que je ressentais déjà.

— Nous sortirons souvent, Louise, lui dis-je en l’attirant à moi.

Elle me sourit tendrement, et posa sa tête sur mon épaule en signe de soumission.

Quand nous fûmes arrivés à Garches, elle m’entraîna dans les bois, et, sous la dentelle des premières feuilles, adorablement déroulées, elle s’arrêta et me tendit les lèvres.

— Pourquoi ne t’ai-je pas toujours connu ? soupira-t-elle. Pourquoi devons-nous suivre une route opposée et maudire ce que nous avons aimé ?

— Je ne te comprends pas !

— Il n’est pas utile que tu me comprennes. Je me comprends trop bien moi-même !

Elle s’échappa pour n’avoir pas à formuler plus clairement sa pensée, et, enfonçant vaillamment le fin talon de ses bottines dans le sable tiède, elle prit les devants. De longues grappes de genêts d’or pendaient à droite et à gauche, répandant un très doux parfum de miel ; des mousses mordorées ouataient le sol, et, sous le dôme transparent des jeunes feuilles, je voyais l’ombrelle mauve de Louise onduler comme une immense campanule.

Ce fut, à travers les futaies et les taillis, une adorable promenade, qui se termina par la découverte d’un étang, tout constellé d’iris et de libellules. Par moment, l’eau se ridait au saut brusque d’une grenouille. Un rampement de couleuvre, dans l’herbe, nous faisait tressaillir ; d’innombrables hannetons mouchetaient les branches, lourds, indécis, déployant un peu leurs élytres, sous lesquels passait un bout d’aile froissée, comme passait, sous le pardessus marron de nos élégants, le pan d’habit noir.

Quand nous eûmes bien visité la forêt et qu’elle eût cueilli, avec cette prédilection qu’ont toutes les femmes pour les fleurs sylvestres, de grosses gerbes de jacinthes bleutées et de primevères jaunes, nous nous assîmes sur la mousse et nous retirâmes d’une petite valise que j’avais apportée notre léger repas : de grosses crevettes roses, un pâté d’alouettes, les premières fraises de la saison, de la crème et une bouteille de Clicquot.

Je mangeais sur ses lèvres et lui prenais autant de baisers que de morceaux. Des oiseaux venaient picorer nos miettes et les frelons bourdonnaient autour de nous, attirés par le fin parfum des fraises.

Je restais silencieux, enivré jusqu’à l’extase. Louise s’était mise à chanter sur un rythme bizarre : tantôt lent comme une prière, tantôt violent et saccadé comme un chant guerrier. Sa voix était très étendue, métallique, avec des notes chaudes et graves. Je ne la connaissais pas encore, et quand la jeune fille eut fini, je la priai de recommencer. Elle m’obéit docilement, et son visage prit subitement une expression de grande tristesse.

Alors, je sentis un souffle froid passer sur moi : cette voix me révélait une Louise autre que celle que je connaissais. Il y avait dans cette chanson des notes farouches, lancées comme un défi, des appels déchirants, des sanglots et des menaces.

— Où donc as-tu appris cela ?

— Je ne sais, je l’ai entendu quand j’étais enfant, et l’air m’en est resté.

— Ne chante plus, Louise. Souris-moi de ton beau sourire à dents blanches, que je revoie le soleil après la nuit. Tes chants me font peur ! Ce sont des chants de vengeance et de carnage. Nous ne devons avoir que des chansons d’amour.

Elle voulut connaître toute mon existence, et je la lui racontai, simplement, comme à une véritable amie.

Elle sut la trahison de Régine, sa conduite infâme, mon duel et la mort de son malheureux amant.

— Ce n’est pas lui qu’il fallait tuer, dit Louise, c’est elle !

— À ce compte-là, on tuerait bien des femmes.

— Les femmes qui trompent ne sont pas dignes de vivre !

— Tu ne me tromperas jamais !

— Jamais ! mon aimé, je te le jure.

— Je veux te croire, chère adorée. Ces belles lèvres ne peuvent mentir !

Et je les baisai follement, comme pour graver sur les miennes leur serment d’éternelle tendresse.

Le soir venait avec ses brumes pourprées. Il commençait à faire humide, la terre ne s’étant point encore imprégnée de cette chaude caresse que donne le ciel de juillet et d’août. De petites nuées roses escaladaient l’horizon, tout se taisait. Il fallait rentrer. Je passai mon bras autour de la taille flexible de mon amie, et, la tenant pressée contre moi, silencieuse et lasse, je retournai sur mes pas.

Par moments, les arbustes se faisaient plus rares, et tout le paysage si gai, si agréablement accidenté des environs de la Seine, nous apparaissait, dans une brume chaude, comme estompé d’une fine poudre d’or. Paris fermait l’horizon ainsi qu’une colossale mer de féerie, une mer aux vagues pétrifiées, d’où surgissait le mât prodigieux de la tour Eiffel. Par gradations lentes, le jour et le ciel changeaient de couleur ; un voile sombre descendait sur le lumineux décor. Nous nous retournâmes vers l’Occident : le soleil disparaissait, les cimes des arbres ruisselaient d’éclaboussures sanglantes. Puis, peu à peu, les nuages en aigrette dans l’espace immobile s’éteignirent comme les dernières fusées de cette apothéose. Les étangs perdus dans la verdure me semblèrent alors des yeux vitreux qui nous regardaient, des yeux de moribonds tout pleins de l’ombre du néant. Je frissonnai en serrant plus fort mon amie contre moi. Dans le wagon, où nous étions seuls, elle ferma les paupières, mit sa tête contre la mienne et me parla de mille choses lointaines, d’une voix affaiblie qui semblait monter du passé. Je n’osais l’interroger, m’étant promis de ne pas chercher à pénétrer son existence, mais je sentais que son secret était sur ses lèvres, et qu’il n’eût pas fallu insister beaucoup en ce moment pour le connaître.

— Mon adorée Louise, murmurai-je en caressant doucement ses cheveux.

— Écoute, dit-elle, quand tu m’appelles ainsi, je crois que tu parles à une inconnue et mon cœur se serre. Louise n’existe pas, je me nomme Terka.

— Pourquoi m’as-tu trompé ?

— Je ne t’ai pas trompé. Tu ne m’as jamais questionnée sur mon nom véritable. Et qu’importe ! d’ailleurs, pourvu que tu t’engages à aimer Terka comme tu as aimé Louise ?

— Tu sais bien que chaque heure qui s’écoule entre plus profondément cet amour en mon être, et que, si tu voulais l’en arracher, un peu de mon existence partirait avec lui. Chère, chère Terka !

— Il est joli, mon nom ?… Dis-le encore.

Je le murmurai insatiablement, l’appuyant chaque fois d’un baiser. Tout à coup, elle me repoussa et se mit à pleurer, comme si l’aile noire de sa destinée l’eût souffletée dans l’ombre.

À partir de ce moment, le retour fut désolé. Assis côte à côte, nous nous observions en silence ; de funestes pressentiments nous accablaient, il me semblait que quelque chose venait de se briser en moi, que je ne retrouverais plus cette plénitude de bonheur.

Comme nous descendions de voiture, rue du Regard, devant notre maison, trois individus qui semblaient nous attendre, nous barrèrent le chemin. J’allais les écarter, la menace aux lèvres, la canne levée ; mais je n’en eus pas le temps. Terka — car c’est ainsi que je l’appellerai désormais — me saisit le bras, et m’ordonna impérieusement de rentrer, sans m’occuper d’elle.

— Je ne te quitterai pas ! lui dis-je ; que veulent ces hommes !

— René, reprit-elle, par tout ce que tu as de plus sacré, je te supplie de ne pas m’interroger ! Ces hommes sont des amis, il faut que je leur parle.

— Je te le défends !

Elle ne me répondit pas, mais, faisant signe à l’un de ces individus, elle disparut avec lui si rapidement que je ne pus la rejoindre. Les deux autres ne bougèrent pas, se contentant de me surveiller. Furieux, je rentrai chez moi, me promettant d’avoir, à tout prix, une explication avec ma maîtresse.

Lorsqu’elle revint, une heure après, je vis tout de suite qu’il avait dû se passer quelque chose de grave entre elle et le bandit qui l’avait emmenée.

Ses traits étaient contractés, une flamme sombre luisait dans son regard.

— Terka, dis-je d’une voix tremblante, je veux savoir quels sont ces hommes, et ce qu’ils venaient faire ?

— Ne m’interroge pas.

La colère commençait à me gagner ; je lui saisis brutalement le poignet et le serrai à le briser, sans qu’elle laissât échapper une plainte.

— Écoute, continuai-je, j’ai le droit de connaître toute ton existence. Si, jusqu’à présent, j’ai respecté tes secrets, c’est que je pensais qu’il ne serait plus question du passé, et que tu m’aimais assez pour me consacrer l’avenir, sans restriction. Il paraît que je me suis trompé, que tu as voulu simplement te distraire à mes dépens, me ridiculiser et me faire souffrir. Je te croyais l’âme plus haute !… Tu n’es qu’une vulgaire coquine, comme les autres !

Elle devint affreusement pâle.

— René, je t’en supplie ! ne parle pas ainsi… Tue-moi, plutôt !

Comme elle voulait se jeter à mes pieds, je la repoussai avec indignation.

— Ces misérables sont tes amants !

— Tais-toi ! tais-toi !… Si tu savais !… Je te jure que je ne mérite pas ton mépris. Aie pitié, cher adoré ! Je n’aime que toi au monde.

— Menteuse ! Dis-moi donc alors ce que voulait cet homme ?

— Je ne le puis.

Son visage avait pris une expression de fermeté inébranlable, et ni mes menaces, ni mes injures ne purent lui arracher un aveu. J’en vins même aux prières et aux larmes. Toute la nuit, je la conjurai de me raconter sa vie quelle qu’elle fût, lui promettant le pardon aux actions les plus infâmes. Elle secouait tristement la tête, opposant à ma colère une douce résignation, mais je lisais dans ses regards la détresse où la plongeaient

mes odieux soupçons.

IV


Notre bonheur déjà tombait en cendres ; en retrouverions-nous encore l’éphémère splendeur ? Le doute avait torturé mon cœur, et, vil compagnon de mon amour, il devait désormais en arrêter tous les élans, en bannir la confiance et la pureté.

À partir de cette soirée maudite, Terka sortit souvent seule. Je la suivis plusieurs fois, et je la vis entrer dans cette maison de la rue Notre Dame-des-Champs qui, déjà, avait éveillé ma curiosité. Le concierge, interrogé une seconde fois, se contenta de hausser les épaules sans répondre ; mais il dut prévenir ma maîtresse, car il me fut impossible de la surprendre. Elle déjouait si bien ma surveillance que je finis par croire qu’elle profitait de mon sommeil pour se glisser hors du logis. D’ailleurs, j’étais saisi régulièrement, vers minuit, d’un engourdissement étrange que je n’avais jamais éprouvé avant.

Nous prenions, vers cette heure, un peu de thé que la jeune fille préparait elle-même. Je me dis que cette infusion devait contenir un narcotique puissant, et je résolus de n’en point goûter, ce soir-là, mais de feindre l’accablement habituel afin de donner le change à Terka.

Nous étions dans ma chambre : elle, assise dans un fauteuil, la tête renversée sur le dossier, l’œil songeur ; moi, étendu à ses pieds.

— Sais-tu, lui dis-je, qu’il faut que mon amour soit bien grand pour résister aux soupçons qui viennent l’assaillir ? Je ne sais rien de toi, sinon que je t’ai rencontrée par hasard dans ce quartier désert que je n’aurais jamais songé à habiter, si des circonstances particulièrement tristes ne m’avaient fait rechercher la solitude. Certes, tu es admirablement belle, et tous les hommes doivent te désirer. Rien ne me prouve que ces mystérieux amis, dont tu m’as parlé, ne soient pas tes amants. Tu gardes le silence, et tu te condamnes toi-même par cette obstination incompréhensible. T’ai-je jamais donné l’occasion de douter de la sincérité de ma tendresse ? S’il s’agissait d’un secret, tu n’hésiterais pas à me le confier, parce que deux êtres qui s’aiment n’ont qu’un même cœur et qu’une même conscience. C’est donc que ta conduite est blâmable et que tu n’as point le courage d’en changer, car je te pardonne tes anciennes hontes.

Je parlais avec calme, mais une horrible jalousie m’étreignait, et je cherchais à lire dans ces yeux sombres, tristement fixés sur moi, le mensonge et la fourberie. Pourtant, ils ne se baissaient pas, ces yeux chéris, et leur azur, profond comme une nuit d’été, gardait son immuable transparence.

Après m’avoir longuement considéré, elle répondit avec découragement :

— Tu me fais beaucoup de peine. Si ma vie seule était en jeu, je te la sacrifierais avec bonheur ; mais je ne suis qu’une pauvre fille, marquée au front par le destin, et je t’ai donné de moi tout ce que je pouvais donner !

Je repris avec amertume :

— Vois comme nos situations sont différentes. Tu connais, par le détail, tous les événements qui ont empli mon existence, depuis le jour où mon esprit a gardé l’empreinte des êtres et des choses. Si j’avais été criminel, je me serais dénoncé à toi, sans hésitation. Est-ce que, lorsqu’on s’aime réellement, l’on peut garder un secret, quel qu’il soit ?

Elle était très pâle, mais ses traits avaient cette expression de fermeté douloureuse qui ajoutait encore au caractère étrange de sa physionomie.

Je m’écriai avec un accent de haine farouche où toute ma jalousie éclata soudain :

— Je les tuerai tes amants ! entends-tu ? Je les tuerai et toi avec ! Vous avez beau vous cacher, je vous chercherai si bien que je découvrirai votre retraite, et tout votre sang ne suffira pas à ma rage !

— Je n’ai qu’un amant : c’est toi. Tu peux me tuer : tiens, je n’ai pas peur !

Elle prenait mes mains, qu’elle liait autour de son col en forçant les doigts de se joindre.

Mais, je l’attirais pour embrasser ses belles lèvres rouges, et, pour un moment, mes soupçons se calmaient.

Vers minuit, elle m’offrit du thé et s’en versa elle-même, très naturellement. Je la priai de lever un peu l’abat-jour de la lampe, et pendant qu’elle avait, le dos tourné, je répandis rapidement le contenu de ma tasse au milieu des roses d’une jardinière.

Terka ne vit rien, et quand, peu d’instants après, je fis semblant de tomber de sommeil, elle crut de bonne foi que son subterfuge avait réussi.

Je fermai les yeux et m’allongeai dans mon fauteuil, ainsi que je faisais chaque soir.

La jeune femme se leva, et vint appuyer ses lèvres sur mon front ; je ne bougeai pas. Alors, après une nouvelle caresse, elle remonta la lampe, s’assura que je ne manquais de rien, ouvrit la porte avec mille précautions et se glissa dehors. D’un bond je fus sur pied et, prenant le même chemin, je réussis à la suivre, sans éveiller son attention.

La nuit était obscure, le ciel sillonné de nuages bas chargés d’orage. Un homme attendait devant le perron. Je ne pus apercevoir son visage ; mais sa maigreur et sa haute taille me le firent aisément reconnaître. C’était celui qui avait entraîné Terka, un mois auparavant, lorsque nous rentrions de la campagne.

— Ne fais pas de bruit, lui dit-elle : « il » dort.

J’entendis un chuchotement étouffé, et les deux ombres se dirigèrent du côté du pavillon qu’habitait mon amie. Elle prit une clef dans sa poche, et, faisant passer son compagnon d’abord, elle referma la porte de l’intérieur. J’entendis même que l’on poussait un objet lourd devant le battant, de manière à intercepter la faible lueur qui aurait pu jaillir par le trou de la serrure.

L’atelier, éclairé par en haut, n’offrait aucune issue à ma curiosité ; les murs, lisses et élevés, ne pouvaient être franchis qu’à l’aide d’une échelle, et je n’en avais pas à ma disposition.

Un déchirement se fit en moi, un brouillard sanglant passa devant mes yeux, et je pleurai longtemps sur ma faiblesse. Puis, une fièvre de désespoir et de rage me saisit, je me redressai avec un éclat de rire nerveux faux et amer. L’idée me vint de briser cette porte, de crier, d’ameuter les voisins et de jeter mon mépris à la face de cette créature qui se jouait si impudemment de mon amour. Je tournais mille projets dans ma tête, mille plans de vengeance, seule, la crainte d’échouer me retenait.

Cette fille m’avait trompé comme les autres ; aucun remords ne lui était venu de son indigne conduite, puisqu’à deux pas de ma demeure, vibrante encore de mes caresses, elle se donnait à un autre. Créature perverse, trompeuse et vile, la fange seule l’attirait et la charmait ! Pourtant, malgré mon mépris mille liens puissants m’attachaient encore à elle. Dans un vertige, je revis ses yeux profonds, sa bouche ardente, son corps de déesse, et la pensée qu’un autre homme se grisait de son parfum et tressaillait sous ses baisers me fut si intolérable, que je me laissai tomber à terre avec un cri d’agonie.

Longtemps je restai là, collant mon oreille à cette porte maudite, tâchant de deviner ce qui se passait entre les misérables. Par moment, un bruit de voix arrivait jusqu’à moi, et ce mystérieux murmure ajoutait encore à mon angoisse.

Au petit jour, je résolus de rentrer et, si j’en avais la force, de dissimuler mes nouvelles tortures, afin de frapper plus sûrement, quand l’instant en serait venu.

Terka reparut dans la matinée. Elle fut tendre, soumise, remplie d’attention. Son visage ne révélait aucune contrainte, son regard droit cherchait le mien ; j’étais ébloui par ce merveilleux pouvoir de dissimulation. Elle était la plus pure des créatures ou la plus abjecte ! Au déjeuner, tout à coup, elle pâlit, et s’affaissa sur sa chaise. Je courus à elle et, en la relevant, je m’aperçus qu’un filet de sang sortait de sa manche et coulait sur la nappe. Je soulevai l’étoffe qui cachait un linge ensanglanté enroulé autour du bras.

— Ah ! tu as vu, dit-elle, en reprenant connaissance. Ce n’est rien : une figure ébauchée qui est tombée sur moi, et dont l’armature en fer m’a blessée. Elle découvrit la plaie qui était assez large et profonde.

— Tu travailles donc la nuit, Terka ?

Elle rougit, mais répondit avec assez de naturel :

— C’est précisément parce que je ne travaille pas qu’il m’arrive de ces accidents. Tout sèche et se détériore. Il faudra que je me remette à sculpter sérieusement. J’ai une grande étude à terminer pour le prochain Salon.

— Eh bien ! c’est entendu. J’irai m’installer dans ton atelier et, si tu le permets, je te regarderai travailler. Ce sera pour moi un grand plaisir.

Elle balbutia avec effort :

— Certainement ; mais il faudra que je cherche un modèle. Les anciens m’ont abandonnée depuis que tu me prends tout mon temps.

— Est-ce un reproche ?

— Un reproche, mon aimé !… Je ne suis heureuse qu’auprès de toi ! Seulement, vois-tu, je voudrais, ne fût-ce que par amour-propre, ne pas perdre entièrement le fruit de mon travail.

— Tu n’avais qu’à m’exprimer ce désir plus tôt ; il est trop légitime pour que je cherche à le combattre. Allons, Terka, un peu de franchise !…

— Je t’aime ! Que te faut-il de plus ? Je t’aime ardemment et uniquement.

— L’amour ne va pas sans la confiance, et je ne sais qu’une chose : c’est que tu es la plus ensorceleuse et la plus dangereuse des femmes !

La journée se passa sans incidents nouveaux. Terka, un peu nerveuse, par suite de sa blessure, sans doute, riait et s’attendrissait à tout propos. Je l’observais ardemment, cherchant un oubli, un aveu involontaire dans le rôle qu’elle s’était imposé ; mais son habileté ne se démentit pas un moment. La rage bouillonnait en mon cœur ; j’aurais voulu la meurtrir, la broyer, et lui jeter à la face son infamie et mon dédain ! Mais, au prix d’efforts surhumains, je parvenais à me vaincre, le meilleur moyen de connaître la vérité étant de lui donner confiance, de la laisser s’endormir dans sa quiétude.

Le soir, elle ne sortit pas, et j’en fus pour ma ruse inutile. Pendant une semaine, il ne me fut pas possible de la surprendre. Calme, docile et souriante, elle errait autour de moi avec la souplesse indolente d’un jeune fauve. Je regardais son front blanc et pur sous l’aile double de ses bandeaux disposés à la façon des vierges d’André del Sarto, son profil ardent, ses lèvres sensuelles, ses grands yeux aux cils frisés comme des plumes, et je me demandais anxieusement ce que cette jeune tête pouvait cacher de remords, de hontes, de projets bizarres et criminels.

Je ne pouvais plus me passer d’elle : elle était si bien entrée dans ma vie que l’idée seule d’une séparation me remplissait soudain le cœur de tristesse et d’angoisse. Rien de ce qui avait été mon passé ne comptait plus ; cette femme m’avait enlevé jusqu’au souvenir de la trahison, et toute pensée qui ne l’avait pas directement pour

mobile me devenait étrangère.

V

Le soir du septième jour, elle parut anxieuse, impatiente, et j’en conclus qu’un de ses mystérieux rendez-vous avait été pris et que le remords de son infamie l’agitait à son insu. Mille pensées de meurtre m’assaillirent à la fois ; je sentis grandir en moi le désir de supprimer l’autre, le rival maudit qui, dans quelques heures, presserait à son tour les lèvres adorées de Terka.

Je cachai un revolver dans ma poche, sans qu’elle s’en aperçût, bien décidé à en faire usage à la première occasion.

Nous étions silencieux tous les deux, secrètement torturés par nos pressentiments. Elle ne cherchait pas à se rapprocher pour quelque douce caresse, et, grâce à cette involontaire froideur, je pus rester maître de moi.

Vers minuit, je fis semblant de boire le thé qu’elle m’offrait, et, comme la première fois, je le jetai parmi les fleurs. Lorsqu’elle me crut assoupi, elle s’échappa avec une hâte fébrile. Je sortis sur ses pas, et la suivis dans le jardin. L’homme était là. Il tenait un paquet assez volumineux à la main, semblant se dissimuler derrière les arbustes. La jeune fille, après lui avoir fait signe de la suivre, le conduisit silencieusement à la porte de son atelier. Déjà, elle glissait la clef dans la serrure, quand je m’avançai vivement et lui mis la main sur l’épaule. Elle poussa une sourde exclamation, et se jeta sur l’homme, comme pour lui faire un rempart de son corps. Ce mouvement m’exaspéra, je pris le revolver dans ma poche ; et, presque à bout portant, j’allais faire feu quand, prompte comme l’éclair, elle abaissa mon bras. Le coup partit dans les branches, sans blesser personne. Alors, je me ruai sur le groupe, frappant au hasard, hurlant de rage, complètement affolé. Ce qui se passa au juste, je ne le sus jamais. Un effroyable choc me renversa, je perdis connaissance.

Mes domestiques et les voisins, accourus au bruit, me transportèrent chez moi ; une fièvre cérébrale se déclara, et, pendant plusieurs jours, je demeurai entre la vie et la mort.

Quand je repris connaissance, je demandai Terka ; mais elle avait disparu depuis la fatale soirée. On ignorait ce qu’elle était devenue.

Les malheureux qui ont aimé comprendront ce que fut mon existence à partir du moment où je repris le pouvoir de penser et de souffrir ! Les joies inoubliables que j’avais goûtées auprès de Terka étaient sans cesse présentes à ma mémoire ; les heures vibrantes d’amour chantaient leurs litanies divines en s’égrenant une à une dans mon cœur. De longs frissons parcouraient mes veines, sans cesse je pensais à elle, l’appelant et la désirant de toutes les puissances de mon être. Je vécus ainsi une semaine ou deux. Elle m’obsédait, me hantait ; je ne pouvais croire que tout fût fini, et lorsque je m’appesantissais sur cette cruelle idée, une profonde détresse noyait mon âme.

Pourtant, il fallait aller, venir, répondre, vivre enfin, et cacher ce tourment comme une honte. J’essayai de m’intéresser à mes anciens plaisirs ; je retournai au club, aux courses ; j’eus des maîtresses, et, comme suprême remède, je tentai de me réconcilier avec Régine, que mon duel avait rendue célèbre. Efforts vains ! Terka me possédait dans les fêtes, au milieu des soirées d’orgie, jusque dans les bras de Régine qui, maintenant que je ne l’aimais plus, s’attachait désespérément à moi. Dédaigneux de ses caresses, je me laissais faire, éprouvant parfois une acre satisfaction à insulter, à brutaliser cette femme que les les autres adoraient à genoux. Mais elle prétendait ne plus me quitter, et bien que mon appartement de la rue du Regard lui fût interdit, nous nous retrouvions presque chaque jour.

Le matin, nous montions à cheval, lorsque le temps était clément. Ma compagne, dans sa courte amazone bleue qui lui collait au corps ainsi qu’un maillot, attirait toutes les admirations. Je me plaisais à lui faire monter des chevaux difficiles dans le cruel espoir qu’une chute ferait justice de sa scélératesse. Fermement assise, le buste légèrement incliné en arrière, elle secouait, cravachait et éperonnait sa bête de son unique éperon d’écuyère fixé au talon d’une botte mignonne ; et la dompteuse s’en tirait avec une courbature qui alanguissait ses jolis yeux clairs.

Le soir, dans sa Victoria, pressés l’un contre l’autre, nous reprenions les allées ombreuses que nous avions suivies le matin. Les acacias embaumaient et, sur la couverture de drap qui nous enveloppait, une fine jonchée de fleurs s’épaississait, à mesure que nous avancions dans notre promenade.

Je pensais à la bonne journée passée à Garches, dans la douceur des premières éclosions, et j’aurais donné tout au monde pour en recommencer une semblable.

— À quoi rêves-tu ? demandait Régine. Quel changement, depuis six mois ! Alors, j’étais tout dans ta vie ; maintenant, je ne suis plus rien. Tiens, une soirée comme celle-ci t’aurait inspiré mille folies. Ai-je donc cessé de te plaire ? Suis-je moins belle, moins séduisante, moins désirable ?

— Tu es faite pour la damnation des hommes, Régine ; mais je ne t’aime plus.

— Pourquoi ?

— Parce que j’en aime une autre.

— Une autre ! Je voudrais bien la voir !…

— Elle est plus belle que toi, plus tendre, plus femme, meilleure, enfin !

— Elle doit être ennuyeuse.

— Ennuyeuse ! Tu ne sais pas ce que c’est que la passion avec ses douceurs, ses violences, ses sourires et ses pleurs ? As-tu contemplé le ciel avec toutes ses étoiles ? As-tu connu la foi avec tous ses transports et pressenti l’infini avec toutes ses extases ? Non, tu es née pour le vice ; celle que j’aime est née pour l’amour.

— Mais je t’aime aussi maintenant, plus qu’elle peut-être.

— Trop tard. Il y a un mort entre nous !

— Alors, pourquoi restes-tu auprès de moi ?

— Parce que je ne peux plus rester auprès d’elle. Je ferme les yeux sous tes baisers et je tâche de m’imaginer que ses lèvres seules me les donnent.

— Il en sera toujours ainsi ?…

— Oui, tant que je vivrai !

— Tu n’es pas galant, mon cher ; mais, bast, cela me change des plats imbéciles qui ne jurent que par moi !

Nous étions arrivés dans une des allées les plus désertes du Bois. A. ce moment, le cheval fit un écart et se jeta contre un arbre.

— J’ai peur, dit Régine. Ne vois-tu pas ces hommes qui nous barrent le chemin ?

En effet, des formes noires s’agitaient confusément devant nous.

Je descendis et fis quelques pas dans leur direction.

Il y avait là trois hommes et une femme assez misérablement vêtus, autant que je pus en juger dans l’obscurité. À mon approche, ils s’écartèrent pour me livrer passage, et comme je les regardais attentivement, je vis tout à coup, au milieu de ces faces hâves mangées de haine et de souffrance, le visage adoré de Terka. Elle me parut très changée, amaigrie, avec quelque chose de concentré et de farouche dans son expression générale.

— Terka ! Terka ! m’écriai-je, en m’élançant vers elle, que fais-tu donc ici ?…

Régine s’était dressée dans la voiture. Elle éclata de rire.

— C’est pour cette créature que tu languis ? Tu n’es guère généreux, alors, car elle m’a tout l’air de se poster au coin d’un bois pour détrousser les passants.

Terka, à cette insulte, s’avança menaçante, puis elle me tendit la main et des larmes brillèrent dans ses yeux. Je voulus la prendre dans mes bras, mais elle murmura quelques mots que je ne compris pas, et disparut dans la nuit avec ses compagnons.

Régine riait toujours.

— Tous mes compliments, cher ami. Vous ne pouviez mieux choisir, je comprends votre passion et vos regrets.

J’étais tellement stupéfait que je ne répondis pas, cherchant une fois de plus à pénétrer le mystère

de cette existence qui tenait encore si étroitement à la mienne.

VI


Je revis Terka une dernière fois. Deux hommes la rapportaient rue du Regard sur une civière. Elle était couverte de sang, le visage noirci, les membres mutilés. Tout son pauvre corps n’était plus qu’une masse informe ; seuls, ses grands yeux vivaient encore, effroyablement dilatés par l’angoisse et la souffrance.

Elle venait mourir dans son petit atelier, près du seul homme qu’elle eût aimé.

Son histoire était simple et terrible. Comment ne l’avais-je pas deviné plus tôt ? Je ne saurais le dire. Mon aveuglement me semble maintenant incompréhensible, je me reproche comme un crime cette mort lamentable qu’il m’eût été peut-être facile d’empêcher.

Terka était pure, digne de mon amour. Que ne lui avais-je offert mon nom, pour la sauver des autres et d’elle-même ?… Cet homme que j’avais vu avec elle, et qui avait à un si haut point éveillé ma jalousie, était son frère : Ivan Stepanof. Ils appartenaient à une famille princière de Géorgie, et leur père était gouverneur de province au Caucase.

Le procès d’Ivan fit énormément de bruit, et je le suivis avec une avidité que l’on comprendra. Ce jeune homme avait conspiré et avait été condamné. Mais, après s’être fait déporter dans la Sibérie orientale et avoir obtenu sa grâce, il était venu en France pour étudier les explosifs appliqués à la force motrice, et peut-être au régicide.

Dans l’atelier de Terka qui, même pour moi, était resté toujours si soigneusement clos, l’on trouva cinq bombes et tout un assortiment de tubes, de cornues, de fioles remplies de substances chimiques : peroxyde d’azote, sulfure de carbone, chlorate de potasse, phosphore rouge, tout ce qui constitue les éléments de la panclastite.

Terka, imbue d’idées révolutionnaires et toute dévouée à la cause de son frère, qu’elle considérait comme une victime, avait associé son sort au sien. Et, sans ressources, sans amis, ils avaient poursuivi leur but terrible, mettant la science au service de la vengeance et du meurtre.

On venait de trouver la pauvre fille dans les bois de Garches, à ce même endroit où nous avions si joyeusement déjeuné au dernier printemps. Une bombe avait fait explosion pendant une expérience imprudemment dirigée, et la malheureuse avait été mortellement atteinte. Quand on la ramassa, pantelante, mutilée, elle ne formait plus qu’un hideux amas de chairs pilées, de membres tordus, noircis, recroquevillés, flambés, épouvantables ! Lorsque je la vis, ma gorge se contracta, mes entrailles frémirent ; jamais semblable impression de détresse et d’horreur ne m’avait saisi !

Elle eut encore la force de me sourire, d’un effroyable sourire de spectre, dont les lèvres violettes se tordent convulsivement sur les dents, puis elle expira.

J’obtins la permission de la garder jusqu’au lendemain, et on la transporta dans ma chambre. Quand je voulus ôter les lambeaux d’étoffe qui la recouvraient, la chair s’en alla avec, découvrant les côtes, creusant des trous d’où le sang noir coulait comme une boue. Mes nerfs ne purent en supporter davantage, je m’évanouis. Quand je revins à moi, elle était enfermée dans son cercueil, et je ne la vis plus. J’ordonnai à mes domestiques de me laisser seul, et je m’étendis sur la sinistre boîte, priant et pleurant, l’appelant avec des cris de rage, la suppliant de m’apparaître telle qu’elle avait été, telle que je l’avais connue et aimée. Cet amas hideux de chairs bouillies, ce cadavre effrayant ne pouvaient être le corps adorable que j’avais tant de fois couvert de baisers !

Quand on l’emporta pour le cimetière, j’étais à moitié fou, et l’on dut me surveiller pour m’empêcher de me livrer à quelque acte de désespoir. Ce n’est que longtemps après que je repris possession de moi-même. Je suivis alors avec un intérêt passionné les débats de cette affaire, m’informant de tout ce qui avait pu, de près ou de loin, toucher à la morte.

Il y eut une perquisition dans son atelier. Chaque buste de terre contenait une bombe ; c’est ainsi qu’elle avait pu les transporter sans éveiller les soupçons. Ivan Stepanof, qui demeurait rue Notre-Dame-des-Champs, se livrait à leur fabrication, et la jeune fille, après avoir ébauché une figure, glissait à l’intérieur le dangereux projectile qui échappait ainsi à tous les regards.

Ivan, que je vis à l’audience, ne ressemblait nullement à sa sœur : deux grands yeux fixes d’hypnotisé ; tout en os, avec le geste automatique d’un somnambule et des contorsions de visionnaire. Insensible à la mort de la malheureuse, pendant tout le débat, les controverses scientifiques, les théories sur les réactifs, les combinaisons chimiques l’intéressent seules. Tactique habile, peut-être, pour cacher le fanatisme, la haine et la révolte qui, véritablement, l’ont poussé dans la voie du crime.

C’est, d’ailleurs, un esprit cultivé, une intelligence remarquablement assimilatrice et rusée. Si Terka n’avait, par sa mort, attiré l’attention sur les conspirateurs, peut-être les manœuvres d’Ivan eussent-elles réussi. Tout avait été préparé en vue d’un attentat prochain, et s’il me restait une croyance quelconque, je dirais que la Providence a déjoué les calculs de ce fou dangereux. Mais la Providence aurait frappé le seul coupable, et non pas la pauvre fille qui, entre ses mains, n’avait été qu’un instrument docile. J’aime mieux croire que le Hasard, souverain maître ici-bas, nous agite comme des marionnettes qu’il importe peu de briser et de détruire.

On trouva dans le bois, à l’endroit où l’explosion avait eu lieu, des tubes brisés du même modèle que ceux saisis chez Terka.

Les audiences de l’affaire Stepanof attirèrent une foule de curieux, et donnèrent matière à d’interminables discussions scientifiques. Nous apprîmes la formule de la panclastite et de la poudre chloratée dont les divers ingrédients avaient été trouvés dans l’atelier de la rue du Regard. De futurs révolutionnaires purent même noter exactement la composition de la bellite et de la gélignite anglaises, de la roburite russe, de la hellofitte allemande, sans compter celle de l’explosif américain : rockarock.

Sur la table sont les pièces à conviction : des cornues, des fioles bizarres, des creusets, des tubes, des linges déchirés, hachés, auxquels des fragments de chair adhèrent encore : la chair de Terka !

Et, pendant que je cherche en vain à retenir mes larmes, Régine prend des notes. Elle a mis pour la circonstance une robe de foulard ivoire, garnie de vieux point de Venise sur application de velours saphir ; elle bavarde et elle rit. À la vue des chiffons ensanglantés, son regard étincelle comme une lame d’épée ; elle regrette certainement de n’avoir pas assisté à l’agonie de la victime : ce devait être un curieux spectacle !… Si je n’avais épuisé toutes les amertumes, j’en éprouverais de nouvelles à la vue de cette femme si inexorable, si froidement féroce. Que de monstres la nature a cachés sous des apparences séduisantes !

Quelques fragments de la robe de Terka sont là, tout souillés de boue et de sang ; mon cœur se déchire, et je pense que j’aurais pu conserver cette splendide fleur sauvage qu’une culture maladroite avait perdue. « L’homme, a dit Marc-Aurèle, devrait toujours se conduire comme s’il allait mourir dans la journée. » Qu’avais je besoin de m’inquiéter du passé et de l’avenir ? Le présent seul nous appartient, profitons-en ! Je tenais en mes mains l’aile fragile du bonheur, en serrant un peu les doigts, je la faisais prisonnière ; au lieu de cela, j’avais perdu mon temps en folles jalousies, en injustices, en divagations, et, lors que j’avais fermé les mains, elles étaient vides ! Ne le devais-je pas encore à cette Régine qui avait desséché mon cœur, et, à l’image du sien, l’avait fait sceptique et mauvais ? N’aurait-elle pas dù s’asseoir aussi au banc d’infamie, pour rendre compte à l’humanité de ses crimes mille fois plus révoltants que les complots de ces malheureux ?…

Le jeune défenseur d’Ivan Stepanof fit un tableau émouvant des tortures infligées aux révolutionnaires par le gouvernement russe, et du martyre que nombre d’entre eux ont subi dans les bagnes de Sibérie.

« Si, dans un pays de suffrage universel, dit-il, tout appel à la violence doit être sévèrement condamné, la situation est toute autre dans un pays où le seul fait de lire la géographie d’Elisée Reclus suffit pour envoyer un homme au bagne ! Si la France n’avait pas eu, il y a cent ans, des hommes comme ceux-là, ayant fait le sacrifice de leur vie pour le triomphe de leurs idées, la bourgeoisie de 1890 n’aurait pas, aujourd’hui, la justice et la liberté. »

Ivan Stepanof fut condamné à vingt ans de prison.

LE CENTENAIRE D’EMMANUEL

LE
CENTENAIRE D’EMMANUEL



Certes, nous nous réincarnons, et chacun de nous a sans doute déjà vécu plusieurs existences. Il meurt un être humain par chaque seconde sur l’ensemble du globe terrestre. En dix siècles, plus de trente milliards de cadavres ont été livrés à la terre et rendus ensuite à la circulation générale sous forme d’eau, de gaz, etc., et petit à petit ont formé des êtres nouveaux que les âmes des anciens hommes sont venues habiter. Si les éléments constitutifs des corps puisés à la nature lui sont revenus, chacun de nous porte en soi des atomes ayant précédemment appartenu à d’autres corps. L’âme qui nous anime demeure au même titre que chaque molécule d’azote ou d’oxygène, et toutes les âmes qui ont vécu existent toujours. Elles régissent la matière pour organiser la forme vivante de l’homme. Tout s’échange, se confond et se renouvelle en cette immuable loi d’amour qui gouverne le monde. Seulement, le passage d’un corps en un autre est inconscient, et si parfois de brusques réminiscences s’éveillent en nous à la vue d’un site qui nous est connu, bien que nous l’examinions pour la première fois, les brumes de notre intelligence sont trop épaisses encore pour que nous comprenions.

Cependant, par une grâce spéciale ou par un châtiment inexpliqué, la mémoire est demeurée permanente en moi et a maintenu avec certitude mon identité consciente. Je sais que j’ai été un grand et illustre poète en ma précédente incarnation, et je retrouve tous les élans et toutes les extases qui me rendirent célèbre parmi les hommes. Peut-être ces facultés se sont-elles élargies en même temps que perfectionnées, car les doux poèmes qui firent ma gloire, jadis, me semblent maintenant des conceptions d’enfant génial mais inexpérimenté. Je me sais en possession d’un art plus jeune, plus vibrant, plus égal, car les pensées qui se pressent en moi, comme les abeilles dans une ruche close, ne demandent qu’à prendre leur vol. Mais les hommes passent indifférents à mes côtés ; je suis mal vêtu et ne mange pas toujours à ma faim. Qui donc reconnaîtrait en moi le grand Emmanuel ?

. . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai erré pendant trois jours dans cette ville qui me rappelle de si étranges souvenirs. C’est la première fois que j’y viens, et, pourtant, tout m’y est familier. La ruelle que je suis maintenant est étroite, faite de constructions basses, grises, suintantes que le soleil éclaire à peine. De profondes lézardes divisent les murs, le sol est gluant ; une mousse fétide, malgré le froid, pousse entre les cailloux. Un rayon de soleil fait son apparition : le bas des maisons se frange d’une ombre noire et le ciel resserré entre les balcons branlants paraît une dalle de pierre bleuâtre, sans tache.

Oui, je me rappelle : voici le ruisseau où je faisais évoluer des flottes de papier, voici la borne où je venais m’asseoir, les pieds dans la boue et le front dans les étoiles ; voici le mur où je griffonnais mes premiers vers, il y a quatre-vingt quinze ans !… Seulement, je suis mort depuis, et personne ne reconnaîtrait mon visage qui n’est plus celui d’autrefois. Je suis mort, il y a trente ans, et mon âme, après avoir erré dans l’infini, est redescendue sur la terre et s’est réincarnée. Comment et pourquoi cela s’est-il fait ? je ne saurais le dire. Une intelligence supérieure à la nôtre gouverne notre destinée ; à son gré, nous allons et nous venons jusqu’à ce qu’il lui plaise de trancher le fil léger qui nous rattache à la vie.

J’ai été riche, puissant, idolâtré ; les arcs de triomphe se dressaient alors au-dessus de ma tête, et les bras de la multitude me faisaient un trône glorieux. Lorsque je passais, les belles dames me jetaient les fleurs de leur corsage et les hommes m’acclamaient comme un monarque.

Quand je mourus, le deuil fut universel. Cinq cent mille personnes suivirent mon convoi, et le défilé des emblèmes funèbres, des couronnes et des chars pavoisés dura un jour entier. Les balcons se voilèrent de crêpe, les magasins se fermèrent, toute la France me regretta.

Aujourd’hui, l’on m’ignore, mes œuvres nouvelles ne trouvent pas d’éditeur, tandis que les anciennes, à la devanture des librairies, n’ont jamais le temps de froisser leurs belles robes jaune d’or. Et je les jalouse, ces filles de ma jeunesse, je les méprise ! je les hais ! À quoi m’a-t-il servi d’acquérir l’expérience de deux existences, si mon talent épuré, mon génie plus puissant ne peuvent vaincre la routine et le parti pris ! Même, lorsqu’il m’arrive de lire, dans l’intimité, une de ces belles strophes qui, brûlantes, ont jailli de mon âme en mots de feu dont je tressaille encore, l’ami complaisant qui m’écoute hausse dédaigneusement les épaules et me dit : « Vois-tu, après Emmanuel, la poésie est morte. Relis-le et tâche de t’inspirer de ses accents divins. »

Que ne puis-je lui crier : « Emmanuel, c’est moi ! Ne sens-tu pas que le même souffle nous anime ! Que ses vers fort beaux, je le veux bien, n’ont pas le fini et la splendeur des miens ? Je suis Emmanuel, mais un Emmanuel plus jeune, plus vibrant, plus complet, un Emmanuel qui n’ignore plus rien et que le tombeau a couvert de son ombre pour le rendre plus robuste et meilleur. »

Non, je ne puis lui crier cela, parce qu’il me croirait fou et m’abandonnerait. Or, je l’aime cet ami, je n’ai que lui. Sans parents, sans foyer, sans protection, j’ai grandi comme j’ai pu, vivant d’aumônes et consacrant au travail les quelques sous ramassés au hasard. La faim a déchiré mes entrailles, le froid a raidi mes membres, le meurtre a tenté mon bras. Mais, les boues sanglantes de la réalité disparaissaient bientôt, et si ma pensée parfois s’y trempait les ailes, ce n’était que pour mieux les essuyer aux voiles d’azur de l’éternelle fiction !

Le vrai poète n’a que le souci mystique de l’impérissable, et sa hautaine chevalerie le voue presque toujours à la défaite. Il chante éperdument son cantique éternel, dédaignant de se faire comprendre de ceux qui, de parti pris, restent sourds aux humbles et aux résignés.

Un jour que, succombant de faim et de tristesse, je m’étais laissé tomber sur un banc, un jeune homme un peu moins pauvrement vêtu que moi vint m’offrir sa mansarde et son pain. Je le suivis, et, depuis, nous ne nous quittâmes plus. Il est le compagnon de mes veilles et de mes désespérances, je l’aime de toute la force de mon pauvre cœur meurtri. Oui, je l’aime autant qu’on peut aimer ; mais il m’ignore, et ses sarcasmes ajoutent à mon amertume. O génie ! don inutile et cruel qui double les souffrances et crucifie les âmes, le hasard t’immortalise et le hasard te lue ! Qui saura combien de cordes pures et vibrantes se sont brisées sous l’archet de la misère ! Qui saura combien de sanglots ont retenti, sans éveiller les échos indifférents ! Le succès qui parfois nous couronne a toujours un rire ironique au coin des lèvres, en mettant sur nos fronts ses roses douloureuses, faites de la chair et du sang de nos frères ignorés !

Hélas ! quelle justice demander à l’homme, à cet être léger qui se meut au gré du vent, sans lui opposer plus de résistance qu’un fétu de paille ?… Qu’est la gloire terrestre ? — Une illusion comme les autres, et l’immortalité un effroyable leurre ? Le génie tant idolâtré, jadis, sera méconnu ou méprisé, par ses plus fervents défenseurs, s’il plaît au Maître de rouvrir pour lui les portes du tombeau… Je suis revenu, et l’on me chasse !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour renouveler mes souvenirs, j’ai voulu contempler, aujourd’hui, mon premier berceau, et puiser, à mon ancienne gloire, un peu de consolation et de force. On célèbre mon centenaire : le centenaire d’Emmanuel ! Les orateurs préparent leurs discours, et la populace se presse devant ma demeure. C’est cette vieille maison aux marches disjointes, aux murs lézardés qu’une pieuse inscription désigne à la vénération des passants. Je veux fendre le flot, mais je suis brutalement rejeté sur les pavés et mon chapeau roule dans le ruisseau. Je n’ose le ramasser dans l’état où il se trouve.

— Mes amis, dis-je doucement, laissez-moi passer, je voudrais entrer dans cette maison.

— Tiens, pourquoi donc, fait une commère, que ce mossieur voudrait mieux voir que nous ?… Il ne marque pas déjà si bien ! Je me tais, honteux, et la femme me repousse avec mépris.

Deux heures se passent : la vieille demeure m’attire de plus en plus. On l’a décorée de lierre et de drapeaux ; la foule se bouscule dans l’étroit couloir. C’est là que ma mère — la première, celle que j’ai connue — me ramenait le soir. J’avais peur dans l’ombre, et je serrais bien fort sa main entre les miennes.

Ô bonne mère ! j’irai prier sur ta tombe, et peut-être reconnaîtras-tu l’enfant que tu berçais doucement sur tes genoux, en chantant comme chantent les mères, d’une voix d’amour et de caresse ! Voici la fenêtre de ma chambre : elle est plus haute, plus étroite que les autres, et je montais sur une chaise pour regarder dans la rue par les beaux jours ensoleillés. Ils ne la connaissaient pas, ces gens qui entrent et qui sortent, sans même jeter un coup d’œil sur le pauvre réduit. La légende veut que ce soit dans la grande pièce du bas que mon enfance se soit écoulée ; mais je sais bien que mes parents trop pauvres la louaient à des étrangers, pour soixante francs par mois, avec les meubles.

La rue se vide : les suburbains vont recevoir à la gare les sociétés savantes des départements et les innombrables sociétés musicales qui doivent prendre part au festival. Le ministre de l’instruction publique déjeune à la préfecture avec les artistes de la Comédie-Française qui ont interprété quelques-unes de mes œuvres. Hier, on célébrait l’homme politique, aujourd’hui on fête le poète, demain on honorera l’homme de famille et l’homme religieux. Deux archevêques parleront en sa faveur. Partout il y a des déjeuners littéraires plantureux, et je n’ai pas un morceau de pain à me mettre sous la dent !… L’hospitalité ici est très large, chaque personnage local a ses convives. Sous les fenêtres défilent les fanfares joyeuses ; le cortège officiel se forme et suit les délégations pour rendre hommage à ma statue. — Dieu, que j’ai faim !… — Je veux prendre place dans les rangs, mais on me renvoie avec indignation. Il est vrai que mes vêtements sont usés et que ma mine hâve ne doit point inspirer la confiance. Tout le monde, y compris les académiciens les moins jeunes, traverse la ville à pied. La plupart des délégués portent ou des couronnes de lauriers d’or ou des bouquets d’immortelles. Les spectateurs poussent de frénétiques acclamations. Une sueur froide descend de mon front et ruisselle sur mon visage ; mes yeux ont un éblouissement ; pourtant, je veux voir, je veux lutter jusqu’au bout. Peut-être reconnaîtra-t-on la noble intelligence qui se cache en moi. — « Emmanuel n’est pas mort… Emmanuel !… Emmanuel !… »

Ma voix domine toutes les autres ; l’on me regarde avec des huées, quelques mains se tendent pour me saisir, mais un autre spectacle attire l’attention. Sur la grande place de la ville où se dresse ma statue, une tente a été préparée pour le ministre et les principaux membres du cortège officiel. La fanfare éclate en notes stridentes, puis toutes les chorales réunies entonnent un hymne formidable…

Je tombe accablé sur une borne, les jambes tremblantes, la gorge desséchée ; et, comme dans un songe, j’entends quelques discours à la suite desquels de nombreuses décorations de la Légion d’honneur sont remises aux amis et aux parents d’Emmanuel. Auprès de moi passe ma petite nièce ; elle est très jolie dans sa robe de drap clair, et une grande expression de douceur est répandue sur son visage. Je veux la retenir, mais elle me regarde avec épouvante, un cri expire sur ses lèvres. Je lui fais peur, hélas ! Elle non plus, ne me reconnaît pas ! De toutes les angoisses que j’ai ressenties jusqu’à présent, celle-ci, peut-être, est la plus douloureuse. Une infinie tristesse inonde mon cœur, noie jusqu’aux moindres fibres de mon être, quelques larmes tombent de mes yeux. Quoi ! c’est moi ! moi qu’on acclame ! jamais humain ne fut plus admiré, et je meurs comme un paria !

Maintenant, le cortège se dirige vers le hall où doit s’ouvrir la séance solennelle. Partout des amoncellements de plantes vertes, malgré le froid, de couronnes de lierre et de laurier piquées de fleurs d’or, de cartouches sur lesquels on lit le titre de mes principaux ouvrages. Les personnages officiels montent sur la vaste estrade, le public envahit la salle, et, poussé par le flot, je me trouve dans les premiers rangs. C’est une cohue, un amoncellement humain inouis. Des allocutions très chaleureuses sont prononcées par les académiciens qui portent, avec une fausse modestie, ce costume à palmes vertes dessiné par David sous le premier Empire. Les poètes aussi ont apporté leur tribut d’hommages : un enthousiaste panégyrique de mes œuvres, et, tout à coup, plein d’inspiration et de puissance, je me redresse et fends la foule avec une force irrésistible. Je me sens capable de braver toutes les colères, toutes les injures ; je suis transfiguré, invincible ! Mon regard a un tel rayonnement que les immortels se bousculent dans un mouvement involontaire de recul ; le poème inachevé que lisait l’un d’eux roule sur le plancher. Je pousse un cri de triomphe, et, d’une voix retentissante, je dis les vers brûlants qui me montent du cœur aux lèvres ; les rimes d’or coulent comme un fleuve éblouissant, les images heureuses, les visions divines, les accents éperdus, le tonnerre des passions et le murmure des tendresses passent tour à tour dans mes strophes. Jamais, je crois, je n’ai été aussi grand, aussi ému, aussi sincère. Je dis ma jeunesse, mes premiers voyages au pays des étoiles, mes débuts dans l’art de charmer les hommes, mes rêves, mes projets, mes ambitions, mes désespérances : l’âme d’Emmanuel tout entière vibre dans mes accents ; il me semble impossible qu’on la méconnaisse. Je termine sur un vers éclatant comme un appel de clairon où le souffle de l’au-delà a passé. Chancelant, je promène autour de moi des regards égarés. La salle, sans doute, va crouler sous les applaudissements, les trépignements, et mille bras vont se tendre vers moi dans un élan d’enthousiasme involontaire. C’est enfin le triomphe de la vérité et de la justice… Je me sens défaillir… un silence de glace règne dans l’assistance. Les académiciens se regardent, et l’un d’eux, le plus chauve et le plus cassé, laisse tomber ces simples mots : « Cet homme est fou ! » Aussitôt le plus terribles vociférations se font entendre ; on me traîne hors de la salle, on m’insulte, on me crache au visage. Et, derrière moi, la fanfare joue une marche triomphale pour couvrir mes sanglots et mes cris de détresse.

O foule insensée et lâche ! où donc est ton intelligence, où donc est ta pitié ?… Comprends-tu seulement ces vers que tu acclames, ces vers d’Emmanuel défunt ? puisque ceux d’Emmanuel ressuscité ne soulèvent que ton mépris !… Des regards étincelants se tournent vers moi, des huées me poursuivent, et comme je m’arrête à bout de force, on me frappe, on me foule aux pieds ; bientôt mes mains et mon visage ruissellent de sang, mes vêtements s’en vont par lambeaux… Je perds connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand je reviens à moi, je me trouve couché devant un café brillamment illuminé. Huit heures sonnent à la cathédrale, et l’on se met à table : les mets circulent, le vin coule à flots. Mon estomac se resserre douloureusement, une intolérable souffrance me rappelle que je n’ai rien mangé depuis la veille. Je fais un effort pour me relever, mais mon bras est démis, et je retombe en gémissant. Nous sommes maintenant au moment des discours : les plus éminents parmi les convives se lèvent, et, après avoir chaleureusement célébré mes œuvres et mes mérites, boivent à ma gloire éternelle. Je palpe mes poches qui, ce matin, contenaient quelques pièces de monnaie : elles sont vides. Cependant, voici un garçon qui porte des restes de viandes et des bouteilles, je fais un nouvel effort, et tendant vers lui mes mains suppliantes :

— Un peu de pain, moi ; ami, je suis blessé et très faible : rien qu’un morceau de pain, je vous en prie !

L’homme me considère avec méfiance.

— Encore un mendiant, dit-il ; on devrait fourrer tous ces gueux-là en prison ! Tu ne peux donc pas travailler, vermine ?…

— J’ai le bras démis, je souffre beaucoup.

— Va-t’en à l’hôpital, alors. Un bras démis, ça n’empêche pas de marcher. Tiens, voilà pour la route.

Il me jeta un croûton de pain et s’éloigna en jurant. Les étoiles s’allumaient au ciel, un vent âpre soufflait sur la grande place où ma statue se dressait toute blanche comme un mort en son linceul. Je me levai avec peine, ne sachant où passer ma nuit, et m’éloignai par les venelles étroites et les passages attiédis par le va-et-vient du petit peuple : déshérités et loqueteux comme moi. Je m’arrêtais par moments sous les porches pour reprendre haleine et mes regards montaient le long des fenêtres aux volets fermés, où les lueurs d’un bec de gaz détachaient parfois un mascaron sculpté au-dessus d’un balcon ventru à ferronnerie flamboyante. Mais le froid des dalles m’arrachait à ma contemplation, je repartais en chancelant, le dos en boule, pour offrir moins de prise aux étrivières de l’air glacé du soir. J’allais, au hasard, avec l’espérance vague de trouver un abri, d’intéresser un passant à mon sort. Je m’attardais à la porte des cabarets ayant remarqué que chaque fois que des consommateurs entraient ou sortaient, un peu de la bonne chaleur du dedans arrivait jusqu’à moi. En passant dans un quartier désert, un chien égaré vint se frotter timidement contre mes jambes ; je lui fis quelques caresses, et il s’attacha à mes pas avec des petits cris joyeux et un frétillement de toute sa maigre carcasse de meurt-de-faim. Pauvre ami ! ce fut le dernier que je rencontrai.

O solitude ! affreuse solitude dans le dénuement et la désespérance ! n’êtes-vous pas déjà le commencement de la mort ?…

Au contact du triste animal méprisé et gueux, comme moi, un peu de chaleur me revint au cœur, une larme tomba de mes yeux. Je me remis en route, m’arrêtant pourtant encore machinalement de temps à autre, devant l’étalage des rôtisseurs. De grandes flammes roses brillaient à l’intérieur et les volailles à la broche ruisselantes et dorées dégagaient de pénétrantes et salutaires odeurs de nourriture. Les papilles de ma langue frémissaient de convoitise ; mon compagnon qui semblait aussi se délecter à cette vue levait vers moi ses regards fauves et luisants dans une ardente supplication… Bientôt, les boutiques fermèrent, et je n’eus plus la ressource des portes battant sur le va-et-vient des clients. L’air devenait humide et glacé, tout retombait à un mortuaire silence, avec le tremblement vague des files de gaz brûlant comme des cierges le long des trottoirs déserts. Un grand frisson me parcourut les os ; l’amertume même de ma destinée s’en était allée. À quoi bon maudire et blasphémer ? Tout n’est-il pas inutile ?

L’âme endolorie, les jambes brisées, le ventre vide, je repartais. Les maisons se faisaient de plus en plus rares ; bientôt il n’y en eut plus, et je me trouvai dans la campagne.

Les nuages gris roulaient dans le ciel sous la poussée du vent ; les arbres dénudés se tordaient dans les ténèbres. J’avais maintenant une faim effroyable, une de ces faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué, j’allongeais les jambes péniblement, et, la tête lourde, le sang bourdonnant aux tempes, les yeux rouges, je parlais haut, sous l’obsession d’idées incohérentes. Je me sentais défaillir, une lassitude me harassait : c’était un brisement de mes reins courbés, une ankylose de mes genoux que je ne pouvais plus plier, et un si douloureux recroquevillement de mes orteils qu’il me semblait marcher sur des tôles chauffées à blanc : « Mon Dieu ! mon Dieu !… » murmurai-je. Ma gorge se déchirait en des abois de toux, ma poitrine découverte se tenaillait jus qu’au foie comme sous la morsure de crocs acharnés. Je fis quelques mètres encore, puis, je tombai sur le talus, et l’agonie morale commença poignante, atroce, si terrible, que par un suprême effort je me remis sur mes pauvres jambes déjà mortes et repartis dans l’ombre, misérable loque agitée par la tourmente. « Ah ! les hommes, les insensés ! » Ce cri vibra ironiquement, et les échos le répétèrent au loin. Je pris dans mes poches mes dernières poésies recopiées d’une grande écriture de rêve, et je les déchirai avec rage, piétinant leurs débris sur le sol boueux.

Ma poitrine se prenait de plus en plus, des râles sortaient de ma gorge, des battants de cloches martelaient mes tempes ; c’étaient, autour de moi, des chocs tumultueux de fontes, un fracas de train bondissant à toute vitesse, le bruit de la mer submergeant un monde… Et la souffrance de mes membres, la souffrance de mon ventre, la souffrance de mon cœur me montaient à la tête comme une ivresse redoutable, et faisaient naître en mon cerveau des pensées de crime… Je tombai de nouveau et je perdis connaissance… Combien de temps restai-je ainsi, je ne saurais le dire. Une tiède haleine sur mon visage me réveilla. Le pauvre chien couché auprès de moi me réchauffait de son corps et tentait de timides caresses pour me tirer de mon engourdissement. Je m’étonnai de ne plus souffrir, de me sentir reposé et moins faible.

Maintenant, la pluie tombait fine, serrée, glacée. Je me remis en route pour retourner à Paris, chez mon compagnon d’infortune. Mais, je n’avais plus une idée très nette des distances. Paris, c’était le salut, l’espoir reconquis… Pourquoi donc étais-je venu dans ce lieu de détresse ?… Je me souvins, et un rire éclatant vibra dans la nuit : Ah ! oui, la gloire !… le centenaire d’Emmanuel !…

Je nouai autour de mon cou ce qui restait de mon mouchoir, afin d’empêcher un peu l’eau glacée de me couler dans le dos ; mais je sentis bientôt qu’elle traversait l’étoffe mince de mes vêtements et qu’elle ruisselait sur ma poitrine découverte. De nouveau d’intolérables morsures me déchirèrent les entrailles, des pinces de feu me broyèrent les os ; puis il me sembla que la mort m’envahissait lentement, doucement, comme une effroyable caresse. Eh bien, tant mieux ! À quoi bon lutter ? La mort n’est-elle pas ce qu’il y a de plus enviable, puisque le bonheur et la justice se rencontrent si rarement en ce monde et que c’est le hasard qui les mène ?…

Qu’était l’Emmanuel d’autrefois auprès de l’Emmanuel d’aujourd’hui ?… Un pitre inspiré que la vraie foi n’avait jamais touché de son aile, qui ignorait la puissance des larmes, l’éloquence des cris de détresse. Il avait chanté les calmes horizons, les vallées fleuries et toutes les banales beautés de la nature. Moi, j’en connaissais les précipices maudits, les abîmes sans fond. Sur ma tête, les cieux mugissants s’ouvraient en cataractes, les bois se courbaient avec des râles, les enfers hurlaient dans la débandade des larves hideuses éternellement tordues et meurtries ; tout existait, tout vibrait, tout éclatait, avec l’irrésistible puissance de la douleur !… Oh ! quels poèmes ! quels chants effroyablement beaux seraient sortis de mon âme brûlante ! quels sanglots, quels cris de damnés, quels blasphèmes et quelles prières !…

Je me sentais grand et fort ; des cercles de lumière passaient devant mes yeux éblouis, je marchais en battant l’air de mes mains, et mon cerveau éclatait d’enthousiasme. Je ne souffrais plus ; des visions divines me transfiguraient : de grands paysages de lumière aux feuillages de cuivre, aux cieux de rubis ; le sable du matin fumait sous mes pas comme la poussière d’un encensoir, des fleurs de feu s’épanouissaient en croix, barrant le ciel de leurs calices immenses comme d’une braise de pierreries. Puis, le décor changea : un fleuve d’or maintenant coulait à mes pieds, et des prunelles flamboyantes me regardaient sur l’autre rive, des prunelles sans corps, enchâssées dans un brouillard de sang. La plaine immense, jusqu’au fond de l’horizon était nue et blanchie par d’innombrables ossements. J’en tendais une musique divine tellement ensorcelante que je me sentais mourir délicieusement. L’harmonie coulait en mes veines son onde voluptueuse. J’étais réchauffé, malgré la pluie qui ruisselait de mes vêtements.

Pendant que mon misérable corps s’en allait sur la route boueuse, trébuchant sur les cailloux, ramassant toute la fange des ornières, mon âme, les ailes étendues, planait dans l’immensité bleue.

Et ma voix s’élevait, dominant le fracas de la tempête ; elle s’élevait avec des sonorités de clairon, disant à la nature ma joie, mes tourments, l’enfer de ma vie et l’ensoleillement de mon rêve. Je parlais, je parlais, et les grands arbres s’inclinaient avec des murmures ; les clameurs aiguës du vent secouaient les échos comme les applaudissements d’un public en délire.

Tout à coup, ainsi que les rideaux d’un tabernacle qu’on enlève, les nuages d’argent, en s’enroulant à larges volutes, découvrirent le soleil monstrueux, effroyable, comme un lac de flamme !… Brusquement, je cessai de m’entendre ; tout devint vague… Les déchaînements de la nature s’affaiblirent autour de moi, une douleur atroce me traversa le cerveau, et il me sembla que je retombais dans la néant…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Cet étrange récit fut fait à l’hôpital, par un pauvre fou qu’un tombereau avait renversé sur un chemin désert aux premières lueurs du matin. Le conducteur, encore à moitié endormi, n’avait pu retenir ses chevaux à temps, et la roue de la voiture avait passé sur les jambes du malheureux en les broyant au-dessus du genou. On dut pratiquer l’amputation, mais le malade était dans un tel état d’épuisement qu’il mourut quelques heures après.

UNE VENGEANCE

UNE VENGEANCE


I

« L’amour est plus fort que la mort » a dit Salomon.

Il existe certainement un lien mystérieux qui nous rattache à l’être que nous avons le plus aimé ; lien qui se révèle dans l’éloignement par les pressentiments, et ne se déchire pas toujours lorsque l’un des deux a cessé de vivre.

Un soir, en rentrant chez moi, sur les onze heures, à l’issue d’une séance de spiritisme des plus suggestives, je me sentis sous l’influence de ce spleen héréditaire dont la noire obsession déjoue les efforts de notre volonté, et ne s’explique que par l’effleurement de l’aile invisible du malheur planant au-dessus de nous, dans l’ombre.

En allumant un cigare devant la glace de ma cheminée, je m’aperçus que j’étais mortellement pâle, et il me sembla qu’un visage fluide, spectral se détachait derrière le mien, comme un reflet.

L’idée de m’éloigner de Paris me vint immédiatement, et le nom d’un ami que je n’avais pas vu depuis des années expira sur mes lèvres : Georges d’Ambroise, murmurai-je, mais, où le trouver ?… Puis, une sorte d’angoisse m’étreignit à la gorge, il me sembla, en jetant un nouveau coup d’œil dans la glace, que la silhouette pâle que j’avais remarquée déjà se détachait clairement à côté de ma propre image, et que ce fantôme avait les traits de Georges !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, mon valet de chambre m’apporta une dépêche, et ce fut presque sans surprise que j’appris que mon ami était à l’article de la mort. Je partis immédiatement pour recevoir le dernier adieu de celui qui avait été mon compagnon d’enfance le plus cher et le plus fidèle.

Le château qu’il habitait avait, d’un côté, vue sur un immense étang bordé d’arbres séculaires, et de l’autre sur le plus admirable paysage que l’on pût imaginer : c’était un grand bâtiment fort ancien, d’un aspect monacal et sombre. Tout un rideau de plantes grimpantes enchevêtrées recouvrait une partie des murs et voilait les fenêtres ogivales qui semblaient s’ouvrir déjà, comme à regret, à la vie et au soleil.

Georges était très riche, et je fus étonné qu’il n’eût pas restauré sa demeure et tiré parti de ce site admirable. Avec une somme relativement minime on eût obtenu des merveilles ; et, tout en longeant l’allée de platanes qui conduisait à la grille d’honneur, je me plaisais à imaginer des changements dans les dispositions du parc et du jardin anglais pour le moment envahis par les ronces et les hautes herbes.

Une grande tristesse se dégageait du château qui, à l’exemple de certain vieux castel décrit par Edgard Poe, était entouré d’une atmosphère spéciale due, sans doute, à l’étang voisin dont la surface trouble se couvrait de lentilles d’eau et de nénuphars aux larges fleurs jaunes. Des vols de corbeaux passaient lourdement, et le coassement des grenouilles vibrait dans la mélancolie des choses.

L’horizon rougeoyait sur les forêts de chênes lointains et de pins sauvages où les dernières brises s’envolaient dans le soir ; les eaux, immobiles comme de grands miroirs tombés, réfléchissaient le sang du ciel avec une solennelle horreur.

Que de rêves ont dû se briser là, dans la sinistre réalité de la mort et de la destruction ! pensai-je. Que de réveils ont creusé des rides et blanchi des cheveux ! Que d’heures ont sonné dans la solitude et l’abandon !… J’étais dans cet état de lassitude où les nerfs sensibilisés vibrent aux moindres excitations. Une feuille tomba près de moi ; son bruissement furtif me fit tressaillir, et, incapable de faire un pas de plus, je m’assis sur la mousse, les regards tristement tournés vers la demeure de mon ami. De longues lézardes couraient sur les murs, les carreaux, illuminés par les rayons d’agonie du soir, brûlaient d’une lueur intense aux étages supérieurs, tandis que des ombres sinistres montaient comme une mer, noyant le bas de la maison qui semblait s’engloutir peu à peu comme un vaisseau naufragé.

Ces sortes de visions étant plutôt morales que physiques s’effacent avec rapidité. J’étais, à n’en pas douter, la victime de cet abattement intellectuel que nous subissons mystérieusement à certains moments de la vie, et qui est comme un avertissement du néant de nos efforts et de nos ambitions.

Je résolus, s’il en était temps encore, d’enlever Georges de ce lieu malsain qui avait dû favoriser le mal dont il souffrait ; et, secouant ma torpeur, je me remis en route.

En arrivant à la grille, je vis un chien de Terre-Neuve étendu sur le sol ; une écume sanglante lui sortait de la gueule, il ne remuait plus. Je le tâtai, il était chaud encore, et venait d’être tué d’un coup de fusil, au cœur.

Pourquoi cet acte de cruauté ?… Je me promis de demander une explication au premier domestique que je rencontrerais.

La maison, cependant, semblait déserte ; l’air de désolation répandu sur toutes choses me fit craindre un événement funeste, et, l’esprit empli de trouble, je m’engageai rapidement dans le vestibule aux dalles sonores. Un escalier de pierre se dressait devant moi : je le pris, à tout hasard, ne voyant personne et n’entendant aucun bruit.

Après avoir ouvert rapidement au premier étage une dizaine de pièces humides et délabrées, je me trouvai devant une porte capitonnée de drap noir qu’une faible lueur éclairait par le bas : je la poussai, et le spectacle que j’eus sous les yeux ne me sortira jamais de la mémoire :

Georges livide, hagard, était étendu sur son lit, et de ses bras tremblants cherchait à repousser de sinistres visions. Un gémissement sortait de sa bouche, ses yeux larges, effroyablement dilatés, restaient dirigés vers un endroit de la chambre que l’obscurité m’empêchait d’examiner.

— Georges, c’est moi, dis-je.

Il se tourna de mon côté, un faible sourire se dessina sur son visage.

— C’est toi ! Oh quel bonheur ! Je ne serai plus seul. Tu vas t’installer à mes côtés, tu ne me quitteras plus !

Je m’approchai, et l’examinai plus à l’aise.

Ses cheveux fins, coupés ras, grisonnaient sur les tempes, son front élevé et bombé avait la couleur de la cire. Son nez se pinçait aux narines, ses lèvres rentraient. Sans l’extraordinaire éclat de ses prunelles, il eût semblé déjà appartenir à la tombe.

— Tu n’as donc personne pour te soigner ?… demandai-je.

À cette question, un être accroupi près du lit se dressa lentement. C’était un nègre petit et chétif, au visage effaré, aux lèvres lippues.

Georges me l’indiqua de la main.

— J’ai Porto, mais il est si poltron qu’il tremble au moindre bruit et se sauve au moindre prétexte. Ma tête de l’autre monde lui semble évidemment peu agréable à contempler quand la nuit est venue.

Porto balbutia quelques mots inintelligibles, et, son maître l’ayant congédié, il partit avec une évidente satisfaction.

— Si tu n’as que ce moricaud ici, dis-je, tu es inexcusable de ne m’avoir pas appelé plus tôt.

— J’ai encore une femme de ménage, mais je préférerais n’avoir personne.

— Je ne te comprends pas. Dans ton état tu as besoin de dévouement, de soins empressés. Qui donc, ici, pourrait te secourir en cas d’aggravation du mal ?…

Georges mit un doigt sur ses lèvres.

— Il est des choses dont il ne faut point parler, dit-il. Il est d’effroyables secrets qui doivent descendre dans la tombe…

— Des secrets ?…

Il tressaillit, et reprit avec un rire convulsif.

— Je ne sais ce que je dis, je suis fou !… Au moins, cette nuit, je dormirai tranquille : Clairon est mort !

— Clairon ?…

— Oui, mon chien. Il hurlait sans trêve, je l’ai fait tuer.

— Ah ! cette pauvre bête que j’ai trouvée sanglante au seuil de ta demeure ?…

— Ne m’en parle pas. Depuis une date fatale il me torturait de ses horribles plaintes ; mes cheveux en ont blanchi !

— Tu aurais pu l’enfermer, de façon à ne plus l’entendre ou bien en faire présent à quelqu’un.

— J’ai tout essayé ; il revenait sans cesse sous mes fenêtres. On l’a battu, martyrisé, privé de nourriture, rien n’y a fait. Aussi me suis-je décidé à employer un moyen radical.

Pendant que mon ami parlait, je voyais son regard se diriger vers le même point sombre de la pièce, et ses pupilles dilatées faisaient deux taches noires presque aussi larges que l’iris de ses yeux.

Je tâchai de me rendre compte de ce qui attirait ainsi son attention ; mais la chambre très grande, était plongée dans les ténèbres, à l’exception de l’endroit où se trouvait le lit.

— Si tu désires que je reste auprès de toi, mon cher Georges, dis-je avec enjouement, il faudra mieux éclairer ton logis, car l’obscurité m’enlève le peu d’entrain que je puis avoir. Permets-moi donc d’allumer les bougies de ces torchères que j’entrevois là-bas.

Je me levai, mais il me saisit le bras avec terreur.

— Non, non, reste auprès de moi. Je ne veux pas voir clair.

« Elle est là, elle me guette, j’ai peur ! »

Il poussa un cri d’angoisse et se cacha le visage sous les couvertures.

Je commençais à être péniblement impressionné moi-même, et je regrettais presque d’être venu. Pourtant, Georges d’Ambroise était un ami d’enfance. Nous avions entretenu, jadis, d’excellentes relations, et depuis quelques années seulement des événements mystérieux nous avaient séparés.

Je savais vaguement qu’une passion irrésistible avait bouleversé son existence, et, qu’après avoir enlevé une jeune femme à son mari, il l’avait jalousement gardée dans la solitude, l’entourant de soins et d’amour. Pourquoi se retrouvait il maintenant abandonné, malade et désespéré ?

L’aventure, d’ailleurs, avait fait peu de bruit ; les parents très honorables de la personne en question, ayant cherché à étouffer l’affaire. À part deux ou trois intimes qu’il avait fallu forcément mettre dans la confidence et qui avaient juré de se taire, nul ne soupçonnait cette liaison.

II

Georges ne bougeait plus. J’aurais pu le croire endormi si ses yeux n’étaient demeurés grands ouverts, si l’imperceptible tremblement de ses lèvres se fût arrêté.

Vers trois heures du matin, il perdit connaissance, et j’eus une telle frayeur de le voir mourir entre mes bras que je poussai des appels désespérés.

Bientôt la porte s’entrebâilla silencieusement, et la face grimaçante du nègre apparut dans l’ombre.

— Porto, dis-je, viens ici. Ton maître ne bouge plus, que faut-il faire ?

— Oh ! rien, Monsieur, cela lui arrive fréquemment, ne vous inquiétez pas, c’est cette statue qui le tourmente.

— Quelle statue ?…

— Vous ne savez pas ?… Vous la verrez demain, elle se venge ?… Oh ! monsieur, laissez-moi partir ! Mes soins sont inutiles, puisque vous surveillez mon maître… Son évanouissement cessera avec les lueurs de l’aurore. Que pourrait un pauvre nègre malade et plus faible qu’un enfant !

Porto s’était presque agenouillé en me tendant ses mains suppliantes. Son visage sous l’influence de la peur se contractait, se ridait, et semblait tout mince, comme une pomme desséchée sur l’arbre.

Je me sentais mal à l’aise, et, prenant la lampe qui brûlait auprès du lit, je m’avançai dans la chambre décidé à en explorer les moindres recoins.

Sur les murs pendait une tapisserie des Gobelins représentant le triomphe d’Amphitrite d’après Boucher, le plafond formé de poutrelles de chêne noircies portait à ses angles l’écusson de la famille : d’azur à une bande de sable chargée de quatre besants d’or, et, à chaque quartier une croix d’or patriarcale avec cette devise : Una fides unus dominus. Les meubles en tapisserie au petit point ou en brocart changeant avaient des formes raides et surannées ; une vague odeur de moisissure et de potions pharmaceutiques flottait dans l’air.

Porto écroulé sur le tapis, se cachait le visage de ses mains : il poussait des gémissements aigus qui me crispaient effroyablement les nerfs.

Je ne vis rien d’anormal dans cette vaste pièce, et j’allais me rasseoir au chevet du moribond, quand une sorte de voile noir, jeté sur un objet que je ne pouvais définir, attira mon attention. Je le soulevai avec précaution et dégageai une statue de femme de grandeur naturelle, d’un métal clair et brillant comme de l’argent.

Elle avait les bras tombants le long du corps qui s’infléchissait un peu en avant, et la tête inclinée sur l’épaule gauche. Je levai la lampe pour mieux voir le visage, et je le trouvai singulièrement expressif, mais d’une expression effrayante d’angoisse et d’horreur. Le corps entièrement nu, fin et pur, avait cependant une raideur bizarre, maladroite, qu’on ne s’expliquait pas dans un travail aussi scrupuleux, car les moindres plis de la chair, les pores mêmes de la peau étaient rendus avec une fidélité exagérée. Je cherchai le nom de l’étrange sculpteur qui avait exécuté cette œuvre ; je ne le trouvai pas, le piédestal de bronze ne portait ni date, ni signature.

— Quelle est cette statue ? demandai-je au nègre, après m’être éloigné de quelques pas pour mieux la voir dans son ensemble.

— Je ne sais pas, répondit-il d’une voix saccadée. Elle est venue toute seule. Monsieur l’a trouvée installée dans sa chambre un soir en rentrant. C’est depuis ce moment qu’il est tombé malade.

— Que me racontes-tu là ? mon pauvre Porto ! La frayeur t’a troublé la raison : ton maître a dû acheter cette figure à quelque sculpteur de ses amis ; mais je ne comprends pas trop le sentiment qui a guidé son choix. C’est un emblème de désespoir ou de remords et l’esprit affaibli de ce pauvre Georges ne s’est certainement pas raffermi à le contempler. Si tu m’en crois, nous porterons cet ornement dans une autre chambre, à moins que nos forces ne soient insuffisantes.

À cette proposition le noir se leva comme mû par un ressort et s’enfuit en criant. Je reportai la lampe où je l’avais prise, et restai plongé dans de singulières pensées. Que signifiait cette terreur du maître et du domestique ? pourquoi ce mystère ? Comment la vue d’une statue pouvait-elle, à ce point bouleverser des êtres sensés, et quel remède était-il possible d’apporter à cet état de choses ?

Georges demeurait immobile ; une légère coloration lui était revenue aux pommettes et sa respiration reprenait régulièrement.

Je tâchai de dormir un peu, afin de retrouver, avec le repos du corps, la pleine possession de ma raison. Mais, comme je fermais les yeux, un soupir me tira de cette sorte d’engourdissement vague qui précède le sommeil. Mon ami avait fait un mouvement, et, bientôt, je l’entendis qui murmurait :

— Jean, ne me quitte pas ! Protège-moi !… Elle est là, je la sens, je la vois… Oh ! qui me délivrera de son spectre terrible !

— Écoute, lui dis-je avec aigreur, je ne comprends rien à tes imaginations. À qui en as-tu, et quel danger te menace ? Depuis mon arrivée ici, je flotte dans un monde fantastique où mon esprit s’égare. Je veux soigner les malades, mais je suis impuissant à guérir les fous.

Georges se mit à pleurer.

— Que deviendrai-je si tu m’abandonnes ?… Ta charité ne s’exercera pas longtemps, d’ailleurs, je sens que je m’en vais. Ce n’est pas la mort qui m’épouvante, mais les visions terribles qui accompagnent ma lente agonie. Oui, j’aurais dù plus tôt me confier à toi, délivrer mon cœur du secret qui l’oppresse ; mais je n’osais pas, j’avais promis de me taire…, tu comprends, l’honneur d’une femme…

— Tu peux parler sans crainte, je sais qu’un violent amour a bouleversé ta vie, mais je ne m’explique pas, à présent, ta solitude et ton désespoir.

— Comment expliquer l’inexplicable ? Oui ! je suis fou ! Je souffre comme un damné, et l’idée du suicide s’impose à moi, irrésistiblement. Tout, plutôt que l’effroyable mystère contre lequel je lutte avec rage et désespoir ! Cette statue… Oh ! cette statue qui me hante, me martyrise et me tue !… D’où vient-elle, que veut-elle ?… Toi qui raisonnes et comprends, dis-moi sa volonté ! Tu vois bien qu’elle me torture sans pitié et que je succombe de crainte et d’horreur !

— Il serait plus simple de l’éloigner de cette pièce, et, si tu veux, je te délivrerai de sa vue.

Je fis un pas vers la statue ; mais Georges se dressa sur son lit, les regards étincelants, la lèvre tordue.

— M’enlever Bérénice ! hurla-t-il, jamais entends-tu, je te le défends ! Nous descendrons ensemble dans la tombe. Tu me crois donc bien faible ou bien lâche ?…

Il éclata d’un rire effrayant qui le rabattit sur l’oreiller, la face cadavéreuse, les yeux convulsés.

— Calme-toi, suppliai-je, je n’avais pas l’intention de te contrarier.

Au bout d’un moment, il reprit ses sens, et me saisissant le bras, il me fit jurer solennellement de ne jamais toucher à la sombre image de sa bien-aimée, ajoutant qu’il se tuerait sous mes yeux, si je lui désobéissais.

Lorsqu’il eut reçu mon serment, il poursuivit :

— Bérénice est morte, vois tu, car, vivante, elle ne resterait point immobile auprès de mon lit, avec sa face rongée et ses paupières vides.

— Mais ce n’est qu’une statue ! m’écriai-je, une statue qui, sans doute, ne ressemble en rien à ta maîtresse. Tu délires, mon pauvre ami !

Georges secoua la tête.

— C’est elle, te dis-je ! Ils l’ont assassinée !… Penses-tu qu’un amour comme le nôtre puisse s’éteindre sans raisons, ainsi que les vulgaires caprices du monde ?… Nous étions liés, l’un à l’autre, par le plus pur, le plus ardent sentiment ; tout ce qui existe, ici-bas, était, pour nous, subordonné à cette tendresse, et je meurs de ne plus la sentir battre des ailes autour de moi comme un oiseau du paradis.

Je pris la main de Georges, et la serrai doucement, ne trouvant pas de paroles assez éloquentes pour apaiser sa peine.

Il continua d’une voix étrange qui passait rapidement d’une indécision tremblante à cette espèce de brièveté énergique, à cette énonciation abrupte sonnant le creux que l’on observe chez les fous ou les fumeurs d’opium.

— Lorsqu’on a goûté ces délices et qu’on en a vécu, on ne peut imaginer qu’il puisse y avoir bonheur et consolation ailleurs. C’est comme le jus d’un fruit qui empoisonne peu à peu, mais dont la saveur est si suave et si capiteuse qu’y goûter une fois suffit pour donner le désir de s’en enivrer jusqu’à la mort.

— Elle était donc bien belle, cette femme que tu as perdue ?

— Elle était plus que belle. Que me font la régularité des traits, l’harmonie des contours si la flamme qui embrase le cœur, charme la pensée, ensorcelle et communique la science d’amour fait défaut à l’œuvre de Dieu ?… Bérénice n’était pas un beau morceau de marbre, pâle et insensible, elle incarnait la femme, la vraie, éternelle et unique, l’être enlaçant et doux, nerveux et passionné dont les larmes et les baisers sont aussi nécessaires à l’homme intelligent que le pain qu’il mange et l’air qu’il respire.

Georges laissa tomber sa tête sur l’oreiller, et des larmes ruisselèrent lentement de ses joues.

— Elle reviendra, sans doute, dis-je, afin de remettre un peu d’espoir en ce cœur ulcéré.

— Elle ne reviendra pas, parce qu’elle ne serait pas partie. Tiens, voici notre histoire ; aussi bien, tu m’aideras, peut-être, à découvrir la vérité, car le chagrin m’enlève la faculté de juger les choses sainement. Peu importe l’endroit où je la rencontrai. Ce fut en Suisse, en Espagne ou en Italie. Quand je la vis, il me sembla que je commençais seulement à sentir et à penser, tant mon existence, jusque-là, avait été environnée de brumes. Comme le papillon sortant de sa chrysalide, je m’aperçus que le soleil brillait et que des fleurs s’entr’ouvraient sur leurs tiges. Un grand souffle de bonheur gonfla ma poitrine : tout ce qui m’avait semblé terne et misérable devint un enchantement. Tel, sans doute, le juste, au seuil du paradis, se sent inondé d’une félicité sans bornes, et trébuche dans l’azur sous l’ivresse de ses impressions. Nous nous aimâmes dès le premier jour, et, comme elle ignorait la feinte et le mensonge, elle quitta son mari pour me suivre, en me suppliant de la cacher dans une retraite ignorée de tous. Elle craignait, a juste titre, la fureur de cet homme que des parents cupides avaient lié à elle, sans consulter son cœur. Il était puissamment riche, et la balance avait penché en sa faveur, malgré sa dépravation notoire, sa rudesse et la crainte qu’il semblait semer autour de lui. Bérénice était sa compagne depuis trois ans et deux enfants étaient nés de cette union, deux pauvres êtres élevés au loin que la mère ne voyait jamais, malgré ses prières et ses pleurs. Rien ne l’attachait donc à ce mari que la parole donnée devant les hommes et devant Dieu. Mais le divorce dénoue ce que les humains ont uni, et Dieu ne peut vouloir ce qui est injuste et cruel.

» Un soir, je vins donc l’attendre devant ses fenêtres, et elle ne tarda pas à paraître, si soigneusement voilée, qu’il eût été bien difficile de la reconnaître.

» Je lui jetai un manteau sur les épaules, et nous partîmes comme deux criminels, l’esprit rempli d’angoisse et l’âme exultante de joie. Quand nous nous retrouvâmes seuls dans le wagon qui nous emportait vers le bonheur, nous nous étreignîmes à nous étouffer, riant, pleurant d’allégresse, les lèvres sèches, les yeux étincelants de fièvre et d’amour. Il faut avoir connu cette extase de deux êtres jeunes, éperdument épris, vibrants de désirs et d’audace, réunis enfin après mille périls, pour comprendre ce que nous ressentîmes.

» Le mari de Bérénice me connaissait à peine, heureusement, et notre fuite avait été si adroitement combinée que nous pûmes espérer qu’il ne retrouverait jamais nos traces.

» Ma fortune me permettait de vivre à ma guise, et je pensai immédiatement que ce vieux manoir abandonné serait un nid charmant pour nos tendresses.

» Aussitôt arrivé, je pris une femme de ménage dans les environs, et fis venir Porto que j’avais recueilli tout jeune et élevé avec assez de sollicitude pour qu’il me fût reconnaissant et dévoué.

» Bérénice passa pour ma femme, et comme on ne me connaissait que de nom dans le pays, nul ne s’inquiéta de nos antécédents. Les choses ayant été arrangées pour le mieux, je pourrais, me semblait-il, vivre sans crainte, et savourer en liberté ce suprême bonheur que, dans mes visions les plus ambitieuses, je n’aurais osé espérer.

» Nous faisions de longues promenades à cheval, nous dessinions, nous lisions et surtout, oh ! surtout ! nous nous aimions avec la fureur du premier amour. Jamais nos lèvres n’avaient assez de baisers, jamais mes bras n’avaient assez d’étreintes. Je ne comprenais pas que l’on pût se lasser de la possession. Mes désirs renaissaient de leur assouvissance et, lorsque je m’endormais en serrant contre moi ce corps souple qui s’abandonnait, le sommeil continuait l’extase interrompue. Nous vivions dans une communauté parfaite de pensées et de sentiments. Bérénice lisait en moi comme je lisais en elle, et notre seule préoccupation était de prévenir nos souhaits. Jamais le moindre heurt, la moindre dissonnance dans ce duo de deux âmes égales faites pour se com prendre et se chérir. Je crois que la conception de la félicité humaine ne peut aller au delà, et que, lorsqu’une passion est tout pour nous et nous donne la dose de jouissance que nous pouvons ambitionner, nous avons la plénitude du bonheur terrestre. »

— Peut-être, dis-je pensivement, mais tu te serais lassé de ce bonheur même, et tu aurais brisé ces chaînes fleuries.

— Non ! car Bérénice n’était jamais pareille à elle-même. Pénétrant mes désirs les plus secrets, elle se montrait tour à tour joyeuse, ardente, attendrie ou sévère. Elle incarnait toutes les formes de l’amour, et l’être le plus capricieux eût été satisfait. Physiquement même, son apparence, ses allures changeaient. Était-ce l’effet d’une coiffure nouvelle ou d’un vêtement différemment coupé, toujours est-il que ses aspects étaient aussi variés que ceux du ciel et de l’onde.

— Et combien de temps dura votre enchantement ?

— Deux ans ! Deux ans qui passèrent avec une rapidité prodigieuse, bien que semés de souvenirs aussi nombreux que les étoiles d’une nuit d’été.

III

Depuis un instant un singulier soupçon m’était venu à voir le corps amaigri, les paupières rongées et les yeux fous de Georges d’Ambroise. Je pensais que cette femme dont il parlait avec tant d’exaltation avait volontairement pris ses forces et bu sa vie, accomplissant son œuvre maudite avec la perversité de certains êtres voués au mal. Ensorcelleuse et libertine elle lui avait prodigué avec un dilettantisme de féline et de succube les caresses qui, brûlent et dévorent, le laissant névrosé, sans énergie, les moelles et le cerveau fondus comme du plomb au creuset d’un alchimiste. S’il en était ainsi tout n’était pas perdu. N’est-on pas arrivé par les progrès de la science à combattre et à corriger toutes les faiblesses et tous les marasmes qui dépriment la dolente humanité ? N’a-t-on pas remédié à la misère physiologique quelles qu’en puissent être les causes, la genèse et les formes ? N’a-t-on pas remis sur pied ceux que la maladie, les excès, l’épuisement ont abattus et vidés ? Ne s’occupe-t-on pas spécialement des névropathes, des paralytiques, des ataxiques et des hypocondriaques ?… Mais, comme s’il eût pénétré mes secrètes réflexions, Georges d’un seul coup, les réduisit à néant.

— Bérénice n’était pas la femme que tu pourrais croire. Son cœur était aussi tendre et généreux que son intelligence était vive. Et, bien souvent à la pensée de ses enfants elle versa d’abondantes larmes, se désolant de ne les avoir jamais pressés dans ses bras et de ne rien connaître de leur chère existence. Ah ! si elle avait pu parvenir jusqu’à eux et les emporter, les conserver toujours comme une pure sauvegarde, son bonheur eût été sans nuage !

— Et le mari de Bérénice ne découvrit pas votre cachette ?

— Nous ne sûmes ce qu’il était devenu, et, comme bien tu penses, nous ne cherchâmes pas à l’apprendre, souhaitant, au contraire, qu’il demeurât toujours dans l’ignorance de notre sort. Pourtant, lorsque je me rappelle les détails de la disparition de mon amie, je ne puis m’empêcher d’y associer la pensée de cet homme. Pour quelle raison m’eût-elle quitté ? Nous nous chérissions comme au premier moment, elle était heureuse et ne désirait rien de plus. Je crois, vois-tu, qu’il l’a attirée dans un guet-apens, enlevée, séquestrée ou peut-être tuée. J’aurais, sans cela, reçu de ses nouvelles d’une manière ou d’une autre…

— Il y a longtemps qu’elle est partie ?

— Six mois : six mois d’effroyables tortures, de plaintes et de larmes.

— Comment est-ce arrivé ?…

— Oh ! d’une manière fort étrange, tu vas voir.

» Nous étions assis dans cette chambre, c’était en mars ; il faisait froid et un grand feu pétillait dans l’âtre. Bérénice, depuis deux jours, me semblait taciturne ; elle si confiante, si sincère, détournait la tête lorsque je l’interrogeais et ne répondait pas à mes questions. Ses regards inquiets erraient au hasard ; l’oreille attentive au moindre bruit, elle tressaillait par moment de tout son corps, une pâleur extrême se répandait sur son visage. Je me tourmentais, et ne parvenais point à pénétrer les motifs de cet état singulier. Elle voulut me faire la lecture, mais sa voix faible s’arrêta tout à coup, sa main tremblante laissa tomber le volume.

— » Tu te fatigues, Bérénice, lui dis-je, ce roman ne t’intéresse pas.

— » C’est vrai, reprit-elle avec vivacité, comme délivrée d’un grand poids ; je vais, si tu le veux, en prendre un autre dans la bibliothèque.

— » Laisse moi le choisir à ta place, il fait froid, je crains que tu n’attrapes du mal.

Mais elle insista pour y aller, avec un ton impératif que je ne lui connaissais pas.

— « Au moins, permets-moi de t’accompagner, j’emporterai les livres que tu me désigneras, et je t’éclairerai dans les longs corridors.

— » Porto suffira pour cette besogne. N’insiste pas, je t’en prie.

» Sans force contre sa volonté, j’appelai le nègre qui parut aussitôt, comme s’il avait été en embuscade derrière la porte. Il prit un des flambeaux, et sortit silencieusement, suivi de Bérénice.

» Un quart d’heure s’écoula, et, n’entendant aucun bruit, je descendis à la bibliothèque qui se trouve juste au-dessous de cette pièce. Elle était déserte, les volumes n’avaient point été dérangés. Je parcourus tout le rez-de-chaussée inutilement ; puis, je remontai au premier étage, et visitai toutes les chambres, en appelant avec inquiétude. Le manoir était sombre et silencieux, aucune voix ne répondit à mes cris.

» Je redescendis alors et visitai les communs, les cours, le parc, sans pouvoir découvrir aucune trace de fuite. Que faisait-elle, où pouvait-elle bien être ?

» Je pleurai, je sanglotai, faisant retentir les échos de mes appels désespérés. Tout à coup Clairon se mit à hurler d’une façon lamentable et continue ; je le détachai, il partit comme un trait dans la direction des bois. Une maisonnette de garde se trouve à deux kilomètres d’ici : le chien semblait s’y rendre, précipitant ses aboiements, tout le poil hérissé, le museau baissé vers la terre, comme suivant une piste. Nous arrivâmes bientôt, et je frappai contre les volets qui étaient clos. Une voix ensommeillée me répondit, et la femme du garde, vêtue à la hâte d’un jupon vint m’ouvrir. Clairon hurlait avec une furieuse obstination : je demandai en tremblant si madame d’Ambroise n’était point dans le logis. Mais, ces gens ne l’avaient point vue ; ils semblaient hébétés, me regardaient sans comprendre.

» Je repris le chemin du château, dans l’espoir que Bérénice serait rentrée pendant mon absence, et je me pénétrai si bien de cette idée, que je me mis à courir, sans me préoccuper davantage de Clairon qui était demeuré dans la cabane du garde, et n’aboyait plus.

» De loin, je vis Porto debout sur le perron.

— » Où est Madame ? lui criai-je impétueusement.

— » Mais, je l’ai laissée dans la bibliothèque, il y a longtemps déjà. Comment Madame n’est-elle point remontée ?…

» Le nègre me barrait le chemin ; je l’écartai brutalement, et me précipitai à travers les chambres, criant, vociférant de désespoir et de rage.

» La nuit se passa ainsi. Aux premières lueurs de l’aube, je partis dans la campagne, au hasard, sondant les buissons, écartant les hautes fougères, jetant, de tous côtés, des regards obscurcis par les pleurs.

» À midi, je rentrai, brisé, exténué ; elle n’avait pas reparu.

» Pendant huit jours, j’errai dans les bois, interrogeant les paysans, fouillant tous les recoins feuillus, toutes les anfractuosités, tous les ravins, plus malheureux que le plus misérable vagabond, plus abandonné que le chien perdu au fond d’un précipice. J’enviais le casseur de pierre qui, sous le soleil de midi poursuit son rude labeur ; j’aurais voulu ensanglanter mes mains, broyer mes os, martyriser mon corps pour ne plus rien sentir que la douleur physique.

» Pas un indice, rien ! Porto l’avait laissée dans la bibliothèque, il ne savait ce qu’elle était devenue, et semblait désolé de sa disparition.

» Pourtant, j’espérais encore : Nous n’avions pas d’ennemis, et aucun meurtre n’avait jamais été commis dans la contrée. Quel mobile aurait pu guider un criminel ? Le vol ? Bérénice n’avait pas d’argent sur elle. Sa beauté, il est vrai, pouvait faire naître le désir d’un crime plus grand ; mais, j’aurais entendu ses cris, j’aurais suivi ses traces, morte ou vivante, je l’aurais retrouvée. Et la torture de ne rien savoir, de ne rien pouvoir imaginer, s’ajoutait aux autres souffrances. Je m’étais enfermé dans un silence farouche, la vue même du nègre m’exaspérait. N’aurait-il pas dù rester auprès de Bérénice, la protéger, la guider ? J’étais le maître après tout, pourquoi m’avait-il désobéi en quittant la bibliothèque ?

» Porto se faisait tout petit, ne levait les yeux sur moi qu’en tremblant, et poussait des gémissements au moindre reproche.

» Un soir, après avoir bu quelques gorgées de vin d’Espagne, je me sentis tout ensommeillé ; la tête me fit mal, une extrême lassitude me força de m’étendre sur le lit, et je ne tardai pas à perdre connaissance.

» D’effroyables visions me hantèrent alors, sans qu’il me fût possible de secouer l’engourdissement de ma pensée et de mon corps. Un poids intolérable m’écrasait la poitrine, je faisais d’inutiles efforts pour appeler à l’aide.

» Je ne sais combien de temps je restai ainsi, mais cela me parut un siècle. Enfin, les brumes qui m’enveloppaient s’évanouirent tout à coup, je me dressai sur mon séant en cherchant à reprendre mes sens.

» Une bûche à demi consumée avait roulé jusque sur les chenêts, et une grande flamme oblique éclairait la chambre. Je sentis tous mes cheveux se dresser sur ma tête, et, sans voix, sans mouvement, je restai les yeux dilatés par l’épouvante.

» Bérénice était là, ou, plutôt, son image déformée, hideuse, terrible. Elle se tenait immobile près de mon lit, son corps brillait d’une lueur livide. Je voulus crier, mais ma gorge contractée ne laissa passer qu’un râle d’agonie. Pendant une heure, je restai à la contempler, sentant mes idées se heurter éperdûment dans ma tête, et les battements de mon cœur marteler ma poitrine. Je me refusais à admettre ce que je voyais. À la fin, pourtant, cela entra dans mon âme, de force, victorieusement ; cela s’imprima en feu sur ma raison frissonnante. Elle était morte, oh oui ! je ne pouvais plus en douter, et son spectre lamentable revenait auprès de celui qu’elle avait uniquement chéri, ici-bas. Clairon l’avait également reconnue, car il hurlait dans la cour comme au moment du crime. Je tendis les bras vers elle, et l’appelai doucement d’une voix trempée de larmes.

» Il me sembla que son visage se contractait, que ses lèvres s’entr’ouvraient pour me répondre ; mais elle demeura à la même place, et l’expression désolée de ses traits me glaça jusqu’aux moelles. Je lui parlai encore, malgré l’épouvante qui me dominait, je la suppliai de me faire comprendre par une manifestation quelconque qu’elle m’entendait, me plaignait, m’aimait encore. Mais, elle ne bougeait pas, et je ne pouvais plus supporter l’expression terrifiante de sa figure. Je me levai, et étendis la main vers elle en fermant les yeux pour ne pas m’évanouir. Je rencontrai un corps rigide, glacé, tout trempé de l’humidité du tombeau. Ne pouvant en supporter davantage, je tombai à la renverse.

» Quand je revins à moi, Porto et la femme de ménage, plus pâles que des cierges, se tenaient à mes côtés. Je leur racontai brièvement ce qui m’était arrivé, heureux de me retrouver avec des êtres vivants. Ils se regardèrent et chuchotèrent tout bas, comme si le son de leur propre voix les eût épouvantés. Je me mis à rire bruyamment, dans la crainte de sentir la folie me gagner.

— » C’est un rêve, n’est-ce pas ?… Personne n’est venu cette nuit, vous n’avez rien vu !…

» La femme se signa, et Porto tomba à genoux en joignant les mains.

» Je les considérai avec irritation.

— » Voyons, parlez ! Je ne tolérerai pas que l’on se joue de moi ! Je veux savoir ; assez de grimaces ! Le noir m’indiqua un coin obscur de la chambre, et j’aperçus le spectre hideux de Bérénice, debout comme je l’avais vu, la nuit, à mes côtés.

» Dans la cour, le chien pleurait toujours, et cette plainte profonde exaspérait mon angoisse. Alors, j’eus une atroce crise de nerfs, la fièvre me gagna, et, depuis, je m’en vais lentement. Encore quelques pas et je l’aurai rejointe, la chère, la douce aimée ! Elle m’attend d’ailleurs, elle me guette, je l’entends qui m’encourage à mourir. Oh ! ce ne sera pas long ! »

Georges d’Ambroise poussa un soupir, et un peu d’écume lui vint aux lèvres. Je lui tendis une potion préparée sur le guéridon ; il but quelques gorgées, et, m’ayant pris la main, il la serra doucement.

— Je t’ai fait venir, vois-tu, pour que tu m’ensevelisses avec elle.

— Quoi ! avec cette statue ?

— Ce n’est pas une statue ; c’est son corps arraché de la tombe qui ne peut y reposer sans moi. Tu me promets d’accomplir ma volonté ?…

— Soit, lui dis-je, ne voulant pas exaspérer sa folie ; mais nous te sauverons, je l’espère.

Il secoua la tête.

— Je ne saurais plus vivre, laisse ma destinée s’accomplir.

» Je me tuerais, d’ailleurs, si la mort tardait trop.

» Maintenant, va reposer ; le moment n’est pas encore venu.

IV

Toutes ces émotions m’avaient brisé. Je sentais ma raison s’obscurcir ; et, les jambes molles, les mains glacées, je sortis de la chambre pour tâcher de reprendre possession de moi-même et goûter un moment de repos.

Je me jetai tout habillé sur un divan, dans une pièce contiguë, afin d’être prêt au moindre bruit, et ne tardai pas à m’endormir. Mon sommeil dura longtemps : cinq ou six heures peut-être, et j’eus quelque peine, au réveil, à me rappeler les événements fantastiques qui m’avaient bouleversé. Dès que le souvenir m’en revint, je courus auprès de Georges qui me serra la main, et m’accueillit avec le pâle sourire qui semblait maintenant figé sur ses lèvres.

Cette journée s’écoula tranquillement : le malade ne voyait que sa chère Bérénice, et constamment l’entretenait de mille choses légères et tendres, s’arrêtant, parfois, comme pour écouter ses réponses.

Des phénomènes singuliers se passaient en lui maintenant : il confondait l’imaginaire et le réel, n’ayant même plus conscience de son état. Une présence flottait dans l’air, une âme l’appelait, s’efforçait de transparaître, de s’assimiler à la sienne. Il vivait double, en illuminé. Un visage se penchait sur le sien, un baiser lui fermait la bouche, au moment où il allait parler ; des affinités de pensées féminines s’éveillaient en lui, répondant à ce qu’il disait, c’était un dédoublement de lui-même tel, qu’il sentait comme en un brouillard fluide le parfum vertigineusement subtil de sa bien-aimée ; et, la nuit, entre la veille et le sommeil, des souffles entendus très bas le secouaient comme un courant électrique. La morte le possédait déjà, ainsi que l’avait fait la vivante, complètement, exclusivement.

Dans ses rares instants de lucidité, il ne se plaignait pas ; sa douleur était trop profonde pour s’exhaler en lamentations banales.

Pour ceux qui jugent superficiellement, les peines muettes n’existent pas, et les grands esprits, suivant l’opinion de la foule, doivent sentir s’émousser en eux, la faculté de subir réellement les tourments ou les voluptés qui leur sont dévolus. Les fibres cérébrales affectées par les sensations de joie ou de chagrin leur paraissent comme détendues, insensibilisées, mortes !… Elles ne sont, au contraire, que sublimées et douées d’une sensibilité presque maladive chez certains êtres privilégiés. Les autres hommes semblent gratifiés de propriétés de tendresse mieux conditionnées, de passions plus franches, plus sérieuses enfin, lorsque la tranquillité de leurs organismes, obscurcis encore par l’instinct, les porte à nous donner pour de suprêmes expressions de sentiments, de simples débordements d’animalité. Leurs cœurs et leurs cerveaux, desservis par des centres nerveux ensevelis dans une torpeur habituelle, résonnent en vibrations plus sourdes et moins nombreuses. Ils se hâtent de dissiper en clameurs leurs impressions, pour se donner une illusion d’eux-mêmes, et se justifier d’avance de l’inertie où ils sentent qu’ils vont rentrer. On les appelle des gens « à caractère, » lorsque ce ne sont que des êtres incomplets et nuls.

Georges n’était point de ceux-là. À partir du moment où il me fit le récit de son malheur, il n’en reparla plus ; et, cependant, je vis bien qu’il en mourait lentement ayant épuisé la souffrance jusqu’à la lie, ainsi, que la lampe s’éteint lors qu’elle a donné toute son huile.

Un soir, il me sembla transfiguré : sa parole était claire, ses lèvres souriantes, ses yeux brillants.

— Tu te sens mieux, n’est-ce pas ? lui demandai-je avec sollicitude.

— Oui, dit-il, c’est la fin.

Il joignit les mains, poussa un profond soupir, et retomba sur l’oreiller.

Je m’approchai ; il était mort !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand il fut prêt pour le cercueil, je songeai au vœu bizarre qu’il avait formé, et que j’avais promis d’accomplir. Je commandai donc deux bières : l’une pour Georges, l’autre pour la statue qui était restée au pied de son lit, lugubre, à la lueur des cierges qui se consumaient lentement. C’était la dernière nuit : personne n’avait voulu veiller auprès du corps, et je m’étais étendu dans le fauteuil que j’avais si souvent occupé pendant la maladie de Georges.

Tout était calme, un grand feu brûlait dans la cheminée car, bien qu’on ne fût encore qu’en septembre, les murs de cette vieille demeure se marbraient de taches humides et le vent pleurait sinistrement dans les longs corridors. Je contemplai le pâle visage de mon ami qui semblait dormir, tant les traits avaient repris la souplesse et la sérénité de la vie. Je pensai à notre jeunesse, à nos jeux dans les cours du collège. Une foule de faits lointains, et oubliés déjà, me revinrent soudain à la mémoire. Georges d’Ambroise était, alors, le plus gai de mes camarades, le plus sincère, le plus serviable. Nous nous étions promis une amitié éternelle, et, sans ce fatal amour, nous n’eussions jamais cessé de nous voir…

Qu’il faut peu de chose pour bouleverser l’existence humaine ! Quelques pas de trop, me disais-je, l’ont conduit sur la route de cette femme. Est-ce hasard, ou fatalité ? En somme, rien n’est indifférent, ici-bas, puisque les circonstances les plus minimes décident parfois de notre sort : un voyage, une promenade, un regard distrait, une parole inconsciente, nous engagent malgré nous, et tous nos efforts ne sauraient délier ce qu’un événement banal a uni à jamais. Cette femme qui passe, indifférente, dans sa toilette sombre, sera peut-être bientôt l’élément nécessaire à notre vie ; ses yeux qui se sont à peine tournés vers nous se mouilleront des larmes de la passion la plus ardente ; sa bouche qui est muette se collera à la nôtre avec des cris et des sanglots. Hier, nous ne nous étions rien, demain nous ne pourrons plus nous passer l’un de l’autre ; hier un monde nous séparait, demain nous ne ferons plus qu’un. Quel abîme de joie et de tristesse ! Quelle force et quelle fragilité !…

Je demeurais immobile, enfoui dans les brumes du rêve. Pourtant, le vol des minutes était lourd et douloureux ! Ma pensée, comme un oiseau blessé revenait sans cesse à son point de départ, l’aile brisée, endolorie. L’accès de spleen devenait pénible jusqu’au malaise, jusqu’à l’étouffement. Il me semblait voir s’agiter les rideaux qui pendaient devant les fenêtres, pareils à des linceuls, et je tressaillais au moindre bruit. Le seul qu’on entendît, cependant, était le lent égouttement de la pluie au dehors, le murmure lointain d’une chute d’eau et ce gémissement monotone du vent qui se brise aux angles des grands édifices et s’abat dans les cheminées comme un vol de chauves-souris. Je restai ainsi pendant longtemps évitant de sonder les profondeurs noires de la chambre, lorsqu’un léger frôlement me fit tressaillir ; je me retournai avec effroi : c’était Porto dont la tête grimaçante paraissait dans l’entrebâillement de la porte. Je lui fis signe de remettre du bois dans l’àtre, car j’étais transi jusqu’aux os. Il jeta quelques bûches dans la cheminée, et disparut avec une hâte fiévreuse. Une grande flamme jaillit, éclairant l’écusson de la famille d’Ambroise, au-dessus des hautes tapisseries à personnages fabuleux. Je pris un livre, au hasard, et m’apprêtai à lire pour tromper mes inexplicables appréhensions. Les quelques jours que j’avais passés dans ce lieu bizarre avaient suffi pour m’enlever le scepticisme dont je faisais habituellement parade : mes nerfs vibraient terriblement et la solitude me devenait intolérable. Je ne pus fixer mon attention sur le volume que je tenais, mes yeux seuls suivant, sur la page blanche, les caractères alignés. Les événements inattendus acquièrent ou perdent de leur gravité, selon les dispositions d’esprit ou selon les circonstances plus ou moins étranges dans lesquelles on se trouve. Il arrive parfois qu’on est appelé à veiller un être cher, et, ce devoir bien que douloureux n’a rien de surprenant ; mais, si l’existence qui vient de s’éteindre a eu un dramatique et mystérieux passé, si de sinistres pressentiments nous enveloppent depuis quelque temps, tout devient fantastique et terrible, et il n’est pas peut-être de pire supplice que celui de la terreur. C’est dans l’isolement surtout que le pâle fantôme vient nous tourmenter. L’être le plus faible, un chien qui nous caresse, un enfant qui nous sourit, quoi que ni l’un ni l’autre ne puissent nous défendre, sont des appuis pour le cœur, sinon des armes pour le bras. Je restais immobile, la sueur de l’effroi sur le front. J’écoutais sonner à la pendule les tristes heures de la nuit, et à ce bruit si naturel pourtant, je me cramponnais au bras de mon fauteuil, avec une inexprimable angoisse. Un rat, parfois, faisait craquer la boiserie, et je restais les yeux fixes, n’osant les détourner du point que je regardais, dans la crainte qu’ils ne rencontrassent, en se retournant, quelque cause de stupeur réelle. Puis, j’eus honte de ma faiblesse, et, me levant, je pris un flacon qui contenait un cordial énergique et m’en versai quelques gorgées.

En revenant à ma place, il me sembla (pure illusion certainement) que la statue de Bérénice avait changé de position. La tête inclinée sur l’épaule s’était redressée avec un air de défi, les mains s’étaient un peu écartées du corps.

Il pouvait bien être minuit ; peut-être plus tôt, peut-être plus tard, car je n’avais plus conscience de l’heure ; mais, il me semblait que j’étais là depuis des siècles, jamais semblable angoisse ne m’avait étreint.

Je restais, les yeux fixés sur la statue, m’efforçant à découvrir un mouvement quelconque, mais je n’en aperçus pas le moindre.

Tout à coup une sorte de gémissement très bas, très léger frappa mon oreille. Je voulus douter, me persuader que je m’étais trompé, et, pour tant, mon esprit était bien éveillé en moi : j’entendais distinctement les battements de mon cœur, et, en étendant le bras, je palpai les mains mortes de Georges étendu sur sa couche glacée.

Ce contact me fit mal ; mais je maintins résolument et opiniâtrement mon attention clouée à l’image de la jeune femme.

Quelques minutes s’écoulèrent sans aucun incident. À la longue, il devint évident que le sein s’était gonflé et qu’un imperceptible tremblement agitait les lèvres.

Sous la pression d’une horreur et d’une terreur inexprimables pour lesquelles le langage de l’humanité n’a pas d’expressions suffisamment énergiques, je sentis les pulsations de ma poitrine s’arrêter et mes membres se raidir sur place. Par un effort surhumain, je parvins cependant à me lever, et, prenant un cierge, je le tendis devant le visage de Bérénice, afin de dissiper toute illusion ; mais les symptômes qui m’avaient frappé ne se renouvelèrent pas.

Je retombai en frissonnant sur le fauteuil que j’occupais près de Georges, et je m’abandonnai à toutes les terreurs d’une âme troublée. Cette fois, mon imagination éperdue avait réellement cru voir et entendre, et je me pris à trembler sur moi. même comme si j’avais senti les griffes de la folie entrer dans ma chair. Au dehors, le vent soufflait en tempête, la flamme des cierges oscillait et prenait des teintes bleues ou vertes plus visibles par l’agonie du feu que je n’osais alimenter dans l’âtre. Chaque objet était devenu mobile comme la lueur incertaine qui l’animait. Les portes se balançaient, les tentures tressaillaient, de longues ombres mouvantes passaient sur le plafond, et mon ami, sur sa couche mortuaire, semblait se tordre comme un damné en proie aux tourments de l’enfer.

Je sentais que j’étais prêt de me trouver mal, et je n’étais préservé de l’évanouissement que par la terreur même.

Tout à coup, je crus percevoir un frôlement à mes côtés, et je tournai la tête, le cou raidi, retenant mon haleine, la main crispée à la main glacée du cadavre. J’aspirai le silence, doutant encore, dans une indicible agonie d’angoisse ; mais rien d’anormal ne se produisit. Une heure s’écoula ainsi, et je retombais peu à peu dans mes vagues rêveries, quand j’eus de nouveau la perception d’un bruit léger qui partait du fond de la pièce. J’écoutai au comble de l’horreur, le son se fit entendre de nouveau : on eût dit un soupir. Je me précipitai vers la statue, et je vis les lèvres se relâcher, découvrant une ligne brillante de dents nacrées. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec l’indicible terreur qui l’avait dominé jusque-là. Je sentis que ma vue s’obscurcissait, que ma raison s’enfuyait, et je poussai un cri aigu. Pourtant, j’essayai encore de me persuader que j’avais été le jouet d’une hallucination. Fermant les yeux pour ne plus rien voir, je cessai tout mouvement, et restai cloué sur mon siège, désespérément englouti dans un tourbillon d’émotions violentes qui figeaient le sang dans mes veines et me pénétraient d’un froid de glace.

Bientôt, un craquement strident semblable au brisement d’une tige de métal retentit, et il me parut clairement que Bérénice avait bougé de nouveau. Elle s’inclinait, se penchait de plus en plus, tout le corps tendu vers le lit mortuaire. Elle semblait, par un suprême effort, vouloir se lancer, se projeter en avant, et je reculai jusqu’à la porte, prêt à m’enfuir, à abandonner cette chambre effroyable. Déjà, je tournais le bouton de la serrure, quand le même déchirement métallique que j’avais entendu résonna de nouveau, et la statue tout d’un bloc roula à mes pieds.

Je la considérais d’un œil terne, hébété, quand un fait singulier se produisit : comme si le corps se fut dédoublé, une sorte de cuirasse d’argent qui l’enveloppait étroitement se fendit et se détacha. Alors, j’aperçus, au comble de la stupéfaction, la dépouille humaine qu’elle avait fidèlement recouverte : c’était un cadavre de femme, et je ne doutai pas que ce fût celui de la maîtresse idolâtrée de mon pauvre ami. Je n’osais toucher ces restes noircis, rongés, hideux comme ceux qui ont séjourné longtemps dans le cercueil. Bouleversé par l’étrange événement, il me semblait que Bérénice s’agitait encore dans toutes les convulsions et les affres de l’agonie, malgré l’état de décomposition évidente de son corps. Je faisais de vains efforts pour comprendre. Certes, il y avait crime, mais pourquoi cette monstrueuse figure de chair et de métal avait-elle été apportée en cette chambre de douleur ?… Était-ce pour y maintenir l’obsession de la mort, le navrement de l’horreur et l’angoisse affolante du cauchemar ?… Était-ce une vengeance, enfin ?…

Le trouble, les hésitations de Porto me revinrent à la mémoire :

Peut-être en savait-il plus long qu’il ne voulait l’avouer. Son silence même ne prouvait-il pas sa culpabilité ?

Je résolus d’éclaircir la chose immédiatement, et je sonnai le nègre qui devait toujours se tenir prêt à descendre au moindre appel.

Il ne tarda pas à paraître, en effet.

Je m’étais placé de façon à cacher les débris de la soi-disant statue, afin de les lui dévoiler tout d’un coup et d’arracher à son épouvante l’aveu que, sans doute, je ne pourrais obtenir autrement.

— Porto, lui dis-je, tu as toujours été fidèle à ton maître ?

Il me regarda avec anxiété.

— Oh ! oui, Monsieur.

Il t’a recueilli, soigné, élevé ; tu lui dois donc la plus grande reconnaissance.

— Je me serais fait tuer pour lui !

— Es-tu sûr de l’avoir toujours servi avec dévouement, avec affection ?

— J’ai fait tout ce qu’un pauvre serviteur peut faire, je ne crois pas avoir le moindre reproche à m’adresser.

— Voyons, tu dois me dire, à moi, ce que sa sensibilité maladive l’eût empêché d’entendre. Il est inadmissible que madame Bérénice ait disparu ainsi, sans que tu n’aies rien vu ni entendu. Je ne te gronderai pas, sois sincère, cela vaudra mieux, je t’assure.

Il balbutia en grimaçant, cherchant à lire sur mes traits où j’en voulais venir.

— Je ne sais rien, Monsieur, je le jure ! Je ne sais rien de plus que ce que j’ai dit !

Voyant que la douceur était inutile, je démasquai soudain le cadavre de Bérénice, et, saisissant le noir qui hurlait d’angoisse, je le fis tomber à genoux.

— Parleras-tu maintenant, misérable drôle ? Je sais ton crime, et ton compte est bon !

Il tremblait comme la feuille, ses gros yeux roulaient désespérément dans leurs orbites.

— Ce n’est pas moi qui l’ai tuée ! gémit-il.

— Qui donc, alors ?

— Grâce ! Vous ne me ferez pas de mal ?… Aurez-vous pitié, si je dis tout ?

— Parle, d’abord, nous verrons ensuite.

— Eh bien, c’est son mari qui l’a étranglée, dans le bois.

— Et tu l’assistais, sans doute ?

— Oh ! non, je revins tout de suite au château.

— Vile canaille ! murmurai-je, en frappant du pied cette larve humaine nuisible et hideuse. Il t’a donc donné beaucoup d’argent pour cela ?

— Hélas ! comment, autrement, aurais-je pu trahir un si bon maître ?

— Mais Bérénice ne sortait jamais ; par quelle fatalité est-elle tombée au pouvoir de cet homme ?…

— Il a joué de ruse. Depuis longtemps il errait dans le pays, n’attendant qu’une occasion. Je ne sais comment, à force de recherches, il était arrivé à découvrir la retraite de mes maîtres ; mais, un jour, je le vis dans le parc. Il m’était, alors, complètement inconnu, et je me préparais à annoncer sa visite au château, quand il me fit signe de venir lui parler. Je le suivis avec méfiance dans un endroit écarté.

— « Mon ami, me dit-il, il y a cinq louis pour toi, si tu remets cette lettre à madame Bérénice, mais à elle seule, entends-tu, et lorsque personne ne pourra vous voir. »

Cent francs sont toujours bons à prendre, et, à tout bien considérer, je ne faisais de mal à personne en accomplissant ce message. J’étendis donc la main et je reçus le billet.

— « J’attendrai demain, à la même place, poursuivit l’étranger, il y aura, sans doute, une réponse.

Le soir même, je remis la lettre à Madame, qui devint pâle comme un marbre en la lisant, et traça, à la hâte, quelques mots qu’elle me chargea de porter le plus tôt possible au mystérieux voyageur. »

— Tu n’as pas su ce que contenaient ces billets ?… Un garçon avisé comme toi trouve bien un moyen de se renseigner.

Le nègre sourit, flatté dans son amour-propre.

— Le premier, dit-il, annonçait à la jeune femme la mort d’un de ses enfants, et la suppliait de se trouver le lendemain dans le bois, vers dix heures du soir pour apprendre de la bouche d’un ami, le récit de cette fin et l’adresse du pauvre petit abandonné qui lui restait et que, sans doute, elle désirait revoir.

— Comment n’a-t-elle rien soupçonné, et pourquoi ne s’est-elle pas ouverte de cet événement à Georges ?

— Je ne sais pas. Madame semblait comme affolée ; elle était certainement trop innocente pour craindre un piège.

— Mais toi, misérable ! tu aurais dû parler, avertir ton maître !

Le nègre, devant ma colère, se blottit dans un coin, et leva le bras contre sa tête dans un geste de naïve terreur.

J’eus peur de ne point en apprendre davantage, et je repris d’un ton radouci :

— Allons, parle, c’est le seul moyen de sauver ta peau.

— Vous me promettez de m’épargner, Monsieur ?

— Je ne te promets rien, coquin ! Songe que je t’écraserais comme un ver, si tu me poussais à bout.

Porto se mit à trembler de tous ses membres.

— Je dirai ce que je sais. Mais, je jure que je ne suis pas coupable du crime ! Si j’avais pu prévoir cet effroyable malheur, je me serais fait tuer plutôt que d’y participer ! Je portai donc la lettre à l’inconnu dans la journée qui suivit, et il me donna les cinq pièces d’or qu’il m’avait promises.

» Le soir, Madame sortit à l’heure convenue, en prétextant le choix d’un livre à la bibliothèque. Nous traversâmes à la hâte les longs corridors et, sur le perron, nous rencontrâmes l’étranger.

Dès qu’elle l’eut vu, elle chancela et fit un pas en arrière comme pour rentrer dans le château. J’entendis ce mot qu’elle gémit faiblement : Mon mari !

» Mais l’homme qui était grand et fort lui lia un mouchoir sur la bouche, et l’emporta en courant.

Je n’ai rien vu de plus, Monsieur, j’en atteste le ciel ! ce qui suivit est tellement extraordinaire que je me demande à tout moment si je ne suis pas le jouet d’une hallucination :

» Mon maître, après de terribles crises de désespoir, me paraissait plus calme, presque raisonnable. Il avait l’intention de parcourir la France, l’Espagne et l’Italie pour tâcher de retrouver les traces de sa compagne qui, jadis, avait habité ces trois pays. Ses préparatifs de départ étaient terminés ; mais par une sorte de pressentiment, il différait de jour en jour l’exécution de son projet. Habitué à ses bizarreries, j’obéissais sans mot dire, pensant que madame Bérénice reviendrait bientôt rendre la vie et la joie au vieux logis.

Un matin, comme je me préparais à sortir de ma chambre, j’entendis un grand cri qui semblait partir de l’appartement de mon maître. J’accourus, ainsi que la vieille bonne, et je le trouvai évanoui avec cette horrible statue au pied de son lit. Comment s’était-elle trouvée là, sans que personne ne l’eût jamais vue, c’est ce que je n’ai pu savoir. Quand Monsieur revint à lui, il entra dans une grande exaltation qui nous épouvanta à tel point que nous voulûmes briser cette maudite figure. Mais il se jeta sur nous avec rage et nous défendit d’en approcher jamais. Ce pauvre Clairon, à partir de ce matin, se mit à hurler à la mort de si lamentable façon que je l’attachai au fond du parc. Il rompit sa chaîne et revint pleurer sous les fenêtres ; je le rouai de coups, je le perdis dans la campagne, rien n’y fit. Enfin, à bout de patience, monsieur Georges m’ordonna de le tuer pour avoir un peu de repos……

V

Le nègre n’en dit pas davantage. Je n’avais appris qu’une chose : c’est que l’assassin de Bérénice était son mari. Il est vrai que cette révélation suffirait sans doute pour éclairer la justice qui n’aurait plus qu’à s’emparer du meurtrier et à lui arracher l’aveu de son crime. Je le dénonçai immédiatement, et l’on procéda à une enquête minutieuse.

Le coupable, instruit par les journaux, se livra d’ailleurs lui-même, et raconta les faits sans se faire prier.

Les détails de cette affaire originale furent particulièrement intéressants, et tout le monde voulut voir ce mari justicier.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, au visage blafard et ravagé, aux yeux perçants. Ses larges épaules, ses mains velues et nerveuses témoignaient d’une force peu commune.

— Cette femme me trompait avec une impudence sans égale, dit-il, en promenant son regard ironique sur l’assistance. Elle s’était enfuie avec son amant, et, pendant deux ans, je la cherchai, sans découvrir le moindre indice qui pût me mettre sur ses traces. Je m’étais promis de me venger, et, lorsque le hasard me fit enfin trouver les amoureux, je méditai longuement sur le châtiment qu’il convenait de leur imposer.

» Pour enlever une femme, au temps où nous vivons, et se murer avec elle dans un vieux château lugubre et délabré, il fallait que le ravisseur fût un être déséquilibré, exalté, maladif, romanesque : une espèce absolument rare et singulière. Je cherchai donc un châtiment approprié au caractère de cet amant émérite. Ayant résolu, tout d’abord la mort de Bérénice, je pensai qu’il serait inutile de commettre un second crime, et que la vue constante du cadavre chéri de l’amante suffirait à tuer l’amant. Il ne s’agissait plus que de donner à ce cadavre une forme décente et acceptable.

» J’eus recours aux étonnantes découvertes de la science pour atteindre ce but : Un de mes amis, le savant docteur X…, dont vous connaissez les remarquables travaux, s’occupe spécialement de la conservation des corps, non pas selon l’ancienne méthode de l’embaumement ou de la momification, mais grâce à la métallisation, procédé des plus simples qui reproduit avec l’exactitude d’une photographie en relief les plus menus détails, les saillies des os et des muscles, les rides et jusqu’au frisson brusquement pétrifié de la vie.

» Après avoir tué Bérénice avec l’aide du garde que je couvris d’or, oh ! sans la faire souffrir, elle était si frêle et si délicate ! je l’enfermai dans une cachette que j’avais fait pratiquer sous ma voiture et dont on ne pouvait se douter qu’après un examen des plus attentifs, et je l’apportai au docteur X… Ce dernier, parfaitement innocent, ne soupçonna point le meurtre n’ayant trouvé sur le corps que je lui livrai aucune trace de violence. »

VI

Je reproduis, à titre de curiosité la déposition du célèbre médecin qui, appelé à la barre, s’étendit complaisamment sur les merveilles de sa découverte, et engagea les personnes présentes à en profiter. Avec lui : « Plus de lentes décompositions dans l’horreur du cercueil, malgré l’embaumement qui n’empêche pas les tissus de tomber en déliquescence, les chairs de se dessécher et la peau de noircir. Plus de désespoir devant le corps à peine refroidi, qui, bientôt, ne sera plus qu’un objet de dégoût ! La métallisation a changé tout cela ; grâce à l’électricité, cette bienfaitrice universelle, on métallise les momies comme on galvanise une cuiller, une plante, ou un insecte. »

Ici, le docteur X… avança les mains comme s’il eût voulu grouper des fleurs, et, le sourire sur les lèvres : « J’immerge le sujet, dit-il, dans un bain chimique formé d’un sel soluble de nickel, de cuivre, d’argent ou d’or (au gré des goûts et des munificences), à travers lequel je fais passer un courant. Sous l’influence de l’électrolyse le sel se décompose, et le métal vient se déposer, en une couche plus ou moins épaisse, à la surface du cadavre dont il reproduit fidèlement les formes et finit par enfermer du haut en bas dans une enveloppe métallique du plus séduisant effet. Dans la pratique la chose se complique, il est vrai, de quelques difficultés, et l’anthropoplastie exige toute une cuisine préalable dont la description peut paraître cruelle aux profanes et que je passerai sous silence. J’affirme que mon procédé est inaltérable, et si, dans le cas présent, l’enveloppe d’argent qui enfermait le corps de cette malheureuse s’est rompue, c’est que mon client, étrangement pressé, ne m’avait pas laissé le temps de perfectionner mon travail. Il faut, en effet, pour obtenir un résultat complet, régler minutieusement le débit du fluide et le dépôt métallique, son adhérence, sa solidité, son épaisseur. Il faut sauvegarder l’élasticité et l’imputrescibilité de la peau, la souplesse des membres, la stabilité des attitudes. Il faut prévenir la distension ou le resserrement des pores, les déformations, les fêlures et les effervescences explosives ! Problèmes délicats et compliqués qu’on ne peut résoudre en vingt-quatre heures. Il est même parfois nécessaire, pour éviter un retour de fermentation posthume, de faire recuire le cadavre, de le perforer pour laisser libre issue à l’épanchement des vapeurs et des graisses et, enfin, de le replonger dans un four chauffé à cent degrés. Mon client, je le répète, ne m’a pas laissé le temps d’obtenir une dessiccation et une stérilisation complètes ; le corps sous son enveloppe d’argent n’était pas suffisamment incorruptible. Quelques globules d’air restés entre la chair et le métal incomplètement adhérent, ont permis la décomposition qui, en gonflant les tissus a amené la rupture de l’appareil. Mais, c’est un pur accident qui ne saurait se renouveler.

» Quel bonheur pour un mari (et je croyais que c’était le cas de l’accusé) de voir se pencher, au dessus de sa couche, dans une pose préférée, sa jeune femme aussi belle et gracieuse que dans la fleur de sa lune de miel ! Quelle consolation pour une mère de retrouver les traits chéris de son enfant fixés dans une expression de joie éternelle ! Quelle satisfaction pour un gendre… »

Ici, l’auditoire protesta, et le docteur X… se retira avec dignité.

Le meurtrier, interrogé de nouveau, voulut bien donner quelques derniers détails.

— « L’opération terminée, dit-il, nous fixâmes le corps sur un piédestal à l’aide d’une armature puissante, et, tel quel, je le rapportai à l’amant inconsolable, persuadé que la vue inopinée de sa maîtresse galvanisée lui serait plus fatale que toute autre expiation. Il souffrirait longtemps, l’amour et la terreur s’uniraient en son âme et, petit à petit, l’horrible cauchemar, l’effroyable vision qu’il n’oserait bannir et contre lesquels il serait trop faible pour lutter, le conduiraient à la mort ou à la folie. Maintenant, Messieurs, jugez-moi. J’ai été cruel et la préméditation ne peut, certes, être écartée de mon cas ; mais j’ai aussi, et pendant deux ans, traîné une bien misérable existence : j’aimais cette femme à ma manière, et ce n’est qu’en la retrouvant en la possession d’un autre que cet amour s’est changé en haine. La haine est aveugle, même lorsqu’elle prémédite ses vengeances ! »

Le défenseur de l’accusé fut éloquent et impressionna vivement le public d’élite que cette cause bizarre avait attiré. Les hommes déclarèrent ce mari justicier fort spirituel et les femmes frissonnèrent délicieusement en contemplant ses larges épaules et ses mains velues.

Pour obéir à la loi, l’avocat général demanda en termes modérés une condamnation qu’il n’attendait guère, et l’on négligea, de part et d’autre, de parler du divorce qui eût si facilement et si logiquement tranché la question ; mais l’imagination française ne perd jamais ses droits !

Après une longue délibération, le jury rapporta un verdict d’acquittement que quelques murmures soulignèrent seuls, dans le fond de la salle.

Quant à moi, j’ai accompli le vœu de Georges

d’Ambroise : il repose auprès de sa Bérénice.
RÉINCARNATION


RÉINCARNATION



L’homme est un esprit tombé de l’ordre divin dans l’ordre naturel, et qui tend à remonter à son premier état, a dit Claude de Saint-Martin.

L’homme sent en lui une foule d’aspirations vers un but inconnu, une soif de joies que la terre ne peut donner. Son état habituel est une sorte d’inquiétude presque douloureuse qui s’accroît en raison directe de sa supériorité.

Les sciences occultes seules, sans lui accorder pleine satisfaction, le rapprochent du lumineux idéal qu’il entrevoit quand le voile de ses habituelles ténèbres se déchire par l’effort de sa pensée.

En ce temps de progrès, quelques esprits élevés ont entrepris de nous initier aux mystères de la théosophie, cette science suprême ! Ils ont consacré leur vie à la recherche de la sagesse et à la découverte des secrets de la nature hyperphysique et invisible.

L’humanité semble secouer une longue torpeur, et marcher à la conquête de son véritable état conscient. Ce qui le démontre avec toute la clarté de l’évidence, c’est ce grand mouvement religieux commencé par le spiritisme, sous le drapeau de la théosophie et sous l’égide de la science ésotérique. Ce sont les études si intéressantes d’Eliphas Lévi, du marquis de Saint-Yves, de Stanislas de Guaïta, de Papus.

Pour les faits il suffit de consulter : Richet, d’Assier, Philipps et Mesmer. Pour les hypothèses d’ensemble : Comte, Stuart, Spencer, Taine et Ribot. Pour la philosophie : Hartmann, Schopenhauer, et, en remontant aux plus anciens : Spinosa, Leibnitz, Platon, Aristote, les néo-platoniciens et les pythagoriciens. Tous ont pressenti un état autre que celui dans lequel nous vivons, une sorte de dédoublement de l’homme au profit de l’élément divin, une évolution, une spiritualisation de sa matière. Les plus sceptiques sont forcés d’admettre certaines manifestations que toute leur science ne saurait expliquer. Ne voyons-nous pas dans l’Inde « l’ancêtre aux lourds secrets, » des prodiges accomplis par les fakirs qu’humainement nous ne pouvons admettre ?… « Ici, dit le docteur P. Gibier, un être nu, immobile, le corps en demi-cercle, les jambes repliées, étend ses doigts, et, soudain, à la stupéfaction générale, un petit bout de bois placé hors de sa portée, sur une légère couche de sable, se dresse, marche, trotte, court tout seul, et trace la phrase pensée par un des assistants. » Là, un autre fakir influe d’une manière directe sur la végétation, et fait germer instantanément des graines prises au hasard sur les plantes. Tel autre replie sa langue dans sa gorge, se fait boucher les narines et les oreilles, entre en léthargie, et dans cet état, est mis au cercueil. On creuse un trou pour le recevoir, on scelle dessus une dalle recouverte ensuite de terre ensemencée, et des sentinelles veillent, nuit et jour, pour dépister la moindre fraude. Un, deux, trois mois s’écoulent. Les graines ont germé et produit des plantes et des fleurs. L’homme est déterré presque momifié, on le réchauffe, on le frictionne, le cœur se remet à battre et le sang à circuler dans les artères. Tel autre lance une corde en l’air, et, sans que rien semble le tenir, se suspend au bout, puis s’éclipse aux yeux des spectateurs ébahis. Ces scènes et d’autres, dont plusieurs voyageurs dignes de foi ont été témoins, ne prouvent-elles pas que tout est possible, lorsque l’esprit s’est porté avec une force invincible sur un sujet et que la volonté inébranlable est venue le soutenir. Malheureusement, nous sommes toujours tirés hors de nous-mêmes par des événements imprévus, et les intelligences assez puissantes pour résister au doute ou à la folie sont rares. Rappelez-vous les possédées de Loudun et les convulsionnaires de Saint-Médard !

Cependant, il m’a été donné de voir le triomphe éclatant de la volonté sur la matière. L’amour, il est vrai, avait facilité la victoire, mais, l’amour n’est-il pas l’essence même de notre âme, et de quelque manière que nous le ressentions : soit pour une chimère, soit pour un dieu ou pour une femme, ne nous donne-t-il pas le pouvoir de tout braver et de tout vaincre ?…

Le cœur a soif d’idéal ; trop longtemps le matérialisme a lié ses ailes. C’est pourquoi cette histoire vient peut-être en son temps, et, quelque étrange qu’elle puisse paraître, je n’hésite pas à la transcrire.

Ghislain d’Entrames, au moment où je l’ai connu, avait une trentaine d’années. Il était grand, remarquablement proportionné, et la nature l’avait doué d’une volonté inflexible. Sur son front d’ascète descendait l’ombre d’une forêt de pensées. Le visage allongé était d’une pâleur mortelle, il semblait diaphane comme si le feu de l’âme l’eût éclairé par dedans. Au milieu, brillaient deux yeux caves, éblouissants comme deux éclairs dans deux nuages.

Il avait, m’a-t-il dit, toujours réalisé ce qu’il avait voulu, parce que son désir savait s’imposer dans sa toute-puissance, comme s’impose ce qui est véritablement grand et fort.

Les hommes ont été des instruments dociles entre ses mains, il aurait pu conquérir une magnifique situation dans ce pays, si son ambition n’avait eu de plus hautes visées.

Il est nécessaire, pour l’explication de ce qui va suivre, de remonter le cours des années, et de raconter oe qui fut le bonheur, le but et la raison même de sa bizarre existence. Tout jeune, il avait été fiancé à une fillette que ses parents avaient vue naître, et qu’une grosse fortune, un grand nom et d’anciennes relations de famille recommandaient particulièrement à leur choix.

Bérengère avait un esprit impérieux, une nature ardente et passionnée, et, grandissant avec Ghislain, elle s’habitua à le considérer comme le fiancé, le compagnon naturel de toute sa vie. Le jeune homme n’opposait point de résistance à ces combinaisons, indécis encore sur ses propres sentiments ; car le caractère de l’homme se développe beaucoup plus lentement que celui de la femme, et tel qui doit, plus tard, bouleverser le monde n’offre parfois dans son enfance qu’une volonté hésitante soumise à une intelligence entourée de brumes.

Bérengère étant la seule personne qu’on eût mêlée à son intimité, il éprouvait quelque plaisir à la voir, bien qu’un secret antagonisme les mit déjà, en défiance. Aucune similitude de caractère entre eux, si ce n’est le même besoin de domination, visible chez la jeune fille, inavoué encore chez son fiancé. Mais tandis que l’une était en pleine possession de ses forces séductrices, l’autre cherchait à démêler l’effroyable chaos de ses pensées. Immobile, comme faradisé, il essayait vainement de les coordonner. Il subissait une suite d’impressions non formulées qui étaient comme la représentation imaginée de ses sensations. Vaguement, il tentait d’échapper au pouvoir de Bérengère qui, usant de toutes les armes que la nature lui avait données, déjouait avec habileté ses résolutions, et le poursuivait de son inutile tendresse. Peu à peu pourtant, il secoua le joug : ses idées devinrent plus larges, son caractère s’affermit : tout ce qui était simple et vulgaire lui sembla méprisable. Ses études brillamment terminées, il se lança dans les complications de la théosophie, cherchant avec quelques esprits profonds, à pénétrer les mystères de cette science récemment mise à la mode. Il se consacra avec cette élite au triomphe de la sagesse, et à la découverte de la nature hyperphysique et invisible. Il lui sembla sortir d’un long sommeil ; émerveillé par les jouissances de cette étude, il marcha bientôt à la conquête de son véritable état conscient. Son intelligence très assimilatrice lui aplanit les premiers écueils de l’initiation, et, s’étant fait remarquer par quelques études hors de pair, il se trouva bientôt à la tête de la nouvelle école.

Jusque-là, ses travaux avaient suffi à son existence ; Bérengère, qu’il continuait à considérer comme sa compagne future, le suivait péniblement, dans ses incessantes découvertes, et désireuse de lui plaire, s’efforçait d’y trouver un intérêt égal au sien. Pourtant, Ghislain n’était attaché à elle que par l’habitude ; ni son cœur, ni ses sens, ne l’attiraient vers cette femme de tempérament différent, et qui, inconsciemment, le heurtait, le froissait, éveillait en lui ce sentiment involontaire de colère et de haine que nous ressentons auprès des êtres qui ne peuvent nous comprendre. Bientôt, la sourde irritation qu’il éprouvait devint intolérable ; sans motif avoué, il rompit brusquement avec la jeune fille, et partit pour un long voyage à travers le monde. Bérengère ressentit une douleur aiguë, où se mêlait plus de colère que de chagrin réel. Elle avait combattu, bâti mille plans habiles pour conquérir cette nature bizarre, et voilà qu’au moment du triomphe définitif, sa proie lui échappait, sans qu’elle pût pénétrer les causes de ce brusque revirement.

Au retour de son ancien fiancé, elle essaya de renouer les liens rompus de leur intimité. Mais il se déroba à toutes ses avances. La raison en était simple, et une fille plus experte en matière d’amour que ne l’était Bérengère, l’eût facilement devinée. Ghislain avait échappé à sa domination, parce que son cœur s’était éveillé et avait battu pour une autre. Tout à coup, il avait entrevu les joies ardentes de la tendresse inspirée et ressentie ; invinciblement il avait été attiré, par une force inconnue, vers un être créé pour lui, et qui, lui semblait-il, réunissait toutes les séductions physiques et toutes les perfections morales. Cette merveille, pourtant, n’en était point une aux yeux des profanes qui ne lui reconnaissaient qu’une grande beauté jointe à un charme souverain. Peut-être le jeune homme ne l’eût-il point remarquée, si elle ne s’était trouvée là, juste au moment où son cœur s’ouvrait, avide de joies nouvelles et de sensations troublantes. Un courant magnétique s’établit de l’un à l’autre, et ils s’aimèrent sans s’être jamais parlé.

Djalfa appartenait à une de ces troupes nomades qui parcourent la France, chantant dansant, tirant les cartes, et disant la bonne aventure. Pieds nus dans le sable, les hanches serrées par une jupe de couleur vive, elle allait, conduisant par la bride la maigre haridelle attachée à la roulotte, où grouillaient pêle-mêle, les singes savants, les oiseaux fatidiques et les zingaris dépenaillés.

On n’avait pas pour elle l’affection qui, d’ordinaire, unit tous les membres de la grande famille bohémienne. Un autre sang coulait dans ses veines, et ses lointains souvenirs d’enfant, lui retraçaient une existence de tendresse, dans une royale demeure, où elle errait parmi les fleurs et les meubles soyeux. Mais, il y avait si longtemps, qu’elle n’était pas bien sûre de n’avoir point fait un doux rêve pendant ses haltes dans les prés odorants.

Une admirable créature que cette Djalfa ! Elle avait le teint nacré d’un fin coquillage, le front élevé, le nez mince aux narines mobiles, et ses cheveux de soie pâle lui faisaient comme un bonnet de brocart tissé d’or. Cette tête eût été angélique si deux yeux bruns, larges, profonds, étincelants entre leur double ligne de cils noirs, ne l’eussent animée d’une flamme ardente presque surnaturelle. Un mystérieux sourire errait sur ses lèvres, et l’on devinait sous l’élégance un peu frêle de la taille des nerfs d’une force singulière et d’une exquise sensibilité. Son corps gracile ondulait vers vous plutôt qu’il ne marchait, avec un glissement doux de couleuvre.

Ghislain l’avait rencontrée au bord d’une route, et il s’était demandé s’il avait devant lui un être humain, une fée ou un ange. Elle se mit à danser, à tourner, à tourbillonner sur un vieux tapis de Perse, jeté négligemment sous ses pieds ; et chaque fois que son rayonnant visage passait devant lui, un double éclair jaillissait de ses yeux.

— Oh ! danse, danse encore ! s’écria-t-il, comme elle faisait mine de se reposer.

Et elle se reprit à tournoyer, au bourdonnement d’un tambour de basque que ses bras purs élevaient au-dessus de sa tête. Son vol se faisait plus léger, elle s’élançait, frêle et vive comme une guêpe, avec son corsage d’or, sa jupe diaphane et la gaze blonde de ses cheveux répandus sur ses épaules. Il lui donna de l’argent, mais elle le jeta sur la route avec une grosse touffe de verveines qu’elle prit à sa ceinture. Ghislain était parti en serrant contre lui le frais souvenir de la bohémienne, et son image, quoi qu’il pût faire, ne sortit plus de sa pensée.

Deux jours après, en passant auprès d’une petite rivière dans l’intérieur des terres, il la rencontra de nouveau. La roulotte était arrêtée dans une prairie naturelle émaillée de luzerne, de trèfle et de sainfoin. Les nielles, les vipérines et les xylocopes noirs enivraient les abeilles, et la jeune fille, étendue sur le sol, les regardait voltiger au-dessus de sa tête.

Ghislain s’était senti attiré invinciblement vers cette prairie, et, obéissant à la force mystérieuse qui le guidait, il était arrivé auprès de Djalfa.

Elle s’était levée, rougissante, puis sans dire un mot, elle était tombée dans ses bras, comme si, depuis longtemps, elle n’avait vécu que dans l’attente de cette minute bienheureuse.

Ghislain, pénétré des doctrines nouvelles, se dit qu’il avait rencontré la femme engendrée spécialement pour lui, l’âme sœur que l’on ne trouve presque jamais sur la terre, et que, par elle et pour elle, il devait vivre désormais. Djalfa avait senti un ineffable tressaillement en tout son être, quand les lèvres du jeune homme avaient pressé les siennes ; instruite aussi des mystères de la Kabbale et de la théosophie, elle savait qu’un inconnu devait venir, et, qu’ainsi qu’on enlève un fruit aux branches du chemin, il l’en lèverait à sa misère errante, pour lui faire une existence de luxe et d’amour.

Les bohémiens ont conservé, intactes au milieu de leurs pérégrinations, des traditions intéressantes, originaires du Thibet, qui se rapprochent sensiblement des doctrines théosophiques ; la jeune fille avait donc étudié les mêmes grimoires que son amant, son esprit s’était ouvert aux mêmes raisonnements, son âme comme la sienne avait eu soif d’idéal. Elle attendait le bien-aimé, et quand elle le tint dans ses bras, elle fut pleinement satisfaite.

De fait ils se complétaient admirablement. Dans la vie, l’homme, nature imparfaite, marche sans cesse vers un but rêvé ; ce but c’est l’égalité et l’équilibre. Pour y atteindre, il recherche les influences complémentaires capables de le perfectionner, de faire cesser son perpétuel errement. Alors, apparaît la tendance irrésistible de deux êtres à ne faire plus qu’un, à s’enlacer, à se fondre dans une communion physique et intellectuelle. L’instinct, autant que le raisonnement, recherche ce qui peut amener cet état enviable : de là, naissent les sympathies, les entraînements, et, lorsque la réciprocité n’existe pas, les désespoirs et les folies. Les passions, d’ailleurs, découlent toutes de l’amour, cette loi fondamentale de l’humanité ! Nos pensées, nos décisions, nos actes, ne nous viennent ils point à leur tour de nos passions ?… Et si nos passions sont haineuses, et revêtent parfois une forme ombrageuse et agressive, c’est qu’elles résultent de pressentiments secrets qui aperçoivent un empêchement au complémentarisme rêvé et puissamment désiré.

Plus un individu est équilibré de nature et d’intelligence, plus son influence doit être grande sur les autres, car tous trouvent en lui ce qui leur manque.

Ghislain représentait la volonté, la force et la puissance. C’était un subjectif, un actif et un intellectuel. Djalfa frêle, nerveuse, ardente et tendre, le charma tout naturellement, de même que la séduction qu’il exerça sur elle fut immédiate et complète. Sans raisonnement, sans résistance, elle s’abandonna tout entière.

Maintenant, emmène-moi, dit-elle, quand il se dégagea en chancelant de cette première étreinte. Mes voix secrètes ne m’ont point menti : je suis née pour toi, et tout ce qui est arrivé devait arriver !

« Les âmes incarnées, dit Plutarque, ont, en cette vie, la faculté de prédire l’avenir, mais elle est plus ou moins latente, car ces âmes sont obscurcies par le corps, comme le soleil par le brouillard. »

La bohémienne dans ses longues rêveries, pendant ses haltes sous les aulnes et les peupliers, avait vu s’incarner son idéal ; elle avait aimé Ghislain, et quand il était venu, elle était allée à lui, sachant qu’il lui était destiné, et que, fatalement, leurs deux rêves devaient se fondre en une plénitude de bonheur.

Il l’emmena donc dans une petite terre qu’il possédait en Bretagne, et là, commença une existence à tel point remplie de tendresse, que le temps de la réflexion ne vint même pas. Ils vécurent dans une sorte d’embrasement, un état presque inconscient d’ineffable félicité.

Derrière les murs noirs de leur retraite, Ghislain avait amoncelé des merveilles. Les tapis soyeux, les étoffes serties de pierreries, les grandes glaces de Venise à fleurs multicolores, les brûle-parfums d’or aux fines ciselures chatoyaient dans un clair obscur de tabernacle. Au fond d’un long couloir éclatait, tout à coup, cette magnificence qui avait quelque chose d’irréel comme un conte des Mille et une Nuits.

Djalfa à demi-nue, voilée seulement d’étoffes diaphanes, douces elles-mêmes comme une caresse, étudiait avec Ghislain les livres mystérieux qu’ils affectionnaient ; puis, montant avec lui à des altitudes inconnues, elle semblait percer l’avenir, flotter en un monde autre, peuplé d’enchantements, délicieusement rose, comme un lever de soleil. Ce n’était plus la même femme. Son instruction était parfaite, maintenant, et son ami se laissait souvent guider par elle à travers le monde chaotique des investigations métaphysiques dont il s’occupait avec ardeur. Mais, un triste pressentiment souvent la faisait pâlir, ses yeux se voilaient de larmes, tout son courage semblait l’abandonner.

— Je sens que je mourrai bientôt, disait-elle, nous sommes trop heureux !

Et comme il joignait les mains avec désolation, elle poursuivait :

Quand je serai morte, je ne te quitterai pas pour cela ; la mort n’existe que pour ceux qui ne savent point aimer. Moi, je forcerai les portes du tombeau, car ma volonté unique, ma volonté inflexible est de rester toujours avec toi et en toi. Promets-moi d’associer ta puissance à la mienne, et de m’appeler à toi avec toute l’ardeur que je mettrai à briser mes chaînes ?

— Je te le promets.

— Quoi qu’il advienne, n’est-ce pas, nous serons l’un à l’autre, dans la mort comme dans la vie ?

— Je te le jure ! disait encore Ghislain, et la jeune fille consolée reposait sa jolie tête pâle sur l’épaule de son amant. Et c’était là son sujet favori de conversation. Sans cesse, comme un glas funèbre, très doux pourtant dans l’ensoleillement des choses, revenait cette parole : quand je serai morte ! quand je serai morte !…

Cette idée la poursuivait. La prescience d’une mission d’outre-tombe à remplir hantait ses nuits. Parfois, se dressant dans les bras du jeune homme, elle poussait un cri déchirant, et Ghislain livide, tremblant et désolé, la conjurait de ne plus penser à rien, de s’endormir avec confiance dans son amour.

Elle ne sortait presque jamais, le monde n’existait plus pour elle, depuis qu’elle avait rencontré le bien-aimé, et compris la raison même de sa vie. Elle lui appartenait, comme la feuille appartient à l’arbre ! Ils se complétaient et se suffisaient. La feuille tombe et meurt détachée de sa tige, Djalfa ne voulait pas se détacher de Ghislain.

Et Bérengére ?… Bérengère avait souffert, maudit et pleuré. Devinant trop tard qu’elle n’avait pas su conquérir le cœur de son fiancé, une haine farouche lui était venue, et, s’attachant d’autant plus, qu’elle était plus méprisée, elle s’était juré de triompher un jour.

Une fille de tête et d’esprit n’est jamais embarrassée ; elle avait pris des renseignements, épié Ghislain, et deviné une partie de la vérité. Quand elle sut que les amoureux s’étaient retirés en Bretagne, elle persuada à ses parents de louer une propriété voisine de la leur, et cachée dans le parc, sans cesse à l’affût, elle surveilla la demeure close de sa rivale. Pendant un mois, elle en vit sortir Djalfa deux fois seulement. Son amant lui donnait le bras, ils marchaient lentement, en se serrant l’un contre l’autre.

Bérengère dut s’avouer que la bohémienne était charmante avec son teint pâle et l’extraordinaire éclat de son regard. Aucune femme ne lui avait jusque-là causé cet involontaire sentiment d’admiration, et pour qu’elle l’eût ressenti, prévenue comme elle l’était contre sa rivale, il fallait que la séduction que cette dernière exerçait, fût, en effet, bien puissante.

Bérengère, surtout sensuelle et volontaire, désirait maintenant Ghislain avec rage. Son amour brutal et égoïste ne devait reculer devant rien. Habilement, avec cette ruse qu’ont toutes les femmes quand la passion les pousse, elle chercha des combinaisons et dressa des plans. Comment vaincre Djalfa, la créature maudite et exécrée qui lui avait pris son fiancé ? Comment reconquérir cette place si ardemment convoitée ?… Elle écrivit au jeune homme, le suppliant de revenir à ses anciens projets, d’abandonner une intrigue indigne de lui, dont il ne pouvait sortir rien de bon. Elle fit appel à sa raison, à son cœur, à sa droiture, et, l’âme emplie de détresse, elle attendit la réponse. Cette réponse ne fut pas ce qu’elle avait osé espérer. Ghislain, sans nier ses torts, leur donnait pour excuse le sentiment triomphant qui l’avait attiré vers une femme capable de l’aimer et de le comprendre. Les sots préjugés du monde n’existaient pas pour lui, et, pour consacrer cet amour, il était prêt à offrir à Djalfa son nom et sa vie.

Cette déclaration brutale atteignit Bérengère au plus vif de son orgueil, sa colère ne connut plus de bornes. — Quoi ! cette intrigante, cette fille de rien se dressait impudemment entre eux ! Cette frêle créature qu’un souffle pouvait renverser serait dans sa vie un obstacle infranchissable ?…

La jeune fille, les lèvres frémissantes, l’œil en feu, se regarda dans sa glace, et se vit telle qu’elle était : farouche, belle et puissante, ainsi qu’une cavale indomptée. Elle tordit sur son front ses lourds cheveux rebelles, et les attacha par deux épingles d’or qui, dans la nuit de cette toison, étincelèrent comme des étoiles. Puis, elle sourit, soudainement apaisée ;

— Je triompherai, dit-elle, parce que j’ai la force, la ruse et la volonté !

II

Le soir, elle alla frapper à la porte de Djalfa que son amant venait de quitter ; et, comme les domestiques tardaient à paraître, elle suivit le couloir jusqu’à sa mystérieuse retraite. La bohémienne, étendue sur un divan bas, dormait ou semblait dormir. Sa bouche souriait encore à son rêve d’amour, tout son visage avait une expression de tendresse infinie.

Bérengère tressaillit jusqu’au fond de son cœur. Le désordre des coussins, les parfums enivrants dont l’atmosphère de la pièce était saturée, exaspérèrent sa jalousie, troublèrent sa raison. Elle s’approcha, toucha la dormeuse qui ouvrit des yeux surpris, ne comprenant pas comment cette femme qu’elle ne connaissait pas était arrivée jusqu’à elle.

— Je suis la sœur de Ghislain, dit Bérengère, sans que sa voix la trahît ; ne voulez-vous point me recevoir comme une parente et une amie ?

Djalfa rejeta sur ses épaules les boucles cendrées de ses cheveux, et contemplant son ennemie avec un doux sourire au coin des lèvres.

— Soyez la bien venue, répondit-elle. J’ignorais que mon aimé eût une sœur ; mais vous lui ressemblez et vous devez être accomplie.

— Vraiment ! je lui ressemble ?

— Oui, beaucoup. Vous avez le même teint, les mêmes cheveux noirs. Comme il doit vous aimer !

Bérengère fronça les sourcils, un imperceptible tremblement agita ses mains.

— Il m’aime, dit-elle lentement ; mais il m’aimera plus encore si vous le voulez.

La bohémienne la regarda avec une expression d’incrédulité.

— Nul n’est bon et tendre comme lui. Je suis certaine qu’il vous a donné tout son cœur de frère, comme il m’a donné tout son cœur d’amant.

Une ardente rougeur couvrit ses joues, elle tendit la main à Bérengère qui s’assit auprès d’elle, et la pressa sur son cœur.

Le doux chuchotement des deux femmes s’en tendait seul dans la chambre close.

Une lampe d’albâtre, suspendue au plafond, les éclairait faiblement, et les gens de service, éloignés de cette retraite, ne savaient rien de leur entretien.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand Ghislain rentra, la lampe s’était éteinte ; mais une voix tremblante l’appelait dans l’ombre.

Il s’avança à tâtons, et rencontrant sa bien-aimée, qui le cherchait aussi, il lui rendit ses caresses et ses baisers.

Cette nuit-là lui parut la plus enivrante de toutes celles qu’il eût passées dans les bras de Djalfa. Elle l’enlaçait, se liait à lui, insatiable, passionnée, irrésistible.

Quand, enfin, il s’endormit, le petit jour commençait à poindre. Son sommeil fut douloureux, des songes terribles l’assaillirent, un poids insoutenable l’oppressait, et, dans un cri, soudain, il rouvrit les yeux.

Ce qu’il vit lui sembla la continuation d’un cauchemar, et, brusquement, il se dressa sur le lit, se demandant s’il n’était pas ivre ou fou !

Djalfa gisait au milieu de la chambre, le visage complètement exsangue, les prunelles fixes, dilatées, dans une épouvantable expression d’horreur et de souffrance, les lèvres tordues sur l’émail des dents. Un peu de sang coulait sur son col et faisait une petite flaque sur le tapis.

Il s’élança, et la soulevant dans ses bras, il chercha à la ranimer ; mais elle était glacée, raidie déjà par la mort. Sur le corps pas une trace de blessure.

Pourtant, des gouttelettes rouges restaient figées dans les cheveux qu’elles collaient en petites mèches dures. Ghislain les écartait et ne trouvait rien.

Tout à coup, ses doigts rencontrèrent un obstacle, un clou d’or brilla dans la toison blonde. Il voulut le prendre, mais le sang coagulé tout autour l’avait pour ainsi dire incrusté dans les cheveux. Au comble du désespoir, tremblant de tous ses membres, il saisit une seconde fois la petite boule brillante, et l’ayant tirée avec quel que peine, une longue épingle sortit de la tête de Djalfa, une épingle qu’il ne lui connaissait pas, et qui pourtant n’avait pu appartenir qu’à une femme.

Mais qui donc alors était , dans le lit, à ses côtés ? Qui donc lui avait, durant toute cette nuit, prodigué d’ensorcelantes caresses ?

Ghislain, le front inondé d’une sueur froide, tourna ses regards de ce côté, et recula, soudain, comme si un serpent l’eût piqué.

Bérengère, appuyée sur le coude, dans le désordre des oreillers, lui souriait. Une expression un peu ironique retroussait sa lèvre.

Elle inclina la tête, répondant à la terrible question qu’il lui adressait mentalement.

— Oui, c’est moi, dit-elle, je l’ai tuée, parce qu’elle avait pris ma place. Tu as cru pouvoir m’échapper, mais, ma volonté égale la tienne. Je t’ai repris, et je te garde !

Le jeune homme sentait une effroyable colère bouillonner en lui. Il cherchait une arme autour de la pièce, afin de faire justice ; des disques rouges frissonnaient devant ses yeux, il lui tardait de venger sa chère Djalfa. Comme il ne trouvait rien, il s’avançait les mains tendues, décidé à étrangler la misérable créature qui, souriante et immobile, le bravait toujours. Sa fureur l’aveuglait ; accroupi sur le lit, il crispa ses doigts au col de Bérengère qui poussa un faible soupir, et perdit connaissance. À ce moment, il lui parut que la morte avait fait un mouvement. Il se retourna, mais il n’eut point de peine à se convaincre qu’il avait été le jouet d’une hallucination. Le corps restait étendu, rigide, sur le tapis. Pourtant, il lui sembla qu’elle lui ordonnait de ne point commettre ce crime. Il concentra son attention sur Djalfa, et la supplia, avec un grand battement de cœur, de lui faire connaître sa volonté par une manifestation quelconque, si cette volonté était qu’il fit grâce de la vie à Bérengère. Il tressaillit soudain ; le regard de la morte lentement se dirigeait vers le sien, il s’y fixait obstinément ainsi que celui de certains portraits qui toujours semble vous suivre.

Ce regard terrible, dans cette face blanche, le troubla étrangement, et, remué jusque dans les moelles, il prit la main de la jeune fille, s’attendant à la sentir se contracter dans la sienne, se réchauffer, revivre ; mais la main retomba inerte, le cœur, sur lequel il appuya son oreille resta sans battements. Il mit ses lèvres aux lèvres blêmes pour leur insuffler sa vie, mais les dents ne se desserrèrent pas ; une petite glace qu’il apporta demeura limpide. C’était bien un cadavre qu’il avait devant lui, le cadavre de la seule femme qu’il eût aimée !

Sa poitrine se serra, et, sa douleur s’exhalant enfin, il versa d’abondantes larmes.

Alors, dans un effort surhumain de volonté, il ordonna pour la seconde fois à Djalfa de le rassurer, de lui prouver que toutes leurs recherches n’avaient point été vaines, qu’il existait un monde différent de celui qu’ils connaissaient, que tout ne s’arrêtait pas au seuil du tombeau, et que l’apparente injustice de la vie cessait avec elle. Il la supplia de lui dicter la conduite qu’il aurait à tenir, et de l’assister dans ses peines. Ne lui avait-elle pas répété, bien souvent, cette phrase qui, toujours, chantait à sa mémoire : « La mort n’existe que pour ceux qui ne savent point aimer. Moi, je forcerai les portes de la tombe, car ma volonté unique, ma volonté inflexible est de rester toujours avec toi et en toi ? »

Il entendit la vibration d’un faible écho. À mesure que sa pensée lui retraçait ces mots consolateurs, une voix, dont toutes ses fibres tressaillaient délicieusement, les répétait en lui.

Il savourait cette sensation nouvelle, cet entendement exquis de l’âme maintenant errante qu’il aimait, et la voix dont les ondes sonores, perceptibles pour lui seul, le troublaient si profondément, poursuivit :

— « Tu m’as promis d’associer ton désir au mien, et de m’appeler à toi avec toute l’ardeur que je mettrai à briser mes chaînes. Le moment est venu ! »

Ghislain se prosterna, et, les paupières closes, les lèvres tendues vers de mystérieux baisers, toutes ses forces dirigées vers un but unique, il promit d’exécuter les désirs de la morte.

Quand il se releva, il était calme, résolu, une flamme brillait dans ses yeux.

III

Bérengère était restée sans mouvement. Il lui prodigua ses soins, et parvint assez facilement à la ranimer. Il lui dit alors avec une douceur dont elle fut épouvantée :

— Vous ne pouvez rester ici ; habillez-vous, retournez chez vos parents.

— Mais je mourrai de honte !… Gardez-moi, protégez-moi ! Ne me suis-je pas perdue pour vous ?…

Elle se traînait à ses pieds, toute vibrante de sanglots, plus effrayée par sa mansuétude que par sa colère ou sa haine.

Il la releva.

— Soyez sans crainte. Je veillerai sur votre honneur… Quand le corps de Djalfa aura reçu les derniers devoirs, je vous épouserai, Bérengère.

On ne saura jamais que vous avez passé la nuit ici.

— Et mon crime !… Pourrez-vous l’oublier ?

— Je vous pardonne. Allez en paix.

Elle se précipita sur ses mains et les baisa avec des transports de reconnaissance ; mais il la pria de se hâter, le jour progressant avec rapidité.

Quand elle se fut fébrilement habillée, et qu’elle eut disparu aussi secrètement qu’elle était entrée, il étendit sur le lit le corps de la bohémienne ; puis ayant lavé les légères traces de sang qui maculaient le tapis, il appela les domestiques.

Tous crurent ou feignirent de croire à une mort naturelle. Djalfa n’ayant ni parents, ni amis, personne ne s’inquiéta de son décès ; les obsèques eurent lieu sans obstacle.

Quelques curieux seuls assistèrent à la cérémonie, et, quand Ghislain d’Entrames sortit du cimetière, il n’eut à subir aucun compliment de condoléance, aucune poignée de main délicatement compatissante.

Pendant le reste de la journée, il erra au hasard, tête nue, les vêtements en désordre. Ceux qui le rencontrèrent le prirent pour un fou, tant ses gestes étaient incohérents, ses regards égarés.

Vers dix heures du soir, il rentra, et, après un léger repas, il courut s’enfermer dans sa chère retraite, toute chaude encore de leur amour, tout embaumée d’adorables souvenirs.

Le lit était fait. De longues courtines de brocart le recouvraient complètement. Au pied, une jonchée de roses blanches marquait la place où avait séjourné le cercueil. Deux cierges à demi consumés dans leurs chandeliers d’argent reposaient à terre. Ghislain les ralluma, souleva une draperie dans le fond de la chambre, et fit jouer un panneau de la boiserie, qui, en se déplaçant, découvrit un passage secret. Il s’y engagea, pénétra dans une petite pièce obscure que Djalfa et lui connaissaient seuls, et qui renfermait quelques livres rares, des tarots, et divers objets magiques servant à leurs expériences.

La disposition de ce réduit avait été modifiée depuis peu par le jeune homme, et à la place de la bibliothèque qui en occupait jadis le fond, se dressait un vaste divan de velours noir que des rideaux sombres entouraient de tous côtés.

Ghislain referma la porte secrète, et s’agenouilla en tremblant. Il était très pâle, des gouttes de sueur perlaient à son front, l’on eut pu entendre les battements de son cœur.

Après quelques minutes de recueillement, il dit à voix haute :

— Si tout doit se transformer, si les phénomènes progressifs que nous avons étudiés doivent se renouveler jusqu’à la perfection complète, si rien ne meurt, et si l’homme initié aux puissances occultes, peut diriger, à son gré, ses diverses évolutions dans la vie, jusqu’à la suprême béatitude, que ma volonté s’accomplisse ! Ton âme est liée à la mienne, Djalfa, et je ne peux pas plus en être privé que je ne pourrais être privé d’air et de soleil. Non, rien ne meurt ! tout change simplement et se transforme comme la chrysalide qui devient papillon et la fleur de pêcher fruit vermeil et savoureux. Ne pouvons-nous à notre gré diriger la transformation des êtres que nous avons chéris ? Ne pouvons-nous à force de persévérance et d’énergie les trouver et les reconnaître, bien vivants à nos côtés ?… Ne viendra-t-il pas, ma bien-aimée, le moment de notre union indissoluble, malgré la société et ses mesquines conventions, malgré les faibles calculs de l’intelligence humaine qui croit tout embrasser, et ne voit que la poignée de mil que Dieu tient dans sa main ?… Nous avons appris que la terre tourne, que le sang qui circule dans notre corps est un fleuve qui revient à sa source, qu’il y a, par delà la mer des ténèbres, des terres couvertes d’arbres différents des nôtres, et habitées par des hommes différents aussi ; mais nul n’a encore reconnu que toutes les créations et toutes les créatures de l’Univers sont des signes. Il y a des signes divins dans la mer, dans les forêts profondes, dans le grain de sable, dans nos muscles, nos os et notre chair. La nature nous parle, à toute heure du jour, une langue immensément sonore, auprès de laquelle toute notre pauvre science tombe en poussière et se disperse. Ces signes nous démontrent d’une manière qui s’adresse non pas à notre raison, mais à notre instinct, à notre âme, à notre cœur que nous ne pouvons disparaître, que notre essence est impérissable et qu’une lueur divine nous guide sans cesse vers l’éternelle lumière…

Ghislain écarta les draperies, et, sur le lit, lui apparut le corps de Djalfa, tel qu’il l’avait trouvé sur le tapis, après sa nuit criminelle. Il avait eu soin d’emplir le cercueil de pierres, afin de faire croire à l’inhumation de ces restes chéris, et, secrètement, lorsque tous dormaient, il avait transporté le cadavre dans ce réduit.

Djalfa, froide et rigide, conservait les yeux ou verts, et son regard immobile, tourné vers Ghislain, n’avait rien perdu de son lumineux éclat.

Un profond silence se fit. Le jeune homme abîmé dans ses méditations demeurait à genoux. Il se sentait transporté en un monde différent, débarrassé de ses liens, léger, heureux. Perdu dans son rêve enivrant, projeté, pour ainsi dire hors de lui, corps impondérable, forme astrale, il lui semblait que la puissance de son fluide vital ainsi libéré, attirait Djalfa, ou ce qui restait d’elle, et qu’elle se fondait divinement en lui. Il sentait tout son être s’enfoncer dans le sien comme dans un abîme. Sa voix lui parlait ineffablement ; cloche d’amour descendue des deux, écho de l’extatique prière des anges, elle vibrait dans ses fibres les plus secrètes et l’affolait !…

Toute la nuit se passa ainsi, sans qu’il en eût conscience.

Le cierge s’éteignit, entièrement consumé, une faible lueur passa sous la boiserie.

Il referma les rideaux qui abritaient le corps de la bohémienne, et sortit doucement.

Son visage était d’une effrayante pâleur, mais il semblait calme et résolu.

Dans la journée, il se fit annoncer chez Bérengère. La jeune fille fut surprise de le revoir si vite. Elle avait beaucoup réfléchi ; le remords de son crime pesait sur elle, une sorte de crainte obscure l’étreignait. Sans regretter la mort de sa rivale, elle en redoutait les suites. La justice humaine, bien que lente et incomplète, ne pouvait être aveuglée au point de l’absoudre, et, dans tous les cas, la justice divine ne l’attendrait-elle point ?…

Ghislain la trouva changée, amaigrie, tremblante, avec quelque chose d’inquiet et de fuyant au fond des yeux.

Il lui prit la main, et l’attirant à lui :

— Ne voulez vous pas recevoir votre fiancé ? demanda-t-il, avec une grande douceur.

— Je n’ose vous croire. Comment pouvez-vous me regarder sans frémir ?

— Ce qui est arrivé devait arriver. Vous n’êtes qu’un instrument docile aux mains de la destinée, Bérengère. Il m’a été donné de lire dans l’avenir, c’est pourquoi je viens vous offrir mon nom, et j’ai la certitude que vous l’accepterez comme je vous l’offre : avec joie et empressement…

— Et vous m’aimerez autant que… l’autre ?…

— Peut-être pas au commencement, mais nous sommes jeunes et… le temps passe sur tout.

La jeune fille frissonna.

— J’ai peur ! dit-elle, un souffle froid a frôlé mon front, un souffle glacé comme l’haleine des tombeaux ! Quelqu’un est ici que je ne vois pas ! Un spectre qui me chuchote des paroles menaçantes… N’entendez-vous pas, Ghislain, et n’est-ce point l’âme de Djalfa, l’âme courroucée de celle que j’ai lâchement assassinée ?…

— Chassez ces idées sombres. Ceux qui sont morts ne reviennent pas. Ne me l’avez-vous pas dit souvent, lorsque je me penchais sur d’obscurs bouquins pour leur arracher le secret de l’éternel mystère dans lequel nous évoluons ?… Ne vous moquiez-vous point alors de mes folles imaginations, et n’aviez vous donc pas raison de prendre à la terre son soleil et sa rosée comme une belle fleur insouciante ?

Il y avait un peu d’ironie dans les paroles de Ghislain, mais Bérengère, heureuse de le voir si docile et si persuasif, n’y prenait point garde ; elle lui souriait, et dans son regard s’allumait la flamme cruelle du triomphe.

— Je vous appartiens, dit-elle à voix basse. Puissiez-vous m’aimer comme je vous aime, et oublier dans des ivresses plus douces les ivresses sanglantes de notre première nuit d’amour.

Il revint tous les jours, et bientôt leurs fiançailles furent annoncées ouvertement. Leurs parents avaient consenti avec joie à cette union qui comblait leurs vœux, et la solitude dans laquelle ils vivaient les préserva des commentaires indiscrets. Ghislain d’Entrames acquiesça à tous les caprices de sa fiancée ; il ne fut inflexible que sur un seul point : le lieu de leur résidence. Ce vieux château où il avait été si heureux et si éprouvé lui plaisait, et toutes les prières que la jeune fille lui adressa pour le décider à le vendre demeurèrent vaines. La chambre de Djalfa resterait la chambre de Bérengère, le lit de la morte serait celui de la femme légitime, aucun changement ne serait apporté dans la disposition de la demeure.

Le mariage attira beaucoup de monde, malgré la difficulté des communications. Un peu de curiosité pour le marié se mêlait à l’empressement que l’on mit à répondre aux nombreuses invitations que lancèrent les parents de la jeune fille. On savait l’idylle si étrangement commencée et si fatalement interrompue par la mort de la bohémienne, et les gens du monde se jettent avec avidité sur toutes les aventures romanesques que l’esprit de calcul et l’égoïsme actuels ont rendues si rares.

On plaignait un peu Bérengère qui, frémissante dans sa robe de moire blanche, baissait hypocritement les yeux.

Entrames attirait les regards de toutes les femmes présentes à la cérémonie. Il semblait grandi, très supérieur aux autres, avec quelque chose de froid et de volontaire qui en imposait.

Certes, ses préoccupations étaient bien loin de celle qu’il conduisait à l’autel. Un être différent vivait en lui, un être souffrant et inquiet qui s’agitait fébrilement. Il se demandait s’il ne se trompait pas, s’il obéissait bien aux injonctions de Djalfa, en donnant son nom à la femme criminelle qui n’éveillait en son cœur que haine et mépris. Toute sa science lui semblait mince, maintenant qu’il cherchait à résoudre un problème effroyable !… Les bouquins que, charmé, il avait feuilletés si souvent, contenaient-ils autre chose que de beaux mensonges dorés et fuyants ? Les astres eux-mêmes ne mentaient-ils pas ? La pauvre intelligence de l’homme savait-elle comprendre le mystère des mondes semés dans l’espace, comme autant d’atomes tourbillonnants ?

Il s’agenouilla sur le prie-Dieu de velours, et pendant que les enfants de chœur balançaient les encensoirs et que le prêtre psalmodiait les paroles du rituel, il fit un suprême appel à l’être puissant qui veille sur les destinées humaines. N’a-t-il point dit, ce Dieu : que la lumière soit ! en semant partout la force et la clarté. Ghislain, en partant de ce principe se perdit en un raisonnement profond.

L’infini a son éther, l’étoile sa lueur, l’être organisé son fluide magnétique : le corps astral ou le médiateur plastique. La volonté agit directement sur lui, et, par son moyen, sur toute la nature soumise aux modifications de l’intelligence[2].

Entrames se savait une puissance magnétique incomparable, mais cette force que, jusqu’alors, il n’avait fait servir qu’à de pures expériences, ne l’abandonnerait-elle pas au moment décisif ?

Il savait qu’on peut tuer par le magnétisme comme par l’électricité, et, cette particularité n’a rien d’étrange pour qui connaît bien les analogies de la nature : Le fluide est une matière en grand mouvement, et toujours agitée par la variation des équilibres. Il n’est pas de corps fluide qui ne puisse devenir plus dur que le diamant, si l’on en équilibrait les molécules constitutives. Diriger les aimants, c’est donc détruire ou créer les formes, c’est produire en apparence ou anéantir les corps, c’est exercer la toute-puissance de la nature. Cette force insuffisamment connue dans ses effets comme l’électricité elle-même peut devenir terrible, et l’avenir est à ceux qui sauront l’appliquer utilement. De tous temps, elle a été pressentie : Hermès et Pythagore en parlaient, Synésius qui la chante dans ses hymnes en avait trouvé la révélation dans les souvenirs platoniciens de l’école d’Alexandrie : « Une seule source, une seule racine de lumière jaillit et s’épanouit en trois branches de splendeur. Un souffle circule autour de la terre, et vivifie, sous d’innombrables formes, toutes les parties de la substance animée[3]. C’est cette substance première que désigne le récit hiératique de la Genèse lorsque le verbe des Eloïm fait la lumière en lui ordonnant d’être. Cette lumière dont le nom hébreu est : aour, est l’or vivant de la philosophie hermétique.

Notre médiateur plastique semble être l’aimant qui attire ou qui repousse la lumière astrale, sous la pression de la volonté ; c’est un corps lumineux lui-même qui reproduit avec la plus grande facilité les images évoquées par l’imagination. Mais, ce corps lumineux au lieu de recevoir sa forme de l’enveloppe charnelle dont il dépend, ne peut-il, à la longue, lui communiquer la sienne, et substituer progressivement un être à un autre, par la désagrégation de ses molécules constitutives ?…

Ghislain, pendant que Bérengère priait, la tête courbée sur ses mains jointes, songeait à ces choses. Son entretien mystérieux avec la morte vibrait dans sa mémoire. Elle l’avait rassuré, convaincu, poussé dans cette voie dangereuse. Auprès d’elle, il s’était senti fort et courageux : tout lui avait semblé facile. Maintenant, un voile de ténèbres descendait sur lui ! Le châtiment qu’il préparait atteindrait-il la coupable ? Ne frapperait-il pas plutôt celui qui osait pénétrer des secrets jusqu’alors inviolés ?…

Tout son corps frissonna. — Djalfa ! Djalfa !… cria-t-il, avec cette voix de l’âme que l’oreille n’entend pas, mais qui secoue et déchire tout l’être avec plus de puissance que les clameurs de l’océan !

Aucun écho ne répondit, seulement, s’étant retourné, il fut frappé de la pâleur de Bérengère. Ses yeux épouvantés rencontrèrent les siens.

— Pitié ! murmura-t-elle tout bas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

IV

Le soir, lorsqu’ils se retrouvèrent seuls dans la chambre du meurtre, la jeune femme l’enveloppa de ses bras, et, l’attirant vers le divan :

— Ce que j’ai ressenti, ce matin, était étrange, dit-elle. Il me semblait que ma vie m’échappait comme le sang coule d’une blessure mortelle. Un froid de glace me descendait au cœur, mes idées s’obscurcissaient ; jamais je n’avais ressenti semblable angoisse. Serait-ce déjà le châtiment ?

Ghislain ne répondit pas. Un sourire satisfait errait sur ses lèvres ; il était certain de vaincre maintenant.

Il se coucha aux côtés de Bérengère, et sa bouche n’eut pas plutôt touché la sienne, qu’elle tomba dans un profond sommeil. Avec quelques passes latérales rapides, et la plus intense projection de volonté qu’il put obtenir, il la plongea dans un complet état de catalepsie magnétique.

Alors, faisant jouer le panneau mobile de la boiserie, il se rendit auprès du corps de Djalfa ; et, là, prosterné, perdu dans l’ivresse de son désir, il lui sembla que la morte l’appelait, l’encourageait, et lui ordonnait de poursuivre son œuvre.

Il resta longtemps ainsi : inconscient, radieux, transfiguré.

Quand il revint auprès de Bérengère, elle était étendue dans la même position, le pouls était imperceptible, la respiration douce, à peine sensible — excepté par l’application, d’un miroir aux lèvres ; — les yeux fermés naturellement, et les membres aussi rigides et aussi froids que du marbre.

— Bérengère, dit-il, dormez-vous ?…

Elle ne répondit pas d’abord ; puis, ses lèvres eurent un tremblement, et son visage prit une expression de souffrance et de crainte. Les paupières se soulevèrent d’elles-mêmes, comme pour dévoiler la ligne blanche du globe, et, faisant un effort, elle s’écria :

— Où me conduisez-vous ?… Je ne veux pas mourir !… Vous m’avez ouvert le cœur, oh ! avec une aiguille, et le sang s’en échappe faiblement… Ghislain ! par pitié !… réveillez-moi…

Il dit gravement, en lui imposant sa volonté :

— Nous nous sommes bien aimés, cette nuit, Bérengère. Vous vous en souviendrez, n’est-ce pas ?… Vous direz à tous que vous êtes parfaitement heureuse ?

Elle s’agita fébrilement.

— Je le dirai, Ghislain… Réveillez-moi !

Il fit quelques passes rapides, et sa respiration devint plus forte. Elle promena les mains sur son visage, et l’iris apparut dans le globe de l’œil. Aussitôt un sourire épanouit ses traits.

— Que je suis contente ! murmura-t-elle : je ne méritais pas tant de bonheur. Comme je t’aime, et comme tu m’aimes !… Nous aurons beaucoup de nuits semblables, mon adoré ?… Je savais bien que ton cœur me reviendrait, qu’un jour, tu serais tout à moi !

Elle s’habilla et descendit dans le jardin. Jamais elle n’avait été aussi joyeuse. Ses parents vinrent la voir, et s’étonnèrent de son exaltation. Ses yeux avaient un éclat un peu fiévreux, son teint était brouillé ; mais le bonheur laisse parfois les mêmes stigmates que la peine. Le marquis et la marquise de Sainte-Laure ne s’inquiétèrent donc pas outre mesure de l’état de leur fille. Par la suite, d’ailleurs, elle garda le même air charmé, bien qu’elle changeât visiblement. Lorsqu’on lui demandait des nouvelles de sa santé, elle se disait fort bien portante et pleinement satisfaite ; de sorte qu’on cessa dans son entourage, de se préoccuper de l’altération de ses traits, qui d’ailleurs pouvait être attribuée à une grossesse commençante.

Tous les soirs, Entrames la plongeait dans le sommeil magnétique, et la mettait en communication avec le corps inerte de Djalfa ; puis, il suivait haletant et l’âme gonflée d’espérance, le mystérieux travail qui se produisait dans son organisme. Certes, il haïssait Bérengère d’une haine farouche ! toutes ses aspirations, toutes ses tendresses allaient à l’autre, l’assassinée, la seule adorée ! Il faisait des orgies de souvenirs. Son esprit brûlait pleinement et largement d’une flamme sans cesse grandissante. Il insultait la femme maudite, et appelait désespérément la maîtresse idolâtrée, comme si par l’énergie sauvage, l’ardeur dévorante de sa passion, il eût pu la ranimer, la faire revivre.

Bérengère soupirait et pleurait ; mais ses plaintes demeuraient inutiles.

Quand il l’interrogeait, elle l’accusait de lui piquer le cœur avec une longue aiguille pour en faire sortir le sang, goutte à goutte. Et c’était une épouvantable torture ! Elle s’agitait, se débattait, ses ongles s’enfonçaient dans ses chairs, ses lèvres se tordaient dans des cris impuissants, et, chaque matin, un changement plus profond se produisait en elle. Ses traits, maintenant semblaient se fondre, diminuer, son teint pâlissait par places, ses yeux se brouillaient, ses cheveux même changeaient de couleur ; sa taille robuste fléchissait, l’on eût dit qu’elle rapetissait.

Pourtant, son humeur était constamment joyeuse, aucun souci ne semblait l’atteindre. Elle ne parlait à son mari qu’avec la plus grande tendresse, rassurant les siens qui ne comprenaient rien à sa métamorphose, et commençaient à en prendre de l’inquiétude.

Cet état dura pendant quelques mois. Ghislain agissait avec la plus extrême prudence. Les domestiques tenus éloignés de la chambre conjugale ne pouvaient rien surprendre, et Bérengère au réveil, exécutait docilement les ordres donnés pendant le sommeil. Sa mémoire sur tout le reste demeurait muette. Elle ne savait qu’une chose, c’est que son cher mari l’adorait, qu’il lui en avait donné les preuves les plus convaincantes, et que chaque nuit ramenait la même ivresse.

Or, chaque nuit la poussait un peu plus aux portes du tombeau, et dès que la puissance de son justicier s’était étendue sur elle, elle tombait en un horrible sommeil traversé d’épouvantes, d’angoisses, de désespoirs. Et la matière invisible et impalpable de son être, ce qui constituait son individualité, son énergie, sa vie, était projeté au dehors : ce quelque chose qui, quoique infiniment dilué, n’en avait pas moins son entité propre ; c’est à dire, suivant l’expression des occultistes de l’Inde le corps astral, qui est au corps ce que la vapeur est à la machine qu’elle remplit, ce que l’électricité est à l’appareil qu’elle fait agir.

La jeune femme, maîtresse jusque-là de son enveloppe charnelle, ne l’était déjà plus de son corps astral — que les Hindous appellent aussi Linga Sharira.

Mais, ce corps astral qui reçoit sa forme de l’enveloppe humaine, ne peut-il à son tour, se métamorphoser et communiquer à cette enveloppe une apparence différente ?… Ne peut-il y avoir substitution de matière ?

Ghislain qui tenait en sa main la vie de Bérengère, ne pouvait-il employer sa force à un châtiment plus complet que la mort qui détruit et ne répare pas ?… N’était-il pas le maître du terrible secret de la vie et de la mort, n’avait-il pas la puissance des adeptes qui se cachent dans les solitudes de l’Himalaya ?… Tout ne se transforme-t-il pas, après le dernier soupir ? Il ne faisait que hâter cette transformation en la dirigeant à son gré, comme les adeptes qui ont le pouvoir de faire passer la matière à travers la matière. Tout ce qui existe n’est qu’un agrégat de molécules infinitésimales dont la dissociation n’est pas impossible.

Chaque nuit, il s’agenouillait devant la dépouille de Djalfa, et, l’âme emplie d’un immense espoir, concentrant toute sa force dans son désir de réussite, il écoutait la voix secrète qui le conduisait dans ce mystérieux labyrinthe. Il avait vaincu l’incrédulité et la défiance, maintenant tout lui semblait possible.

Djalfa aussi, bien qu’inanimée et froide comme le marbre, changeait visiblement. Au rebours de Bérengère, ses traits s’accentuaient, prenaient une dureté qu’ils n’avaient pas pendant l’existence ; ses beaux cheveux blonds se fonçaient, se tordaient en mèches insoumises. Et, Ghislain allait de l’une à l’autre, établissait le courant magnétique, malgré les cris, les supplications de Bérengère qui se convulsait en d’indicibles souffrances, le conjurant de l’épargner, de la tuer plutôt tout de suite. Le sang de ses veines, toujours s’en allait goutte à goutte par cette imperceptible piqûre qu’elle sentait au cœur, et sa rivale comme un vampire, s’accroupissait sur elle, la pénétrait peu à peu, se gorgeait de sa vie.

Au matin, Entrames lui ordonnait d’oublier les tortures du sommeil :

— Vous serez enjouée, aimante et communicative, lui disait-il.

Puis, il la réveillait, et la jeune femme, aussitôt, se jetait dans ses bras, en le remerciant du bonheur qu’il lui avait donné.

Pourtant les forces de Ghislain s’épuisaient ; il sentait la nécessité de terminer son œuvre de justice. Il lui semblait qu’en concentrant en faisceau toutes les énergies de sa volonté, il triompherait des dernières résistances de la matière. Mais, il lui fallait agir dans la solitude. Il avertit donc sa femme, pendant un de ses sommeils magnétiques, d’avoir à éloigner ses parents sous un prétexte quelconque.

La marquise de Sainte-Laure souffrait d’une bronchite chronique, l’air de Nice lui était recommandé depuis longtemps, et si elle avait différé son départ, ce n’était que pour veiller sur sa chère fille, dont la pâleur et le dépérissement l’inquiétaient.

Bérengère se fit si persuasive, si câline, que la bonne dame n’hésita plus. Son départ fut arrêté pour le lendemain, et tout le monde s’y employa avec tant d’ardeur, que force lui fut de prendre le train à l’heure dite.

Le cœur d’une mère a de surprenantes divinations, des liens solides l’attachent encore à son enfant, et rien dans la vie ne saurait les rompre.

La marquise enfermée, dans son coupé, sanglotait éperdument, et criait qu’on voulait lui cacher quelque chose, qu’un malheur planait sur elle, qu’elle le sentait, qu’elle en était certaine. Mais Bérengère lui souriait et la rassurait.

— Que craignez-vous pour moi ? Ne m’avez vous pas toujours vue pleinement satisfaite ?… Croyez-vous que je pourrais feindre à ce point pour vous donner le change ?… Non, non, ma mère, partez sans crainte. Ghislain m’aime, et jamais l’ombre d’un nuage ne s’est élevée entre nous.

Quand la vieille dame fut partie, les époux retournèrent dans leur retraite.

— Je ne sais ce que j’ai, disait Bérengère, en suivant les allées ombreuses, ma pensée m’échappe maintenant, pendant de longues heures. Une métamorphose physique s’opère aussi en moi. Ne te semble-t-il pas que mes cheveux sont plus clairs, que mon corps n’est plus le même ?…

— En effet, tu ressembles maintenant à Djalfa.

Mais elle poussa un grand cri.

— Ne dis pas cela ! Ne dis pas cela !… J’ai peur. Oh ! ton regard est cruel, que veux-tu donc ?

— Je veux que la ressemblance soit complète ; je veux que la morte ressuscite en toi !

La jeune femme tomba sur ses genoux.

— C’est donc là le châtiment ? Seras-tu sans pitié ?…

— Je serai sans pitié comme tu l’as été toi-même.

— Mais, je puis m’échapper, fuir, retourner auprès de mes parents, leur demander protection contre toi !…

— Essaie donc ! Tu es plus faible qu’une enfant, car ta volonté est soumise à la mienne. Viens.

Elle le suivit docilement, incapable de résister.

Il traversa le long corridor, la chambre silencieuse où il avait tant aimé et souffert ; puis poussant le ressort de la boiserie, il pénétra dans le réduit secret.

— Soulève ce rideau, dit-il, lorsque ses regards se furent habitués à l’obscurité.

Mais elle n’eut pas plutôt obéi, qu’elle devint d’une pâleur effrayante et s’affaissa sur le tapis. Quand elle revint à elle, ses yeux tout d’abord rencontrèrent la couche funèbre, et elle se mit à pousser de telles clameurs que Ghislain l’endormit, et la jeta impuissante sur le cadavre de sa rivale.

— Oh Djalfa ! dit-il, que ton être astral, dégagé des liens terrestres, se fonde pour moi dans ce moule palpitant. Que ce prodige s’accomplisse par la puissance de notre amour. Puisque rien ne meurt, tu ne peux être anéantie, et je te sens planer comme un oiseau de lumière. Tu revivras de toute la plénitude de la vie, en prenant possession de ce corps que j’ai fait libre pour toi, et qui déjà, s’offre de lui-même pour te donner asile. Prends sa force, sa souplesse et sa chaleur pendant que sa pensée impuissante viendra habiter ton cadavre inerte.

Ghislain mit en contact les corps des deux femmes. Au bout d’un moment, il lui sembla qu’une sorte de vapeur flottait sur le lit : cette vapeur prenait naissance sur la poitrine de Djalfa à l’endroit du cœur. Elle s’élevait en spirale bleuâtre, et s’étendait comme un léger nuage, indécise de la direction à suivre.

Entrames ne parlait pas, toute sa puissance était dans le cerveau dont les lobes fonctionnaient avec une activité extraordinaire. Droit, immobile, il ne pensait qu’au miracle qu’il désirait, et l’espoir de la réussite doublait sa force. Dans cet élan de tout son être vers la femme adorée qu’il voulait faire revivre, il était insensible aux souffrances de Bérengère, et, pourtant, cette dernière, quoique endormie, s’agitait désespérément, faisait de vains efforts pour fuir. Elle éprouvait comme une déchirure à la région du cœur : sa vie s’en allait par là, lentement, douloureusement. Son cerveau vide devenait glacé en même temps qu’une sensation de souffle, allant de l’extérieur à l’intérieur, lui causait une effroyable suffocation.

Après quelques nouvelles passes, elle demeura immobile. Sur elle, une forme blanche, mais d’une teinte si faible qu’elle était à peine perceptible, s’étendait, silhouette nuageuse de la défunte. À un moment, elle s’accentua et devint si nette, que Ghislain épouvanté comme devant une manifestation surnaturelle, se troubla et cessa, un moment de projeter toute sa force sur elle.

Aussitôt elle disparut. Mais, un nouveau changement s’était produit en Bérengère, un changement si accentué, qu’elle n’était presque plus reconnaissable.

Réveillée, elle sortit automatiquement de la chambre. Elle ne semblait plus ni voir ni comprendre ce qui se passait autour d’elle. Obéissante et résignée, elle se soumit pourtant à tout ce qu’on exigea d’elle, se promenant, s’asseyant, mangeant, répondant même d’une façon incohérente aux questions qu’on lui posait. Ses mouvements avaient une raideur inaccoutumée, ses traits demeuraient immobiles.

Le soir, seulement, quand Ghislain voulut la ramener auprès de Djalfa, elle se débattit avec une énergie désespérée.

La conscience de sa misérable situation semblait lui être revenue, ses cris devenaient convulsifs, déchirants. Enfin, à bout de force, elle se soumit : son visage était trempé de larmes, sa poitrine se soulevait dans des sanglots éperdus. Elle tomba sur la couche funèbre, et, sous l’influence magnétique, s’endormit comme à l’ordinaire.

Dès ce moment, Ghislain se sentit pleinement rassuré. Il agissait froidement, avec calme, certain de la réussite finale. Toutes les résistances, pensait-il, s’aplaniraient, quelles qu’elles fussent. Il comprenait aussi qu’il devait amener progressivement, par degrés presque insensibles, cette transmutation d’un être en un autre, de peur d’échouer, de briser l’instrument fragile qu’il tenait entre ses mains.

Sa victime, les dents serrées, les membres frissonnants semblait endurer d’atroces tortures ; ses narines se pinçaient, un peu d’écume lui venait aux lèvres. Il fallait agir avec une excessive prudence, car la souffrance a des bornes, et devient mortelle en atteignant la limite que la nature a fixée.

Bérengère n’était pas en catalepsie, car elle fût demeurée insensible à l’influence de Djalfa, et, dans tous les cas, l’épreuve eût été infiniment plus longue. Les membres devaient conserver leur souplesse pour se prêter à la transformation désirée, le sang devait circuler librement, afin de recevoir des éléments nouveaux et de se les assimiler.

La jeune femme, bien qu’inconsciente, souffrait dans sa chair, une angoisse inexprimable l’étreignait, et, toujours, par la piqûre de son cœur, s’en allait sa vie. Le vampire qui l’obsédait, peu à peu la prenait, se fondait en elle, l’envahissait, lui donnait sa forme et sa pensée.

Elle sentait cela confusément, bien qu’intolérablement, et des pleurs impuissants coulaient de ses yeux.

Quand elle sortit de sa chambre, Ghislain fut obligé de la soutenir, tant sa faiblesse était grande. Il l’habilla et la couvrit de voiles épais, afin que nul ne pût s’apercevoir du nouveau changement qui s’était fait en elle.

Sa raison, maintenant, l’abandonnait. Lorsqu’on lui parlait, ses regards effarés se fixaient sur vous, ses lèvres remuaient, puis elle retombait dans sa prostration.

Un domestique effrayé parla à Ghislain de la nécessité d’appeler un médecin et cet incident le décida à précipiter le dénouement, dans la crainte de ne pouvoir mener à bien son effroyable épreuve.

La nuit suivante, il concentra comme en un faisceau toutes les énergies de sa volonté pour agir plus puissamment sur sa victime. Au commencement, il lui sembla, pour la première fois, que ses efforts étaient vains, qu’un mur infranchissable se dressait entre elle et lui, que sa force se repliait comme sur une armure, fléchissant comme un roseau.

Alors, il fixa ardemment sa pensée sur le but qu’il poursuivait, il évoqua l’âme adorée de Djalfa, et la supplia de ne point l’abandonner au seuil du paradis ! N’avait-il donc réussi jusque-là que pour sentir plus vivement la douleur de la déception ? Devait-il retomber dans le monde des ténèbres, après s’être bercé de l’ineffable espoir de la retrouver ? N’était-il pas digne de cette récompense, n’avait-il point parcouru son calvaire avec courage et patience ? Ne lui avait-il pas obéi comme il aurait obéi à Dieu lui-même, dans l’ardeur de son respectueux amour ?… Il se prosterna la face contre terre, et de tout son être, abîmé dans la désolation et la tendresse, jaillit un cri profond, une suprême prière. Aussitôt, il reprit courage, il se sentit réconforté et soutenu. Ses nerfs et ses muscles lui obéissaient, aucune impression extérieure ne devait plus le distraire.

Sous l’effort de son fluide, le jet de vapeur grisâtre sortit de la poitrine de Djalfa, monta, tourbillonna, se replia sur lui-même, vint flotter et s’étendre sur Bérengère. Cette dernière se tordait, cherchait à lui échapper ; mais un ordre de Ghislain la maintint immobile.

Alors, la source mystérieuse coulant toujours, la vapeur prit une forme vague bien que reconnaissable : la forme de Djalfa.

Pendant un moment, elle resta hésitante, puis elle descendit, enveloppa Bérengère comme d’un voile léger, et, peu à peu, se fondit en elle. À ce moment, un rayon lumineux, glissa sous le panneau mobile, et Ghislain, craignant d’être surpris, fit rapidement les passes habituelles pour réveiller la dormeuse. Mais, celle-ci était mortellement pâle, ses lèvres se serraient, se plissaient, comme dans l’impression spectrale de la mort, une froideur extrême se répandait sur la surface du corps. Entrames, sous la pression d’une horreur et d’une terreur inexprimables, sentit les pulsations de son cœur s’arrêter, un cri de désespoir faillit lui échapper. Avait-il forcé la dose, et l’organisme épuisé de la patiente n’avait-il pu la supporter ?…

Il se jeta sur sa bouche, et lui insuffla de l’air dans les poumons ; il la traîna dans la chambre à coucher, et ouvrit toutes grandes les deux fenêtres. Enfin, un léger frémissement parcourut le corps. La jeune femme, cependant, ne put retrouver l’usage de la parole ; elle s’alita, et demeura toute la journée dans le même accablement. Son visage était blême et tiré, ses lèvres bleuâtres, ses cheveux complètement décolorés.

Elle semblait à toute extrémité. Ghislain cacha soigneusement cet état aux domestiques, et, pour éloigner les soupçons, parla d’une violente migraine, d’un absolu besoin de solitude pour la malade.

Le soir, il n’osa pas poursuivre son œuvre ; prosterné devant le cadavre de la bohémienne, il resta plongé dans de pénibles méditations. Jusque-là, le corps était demeuré, comme le premier jour, poli et blanc, ainsi qu’un beau marbre ; les traits avaient conservé leur admirable sérénité. Mais, ce soir-là, une légère altération s’était produite, et Ghislain frissonna en constatant que le regard devenait vitreux, que des symptômes de décomposition se faisaient remarquer.

Il n’y avait pas un moment à perdre, car, son épreuve, si habilement menée, pouvait échouer, et combien misérable serait son existence en suite !

Il prit brutalement Bérengère qui ne faisait plus aucun mouvement, et la traîna auprès du lit.

S’absorbant en lui-même, en son terrible désir, il concentra sur lui toute sa volonté, toutes les forces vives de son être, avec une telle impétuosité qu’il se sentit défaillir comme si le sang se fût retiré du cœur pour jaillir au dehors en ondes bouillonnantes : ses mains se glacèrent, un tremblement nerveux l’agita de la tête aux pieds. Il étreignit les deux corps dans un embrassement convulsif, et, pour la première fois, donna à son épouse exécrée, un long, un effroyable baiser qui le rejeta sur le lit à moitié expirant.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Une douce caresse le rappela à lui. Il faillit s’évanouir une seconde fois, sous une impression de ravissement suprême. Bérengère, qui n’était plus Bérengère, mais la réincarnation parfaite de Djalfa, lui souriait et lui tendait les bras.

Il se jeta sur elle, et couvrit de baisers fous ce corps dont toutes les sinuosités, tous les replis charmants lui rappelaient son amour perdu. Oui, c’étaient bien les longs cheveux soyeux de Djalfa l’enveloppant comme d’une gaze blonde, c’étaient bien ses larges yeux lumineux et profonds, ses lèvres humides faites pour les caresses et les doux aveux.

Elle parla ; et sa voix s’éleva comme l’écho des anciennes prières, des anciens sanglots d’amour.

— Enfin dit-elle, notre désir s’est accompli. Je te suis rendue, et rien de ce qui n’est pas moi ne pourra plus te distraire de notre rêve enchanté. Rappelle-toi mes paroles : « Quand je serai morte je ne le quitterai pas pour cela ; la mort n’existe que pour ceux qui ne savent pas aimer ! Moi, je forcerai les portes du tombeau, car ma volonté unique, ma volonté inflexible est de rester toujours avec toi et en toi. Promets-moi d’associer ta puissance à la mienne, et de m’appeler avec toute l’ardeur que je mettrai à briser mes chaînes » ! Nous avons tenu nos serments !

— Djalfa !

— Oui, Djalfa, que ta tendresse a délivrée de la mort, et qui s’est réincarnée pour recommencer avec toi une existence de bonheur ininterrompu. Viens ! fuyons ce lit sinistre !

Ghislain jeta les yeux sur la couche. Un cadavre informe s’y trouvait, une bouillie de chairs en pleine décomposition ; un amas horrible d’os et de sang.

Les deux amants se prirent par la main, et

après avoir refermé la porte de l’affreux sépulcre, ils quittèrent à jamais ce lieu maudit.
L’ÉTOILE DOUBLE


L’ÉTOILE DOUBLE



Et des cataractes pesantes
Comme des rideaux de cristal
Se suspendaient éblouissantes
À des murailles de métal.

C’étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques ; c’étaient
D’immenses glaces éblouies
Par tout ce qu’elles reflétaient.

Baudelaire. (Les Fleurs du Mal.)


Je n’étais pas encore né, ou, plutôt, j’étais déjà mort. Il me semblait que j’avais dormi très longtemps d’un sommeil sans rêve, doux et réparateur. Je me sentais une légèreté singulière, et, lorsque je me dressai sur mon séant pour examiner les choses qui m’entouraient, je m’aperçus que j’avais des ailes. Oh ! des ailes inouïes comme je n’en avais jamais imaginées, et qui projetaient autour d’elles la vive lumière de l’électricité. Aussi délicates et transparentes que des ailes de libellule, elles étaient dures et résistantes, cependant, comme des ailes de métal. Partout, autour de moi, la nuit. Une nuit tiède et mystérieuse remplie de musiques étranges. Ma curiosité était excitée au plus haut point, je tâchai d’examiner, au moins, à la lueur que je répandais, les objets les plus proches. Mais, je n’eus pas plutôt formulé le désir de voir que mon front devint un foyer lumineux, et que tout s’éclaira à une grande distance. Je ne pus retenir un cri d’admiration, tant ce que j’aperçus dépassait mes visions les plus folles. Pas d’arbres, ni de plantes, ni de terre, mais des amas de pierreries affectant mille formes différentes, des montagnes de cristal irisé, des ondes bleues et rouges semblant tomber du ciel pour rouler dans des abîmes, escalader des obstacles fantastiques et se dresser en crêtes vertigineuses, sans faire plus de bruit que le ventre des reptiles glissant dans l’herbe. Le sol paraissait composé d’une épaisse poussière de corail semé çà et là de pierres d’onyx, de sardoine, de chrysolithe, de girasol et de turquoises. De grands murs bizarrement découpés et d’une entière transparence, s’élevaient à des hauteurs invraisemblables ; les uns étaient d’améthystes, les autres de saphirs et de topazes, sans une tache, sans un défaut, tout d’une pièce. Quant à la voûte céleste, elle me sembla d’un noir d’encre, immobile, effroyable comme une voûte de sépulcre.

Bientôt, les amas de pierreries qui m’environnaient s’agitèrent lentement, et de longues ailes, pareilles aux miennes, se déployèrent, illuminant toutes choses. Je vis, alors, des animaux étranges se croiser en tous sens, mêler leurs écailles éblouissantes, tordre leurs anneaux embrasés, marcher, ramper, voler et se répondre avec des voix profondes et sonores comme des accords d’orgue. C’étaient des sphinx secouant leurs bandelettes, allongeant leurs pattes ; des chimères aux yeux verts phosphorescents qui crachaient du feu par leurs narines et se frappaient le flanc avec leurs longues queues de dragon : C’étaient des griffons moitié lions et moitié vautours crispant leurs pattes rouges et tendant leurs cous bleus ; des basilics dont le corps violet ondulait dans le sable. C’étaient mille bêtes étranges à peine soupçonnées : des tragelaphus moitié cerfs et moitié bœufs, des alligators sur des pieds de chevreuil, des chèvres à croupe d’âne, des hiboux à queue de serpent, des caméléons gigantesques, enfin des monstres terrifiants, tantôt hauts comme des montagnes, tantôt minces comme des roseaux, des fleurs de métal immenses sur des jambes de femme, des libellules dont les ailes éployées semblaient des voiles de navire et dont les corps brillaient comme des vergues d’acier !

Saisi d’une crainte mystérieuse, je me dressai pour fuir, et, quand je fus debout, je me trouvai si fort, si agile que toute ma frayeur s’évanouit. C’est à peine si j’en croyais mes sens. D’ailleurs, mes sens n’étaient plus les mêmes ; je ne voyais plus, je n’entendais plus de la même façon ; mon organisme était doué de plusieurs facultés nouvelles : notamment d’un pouvoir magnétique par lequel il m’était aisé de me mettre en communication avec les êtres qui m’entouraient, sans le secours de la parole. Mes muscles jouaient avec une merveilleuse souplesse, je sentais en mes veines une douceur de miel ; j’aurais voulu chanter, aimer, répandre ma bonté comme un fleuve d’huile sur toutes les étranges créatures qui surgissaient à mes côtés. J’en pris quelques unes entre mes bras ; elles étaient glacées et dures comme du bronze. Cependant, malgré leur apparence terrible, elles ne me firent aucun mal, et s’abandonnèrent avec confiance.

Alors, j’entendis leur langage qui n’était pas formé de mots, mais d’intonations différentes. Un accord harmonieux suffisait pour expliquer les sentiments les plus compliqués ; une phrase musicale suppléait à un long discours. Les intelligences étaient remarquablement intuitives, vastes et déliées. Point n’était besoin d’entrer dans des explications laborieuses pour se faire comprendre, point n’était besoin de déguiser ses pensées pour se faire bien venir, une compréhension immédiate, une lucidité absolue, une bienveillance touchante nous unissaient tous. J’appris que mon existence serait de plusieurs siècles, si je parvenais à oublier le monde pervers dont je sortais, que je resterais jeune et bien portant, sans prendre la plus petite nourriture, l’air que je respirais suffisant à entretenir mon nouvel organisme ; enfin, que je demeurerais lumineux, c’est-à-dire qu’une émanation phosphorescente irradierait de moi comme de tous les êtres qui m’environnaient, et que mes impressions se traduiraient aussi par une gamme de tons éclatante ou discrète selon leur intensité.

La chimère, que j’avais tout d’abord serrée sur mon cœur, m’enveloppa de ses cheveux roux et je ne vis plus que ses yeux verts qui souriaient étrangement. Des sons profonds et troublants s’échappèrent de sa gorge, et voici ce que je compris.

— Tu vois, fils de la terre, ici je demeure. Je ne suis pas l’enchanteresse volage qui fuit après le baiser dans un rayon de lune. Je ne découvre pas à ton âme le paradis des félicités lointaines pour l’abandonner à moitié route… Ma mission est plus haute, mon cœur plus généreux : Regarde ! tout ce qui pour toi n’était jadis que songe irréalisable et que démence, devient réalité !

— Où suis-je ?…

— Bien loin de ton globe chancelant que tu ne reverras jamais, bien loin de ton triste soleil qui se meurt lentement au sein de ses froides planètes !… Tes mondes sont tombés dans les profondeurs béantes de l’immensité, et tu chercherais vainement Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne et Uranus. Tous ces enfants des ténèbres sont retournés à l’éternel oubli !

— Où suis-je ?… Je ne comprends pas… Le ciel est comme un sépulcre rempli d’ombre et d’horreur.

— Parce que ton propre éclat t’empêche d’apercevoir ses merveilles. La voie lactée s’écroule autour de nous comme une cataracte de soleils, les étoiles ruissellent comme des fleuves de lumière, et notre propre magnificence serait insoutenable pour des regards humains. Veux-tu en juger par toi-même ?… Viens, suis-moi !

La chimère qui m’avait dit ces choses dans une seule note mélodieuse et vibrante, s’éleva tout à coup à quelques mètres au-dessus de ma tête. Ses ailes éployées formèrent comme un voile de feu sur le ciel noir, et les pierreries du sol, les murailles transparentes, les ondes silencieuses eurent un tel scintillement que mes yeux se fermèrent presque douloureusement.

— Nous habitons une étoile, poursuivit ma compagne ; suspendue dans l’infini, elle s’appuie à une sœur jumelle, sans jamais la toucher, car leur marche dans l’azur est régie par un principe supérieur qui les maintient toujours à une égale distance l’une de l’autre.

» Elles gravitent en cadence dans les champs constellés, et, tandis que le soleil qui t’éclairait jadis, brillait, froid et solitaire, elles répandent autour d’elles l’ardente chaleur de leur affection. »

— Sommes-nous loin de l’ancien soleil ?

— À des millions de trillions de lieues, et, si tu pouvais entendre, d’ici, les mugissements de ton océan, les clameurs de ta foudre et les grondements de tes volcans, tous ces bruits, pour te parvenir, emploieraient la durée de plus de vingt millions d’existences humaines. Partout, partout autour de toi, brillent des mondes inouïs, mais notre propre éclat nous empêche de les apercevoir.

Comme elle parlait, je vis ses ailes étinceler d’une radieuse clarté bleue, puis, tout devint bleu autour de moi, et la colossale étoile, sœur de la nôtre parut à l’horizon.

Rien ne saurait donner une idée de sa merveilleuse splendeur. Il me sembla que des phosphorescences rampaient à mes pieds, que mes sens s’embrasaient, et tout mon être tressaillit d’une joie indicible.

— Vois-tu, poursuivit ma compagne, ce qui trouble et pervertit les hommes n’existe pas ici : la guerre, le pillage et le meurtre sont inutiles, car chacun trouve en soi et autour de soi ce qui le satisfait. L’amour, la jalousie, la haine, l’orgueil et l’envie ne peuvent même effleurer nos vastes intelligences ; nous savons que nos destinées sont sublimes et que nous marchons sans cesse vers la perfection et le bonheur suprêmes. Bientôt, tu comprendras ce qui te semble encore environné de brumes. Dieu n’a pas voulu que l’initiation fût immédiate, pour mieux éprouver ses élus. Mais, ta seule présence est déjà une promesse d’immortalité. L’ange de la résurrection t’a cherché dans le tombeau où la mort terrestre t’avait mis, et a donné à ta forme astrale une enveloppe glorieuse. Tandis que ta chair et que tes os sont devenus la proie des vers, ton essence divine a voyagé dans l’espace et s’est arrêtée sur cette étoile, où elle a pris forme, pour attendre la dernière béatification. Seulement, n’oublie pas que, malgré ton corps rayonnant, tu ne dois être qu’un pur esprit, et que toute réminiscence humaine te serait fatale. Ici, les êtres ne se reproduisent pas ; ils ne doivent ni s’admirer, ni s’aimer, ni se désirer. L’amour est créateur, et, en créant nous insultons le maître qui seul peut disposer de notre destinée. Le temps que nous passons sur cette étoile est une épreuve, une époque transitoire, subis-la courageusement ; ton intelligence, enfin débarrassée de ses brumes, s’élèvera progressivement, et, après avoir subi toutes les incarnations, deviendra astre elle-même ; satellite d’abord, puis planète et soleil, car tous les mondes qui chevauchent l’espace sont les serviteurs de l’esprit suprême. Seuls, les cœurs d’élite parviennent à cette gloire et je crois que, jusqu’à ce jour, nul habitant de la terre ne l’avait même soupçonnée. — Quoi ! dis-je, ne pas aimer ! peut-on vivre ainsi ? — Aimer ?… Oui, certes, il faut aimer, mais aimer au dessus de soi, et non pas les misérables êtres qui, comme nous, attendent leur dernière transformation. Aime ces voies lactées, qui ruissellent comme des fleuves de miel, et dont chaque gouttelette est un monde radieux ; aime ces comètes rapides qui errent comme des souffles dans les tempêtes célestes ; aime les milliards de soleils groupés ainsi que des archipels dans l’effrayante immensité ; et, surtout, aime la mystérieuse puissance qui préside à tout et gonfle ces globes comme les enfants soufflent des bulles de savon ! Ici, tout est silencieux, parce que nous devons prier et nous recueillir, mais, autour de nous, quels bouleversements ! quelles imprécations ! quels chocs et quels sanglots ! Tu m’entends, mais tu n’imagines pas la grandeur inouïe de ce chaos !… Un voyage à travers les cieux serait une fulguration ; d’incessantes commotions électriques nous feraient palpiter comme des phalènes ivres de clartés, et l’imagination s’arrêterait éblouie, éperdue, agonisante !

La création se compose d’un nombre infini d’univers séparés les uns des autres par des abîmes de néant, et le monde n’est qu’une porte par laquelle les âmes errantes se précipitent dans la gloire et deviennent astres à leur tour. L’éternité est sans fin et le nombre des univers est également sans fin. À droite, à gauche, en haut, en bas, tout vibre, tout palpite, tout existe, et, en marchant toujours tu ne saurais avancer d’un seul pas ! Tu commences à comprendre, parce que tu es au dessus de la matière, jadis ma pensée n’eût point eu de sens pour toi. Tu comprends l’avenir de gloire qui t’attend et l’éternité du bonheur dans une colossale royauté, auprès de laquelle tes monarques d’une heure ne sauraient même avoir régné. Tu comprends, et, petit à petit, ton esprit s’éclaire et perçoit ce qui n’était pour lui qu’énigme, brume, épouvantement.

« N’oublie pas ta grandeur, car si jamais l’être humain reparaissait en toi, tu retomberais en poussière et tout s’engloutirait dans la nuit du tombeau ! — Ô chimère ! douce chimère ! dis-je en contemplant les yeux phosphorescents de ma compagne, comment peux-tu me croire assez insensé pour perdre tant de biens ?… Non, le vieil homme est bien mort en moi, je n’existe que par la volonté d’un Dieu clément, comme tout ce qui m’entoure, et la splendeur de cette étoile est telle que jamais mon imagination n’aurait osé en concevoir le plus faible reflet… Corps immonde qui trop longtemps as comprimé mon âme, reste au sépulcre ! Que tes os et tes muscles soient la proie des larvés libératrices ! Que le regard du passant se détourne de toi avec horreur !… O vie terrestre, vie infâme et meurtrière, je te hais, je t’insulte, je te méprise ! Et vous, mes anciens frères qui avez aussi bu le sang et mangé la chair des animaux à peine moins intelligents que vous, vous qui avez combattu pour une poignée d’or et répandu partout le mensonge et la misère, je ne trouve pas de termes assez véhéments pour vous maudire ! Race abjecte qui rampes en tous lieux, empoisonnes les vallées et les bois plus sûrement que les pires fléaux, tu périras par toi-même, tu te rongeras, n’ayant plus rien à détruire et tes cadavres sans sépulture infecteront la terre agonisante…

Mais la chimère ferma à demi ses yeux glauques.

— Mon fils, dit-elle, tous les mondes ont leurs parasites. Lorsque tu seras soleil à ton tour, tu sentiras grouiller sur ton flanc des êtres infiniment petits qui te tourmenteront et t’affaibliront. Tu vois ici des spécimens de toutes les espèces ; ils passeront, comme toi, par de multiples transformations, et ceux qui auront su garder l’étincelle divine déposée en eux, atteindront également, dans un temps plus ou moins éloigné, selon leurs mérites, la suprême puissance.

— O chimère ! viens avec moi. Volons de clarté en clarté dans ce ciel merveilleux, escaladons ces murs de pierreries, traversons ces abîmes aux parois d’or et ces fleuves aux ondes pourprées. Je veux tout voir, tout connaître, tout admirer, dans une infinie reconnaissance.

— Prends garde ! la tentation est proche et ton cœur n’est pas encore assez loin de la terre pour bien comprendre le ciel !

— Que pourrais-je craindre avec toi ? n’es-tu pas mon guide et ma sauvegarde ?…

— Je suis la chimère aux ailes rapides, aux cheveux flottants, aux regards embrasés ! Je galope dans le labyrinthe des cieux, je plane sur les mondes, je pleure au fond des solitudes, je m’accroche aux nuées, et, de ma queue traînante, je soulève les océans !… Je découvre à tous des perspectives inouïes, je suis la fée des éternelles démences et la vestale des éternels désirs !… Ne m’as-tu pas toujours trouvée sur ton chemin ?…

— Oui, toujours… Mais, j’ai confiance, puis que tu m’as conduit en ce lieu de délices.

— J’y ai conduit bien d’autres, et je garde tous les cœurs dont ils m’ont fait présent !…

La chimère agita ses ailes, et je vis que ses écailles étaient faites d’une multitude de cœurs collés les uns aux autres. Par moments, des gouttelettes de sang s’en échappaient et se métamorphosaient en rubis avant de tomber sur le sol.

— Veux-tu mon cœur aussi ?… O mon ardente chimère ! Je n’en aurai plus besoin quand je serai semblable à la poussière glorieuse de la voie lactée !…

— Prends garde, enfant des hommes ! tu n’es encore qu’au tournant du chemin !…

Ma compagne, peu à peu, s’était élevée dans les airs, et je la suivais, sans effort, d’un mouvement doux et berceur.

Les monts s’embrasaient de plus en plus, les ondes bouillonnantes formaient des palais de diamants, des cathédrales d’émeraudes, des tours d’améthystes, des babels d’onyx, des plaines et des forêts de turquoises ; mille fantasmagories éblouissantes, aussitôt détruites qu’édifiées. Les grandes murailles de saphirs et de rubis nous barraient le passage. Mais, nous nous élevâmes si haut qu’elles ne nous semblèrent plus que des crêtes transparentes d’un éclat incomparable. Et, dans ce monde prodigieux, je ne vis pas un arbre, pas une fleur, pas un brin d’herbe ! rien de ce qui m’eût rappelé la terre même vaguement.

Nous volâmes pendant des milliers de lieues, nous traversâmes des mers de flammes dont les vagues infernales s’enflaient, se couchaient, se creusaient et s’élevaient capricieusement, sans cause apparente. Ces flammes étaient bleues comme celles du punch et ne dégageaient aucune chaleur. De temps à autre des monstres se poursuivaient sur la crête des flots, ouvrant des gueules terribles, et roulant des yeux énormes. Puis, tout à coup, à des profondeurs inouïes, soudain dévoilées, des ossements apparaissaient, des ossements étranges d’un blanc de nacre qui ne semblaient avoir appartenu à aucun être connu, et qui se heurtaient sans cesse au fond d’un abîme de feu.

— Tu vois, reprit la chimère, ce sont les squelettes de ceux qui n’ont pu supporter l’épreuve de ce monde divin si supérieur à ceux qu’ils ont habités.

— Y a-t-il là des squelettes humains ?…

— Non. Les humains en sont encore aux premiers échelons de la science, et le Maître, jusqu’ici, ne les avait pas jugés dignes d’entrer dans ce cénacle. Les humains qui se nourrissent de chair, se combattent et se détruisent, ne sont considérés que comme des êtres inférieurs, à peine différents de la brute qu’ils sacrifient à leurs besoins.

— Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ainsi ?

— C’est un effet du hasard. Au temps de la période primaire de la genèse terrestre, les arbres, les plantes et les mollusques sans tête, sourds, muets et dépourvus de sexe ne se nourrissaient que par la respiration… On croit généralement qu’une goutte d’eau plus épaisse que le milieu ambiant traversa le corps d’un de ces mollusques, et que ce fut l’origine du tube digestif qui devait exercer une action si funeste sur l’animalité entière. Le Seigneur, alors, se détourna de votre globe, comme on se détourne d’une œuvre manquée et l’abandonna au hasard.

» Ici, on ne mange pas, on n’a jamais mangé ! Les organismes conservent leurs molécules par une simple respiration, comme le font encore vos végétaux. Mais, votre triste race ne peut demeurer un jour sans tuer ! votre loi de vie est une loi de mort !… Vous marchez dans le sang et vous vous nourrissez de cadavres comme les hyènes et les corbeaux ! La guerre constante est le plaisir stupide des malheureux et le meilleur mode de domination des puissants. Jamais vous ne sortirez de votre fange !…

» Ici, nos corps sont imprégnés de l’électricité stellaire qui met en vibration tout l’univers. Nous ne connaissons ni les combats, ni le meurtre, ni le vol, ni la politique ! Nos intelligences affranchies de tout besoin matériel s’élèvent sans arrêt dans la connaissance de la vérité. Notre système nerveux est parvenu à un tel degré de sensibilité que nos impressions surpassent au centuple toutes celles de vos cinq pauvres sens terrestres.

— Comment ai-je été choisi entre tous pour cet avenir de gloire ?

— Parce que, plus que les autres, tu aspirais à la connaissance du vrai, et que ton âme avait toujours souffert de son exil. D’ailleurs, l’espace n’existe pas, et l’esprit peut s’envoler immédiatement jusqu’aux régions célestes les plus reculées, s’il en est jugé digne. La justice règne dans le système du monde moral comme l’équilibre dans le système du monde physique. La destinée des âmes n’est que le résultat de leurs aptitudes et de leurs aspirations.

» Tandis que les soleils simples comme le tien, brillent solitaires, fixes et tranquilles dans les déserts de l’espace, les soleils doubles et multiples semblent animer par leurs mouvements, leur coloration et leur vie, les régions silencieuses de l’immensité. Cet univers se compose de plusieurs milliards de soleils, séparés les uns des autres par des trillions de lieues et soutenus, cependant, dans l’éther luminifère par l’attraction mutuelle de tous et par le mouvement de chacun. Tandis que vous marchiez vers la constellation d’Hercule, notre belle étoile double marche vers les Pléiades, Sirius se précipite vers la Colombe, Pollux s’élance vers la voie lactée. Toutes ces colossales existences courent à travers le vide éternel et quand tu seras soleil toi-même tu feras comme elles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous volâmes ainsi pendant bien longtemps. Mes yeux étaient brûlés par l’éclat de tout ce qu’ils avaient vu, mes lèvres étaient sèches, mes ailes déchirées. N’en pouvant plus, je me laissai tomber sur une haute montagne d’un jaune ardent qui me parut être en topazes.

La chimère poursuivit son vol dans les cieux, et, bientôt, je cessai de la distinguer. J’avais faim, j’avais soif, mais je ne devais ni manger ni boire. D’ailleurs, rien dans ce monde bizarre n’aurait pu me réconforter. Tout avait l’apparence, la dureté des pierres précieuses et du métal.

Une grande désespérance noya mon cœur, et, repliant mes ailes, j’essayai, au moins, de me livrer au sommeil. Heureusement je me rappelai qu’il m’était interdit de dormir ! Tout ce qui, de près ou de loin, rappelait les actions des hommes devait être impitoyablement sacrifié.

Je me mis debout, et regardai les objets environnants. Partout de l’or, de l’argent, des émeraudes, des rubis, les mêmes ondes fulgurantes et les mêmes murailles aux transparences diamantées.

L’astre, frère du nôtre, avait disparu, et le ciel était devenu d’un noir d’enfer.

— O chimère ! m’écriai-je, je souffre, j’ai peur ! Jamais je ne pourrai passer deux siècles en ce lieu maudit !

Un son vague, lent, mélodieux se fit entendre tout près de moi.

— Aaaâh…

Je regardai, et ne vis rien d’abord, tant le reflet des pierreries m’éblouissait.

— Aaaâh…

Ce n’était qu’une note prolongée, mais combien douce à mon cœur !… J’avais reconnu la voix de mon désir, la voix de la foi et de l’espérance, la voix que j’attendais depuis mon mystérieux réveil.

— Aaaâh !… Aaaâh…

Je me baissai, et j’aperçus, collé contre la paroi brillante de la montagne un être semblable à moi dont les ailes pendaient misérablement. Je le détachai avec mille précautions, et le posai sur mes genoux.

Ses longs cheveux traînaient sur le sol, ses yeux langoureux se fermaient à demi, ses lèvres frémissaient. O bonheur ! nous étions deux à subir le stage céleste ; une autre créature d’élection avait été arrachée aux larves du tombeau pour faire pâlir les astres divins. En attendant, elle était aussi affaiblie que moi, et sa chair d’un blanc de nacre me sembla glacée.

— Mon frère… ou, plutôt, ma sœur, sois la bienvenue et reconnais en moi l’ami le plus dévoué, le plus sûr, le plus affectueux.

— Aaaâh…

Oh ! la jolie note ! et que de choses claires et vibrantes elle exprimait sans détours comme sans efforts : Je t’aime ! disait-elle ; je suis femme, je suis seule, je pleure et je languis !… Comme toi j’ai soif et je ne puis dormir !

— Il faut subir ces épreuves pour conquérir l’éternité.

— Qu’importe l’éternité si elle est à ce prix ! Ne te semble-t-il pas que l’oubli de la terre était préférable ?…

— Je ne sais… Mais, je serais heureux et fier de devenir soleil, et de répandre autour de moi le bien-être et l’amour dans un baiser de feu !

C’est une belle destinée qui ne saurait se payer trop cher !…

— Les étoiles souffrent peut-être comme nous, je crois que Dieu est le bourreau du ciel !

— Il faut pourtant bien qu’il y ait du bonheur quelque part ! L’éternité de la peine est inadmissible, car tout doit concourir à une perfection. Nous n’avons faim et soif que parce que nous savons que nous pourrons satisfaire les désirs de notre corps, et que le Seigneur a mis le remède à côté du mal. Notre âme ne peut donc avoir éternellement faim et soif, et la nourriture qu’elle n’a su trouver sur la terre doit lui être donnée dans les cieux.

— Pauvre ami ! n’as-tu pas vu les hommes martyriser de malheureux animaux pour les découvertes de la science ? Ont-ils supposé un moment que ces créatures, à peine inférieures à eux, pouvaient, un jour, leur demander compte de leur obscur martyre ?…

» Je crois que nous sommes aussi les martyrs d’un pouvoir surnaturel, et que nos souffrances, nécessaires, sans doute, aux expériences ou aux plaisirs d’un Maître lui importent peu !

— Adorons ce Maître, sans chercher à le comprendre, puisqu’il dispose de notre destinée. Peut-être notre esprit sera-t-il apte, plus tard, à pénétrer ces abîmes terrifiants ; tâchons de persévérer dans le bien, et rejetons les misérables craintes qui nous viennent de la honteuse matière que nous n’avons pu encore complètement oublier.

— Mais, pour persévérer dans le bien, il faut vivre ! et je sens que la mort, une seconde fois, m’effleure de son haleine !

— Ne devons-nous pas rester deux siècles ici ?… La chimère ne m’a-t-elle pas conseillé de repousser les tentations ?…

— La chimère est fille des hommes, elle a menti, comme tout ce qui vient de leur globe fangeux.

La douce créature que je serrais sur mon cœur sembla s’évanouir ; je craignis de la voir trépasser, tant sa pâleur et sa faiblesse étaient grandes. Ses ailes étendues et déchirées ne jetaient plus qu’une lueur agonisante.

— Aaaâh… Aaaâh…

Et la note, vibrante naguère, n’était plus qu’un soupir : J’ai faim, j’ai soif, disait-elle, mes entrailles se tordent, mon sang se glace !

Je jetai autour de moi un regard désespéré : rien, rien, que l’horrible flamboiement de cette montagne de topaze, de ces lointains d’or et de bronze.

Alors, saisi de rage et de désespoir, je me mordis le bras et appuyai sur les lèvres de ma compagne la plaie profonde que je venais de me faire. Elle but avidement, et, chose singulière, à mesure que mon sang rougissait sa bouche, et tombait dans sa gorge haletante, je me sentais plus vibrant, plus fort. Cette chair sur ma chair était une exquise caresse, cette poitrine qui se gonflait contre la mienne embrasait mes veines ; j’aurais voulu rester toujours ainsi.

Mais elle se releva souriante ; je fus étonné de sa beauté.

— Merci, dit-elle, je vais pouvoir maintenant poursuivre ma route.

— Poursuivre ta route ? m’abandonner ! Songe que tu ne saurais te passer de moi, que mon sang est nécessaire à ton existence… Reste ici !… Que chercherais-tu, ailleurs ?… J’ai fait le tour de ce monde, il est le même partout ; tu ne pourrais étancher ta soif ni assouvir ta faim. Reste, fleur de ce désert, douce réincarnation de ce que j’ai chéri !… Je sens que tu seras pour moi, patrie ; foyer, espoir, tendresse ! Tu me donneras ta vie en prenant la mienne, et, si je puis t’offrir une dernière joie en t’offrant ma dernière goutte de sang, je la chercherai jusqu’au fond de mon cœur pour en humecter ta bouche…

— Prends garde !… À ton tour, rappelle-toi la menace divine : Malgré ton corps éblouissant, tu ne dois être qu’un pur esprit, toute réminiscence terrestre te serait fatale. Ici, les êtres ne se reproduisent pas ; ils ne doivent ni s’admirer, ni s’aimer, ni se désirer. L’amour est créateur et, en créant, nous insultons le Maître qui, seul, peut disposer de notre destinée. Le temps que nous passons sur cette étoile est une épreuve, une époque transitoire. Subis la courageusement ; ton intelligence, enfin débarrassée de ses brumes, s’élèvera progressivement, et, après avoir subi toutes les transformations, deviendra astre à son tour, et brillera dans les cieux.

— N’est-ce point la chimère qui parlait ainsi ?… Tu me disais, toi-même, que la chimère, fille des hommes, était menteuse et perverse. Devons-nous sacrifier un bonheur certain à un avenir problématique ?…

La blanche créature que je retenais par l’extrémité de son aile, glissa entre mes mains, et s’éleva doucement, d’un mouvement égal et gracieux.

À l’idée de la perdre je me sentis défaillir, un frisson mortel parcourut mes os, je poussai un cri terrible qui fit trembler la montagne de topaze.

Un moment elle s’arrêta, indécise ; je me précipitai sur elle avec tant d’ardeur que je brisai ses ailes, et que nous roulâmes ensemble au fond de l’abîme. Mais, cette chute fut molle, molle comme un glissement voluptueux, et, bien que tombant sur des blocs de pierreries découpées en dents aiguës, nous ne nous fîmes aucun mal.

Des basilics violets à crêtes trilobées, des cynocéphales, des blemmyes privés de tête, des nisnas avec un œil seulement et une moitié de corps se dressèrent devant nous, tandis qu’à nos pieds grouillaient des crapauds et des caméléons, des araignées bleues, des limaces et des vipères vertes, des larves blanches et transparentes comme du cristal, des bêtes rondes comme des outres, plates comme des lames, dentelées comme des scies. Et tous ces corps flamboyaient de lueurs phosphorescentes, ouvraient des gueules d’émeraudes et montraient des langues de rubis. Les ventres lumineux se bombaient, les griffes s’allongeaient, les anneaux se tordaient silencieusement, et ma compagne pleurait dans mes bras.

— Aaaâh… Aaaâh…

Mais, le cercle des monstres s’entr’ouvrant, l’étoile bleue apparut entre deux pics de chrysoprases. Aussitôt mille insectes étranges tourbillonnèrent dans son rayon, comme une neige de diamants.

— Regarde, dis-je, ces êtres se cherchent et s’aiment, faisons comme eux. Aimons-nous sous l’œil de l’astre radieux qui, à l’exemple de tous les amants, ne saurait vivre seul. Ne vois-tu pas qu’il suit l’étoile qui nous porte pour la contempler et la caresser sans cesse ?… Tu es mon étoile, et puisque tu peux vivre de moi, je veux vivre de toi !

À mesure que je parlais, je resserrais mon étreinte, et, bientôt, oubliant la terre, l’univers, les astres et Dieu, je pris sur les lèvres de mon amante le plus doux et le plus complet des baisers…

Mais, mon extase fut de courte durée : sentant à la poitrine une douleur horrible et rouvrant les paupières, je reconnus, dans mes bras, la sanglante chimère qui me fouillait les chairs de ses ongles et m’agrippait le cœur.

— C’était moi, dit-elle, en me fascinant de ses yeux glauques ; comme tes frères, tu as succombé à la tentation ! Meurs donc ! âme lâche ! corps de fange !… Oh ! le joli cœur !… le joli petit cœur que ce cœur amoureux !…

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L’angoisse et la souffrance m’avaient réveillé. Je fis un effort, et… je chassai Tigrette, ma chatte familière, qui s’était installée sur ma poitrine, et me labourait amicalement de ses griffes aiguës…

  1. La Conquête du Pain, par Pierre Kropotkine ; préface par Elisée Reclus.
  2. Voir la clef des grands mystères par Eliphas Lévi, IIIe partie, livre Ier.
  3. Hymnes de Sinéeius, hymne II.