L’Angleterre et la vie anglaise/17

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 50-90).
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L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XVI.
L’EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1862.

L’idée d’une exposition universelle, — les Anglais eux-mêmes le reconnaissent, — est une idée française : elle se rattache aux principes de la révolution de 89 ; elle fut présentée au gouvernement du roi Louis-Philippe, qui ne crut pas que le moment fût venu de l’appliquer, et c’est à Londres qu’elle devait être mise en pratique pour la première fois, le 1er mai 1851. Quiconque connaît le caractère vraiment cosmopolite de la grande métropole britannique ne s’étonnera point qu’il en ait été ainsi ; quoique frappée d’une empreinte tout anglo-saxonne, la ville de Londres peut être regardée comme un terrain d’assimilation et un vaste atelier de travail dans lequel toutes les races de la terre se donnent rendez-vous. Il y a dans cette ville unique un quartier français, et l’on évalue de trente à quarante mille le nombre de nos compatriotes qui se sont établis dans la capitale de l’Angleterre[1]. Dans les environs des fabriques, entre Wapping et White-Chapel, il existe aussi toute une colonie d’ouvriers allemands qui ont plus ou moins conservé leurs usages, tout en les pliant et les accommodant aux mœurs britanniques. Les Italiens, en assez grand nombre, sont venus s’acclimater sous le pâle soleil de la Tamise, et ils ont à Londres le monopole de quelques menues industries. Les Polonais, les Hongrois, les Grecs, bien d’autres encore forment de même une sorte d’immigration permanente qui se perd du reste dans le mouvement bien anglais de cette cité européenne.

Ce n’est pas seulement l’Europe qui se trouve représentée à Londres par des quartiers et des industries distinctes ; on y rencontre des hommes de toutes les couleurs, des Asiatiques, des Africains, des Indiens de l’Océanie. On évalue à cinq ou six mille la population plus ou moins flottante des nègres et des Malais qui visitent annuellement les docks de la métropole anglaise. Beaucoup de ceux qui viennent ne s’en retournent plus dans leur pays : quelques-uns d’entre eux ont été attirés par des aventures qui pourraient fournir carrière à l’imagination d’un romancier ; mais la plupart ont été amenés à Londres en vertu d’un arrangement tout commercial. Beaucoup de vaisseaux au service de la marine marchande perdent de leurs hommes sur les côtes les plus éloignées ; ils engagent alors des lascars (marins de l’Asie), même des naturels de toutes les parties du monde, pour remplir les vides laissés dans l’équipage par la mort, la maladie ou la désertion. Une fois ces mêmes navires ramenés en Angleterre, plusieurs des lascars ne trouvent plus l’occasion de retourner chez eux ; d’autres se laissent séduire par les pompes extérieures et les vices de la civilisation, ou bien encore ils restent enchaînés par cet esprit d’indolence et de fatalisme qui est le caractère des races barbares. Cette population excentrique a paru assez nombreuse et assez intéressante à un Anglais, le lieutenant-colonel Hughes, pour qu’il ait eu l’idée de fonder, vers 1855, en faveur de ces étrangers, une société de secours à laquelle il donna le nom de Stranger’s home (asile pour les étrangers.)

On pourrait étudier toutes les races humaines sans sortir de Londres, et c’est un plaisir que je me suis donné plusieurs fois quand je vivais dans le voisinage des docks. La plus belle statue de marbre noir que j’aie vue de ma vie était un jeune Éthiopien aux formes athlétiques, qui, demi-nu, était occupé à laver des voiles et des cordages à bord d’un vaisseau chargé de bois de senteur. Une autre fois j’entendis vers neuf heures du soir, dans une ruelle étroite et obscure de Ratcliffe-Highway, une étrange musique sortant d’une pauvre maison, et produite par un instrument qui n’avait guère plus de trois ou quatre notes. Il y avait dans la rue, devant la porte de cette maison, un rassemblement de femmes qui m’apprirent le motif de ce concert domestique. Un Chinois avait épousé dans la matinée une Irlandaise, et le fiancé célébrait lui-même la veillée des noces en jouant un air de son pays sur une informe mandoline. Ces Chinois ne restent point, comme on pense bien, confinés aux extrémités de la ville ; ils se répandent au contraire dans le West-End, où les uns vendent des poudres odorantes, tandis que les autres, tremblant de froid sous les âpres brises du nord, cherchent à exciter l’intérêt des passans. Joignez à ces figures étranges le personnel des consulats et des ambassades de toutes les nations, la population des banques et des maisons de commerce, qui traitent avec tous les pays, les sociétés bibliques où les saints livres se trouvent traduits dans toutes les langues connues, les confréries de missionnaires brûlés par le soleil des deux mondes, et vous comprendrez que la première exposition universelle ait trouvé à Londres son théâtre en quelque sorte désigné d’avance.

La grande exhibition de 1851, tout le monde en convient, a exercé une certaine influence sur les mœurs anglaises, et particulièrement sur les rapports de nos voisins avec les étrangers ; elle a aussi affaibli quelques vieux préjugés injurieux. Si des Anglais riches ont quitté Londres cette année et se sont réfugiés sur le continent pour échapper au déluge des visiteurs, il n’en est plus qui aient pris la fuite, comme en 1851, sous une impression de crainte puérile devant une nuée d’étrangers regardés comme des barbares. On peut s’attendre à ce que l’exposition de 1862 exerce une heureuse influence sur la vie et le caractère britanniques. Aussi un événement pareil, qui remue toute l’Angleterre, qui bouleverse la ville de Londres, et qui a déjà produit des changemens à vue dont s’étonnent les Anglais eux-mêmes, nous a-t-il semblé rentrer naturellement dans le cercle de nos études[2]. Comment l’exposition universelle de 1862 s’est-elle organisée ? Quel théâtre de faits et d’idées présente-t-elle au visiteur ? Deux questions auxquelles il nous faudra répondre en suivant le palais de l’industrie depuis l’origine jusqu’à son état présent de grandeur et d’enseignement moral.


I.

Le gouvernement anglais, s’étant assuré, vers la fin de 1860, que la Grande-Bretagne, la France et le monde entier seraient prêts pour une exposition universelle de l’industrie et des arts en 1862, nomma un comité qu’il revêtit de tous les pouvoirs nécessaires pour )’accomplissement de cette œuvre. Ici s’arrête, dès le commencement, l’intervention de l’état. L’histoire financière de la présente exhibition nous offre un spectacle qui étonnerait partout ailleurs qu’en Angleterre, celui d’une entreprise gigantesque tirée du néant en quelques mois par le seul fiat lux d’une charte royale octroyée à cinq commissaires. Il est vrai de dire que ce comité se composait d’hommes dont le nom alors inspirait la confiance. C’était le comte de Granville, le marquis de Buckingham et de Chandos, M. Thomas Baring, sir Wentworth Dilke et M. Thomas Fairbairn. Ce que les Anglais appellent quarantee fund, garantie pécuniaire, fut créé par plus de cent individus riches, appartenant plus ou moins à l’aristocratie ou au grand commerce, qui, dans un temps très court, donnèrent leurs noms pour la somme de 450,000 livres sterling. Sur la foi de telles signatures, la Banque d’Angleterre, d’ordinaire très soupçonneuse, prêta son argent à 4 pour 100, au fur et à mesure des besoins. C’est ainsi que, sans aucun appel direct au public, on pourrait presque dire sans bourse délier, le comité eut presque aussitôt sous la main les fonds nécessaires pour faire honneur à toutes les richesses du monde qui viendraient réclamer l’hospitalité dans le palais de l’exposition anglaise. Est-il besoin d’ajouter que les souscripteurs acceptaient à leurs risques et périls la responsabilité des pertes dans le cas où l’entreprise ne ferait point ses frais, comme aussi, en cas de succès, ils se réservaient d’en recueillir les bénéfices ? Au point de vue financier, cette organisation était excellente : d’un côté, elle mettait les fonds de l’état, c’est-à-dire la bourse de tous, à l’abri d’éventualités fâcheuses, et de l’autre elle empêchait que, dans aucune occurrence, les déficit pussent tomber sur le petit commerce, deux inconvéniens qui n’ont point été évités en France lors de l’exposition de 1855.

La première idée du comité constitué sur de telles bases, le premier devoir que lui prescrivait la charte royale, étaient de bâtir un édifice en rapport avec la grandeur et la magnificence de l’exposition universelle. Ici encore les arrangemens conclus avec les entrepreneurs du bâtiment se distinguèrent par un caractère de nouveauté : MM. Kelk et Lucas consentirent à accepter dans l’affaire leur part de responsabilité, et la somme qu’ils recevront pour l’exécution des travaux dépendra du succès matériel de l’exhibition. Quand se fermeront, en octobre prochain, les portes du palais élevé à l’industrie, le comité sera libre ou d’acheter l’édifice ou de payer pour les frais de loyer et d’usure, use and waste. Dans tous les cas, une somme de 200,000 livres sterling est garantie aux entrepreneurs de cette vaste construction ; mais si l’ensemble des recettes dépasse 400,000 livres sterling, MM. Kelk et Lucas recevront en outre 100,000 livres de la même monnaie. Ces 300,000 livres sterling ne représentent guère encore que le loyer de l’édifice pendant six mois. Cependant les entrepreneurs seraient alors obligés d’abandonner à la Société des Arts (Society of Arts) une partie des galeries de peinture. Tout le reste leur appartiendrait ; ils seraient libres d’abattre l’édifice et d’en vendre les matériaux, à moins que les commissaires ne veuillent s’en saisir. Ces derniers se sont en effet réservé le droit d’acheter le monument et de désintéresser les entrepreneurs en leur payant une dernière somme de 130,000 livres sterling, — en tout 430, 000, J’appuie sur ces détails, afin de montrer la puissance du crédit anglais : d’un souffle, il remue les pierres, élève un palais à une idée, et abrite sous un toit de verre tous les chefs-d’œuvre de l’industrie humaine.

À peine ce contrat fut-il passé entre les commissaires et les entrepreneurs, que les projets affluèrent pour la construction du monument. La proposition de prendre pour modèle le palais de 1851 fut écartée à cause du caractère de permanence qu’on voulait imprimer au bâtiment de l’exhibition pour 1862. Le verre et le fer peuvent bien suffire à élever pour six mois un de ces palais de fée qui paraissent et disparaissent dans l’histoire d’une nation ; mais, pour construire un édifice durable, ne convenait-il point d’appuyer la toiture de cristal sur des murs de pierre, ou tout au moins de brique ? Plusieurs artistes regrettent pourtant qu’on se soit arrêté à ce dernier. Les maisons de verre, comme le palais de Sydenham, n’appartiennent point à un style d’architecture bien décidé : on pourrait même soutenir, à un certain point de vue, que c’est l’absence de toute architecture ; mais du moins elles répondent bien aux tendances de notre siècle, et sous la main des Anglais ces légers édifices revêtent un caractère de grandeur, de hardiesse et de fantaisie qui défie tous les autres systèmes de construction. Quoi qu’il en soit, le choix du comité s’arrêta sur les plans du capitaine Fowke. Cet architecte avait d’abord proposé le dessin d’un édifice dont le devis s’élevait à 590,000 liv. sterl., et qui fut repoussé pour des raisons d’économie. Dès qu’on fut tombé d’accord sur le projet du bâtiment tel qu’il existe aujourd’hui, les travaux commencèrent et se poursuivirent avec une activité toute britannique. Il n’y a guère plus d’une année que le terrain sur lequel s’élève le nouveau palais était encore un immense tapis de gazon ombragé de quelques arbres. L’un de ces grands arbres avait même été respecté par la hache, et l’on eut l’idée de l’envelopper tout vivant dans les proportions colossales de l’édifice. Il n’a été abattu que peu de temps avant l’ouverture, et parce que son voisinage menaçait de rouiller les instrumens de fer ou d’acier exposés dans une des galeries. De semaine en semaine, les Anglais, qui prennent à tout ce qui est national un intérêt extrême, lisaient avec ravissement dans les journaux combien de millions de briques, de tonnes de fonte et de mortier avait déjà dévorés le Léviathan en train de grandir. Une armée de trois mille à trois mille cinq cents ouvriers travaillait sans relâche. La plus grande difficulté fut de réunir les parties destinées à composer les dômes. Il fallut toute la science des architectes et des ingénieurs, associée à la puissance cyclopéenne des machines, pour agrafer entre elles ces monstrueuses pièces de fer destinées à soutenir et à encadrer les masses de verre. Avec tout cela, malgré les efforts surhumains et les sommes considérables que les Anglais ont dépensés dans cette énorme construction, l’édifice est très loin de présenter, surtout à l’extérieur, un modèle de beauté. Ces tristes murailles de brique jaune, ces fenêtres monotones, ces froides entrées sans ornemens, ces immenses cloches de verre posées sans motif sur un lourd entassement de formes incohérentes, en un mot tout le bâtiment donne plutôt l’idée d’un grand peuple que d’un peuple artiste.

Au moment où se construisait le palais de l’exposition, s’ouvrait tout à côté, le 6 juin 1861, un autre établissement qui était destiné à en être l’annexe et le corollaire ; je parle des nouveaux jardins de la Société d’Horticulture, Horticultural Society’s New-Gardens. Les Anglais, — et en cela du moins j’admire leur goût, — aiment à rapprocher la nature de toutes leurs œuvres d’art et de leurs grands travaux d’industrie. La Société d’Horticulture, fondée en 1804, avait eu des commencemens obscurs ; ce n’est guère qu’à partir de 1816, au moment où les loisirs de la paix reportaient les esprits vers les arts utiles, qu’elle fit des progrès considérables. Son but était celui-ci : substituer la science à la routine dans la pratique du jardinage. Des amateurs, membres de la Société d’Horticulture, voyagèrent aux États-Unis, au Canada, dans l’Inde, sur les bords du Zambèze, et jusque dans les régions les plus extrêmes de la baie d’Hudson pour recueillir des graines de plantes exotiques. Une circonstance s’opposait néanmoins au développement de cette institution, c’était le terrain même qu’elle occupait à Chiswich, et qui se trouvait trop éloigné de Londres pour attirer la foule. Depuis quelque temps, les fellows (membres agrégés de la société) cherchaient donc au centre de Londres un emplacement favorable sur lequel ils pourraient établir de nouveaux jardins, se proposant de conserver les anciens à Chiswich pour servir de pépinière. Les commissaires de l’exposition de 1851 venaient précisément d’acheter avec le surplus des fonds produits par cette entreprise un grand terrain connu sous le nom de Kensington Gore. Cette fois la situation était magnifique, et la Société d’Horticulture, s’étant mise en rapport avec l’ancien comité, consentit à louer le terrain pour soixante-trois années. En quelques mois, cet espace vide fut transformé, des arcades d’un style plus ou moins mauresque, un palais de verre destiné à loger les filles de l’air, ainsi qu’un poète anglais appelle les plantes, s’élevèrent comme par enchantement au milieu des parterres et des massifs d’arbustes en fleur. Des pélargoniums, des géraniums, des familles d’orchidées, des azaléas, des fougères d’Australie, de Java, de la Chine, du Japon et de la Nouvelle-Zélande, des cactus et des vignes chargées de grappes au mois de juin, représentèrent tous les climats, étonnés de se trouver réunis sous le pâle soleil de Londres. Un autre avantage du nouveau terrain choisi par la Société d’Horticulture était la proximité du palais de l’industrie pour l’exposition de 1862, et dont, au moment où s’ouvraient les jardins, on voyait s’élever à l’horizon la masse confuse et chaque jour croissante. Aujourd’hui ces deux établissemens n’en font en quelque sorte plus qu’un pour le visiteur ; sans sortir visiblement de la même enceinte, il peut reposer sur la verdure, les touffes de fleurs et l’eau murmurante d’une cascade ses regards fatigués par toutes les formes du travail humain. Les Anglais comparent les nouveaux jardins de South Kensington aux créations champêtres de Watteau ; sans aller si loin dans l’admiration, on peut bien reconnaître que cette promenade est ravissante. Un goût si prononcé pour les fleurs et les jardins a lieu d’étonner chez un peuple positif qui a poursuivi avec tant d’ardeur les recherches et les conquêtes utiles de la civilisation. Les Anglais, tout en bâtissant des cités qui absorbent et transforment toutes les richesses du monde, semblent partager encore l’avis d’un de leurs vieux poètes, Abraham Cowley ; selon lui, « Dieu a fait le premier jardin, et la première ville a fait Caïn. »

Au milieu de ces circonstances favorables, le comité de l’exposition universelle rencontra pourtant de graves obstacles, tels que des grèves d’ouvriers, des accidens survenus dans la construction de l’édifice qui entraînèrent la perte d’un assez grand nombre de travailleurs, mais surtout la mort du prince Albert. Cet événement se trouve si intimement lié à l’exposition de 1862, qu’on m’en voudrait de le passer sous silence. Il y a une dizaine d’années, le prince Albert était regardé avec une extrême défiance par les Anglais, si justement jaloux de leurs libertés. Je me souviens moi-même d’avoir assisté dans Londres à un concert où des allusions injurieuses pour sa personne furent applaudies avec enthousiasme. Le prince, sans en appeler à la force ni aux mesures répressives, eut le bon esprit de désarmer les soupçons par sa conduite. Heureux d’exercer ses prérogatives dans les limites de la loi, il s’attacha surtout à protéger les arts, les lettres et l’industrie. Ses rares qualités apparurent surtout à travers le coup de foudre qui vint l’enlever dans la force de l’âge. Le deuil volontaire de tout un peuple fut alors un hommage rendu aussi bien à la grandeur de la constitution anglaise qu’à la sagesse de l’homme qui avait eu le noble courage de la respecter. C’est à lui qu’était due l’idée de l’exposition de 1851. Quelqu’un étant venu alors lui proposer le plan d’une exhibition nationale : « Pourquoi pas, s’écria-t-il, une exhibition universelle ? » C’est aussi sur son concours, sur son influence, sur ses lumières que l’on comptait pour donner de l’éclat à l’œuvre de 1862. Cet ensemble de circonstances explique assez comment son nom a été mêlé par les Anglais à toutes les phases de l’histoire de l’exposition, et comment le jour de l’ouverture il était, ainsi qu’on l’a dit, plus présent que jamais par son absence.

L’édifice était à peine construit que commença une des tâches les plus difficiles du comité : c’était celle d’assigner une place aux différentes nations et de classer les objets qui arrivaient de tous les coins du monde. L’Angleterre, étant chez elle, se fit la part du lion ; elle décida qu’une moitié de l’édifice appartiendrait à l’exposition de ses produits, et que l’autre moitié serait distribuée, selon l’ordre d’importance, entre les divers états du globe terrestre. Si le comité eût d’ailleurs cédé à la pression des demandes qui affluaient de tous les points du royaume, le monument tout entier, eût-il été trois fois plus grand qu’il n’est, n’aurait point suffi à contenir tous les envois de l’industrie britannique. Ce combat des places, c’est le nom que lui ont infligé les Anglais, donna lieu, ainsi qu’il était facile de le prévoir, à bien des jalousies, à d’ardentes rivalités, et quelques-uns des candidats exposans se retirèrent plutôt que d’accepter le défi sur un terrain qu’ils considéraient comme trop étroit. Un spectacle intéressant était de voir au mois de mars 1862, à l’intérieur du grand édifice vide et à peine terminé, le corps des sapeurs et des mineurs anglais occupé à tracer sur le plancher, avec de la couleur rouge, la limite des empires. Ce réseau de lignes destinées à marquer la place des nations, des provinces, des villes ou des simples fabriques, ressemblait un peu au tissu de Pénélope, car le passage continuel des ouvriers effaçait la peinture et obligeait de recommencer. C’est pourtant sur ces raies et ces diagrammes que devaient s’élever les compartimens et s’étendre les espaces destinés à représenter en quelque sorte les frontières dans la configuration géographique de notre planète. La classification des produits offrait une autre source d’embarras. En 1851, on avait jugé à propos de ranger les substances transformées par l’industrie selon les trois règnes de la nature ; mais cet ordre si logique en apparence n’avait abouti qu’à une extrême confusion. Un fabricant de tabatières par exemple avait vu ses boîtes dispersées dans trois départemens de l’exposition, selon qu’elles étaient de corne, de bois ou de métal. Les commissaires de 1862 crurent mieux faire en adoptant en principe la division des trois règnes, mais en la modifiant par des sous-classes, comme disent les naturalistes, fondées sur la différence des divers corps de métier. Ici encore se présenta une difficulté que les commissaires n’avaient point prévue : ils furent assaillis par des listes d’états et de professions dont le nom leur était complètement étranger. En face de l’immense division du travail, le meilleur plan était peut-être de n’en adopter aucun ; c’est un peu ce que fit en désespoir de cause le comité.

Le 31 mars 1862 était le terme fixé pour recevoir les objets destinés à figurer dans l’exposition universelle. Ces objets arrivaient dans des caisses dont quelques-unes avaient traversé toute l’immensité des mers. Celles qui venaient de plus loin n’étaient point pour cela plus en retard ; c’est ainsi que le premier envoi reçu fut une rude caisse de bois huileux qui portait écrit en lettres noires ce nom : « Libéria. » Il fallait maintenant déballer ces produits, les arranger, les étaler avec goût sur l’étroit espace assigné à chacun ; ce ne fut point une des scènes les moins intéressantes de l’exposition universelle. J’ai visité plusieurs fois le palais à cette période de formation, et je n’oublierai jamais le spectacle que présentait alors sous son toit de cristal cette colossale ruche ouvrière. Le tumulte du travail, les coups de marteau mêlés à la confusion des langues, les uniformes rouges des soldats tranchant sur les groupes d’artisans aux bras nus, une partie de l’exposition déjà s’offrant glorieuse aux regards, comme le papillon sorti de sa larve, tandis que l’autre dormait encore au fond des caisses, les visiteurs heurtant les exposans, les exposans coudoyés à leur tour par les ouvriers qui terminaient l’édifice, tout cela était d’un effet extraordinaire. Le caractère des différentes nations se dessinait au milieu de cette agitation immense : l’Anglais, personnel, affairé, tout à son ouvrage, travaillait comme s’il eût été chez lui, sans se soucier du monde entier qui bourdonnait à ses oreilles ; l’Allemand, grave, méthodique, doué d’une activité plus latente, n’en pressait pas moins avec un esprit de suite et de volonté la grande tâche qu’il devait accomplir ; les Français, plus bruyans, plus vifs, plus légers, faisaient mille choses à la fois, tout en trouvant le temps de lancer çà et là des plaisanteries. Les machines travaillaient aussi bien que les hommes, et des échafaudages intelligens, — qu’on me permette de leur donner ce nom, — élevaient les marchandises à la hauteur des galeries en vertu d’un mécanisme dont la force n’avait d’égale que la précision. Cette réunion de figures étrangères, ce chaos du travail, cette confusion des idiomes, tout cela rappelait la tour de Babel, il y avait pourtant une grande différence : c’est du haut des ouvrages inachevés de Babel que, selon la Bible, les races humaines se sont dispersées sur toute la terre ; c’est au contraire dans le palais de l’exposition universelle qu’elles devaient se rencontrer et se réunir en 1862.

En même temps que cette activité se déployait dans l’intérieur du bâtiment, la ville de Londres ne restait point oisive. L’exposition universelle avait été depuis plus d’un an le point de mire pour l’esprit de spéculation, si répandu en Angleterre. Nos voisins, qui aiment à baser leurs calculs sur la statistique, avaient consulté les rapports du Board of trade (conseil du commerce) relatifs au nombre des voyageurs. Que disent ces rapports ? Le nombre des voyages par chemin de fer à travers tout le royaume-uni augmente de semaine en semaine, de mois en mois ; il a plus que doublé depuis 1851[3]. Cette année-là, le nombre total des visiteurs qui affluèrent dans la ville de Londres fut de 6,039,195 ; mais il n’y avait alors que 6,700 milles de chemins de fer ouverts dans la Grande-Bretagne ; il y en a aujourd’hui 11,000. Il est facile de prévoir les conclusions que tirent les Anglais d’un pareil état de choses : ils s’attendent depuis un an à voir Londres inondé par un déluge de provinciaux et d’étrangers. Ces espérances, qui, je l’espère, ne seront point démenties, ont donné lieu à toute sorte d’entreprises. Dès que l’intention d’ouvrir en 1862 une exhibition universelle fut connue, un hôtel immense, véritable palais consacré aux étrangers, s’éleva tout près du débarcadère de London-Bridge, et cet exemple fut suivi dans d’autres quartiers de la ville. Les terrains vides qui avoisinaient le siège de l’exposition se couvrirent de maisons poussées en une nuit à l’ombre du palais de l’industrie, ainsi que des champignons au pied d’un chêne. À peine terminées, et encore toutes fraîches, ces habitations, dont les fenêtres n’étaient point même posées, se voyaient déjà l’objet de demandes et de spéculations audacieuses. Un autre point sur lequel se porta la sollicitude des Anglais fut la circulation des omnibus. On en fit venir de Manchester ; on inaugura même un nouveau système de grandes voitures communes, connu sous le nom de Lancashire principle. Ce n’était pas tout que d’augmenter les moyens de transport ; il fallait des rues ou plutôt des routes assez larges pour faire manœuvrer de front tous ces véhicules. Une voie nouvelle s’ouvrit à travers Hyde-Park en l’honneur de l’exposition ; les autres rues adjacentes élargirent la chaussée, se pavèrent à neuf ou se macadamisèrent. Ouvrir des lignes qui n’existaient point, remanier les trottoirs, bâtir de nouveaux quartiers à la vapeur, tout cela n’étonnerait pas beaucoup les Parisiens, qui vivent depuis une dizaine d’années dans une crise perpétuelle de démolition et de reconstruction ; mais jamais rien de pareil ne s’était vu à Londres, qui s’accroît démesurément d’année en année, sans pour cela bouleverser l’intérieur de la ville[4]. D’un autre côté, les marchands de Londres attendaient l’exposition de 1862 comme un messie qui devait redonner une vie nouvelle au commerce, guérir les malades et ressusciter les morts. Un négociant de la Cité, qui se trouvait mal dans ses affaires, assembla ses créanciers et leur demanda un répit fondé sur l’espérance qu’il avait de rétablir sa maison au moment de la grande foire industrielle : ce répit fut immédiatement accordé. Tout le monde se proposait de battre monnaie à sa manière sur les visiteurs. Je connais un Anglais qui, ayant loué et meublé un appartement pour lui dans le voisinage de Kensington, eut un jour l’idée de le louer pendant le temps de l’exposition universelle ; peu à peu le goût de la spéculation le gagna, il en est aujourd’hui à son septième logement, et je ne voudrais point jurer qu’il ne disposera pas de celui-ci, comme il a fait des autres, en faveur des étrangers. Les interprètes, c’est-à-dire tous ceux qui pouvaient écorcher quelques phrases dans une langue quelconque, se mirent également sur pied pour trouver de l’ouvrage[5] ; mais l’industriel qui m’a le plus diverti est un joueur d’orgue, un Italien avec lequel j’échange quelques mots quand je le rencontre. Il a fait ajouter à son instrument deux ou trois airs, entre autres la Marseillaise, espérant ainsi réjouir le cœur et les oreilles séditieuses des Français qui viendront à Londres.

L’autorité anglaise, quoique généralement étrangère à tout ce mouvement, — car l’exposition de 1862 s’est faite, ainsi que la plupart des choses en Angleterre, par la nation et pour la nation, — crut devoir pourtant prêter main-forte à la ville de Londres, menacée par l’invasion des voleurs étrangers. Des rapports alarmans venus d’au-delà du détroit annonçaient que tous les coupe-bourse des quatre coins de l’horizon se proposaient de fondre en 1862 sur la métropole britannique. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? « Où gît un cadavre, dit l’Evangile, là se rassemblent les aigles ; » où brille une grande accumulation de richesses, là aussi accourent les voleurs. L’administration métropolitaine fut obligée d’ajouter toute une nouvelle division de police aux dix-huit qui existaient déjà. En même temps se fondaient par la main des particuliers quelques autres institutions d’un caractère plus rassurant et plus honorable pour l’humanité. M. Blanchard Jerrold, fils du spirituel écrivain Douglas Jerrold, fit un appel généreux à ses concitoyens, et se mit bravement à la tête d’une société de protection pour les étrangers. Le bruit ayant été répandu par les journaux que des excursions d’ouvriers français, allemands et italiens devaient avoir lieu à Londres sur une grande échelle, cette société se proposa de leur être utile en les mettant à l’abri de l’exploitation qui s’exerce partout sur les étrangers, de leur procurer des logemens, des guides et des interprètes. Malgré cette noble pensée et l’œuvre à laquelle elle a donné naissance, je ne voudrais pas répondre qu’au milieu de la confusion inévitable produite par une telle affluence d’étrangers, les ouvriers du continent n’auront point à se plaindre çà et là de l’hospitalité anglaise. Je crois pouvoir affirmer que nos voisins ont la ferme intention de leur souhaiter, comme ils disent, la bienvenue par tous les moyens raisonnables ; mais ils ne faut pas que les étrangers confondent l’hôtel avec le home. Le home (l’intérieur anglais) est hospitalier et charitable — pour les amis ; — l’hôtel est à Londres ce qu’il est partout, un terrain de spéculation où l’on est plus ou moins bien reçu selon son argent.

À mesure qu’approchait le moment de l’ouverture de l’exposition, la ville de Londres prenait une physionomie plus singulière et plus affairée. Les maisons du West-End se repeignaient à neuf, les boutiques faisaient leur toilette, les théâtres grattaient leurs fresques ou les chargeaient de couleurs à l’huile. « Ne sentez-vous pas dans l’air quelque chose d’inusité ? me disait un Anglais à la veille du grand jour ; voyez, les cochers semblent avoir perdu la tête, les chevaux eux-mêmes ont dans l’œil et dans le mouvement de la queue une inquiétude qui me rappelle la fièvre du Derby. » Ce grand jour était le 1er mai ; le comité avait décidé que ceux-là seuls seraient admis à l’ouverture de l’exhibition qui auraient acheté des billets pour toute la saison (season tickets). Ces billets, y compris le droit d’entrée dans les jardins de la Société horticulturale, coûtaient 5 guinées. Il s’en vendit dans tout Londres un nombre prodigieux. Cependant le comité n’avait réussi qu’à mécontenter presque tout le monde. Les plus aigris dans ce concert de plaintes étaient les exposans qui revendiquaient à grands cris le droit d’entrer dans le palais de l’exposition le jour de l’ouverture. En principe, leurs réclamations étaient justes ; mais il faut savoir que le nombre des exposans anglais s’élevait à environ cinq mille cinq cents, celui des exposans pour les colonies à dix-sept cents, celui des exposans étrangers à dix-sept ou dix-huit mille, en tout vingt-cinq mille personnes qui auraient envahi l’édifice[6]. Un autre acte du comité provoqua non l’indignation, mais la risée universelle : ce fut l’édit annonçant que les visiteurs seraient classés selon l’ordre de leur toilette. À côté de cela, on faisait dans l’intérieur du palais de l’industrie des efforts inouïs, et pour ceux qui comme moi ont vu deux jours auparavant le désordre de la mise en scène, c’est encore un problème de savoir comment l’exposition a pu sortir en si peu de temps de ses langes, non, il est vrai, dans un état d’achèvement, mais du moins avec toutes les pompes et toute la gloire d’un grand spectacle.

Le 1er mai, dès le matin, les abords du palais de l’exhibition étaient assiégés par une foule de curieux. La forme de l’édifice soulevait généralement la critique : comme l’indique la racine même du mot (monere), tout monument devrait être l’indication d’une idée ; or celui de South Kensington pourrait être pris indifféremment pour une gare de chemin de fer, une caserne, ou une prison-modèle. Vers dix heures, un fleuve de voitures commença à couler de tous les coins de la ville dans la direction de Hyde-Park. Des drapeaux aux couleurs de toutes les nations pavoisaient les rues. À dix heures et demie, les portes s’ouvrirent ; l’intérieur de l’édifice se montra très préférable, comme beauté d’architecture, à l’extérieur. Je ne veux point dire qu’il soit irréprochable ; mais les nefs qui s’étendent d’un dôme à l’autre, soutenues qu’elles sont par de minces colonnes de fer, ont certainement un caractère de grandeur, de force et de hardiesse titanique, bien en rapport avec le génie national des Anglais et avec l’événement qu’on allait célébrer. Il était, je crois, difficile de ne point être saisi, en entrant, par une impression profonde et solennelle. Une pensée vraiment religieuse avait présidé à l’érection du colossal édifice ; cette pensée était écrite en toutes lettres sur la rotonde qui supporte les dômes de verre : « Dieu ! toutes les richesses et tous les honneurs viennent de toi ; tu règnes sur tout, dans ta main sont la puissance et la force, et dans ta main aussi réside le pouvoir de faire l’homme grand ! » Elle éclatait surtout, cette pensée, dans la réunion de tous les produits et de tous les trésors du globe terrestre. Le grand congrès industriel qui allait s’ouvrir était une école mutuelle où les nations étaient appelées à s’instruire les unes les autres, une fusion et un rapprochement des climats depuis les pôles jusqu’aux tropiques, une fête du travail à laquelle manquaient, je regrette de le dire, les travailleurs, un concours des races humaines qui allait apprendre au monde que la paix a aussi ses victoires.

À une heure et quart, la procession royale, annoncée par un bruit de trompettes, entra dans la salle, qui présentait alors un spectacle merveilleux. L’éclat des uniformes militaires ou civils au milieu desquels se remarquaient des uniformes et des costumes étrangers, les drapeaux de toutes les nations, qui ne s’étaient guère rencontrés jusque-là que sur les champs de bataille, et qui confondaient leurs couleurs, ombrageant de leurs plis pour la seconde fois le champ pacifique de l’industrie, les ministres, les généraux et les hommes d’état de la vieille Angleterre réunis au milieu des trophées d’instrumens de travail aussi beaux que les faisceaux d’armes, et non moins glorieux aux yeux de l’économiste, tout cela, éclairé par le soleil de mai, qui rayonnait pompeusement dans le ciel bleu à travers la voûte transparente de l’édifice, proclamait une de ces fêtes ou, comme disent les Anglais, un de ces jubilés industriels qui marquent dans l’histoire d’une nation et de l’humanité. En face du cortège, une estrade immense se confondait, par les degrés supérieurs, avec la grande rosace de vitraux peints qui orne l’extrémité de la nef centrale, sous l’un des dômes. Cette estrade, occupée par une autre rosace de têtes éclairées de toutes les couleurs du kaléidoscope, produisait à distance l’effet le plus fantastique. C’était l’orchestre : parmi les choristes se détachait une nuée de femmes aux riches chevelures relevées par les fleurs, aux fraîches toilettes, et dont les mains gantées agitaient à la fois des milliers d’éventails. On eût dit, selon la comparaison d’un Anglais debout à mes côtés, une gigantesque queue de paon qui faisait la roue, tant les vives couleurs, les plumes, l’or et les perles vraies ou fausses éclataient dans cet hémicycle. L’absence de la reine, qui, par un motif respectable, n’avait pas voulu marier un deuil récent à la splendeur d’une fête, était généralement regrettée. C’était le duc de Cambridge qui, en sa qualité de prince du sang, présidait à la cérémonie. Après une adresse du comité et une réponse du duc, une grande composition de Meyerbeer, qui était présent dans la salle, une ouverture d’Auber, une cantate de Tennyson, le poète lauréat de l’Angleterre, une prière de l’évêque de Londres au Dieu « qui a fait du même sang toutes les nations de la terre, » et l’antienne nationale God save the queen, le duc de Cambridge déclara que « l’exposition de 1862 était ouverte. » Ce fut un moment électrique : la voix des trompettes et des clairons, à laquelle répondaient en dehors de l’édifice l’écho des bouches à feu sur les bords de la Serpentine et un immense hourra lancé par vingt mille poitrines, tout répétait à la ville et à l’univers la grande nouvelle. Chacun alors se précipita pour voir l’exposition. De grandes allées, nefs ou transepts, qui forment les artères de la circulation et qui se montrent plus ou moins encombrées de statues, de trophées industriels, conduisent aux différens quartiers dans lesquels se massent les produits de toutes les nations. Un des plus beaux ornemens est une fontaine en majolique de MM. Minton, laquelle jette de l’eau et rafraîchit agréablement l’intérieur de l’édifice. Du pied de cette fontaine, la vue s’étend et se perd sur un labyrinthe de richesses, fruits éclos, suivant Tennyson, sous chaque étoile du firmament, instrumens de travail et objets de luxe, arts de la paix mêlés aux arts de la guerre, comme le bien et le mal dans la vie humaine : ici les sombres mystères des mines, là les apparitions dorées du paradis de Mahomet. Où trouver un fil conducteur qui nous permette de nous diriger dans ce dédale et de saisir les principaux groupes de faits sans nous perdre dans les détails ? Ce fil conducteur, je le chercherai dans la pensée même qui a présidé aux travaux du comité, mais qui ne se dégage point assez dans l’économie un peu confuse de cette foire du monde (world’s fair). Plus encore que l’exposition de 1851, qui laissait entrevoir beaucoup de lacunes[7], celle de 1862 est un cours de géographie pittoresque où les nations se représentent tour à tour par les produits de la nature et par les ouvrages fabriqués de main d’homme.


II.

Le premier mouvement du visiteur à son entrée dans le palais de South Kensington est de s’égarer tout de suite au milieu des merveilles étalées avec pompe par l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie. Qu’on ait pourtant le courage de résister à cette attraction bien naturelle, et, comme on l’a dit, à cette concupiscence des yeux. Est-ce pour rien que toutes les saisons, toutes les contrées ont été rassemblées dans le palais de l’exposition universelle ? Les nations civilisées ont profité et profitent encore tous les jours des ressources que leur offrent les pays les plus éloignés, ainsi que du travail séculaire des nations barbares. N’est-il point alors intéressant de prendre l’industrie à son point de départ, de la suivre d’étape en étape dans le développement des races, et de voir ainsi apparaître les degrés successifs de la puissance humaine à travers les groupes de produits envoyés de tous les coins de la terre ? Nous commencerons donc notre voyage dans ce cosmos industriel par la partie de l’Afrique sur laquelle règne la race noire, et qui en est encore à l’enfance des arts utiles.

Près de l’entrée qui conduit aux jardins de la Société d’Horticulture, sous un escalier, est une place étroite et un peu sombre réservée à l’exhibition de certains produits grossiers. « Où suis-je ici ? demandai-je la veille de l’ouverture à un homme d’une figure intelligente qui était en train d’arranger son étalage. — Vous êtes sous l’équateur, » me répondit-il. J’avais en effet devant les yeux des spécimens de l’industrie telle que la pratiquent les nègres dans l’Afrique centrale et occidentale : c’étaient quelques étoffes tissées avec des feuilles de palmier ou d’autres plantes exotiques, des habillemens d’homme ou de femme aux formes très simples, des calebasses, des huiles faites avec la semence du melon sauvage, des fruits de l’arbre à beurre, des feuilles sèches du palmier à vin pour recouvrir les cabanes, et, — ce qui annonçait comme le premier pas vers le comfort domestique, — des nattes teintes de différentes couleurs et tressées avec les feuilles du phœnix spinosa. Tout dans ces rudimens de l’industrie proclame des peuples ou des tribus stationnaires, toujours au même âge, dont l’activité s’arrête dès que les premiers besoins de la vie se trouvent plus ou moins satisfaits, et qui se plongent alors avec une indolence fatale dans les jouissances bornées de l’état barbare. Ils appartiennent à la terre, la terre ne leur appartient pas ; aussi tout ce qu’ils ont à nous montrer consiste en produits du sol très peu modifiés par la main de l’homme. L’éternelle enfance de ces races endormies dans la nature contraste d’une manière pénible avec le travail des civilisations qui élèvent dans la nef centrale les trophées de leur industrie et le témoignage de leurs conquêtes. Et pourtant un grand intérêt politique et commercial s’attache aux régions mal connues d’où nous viennent ces objets de peu de valeur. L’Angleterre, depuis surtout une année, a tourné ses regards vers le monde noir ; c’est de là qu’elle attend en grande partie le moyen de relever l’activité de ses fabriques, interrompue par la guerre civile des États-Unis, de donner du travail et du pain à une population ouvrière de deux ou trois millions, et d’alimenter son commerce maritime. Ne voyez-vous pas dans une des cases les feuilles et les semences de l’arbre à coton ? N’apercevez-vous pas le coton lui-même à ses divers états de formation ? Là est peut-être le salut pour les manufactures de la Grande-Bretagne. Selon les renseignemens que nous devons à l’exhibiteur de ces produits africains, le coton croît en abondance dans la contrée d’Yoruba, surtout à l’est et au nord. Pour obtenir une provision considérable de cette substance, à laquelle se lie si étroitement le sort des populations blanches, il ne faut qu’ouvrir des moyens de communication et apporter de l’argent sur le marché.

La guerre civile d’Amérique et les inquiétudes qu’elle excite dans tous les grands états industriels nous auront du moins appris un fait dont on n’était point assez frappé jusqu’ici, l’importance économique de la race noire. Cet être mystérieux resté dans le centre de l’Afrique à peu près tel qu’il est sorti des mains de la nature, courbé ailleurs par le poids de l’esclavage vers la terre, dont il a gardé la couleur, sujet de division entre les Américains du nord et du sud, qui se battent pour ou contre lui sans l’aimer et sans être encore bien sûrs que ce soit un homme, — le nègre n’en tient pas moins une place à part, que nul autre ne peut remplir, dans l’armée des travailleurs. Son activité s’exerce dans des conditions où les forces de l’homme blanc l’abandonnent et sous des climats qui repoussent la race caucasique. Il se rattache dans les deux hémisphères à la culture du sucre, du café et du coton ; plus d’une moitié de l’Europe vit en grande partie de son industrie, et la richesse du monde manufacturier se trouve partout intéressée au développement d’une race dont on connaît à peine la ténébreuse histoire. Deux phases curieuses de cette histoire nous apparaissent au sein de l’exposition universelle. Dans le département qui représente l’Australie, nous découvrons les dernières traces des tribus faibles et abaissées qui s’éteignent devant la civilisation, — des lances, des boucliers de bois, d’impuissantes massues, des gourdes, des boomerangs, sorte de sabres recourbés destinés à voler dans l’air et à frapper le dos de l’ennemi : on dirait de faibles armes ou des jouets qu’une troupe d’enfans a laissés sur le sable. La race australienne elle-même apparaît dans une suite de photographies avec l’âge des individus et dans des chants notés et recueillis par les Anglais, — tristes chants qui sont comme le dernier adieu des indigènes à une terre qu’ils n’ont point su posséder[8]. Au contraire Libéria, cette île de refuge où se rendent les nègres échappés aux flétrissures de l’esclavage et formés en même temps à la rude discipline du travail, se montre peut-être dans ses produits comme le berceau de la régénération des noirs. Ces produits sont encore grossiers, je l’avoue, — des bois, des ananas, du café, des plantes fibreuses, des chapeaux tressés avec des feuilles de palmier, des hamacs, des défenses d’éléphans, des couvertures chargées de dessins et de couleurs éclatantes, des gourdes converties en instrumens de musique ; — mais n’y a-t-il point là des germes qui, fécondés par le travail libre, pourront donner plus tard un démenti à ceux qui nient le progrès chez cette race utile et malheureuse ?

Un autre état plus ou moins africain, quoique de races très mêlées, a tenu à figurer dans l’exposition universelle : c’est Madagascar. Cette île est depuis un demi-siècle le théâtre d’une lutte des plus intéressantes entre la barbarie et la civilisation. Parmi les objets qu’elle a envoyés, j’ai remarqué une chaise de fer, grande merveille pour un peuple qui débute dans l’art de la métallurgie, des instrumens de corne, des étoffes, des armes, mais surtout des boches et une lampe, — symboles de l’agriculture et de la vie de famille. Une île des Indes occidentales, où les nègres ont été transportés et où ils forment maintenant, quoique assez mêlés, le caractère de la population, Haïti, me rappelle, avec ses serrures de bois, l’enfance de la propriété ; elle étale pourtant des richesses très réelles, son coton, ses bois d’acajou, et surtout une plante marine (sea weed) que l’art a convertie en une sorte de substance minérale, et dont il tire les objets les plus élégans. Il est extrêmement curieux de trouver ainsi à chaque pas, en face des produits de la nature, les industries auxquelles ils ont donné naissance, et qui ont servi à établir un lien commercial entre les diverses nations du globe.

Ici encore se présentent deux ordres de faits : tantôt la race éthiopique se montre indépendante et abandonnée à elle-même ; tantôt au contraire, comme dans les colonies britanniques, elle apparaît dominée par la race blanche, qui exerce alors sur le travail des nègres l’action de l’intelligence et de la volonté. Port-Natal, cette île de l’Afrique, dont on ne soupçonnait guère jusqu’à présent les richesses, dont la topographie était même très mal connue, se trouve en quelque sorte transportée à l’exposition de Londres avec tous ses produits, tous les accidens du climat, une excellente carte géographique, des portraits d’indigènes, parmi lesquels se distingue celui d’Umpanda, le roi noir d’Amlezala, des peaux de lion, des objets de toilette, en un mot toute une histoire de la vie sauvage industrielle et domestique. D’autres colonies anglaises, le groupe des Indes occidentales, où la race noire, introduite par les marchands d’esclaves et maintenant émancipée, forme encore la base de la population travailleuse, les Bahamas, la Jamaïque, l’île Saint-Vincent et l’île de la Trinité, nous montrent à côté des richesses brutes de la nature les procédés des manufactures qui les transforment. Le travail du nègre, associé à celui de l’homme blanc, s’étend sur presque tout le sud du continent américain ; il apparaît surtout dans les splendeurs du Brésil. Qui a cultivé ces lourdes grappes de coton ? qui a extrait les minéraux précieux et lavé dans les sables les diamans bruts ? Ces mêmes mains noires sur lesquelles nous regrettons de voir peser les fers de l’esclavage. Croire que l’homme caucasique suffit à répandre la richesse et la fécondité sur le globe, c’est une erreur dont on revient bien vite en parcourant l’exposition universelle.

Au sortir du monde noir, nos regards devraient naturellement se porter sur la race qui lui succède dans l’ordre physiologique, — sur les peaux-rouges ; mais cette race, où la retrouver ? Il faut aujourd’hui fouiller les ruines et les tombeaux pour découvrir quelques vestiges de son ancienne splendeur. Dans le département, par exemple, qui a été assigné au Pérou, vous pouvez voir de la vaisselle d’argent retrouvée au milieu des ruines d’une ancienne cité indienne (Grand-Chimu), un marteau du même métal, des cachets, des médailles, une figure en bois tirée du temple du Soleil à Pachacamac, et des couvertures de coton remontant à une grande antiquité. La race rouge s’est-elle aussi complètement évanouie qu’on veut bien le dire de la face du continent américain ? Je ne le crois pas ; d’abord on la rencontre encore à l’état pur dans quelques possessions anglaises situées tout au nord du Nouveau-Monde. À l’endroit de l’exposition où New-Brunswick et les îles Vancouver développent leurs étoffes de poil de chien et leurs richesses minérales, les indigènes ne sont représentés que par des masques moulés sur nature, des marteaux de pierre, des costumes et des canots, dont l’un a été construit avec une seule main par un Indien estropié nommé Peter Snake (Serpent). Ces faibles tribus, dispersées tout à l’extrémité de l’Amérique, ne nous donnent pas, j’en conviens, une grande idée de l’industrie de leur race ; mais il faut se souvenir que la civilisation rouge, s’il est permis de lui donner ce nom, ne s’était établie avant la conquête que vers le centre du Nouveau-Monde. Là, les naturels avaient bâti des villes, des palais, des temples qui étonnèrent les conquérans, et dont les ruines se retrouvent aujourd’hui couvertes par des forêts. Cette race, fière, belliqueuse et intelligente, avait très certainement frayé la voie aux conquêtes industrielles que les Européens développèrent sur leur propre sol. Ces animaux domestiques, dont les états du sud de l’Amérique tirent aujourd’hui de si grands profits, le lama, l’alpaca, la vigogne, ne sont-ce pas eux qui les ont élevés et cultivés durant des générations ? Ce n’est pas tout : cette même race, qui a presque disparu dans le nord au souffle et au contact de la civilisation anglo-saxonne, s’est mêlée dans une forte proportion aux Espagnols et aux Portugais du sud de l’Amérique. Il y a du sang indien dans le travail de ces états qui figurent avec honneur à l’exposition de 1862, Costa-Rica, le Pérou, l’Uruguay, Venezuela. L’orgueil des Incas associé à la pompe castillane éclate dans ces dentelles, ces échantillons de bijouterie péruvienne, ces ouvrages de filigrane, surtout ces selles de Montevideo si délicatement gaufrées et auxquelles sont suspendus des étriers d’argent. Le luxe appliqué à la monture et à l’exercice du cheval n’est-il point comme le reflet d’une ancienne race guerrière ?

Les départemens consacrés aux colonies anglaises du nord de l’Amérique sont autant de musées. Il me semble que j’ai vu l’île de Terre-Neuve (Newfoundland), ou du moins tout ce que j’ai besoin d’en connaître, avec ses métaux, ses fourrures, ses hermines, ses élans, ses renards, ses coqs de bruyère, revêtus de leur plumage d’hiver, qui se confond avec la couleur des neiges. De Nova-Scotia je puis me faire une idée par les morues, les maquereaux, les mollusques, les crustacés énormes péchés autour des côtes, par les canards sauvages et par les croquis offrant les principales vues du pays. Le Canada se raconte en quelque sorte par ses lourds épis de blé, ses montagnes de fer et de cuivre, ses bois, et surtout des peintures à l’huile où l’on voit tomber les cascades, se dresser au clair de lune, avec des airs de fantôme, les rochers couverts de sapins, et s’étendre ces interminables prairies où paissent des troupeaux à demi sauvages. Soixante-dix espèces d’arbres, dont cinq ou six seulement sont exportées jusqu’ici, proclament la richesse des forêts canadiennes. Ces arbres, dont le bois est pourtant estimé, se trouvent aujourd’hui regardés par les colons plutôt comme des ennemis que comme des alliés. Ne voyez-vous pas suspendues au mur, en manière de trophée, ces haches courtes et au fer tranchant ? C’est avec elles que l’homme blanc a vaincu, forcé et éclairci le désert. On s’accorde à reconnaître que le colon américain est de tous les peuples de la terre celui qui tire le mieux parti de cette arme. Il fait avec sa hache ce que d’autres ne pourraient faire qu’avec le secours d’outils très compliqués. Est-il étonnant, après tout, qu’il ait gardé pour cette épée de la civilisation comme l’appelle un poète du Nouveau-Monde, l’espèce de culte qui s’attache chez tous les peuples à l’instrument de la conquête ?

L’idée de faire entrer dans une exposition de l’industrie les minéraux, les fossiles, divers échantillons du sol et du sous-sol, les arbres, les plantes, les coquillages, les insectes, les oiseaux, les mammifères, les portraits des races humaines, est une idée nouvelle. Jusqu’ici ces divers objets étaient relégués dans les musées et les cabinets d’histoire naturelle. Ou je me trompe fort, ou cette innovation indique un vrai progrès dans les méthodes, un grand pas vers l’application de la science aux besoins de l’économie politique. Considérer les animaux domestiques à la fois comme des œuvres de la nature et comme des produits de l’industrie humaine, c’est entrer dans une voie où le génie pratique de l’Angleterre rencontre toutes nos sympathies. N’est-il point curieux par exemple de voir les Indes occidentales céder une partie de leurs richesses animées à l’Australie, primitivement si pauvre en mammifères ? Quiconque rencontre dans les cases de la Nouvelle-Galles du sud (New South Wales) des exemplaires d’alpacas nés à Sidney, dit l’inscription, pourrait croire que de tels animaux utiles sont originaires de cette partie du monde. Qui ne sait pourtant qu’ils y ont été transportés pour les besoins de l’agriculture et du commerce ? C’est l’homme qui, après les avoir conquis sur l’état sauvage, leur a donné une seconde patrie. Le lien des faits entre l’histoire naturelle et l’histoire du travail arrête à chaque pas les regards du penseur dans cette miniature du globe qu’on appelle l’exposition universelle. Pour nous en tenir à l’Amérique, n’est-ce point la présence de l’huître à perles dans les mers du sud, — et dont on peut voir des exemplaires dans le département de Costa-Rica, — qui a créé sur les côtes une race de hardis plongeurs ? Des coquillages fins, nacrés et transparens ont servi de modèles, dans les îles Bahamas, pour ces ornemens de tête et ces corbeilles, véritables ouvrages d’art, qui occupent beaucoup de mains et font vivre beaucoup de monde. Les éclatans insectes du Brésil ont été convertis par les habitans en fleurs artificielles dont les pétales sont des ailes ou des organes. Est-ce en vain que la Guyane anglaise étale sa merveilleuse collection d’oiseaux[9], que la Jamaïque nous montre ses tortues, que l’île de la Trinité se glorifie de ses bois ? Non, le plumage éclatant de ces riches oiseaux fournit des ornemens à la toilette des femmes, ces tortues recouvrent les meubles et fournissent une précieuse matière aux ouvrages d’écaille, ces bois se transforment en tables qui, grâce à des incrustations de diverses couleurs, ressemblent à d’anciennes mosaïques. Je m’en voudrais d’oublier le ver à soie, dont les cocons pendent comme des fruits d’or à des rameaux secs, et qui a si puissamment contribué au luxe de la toilette dans les possessions du Nouveau-Monde.

N’est-ce point encore une substance minérale cachée par la nature dans le sein de la terre qui a peuplé l’Australie ? C’est autour des mines d’or comme autour d’un centre qu’a rayonné le mouvement de la colonisation[10]. Ce métal précieux nous apparaît sous toutes ses formes primitives, en lingots, associé aux roches de quartz, émietté et en quelque sorte confondu avec la terre. Les procédés d’extraction et de lavage, la manière de moudre les roches et d’en séparer les richesses, en un mot tout le travail des chercheurs d’or se dessine pour ainsi dire sous nos yeux dans les instrumens et dans les machines qui ont dérobé au sol le plus convoité des métaux. Si pauvre que soit le règne animal dans cette partie du monde, on le voit pourtant assez bien représenté par les cuirs de kanguroo tannés que préparent les colons. L’Australie et la Nouvelle-Zélande occupent dans l’exposition universelle une place considérable, bien conforme d’ailleurs à l’importance de ces possessions anglaises. L’étendue, la variété, la qualité excellente des produits agricoles nous indiquent assez une terre fertile, un climat qui embrasse toutes les températures, tandis que les trésors géologiques fournissent à toutes les industries le fer, le cuivre, le plomb, le charbon, la malachite et les autres matières brutes qui, transformées par l’Anglo-Saxon, fondent la prospérité des états[11]. Au milieu de ces gerbes d’abondance, je regrette de ne point voir figurer davantage la race malaise, qui s’étend sur les îles de l’Océanie. À peine si je découvre même çà et là quelques traces des naturels de la Nouvelle-Zélande, cette famille d’hommes si curieuse que les ethnographes n’ont point encore réussi à classer. Tout annonce pourtant dans leur industrie, — des ustensiles domestiques, des vêtemens, des instrumens de pêche, — une race merveilleusement préparée pour recevoir la civilisation.

Arrivons maintenant à l’Asie, cette ruche des peuples d’où seraient sortis, à en croire quelques savans anglais, les premiers aventuriers qui ont peuplé l’ancienne Amérique et les îles de l’Océanie. Avec la race jaune ou mongolienne s’annonce dans l’histoire de l’industrie un grand progrès. À voir, dans la partie de l’exposition consacrée à l’Afrique et à l’Océanie, certaines contrées du globe presque uniquement représentées par l’inventaire de leurs richesses naturelles, on était porté à se demander s’il y a là des hommes. Il n’en est plus ainsi de la Chine, du Japon et du royaume de Siam. Les trois règnes de la nature, les richesses de la terre et du climat, se montrent ici modifiés par l’art et adaptés aux besoins de la vie sociale. Pour la première fois se dégage dans la recherche de l’utile un idéal quelconque. Cet idéal n’est point complet, je l’avoue : il nous reporte, avec moins de grandeur, vers les rêves étranges de l’ancienne Égypte ; il s’attache plutôt au fantastique et au grotesque qu’à la contemplation de la nature ; il abuse de la faculté de créer des monstres ; tel qu’il est néanmoins, il commande le respect des curieux et des artistes. La Chine trône à l’exposition au milieu de ses laques, de ses bronzes chargés de figures bizarres, de ses inimitables porcelaines, de ses peintures, de ses éventails, de ses baignoires de porphyre, de ses pagodes d’or et de porcelaine, de ses ivoires fouillés et évidés avec tout l’art du sculpteur, de ses dentelles brodées qui réclament une patience chinoise, et de ses vases ventrus comme des mandarins lettrés. La dernière guerre, qui a porté les armes de la France et de la Grande-Bretagne jusque dans la capitale du Céleste-Empire, a aussi doté l’exposition de quelques riches dépouilles : un écran sculpté qui se dressait derrière le trône de l’empereur, des bassins et des vases énormes pris au Palais d’Été. Un objet dans cette riche collection a surtout piqué ma curiosité, c’est un crâne humain monté en or, et qu’on dit être celui de Confucius. Soyez donc le plus ancien des philosophes, le soleil du plus grand empire de la terre, presque un dieu, pour vous trouver un jour exposé à Londres comme un objet d’industrie ! La race japonaise présente avec la race chinoise des traits de famille qui se retrouvent dans les produits des deux nations. C’est toujours, à côté de détails empreints d’une grande habileté, une sorte d’enfantillage dans la vieillesse, un art de convention qui tourne éternellement dans le même cercle de pratiques, une sorte de fidélité superstitieuse envers les usages et les moules dans lesquels se trouve fixée toute cette industrie, d’ailleurs fort remarquable. Le Japon semble néanmoins surpasser la Chine dans le développement des manufactures et des procédés de la science. Parmi les objets qui peuvent donner une idée de cette contrée si peu connue, je citerai une encyclopédie écrite dans la langue nationale, différens spécimens d’ouvrages illustrés sur l’histoire naturelle et la chimie, un cadran solaire, un thermomètre, un télescope, une grande variété de papiers dont quelques-uns sont des imitations de cuir, des étoffes de soie, des cocons recueillis dans toutes les provinces, des ouvrages de tapisserie, un câble fait avec des cheveux d’homme, des blocs de lave qui viennent du volcan de Fusijama, des spécimens de charbon de terre et d’autres métaux, des collections de papillons, enfin des exemplaires de cette légère porcelaine connue sous le nom de coquille d’œuf (egg-shell), et qui a jusqu’ici défié toute rivalité dans le monde entier[12]. Le royaume de Siam a envoyé ses nids d’hirondelles, si chers à la gastronomie mongolienne, son riz, ses teintures et les jupons de soie portés par les élégantes de Lao. Dans l’industrie de ces trois peuples, on fit les caractères d’une vraie civilisation sans doute, mais d’une civilisation arrêtée, qui ne se régénérera, si elle se régénère jamais, que par des emprunts faits à l’Europe.

Un intérêt particulier s’attache à l’Inde, cette alma parens, si, comme le prétendent certains érudits, nos langues modernes, nos institutions et le germe de nos industries dérivent de cette terre féconde, d’où elles se sont répandues par des migrations sur toute l’Europe. Il s’en faut pourtant de beaucoup que la force de la race caucasique apparaisse ici dans tout son développement. La civilisation hindoue se montre à l’exposition ce qu’elle est en réalité, une civilisation immobile, peut-être même une civilisation épuisée. Enveloppée comme Hercule enfant dans les plis et les replis du serpent, la race hindoue aurait peut-être l’intelligence de rompre ses liens, mais la fatalité de ses dogmes l’arrête et l’enchaîne à la nature. D’un autre côté, le régime des castes frappe l’industrie indienne d’un cachet profond d’inégalité en même temps que de routine. C’est la terre des surprises et des contrastes. Si vous regardez aux merveilleux ouvrages de bijouterie, aux draps d’or et d’argent, aux somptueux châles de cachemire, aux voiles et aux moustiquaires qui ressemblent à de l’air tissé, aux palanquins, aux armes relevées de pierres précieuses, vous seriez tenté de croire que vous avez affaire au peuple le plus riche et le plus industrieux de la terre ; mais si vous tournez les yeux vers les costumes et les ustensiles des classes inférieures, il vous semblera rétrograder parmi les sauvages. C’est une erreur commise par beaucoup d’historiens que de juger uniquement d’un peuple par les objets de luxe et par le sentiment de l’art ; ces conditions de goût, de beauté relative, de splendeur traditionnelle, peuvent se rencontrer chez des nations en définitive très peu avancées. Ce sont les fleurs d’un arbre sur lequel on cherche vainement des fruits. Le vrai caractère des races civilisées est dans la diffusion du bien-être, dans la puissance des machines qui créent et répandent la richesse, dans la lutte contre la nature, qu’on force de travailler au profit de tous. Le département de l’Inde, si l’on y joint surtout le musée de Whitehall-Yard, India Museum, d’où a été extraite une partie des objets exposés, est d’ailleurs une histoire complète d’une contrée qui n’a plus de mystères pour la société anglaise. Cette histoire de la vie morale et domestique de l’Inde est racontée par les masques moulés sur les principaux types de la race, les costumes, l’industrie des castes, les jouets d’enfans, les ustensiles de ménage chargés de figures bizarres ou monstrueuses, reflets de dogmes gigantesques et pétrifians qui nous donnent l’idée d’un peuple anéanti devant la contemplation des forces de l’univers. Après avoir parcouru, à travers une antiquité fabuleuse, tous les rêves du panthéisme, la race hindoue semble être arrivée au repos fatal, à ce terrible septième jour des peuples identifiés désormais avec l’immobilité de la nature. Son industrie vit comme tout le reste sur les grandeurs du passé, sur un ordre religieux et civil qu’elle n’a point la force de modifier, sur la conquête étrangère, à laquelle, tout en résistant, elle n’oppose que des fureurs passagères ou une soumission passive.

En quittant l’Inde, on entre dans un monde nouveau. On vient de voir l’enfance de la race caucasique, mais c’est en Europe qu’il faut en étudier la maturité.


III.

La Turquie forme naturellement la transition entre l’Asie et l’Europe. Par le goût du luxe, de la pompe, des ornemens personnels, comme aussi, je dois le dire, par l’oubli du bien-être appliqué à la classe la plus nombreuse, elle se rattache évidemment au groupe des civilisations orientales. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus riche que ses étoffes de soie glacées ou brodées d’or ; toute la voluptueuse splendeur des harems brille à travers ces cases de verre où les tissus de velours rehaussés de pierres précieuses, les molles écharpes et les mille raffinemens de la toilette des femmes ondoient comme la ceinture de Vénus, en promettant d’ajouter des charmes à la beauté. Les habillemens des hommes ne sont pas moins somptueux ; les riches narguilés, les flacons d’eau de rose, les soyeuses ottomanes, les magnifiques tapis annoncent une population sensuelle et assoupie dans les jouissances du matérialisme. D’un autre côté, quelques branches de l’industrie turque semblent indiquer de louables efforts pour se rapprocher des mœurs européennes : on sent que le progrès est devenu pour l’empire ottoman une question de vie ou de mort ; mais une indolence naturelle de caractère, une religion fataliste, le mépris et l’asservissement de la femme, dont on dissimule mal l’esclavage sous les chaînes et les bracelets d’or, semblent frapper d’impuissance des essais d’où dépendent pourtant le sort et l’avenir de la nation ottomane. La Grèce, malgré la différence de religion et un esprit de liberté qui lui présage de meilleures destinées qu’à la Turquie, obéit dans ses goûts et dans la recherche du luxe aux lois du même climat. Elle triomphe dans ses velours, dans ses dentelles d’or et d’argent, dans ses couvertures de table, d’une richesse merveilleuse, mais surtout dans ses marbres, d’une blancheur incomparable, et dans ses statues, qui prouvent que l’amour des arts ne s’est point éteint sur la terre où vécut Phidias. Des traces de renaissance se montrent dans son agriculture, dont elle étale avec orgueil les produits, des grains, du coton, de la cochenille, de la cire et du miel. À la Grèce se lie naturellement le groupe des Iles-Ioniennes, où, malgré le mélange des races et la protection de l’Angleterre, domine le caractère hellénique. Ce cachet se retrouve fortement empreint sur toute leur industrie et sur les richesses de la nature. Quel paradis terrestre nous révèlent ces figues, ces amandes, ces raisins de Corinthe, ces olives et ces vins délicats ! On a dit que l’archipel ionien avait envoyé aux Anglais son soleil en bouteilles. Les produits fabriqués dans ces îles heureuses ne sont pas moins remarquables et se ressentent aussi de l’influence de la lumière : ce sont des broderies d’or, des costumes fastueux, des sachets, une mitre de l’archimandrite septinsulaire, et des peintures byzantines exécutées l’année dernière, mais qui sont exactement dans le même style que celles du temps des Commènes.

Une autre puissance européenne, quoique placée à l’extrême nord, a gardé avec les races orientales des liens qui s’étendent plus ou moins à son industrie. On a dit d’elle que c’était un rameau de l’arbre asiatique tombé dans la glace. N’ai-je point nommé la Russie ? La race slave se détache vaillamment du groupe des civilisations immobiles par l’ensemble de ses caractères et surtout par cette puissance de travail qui sait conquérir et féconder un sol ingrat ; mais cette force aveugle, cette tyrannie des faits que la Russie a vaincues dans la nature pèsent encore sur ses institutions, et malgré d’incroyables progrès limitent son essor dans l’ordre moral et économique. Quoi qu’il en soit, la Russie semble avoir voulu se venger de sa défaite de Crimée en déployant aux yeux de l’Europe les ressources de son dur climat et de sa courageuse industrie. À la bonne heure, c’est là une vengeance que nous aimons. Je la loue aussi d’avoir été plus sobre cette fois dans l’étalage de ses richesses matérielles, telles que les portes de malachite, les coffrets de jaspe, les branches de diamans, les étoffes d’or, qui rappelaient un peu trop en 1851 la magnificence barbare des despotismes asiatiques. C’est sur un autre terrain qu’elle transporte aujourd’hui la lutte ; elle s’attache à l’utile, au bon marché, et l’on ne saurait trop l’encourager dans cette voie, dont il est facile d’apercevoir les conséquences sociales. Elle réclame notre intérêt pour ses produits chimiques, ses peaux de chamois, de daim et de renne, ses cuirs, dont elle étale une immense variété, ses grains, ses couvertures de lit, surtout ses mouchoirs de poche, qui se vendent au marché de Moscou, sous les murs même du Kremlin, pour la modique somme de 40 kopecks. Qu’on n’aille pas croire pour cela qu’elle ait renoncé à nous entretenir de ses traditions et de ses richesses nationales. Sous une des cases de verre rayonne une Bible qu’on évalue à 100,000 francs, imprimée dans la vieille langue slavone, dont le patriarche Philarète lui-même renonce à lire les caractères, et toute garnie de turquoises, de diamans, d’améthystes, montés sur une reliure de métaux précieux. Au fond de la cour russe (cour est le nom que les Anglais donnent à certains départemens de l’exposition) figure un grand tableau qui était d’abord passé presque inaperçu jusqu’au moment où les employés du palais déclarèrent qu’il pesait 700 tonnes, et aussitôt l’indifférence se changea en une fièvre de curiosité. Je me soucie naturellement assez peu du poids ; mais l’ouvrage a d’autres titres à notre attention : c’est un spécimen de ces peintures religieuses avec des incrustations d’or dont les artistes russes se montrent si curieux. La figure de saint Nicolas, patron de la Russie, exprime bien cet idéal de mysticisme qui répond aux croyances de l’église moscovite. Dans ses arts comme dans son industrie, l’empire du tsar reflète les traits d’une race jeune et envahissante, d’une civilisation tour à tour rude et raffinée ; ce qui lui manque, surtout quand elle touche aux produits manufacturés, c’est un caractère original. On dirait qu’elle a été plutôt faite jusqu’ici pour s’assimiler avec puissance les conquêtes de l’Europe que pour leur ajouter un type. Il n’y a point lieu de s’en inquiéter, la plupart des races adolescentes commencent par l’imitation. Un autre caractère me préoccupe : dans cette nation où tout se fait par oukases, on croirait volontiers que les produits industriels ont été aussi fabriqués par ordre du gouvernement, tant ils se montrent frappés d’un cachet d’uniformité.

Le groupe des nations scandinaves, la Norvège, la Suède, le Danemark, nous montre l’activité de la race finnoise aux prises avec les sauvages obstacles d’un ciel glacé, de longues nuits et d’un territoire avare, du moins si l’on regarde à la variété des produits. La Norvège, cette mère des minéraux, apporte à l’exposition ses humbles richesses, les échantillons des roches qui hérissent ses côtes austères, des minerais de cuivre, des fers plus ou moins travaillés, son huile de foie de morue, son duvet d’édredon, ses fourrures d’animaux sauvages, ses traîneaux, ses harnais pour la toilette du renne, ses bateaux et ses filets destinés à la pêche du hareng. Elle a aussi son luxe : regardez dans une armoire de verre ce paysan avec sa fiancée, chargés l’un et l’autre d’ornemens en or. Durant ses nuits étoilées, nuits de cristal, dit un voyageur, et dont la morne sérénité le dispute à l’intensité d’un froid limpide et sec, la science norvégienne n’a rien de mieux à faire que de contempler la mécanique céleste : de là des horloges astronomiques d’un travail ingénieux[13].

La Suède nous donne une idée de ses mœurs domestiques dans ses poêles de faïence vernie qui sont des monumens, dans ses modèles de fenêtres et de portes bien closes, dans ses paravens et dans ses appareils pour chauffer l’eau. Il est à observer que plus on s’approche du nord et plus le besoin du comfort intérieur augmente, tandis que le goût de la toilette diminue, au moins pour ce qui regarde les étoffes de luxe et de somptuosité. De tous les objets exposés par la Suède, nul n’a excité autant de surprise que le groupe de bronze et de zinc du sculpteur Molin, de Stockholm. Le sujet est une légende scandinave dont le triste souvenir est, dit-on, également familier aux Suédois, aux Norvégiens et aux Danois. Deux hommes armés de couteaux et liés ensemble par une ceinture, selon la coutume runique, luttent pied à pied, corps à corps, en cherchant à se saisir par la taille et à se renverser l’un l’autre. L’histoire de ce duel au couteau est racontée dans les quatre bas-reliefs qui entourent la base du groupe. D’abord les deux jeunes gens sont assis et en train de boire paisiblement ; une querelle s’élève par suite des familiarités que prend l’un d’entre eux avec la femme de son ami ; celle-ci intervient pour prévenir une funeste rencontre ; enfin nous la retrouvons au dernier bas-relief abîmée dans la douleur et prosternée devant une pierre runique, laquelle ne laisse aucun doute sur les conséquences fatales de la lutte. Cet ouvrage est d’un grand style, d’une férocité d’action inimaginable, et, sans viser particulièrement à la couleur locale, a bien le caractère de sombre poésie qu’on retrouve dans les chants des bardes scandinaves.

Le Danemark, plus positif, nous ramène à l’industrie et aux arts utiles par ses huiles de poisson, ses laines d’Islande, ses chanvres, ses étoffes de crin et sa pulpe de papier faite avec du bois. Les instincts aventureux de cette race maritime se retrouvent dans les peaux d’ours et divers spécimens de l’industrie groënlandaise qui ont été envoyés par les comptoirs du gouvernement établis dans les mers de glace. Le Danemark ne néglige pourtant point la recherche du beau en même temps que de l’utile, si j’en juge par ses ornemens d’architecture domestique, ses figures en biscuit, ses porcelaines et surtout ses bijouteries. On avait d’abord cru que les bracelets et les broches exposés dans le palais de l’industrie avaient été dessinés d’après des modèles étrusques. C’est au contraire une reproduction des anciens arts du Nord. Les types originaux de ces articles de toilette, exécutés en bronze grossier, ont été portés pendant des siècles par les chevaliers scandinaves aux longs cheveux blonds et aux membres vigoureux. Nous trouvons une autre spécialité du luxe danois dans ces cornes à boire dont quelques-unes présentent un intérêt historique. Ces dernières, relevées d’or ou d’argent et chargées de dessins en ivoire, racontent de vieilles légendes, telles que les aventures de Sigurth, le tueur de dragons, et de la belle Brünhild. Les porcelaines ont aussi un caractère national ; au lieu de s’attacher à l’imitation des sujets chinois, elles illustrent les traditions et les poésies de la contrée. La plupart des sujets et des dessins sur porcelaine ont été fournis par Thorwaldsen, un sculpteur danois, dont on admire aussi trois statues. Thorwaldsen était depuis quelques années à Rome, où, malgré son ardeur au travail et un véritable talent, il luttait obscur contre les dures nécessités de la vie. En proie à l’un de ces accès de découragement qui saisissent parfois les plus heureuses natures, il avait résolu de quitter Rome et de renoncer aux arts, quand à ce sombre moment de doute et de désespoir il fit la rencontre d’un Anglais, M. Hope, qui lui acheta une statue. Cette statue de Jason, qui figure au premier plan de la cour danoise, fut payée un prix beaucoup plus élevé que celui demandé par la modestie de l’artiste. À dater de ce jour, Thorwaldsen reprit courage. Quoiqu’il eût déjà fait signer ses passeports, il resta à Rome, où sa carrière ne fut plus jusqu’à sa mort qu’une suite de triomphes. Outre la statue de Jason, le département danois contient quelques autres ouvrages de Thorwaldsen, un Mercure et son portrait par lui-même. Il y a aussi une statue de Bissen, dont le nom est connu en Europe par d’autres titres à l’estime publique, comme étant le premier savant qui ait indiqué l’application de l’électricité à l’usage des télégraphes. Ne voilà-t-il pas un ensemble de témoignages bien fait pour nous donner une idée favorable de l’activité d’une race reléguée par la nature sur un des coins obscure du globe ?

L’Allemagne se trouve divisée à l’exposition comme elle l’est en réalité par les barrières et les accidens géographiques ; son unité est dans la race saxonne. La Prusse, l’Autriche, la Ravière, le Hanovre, le grand-duché de Hesse, la Saxe, le Wurtemberg, le duché de Mecklenbourg-Schwerin, les villes hanséatiques, sont représentés dans des départemens particuliers, dont quelques-uns occupent une place considérable. Là tout se trouve exposé, depuis les plus riches ouvrages de bijouterie jusqu’aux boîtes d’allumettes. Pourquoi non ? L’art de faire le feu est, selon Joseph de Maistre, la limite qui sépare l’homme du singe ; il est donc naturel de croire que cet art se développe avec des nuances curieuses et infinies dans le mouvement successif des sociétés. On comprendra pourtant que je ne m’attache qu’aux caractères généraux de l’industrie saxonne. Dans cette lutte héroïque contre les lois du temps, de la pesanteur et des distances, qui constitue le véritable cachet des découvertes modernes, la Prusse se distingue par des qualités fortes et éminentes, un esprit philosophique, les ressources de la science mises au service du travail manuel, ce courage de la patience qui conquiert les choses, et une sorte d’ambition nationale qui ne recule devant aucun sacrifice. Ses fabriques sont représentées avec honneur par des tissus de soie, de lin, de laine et de coton. Ce n’est pourtant point dans ces grandes industries centralisées, servies par les machines et gouvernées par un petit nombre de capitalistes, qu’il faut chercher le vrai type germanique ; c’est dans les ouvrages façonnés à la main par les artisans, et sur lesquels se reflète le goût particulier de la nation. Les ouvriers allemands possèdent à fond les principes de leur état : ils ont une habileté de facture qu’on ne saurait méconnaître, et ne se montrent certes point étrangers à la recherche du beau ; mais leurs œuvres manquent un peu d’éclat, d’élégance et de souplesse. En fait d’ameublement, je me souviens surtout de tables, de fauteuils et d’autres articles d’ébénisterie qui étonnent par la pureté du dessin, par la sévérité des lignes, et, comme diraient les Anglais, par la chasteté de la forme, mais qui, taillés dans un bois pâle, mat et sans vernis, ressemblent à ces peintures allemandes d’un beau style, auxquelles on désirerait seulement plus de ton et de couleur. Un goût d’ameublement qui semble particulier à la Prusse me rappelle les chasses et les mœurs baroniales des bords du Rhin : je parle de ces chaises, de ces dressoirs, de ces étagères, de ces lustres, construits avec des branches de cerf et des dépouilles d’animaux sauvages ; qu’on se figure un salon où hurlent des têtes de renard, où des hiboux effarés déploient leurs ailes au milieu des lumières, et où les fauteuils ont des pieds qui ne sont plus des métaphores, car ce sont les jambes mêmes des grands daims qui couraient dans l’épaisseur des forêts ! Des glaces d’une grandeur formidable, des vases en porcelaine de la manufacture royale de Berlin, des joyaux précieux, arrêtent à chaque pas le visiteur ; mais ces ornemens de la civilisation ne doivent point effacer par leur éclat le côté sérieux du génie de l’Allemagne du nord, qui se montre surtout dans quelques instrumens scientifiques, dans ces horloges par exemple, chefs-d’œuvre de patience et de sagacité, où le mécanicien a fixé les pulsations du temps avec le mouvement des astres et des saisons.

L’Autriche, qui fait vis-à-vis à la Prusse dans le palais de Kensington, se distingue surtout par des objets de luxe d’un travail accompli ; mais, dans l’ordre des travaux qui peuvent assurer le bien-être de la classe la plus nombreuse, l’industrie autrichienne occupe très certainement un rang inférieur. Que cette infériorité tienne aux institutions politiques, au manque de culture morale chez les ouvriers ou aux lois sur les corporations qui enchaînent l’activité nationale, c’est un point que je ne discuterai point ici ; toujours est-il qu’on reconnaît à première vue dans les produits de cet empire une société aristocratique, absolue dans ses vieilles traditions, et chez laquelle le travail, d’ailleurs très ingénieux ou très habile, ne s’exerce guère qu’au profit d’une classe privilégiée. Cette remarque ne peut s’appliquer toutefois à la collection de verreries et de porcelaines venues de la manufacture de Herend, en Hongrie. Cette collection ne se recommande pas moins par l’éclat des couleurs et par la fidélité avec laquelle se trouve reproduit le vieux type chinois que par le bon marché ; c’est là, aux yeux de quelques personnes, son seul défaut, c’est là le seul obstacle à l’introduction de ses produits dans certaines familles riches. Autrement les verreries de cette fabrique ne seraient guère éclipsées que par la Bohême, qui soutient cette fois une antique célébrité, si même elle ne l’accroît point encore, par la clarté et la légèreté de ses verres, qui ressemblent à de l’air solidifié, ainsi que par l’originalité des modèles. On admire généralement les coffres ciselés et émaillés de M. Girardet, un fabricant de Vienne. La science joue aussi un grand rôle dans le département de l’Autriche, non qu’elle cherche, comme en Prusse, à répandre et à vulgariser l’instruction : c’est à surprendre les secrets de la nature par une forte direction d’études qu’elle s’attache surtout. Une journée passée à voir et à se promener dans l’exposition ne suffirait point à épuiser la curiosité du visiteur en ce qui regarde les provinces germaniques : je ne saurais pourtant quitter l’Allemagne sans signaler ses instrumens de musique et ses fameuses porcelaines de Saxe d’un goût si délicat, ses miroirs, ses lustres, ses figurines, véritables fleurs de l’art, qui ont je ne sais quel parfum local de grâce et d’élégance.

Trois petits états plus ou moins enclavés entre l’Allemagne et la France, — la Belgique, la Hollande et la Suisse, — occupent dans le palais de l’industrie une place déterminée plutôt par le caractère laborieux des habitans que par l’étendue de leur territoire. La Suisse envoie naturellement ses montres et les modèles des outils qui servent à les travailler, ses chapeaux de paille portés par les femmes de Fribourg et ses boîtes à musique[14]. La Hollande se reproduit en quelque sorte dans les traits de son industrie patiente, solide et honnête, dans ses toiles, ses papiers, ses harengs et ses autres comestibles, ses poteries, la coiffure de ses femmes chargée d’ornemens en or, surtout dans ses fléaux et ses balances, images de l’équité de la race néerlandaise. À ces produits, à ces témoignages du travail, il manque nécessairement le plus beau et le plus hardi monument de l’activité des Pays-Bas : je parle de leur lutte contre la mer. La Belgique, qui suit et qui imite généralement la France, mais qui la devance quelquefois dans certaines branches d’industrie, ainsi que dans l’exécution de ses chemins de fer, réclame une attention particulière pour ses fabriques d’armes à feu, surtout à une époque où l’art de s’entre-tuer fait de si rapides progrès, par ses dentelles ses draps d’une qualité inférieure, mais d’un bon marché qui étonne, ses instrumens d’agriculture, et ses sculptures sur marbre ou sur bois. Un des plus charmans objets d’art dans toute l’exposition universelle est une chaire construite par MM. Coyers frères, de Louvain, et qui rappelle avec bonheur ces admirables ouvrages sur bois qu’on rencontre si souvent dans les églises de la Belgique.

Le groupe des races latines, l’Espagne, l’Italie et la France, présente, avec des variétés bien tranchées et des degrés de développement à coup sûr très sensibles, certains airs de famille dans la nature et le style de leur industrie. La plus reculée des trois est sans contredit l’Espagne ; à Dieu ne plaise que je refuse l’énergie du travail à une nation qui a fait et qui peut encore faire de grandes choses ; mais, si peu de sang arabe qu’elle ait dans les veines, la race ibérique, par son insouciance du bien-être matériel, par sa fière et superbe indolence au milieu des richesses d’un climat béni du soleil, surtout par une sorte d’immobilité dans l’ordre religieux qui en traîne toujours l’engourdissement de la vie civile, nous rappelle beaucoup trop les civilisations de l’Orient. Montesquieu, consulté dans les derniers temps de sa vie sur la nature de sa maladie, la définissait ainsi : « une grande impuissance d’être. » Une certaine impuissance d’agir et d’innover, qui n’est. point, je l’espère, pour l’Espagne une maladie mortelle, et qui tient plutôt à ses croyances qu’à un défaut de race, se traduit dans son industrie par des faits évidens. Si l’on regarde à son agriculture, dont elle étale pourtant avec amour les produits variés, on y découvre plutôt la force expansive d’un climat heureux que l’effort de l’homme et des machines pour conquérir la terre. Me dira-t-on que l’Espagnol est riche, en ce sens qu’il a peu de besoins ? J’admets, si l’on veut, qu’il en soit ainsi, et je le regrette, car c’est sur les besoins de l’homme toujours croissans que l’industrie greffe ses conquêtes. Le seul instinct vif par lequel la race espagnole se rattache à la famille des nations productives est le goût du luxe et le sentiment de la coquetterie. On retrouve en quelque sorte la poésie du Romancero dans ses éventails, ses armes, ses filigranes, ses arabesques, ses bijoux, ses étoffes d’or et de soie, ses mantilles, ses peaux de chagrin, ses blondes et ses dentelles chargées de riches broderies ; mais les arts mécaniques, auxquels seuls appartient le don de multiplier les fruits du travail, se montrent encore dans un état peu avancé. Le mot de Talleyrand : « pour être puissant, il faut être riche, » est surtout vrai des nations. Si forte et si intelligente que puisse nous sembler une race à d’autres points de vue, elle ne prend aujourd’hui dans le monde une place considérable que par son industrie, source de toute véritable opulence et de toute influence politique. Le Portugal, quoique avec un territoire beaucoup plus limité, développe à côté des produits du sol, de ses vins et de ses eaux de fleur d’oranger, quelques appareils et quelques produits artificiels qui témoignent du désir généreux de reconquérir par le travail ce qu’il avait perdu en d’autres temps au milieu des tremblemens de terre et des aventures maritimes, mais surtout par l’action énervante d’un ancien régime despotique.

Un intérêt particulier s’attache à l’Italie, qui apparaît pour la première fois à l’exposition de 1862 dans son unité. Cette unité n’est point encore complète, je l’avoue ; mais du moins Milan, qui figurait en 1851 sous la bannière de l’Autriche, et le royaume des Deux-Siciles, qui occupait une place à part, se trouvent aujourd’hui fondus, comme ils doivent l’être, dans une seule et même nation. Ce que l’industrie italienne perdait au morcellement, ce qu’elle gagnera à l’assimilation des forces d’une grande famille sous la main d’un gouvernement constitutionnel, c’est le secret de l’avenir. Dès ce jour, elle s’annonce comme en voie de progrès. Le lien qui existe entre les institutions politiques et les conquêtes du travail se montre avec éclat dans la cour italienne du palais de Kensington. L’Italie commande l’attention par une immense variété de produits naturels ou que l’art a transformés : de l’ambre, du corail, des cristaux, des cocons, le ver à soie lui-même, dont une curieuse collection illustre toutes les maladies, les développemens et les métamorphoses ; des étoffes de luxe ou d’utilité journalière, des gants de byssus, des mosaïques, des statues, des miroirs, des lits splendides, qui prouvent que le goût de la magnificence ne s’est point perdu dans la patrie des Médicis. Au milieu de toutes ces pompes, qui n’excluent point le développement de quelques autres branches d’industrie plus obscures, quoique non moins importantes, je ne m’arrêterai qu’aux poteries et aux instrumens scientifiques. Le groupe de porcelaines, imitations d’anciennes faïences, et les articles en majolique provenant de la fameuse fabrique de Doccia, près de Florence, sont l’objet d’une admiration bien légitime[15]. L’origine de cette fabrique remonte aussi loin que 1735, l’année où elle fut fondée par un patricien, Carlo Ginori ; elle passa ensuite entre les mains de son fils Lorenzo et d’un autre descendant de la famille, Carlo Leopoldo, qui attacha des écoles de dessin à son établissement pour répandre le sentiment de l’art parmi les enfans de la classe ouvrière. Aujourd’hui cette même fabrique appartient au marquis Lorenzo Ginori, fils aîné du précédent. Appelant la pratique des voyages au secours d’une noble ambition et des goûts qu’il avait hérités de ses ancêtres, il visita l’Allemagne, la France et l’Angleterre, pour s’initier à tous les mystères et à tous les progrès de la céramique. Il trouva un auxiliaire puissant dans un chimiste nommé Giusti, mort en 1858, et qui doit sa réputation à l’habileté avec laquelle il fit revivre les ouvrages en majolique du XIVe et du XVe siècle. Parmi les nombreux et curieux produits de la manufacture de Doccia, je signalerai seulement un vase splendide dont le sujet est le triomphe de Neptune, un autre vase représentant Galatée, un grand tableau en relief des quatre saisons, un coffre décoré avec des figures de nymphes et d’autres motifs mythologiques. La terre de Galilée, de Torricelli, de Spallanzani et de tant d’autres savans, se vante aussi, et avec raison, de ses microscopes et de ses instrumens d’optique. Elle expose cette année des thermomètres et des baromètres d’une extrême délicatesse sensitive, un anémomètre qui marque sur une feuille de papier, à chaque instant, la force, la direction et la vélocité du vent, enfin de très habiles préparations anatomiques. Envisagée dans son ensemble, l’industrie italienne présente un caractère très certain de régénération. En dirai-je autant de Rome, qui, par l’effet du hasard ou en vertu d’une épigramme anglaise, se trouve placée à l’exposition sous l’aile de la France ? L’exposition romaine attire un grand nombre de curieux par des objets à coup sûr fort remarquables, des statues de marbre blanc, des tables en mosaïque[16], des photographies d’anciens monumens, des lampes d’après l’antique, un bréviaire offert par le pape au cardinal Wiseman ; mais au milieu de tous ces trésors d’un art sacerdotal on se demande s’il y a un peuple à Rome, ou du moins si l’on s’occupe de pourvoir à son bien-être économique, tant l’industrie romaine semble avoir pris à la lettre le précepte évangélique de vivre comme le lis des champs et de ne point songer au lendemain !

La France brille par l’étendue, l’éclat et la beauté de ses produits. Je me contenterai d’indiquer les traits généraux qui distinguent à première vue son industrie si riche et si variée. Ces traits sont assurément le goût, la délicatesse, l’élégance. Un industriel anglais, à qui j’exprimais ma surprise de rencontrer à Londres tant de magasins qui cherchent à se recommander aux acheteurs par cette devise magique : articles de Paris, me répondait un jour avec une certaine morgue britannique : « Ah ! oui, de petites choses ! » Ces petites choses, si l’on veut, n’en ajoutent pas moins à la vie le parfum des arts ; elles font le bonheur des femmes, l’ornement des salons, quelqiuefois même la seule consolation du pauvre, car on est riche ou pauvre à différens degrés, et la distinction de la forme donne souvent une valeur à des objets qui n’en ont guère par eux-mêmes. Cet instinct du goût qu’il est si difficile de définir se découvre, pour ce qui regarde les étoffes françaises, dans l’harmonie et l’heureuse distribution des couleurs, pour l’ameublement dans la pureté des lignes et la fraîcheur des décorations habilement motivées, enfin, jusque pour les ustensiles domestiques, dans certaines grâces sui generis auxquelles les objets de l’usage le plus commun ne se montrent point étrangers. Les soieries de Lyon attirent l’admiration universelle, surtout celle des femmes et des connaisseurs, par la richesse du tissu, la magnificence et la variété des tons, le fini et le charme des dessins. Deux robes de satin blanc ont principalement emporté tous les suffrages des Anglaises, l’une décorée avec des fleurs d’orchidées, l’autre représentant toute une volière, avec le plumage, les formes et pour ainsi dire les mœurs des oiseaux, car on les voit voler, se battre entre eux et poursuivre les insectes dont ils font leur proie. La jeune fille assez riche pour porter une telle robe pourrait, tout en se livrant aux plaisirs de la coquetterie, étudier sur cette peinture l’histoire naturelle. Les tapisseries des Gobelins soutiennent fièrement leur ancienne réputation ; des paris s’engagent tous les jours entre quelques Anglais de la province, qui de loin les prennent pour de magnifiques tableaux à l’huile jusqu’au moment où, vus de très près, ces trompe-l’œil, comme ils les appellent, montrent le point de la laine. Nos porcelaines de Sèvres semblent avoir un peu pâli cette année sous le ciel de Londres ; l’opinion de nos voisins est que cette célèbre fabrique a perdu du terrain sur certains points importans ; elle laisse, selon eux, à désirer pour l’originalité des sujets, l’éclat et la hardiesse des couleurs. Cette teinte rose connue sous le nom de rose du Barry et ce bleu de turquoise qui sert de fond à la plupart des ornemens sont à coup sûr d’une délicatesse exquise ; mais dans un pays où la lumière elle-même manque de vigueur on aimerait quelque chose de plus chaud et de moins uniforme[17]. Les verreries obtiennent au contraire le plus grand succès, autant pour la pureté du cristal que pour la suavité des formes ; on remarque surtout des ouvrages de verre colorés, des coupes et des vases, véritables caméléons qui changent de teinte à chaque instant sous les diverses influences de la lumière. L’histoire raconte que Néron paya six mille sesterces une coupe de verre taillée : qu’aurait-il donc donné pour de telles merveilles ! L’orfèvrerie et la bijouterie françaises se distinguent aussi par un caractère particulier ; chez elles du moins, la valeur des métaux et des pierres précieuses ne fait point oublier la main de l’homme. Un des plus grands ouvrages d’orfèvrerie est le vaste plateau supportant un navire, symbole de la ville de Paris. Le principal mérite de cette composition est le mélange harmonieux des tons ; l’œil passe de la couleur de l’or foncé à la blancheur de l’argent par une série de nuances insensibles et habilement ménagées. Les argenteries oxydées, les études d’après l’antique parsemées de scarabées et revêtues d’escarboucles, un ostensoir sans rayons, de M. Caillat, de Lyon, les coffres précieux de M. Rudolphi, les ouvrages d’émail de M. Payen, des broches d’un prix fou, des fils de perles, des diadèmes de diamans et bien d’autres ouvrages éblouissent moins encore par la richesse de la matière que par la pensée de l’artiste et par l’habileté du travail. Je pourrais citer beaucoup d’autres branches de l’industrie française qui se trouvent représentées avec éclat ; mais ce dénombrement ne vous apprendrait rien de nouveau sur les tendances d’une race artiste, qui règne surtout par le charme, la sobriété et le choix des ornemens. Ajoutons seulement que les divisions de l’édifice destinées à représenter nos colonies font une triste figure, comparées à celles de l’Angleterre. On dirait que la France, toute préoccupée de semer les fleurs de la civilisation, laisse à d’autres le soin d’ouvrir la source des richesses positives et croissantes qui font la grandeur du commerce, qui alimentent les fabriques et développent l’activité d’un peuple.

C’est une opinion généralement reçue que la France est une nation démocratique, tandis que l’Angleterre est une nation aristocratique : je veux bien qu’il en soit ainsi ; mais si je regarde à l’industrie des deux peuples, j’y vois exprimé un tout autre ordre de faits. À peine ai-je mis le pied dans cette partie de l’exposition où est représentée la Grande-Bretagne, que mes regards se trouvent aussitôt frappés par ces inventions destinées à alléger et à multiplier le travail, par ces colosses d’acier qui ajoutent aux bras des faibles les forces d’Antée, par ces mille procédés de la science qui se proposent d’introduire des perfectionnemens pratiques dans la nourriture, l’habillement, l’intérieur des habitations, et dont la conséquence inévitable est d’étendre les élémens du bien-être à toutes les classes. Est-ce à dire pour cela que l’Angleterre ne cultive point aussi les industries de luxe ? Non sans doute : quatre ou cinq orfèvres et joailliers de Londres ont envoyé à l’exhibition de 1862 une masse d’or, d’argent et de pierreries dont la valeur matérielle, indépendante du travail, s’élève à plus de 25 millions de francs et dépasse au moins de moitié les richesses du même genre exposées par les joailliers de toutes les autres contrées réunies[18]. Les grandes manufactures de Minton, de Copeland, de Worcester et de Rose annoncent hautement l’intention de rivaliser à tout prix avec nos porcelaines de Sèvres. D’autres branches du luxe britannique, — les cristaux, les ameublemens somptueux, les tapis, les glaces, les brocarts, les dentelles et les blondes, — sont aussi représentées avec profusion ; mais si là est l’orgueil de l’Angleterre, ce n’est pas là qu’est sa force. Pour remonter à la racine de son industrie, à la source de ses éblouissantes richesses, qu’on veuille bien jeter un regard sur cette collection de charbons de terre dont elle étale les nombreux spécimens et qui donnent une idée de l’opulence de ses mines. Ce diamant noir, comme l’appellent nos voisins, joue un bien plus grand rôle dans la prospérité du royaume-uni que le fameux Koh-i-noor et les autres diamans de la plus belle eau, lesquels ne sont après tout que des paresseux. La houille travaille, elle engendre la vapeur, et c’est appuyé sur les ressources de ce combustible que l’Anglais est devenu le roi du fer, le roi de l’acier, qu’il a brisé les résistances de la nature, et qu’appliquant aux métaux le pouvoir mécanique, il a ajouté des mains aux mains des ouvriers. Les chimistes et les ingénieurs de la Grande-Bretagne définissent le charbon de terre du soleil en cave[19]. Par une sage compensation de la nature pour un ciel brumeux, le sol de l’Angleterre contient plus de ce soleil en cave que tous les autres pays de l’Europe. Comme l’industrie s’est modelée partout sur les produits de la terre et sur ses trésors géologiques, il est tout naturel que l’Anglais se soit attaché avec une ardeur particulière au fonds social que lui présentait la contrée, au charbon de terre, au fer, au cuivre, au plomb, aux autres métaux qui alimentent les arts utiles. Ici encore la distribution des industries, fondée sur la distribution naturelle des matériaux, rencontre une limite qu’il faut indiquer. Si ces matériaux sont d’un poids léger, rien ne s’oppose à ce qu’ils voyagent et à ce qu’on les retrouve fabriqués à une grande distance de leur origine : c’est ainsi que nous voyons le diamant travaillé à Amsterdam, l’endroit de la terre ou le diamant a le moins de raison d’être, à ne consulter que la nature du sol ; mais si les matériaux sont pesans, les branches d’industrie qui s’y rattachent ne se développent jamais que dans les grands centres d’extraction. Le système du libre échange aura pour effet, si je ne me trompe, de fortifier encore cet esprit de spécialité qui s’appuie sur les productions locales. Les nations industrielles abandonneront peu à peu les branches de travail qui vivent sur des importations ruineuses pour se consacrer à celles qui sont indiquées par la nature, et où elles ont acquis une supériorité séculaire. L’Angleterre a donc toute sorte de raisons pour exercer avant tout son activité sur ses richesses métallurgiques. Aussi regardez autour de vous : ces trophées, ces temples d’acajou qui se développent dans toute la longueur du transsept, et où Sheffield, Manchester, Birmingham et d’autres villes de la Grande-Bretagne étalent le fer et l’acier sous toutes les formes, ne vous disent-ils point que là est la puissance de l’industrie anglaise, là est sa gloire[20] ?

Une fois entrée dans cette voie, l’Angleterre a trouvé dans les membres de fer du travail, si l’on peut appeler de la sorte les mécaniques, le moyen d’augmenter mille fois par minute la production et de résoudre ainsi, pour les objets de commune nécessité, le problème du bon marché, qui est après tout une des formes pratiques de la démocratie. De là ses étoffes de coton à 8 pence le mètre, ses paires de bas à 2 pence 1/2, ses indiennes et ses mouchoirs aux riches couleurs, qui se vendent en quelque sorte pour rien. Quand il serait vrai que, malgré de grands progrès accomplis depuis 1851, le sentiment du goût manque encore dans une certaine mesure à ses ouvrages de luxe, je m’en consolerais volontiers aussi longtemps que la Grande-Bretagne se préoccupera d’étendre à la classe la plus nombreuse les humbles jouissances de la civilisation. Sa grandeur est dans l’utilité, dans les services qu’elle rend à tous, dans le soulagement des misères sociales et dans l’appropriation des moyens matériels au progrès moral de la multitude. Non contente de faire travailler l’air, la lumière, la vapeur, les métaux pour mettre les conditions du bien-être à la portée des petites bourses, l’industrie anglaise applique les ressources de l’art mécanique aux besoins de la science et du commerce. Parmi les curiosités de l’exposition figure une machine qui écrit en caractères microscopiques, et en vertu de laquelle toute la Bible pourrait être copiée vingt fois sur l’espace d’un pouce carré. L’objet de cette invention est de marquer les billets de banque d’une signature imperceptible à l’œil nu, et de déconcerter ainsi la contrefaçon. Un autre instrument résout les problèmes mathématiques et fait les calculs les plus compliqués, puis imprime lui-même ses résultats ; on s’en sert déjà dans les administrations du gouvernement, à Somerset-House, où cette machine travaille jour et nuit pour dresser les tables d’annuités et les autres colonnes de chiffres. Dans un moment où la marine semble à la veille de subir une transformation importante, l’amirauté anglaise n’a pas oublié d’envoyer des modèles de navires invulnérables. N’est-il point aussi intéressant de retrouver dans l’industrie des races un reflet de leur vie domestique ? Un moraliste pourrait observer qu’il y a dans chaque pays un objet auquel la main-d’œuvre donne une attention particulière : en Italie, c’est le lit ; en France, surtout depuis Voltaire, c’est le fauteuil, symbole de la conversation ; en Angleterre, c’est le coin du feu. Les de vans de cheminée, les garde-feu, les pelles et les pincettes d’acier poli développent, à différens degrés sans doute, un luxe, un éclat, une puissance de réflexion métallique où se mire en quelque sorte tout un côté des mœurs anglaises[21].

Toutes les richesses de la civilisation figurent dans le palais de l’industrie ; il nous reste à voir comment elles s’engendrent, et il nous faut entrer pour cela dans une immense salle recouverte de verre, où se trouvent groupées les grandes machines. Bon nombre de ces machines sont en mouvement ; elles agitent leurs membres cyclopéens, font tourner des milliers de roues et poussent de temps en temps le soupir de la force aveugle enchaînée par la main de l’homme. Là on voit naître les étoffes, se transformer le coton sur des métiers d’une longueur prodigieuse et dont chaque organe représente un ouvrier, se soulever ou retomber des masses d’eau[22], en un mot la matière au service d’une idée se tordre et manœuvrer sous toutes les formes pour accumuler les produits. Ce spectacle est grand, il est moral, car il nous enseigne que c’est par la science et le travail que se développent les richesses. La couronne et la souveraineté du monde industriel ne s’usurpent point, elles se conquièrent à la sueur du front. Tous les pays de l’Europe sont représentés dans le vaste département des machines ; mais sur ce terrain pratique de la force et de l’action la supériorité appartient sans contredit à l’Angleterre. Au milieu des mille pulsations du fer et de l’acier animés par la vapeur, de ces bruits féconds qui annoncent la fièvre de la matière en train de créer, de ces divers mouvemens fantastiques exécutés par de gigantesques automates aux formes étranges, se dégage l’idéal de la Grande-Bretagne : faire l’homme riche en augmentant chaque jour la puissance du travail par le concours de toutes les énergies de la nature.

À côté des conquêtes de l’utile, les Anglais ont voulu placer la contemplation du beau et des œuvres d’art. C’est à cette idée que répond la galerie de tableaux annexée à l’exposition industrielle. Il suffit d’indiquer l’existence de cette collection, où se trouvent représentées toutes les écoles de l’Europe, et qui exigerait par conséquent un autre ordre d’étude. Dans toute entreprise du genre de l’exposition internationale, les Anglais ne perdent non plus jamais de vue les besoins matériels ; du Jardin zoologique au Palais de cristal, on trouve à dîner, si l’on veut, dans un restaurant attaché à l’institution. C’est en effet un principe tout britannique qu’un estomac vide prédispose mal au plaisir des yeux et à la lucidité du jugement. Le comité a en conséquence cédé à un Français et à un Anglais pour une somme considérable le privilège de vendre les rafraîchissemens, qui se trouvent distribués en trois classes. Toute une aile du bâtiment qui s’étend en face des jardins de la Société d’Horticulture a été consacrée à cet ordre de service.

L’Angleterre donne pour la seconde fois au monde un grand spectacle, celui du monde lui-même représenté par les produits de tous les climats et par l’industrie de toutes les races. Je laisserai volontiers au jury de l’exposition la tâche délicate de prononcer entre les états de l’Europe et de décerner les prix au plus digne. La vue de ces richesses du travail, réunies dans la même enceinte, me fournit une leçon de respect et d’estime pour tous les peuples de la terre bien plutôt qu’elle ne m’inspire une idée d’égoïsme national et de jalousie. Les caractères des diverses industries relatives aux différentes sociétés me montrent dans toute race comme l’incarnation d’un don particulier, ils m’enseignent que le concours des forces de chaque groupe de la famille humaine est aussi nécessaire à la prospérité de tous que l’échange des produits mutuels entre les climats du globe terrestre. Les uns s’attachent aux fleurs de la civilisation, les autres aux fruits ; mais par la variété même de leurs efforts tous contribuent à l’unité du bien-être. Ainsi envisagée, cette grande foire industrielle est un terrain neutre où les peuples doivent se rapprocher et éteindre leurs divisions dans la noble rivalité de la science et du travail. Faut-il pour cela proclamer dès ce moment le règne de la paix universelle et déclarer que l’ouverture du palais de South Kensington a fermé les portes du temple de Janus ? L’exposition de 1851 avait fait naître chez quelques rêveurs ces illusions, démenties plus d’une fois, comme on sait, en dix années. Je n’ai point d’ailleurs besoin de l’histoire pour me défendre contre de telles chimères ; la vue de l’exposition elle-même, avec le canon Armstrong, les bombes perfectionnées à l’arsenal de Woolwich, les modèles de frégates cuirassées et bien d’autres inventions meurtrières, me dit assez que l’état présent de l’Europe est une paix armée, que l’arc-en-ciel de l’industrie pourrait bien encore rayonner sur des tempêtes.

Deux nations dont l’alliance semble surtout nécessaire au développement des arts utiles, la France et l’Angleterre, se rencontrent face à face dans les voies pacifiques de la concurrence, et pourraient contribuer plus que toutes les autres à écarter ces ombres menaçantes. Malheureusement il existe entre les deux peuples des antipathies de caractère qui ne cèdent point aisément, et les tentatives essayées pour les réunir ne servent le plus souvent qu’à les séparer davantage. Je ne me ferai point ici l’écho de la presse anglaise, ni de ses plaintes sur la manière dont quelques écrivains français parlent de l’Angleterre. Lorsqu’ils expriment leurs opinions sur un pays étranger, ces écrivains usent incontestablement d’un droit qu’achètent tous les voyageurs ; mais on regrette de retrouver dans leurs jugemens précipités ces mêmes préjugés incurables, ces mêmes observations légères et superficielles, cette même ignorance des faits qui élèvent depuis des siècles une barrière à l’union de deux peuples que la nature semble avoir voulu rapprocher pour le bonheur du monde. Ce qui m’étonne surtout, c’est que des voyageurs qui, en y regardant bien, trouveraient peut-être chez eux des motifs d’humilité, passent devant les institutions, les libertés et les conquêtes politiques de l’Angleterre sans baisser la tête. Ces épigrammes sans valeur, dont les Anglais ont eu le tort de trop se préoccuper, ont plus refroidi qu’on ne le croirait les rapports entre les deux nations. Et pourtant qu’on ne s’effraie point, pour cimenter l’alliance industrielle des peuples, il faut bien moins compter sur les sentimens que sur les intérêts. Des concours du genre de celui qui vient de s’ouvrir à Londres tendent, en dépit des préjugés nationaux, à établir la fraternité des races sur l’échange mutuel des services. Espérons qu’ils contribueront en outre à répandre les élémens de la prospérité sociale, et que le jour viendra où, selon la noble parole du poète lauréat Tennyson, « chaque homme trouvera son bien dans le bien de tous, » — till each man find his own in all men’s good !


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Cette population, je le dis à regret, ne fait point honneur à la France ; elle se compose en général d’aventuriers, de chevaliers d’industrie, de commerçans malheureux, de toute sorte de gens qui n’ont point quitté le pays pour leurs vertus. Il est d’ailleurs dans la nature du Français à Londres d’exagérer les manières et les prétentions de sa contrée natale à tel point qu’encadré dans le milieu de la société anglaise il devient souvent ridicule, même pour un autre Français.
  2. Voyez, pour l’ensemble de ces études sur la vie anglaise, les livraisons du 15 septembre 1857, 15 février, 15 juin, 15 novembre 1858, 1er mars, 1er septembre et 15 décembre 1859, 15 avril, 15 septembre, 15 octobre, 1er décembre 1860, 1er mai, 15 juin, 1er septembre, 15 novembre 1801, 1er mars 1862.
  3. Cet accroissement atteint par année la moyenne énorme de 10 millions. Un autre fait donnera une idée des progrès accomplis dans ce système de locomotion. En 1851, les chemins de fer de Londres ne pouvaient amener et remmener en un jour que 42,000 personnes ; maintenant 140,000 voyageurs peuvent venir le matin dans la métropole et s’en retourner le soir.
  4. Depuis 1849, le nombre des maisons s’est accru de soixante mille, et la longueur des rues de près de neuf cents milles.
  5. Un des fruits de l’exposition universelle est un journal polyglotte imprimé en trois langues et sur papier rose : c’est là d’ailleurs son seul mérite.
  6. Le comité fut néanmoins forcé de faire quelques concessions tardives, et un certain nombre d’exposans étrangers obtinrent des billets pour toute la saison.
  7. Voyez, sur l’exposition de 1851, l’intéressante étude de M. Alexis de Valon, Revue du 15 juillet 1851.
  8. Je dois à l’exhibition des produits de Queensland des détails très curieux sur cette race étrange, avec laquelle il a eu des rapports durant vingt années. Qui s’attendrait à trouver chez ces sauvages l’institution de la franc-maçonnerie ? Il est néanmoins certain qu’elle existe. Les initiés se reconnaissent, comme chez nous, à certains signes et au toucher de la main. Une sorte de cantique écrit en anglais par une jeune naturelle de l’Australie du sud, nommée Bessy Flower, prouve encore que cette race n’est point aussi incapable d’éducation qu’on le croit généralement.
  9. La Guyane britannique réclame peut-être une mention particulière pour le soin avec lequel elle se trouve représentée dans ses tribus ornithologiques, ses singes, ses serpens, ses colliers de dents de caïman, ses armoires de bois de tigre, et surtout une hutte en miniature qui contient les massues de guerre, les idoles, les hamacs, et tout le rude ameublement d’une famille indienne.
  10. Un obélisque doré ou trophée australien, pour me servir de l’expression consacrée par les Anglais, reluit depuis peu de temps au soleil, fier de représenter huit cents tonnes d’or, c’est-à-dire une valeur de plus de cent millions de livres sterling, qui a été extraite du sol de la colonie depuis ces dernières années.
  11. Les mines de Barra-Burra ont fourni à l’exposition un bloc de minerai de cuivre qui pèse près de sept tonnes ; il s’est fait attendre quelque temps dans le palais de Kensington, tant il a été difficile de le décharger du navire et de l’amener sain et sauf à la place qui lui était réservée.
  12. L’industrie de la race jaune ne se relie pas moins que celle de la race noire au bien-être des états européens. En 1861, les Anglais ont exporté du Japon une masse de marchandises consistant surtout en matières premières, et qui s’élèvent à la somme de 538,687 liv. sterl. — 90,577,38’2 livres de thé ont été enlevées la même année par les vaisseaux anglais aux ports de la Chine et du Japon.
  13. Quoique le climat soit sévère, grâce à de tièdes courans sous-marins qui réchauffent les côtes de la Norvège, grâce aussi aux soins des habitans, il a fourni à l’exposition d’excellentes céréales et presque tous les fruits de nos contrées. On remarque aussi d’admirables sculptures sur bois, œuvres d’artistes norvégiens qui ont débuté dans la vie comme garçons de charrue, et l’un d’eux, M. Glosimodt, reçoit aujourd’hui à Rome une pension de son gouvernement.
  14. Ces boîtes à musique avaient d’abord excité une grande curiosité en faveur de l’Helvétie, lorsque la foule se porta sur un autre mécanisme inventé par des Anglais, MM. Auber et Linton. C’est une petite boite qu’on peut mettre aisément dans la poche de son gilet, et d’où, quand le couvercle est soulevé, s’élance un joli bouvreuil, qui chante un air en agitant ses ailes de la manière la plus naturelle. Le plumage, les mouvemens et les notes propres à cet oiseau se trouvent imités avec une exactitude vraiment singulière.
  15. La Toscane a l’honneur d’être une des premières contrées qui aient cultivé depuis les temps modernes une branche de travail dont elle retrouva plus ou moins les prototypes dans les vases étrusques. Deux sculpteurs florentins, Lucca della Robbia et Benvenuto Cellini, inventèrent l’art de travailler l’argile et de la brunir avec de l’or.
  16. La plus remarquable est celle offerte par le pape à la reine d’Angleterre, ornée sur les bords par des vues de Rome, et regardée par les connaisseurs comme un chef-d’œuvre d’habileté.
  17. Voyez sur l’art décoratif à Sèvres la Revue du 15 juin dernier.
  18. Les caisses vitrées où reposent ces trésors sont un grand sujet d’attraction pour la foule. M. Garrard expose le collier, la plaque et l’étoile des différens ordres de la Jarretière, du Bain, du Chardon, de Saint-Patrick, de l’Étoile de l’Inde, une collection de tiares, de colliers, de bracelets et de broches revêtus d’une variété de pierres précieuses. Derrière les gerbes de perles, de diamans, de rubis aux différentes teintes, des améthystes, des émeraudes, rayonne le fameux Koh-i-noor, cette montagne de lumière qui appartient à la reine.
  19. Stephenson, causant un jour avec son ami Buckland, lui demandait : « Sais-tu ce qui fait mouvoir la locomotive ? Eh bien ! c’est le soleil. » Les physiciens ont en effet découvert que c’est la lumière dont ont été saturées à une époque très ancienne les plantes qui entrent dans la composition de la houille, et dont les propriétés se sont conservées sous les couches de terre, qui se dégage maintenant dans la combustion de ce minéral.
  20. Il faut avoir vu l’exposition de 1862, et surtout la partie britannique, pour se faire une idée de tous les usages auxquels se prêtent les métaux. L’acier s’y présente sous mille aspects, depuis les cloches, les monstrueuses scies circulaires à dents de requin, les membres gigantesques des locomotives, jusqu’aux buissons d’aiguilles anglaises, d’une célébrité européenne. Une beauté particulière s’attache à ces ouvrages, dont la surface polie ressemble aux eaux profondes et reposées. Le fer excite également la surprise, soit qu’on l’examine travaillé par la main des ouvriers dans le grand jubé destiné à la cathédrale d’Hereford, ou qu’on l’observe fondu dans toute sorte de moules. Le cuivre, l’airain et d’autres compositions métalliques jouent un rôle tout spécial dans une branche d’ornemens que les Anglais ont empruntée au moyen âge, charnières, serrures, candélabres, et qui conviennent surtout aux châteaux et aux églises.
  21. Il faut surtout citer un manteau de cheminée en marbre blanc, avec des bas-reliefs exécutés par feu le sculpteur John Thomas, et qui représente le Songe d’une nuit d’été.
  22. Parmi les merveilles de ce monde des machines figure en effet une pompe centrifuge en forme de temple, d’où s’épanche une cascade artificielle aussi puissante et aussi abondante que beaucoup de chutes d’eau que les touristes anglais vont visiter à grands frais dans les rochers de l’Yorkshire et du Cumberland.