L’Angleterre et la Russie en Orient

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L’Angleterre et la Russie en Orient
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 423-454).
L'ANGLETERRE ET LA RUSSIE
EN ORIENT

I. Russia and England, 1876-1880, by O. K. — II. A Recent View of Turkey, by sir George Campbell ; Londres, 1880.


I

En 1861 et 1862, Saint-Marc Girardin publiait ici même une série d’études qu’on ne peut relire aujourd’hui sans en admirer la merveilleuse clairvoyance. La solution de la question d’Orient qu’il indique est, à la lettre et jusque dans le détail, celle que la force des choses va imposer à l’Europe. La guerre de Crimée, l’énergie militaire déployée par les Turcs dans la défense des places fortes du Danube, le traité de Paris de 1856 et les promesses de réformes faites par le sultan, avaient fait croire un moment que « l’homme malade » allait se relever. Mais bientôt étaient survenus les massacres du Liban. Pour sauver les chrétiens de Syrie, la France avait été autorisée par l’Europe à y envoyer un corps de troupes qui n’avait pas tardé à rétablir l’ordre. Seulement lord Palmerston, en véritable Anglais de l’ancien régime, était jaloux du rôle joué par la France en Orient. Il voulait à tout prix que l’empereur Napoléon rappelât ses soldats. Il soutenait que le sultan était assez fort pour protéger tous ses sujets, qu’il fallait respecter l’indépendance de la Turquie et que d’ailleurs « aucun état européen n’avait fait depuis vingt ans de plus grands progrès dans la civilisation » C’est alors que Saint Marc Girardin prend la plume. L’histoire à la main, il montre que la décadence de l’empire ottoman est un fait continu, qui doit donc tenir à des causes profondes, irrémédiables. S’armant des rapports mêmes des consuls anglais en Orient, communiqués pour ainsi dire confidentiellement aux seuls membres du Parlement, il trace de la situation des provinces turques un tableau aussi vrai qu’effrayant : partout oppression, désordre, misère, le travail rançonné par le crime impuni, la justice vénale, les sources de la richesse taries, la population et la culture en décroissance. « Comment, s’écrie-t-il, lord Palmerston, qui a lu les rapports de ses consuls, peut-il parler du progrès de la Turquie ? Est-il trompé ou veut-il tromper les autres ? »

Saint-Marc Girardin avait visité le Danube en 1836, et, depuis lors, il s’était intéressé au sort des populations de la péninsule des Balkans. Il était arrivé à la conviction que la seule politique à suivre en Orient était de favoriser l’émancipation des chrétiens à mesure qu’ils se montraient capables de se gouverner eux-mêmes. A propos des mémoires de M. Guizot, il prouve que telle avait toujours été la politique de la France, qu’elle fût dirigée par M. Guizot ou par M. Thiers. C’est la cause que le gouvernement français défendait en 1840, quand il voulut maintenir l’indépendance de l’Égypte et de la Syrie contre l’Europe coalisée. Saint-Marc Girardin résume, en 1862, les résultats de ce curieux épisode de la façon suivante : « Ce qui reste du traité de 1840, après vingt-deux ans d’expérience, est donc pour la France un échec qui s’est changé en succès et pour l’Angleterre un succès qui s’est changé en échec. » Combien ceci n’est-il pas plus vrai aujourd’hui, après que lord Beaconsfield, tout en restant fidèle en paroles à la politique de lord Palmerston, a consenti, en fait, à Berlin, au dépècement de la Turquie et a même pris sa part du butin par l’occupation de Chypre, par le protectorat de l’Asie-Mineure et par l’étrange et significatif achat des actions du canal de Suez ?

La campagne de Saint-Marc Girardin, poursuivie dans la Revue, contre la politique anglaise en Orient est un chef-d’œuvre de tactique. Tous ses argumens portent coup. Il a des mots incisifs et décisifs et des traits d’éloquence qui vont au cœur. « Où est donc, dit-il, l’empire turc ? Dans les discours de lord Palmerston et nulle part ailleurs, pas même dans les cartons du foreign office, car c’est dans les rapports des consuls anglais qu’on voit que la Turquie se meurt. » (Avril 1861. ) Son article du 15 janvier 1861 sur les finances turques est une prophétie. Il prouve que la banqueroute est inévitable. Que de centaines de millions conservées à l’épargne européenne si on l’avait cru ! « On fera, dit-il, de très beaux règlemens sur les finances turques ; malheureusement le fond manque, c’est-à-dire l’honnêteté. Le tonneau des Danaïdes était très bien cerclé, j’en suis sûr ; mais le fond manquait. »

Il trouve, dans un livre très intéressant que l’économiste Nassau Senior venait de publier sur l’Orient, les causes de la décadence de l’empire ottoman, et il les résume ainsi : « Les Turcs d’Europe ne produisent pas. Ce n’est qu’une population parasite qui vit exclusivement du pillage des chrétiens. Rendez le pillage impossible ou au moins difficile, les Turcs émigreront et iront mourir ailleurs. Le pouvoir turc en Bulgarie et en Roumélie tombera ainsi de lui-même, sans conquête, comme cela s’est déjà virtuellement effectué en Serbie et dans les Principautés. » Nous voyons ici la raison profonde qui a réduit à rien toutes les promesses de réforme signées par la Porte. Le hatt-humayoun de 1856 accordait à l’égalité aux chrétiens ; mais l’égalité aurait enlevé aux Ottomans les moyens d’exister, puisque c’était uniquement l’inégalité qui les leur offrait. Si je vis d’un abus, vouloir que je le supprime, c’est exiger que je me suicide. Au suicide les Turcs préfèrent encore la consomption lente. Peut-on leur en vouloir ?

On objectait à Saint-Marc Girardin qu’après le traité de Paris de 1856, le sort des chrétiens en Turquie s’était amélioré. Connaissez-vous, répond-il, ce qui est arrive à M. d’Escayrac de Lauture en Chine ? Il était transporté sur une charrette hérissée de clous pointus. Il souffrait cruellement quand la voiture allait au galop ; quand elle faisait halte, il souffrait un peu moins. Tel est le genre de félicité dont les rayas jouissent dans ces momens de répit. Quel remède à un état de choses absolument intolérable et qui, évidemment, ne pouvait durer ? Saint-Marc Girardin n’en voyait qu’un : l’affranchissement des populations chrétiennes. « Heureuse, s’écrie-t-il, l’heure où la Turquie s’écroulera plus complètement encore et laissera place à tant de populations opprimées, mais fortes et actives, que le poids du cadavre turc écrase, à la honte de la civilisation, et où la France leur tendra une main secourable, entre les ambitions de la Russie et les susceptibilités de l’Angleterre ! » Mais, objecte-t-on, qui défendra votre Turquie nouvelle ? Il répond par un mot admirable de bon sens et de vérité : « Et qui donc défend votre Turquie qui se meurt ? Pourquoi l’Europe trouverait-elle plus difficile de garantir un berceau que de garantir un cercueil ? »

Au fond, Guizot et Thiers ont toujours voulu ce que préconise ici Saint-Marc Girardin. A propos des incidens de 1840, Guizot s’exprime ainsi dans ses Mémoires : « La politique française se préoccupait vivement en Orient des intérêts divers et du grand et lointain avenir. Nous restions fidèles à notre idée générale. Nous voulions à la fois conserver l’empire ottoman et prêter aide à la fondation des nouveaux états qui essaient de se fonder sur ses débris. » Ce passage, où l’on croit d’abord voir une contradiction, signifie évidemment que la France ne veut abandonner les provinces turques ni à la Russie, ni à l’Angleterre, mais qu’elle désire qu’elles s’affranchissent et qu’elles se gouvernent elles-mêmes. Elle entend conserver la maison, mais elle en change les propriétaires. Les frontières seront respectées ; seulement, à l’intérieur, les chrétiens remplaceront les Turcs. Dans une note diplomatique en date du 3 octobre 1840, Thiers se demande quelle vue a déterminé les puissances à affranchir la Grèce, la Moldavie et la Valachie. « C’est, dit-il, de rendre indépendantes et de soustraire à l’ambition de tous les états voisins les portions de l’empire turc qui s’en séparaient. Ne pouvant refaire un grand tout, on a voulu que les parties détachées restassent des états indépendans des empires environnans. » Quelle est la différence entre la politique de Thiers et celle de Guizot ? C’est que, quand il se sera constitué entre le Danube et le Bosphore une série de provinces affranchies, — et c’est ce que veulent également les deux hommes d’état, — Guizot, par déférence diplomatique envers les préjugés anglais d’alors, continuera de les appeler « l’empire ottoman, » tandis que Thiers cessera de se servir de ce mot, dès lors vide de sens.

Qu’on me permette encore une citation, et j’espère que le lecteur ne se plaindra pas de celles que je viens de faire. En voyant la passion qui éclate dans celles-ci, on s’explique qu’elle anime encore aujourd’hui tous ceux qui s’occupent de la même question, les libéraux anglais et les patriotes russes, et moi-même, qui écris ces lignes, quoique, comme Belge, je sois « neutre à perpétuité. » Quelques bons Français, se rappelant les déboires de 1840, reprochaient à Saint-Marc Girardin d’ouvrir la porte de l’Orient aux Anglais. Ils ne prévoyaient pas cependant l’annexion de Chypre. Il leur répondait : « S’il dépendait de moi de faire de la Macédoine ou de la Bulgarie, de l’Asie-Mineure ou de la Syrie, le dernier des comtés anglais et de changer tant de mal en tant de bien, croyez-vous, quand même il faudrait glorifier Trafalgar ou Waterloo, que j’hésitasse un moment ? Je ne serais pas digne d’être chrétien si je me laissais arrêter dans cette œuvre de bénédiction par des scrupules de vanité nationale. » (15 octobre 1862. ) Ceci est l’explosion enthousiaste du sentiment humanitaire. En réalité, voici quel était le programme de Saint-Marc Girardin. Les Principautés-Danubiennes, Valachie et Moldavie unies, la Serbie et le Monténégro, la Bosnie et l’Herzégovine, la Bulgarie et la Roumélie formeraient des états indépendans, mais fédérés, groupés autour de Constantinople, devenue ville libre et gouvernée par les représentans des communautés grecques, arméniennes, turques et franques. En Asie, on aurait aussi constitué trois ou quatre états également fédérés. Il était sous-entendu que la Grèce eût été agrandie et complétée. Mais ce qui montre combien l’idée de nationalité était encore loin d’avoir l’importance décisive qu’elle a acquise aujourd’hui, c’est qu’il est toujours question des populations « chrétiennes » et non « des racés slave ou grecque. » Quoiqu’il ne s’appuie pas sur ce facteur nouveau, la race, qui est devenue la base de la reconstitution des groupes ethnographiques, le programme de Saint-Marc Girardin semble être exactement celui du ministère que les élections récentes viennent d’appeler au pouvoir en Angleterre.


II

A peine fut-il connu que M. Gladstone remplaçait lord Beaconsfield, que la presse européenne se demandait, non sans une certaine anxiété : « Que va-t-il faire en Orient ? » Un grand journal de Vienne envoyait même un de ses rédacteurs pour avoir avec l’éminent homme d’état une entrevue à la façon des correspondans américains. L’Autriche ayant été assez peu ménagée par l’éloquent orateur, la curiosité ne semblait pas déplacée, mais la démarche était inutile. Depuis quatre ans, M. Gladstone n’a cessé d’exposer ses idées, sans réticence aucune, dans des articles de revue et dans de nombreux discours. Seulement, si on veut les bien connaître, il faut les chercher dans ses articles, œuvres méditées et pesées, plutôt que dans ses discours, improvisations ardentes dont la passion exagérait inévitablement les nuances. On dit que Voltaire, le jour anniversaire de la Saint-Barthélémy, laissait couler des larmes de ses yeux desséchés par la raillerie et par l’âge. M. Gladstone, qui a plus encore que Voltaire l’amour de l’humanité, chez lui épuré et élevé par le christianisme, s’indigne aussi au souvenir des massacres de la Bulgarie. Le jour où, montrant les chrétiens égorgés et leurs villages livrés aux flammes, il a, par un prodige d’éloquence, touché le cœur de l’Angleterre au point de la détourner de la guerre contre les Russes, vengeurs de ces atrocités, M. Gladstone a mis dans ses paroles, au sujet de cette question, une violence et une âpreté qui pouvaient parfois paraître hors de mesure. Mais nulle part il n’a exprimé sa pensée avec plus de netteté et plus de mesure que dans l’étude qu’il a consacrée, la veille même de son retour au pouvoir, à l’examen d’un livre qui mérite également notre attention et à divers titres, surtout parce qu’il dit clairement ce que veulent et ce que ne veulent pas les Russes en Orient. Nous pouvons ainsi comparer le programme actuel de Moscou et celui de Londres.

Ce livre est intitulé Russia and England, 1876-1880, et il est signé O. K. Il a fait rumeur en Angleterre. Les éditions se succèdent, Les journaux et les revues en ont parlé et en parlent encore. Quoi d’étonnant ! l’auteur est Russe et, de l’avis unanime, il écrit l’anglais comme peu d’Anglais le font. On sait de plus que cet auteur est une femme charmante et du meilleur monde. Son volume est composé d’articles publiés d’abord dans un journal libéral de province, le Northern Echo, et dans ces articles, parlant au nom du patriotisme russe le plus exalté, elle attaque la politique anglaise, en face et à visière levée, en Angleterre même. Naturellement elle réserve ses dards les plus acérés pour lord Beaconsfield, mais elle ne ménage même pas les libéraux et leur illustre chef, M. Gladstone, quoiqu’il soit de ses amis. « Si vous, lui dit-elle, qui avez défendu la cause des Slaves en Turquie, vous rougissez d’être accusé d’avoir quelques sympathies russes, que ne devons-nous pas craindre de l’hostilité de l’Angleterre ? Et cependant, quelle raison sérieuse y a-t-il pour nous détester et nous faire la guerre ? La vraie alliance, la seule profitable pour nous et pour vous, c’est l’alliance anglo-russe, car en Asie nous sommes seuls face à face et là nous pouvons un jour faire beaucoup de mal et aux autres et à nous-mêmes. » Elle reproche à M. Gladstone de ne pas avoir protesté quand la Bulgarie occidentale, violemment détachée de l’unité ethnographique, a été restituée à la Turquie, quoiqu’en 1876 il se fût écrié : « Si jamais l’Europe permet le rétablissement de l’autorité turque en Bulgarie après les horreurs qui s’y sont commises, il faudra désormais qualifier de crime toute protestation qui aura été faite contre un des gouvernemens les plus intolérablement mauvais, et toute condamnation prononcée contre une révoltante tyrannie. »

O. K. ne fait pas de la diplomatie ; elle n’adoucit pas sa voix ; elle ne dissimule pas sa pensée. Russophile ardente comme Katkof et Aksakof, elle s’en prend même à ses compatriotes qui trahissent la cause sainte à laquelle elle s’est dévouée. Après le traité de Berlin, elle accuse de faiblesse et de lâcheté les diplomates de Saint-Pétersbourg qui restituent aux Turcs la moitié de la péninsule des Balkans, presque entièrement affranchie à San-Stefano. Son langage est même si vif que son volume a été interdit en Russie, ce qui prouve, soit dit en passant, qu’il n’a pas été écrit sous la dictée du prince Gortchakof, comme on l’a prétendu. Mesure étrange et singulièrement aveugle, car jamais la politique russe n’a été exposée et défendue avec plus d’esprit, plus de verve et par des argumens mieux choisis pour y rallier les libéraux en Occident. Comme le remarque très justement M. Gladstone, le mérite du livre, c’est qu’il dit nettement et fortement ce qu’il veut dire, mérite rare dans tout ce qui sort des plumes russes, car elles aiment d’ordinaire les sourdines, les demi-teintes et les demi-mots, comme les gens qui craignent d’en trop dire.

Mais quel est donc l’écrivain qui se dérobe sous ces deux initiales O. K. ? Un article que publiait récemment le Quarlerly et qu’on attribue, — j’ignore si c’est avec raison, — à lord Salisbury, donne à ce sujet quelques détails qui ne manquent point d’intérêt. O. K. est Olga de Kiréef, et l’empereur Nicolas a été son parrain, ainsi que celui de ses deux frères, Alexandre et Nicolas. L’aîné, le général Kiréef, est attaché au grand-duc Constantin. Le plus jeune, qui était colonel, est tombé d’une mort héroïque dans la guerre de Serbie, en conduisant des milices contre les Turcs. Il était parti, un des premiers, comme volontaire. Kinglake raconte cet émouvant épisode dans la préface de sa nouvelle édition de la Guerre de Crimée. Les Serbes reculaient. Pour les entraîner, Kiréef marche en avant, le sabre au poing. Une balle lui casse le bras. Il reprend l’épée de l’autre main et continue à marcher. Une seconde balle le jette à terre. Il se relève et criant : « En avant ! » s’avance encore de quelques pas, quand une nouvelle décharge le tue enfin. C’était le 6 juillet 1876. Ainsi que le rappelle l’éminent historien d’Elisabeth, M. Froude, dans les quelques pages placées en tête du volume de O. K., cette mort héroïque du premier volontaire russe sur la terre de Serbie, excita dans toute la Russie une émotion profonde. Ce devint une légende colportée jusque dans les moindres villages, commentée par les popes, chantée par les poètes populaires, et c’est alors que le mouvement pour la guerre prit ce caractère d’enthousiasme national qui entraîna Saint-Pétersbourg, resté très froid jusque là. C’est à ce martyr de la grande cause slave que sa sœur dédie son livre.

Olga de Kiréef avait épousé le général Ivan de Novikof, aide de camp du grand-duc Nicolas et chancelier de l’université de Kief. Il est le frère d’Eugène de Novikof, longtemps ambassadeur de Russie à Vienne, aujourd’hui ministre à Constantinople. C’est pendant un long séjour qu’elle fit, en 1871, dans la capitale de l’Autriche, chez son beau-frère, qu’elle commença à s’occuper de politique étrangère. Le chancelier de l’empire, M. de Beust, prit grand plaisir à causer avec elle, et la sincère amitié qu’il lui a vouée a survécu aux vicissitudes de la politique. Après. un dîner à l’ambassade ottomane auquel assistait Mme de Novikof, ainsi que son beau-frère et le chancelier, celui-ci lui envoya un quatrain en vers français, où il lui disait, en termes très galans, qu’elle devenait le trait d’union entre l’Autriche et la Russie. Le trait d’union était du reste charmant. Il avait les plus beaux yeux du monde, clairs, profonds, tantôt pétillans d’esprit, tantôt enflammés d’enthousiasme. M. de Beust fit à cette époque des propositions favorables aux intérêts des populations chrétiennes de la Turquie, et on prétendit que c’était pour plaire à l’enchanteresse qui parlait si bien en faveur de ses frères opprimés. Mais n’est-il pas plus simple de croire que M. de Beust comprenait quels étaient les véritables intérêts de l’Autriche ? En tout cas, M. de Novikof, l’ambassadeur, attacha grand prix à ce quatrain, où il voyait apparaître une phase nouvelle de la question d’Orient. Il l’envoya, parfaitement recopié, à Saint-Pétersbourg, où il repose encore, dit-on, dans la chancellerie impériale comme pièce diplomatique.

Le mouvement religieux des « vieux-catholiques » attira bientôt l’attention de Mme de Novikof. Elle se rendit à Munich pour voir le patriarche Döllinger et le savant professeur à l’université Froschhammer. C’est à ce sujet qu’elle entra en relations avec des ecclésiastiques anglais qui rêvaient une fusion de l’anglicanisme et du vieux-catholicisme avec l’orthodoxie grecque. Le Filioque était un grand obstacle. Mme de Novikof discuta longtemps ce point essentiel du dogme occidental. On ne parvint cependant pas à se mettre d’accord. Il fut décidé qu’on laisserait le Filioque « question ouverte, » an open question. M. Gladstone, dans sa lutte ardente contre le vaticanisme, avait pris, lui aussi, le chemin de Munich, et c’est ainsi que son amitié avec O. K. prit naissance. Chaque année maintenant, Mme de Novikof passe l’hiver à Londres, où elle voit beaucoup de monde, et depuis que la question d’Orient s’est rouverte, elle y défend de sa plume, aussi bien trempée qu’une fine lame de Tolède, les intérêts des Slaves. Ses premières Lettres au Northern Echo ont été réunies, il y a deux ans, sous le titre de : Is Russia wrong.

Une partie de la presse tory et même l’article, — cependant sérieux, — du Quarterly attribuent à l’influence de Mme de Novikof la politique slavophile de M. Gladstone et ses attaques contre l’Autriche. « Quiconque, y lit-on, a parcouru le livre de O. K. n’aura point de peine à trouver de quel maître M. Gladstone a appris sa leçon contre l’Autriche. Il n’a pas dédaigné d’emprunter ses faits et ses argumens à une dame que le patriotisme, le talent littéraire et la bonne foi n’empêchent pas d’être, l’apôtre de cette « Russie de Moscou » qui, pour délivrer les Slaves, menace l’Europe d’une série interminable de guerres, » Et le Quarterly cite de O. K. quelques mots assez durs à l’adresse de l’Autriche. « C’est une plaisanterie qui se fait assez souvent à Moscou, écrit-elle, que l’homme malade » de Constantinople étant in articulo mortis, l’attention de l’Europe sera bientôt tournée vers « la femme malade » de Vienne-Pesth. » Et ailleurs : « Metternich prétendait que l’Italie est une expression géographique. Le prince Gortchakoff a dit avec bien plus de vérité que l’Autriche n’est pas une nation, pas même un état, mais uniquement un gouvernement. » L’écrivain du Quarterly, — qui décidément ne peut être lord Salisbury, — fait vraiment beaucoup d’honneur à O. K. Non-seulement elle serait parvenue à atteler au char du slavisme, comme deux coursiers dociles, M. de Beust et M. Gladstone, mais elle aurait presque opéré la réconciliation entre l’orthodoxie d’Orient et le schisme d’Occident, et aujourd’hui elle serait la belle, mais sanguinaire walkyrie du panslavisme, non moins victorieuse dans le ballot anglais que sur les champ s de bataille de la Turquie. Ceux qui ont l’honneur de connaître O. K. ne seront pas étonnés du pouvoir qu’on lui attribue ; mais en vérité, c’est pousser trop loin la théorie, si souvent déjà appliquée à l’histoire, du « Cherchez la femme. »

La politique de M. Gladstone n’est-elle donc pas celle de son ami Cobden, qui dès 1840 annonçait que le moment viendrait où, en Angleterre nul n’oserait plus élever la voix pour soutenir les Turcs ? Lord Carlisle n’avait-il pas écrit en 1854 : « Quand vous quittez les splendeurs que Constantinople doit à la nature plus encore qu’aux hommes, que trouvez-vous sur toute la surface d’un pays favorisé par le meilleur climat et qui fut autrefois le séjour de l’art, des lettres et de la civilisation ? Voyez par vous-même ou interrogez ceux qui vivent là-bas : il n’y a que villages abandonnés, plaines laissées en friche, montagnes hantées par des brigands, des lois inexécutées, une administration corrompue, une population qui disparaît, et le désert qui gagne. » Et cet homme d’état éminent, le comte Grey, ne disait-il pas à la chambre des lords, en mai 1861 : « Je suis persuadé que cette chambre ne voudrait plus approuver la dépense d’un shilling pour une nouvelle et vaine tentative de prolonger l’existence de la Turquie. » M. Gladstone n’a pas eu besoin de regarder par les yeux de O. K. pour voir ce qui est désormais évident. L’empire ottoman occupait autrefois toute la côte africaine de la Méditerranée, toute l’Asie-Mineure, et en Europe il s’étendait jusqu’aux portes de Vienne et jusqu’au nord de la Mer-Noire. On se baigne encore dans les bains construits à Pesth par les Turcs, et Vienne, délivrée par Sobieski, n’est pas un souvenir si lointain. L’Autriche leur a enlevé la Hongrie et la Transylvanie ; la Russie, la Bessarabie et la Crimée ; la France, l’Algérie. L’Europe coalisée a brisé définitivement leur puissance navale à Navarin, et elle a émancipé successivement la Grèce, la Roumanie, la Serbie, l’Égypte, la Bosnie et enfin une partie de la Bulgarie. La Turquie recule si vite qu’il y a treize ans à peine je voyais les derniers soldats ottomans quitter la citadelle de Belgrade. Une décadence qui se continue ainsi pendant trois siècles peut être considérée comme une loi historique. Elle doit tenir à des causes économiques dont l’action ne s’arrêtera pas. Ce n’est donc pas la politique de M. Gladstone, tenant compte des faits, qu’il faut expliquer, c’est celle du précédent cabinet, voulant tenir un mort debout, qui est inexplicable.

L’hostilité des Anglais qui se disent conservateurs contre la Russie provient de ce qu’à leurs yeux, tout agrandissement des Russes soit en Europe, soit en Asie, est un danger pour l’Inde. Ce danger, croient-ils, peut se présenter sous deux formes : sous la forme d’une attaque directe dirigée contre la frontière indienne par l’Afghanistan ou par la Perse, péril encore éloigné, et sous la forme d’une menace contre le passage des Anglais par l’Égypte, péril plus prochain, soit que les Russes occupent Constantinople, soit qu’en Asie-Mineure ils viennent à se rapprocher des côtes de la Méditerranée et par suite de l’isthme de Suez. En vertu de cet axiome de la sagesse antique : Principiis obsta, la base de toute la politique anglaise en Orient était donc de s’opposer à tout ce qui peut favoriser l’extension du territoire ou de l’influence de la Russie. D’après O. K., ces craintes n’ont aucun fondement. Elle s’efforce de prouver, l’histoire en main, que jamais la Russie n’a songé à occuper Constantinople. En 1828, l’armée russe victorieuse n’avait qu’à y entrer. L’empereur Alexandre se contenta, au traité d’Andrinople, de stipuler des garanties en faveur des sujets chrétiens du sultan, et cependant Wellington croyait qu’il aurait mieux valu dès lors en finir avec l’empire ottoman[1], et lord Holland disait en plein parlement : « Comme citoyen du monde, je regrette que les Russes n’aient pas pris Constantinople[2]. » En 1833, des troupes russes occupèrent Constantinople pour défendre le sultan contre l’armée victorieuse de Méhémet-Ali. Lord Palmerston, en justifiant l’acquiescement donné par l’Angleterre à cette mesure, disait : « Je doute que le peuple russe acceptât le transfert du pouvoir et de la résidence impériale dans les provinces méridionales, conséquence inévitable de la conquête de Constantinople par la Russie, et si nous avons consenti à l’occupation temporaire de cette capitale par les troupes russes, c’est parce que nous avons pleine confiance dans la bonne foi de la Russie, qui ne tardera pas à rappeler ses troupes. » C’est ce qui eut lieu en effet.

Dans la fameuse conversation où l’empereur Nicolas exposait à sir Hamilton Seymour, avec une prévoyance que les événemens ont si complètement justifiée depuis, la nécessité de s’entendre pour le cas de décès de « l’homme malade, » il déclara formellement qu’il n’avait nulle intention de réclamer Constantinople pour lui. Dans une dépêche en date du 18 mai 1877, le prince Gortchakof s’exprime ainsi : « En ce qui concerne Constantinople, le cabinet impérial ne peut que répéter que l’acquisition de cette capitale est exclue des vues de sa majesté l’empereur. Nous reconnaissons qu’en tout cas, l’avenir de Constantinople est une question d’intérêt commun qui ne peut être réglée que par une entente générale. Ce qui doit être admis, c’est que cette ville ne peut appartenir à aucune des grandes puissances. »

En 1878, au moment où les armées russes allaient franchir le Danube, l’empereur Alexandre tint à rassurer le cabinet de Saint-James, et l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, Lord Loftus, se rendit à Livadia. L’empereur lui dit : « Tout ce que l’on a raconté du testament de Pierre le Grand et des vues de Catherine II sont de purs fantômes. L’acquisition de Constantinople serait un malheur pour la Russie. Il n’en est pas question, et cette idée n’a jamais été non plus celle de mon père. » L’empereur alla jusqu’à donner sa parole d’honneur qu’il n’avait nulle envie d’acquérir Constantinople : « On attribue à la Russie, dit-il, l’intention de conquérir l’Inde et de prendre Constantinople. Y a-t-il rien de plus absurde ? La conquête de l’Inde est une impossibilité absolue et quant à l’acquisition de Constantinople, j’en donne l’assurance la plus formelle, je n’en ai ni l’intention ni le désir[3]. » C’est dans cette même conversation que l’empereur émit l’idée de l’occupation de la Bosnie par l’Autriche.

Je crois que O. K. a raison quand elle affirme que la Russie ne songe pas à aller actuellement à Constantinople. L’un des politiques les plus clairvoyans de la Russie, le général Fadéef, en a clairement indiqué les motifs. Les Russes ne peuvent occuper le Bosphore sans être maîtres du Bas-Danube. Or ni l’Autriche, ni même l’Allemagne ne permettront jamais que le Danube, die blaue Donau, passe aux mains des Slaves. La conquête de Constantinople n’est donc possible qu’à un vaste état panslave, qui se serait d’abord annexé toutes les provinces habitées par cette race jusqu’en Bohême, après avoir écrasé l’Autriche et l’Allemagne. C’est pourquoi le général Fadéef a pu dire que le chemin qui mène de Saint-Pétersbourg à Moscou passe, non-seulement par Vienne, mais par Berlin[4]. Mais de ces considérations si bien fondées et si décisives résulte-t-il que l’imagination russe, plus ardente que la nôtre, s’interdise de se transporter sur les flots bleus de la mer de Marmara ? Il n’y a guère dans le monde que deux pays qui, en fait d’avenir, puissent se permettre les « longues pensées » : ce sont les États-Unis et la Russie. Eux seuls ont devant eux des espaces immenses où il y a place pour des centaines de millions d’êtres humains. Les autres états civilisés, — l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, — peuvent être grands par la pensée ou par l’art, ce qui est au fond la vraie grandeur ; ils peuvent être heureux comme le sont la Suisse ou la Belgique malgré leur petitesse ; mais relativement à ces colosses de l’avenir, ils tomberont au second rang pour la population et par conséquent pour la force militaire. Quand la Russie aura deux cent millions d’habitans, le chemin dés Dardanelles lui sera-t-il encore fermé ?

Je me rappelle avoir vu dans le journal satirique de Berlin, le Kladderadatsch, un dessin humoristique qui caractérisait bien ce côté de la question d’Orient. Un cosaque, caché sous les branches d’un sapin tout couvert de neige, contemplait amoureusement une houri balancée dans les grandes feuilles retombantes d’un palmier » Au-dessous on lisait ces jolis vers de Heine :

Ein Fichtenbaum steht einsam
Im Norden auf kahler Höh !
Ihn schläfert ; mit weisser Decke
Umhullen ihn Eis und Schnee.
Er traümt von einer Palme,
Die fern im Morgenland
Einsam und schweigend trauert
Auf brennender Felsenwand[5].


Il est impossible que le panslavisme ne rêve pas à Constantinople, et il ne l’est pas moins qu’un vrai patriote russe ne soit pas panslave. A moins que l’Autriche ne devienne un second empire slave, il est probable que toutes les populations appartenant à cette race s’uniront un jour sous forme d’état unitaire ou de fédération. Quand Napoléon III exposait, dans une pièce diplomatique, la théorie des grandes agglomérations, il a été absolument imprudent, mais il indiquait néanmoins une des forces principales qui déterminent les événemens de notre époque. Au moment où la facilité des communications et des échanges, la similitude des lois, la connaissance des langues étrangères et en un mot tous les facteurs de la civilisation moderne, produisent une intimité de plus en plus grande entre les peuples de race différente, n’est-il pas naturel que les populations de même sang et de même origine cherchent à s’unir d’une façon ou d’une autre ? Elles y sont poussées et par la communauté de la langue, dont la littérature exalte l’importance, et par le besoin de se défendre contre les autres unités ethnographiques qui se constituent à côté d’elles. La panslavisme n’est donc pas1 une chimère, comme on le prétend souvent. C’est déjà aujourd’hui le rêve des vrais patriotes russes comme Kattof ou Aksakof et comme O. K. elle-même, et ce rêve, il est probable qu’il se réalisera un jour. L’unité de l’Italie a préparé l’unité de l’Allemagne, et l’unité germanique provoquera tôt ou tard la formation de l’unité panslave.

Comme le dit très bien O. K., il y a deux Russies. La Russie de Saint-Pétersbourg, officielle, cosmopolite, sceptique, qui s’en tient aux réalités d’aujourd’hui : c’est celle-là que l’Europe et surtout la diplomatie connaissent seule. Et il y a la Russie de Moscou, l’antique capitale, où le sentiment national est intense, la foi dans les grandes destinées du pays absolue et l’enthousiasme pour la cause slave sans bornes. C’est la Russie de Moscou qui a voulu la dernière guerre et qui l’a imposée à Saint-Pétersbourg, et certainement cette Russie-là est panslaviste. Kinglake, au début de son livre sur la guerre de Crimée, remarque que la politique russe en Orient a été presque toujours hésitante et pleine de contradictions. Napoléon Ier, au commencement du siècle, disait déjà en parlant du tzar : « Ils ont trop menacé Constantinople pour oser la prendre. » Ces hésitations et ces contradictions s’expliquent. La froide raison et Saint-Pétersbourg disent ! Non ; mais l’enthousiasme, la foi en l’avenir et Moscou disent : Oui. Si l’histoire nous montre qu’à différentes reprises, la politique russe a eu la sagesse de repousser l’occasion qui semblait s’offrir, elle nous fait voir aussi qu’en d’autres momens les souverains russes ne résistaient pas à la tentation. L’attraction du sud a agi de bonne heure sur les maîtres des froides et uniformes étendues de la plaine sarmate.

Dès le IXe siècle, les deux princes varègues Askold et Dir conduisent jusque devant Byzance leur flotte qu’une tempête engloutit sur la Mer-Noire. En 907, Oleg, avec deux mille vaisseaux, investit Constantinople, Czargrad, « la ville impériale » et force l’empereur grec à lui payer tribut. Comme affirmation de ses victoires, il suspend son bouclier à la Porte d’Or. Son successeur Igor revient à la charge ; mais sa flottille est détruite par le feu grégeois. Enfin en 944, la menace d’une nouvelle invasion force Byzance à payer un tribut et à signer un traité de commerce. Bientôt l’empereur Jean Zimiscès, menacé par la Bulgarie, qui était alors un état indépendant, appelle les Russes à son secours. Sviatoslaf, avec une armée de 60,000 hommes, que payaient les Grecs, bat les Bulgares, prend toutes leurs places et occupe leur pays. Zimiscès s’effraie de ce redoutable voisinage et réclame l’évacuation de la Bulgarie. Sviatoslaf répond en menaçant Byzance. La guerre éclate, et les Russes, vaincus à Silistrie, malgré leur bravoure, sont rejetés au-delà du Danube en 972. Soixante-dix ans plus tard, Yaroslaf le Grand, le Charlemagne de la Russie, envoie une expédition contre Constantinople. Mais les tempêtes de l’Euxin, le feu grégeois et l’épée de l’empereur Monomachus anéantirent les bandes russes, et huit cents prisonniers, les seuls survivans, conduits à Byzance, eurent les yeux crevés. Ce fut la dernière tentative de conquête faite au moyen âge.

La puissance de l’attrait que Byzance exerce sur Moscou vient de la religion. Constantinople et le temple de Sainte-Sophie sont pour l’orthodoxie grecque ce que Rome et l’église de Saint-Pierre sont pour le catholicisme ; c’est la ville sainte, la source et le centre de la foi. C’est de là que les apôtres Méthode et Cyrille ont apporté le christianisme aux Slaves du culte grec. A ces sentimens mystiques sont venus se joindre plus récemment les sympathies pour « les frères » d’au-delà du Danube et les exaltations de la théorie des nationalités dites ethnographiques. En 1786, Joseph II et Catherine II s’entendent pour détruire et dépecer l’empire ottoman. Chose curieuse, ce projet attribuait à l’Autriche à peu près ce qu’elle semble convoiter aujourd’hui : la Dalmatie, qui alors appartenait à Venise, la Bosnie, l’Herzégovine et la Serbie. On aurait donné en échange aux Vénitiens Chypre, la Crète et la Morée. La Russie se serait avancée jusqu’au Bug et aurait eu quelques îles dans l’Archipel. Enfin on aurait reconstitué l’empire grec, avec Constantinople comme capitale, au profit du grand-duc Constantin, le second fils de Paul Ier. La résistance des Turcs fut telle qu’il fallût renoncer à les exproprier.

En 1807, nouvelle tentative à Tilsit. L’empereur Alexandre réclame toute la partie orientale de la Turquie avec Constantinople. Napoléon ne voulut abandonner que les principautés et la Bulgarie jusqu’aux Balkans. Posant le doigt sur la carte à l’endroit du Bosphore, il s’écria : « Constantinople ! Constantinople ! jamais ! C’est l’empire du monde. » Depuis lors, tout porte à croire que la Russie à renoncé à s’emparer prématurément d’une position où elle ne pourrait se maintenir, et depuis la formation du nouvel empire d’Allemagne, elle en est certes plus éloignée que jamais. Son dessein. actuel semble être d’affranchir les Slaves dans la Turquie d’Europe et de s’approcher du Bosphore par la Turquie d’Asie, en s’avançant peu à peu le long des côtes de la Mer-Noire. Ce chemin, qui paraît plus long, a ce grand avantage qu’il n’alarme pas l’Autriche et l’Allemagne. D’après O. K., la Russie ne désirerait en ce moment rien au-delà de ce qu’elle avait stipulé dans le traité de San-Stefano, c’est-à-dire l’affranchissement de tous les pays habités par les Bulgares et des garanties d’un gouvernement tolérable pour les territoires laissés à la Porte. Les Russes voudraient même que le sultan continuât à régner à Constantinople, car à aucun prix ils ne pourraient admettre qu’elle fût occupée par l’une ou l’autre des grandes puissances. La difficulté de faire de Constantinople une ville libre et indépendante consiste, d’après 0. K., en ceci : c’est que la souveraineté de l’Asie-Mineure en dépend. Cette difficulté ne parait pas insurmontable, car on pourrait laisser la suzeraineté de l’Asie-Mineure au sultan, qui irait fixer sa résidence au-delà du Bosphore, à Brousse par exemple.


III

Les vues actuelles que O. K. attribue à la Russie sont précisément celles que défend M. Gladstone. Il les expose nettement dans l’article qu’il a consacré à l’examen du livre de O. K. Voici son programme en peu de mots. Constitution de provinces autonomes en Turquie : la terre slave aux Slaves, la terre hellénique aux Hellènes. Dans les districts où les deux races sont entremêlées, gouvernement mixte, où chacune d’elles serait représentée. Quant à Constantinople, on peut attendre, mais le jour où une solution deviendrait indispensable, « on n’aperçoit pas encore ce qui empêcherait d’en faire une ville libre et un port franc sous la garantie de l’Europe. » « Seulement, ajoute M. Gladstone, tout en voyant clairement le but où il faut tendre, il doit nous être permis de consulter le baromètre politique pour choisir le moment favorable de nous mettre en voyage ; car la mer peut encore devenir orageuse. »

Les adversaires de M. Gladstone ont prétendu qu’il voulait expulser les musulmans, with bag and baggage, « avec armes et bagages. » C’est une calomnie. Il entend qu’on respecte leurs droits comme habitans du pays, non moins que ceux des Grecs ou des Slaves. Mais ce qu’il veut, c’est mettre fin au détestable gouvernement du sultan et des pachas, et en cela quel est l’ami de l’humanité qui oserait lui donner tort ?

Mais, a-t-on dit, c’est jouer le jeu de la Russie. Eh ! comment ne voit-on pas que c’est précisément le contraire ? Tant que les Slaves de la Turquie ont été malheureux et opprimés, ils se tournaient inévitablement vers la seule puissance qui prenait franchement et énergiquement leur défense. Mais si tous les états s’étaient entendus pour les protéger, ils n’auraient pas réservé leur reconnaissance exclusivement pour la Russie : Plus les provinces soustraites à la domination de la Porte seront fortes, moins elles seront disposées à échanger leurs libertés et leur indépendance pour le régime autocratique que leur apporterait l’annexion à l’empire russe. Voyez l’énergique résistance opposée par la Roumanie à la rétrocession du coin de la Bessarabie. Demandez aux Serbes et aux Roumains s’ils veulent devenir les sujets du tsar. À ce point de vue, le traité de Berlin ne vaut pas le traité de San-Stefano, et le prétendu triomphe de lord Beaconsfield était une grande faute, au point de vue des vrais intérêts et de l’humanité et de l’Angleterre. Le ministre anglais a agi à Berlin contrairement au but qu’il poursuivait. Il pouvait faire une grande Bulgarie capable de se défendre et par conséquent de se passer du secours des Russes. En coupant la Bulgarie en trois, — une partie étant affranchie, l’autre à moitié autonome, la troisième restant asservie, — il a créé une nouvelle source de difficultés et justifié d’avance une nouvelle intervention russe.

Si l’on examine la carte ethnographique de la Turquie de Kiepert qui a servi de base aux décisions du congrès de Berlin, on voit que les Bulgares occupent le corps même de la Péninsule, c’est-à-dire le territoire borné au nord par le Danube jusqu’à Widin, à l’ouest par une ligne partant du Timok et touchant Nissa, Vrana, Uskub, Monastir jusqu’au lac de Kastoria, au sud par une ligne courbe dont les principaux points sont Bogotzico, Ostrovo, Salonique, Demirhissar, Hirmanly, Tchirmen, Binar, et enfin à l’ouest la Mer-Noire, sauf que, jusqu’à Varna, l’élément grec domine le long de la côte. Les Albanais occupent à l’est de l’Adriatique le territoire montagneux qui s’étend depuis Antivari et Podgoriza, aux frontières du Monténégro, jusqu’à Valona et Argiro-Castro au midi ; vers l’intérieur, il touche aux Bulgares le long des monts Grammos, Vitzi et Tchardagh jusqu’à Pristina et Vusitrin, qui sont déjà serbes. L’élément hellénique domine le long de la mer Egée, sur une épaisseur qui varie de 25 à 50 kilomètres, et en Épire, au sud de la frontière précédemment indiquée des Albanais et des Bulgares. Le traité de San-Stefano avait affranchi tout le pays bulgare, comptant près de 6 millions d’habitats, dont plus de 4 millions de race slave, On aurait pu former ainsi une principauté douée d’une force suffisante pour se défendre et, qui grâce à ses ressources naturelles, pouvait aspirer à devenir un petit état indépendant et prospère.

Le traité de Berlin, au contraire, a coupé la Bulgarie en trois parties, à qui elle a fait un sort différent, sans aucune raison appréciable. La partie de la Bulgarie située au nord des Balkans, avec 2,500,000 habitans, a été affranchie ; une autre partie, sous le nom de Roumélie orientale, avec 1,000,000 d’habitans, a reçu une certaine autonomie administrative sous la suzeraineté de la Porte ; enfin, la troisième partie, la Macédoine, avec 2,200,000 habitans a été restituée au sultan, c’est-à-dire livrée au désordre, à l’oppression, à la ruine, comme nous allons le montrer bientôt.

Dans quel dessein a-t-on dépecé ainsi un même peuple en trois tronçons, qui nécessairement s’efforceront de se réunir, parce que ce n’est qu’à cette condition qu’ils pourront vivre et prospérer ? Est-ce pour ne pas sacrifier les musulmans éparpillés parmi la population bulgare ? Mais il n’y en a pas plus au midi qu’au nord des Balkans ; car on en compte 38 0/0 dans la principauté affranchie, 35 0/0 dans la Roumélie orientale, et 40 0/0 dans la Macédoine, il faut noter d’ailleurs qu’un tiers au moins de ces musulmans sont de sang slave, les Pomaks par exemple.

Le congrès de Berlin a-t-ii voulu conserver quelque vie à ce fantôme qu’on décore encore du nom d’empire ottoman ? Si l’on voulait maintenir une Turquie capable de remplir la mission qu’on veut lui imposer, il ne fallait pas anéantir sa flotte à Navarin, ni affranchir successivement la Grèce, la Moldavie et la Vakchie, la Serbie, la Bulgarie, le Monténégro, la Bosnie et l’Herzégovine. La faute de l’Europe date de loin, et il est trop tard maintenant pour qu’elle rétablisse ce qu’elle a détruit.

Comment ! c’est après qu’on lui a enlevé ses plus belles provinces, que la Porte devrait aujourd’hui résister aux revendications de la Grèce, se faire obéir par les Albanais, contenir la Macédoine frémissante, défendre les Dardanelles, et jouer ainsi le rôle de grande puissance, alors que ses caisses sont vides, que ses troupes et ses fonctionnaires ne sont pas payés, et que bientôt le sultan lui-même n’aura plus de quoi subsister ? Ce qu’elle n’a pu faire alors qu’elle était dans toute sa force, elle devrait l’accomplir lorsqu’en réalité elle n’existe plus que de nom ? De cette situation pleine d’impossibilités doit sortir nécessairement le désordre, l’anarchie, la misère des populations, l’impuissance du gouvernement, et enfin la catastrophe finale. La Turquie créée par le traité de Berlin n’est pas née viable. Les faits de chaque jour le démontrent déjà. Mais si l’Europe n’intervient pas énergiquement, avant de succomber, définitivement, elle achèvera de ruiner les provinces qu’on lui a laissées.

Dans un mémoire adressé aux ambassadeurs de l’Europe à Constantinople, en novembre 1878, les Bulgares font bien ressortir l’injustice et les inconvéniens des solutions adoptées à leur égard. « L’unité de la Bulgarie, y est-il dit, devait paraître d’autant plus inviolable que les territoires compris dans les limites de la principauté bulgare créée parle traité de San-Stefano ont été peuplés, de temps immémorial, par dès Bulgares, deux qui voient dans la Bulgarie que reconnaissait ce traité une invention récente, devraient relire ces paroles d’un historien du XIIe siècle, qui connaissait bien les conditions ethnographiques de la péninsule des Balkans à cette époque. Guillaume de Tyr s’exprime en ces termes : « La nation bulgare occupe tout l’espace allant du Danube à Constantinople et à la mer Adriatique. En sorte que tout ce pays ayant une largeur de dix jours de marche et une longueur de trente jours est appelé Bulgarie. » Nous ferons remarquer que ces mots, étant écrits à une époque où la Bulgarie se trouvait sous la domination byzantine, se fondent uniquement sur la position ethnographique de notre race. »

Le mémoire montre ensuite qu’en morcelant la nationalité bulgare, on lui enlève les conditions indispensables pour qu’elle puisse, en se développant, devenir un élément d’ordre et de stabilité. Ce qu’il dit à ce sujet mérite d’être cité. « La situation économique faite aux Bulgares par le traité de Berlin n’est pas plus satisfaisante que leur nouvelle situation politique. On ne crée pas arbitrairement des unités économiques ; la nature elle-même fournit le cadre nécessaire pour l’établissement d’un ordre de choses tolérable à ce point de vue. Des pays qui, en vertu de leur situation géographique et dans l’intérêt de leur développement, doivent faire partie d’un seul et même état, ne peuvent être séparés sans dommage pour l’avenir de toute la région. Une population ainsi divisée est poussée à la révolte par la force même des choses ; il lui faut renverser les barrières opposées à son progrès matériel. »

Dans une dépêche adressée au secrétaire d’état pour les affaires étrangères, le 13 juillet 1878, lord Salisbury cite parmi les avantages obtenus au traité de Berlin celui d’avoir réduit la Bulgarie au tiers de ce qu’elle était dans le traité de San-Stefano, et d’avoir ainsi limité considérablement l’influence de la Russie dans cette région. Qui ne voit que le résultat sera tout opposé ? Les trois tronçons de la Bulgarie, séparés de force et contrairement à leur unité ethnographique, géographique et économique, s’efforceront, par tous les moyens, de se réunir comme ils l’étaient sous la domination turque, et comme l’ont fait la Moldavie et la Valachie, malgré le mauvais vouloir de l’Europe ; et, pour parvenir à leur but, ils seront toujours prêts à appeler les Russes, à moins que les autres puissances ne viennent aussi à leur aide. Au lieu de créer, conformément aux droits et aux intérêts des populations, une Bulgarie forte, unie, satisfaite, en état de se défendre contre les Turcs et de se passer du secours de l’étranger, on a créé une source nouvelle de tiraillemens, de complications et de luttes.

Pour arriver à ce déplorable résultat, le ministère Beaconsfield n’a pas hésité à remettre aux mains du Turc la Macédoine bulgare, dont la condition est si malheureuse que l’Europe devra forcément intervenir pour y mettre un terme.

L’enlèvement même d’un commissaire anglais, le colonel Synge, et sa mise à rançon, donne l’idée de la sécurité qui règne dans cet important pays. Voici le tableau qu’en trace le marquis de Bath dans son excellent livre on Bulgarian Affairs. « La Macédoine offre le triste exemple du sort d’une province sous la domination turque. Partout règne l’anarchie. Le gouvernement n’a nul pouvoir ou il refuse de l’exercer. Il n’y a ni ordre, ni justice, ni sécurité, pas plus pour les propriétés que pour les personnes. La ligne de chemin de fer n’offre de protection que jusqu’à quelques centaines de yards des stations. Hors des murs des villes, la vie est sans cesse en danger. Les marchands n’osent pas voyager d’une localité à une autre sans escorte, et encore de temps en temps ils sont enlevés par les brigands, trop souvent de connivence avec les gendarmes. Chaque jour des assassinats sont commis par les beys turcs ou albanais ou par leurs adhérens, qui outragent les femmes, pillent les villages ou les obligent à se racheter de leurs violences. Naturellement il n’y a rien à attendre des autorités turques, ni protection, ni répression des crimes, qui, restant impunis, se multiplient de plus en plus. » Un voyageur anglais, Kinnaird Rose, qui a récemment visité la Macédoine, confirme. ce que dit lord Bath. Déjà, près de la frontière de la Roumélie orientale, à Samakof, Sofia, Tatar Bazardjik, il rencontre des milliers de réfugiés qui avaient quitté la Macédoine pour échapper à la mort. Le consul anglais à Sofia, M. Gifford Palgrave, estimait que sur 20,000 de ces malheureux 10,000 étaient morts de misère, de faim et du typhus. Pour punir une incursion faite par des Bulgares de la Roumélie, les Turcs, dans le district de Melnik, pillent et brûlent 64 villages chrétiens et massacrent 1,483 personnes, hommes, femmes et enfans. Les petites villes de Banya et de Bansko sont livrées aux flammes après que tous ceux qui n’ont pu fuir ont été égorgés. Ces horreurs ne doivent pas surprendre. Elles ne sont que l’application d’un système qui a pour but de modifier les conditions ethnographiques de la Macédoine par le fer et par le feu. Les Bulgares revendiquent la Macédoine parce qu’elle est, prétendent-ils, habitée par leur race. Eh bien ! se disent les Turcs, cette race, nous l’extirperons, nous rendrons le sort des habitans si malheureux qu’ils fuiront ou qu’ils résisteront, et s’ils résistent, nous les tuerons. En même temps nous appellerons les musulmans de la Roumélie affranchie, nous ferons revenir les Circassiens, malgré la stipulation du traité de Berlin, nous dévorerons tout dans le pays, jusqu’à ce que les habitans meurent de faim, et de cette façon nous ferons de la Macédoine une terre complètement mahométane. Le colonel Synge affirmait à M. Kinnaird Rose que près de 120,000 Turcs s’étaient déjà ainsi répandus dans le pays pour en vivre comme une armée ennemie. Voilà les premiers résultats de la victoire diplomatique de lord Beaconsfield.

Pour défendre le pays contre les Grecs et, éventuellement, contre l’Autriche, la Porte y a concentré un corps d’armée de 40,000 hommes qui, depuis plus de deux ans, dit M. Kinnaird Rose, ne reçoivent plus de paie et vivent donc à merci sur les habitans. Un fléau pire encore, ce sont les gendarmes, les zaptiehs, qui doivent maintenir l’ordre. Ils ne subsistent qu’en dévalisant les malheureux paysans. Quand ceux-ci ne leur donnent pas assez d’argent, ou ne peuvent leur livrer tous ce qu’ils exigent, ils ont recours à toutes les formes de la torture. Des consuls ont cité à M. Kinnaird Rose des faits horribles. Ici ils pendent les malheureux chrétiens par les pieds et les enfument ; ailleurs ils les enduisent de pétrole et de plumes et les brûlent ; d’autres fois ils les dépouillent de leurs vêtemens et les attachent à des arbres, l’hiver, jusqu’à ce qu’ils soient gelés. Souvent ils enlèvent les jeunes filles ou les outragent sous les yeux de leurs parens. Les missionnaires américains à Monastir comptaient dans les environs immédiats de la ville 250 assassinats, en moins d’une année, et tous impunis. Un Turc peut tuer un chrétien sans crainte, car, pour être relâché, si par exception il est pris, il n’a qu’à invoquer la légitime défense[6].

Les paysans musulmans, d’ordinaire bons et inoffensifs, surexcités par le fanatisme religieux et par l’exemple des soldats, attaquent aussi leurs voisins bulgares. Dans le district de Mallaish, une bande de Turcs armés se jette sur le village de Metrosin, sous prétexte qu’on y prépare une insurrection. Toutes les maisons au nombre de cent sont pillées, La bande se dirige vers le village voisin ; de Bairovo, où sont stationnés quelques soldats de l’armée régulière. Tous ensemble se précipitent sur les maisons des chrétiens, les pillent, y mettent le feu, et tuent à coups de fusils ceux qui tentent de fuir. Les jeunes femmes sont réservées pour d’autres barbaries et ensuite égorgées. Ces faits s’expliquent par la situation même de la province, et ceux qui l’ont créée sont responsables des atrocités qui en sont la conséquence presque inévitable. Les musulmans sont exaspérés de leur défaite et de l’affranchissement de la Bulgarie et de la Roumélie. Ils savent que les chrétiens de la Macédoine n’ont qu’un désir, se réunir à leurs frères émancipés. Ils peuvent donc se croire menacés. En tout cas, ils se savent en présence de l’ennemi de leur race et de leur religion. Ils sont armés jusqu’aux dents, et les infortunés Bulgares n’ont aucun moyen de se défendre. Comment leurs passions surexcitées, que rien ne retient, ne les porteraient-elles pas à toutes les violences ? D’ailleurs, l’un des commandans de l’armée n’est-il pas Chefket-pacha, le héros des massacres de la Bulgarie, et n’est-ce pas là un encouragement à toutes les violences ?

Les impôts sont un autre moyen de ruiner les chrétiens. Ils ont d’abord à payer une taxe pour l’exemption du service militaire. L’impôt foncier est réparti par village et ensuite par famille. Mais les taxateurs sont des musulmans, et naturellement ils taxent les chrétiens quatre fois plus que leurs coreligionnaires. On estime que les premiers paient 70 pour 100 du produit de leurs terres. Aussi la culture recule de toutes parts. Le désert se fait dans ce riche pays, que la liberté et la sécurité transformeraient en un paradis.

L’Europe ne peut tolérer la prolongation d’une semblable situation, car elle l’a créée à Berlin, et en vertu du traité qu’elle y a signé, elle a le droit d’y mettre un terme. L’article 28 porte que des réformes sérieuses dans le genre de celles introduites en Crète seront appliquées dans les provinces restées soumises à la Porte. Le projet de réforme doit être élaboré par une commission où l’élément indigène sera largement représenté, et il doit être soumis à la ratification de la commission européenne de la Roumélie orientale[7]. La note de lord Granville aux autres puissances demandant la mise à exécution des stipulations du traité de Berlin n’aura pas oublié ce point important, et sans doute à Constantinople M. Goschen et le commissaire lord Edmond Fitz-Maurice y appelleront l’attention toute particulière du sultan. Il appartient surtout à la France, qui heureusement n’a à poursuivre en Orient aucun intérêt égoïste, d’élever la voix en faveur des droits méconnus de l’humanité et de soutenir les justes réclamations du cabinet Gladstone.


IV

Le côté le plus discutable des vues de M. Gladstone sur l’Orient, c’est son appréciation du rôle qui y est réservé à l’Autriche. Cette appréciation, nous la trouvons exposée, avec une grande netteté et dégagée de toutes les vivacités de langage de ses discours, dans l’étude qu’il a consacrée récemment au livre de O. K. L’Europe, dit M. Gladstone, est déterminée à ne pas tolérer que Constantinople tombe aux mains de la Russie. Mais ce serait un fâcheux et périlleux moment que celui où l’Autriche tenterait d’y prendre sa place. Il ne s’agit pas d’une Autriche transformée et devenue slave, mais de l’Autriche actuelle qui, en Orient, s’est toujours montrée hostile à l’émancipation des populations chrétiennes et qui, en Bosnie, d’après les témoignages les plus récens et les plus dignes de foi, s’efforce d’étouffer le sentiment national. Cette attitude de l’Autriche doit nécessairement avoir pour but de faire apparaître aux yeux des Slaves de la Turquie la Russie comme l’unique défenseur de leur nationalité et de leur foi et, par conséquent, de les livrer à son influence exclusive. Le comte de Beust avait mieux compris la vraie mission de son pays quand il proposait à l’Europe de favoriser dans la péninsule des Balkans la création d’états chrétiens autonomes. Mais en faisant de la politique antislave en Orient, l’Autriche porte atteinte aux droits de l’humanité et compromet son propre avenir, car elle pousse dans les bras de la Russie tous ses sujets slaves qui forment la majorité dans l’empire dualiste. Dans sa lettre au comte Karolyi[8], M. Gladstone ne retire rien de cette appréciation, ou plutôt il la confirme. Il y dit, en effet, ce qui suit : « En ce qui touche mes répugnances pour la politique étrangère de l’Autriche en des temps où elle portait son activité au-delà de ses frontières, je ne cacherai pas à votre excellence que de graves appréhensions avaient été excitées dans mon esprit que l’Autriche ne voulût jouer dans la péninsule des Balkans un rôle hostile à la liberté des populations émancipées et aux espérances raisonnables et garanties des sujets du sultan. Ces appréhensions se fondaient, il est vrai, sur des témoignages non officiels, mais ils n’émanaient pas de personnes hostiles, et c’étaient les meilleurs qui fussent à ma disposition. Votre excellence a aujourd’hui la bonté de m’assurer que son gouvernement n’a aucun désir d’étendre les droits qu’il tient du traité de Berlin ou d’y ajouter et que toute extension semblable serait actuellement préjudiciable à l’Autriche-Hongrie. » Évidemment, M. Gladstone fait allusion au rôle destiné à l’Autriche en Orient par l’accord austro-allemand de Vienne, avec le consentement du cabinet Beaconsfield. Parlant dans cette lettre, datée du foreign office, 6 mai 1880, en sa qualité de ministre de la reine d’Angleterre, il ne retire son opposition que sur la promesse faite par l’ambassadeur d’Autriche que cette puissance s’en tiendra aux droits que lui concède le traité de Barlin. Or ces droits se réduisent à l’occupation temporaire de la Bosnie et de l’Herzégovine, tandis qu’il est évident que l’Autriche entend bien garder ces provinces définitivement.

L’hostilité avouée de M. Gladstone à toute extension de l’influence autrichienne est-elle justifiée ? Question importante, car des résolutions et de l’avenir de l’Autriche dépend le triomphe ou l’échec du panslavisme. Si l’Autriche combat les légitimes aspirations des populations slaves, elle mérite l’opposition de M. Gladstone et, de plus, elle se suicide. Si, au contraire, elle accepte la mission de protéger sans arrière-pensée le développement des états autonomes qui s’élèvent sur les ruines de la Turquie, elle les attirera dans son orbite, et un jour, sous une forme ou sous une autre, tout l’Orient lui appartiendra. L’Europe, dans ce cas, doit la soutenir, car elle agira au profit de l’humanité et de la civilisation, et elle préviendra la création de l’unité panslaviste. Le rôle de l’Autriche lui est d’ailleurs imposé par sa constitution ethnographique. En effet, elle contient en nombres ronds 8 millions d’Allemands, 5 millions de Magyars et 16 millions de Slaves, non compris le million et demi de Serbes, de la Bosnie et de l’Herzégovine ; les Slaves sont donc en notable majorité. Dispersés dans l’empire, appartenant presque exclusivement à la classe rurale, en général, jusqu’à ce jour, sans instruction, sans richesse, sans influence, ils étaient à la merci des Allemands et des Magyars. Mais ils se réveillent, et depuis quelque temps, ils ont pris conscience de leur nationalité. Le progrès inévitable de la civilisation leur apportera des richesses et des lumières, et il faudra compter avec eux. Déjà le ministère actuel a fait d’importantes concessions aux Tchèques. Dans l’avenir, il deviendra impossible de gouverner contrairement aux intérêts et aux vœux de la majorité des populations. Et si, dans leur égoïsme étroit et aveugle, les Allemands et les Hongrois qui gouvernent tentent de le faire, ils prépareront l’agrandissement de la Russie.

Au moment où l’armée autrichienne allait franchir la Save, le chef du cabinet hongrois, M. Tisza, afin de justifier l’occupation de la Bosnie aux yeux des Hongrois, disait : « Notre but, c’est de mettre le pied sur la tête du serpent slave, » Si, en effet, l’Autriche en s’avançant jusqu’à Novi-Bazar n’a eu d’autre but que de séparer la Serbie du Monténégro, d’empêcher l’affranchissement de la Macédoine et de s’opposer aux progrès de la nationalité slave dans la péninsule des Balkans, on peut dire que cette politique est contradictoire et inintelligente. En janvier 1879, je rencontrai à Rome, chez M. Mingnetti, Le grand apôtre des Slaves méridionaux, l’évêque de Diakovar, Strossmayer, qui était venu s’entendre avec le Vatican pour reconstituer les évêchés catholiques en Bosnie. Ce grand homme de bien exposait ses idées avec une merveilleuse éloquence, et l’italien, le français, l’allemand et le latin parlés avec une égale facilité suffisaient à peine à rendre les expansions du plus ardent patriotisme. « L’heure décisive approche pour l’Autriche, disait-il, et Dieu sait que je donnerais à l’instant ma vie pour elle. Mais en ces momens suprêmes les hommes qui la gouvernent comprendront-ils sa mission ? S’ils consentent à favoriser le développement national de la Bosnie, tout l’Orient se tournera vers nous. Si, au contraire, nous tentons de la dénationaliser au profit des Allemands et des Magyars, nous serons bientôt plus détestés que les Turcs, et l’Autriche marchera inévitablement à sa perte. »

Faut-il, avec M. Gladstone, considérer l’occupation de la Bosnie comme temporaire et hâter le moment où les Autrichiens l’évacueront ? Je pense au contraire qu’il y a des raisons sérieuses et permanentes qui font désirer que les maîtres de la Dalmatie le soient aussi de la Bosnie et de l’Herzégovine. Il y a d’abord des raisons de convenance géographique que j’ai indiquées ici même il y a douze ans déjà[9]. Comme le disait un jour un guide monténégrin à Mme Muir Mackenzie, la Dalmatie sans la Bosnie, c’est un visage sans tête, et la Bosnie sans la Dalmatie, c’est une tête sans visage. Faute de communications avec les pays qui s’étendent derrière eux, les ports dalmates qui portent de si beaux noms ne sont plus que des bourgades complètement déchues de leur ancienne splendeur. Ainsi Raguse, jadis république indépendante, a 6,000 habitans ; Zara, 9,000 ; Sebeniko, 6,000. Cattaro, situé au fond de la plus belle baie qu’on puisse rêver, et où se creusent de toutes parts des bassins naturels assez vastes pour recevoir toute la marine de l’Europe, Cattaro a 2,078 habitans. Dans ces cités appauvries, des mendians habitent les palais de Dioclétien et des anciens princes du commerce, et le Lion de Saint-Marc ouvre encore ses ailes de marbre sur des bâtimens qui tombent en ruine. L’unique moyen de rappeler l’activité dans ces ports déserts, c’est évidemment de les réunir par des routes et des chemins de fer aux villes bosniaques. La Bosnie, à son tour, pour prospérer doit rentrer en possession de son littoral qui lui appartient de par l’histoire, la géographie et l’ethnographie. L’Autriche seule peut accomplir cette réunion.

Les difficultés intérieures dans la Bosnie et l’Herzégovine justifient aussi l’occupation autrichienne. Dans ces provinces, on compte environ 400,000 mahométans, 700,000 grecs unis et 190,000 catholiques ; tous sont Slaves, identiquement de la même race ; mais les mahométans possèdent la propriété et forment la classe dominante. Ils descendent des familles qui, lors de la conquête turque, en 1463, se sont converties à l’islamisme pour conserver leurs propriétés, et depuis lors, abusant de leur prépondérance politique, ils ont enlevé les terres aux rayas par une série d’usurpations successives. Ceux-ci sont tenus de payer à leurs maîtres une redevance, la tretina, qui équivaut au tiers et parfois à la moitié du produit. La perception très arbitraire des impôts et de la tretina donnait sans cesse lien à des troubles et à des insurrections agraires, comme celtes qui en 1875 ont rouvert la question d’Orient. C’est exactement la même situation qu’en Irlande. Les propriétaires et les tenanciers sont de culte différent, et ainsi les conflits économiques se compliquent d’hostilités religieuses. Avec une autonomie locale sans contrôle, il eût été à craindre que la guerre civile n’éclatât entre des classes aigries par tant d’années de querelles et de luttes. Les Autrichiens ont donc à accomplir ici une mission d’ordre et de paix. La question agraire pourrait être résolue à peu près comme elle l’a été en Hongrie. On accorderait aux rayas une tenure perpétuelle, moyennant le paiement de la tretina convertie en une redevance fixe en argent, calculée d’après le prix des denrées avant l’occupation et toujours rachetable. Le cultivateur deviendrait ainsi propriétaire, et la hausse inévitable des prix diminuerait sans cesse la charge de la redevance.

Malheureusement les Autrichiens sont, paraît-il, disposés à favoriser en tout les musulmans. Ils semblent considérer l’élément slave comme un ennemi à combattre, et quoique les musulmans soient ici de même race que les autres Bosniaques, qui sont grecs orthodoxes ou catholiques, ils tâchent de se les concilier, parce qu’ils sont la classe dominante d’abord, et en second lieu, parce qu’ainsi l’Autriche sera mieux vue par les Turcs de la Macédoine[10]. On dit aussi que l’administration autrichienne proscrit tant qu’elle le peut l’usage de la langue nationale, de l’écriture cyrillienne et même de la lyre serbe, de la guzla, ce symbole de la nationalité, et qu’elle fait des tentatives de germanisation. Ces pitoyables mesures seraient à la fois vaines et fâcheuses. Elles seraient vaines, car, loin d’étouffer le sentiment national, elles le surexciteraient jusqu’au fanatisme. Des barbares comme les Turcs peuvent étouffer un mouvement national, parce qu’ils égorgent au besoin tous ses partisans et parce qu’en ruinant le pays ils font un désert où ils peuvent maintenir leur domination. Un gouvernement civilisé fait tout le contraire. Il ne peut pas ne pas favoriser le réveil des nationalités. Il fait régner l’ordre et la sécurité, il ouvre des routes et des chemins de fer, il crée des écoles. Ainsi le pays s’enrichit, s’éclaire ; comme l’enfant qui devient homme, il prend conscience de lui-même et ne tarde pas à revendiquer ses droits. Loin donc de pouvoir étouffer le sentiment national en Bosnie, elle le fortifiera, et par de mesquines tracasseries ou même par la persécution administrative, elle ralliera en un même faisceau les catholiques, les grecs et les musulmans, qui oublieront leurs divisions religieuses pour ne se souvenir que de la communauté de leur race et de leur origine. Déjà maintenant les petits états émancipés, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, craignent l’Autriche, et pour tout dire, la détestent. Cette hostilité ne se dissipera que si elle s’efforce, par tous les moyens, de garantir aux provinces qu’elle occupe provisoirement, d’après le traité de Berlin, une liberté réelle et un développement national. De cette façon, — et seulement ainsi, — elle acquerra les sympathies de toute la péninsule. Il est impossible qu’elle ne finisse pas par comprendre son véritable intérêt. Il est donc désirable que la Bosnie-Herzégovine reste définitivement réunie à la Dalmatie et à la Croatie, avec laquelle elle forme une véritable unité ethnographique, géographique et économique.

Mais est-il à souhaiter que, comme le désirait lord Salisbury et comme ne le veut pas M. Gladstone, l’Autriche s’étende au-delà ? La question est plus complexe. Un premier point paraît hors de doute : il faut s’efforcer de rétablir l’unité de la Bulgarie, morcelée par le traité de Berlin, contrairement à tous les droits, à tous les intérêts et à toutes les traditions. Seulement quel sera après l’avenir réservé à cette principauté ? A en croire sir George Campbell, cet avenir est assuré, et nul témoignage ne mérite plus de confiance, car sir George connaît à fond toute l’Europe, et dans les hautes fonctions qu’il a occupées longtemps aux Indes, il a pu comparer la valeur relative des races orientales. Les Bulgares forment un groupe compact de 5 à 6 millions d’âmes occupant des deux côtés de Balkans un des plus beaux pays de l’Europe. Le bois, la houille, le minerai, les textiles de toute espèce favoriseront le développement de l’industrie. Le sol est fertile. Les vastes plaines qui bordent le Danube et les vallées de la Maritza, du Vardar et de la Struma sont d’une fécondité merveilleuse. Les pâturages ne manquent pas et le bétail y abonde. Les céréales, la vigne, le mûrier, les champs de roses livrent des produits exceptionnels. D’après M. Barkley, ingénieur des chemins de fer[11], le Bulgare est un travailleur incomparable. Il cultive infiniment mieux, avec plus de soin et d’intelligence qu’aucune des autres races de l’Europe orientale. Près de Bucharest, ce sont des Bulgares qui viennent au printemps semer et récolter tous les légumes qu’on y trouve, et l’hiver ils repassent le Danube. En Roumanie, on les recherche de préférence comme ouvriers parce qu’ils sont sobres, laborieux, attentifs, intelligens et obéissans. Leurs qualités morales sont reconnues par tous les voyageurs et les consuls. Leurs voisins, les Serbes surtout, les accusaient de manquer de courage et d’énergie, parce qu’ils ne se soulevaient jamais contre les musulmans ; mais les milices organisées par les Russes, qui ont pris part à la dernière guerre, ont déployé beaucoup de fermeté, de bravoure et des aptitudes militaires remarquables. C’est grâce à eus que le passage de Schipka n’a pas été repris par les Turcs. L’instruction est répandue et recherchée, même dans les campagnes. Bons chaque village, on trouve une école entretenue aux frais des habitans.

Il n’y a qu’une voix pour reconnaître les progrès extraordinaires qu’ils ont accomplis en ces dernières années. Dans leurs villes, on rencontre déjà une classe moyenne qui s’instruit, qui s’enrichit, qui s’adonne au commerce, qui se bâtit de bonnes maisons. Délivrez-les du joug turc, — j’entends par là de l’impôt, des exactions et du désordre d’un gouvernement aux abois, — et avant vingt ans la Bulgarie sera plus avancée que la Roumanie. Elle a en effet sur celle-ci un grand avantage. La propriété y est encore plus divisée qu’en France, et en général ceux qui cultivent la terre la possèdent. Comme le remarque le marquis de Bath, il n’y a pas ici d’aristocratie vivant dans l’oisiveté, dépensant à l’étranger les revenus du pays et rapportant en échange les vices et les prodigalités de l’Occident. Le régime social est si essentiellement démocratique et égalitaire qu’il n’existe dans la langue bulgare aucun mot pour désigner une supériorité de rang. Il n’y a aucune trace de féodalité, ni aucun des amers souvenirs qu’elle a laissés dans le peuple, là même où elle a disparu. On ne rencontre pas non plus ici, comme en Bosnie ou ailleurs, une caste propriétaire vivant de redevances arrachées aux cultivateurs. Il n’y a donc nulle hostilité de classes, et les conflits agraires ne sont pas à craindre, bonheur inappréciable et garantie certaine d’un progrès pacifique et régulier.

Mais, objectera-t-on, ces populations sont-elles mûres pour se gouverner elles-mêmes ? Le docteur Rieger, l’éminent interprète et chef du mouvement tchèque, disait récemment au Reichsrath de Vienne un mot profond à ce sujet : « Tous les peuples sont mûrs pour la liberté ; seulement il faut que les libertés soient en rapport avec leur degré de culture, avec leurs conditions sociales et leurs nécessités spéciales. » Les Bulgares comme les Serbes sont habitués, depuis un temps immémorial, à une autonomie locale complète, car, ainsi que le dit lord Bath, les Turcs les dédaignaient trop pour les empêcher de régler leurs affaires comme ils l’entendaient, dans leurs villages et dans leurs communautés de famille. Ces libertés locales existent ici aussi complètes qu’en Suisse ; il suffit donc de les respecter et, ainsi que le propose sir George Campbell, il convient d’en faire la base de tout l’édifice politique. Il faut prendre pour modèle, non la centralisation française ou prussienne, mais la décentralisation suisse ou américaine. Que les principes du fédéralisme dominent toute l’organisation. Maintenez la décision des affaires là où elles naissent et où des hommes simples peuvent les connaître et les démêler. Les sauvages eux-mêmes appliquent le self government au sein de la tribu. Ne laissez arriver au centre que le règlement des intérêts les plus généraux. M. Jacini a, je crois, parfaitement démontré que l’une des causes de la marche imparfaite du régime parlementaire en Italie, c’est l’excès de la centralisation. Ne touchez donc pas au régime de démocratie absolue qui est en vigueur ici depuis toujours. La fédération des communes libres et autonomes constituant le canton et la fédération des cantons autonomes constituant l’état : tel est le système politique qui convient à la Bulgarie. Le marquis de Bath a suivi de près les débats de l’assemblée représentative, à Tirnova, et il pense que, si le prince et les conseillers renoncent à imposer intempestivement leurs volontés, la nouvelle constitution fonctionnera très régulièrement. L’essentiel est que le souverain ait confiance dans la liberté et dans son peuple. Léopold Ier, roi des Belges, a laissé en ce point un exemple à suivre. Lui aussi croyait que la constitution belge n’accordait pas assez de garanties à l’autorité, mais il a voulu en faire loyalement l’épreuve en laissant toujours le dernier mot à la volonté de la nation. « L’expérience belge, » comme il s’exprimait dans ses lettres à Stockmar, a admirablement réussi, et la Belgique, prospère et satisfaite, célèbre, cette année même, le jubilé semi-séculaire de la fondation de ses libertés, considérées un moment comme excessives. « L’expérience bulgare, » si elle est faite avec autant de bon sens et de bonne foi, donnera, on peut l’espérer, les mêmes résultats.

Si les Bulgares sont, en effet, capables de se gouverner eux-mêmes et de former une principauté dont l’avenir serait semblable à celui de la Roumanie et de la Belgique, la solution préconisée par Saint-Marc Girardin, par M. Gladstone et par O.-K., s’impose : la terre grecque aux Grecs, la terre albanaise aux Albanais, la terre bulgare aux Bulgares, et les Turcs réduits à l’impuissance de mal faire. Seulement il faut sans retard exiger la mise en vigueur des stipulations de l’article 23 du traité de Berlin, sinon le désordre et l’anarchie achèveront de ruiner les malheureuses provinces qu’on a restituées à un gouvernement expirant[12]. C’est le vœu de la Russie, c’est l’intérêt de l’Allemagne, et l’Autriche-Hongrie n’osera pas y faire obstacle. En Orient, la France actuelle et l’Angleterre de M. Gladstone peuvent marcher complètement d’accord ; car ni l’une ni l’autre n’y a un but égoïste à poursuivre. La France ne convoite certes ni la Morée, ni la Syrie, et l’Angleterre, qui naguère restituait les îles Ioniennes à la Grèce, ne demanderait peut-être pas mieux que d’évacuer Chypre, si elle le pouvait sans dommage pour le bien-être de l’île. Comme le rappelle M. Gladstone en termes éloquens, l’alliance franco-anglaise, qui a duré de 1830 à 1870, n’avait pour objet que de défendre la liberté ; elle n’a jamais été une tentation à faire le mal, et d’ordinaire elle créait une saine émulation pour défendre le bon droit. Jamais, à coup sûr, cette entente ne serait plus désirable et plus avantageuse qu’en ce moment pour le règlement des affaires turques.

De ce qui précède résulte-t-il donc que le rôle de l’Autriche se bornera à fusionner la Dalmatie et la Bosnie-Herzégovine ? Lorsque lord Salisbury annonçait au monde comme « la bonne nouvelle d’une grande joie (good tidings of great joy) que désormais l’Autriche monterait la garde sur les Balkans et qu’appuyée sur l’Allemagne, elle arrêterait toute nouvelle tentative des Russes au-delà du Danube, il dévoilait un plan arrêté entre lord Beaconsfield, le comte Andrassy et le prince de Bismarck dans les coulisses du traité de Berlin. C’était l’écho et la conséquence de la retentissante visite du chancelier allemand au chancelier autrichien. Lord Salisbury n’avait même pas hésité à faire entendre que l’héritier de « l’homme malade » devait être non la Russie, mais l’Autriche. Tout porte à croire que ces grands projets ne se réaliseront pas de sitôt. La sentinelle des Balkans n’aura pas à faire feu sur les cosaques traversant de nouveau le Danube. La Russie, on peut en être sûr, n’a nulle intention d’aller à Constantinople, car elle sait très bien, que d’ici à longtemps elle ne pourrait y rester. Quant à ses cliens, les peuples slaves de la péninsule, ils ont trouvé dans leur ennemi de la veille, l’Angleterre, un éloquent et puissant avocat dont les bonnes raisons peuvent être au besoin appuyées par la forte voix des cuirassés. L’ambition de l’Autriche n’aspire pas pour le moment à sortir du domaine économique, et tout ce qu’elle veut, semble-t-il, c’est la construction du chemin de fer qui, par Belgrade, Nish et Uskub, aboutira à Salonique. Or c’est la Staats-Bahn autrichienne qui l’exécutera probablement. Mais n’y a-t-il pas à craindre que le cabinet de Vienne, continuant la politique condamnée du cabinet tory, soutienne les Turcs et se trouve ainsi en opposition avec l’Angleterre et la Russie ?

Le nouveau chancelier, le baron de Haymerlé, est un esprit net et clairvoyant. Il a longtemps habité l’Orient, dont il parle toutes les langues. Il sait que le gouvernement turc a été placé dans des conditions qui rendent son existence impossible. Comment donc irait-il s’appuyer sur ce qui s’écroule, avec la certitude d’attirer sur lui l’animadversion et les colères de tous les Slaves, non-seulement des jeunes états des Balkans, mais des Slovènes et des Tchèques récemment réconciliés et qui désormais élèvent la voix au sein du Reichsrath ? Il est impossible que le cabinet de Vienne, cédant aux influences égoïstes du magyarisme le plus étroit, s’aliène les sympathies de la majorité de ses sujets pour prolonger de quelques années l’agonie de « l’homme expirant. » Au fond, lord Salisbury avait raison. La mission de l’Autriche est de constituer en Orient un second empire slave, et l’intérêt évident de l’Europe est qu’elle y réussisse. Je prie les adversaires de l’influence autrichienne, et spécialement M. Gladstone, de ne pas s’en tenir à l’heure actuelle, où il faut en effet constituer d’abord une Bulgarie autonome et unie, mais de considérer un instant l’avenir. Si nous jetons les yeux sur une carte ethnographique, nous y voyons un territoire slave qui s’étend depuis la mer Adriatique, la Mer-Noire et la mer Egée jusqu’au pied des montagnes qui séparent la Bohême de la Saxe. Ce territoire est habité par 24 millions d’hommes de même race, mais séparés par des frontières artificielles : 16 millions en Autriche, 8 millions en Turquie et en Serbie. D’autre part, en Roumanie, en Transylvanie et en Hongrie, nous trouvons un groupe parfaitement compact et arrondi de 8 millions de Roumains, dont 3 millions en Autriche. Quand on voit avec quelle puissance agit aujourd’hui la loi « des grandes agglomérations, » peut-on douter que ces groupes ethnographiques tendent à constituer un jour des unités politiques ? Il y a là à l’œuvre une force latente, incompressible, que tout seconde : les progrès de l’instruction, des échanges, de la richesse, de la démocratie, — qui grandira donc avec la civilisation et qui poussera invinciblement l’Autriche à s’étendre ou à se disloquer. L’occupation de la Bosnie, malgré les inconvéniens et les dangers qui s’y attachent, en est une application toute récente. L’attraction ethnographique agit à la façon des lois naturelles : elle peut se comparer à l’attraction cosmique de la gravité ou aux attractions chimiques. L’homme d’état peut s’en servir, non l’anéantir, il est donc certain que tôt ou tard les nationalités se constitueront, ou au sein de l’Autriche ou sur les ruines de l’Autriche, par son agrandissement ou par son morcellement. Quelle est celle de ces deux éventualités qui est la plus conforme aux intérêts de l’humanité ?

Le grand patriote Kossuth a proposé de former sur le Danube et les Balkans une confédération d’états indépendans. Ce remaniement territorial ne s’accomplirait-il pas plus sûrement dans le moule d’un état déjà constitué ? Le régime dualiste ne peut durer dans l’Autriche-Hongrie. Le fédéralisme donnera satisfaction aux diverses races, et l’empire devra se transformer en une Suisse monarchique. Celle-ci peut alors s’étendre, comme le fait l’Union américaine, sans diminuer l’autonomie des petits états annexés. Elle deviendrait ainsi, sans porter atteinte aux autonomies et aux libertés locales, la matrice des nationalités naissantes de l’Orient. Qu’on ne s’alarme pas des tentatives de germanisation ou de magyarisation. Elles sont ineptes et malfaisantes, mais en même temps impuissantes. Les Allemands. ont tenté de germaniser les Tchèques et les Hongrois. Les nationalités tchèque et hongroise sont plus vivaces que jamais. Les Hongrois à leur tour ont tenté de magyariser les Croates et les Serbes : ils ont dû y renoncer. La liberté n’aurait donc rien à craindre d’un agrandissement de l’Autriche, et chacune de ses extensions rapprocherait le moment où le fédéralisme l’emporterait. N’oublions pas que, si elle ne consent pas ou si elle ne parvient pas à fonder en Orient un second état slave, donnant toute satisfaction aux légitimes aspirations des nationalités, le panslavisme serait là pour apporter au problème une solution plus complète, mais peut-être aussi plus inquiétante. En résumé, c’est une grande garantie de paix que l’accord établi en Orient entre l’Angleterre et la Russie pour adopter en Turquie une politique commune qui a été de tout temps celle de la France, et à laquelle ni l’Allemagne, ni l’Autriche, ni l’Italie n’ont aucun intérêt à s’opposer. Espérons que les puissances parviendront à arrachera la Porte des garanties d’ordre et de sécurité pour les malheureuses provinces qui, comme la Macédoine et l’Arménie, sont ruinées et décimées par tous les fléaux réunis, la famine, le brigandage, le fisc et, ce qui est pis encore, par un système d’extorsion qui aurait fait hésiter Verrès.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Wellington Despatches, t. VI, p. 219.
  2. Thirty Years of foreign Policy, p. 115.
  3. Nous voyons dans la Vie du prince-consort, par M. Martin, qu’il y a vingt ans le prince Albert, dans une conversation avec l’empereur Napoléon III, esquissait de la façon suivante le plan de la Russie en Orient : « Je suis de votre avis, la Russie ne veut pas prendre Constantinople. Ce qu’elle veut, c’est tout simplement le démembrement de l’empire ottoman et la constitution d’un certain nombre de petits états qui formeront comme une sorte de confédération germanique, qu’elle gouvernera à son gré sans dépense et sans responsabilité. »
    Il faut dire cependant que la Russie, voulant à San Stefano constituer une grande Bulgarie, agissait au profit de ses cliens plus que dans l’intérêt de sa domination. Ni la Serbie, ni la Roumanie, ni la Bulgarie unifiée ne se laisseront diriger et encore moins englober par Saint-Pétersbourg.
  4. En rendant compte ici même du livre du général Fadéef, Aperçus sur la question d’Orient, 1869, j’ai montré combien la situation de la Russie s’était modifiée depuis 1870. (Voir La Politique nouvelle de la Russie, dans la Revue du 15 novembre 1871. ) Prendre Constantinople, avant 1870 la Russie ne l’a pas voulu ; aujourd’hui elle le voudrait qu’elle ne le pourrait plus.
  5. Un sapin s’élève solitaire dans le nord sur un sommet nu. Il sommeille : la glace et la neige l’ensevelissent sous leur blanc manteau. Il rêve d’un palmier qui loin de là, au pays d’Orient, solitaire et muet, s’attriste sur le bord d’un rocher brûlant.
  6. On remplirait un volume des faits horribles qui affligent ces malheureuses provinces. Récemment le gouverneur de Castoria envoie une bande de bachi-bouzouks sons les ordres d’un mécréant de la pire espèce, nommé Abadeen Agha, à la poursuite des brigands du Selinitza. Au lieu des voleurs, la bande attaque et pille les habitans, en égorge une trentaine et rapporte leurs têtes dans des sacs, disant que c’étaient celles des brigands. L’affaire transpire. Abadeen-Aghn est mis en prison pour quelques mois, puis relâchée Le village chrétien de Kutavista est attaqué par les Turcs. Les habitans se plaignent au pacha d’Uskub. Celui-ci envoie deux zaptiehs faire une enquête. Ceux-ci prennent logement dans une bonne maison du village, s’y enivrent, et prenant à partie leurs hôtes, les tuent et les mutilent de la façon la plus révoltante. Le chef du village place les corps affreusement défigurés sur une araba et les transporte au konak du gouverneur à qui il demande justice. Le crime est prouvé et les zaptiehs mis en prison. Trois jours après ils étaient libres. M. Kinnaird Rose rencontre au café à Uskub un jeune et brillant officier dont il cite le nom. Le père de I… Bey est riche ; il possède près de la ville une grande propriété. Son fils s’y rend avec quelques amis pour s’amuser. Ils s’emparent du chef du village voisin, qu’ils forcent par des tourmens odieux à appeler les principaux chefs de famille, et on oblige ceux-ci, par de nouveaux supplices, à livrer leurs filles qui, pendant trois jours et trois nuits, sont soumises à toutes les indignités. Un autre officier, nommé B… Bey, enlève une jeune fille d’une grande beauté d’un village situé au pied des monts Karsgack. L’infortunée résiste. Le monstre la fait mourir d’une façon atroce, au moyen d’un fer rouge. Le père, qui s’appelait Kalchoff, va se. Plaindre au konak. Il est jeté en prison pour avoir osé accuser un musulman, lui un chien de chrétien. Les faits du même genre sont fréquens.
  7. Cette stipulation a été violée pour la Macédoine. Dans la commission indigène chargée de préparer un projet de reformes, l’élément bulgare, de beaucoup le plus nombreux, n’est pas représenté. C’est une odieuse iniquité que la commission européenne devrait faire cesser.
  8. C’est dans un discours adressé le 22 mars dernier aux électeurs du Midlothian que M. Gladstone, faisant allusion aux projets d’annexion attribués à l’Autriche, s’était écrié : Hands off ! A bas les mains ! Peu de temps auparavant, et dans le parlement et dans le Lancashire, lord Salisbury, parlant comme ministre des affaires étrangères, avait fait entendre que, si la Turquie devait perdre ses provinces, elles passeraient aux mains de l’Autriche et non dans celles de la Russie. C’est ce projet avoué qui provoquait l’irritation de M. Gladstone. Quelques jours plus tard, ayant appris la pénible impression que ses paroles avaient faite à Vienne, il disait dans un second discours prononcé également en Écosse : « Si l’empereur d’Autriche et son premier ministre veulent bien nous envoyer une communication à ce sujet, nous souhaitons qu’elle soit précise. Qu’il leur plaise de nous dire : Nous repoussons tous les projets dirigés contre l’indépendance des races qui habitent la péninsule des Balkans, et dès ce moment je serai le premier à exprimer mon respect et mon estime pour le gouvernement autrichien. » M. Gladstone, dans sa lettre au comte Karolyi, ne rétracte rien et tient le même langage que dans ses discours. L’ambassadeur d’Autriche lui ayant donné l’assurance que son gouvernement n’a aucune pensée de conquête, M. Gladstone n’avait plus qu’à se déclarer satisfait. C’est ce qu’il fait dans sa lettre du 8 mai dernier.
  9. Voir dans la Revue du 1er août 1868, les Nationalités en Hongrie et les Slaves du Sud.
  10. Un Anglais qui réside dans la province non loin de Trebinje, M. Arthur Evans, affirme que le commandant du corps autrichien, le prince de Wurtemberg, aurait dit en propres termes : « Les catholiques sont trop peu nombreux pour que nous puissions compter sur eux. La masse du peuple est serbe, mais les Serbes sont nos mortels ennemis. Nous devons nous appuyer sur les Turcs. Wir müssen uns auf den Tûrken stûtzen. L’Autriche a déjà une foule de nationalités. Ce n’est pas un mal d’avoir aussi une nationalité turque.
  11. Between the Danube and the Black Sea, by H. C. Barkley, civil engineer.
  12. Dans un écrit intitulé : Russia, publié en 1816, Cobden montre avec une merveilleuse lucidité les causes profondes de la décadence de la Turquie. Ses prévisions se sont réalisées plutôt même qu’il n’aurait pu le supposer. Voici comment un voyageur impartial, le docteur Lennep, caractérise la situation actuelle en Turquie : « Les populations, qui par elles-mêmes seraient capables de grands progrès, étouffent et périssent dans une atmosphère générale de malversation et de décadence. Partout des mendians. Du haut en bas de l’échelle, on mendie, on vole ou on extorque. On ne fait rien et on fera moins encore. Le commerce dégénère en colportage, la banque en usure, toute entreprise en filouterie, la politique en intrigues et la police en brigandage. Les champs abandonnés, les forêts dévastées, des richesses minérales négligées, les routes, les ponts, tous les travaux publics tombant en ruines ; la vie pastorale sans rien qui rappelle Abel, et l’agriculture aussi peu avancée que du temps de Caïn ; dans la vie publique, corruption et vénalité universelles ; dans la vie sociale, ignorance et bigotisme ; enfin dans la vie privée, l’immoralité sous toutes les formes. Hamlet disait : There is something rotten in Denmark. Ici il pourrait dire : In Turkey ail is rotten. » Les correspondances qui arrivent chaque jour de Constantinople confirment ce désolant tableau. Je lis, par exemple, dans le Temps du 22 mai : « La misère publique et les souffrances de toutes les classes sont telles que l’Europe a le devoir de prendre les mesures les plus énergiques et les plus promptes, pour y mettre un terme. Famine, arrêt des affaires, épuisement de l’épargne, ruine générale, vols, assassinats, brigandage dans les provinces et jusque dans les rues de la capitale, tels sont les traits d’une situation devenue absolument intolérable. »