L’Angleterre et la vie anglaise/25

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 314-352).
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L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXIV.
MŒURS ET PAYSAGES DE LA CORNOUAILLE.

III. — L’INSTITUTION DES LIFE-BOATS ET LES CANOTS DE SAUVETAGE.

Le conseil du commerce (Board of trade) présente chaque année au parlement anglais une carte des naufrages (wreck chart) avec le champ des mers britanniques tout tacheté de points noirs. Chacun de ces points noirs représente un désastre, une tombe ouverte au fond de l’abîme, souvent pour des centaines de personnes. On dirait les étoiles de la mort. Cette carte proclame qu’en 1863 mille six cent-deux naufrages ont eu lieu sur les côtes du royaume-uni. Qui s’en étonnerait? La mer est la grande route des Anglais. Quatre cent mille vaisseaux par an s’éloignent des côtes ou entrent dans les ports des îles britanniques. Ces côtes sont dangereuses et souvent visitées par la tempête. Il faut y avoir vécu pour savoir quelle est la violence des vents déchaînés. Dans l’intérieur même de la contrée, on n’est point à l’abri de ces bourrasques. L’Angleterre, on l’a dit, est un grand vaisseau. Les rafales d’octobre et de décembre, les furieux coups de vent de l’équinoxe gémissent entre les cheminées des villes comme à travers les agrès d’un navire aux abois. Il semble qu’on entende passer dans la nuit le soupir des mourans au milieu de la clameur des vagues. Les mères tremblent alors pour un fils, les jeunes filles pour un fiancé, presque tous pour un être cher et dont la vie est menacée, car quel est l’Anglais qui n’ait pas un des siens sur la mer? Après chacun de ces ouragans, un cri de désolation et d’effroi parcourt les côtes de la Grande-Bretagne. Combien de naufrages? combien d’existences perdues? Sombres questions auxquelles répondent bientôt les journaux. Les tragédies de la mer soulèvent ici un intérêt poignant dans toutes les classes de la société.

Du sein de ces catastrophes a surgi une noble institution qui n’existe absolument qu’en Angleterre, la société des life-boats. Nos voisins désignent par ce nom de life-boat un bateau spécialement construit pour sauver la vie des naufragés. L’orage et les mers les plus sinistres n’ont rien qui effraie un pareil bâtiment. Quels sont les caractères des life-boats? Comment s’est organisée l’institution qui les dirige? Quels services héroïques ont-ils rendus dans ces dernières années ? Telles sont les questions auxquelles je voudrais répondre.


I.

C’est à Exmouth que j’étudiai pour la première fois le mécanisme d’un canot de sauvetage. Cette ville, située sur les côtes du Devon, s’élève, comme le nom même l’indique, à l’embouchure de la rivière Exe, où elle se divise en deux parties distinctes, l’ancienne et la nouvelle, qui se confondent d’ailleurs dans ce que l’on pourrait appeler l’harmonie des contrastes. L’ancienne ville, assise au fond d’une vallée sablonneuse, n’était guère, il y a cent cinquante ans, qu’un simple village de pêcheurs. Cet ancien quartier se compose même aujourd’hui de ruelles étroites, de cours et d’allées obscures où demeurent les bateliers et les marins. La ville nouvelle, quoique reliée à l’ancienne par des rues d’un caractère mixte qui servent en quelque sorte de transition, s’étage vers le nord-ouest sur les flancs d’une colline opposée à la mer; elle se compose de manoirs et d’élégantes habitations groupées les unes au-dessus des autres parmi des bouquets d’arbres. Ces joyeuses villas choisissent avec une liberté tout anglaise le point de vue, souvent même le climat qui leur conviennent le mieux. Un chemin raide et caillouteux me conduisit entre deux murs blancs vers le sommet de cette colline, où je fus surpris de trouver derrière la ville un paysage d’une fraîcheur extrême. La richesse de la végétation n’annonce nullement le voisinage de la mer. Des lanes ou sentiers ombreux s’ouvrent de distance en distance entre deux haies vives festonnées de chèvre-feuilles, d’églantiers et de clématites sauvages. Dans l’une de ces avenues bordée de grands arbres, une jeune lady, un chapeau rond sur la tête, un arc détendu à la main et les poches de sa robe pleines de flèches dont on voyait passer les dards, s’avançait avec l’assurance et la démarche de la Diane chasseresse. Elle entra dans l’archery ground, verte pelouse entourée de barrières et consacrée aux exercices du tir à l’arc. Là, elle décocha successivement plusieurs flèches dirigées avec adresse vers une grande cible ronde au centre de laquelle se détachait vigoureusement un gros point noir pareil à la prunelle d’un œil de cyclope. Les habitans du Devon et de la Cornouaille étaient autrefois de vaillans archers; ils ont conservé l’habitude et la pratique de cette arme, non plus naturellement comme moyen de défense, mais comme manière de sport. Aussi forment-ils, réunis ensemble, une compagnie d’élite connue sous le nom de Devon and Cornwall archery company.

Du côté de la ville, un des versans de cette colline se précipite par une pente abrupte vers les sables dont l’embouchure de l’Exe se montre encombrée. On se trouve ainsi tout à coup en présence d’un grand fleuve ayant près d’un mille et demi de largeur et frayant avec difficulté son chemin vers l’Océan, qui le repousse. Sur l’un des points les plus avancés vers la mer s’élève à l’extrémité d’Exmouth un poste d’observation signalé par un grand mât au bout duquel flotte un drapeau, flag staff. Là, dans un cercle entouré d’une enceinte de pierre blanche et pavé avec les cailloux noirs de la mer, un homme revêtu d’une longue casaque imperméable et d’un chapeau rond veille jour et nuit, tenant à la main une lunette marine qu’il braque sur les divers points de l’horizon occupés par les grandes eaux. Son devoir est de s’assurer s’il ne découvre pas en mer quelque bâtiment donnant des signes de détresse. Derrière cette station maritime se groupent dix-sept maisons éclatantes de blancheur et habitées par vingt-trois gardes-côtes, coast-guards. Au centre de cette petite colonie s’élève le bâtiment commun dans lequel les gardes-côtes se rassemblent pour les affaires du service, et où ils conservent leurs armes dans une armoire vitrée portant cette inscription : « l’Angleterre compte que chacun fera son devoir! » Ce sont les paroles mêmes de Nelson avant la bataille de Trafalgar, et ce fut son dernier mot d’ordre. Des fenêtres de cette maison et de la plate-forme qui l’entoure, le regard s’étend sur une perspective aux lignes immenses et vigoureusement accusées. D’un côté se déploient la mer et la ceinture des côtes hérissées de hardis promontoires, parmi lesquels se dresse Berry head, un sombre géant qui a soutenu depuis des siècles un combat perpétuel contre les vagues. De l’autre côté se prolonge à une distance infinie le cours sinueux de l’Exe, dominé tantôt par le relief des terres cultivées, tantôt par des bandes arides ou des collines revêtues d’une fauve végétation. Un des grands traits du paysage est la chaîne du Haldon, qui sert de fond au tableau avec ses crêtes montagneuses. Vers le soir, cet horizon semble plus frappant encore à cause des ombres qui s’allongent au penchant des falaises, tandis que la lumière rougeâtre du soleil couchant tombe sur la large et mélancolique surface du fleuve, envahie par des bancs de sable qui ralentissent et contrarient le cours solennel des eaux paresseuses. La station des gardes-côtes est aussi le point de vue le plus favorable pour se faire une idée de la physionomie générale de la ville, bâtie sur la dernière courbe de terrain que décrit l’Exe avant de se jeter décidément dans la mer. Cette situation naturelle était heureusement choisie, mais elle a été bien embellie par l’art. Les rives sur lesquelles s’élèvent aujourd’hui la parade et les autres quartiers élégans de la ville ont été en grande partie conquises sur les eaux au commencement de ce siècle. La jolie promenade du Beacon, sorte de jardin suspendu avec des arbres et des arbustes au feuillage verdoyant, a été découpée par l’ordre de lord Rolle dans les flancs arides d’une ancienne falaise. Un mur long de mille huit cents pieds, gigantesque ouvrage d’architecture maritime comme les Anglais savent en construire dans leurs villes favorites, a été élevé contre le cours inquiétant du fleuve, soumis aux caprices de la marée. Ce mur défie le retour des inondations qui ont plus d’une fois désolé les parties basses d’Exmouth. Cette dernière étant une ville de bains, watering place, le même contraste qu’on remarque entre les quartiers riches et les quartiers pauvres se reproduit sur la grève, où se rendent volontiers les habitans et les étrangers. De la ville haute descendent les baigneurs et les baigneuses, qui, revêtues de riches étoffes et de costumes excentriques, viennent livrer aux vagues leurs longues boucles de cheveux parfumés. La ville basse se trouve représentée au contraire par de pauvres femmes aux membres robustes qui, couvertes de grosses robes de laine bleue, les pieds nus sur le sable, le teint hâlé par la brise de mer, louent les petites voitures de bains et les poussent bravement dans les flots chargés d’écume.

Un peu au-dessus de la grève et tout près de la station des coast-guards s’élève la maison du bateau de sauvetage, life-boat house. C’est une sorte de hangar, mais construit en pierre avec des murs blanchis à la chaux et un toit en chêne verni tout reluisant de propreté. Le bateau occupe naturellement le milieu de la salle, revêtu d’une robe de grosse toile qui le protège contre la poussière. Les hommes de l’équipage président à sa toilette avec le même soin qu’une femme de chambre anglaise met à habiller ou à déshabiller sa maîtresse. Le voile qui le couvrait ayant été enlevé, le life-boat apparut dans toute son élégance naturelle, vivement rehaussé de couleurs bleues et blanches avec quelques ornemens peints en rouge. Dryden a dit qu’une idée était incarnée dans chaque chose et que les objets inanimés nous inspiraient à première vue un sentiment de terreur ou de confiance selon la nature des services auxquels ils sont destinés. Un vaisseau de guerre par exemple, si beau qu’il soit, ne nous rassure que médiocrement; on devine que ses ornemens recouvrent des intentions douteuses, et devant ses canons, malgré les formes délicates que le bronze a prises entre les mains de l’artiste, on éprouve une sorte d’admiration maladive comme celle qu’exciterait la rencontre d’un magnifique serpent boa au milieu des forêts vierges. Le life-boat a au contraire un air de bienveillance ; c’est l’ami des hommes, le sauveur des naufragés. Tout respire ici une pensée généreuse, et l’on ne s’étonne point du respect que témoignent les marins à ces utiles bâtimens. Le life-boat d’Exmouth est un présent de lady Rolle, et il a coûté 350 livres sterling. Le bail du terrain sur lequel la maison du life-boat a été construite fut acheté, il y a quelques années, par un comité local. Une souscription annuelle de 30 livres et quelques autres menues ressources suffisent à l’entretien du canot. Il est confié aux soins des gardes-côtes, qui se montrent fiers de ce dépôt sacré. L’un d’entre eux voulut bien m’expliquer le système du bateau de sauvetage; c’était un ancien marin qui avait presque fait le tour du monde. Il portait encore la jaquette de laine bleue si chère à l’orgueil national des Anglais, et sur cette jaquette un large col de chemise rabattu découvrait son cou nu, qui semblait défier la brise de mer.

Le passereau ne vole point seulement parce qu’il a des ailes; le cygne ne fend point les eaux avec la légèreté d’un flocon d’écume uniquement parce qu’il a des pattes en forme de nageoires. Les naturalistes ont reconnu qu’une autre circonstance organique contribuait à expliquer le vol du passereau et la natation du cygne : c’est que l’oiseau a la faculté de s’emplir d’air et de diminuer ainsi sa gravité spécifique. J’ignore si cette loi de la nature a été présente à l’esprit des inventeurs qui ont construit les premiers canots de sauvetage anglais; mais l’analogie ne manquera guère de frapper à première vue. Ce n’est point seulement à cause de sa forme ni du nombre de ses rames que le life-boat se montre plus léger et doué d’une vitesse plus grande que les autres bateaux ordinaires : c’est parce que, comme l’oiseau, il est, pour ainsi dire, gonflé d’air atmosphérique. Cette invention est nouvelle et ne remonte point encore à un siècle. A qui appartient du reste l’honneur de la découverte ? Me promenant un jour dans le cimetière de Hythe, je lus sur une tombe l’inscription suivante : « A la mémoire de Lionel Lukin, le premier qui ait construit un life-boat; il fut l’inventeur de ce principe de sauvetage par lequel tant de personnes ont échappé sur mer à une mort certaine; il reçut du roi un brevet d’invention en 1785. » Ce ne serait point la première fois qu’une épitaphe aurait menti, et je dois dire qu’en dépit de cette assertion si positive les titres de Lionel Lukin à la découverte des life-boats ne sont point du tout à l’abri de la discussion. Lukin était un carrossier de Londres qui mourut en 1834. Il avait bien trouvé le plan et fourni le modèle d’un canot avec des chambres à air; mais ce canot lui-même fut-il jamais soumis à l’épreuve de la tempête? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. On attribue avec plus de raison cette découverte à M. Greathead, constructeur de bateaux à Shields. Au mois de septembre 1789, un vaisseau de Newcastle, appelé l’Aventure, avait fait naufrage à l’embouchure de la rivière Tyne. Toute une multitude était accourue sur le rivage et vit le vaisseau sombrer sans que personne fût à même de lui porter secours. Cet événement donna lieu à une souscription dont le produit devait être dévolu à celui qui inventerait un canot de sauvetage capable de braver les mers les plus furieuses. Deux concurrens seulement se présentèrent, Wouldhave et Greathead : le comité décerna le prix à ce dernier, qui fut d’ailleurs largement récompensé, comme le sont en Angleterre tous les auteurs de découvertes utiles[1]. Le canot de Greathead rendit des services et subit peu de modifications jusqu’en 1849. Au mois de décembre de cette année-là, un navire ayant échoué contre la barre de Tynemouth, vingt-quatre braves marins se jetèrent en toute hâte dans le life-boat pour venir en aide aux naufragés. Dans ses nobles efforts contre les houles courroucées, le bateau chavira, et vingt hommes de l’équipage périrent. La consternation fut grande; mais de telles calamités ont cela de consolant qu’elles fécondent le germe de nouveaux progrès. Le duc de Northumberland proposa un prix de 100 guinées à celui qui inventerait un bateau de sauvetage ayant, entre autres qualités indispensables, la puissance de se redresser de lui-même dans le cas où il viendrait à chavirer. Pour répondre à cet appel généreux, deux cent quatre-vingts plans et modèles furent envoyés à Somerset-House, dans la ville de Londres, où un comité se livra pendant six mois à un examen minutieux des différens projets. Le prix fut enfin obtenu par M. James Beecliing, constructeur de bateaux à Great-Yarmouth.

Aux 100 guinées qui avaient été promises, le duc de Northumberland en ajouta 100 autres pour mettre le projet à exécution. D’après les plans de M. Beeching fut ainsi construit dans ses chantiers le premier self-righting life-boat, c’est-à-dire le premier bateau de sauvetage possédant la faculté de se relever de lui-même, après avoir été culbuté par un coup de vent. Ce canot fut acheté ensuite par les commissaires du port de Ramsgate, et l’histoire de ses honorables services ranima plus d’une fois dans le cœur des Anglais la confiance un moment ébranlée par la catastrophe de Tynemouth. Dans l’espace de cinq années, de 1855 à 1860, il avait sauvé la vie de quatre-vingts personnes. Il suffira de raconter un de ses plus nobles exploits.

Le 2 février 1860, la nouvelle arriva sur les côtes de Margate qu’un brick espagnol, le Samaritano, assailli par une bourrasque de vent et de neige, avait été poussé contre les dangereux bancs de sable qui encombrent le détroit de la Manche vers l’embouchure de la Tamise. L’équipage avait essayé de se sauver dans la chaloupe; mais les rames s’étaient brisées, et la chaloupe elle-même s’était enfoncée sous le poids des vagues. Les deux bateaux de sauvetage appartenant au port de Margate furent lancés l’un après l’autre et mis successivement hors de combat par une mer indomptable. Il ne restait plus d’espérance que dans le life-boat de Ramsgate. Les services de ce dernier furent bientôt réclamés; un garde-côte arriva tout hors d’haleine, et apprit le triste résultat des premières tentatives de sauvetage. Cet insuccès ne découragea personne : c’était à qui s’élancerait dans le life-boat et y occuperait un poste d’honneur en face du danger. Il partit remorqué par un bateau à vapeur, l’Aid, qui, chauffé jour et nuit, attendait dans le port, depuis le mauvais temps, l’occasion d’être utile. Entre l’Océan et les deux embarcations, la lutte fut terrible; repoussé d’abord, soulevé, presque renversé, le bateau remorqueur (steam-tug) creusa pourtant un sillon à travers les eaux tempétueuses. La position des hommes dans le canot de sauvetage n’était pas moins critique; de grosses vagues se précipitaient sur l’équipage et gelaient en tombant, de telle sorte que les malheureux étaient trempés et glacés jusqu’aux os. Quoiqu’il ne fût guère qu’une heure de l’après-midi, le ciel était si couvert que les deux bateaux s’avançaient dans une nuit sépulcrale; le steamer n’apercevait point le life-boat, et le life-boat ne pouvait distinguer le steamer qui l’entraînait. A travers cette obscurité, comment découvrir le vaisseau perdu? Par bonheur, une éclaircie livide dans la tempête de neige permit d’entrevoir du côté du vent un drapeau de détresse flottant parmi des agrès. C’est naturellement vers ce signal que les deux équipages se dirigèrent; mais combien d’obstacles les séparaient encore du but de leur glorieux voyage! La neige tombait toujours; la force du vent semblait s’accroître de moment en moment, et la mer bondissait plus furieuse que jamais sur les sables. Cependant l’heure décisive avait sonné; le life-boat abandonna le bateau remorqueur, et, après avoir déployé sa voile, se porta par sa seule force à la délivrance des naufragés. Un fantôme de vaisseau paraissait, disparaissait, reparaissait à l’horizon, dans les horreurs du crépuscule qui couvrait la face orageuse des eaux. Ici un doute terrible s’empara de l’esprit des braves marins : ne venaient-ils point trop tard? N’était-ce point en vain qu’ils risquaient mille fois leur vie pour des hommes qui, selon toute vraisemblance, avaient déjà trouvé une tombe au sein des vagues? Et pourtant pas un seul d’entre eux n’hésita : «En avant ! en avant ! » Par instant le magique canot semblait enseveli sous les montagnes d’eau qui s’écroulaient en écume, il descendait jusqu’aux abîmes de l’Océan, puis il reparaissait bientôt à la cime des plus hautes vagues, comme s’il eût été soutenu par une force surnaturelle. A mesure qu’ils approchaient du théâtre du naufrage, les matelots du life-boat sentaient leur cœur frémir. La vue du brick submergé était bien faite pour inspirer un sentiment d’horreur : couché par la poupe sur le sable, le flanc troué, le grand mât emporté, il n’offrait plus qu’un amas de ruines. Avec quelle profonde anxiété les regards s’attachèrent sur la masse confuse des agrès balayés par les flots et par un nuage d’écume! Peu à peu on découvrit un homme, puis deux, puis trois, enfin tout l’équipage du brick. A travers d’immenses dangers, vingt-sept personnes furent recueillies dans le canot de sauvetage. Quelques-uns des naufragés, épuisés par huit heures de transes, n’avaient point même la force de descendre ni de sauter dans le bateau : il fallut les soulever et les porter à bord. Le dernier, qui restait engagé dans les agrès, était un tout jeune mousse qui ne pouvait plus faire usage de ses mains, à demi mortes de froid. Un bras vigoureux le saisit, et le life-boat s’éloigna, non sans peine, des débris du naufrage. Les Espagnols ne pouvaient croire encore à leur délivrance : ignorant les propriétés vraiment merveilleuses d’un life-boat, ils regardaient autour d’eux avec épouvante ces sombres vagues qui n’avaient rien perdu en fureur, et qui eussent inévitablement dévoré tout autre bateau. En revenant, le mât du canot de sauvetage fut brisé par un terrible coup de vent; il fallut le réparer à la hâte et au milieu des convulsions de la mer. Malgré tous ces obstacles, le life-boat retrouva vers les côtes le bateau à vapeur, et, ainsi remorqué, il rentra, tout joyeux de sa victoire, dans le port de Ramsgate.

Depuis le sauvetage du Samaritano, d’autres services éclatans ont encore fortifié la confiance que les marins de Ramsgate placent dans le canot inventé par M. Beeching[2]. Le système d’après lequel il est construit n’est pourtant point tout à fait celui qui a prévalu sur les côtes de l’Angleterre. Le comité chargea un de ses membres, M. Peake, constructeur de vaisseaux, master shipwright, au dockyard de Devonport, de fournir un dessin de life-boat combinant les diverses qualités des meilleurs modèles qui avaient été envoyés à Somerset-House. Un canot de sauvetage fut entrepris d’après ce dessin dans le dockyard de Woolwich sous la direction des lords de l’amirauté. Après avoir subi diverses épreuves et avoir été plusieurs fois modifié, ce canot fut enfin présenté au duc de Northumberland, qui en fit construire à ses frais trois autres tout pareils. Le bateau de sauvetage, proposé par Beeching et perfectionné par Peake, devint ainsi le prototype de presque tous les life-boats qui luttent maintenant sur les côtes orageuses de la Grande-Bretagne pour porter secours aux naufragés.

Cette histoire de l’invention me mit à même de mieux comprendre le bateau que j’avais sous les yeux à Exmouth. Il suffira d’indiquer ici les principaux traits qui distinguent un canot de sauvetage d’un canot ordinaire. Ce que les Anglais demandent à un life-boat est d’être insubmersible. La première condition pour atteindre ce but est que le bateau soit infiniment plus léger que le volume d’eau qu’il déplace. Nos voisins désignent sous le nom de buoyancy la propriété de flotter qu’ont certains corps plongés dans un liquide. Cette faculté est plus ou moins commune à toutes les formes d’embarcations; mais les canots de sauvetage la possèdent à un degré extraordinaire, c’est ce qu’on appelle extra-buoyancy. Pourquoi et comment en est-il ainsi? Le don de surnager envers et contre tout s’obtient en fixant dans l’intérieur du plat-bord un certain nombre de boîtes ou de chambres à air. La conséquence de ce mécanisme est que quand même le canot de sauvetage viendrait à s’emplir d’eau, il n’en continuerait pas moins de défier par son agilité le poids des vagues. La compression de l’air dans des compartimens dont quelques-uns s’étendent le long des flancs et jusque vers les deux extrémités du bateau, tel est donc le caractère essentiel sans lequel il n’y a point de life-boat. La seconde propriété de ces canots est de se relever d’eux-mêmes en vertu d’une puissance automatique. Pour bien apprécier cet avantage, il faut savoir que l’art nautique n’a point encore découvert de moyens victorieux pour empêcher qu’un vaisseau ne chavire par suite de certaines violences de la mer ou par toute autre cause. Jusqu’en 1852, ceux qui cherchaient à animer les bateaux d’une force en quelque sorte personnelle de redressement, ou, comme disent les Anglais, de self-return, étaient accusés de chasser aux fantômes. Et pourtant dans toute la Grande-Bretagne les enfans avaient depuis longtemps entre les mains un jouet, appelé tumbler (saltimbanque), qui, en quelque position qu’on le place, se relève obstinément. Les mêmes lois physiques appliquées à un bateau en mer ont donné le self-righting-boat. Ce dernier, après avoir été renversé sans dessus dessous se retourne de lui-même ainsi qu’un poisson vivant qu’on aurait posé sur le dos. Les hommes de l’équipage, culbutés dans la mer, regagnent alors le canot, qui, un instant humilié, mais indomptable, se retrouve tout prêt à continuer la lutte. Quel est le secret de cette propriété merveilleuse? Tandis que la proue et la poupe du life-boat surgissent en quelque sorte ballonnées d’air atmosphérique, une lourde quille de fer traverse toute la longueur du bateau et le fixe en le lestant sur son centre de gravité. Grâce à cette opposition entre la pesanteur de la quille et la légèreté des deux extrémités du canot, ce dernier revient opiniâtrement à sa position normale au milieu des mers les plus bouleversées. Le troisième caractère d’un life-boat est l’épuisement immédiat de toute l’eau tombant à bord, ce que les Anglais appellent self-dîscharge of water. Le mot self indique assez que le bateau fait tout cela par lui-même : il remplit cette fonction au moyen de divers appareils. Un des plus curieux est une série de tubes très courts placés dans le fond du bateau et bouchés par des valvules ou soupapes mobiles. Ces soupapes, fermées par le bas, résistent à l’eau inférieure de la mer sur laquelle pose le fond du canot; mais elles s’ouvrent au contraire avec une sorte de liberté d’action pour livrer passage aux eaux supérieures embarquées dans la carène. Tour à tour plein et vide, le bateau de sauvetage fournit ainsi une imitation heureuse du tonneau des Danaïdes.

Non content de visiter en quelque sorte le life-boat chez lui, je désirais beaucoup le voir lancer à la mer. Il me fallut attendre quelques jours. Le canot de sauvetage manœuvre une fois tous les trois mois afin d’exercer les hommes de l’équipage. Ces derniers se composent de deux patrons, coxswains, et de six rameurs, oarsmen[3]. Le premier coxswain remplit les fonctions de capitaine et touche un traitement fixe de 8 livres sterling par an. Les rameurs reçoivent les jours d’exercice 3 shillings si le temps est beau, 5 shillings si la mer est mauvaise, et c’est le plus souvent une rude mer qu’on choisit pour éprouver leur courage. Ce service est très recherché. L’équipage d’un life-boat est formé, comme disent les Anglais, de « différentes mains ; » on donne pourtant en général la préférence aux pêcheurs. Ces derniers sont mieux accoutumés aux périls de la mer, et ils ont risqué tant de fois leur propre vie, qu’ils ont en quelque sorte acquis le droit de sauver celle des autres.

Cependant le canot de sauvetage attendait impatient dans sa maison l’heure de s’élancer vers le rivage. Il était monté sur un chariot à quatre roues d’une forme particulière et si bien adapté à tous ses mouvemens qu’on l’eût pris volontiers pour un appareil naturel de locomotion. Ce chariot ne le quitte jamais, et c’est sur lui que le life-boat repose nuit et jour, ainsi qu’un canon sur son affût. Grâce à ce système, le bateau peut voyager aussi bien par terre que par mer, à la manière des amphibies, et quand ses services viennent à être réclamés, on est à même de le diriger vers le point de la côte le plus voisin du naufrage[4]. Le chariot du life-boat d’Exmouth fat enfin traîné vers la grève. Là, il se retourna de telle sorte que son arrière-train faisait face à la mer. Les hommes de l’équipage prirent alors leurs places dans le canot, les rameurs à côté des doubles rangs d’avirons, les deux patrons ou coxswains, l’un à la poupe, l’autre à la proue. Des chapeaux ronds et des vestes imperméables les protégeaient contre les éclaboussures des vagues. Le bateau était d’ailleurs équipé comme s’il avait eu vraiment à opérer la délivrance d’un vaisseau naufragé : il y avait à bord un grappin de fer, une ancre, une hachette, une boussole et une bouée de sauvetage. Les marins étaient en outre revêtus de corselets de liège appelés life-belts (ceintures de vie), qui soutiennent dans la mer un homme tout habillé la poitrine et les épaules au-dessus de l’eau. Ces appareils ont remplacé avec avantage les anciennes ceintures à air : il y a quelques années, à Whitby, tout l’équipage d’un canot périt, à l’exception d’un seul marin, qui avait autour du corps le nouveau talisman contre la fureur des vagues. Le long du life-boat pendaient des lignes en forme de festons : c’étaient les cordes de sauvetage extérieures auxquelles les naufragés peuvent s’attacher jusqu’à ce qu’ils soient remontés à bord. Ces festons sont disposés de telle manière que les cordes servent au besoin d’étrier. Le chariot fut alors poussé à la fois par les hommes et les chevaux assez loin dans les vagues. Tout étant prêt, le coxswain donna le signal de départ, et le canot, roulant sur des roues de fer, courut se jeter éperdument dans la mer.

Par la forme et par la nature de la marche, un life-boat à flot diffère beaucoup des bateaux ordinaires. Svelte et élégant, la proue et la poupe vivement relevées, il vole, il effleure les vagues, il les ride à peine; on dirait un oiseau. C’est la colombe de l’arche qui va porter l’espérance à la surface de l’abîme. L’idée d’un canot qui ne puisse jamais couler à fond avait été longtemps considérée comme chimérique et reléguée avec dédain parmi d’autres inventions qui flottaient sur l’océan des utopies. Aujourd’hui pourtant ce canot existe et quand j’emploie ce mot, je me sers de la métaphore anglaise, qui prête à ces sauveurs des mers une sorte de vie fantastique. Avec quelle souplesse et quelle élasticité il obéit à la vague tout en la dominant! Comme il semble dire à la mer : Je ne te crains point! Il joue avec les flots et l’écume ainsi qu’un nid d’alcyons bercé par l’ouragan. Cette confiance se communique bientôt aux hommes de l’équipage. Tantôt les rameurs battent en cadence les eaux qui s’ouvrent pour leur livrer passage, et le canot file alors avec la rapidité d’un trait; tantôt au contraire ils abandonnent les avirons, qui flottent autour des flancs du bateau comme les nageoires d’un poisson endormi. Quelques-uns d’entre eux sautent même par-dessus le bord et s’élancent volontairement dans la mer, pour montrer avec orgueil aux spectateurs l’efficacité des ceintures de sauvetage. Rien ne manquait à ces manœuvres que des naufragés secourus. Le life-boat d’Exmouth peut recevoir au besoin de trente à quarante personnes. Après deux ou trois heures d’exercice, l’équipage regagna la terre, salué par les hourrahs chaleureux de la foule. La vue d’un life-boat ne manque guère d’exciter dans le cœur des Anglais un frémissement de joie et d’enthousiasme. Ces expéditions trimestrielles sont aux canots de sauvetage ce qu’est la petite guerre aux bouches à feu, un simulacre et une exhibition de leur puissance. Seulement les foudres de l’artillerie ne réveillent guère dans la conscience du penseur que la sombre idée de maux nécessaires, tandis que le life-boat est une personnification de la paix et de la concorde. Il s’intitule lui-même l’ami de toutes les nations, friend of all nations : Anglais ou étrangers, riches ou pauvres, petits ou grands, tous les hommes sont égaux pour lui devant la tempête.

Je visitai beaucoup d’autres life-boats sur les côtes du Devonshire et de la Cornouaille; mais, comme ces canots ne diffèrent entre eux que par des nuances et des modifications de détails[5], il serait inutile de s’y arrêter. Il existe sur certains points de la Cornouaille une ancienne croyance superstitieuse. Quelques vieillards se souviennent encore d’avoir vu apparaître dans leur jeunesse ce qu’ils appellent le vaisseau de mort (death ship). Cette sinistre vision était toujours le présage de quelque châtiment, ainsi que le prouve un fait raconté par des témoins oculaires. Dans un village près de la mer vivait, il y a plusieurs années, un homme qui s’était enrichi par des moyens ténébreux. Quelques-uns de ses voisins se promenaient un jour sur la pointe des falaises à une élévation de plusieurs centaines de pieds au-dessus du niveau de la mer. L’un d’eux s’écria : « Voyez-vous ce vaisseau près du rivage? » Les autres regardèrent et aperçurent en effet, dans la brume qui couvrait alors la face des eaux, un grand navire sombre avec des voiles noires et gonflées par un souffle de brise, quoique le ciel fût parfaitement calme. Il n’y avait pas un être vivant sur le pont, personne au gouvernail, personne dans les cordages. La côte était dangereuse à cause des rochers ensevelis dans la mer; le vaisseau, dans sa marche sinueuse, semblait glisser sur ces écueils sans les toucher. Il disparut bientôt et s’évanouit dans le brouillard. Comme il n’y avait point de vent, en vertu de quel pouvoir se trouvait-il à même de naviguer? C’est la question que s’adressaient en silence les spectateurs inquiets. Ils se hâtèrent de regagner le village, où la première nouvelle qu’ils apprirent fut que M. ***, bien connu de tous à cause des mauvais bruits qui couraient sur son compte, venait de mourir. Le mystérieux vaisseau était sans doute venu chercher son âme. Soit que le monde en vieillissant devienne plus sceptique, soit toute autre raison que j’ignore, le death-ship ne s’est plus montré depuis longtemps sur les côtes de la Cornouaille. Parmi les habitans, les uns rient de cette tradition, les autres l’ont entièrement oubliée. À ce vaisseau de mort a succédé, sur ces mers toutes chargées de superstitions et d’horreurs, un canot qui paraît aussi se mouvoir en vertu d’une force surnaturelle. Il glisse comme une lumière dans les ténèbres de la tempête et passe entre les rochers à la manière d’une apparition. Son nom est au contraire le canot de vie (life-boat); il ne vient point emporter les méchans, il vient sauver les malheureux. Tandis que le premier s’éloigne dans les ombres fabuleuses du passé, le second se répand au contraire sur toutes les côtes où il peut rendre des services.

Les life-boats ne sont point particuliers à la Cornouaille, ils s’étendent au contraire comme une ceinture de protection sur toutes les côtes de la Grande-Bretagne; mais c’est principalement durant un voyage en Cornouaille que j’ai pu les voir à l’œuvre. Ne se trouvent-ils point d’ailleurs convenablement placés au milieu de ces rochers ennemis des navires, dans une province qui, ne touchant à la terre que par le Devon et resserrée entre des mers farouches, forme en quelque sorte une presqu’île dans une île[6]?

La Cornouaille possède maintenant neuf canots de sauvetage[7]. Cet avantage est d’autant plus fait pour réjouir le moraliste que les habitans de la Cornouaille avaient autrefois une réputation terrible et passaient pour maltraiter cruellement les naufragés. Sur les côtes de cette province vivait une dangereuse race de wreckers ; c’est le nom qu’on donnait à des hommes s’enrichissant des dépouilles que rejette la mer après avoir détruit un vaisseau. Ces wreckers ont fourni plus d’un caractère et plus d’un épisode au mélodrame anglais. La chronique les représente habitant les cavernes creusées par les vagues au pied des falaises et se livrant à toute sorte de barbaries. Il y a sans doute beaucoup d’exagération dans ces légendes du crime dont se sont emparés à l’envi le roman et le théâtre. J’ai pourtant recueilli en Cornouaille certains faits qui prouvent bien que les anciens wreckers n’ont point tout à fait usurpé leur renommée. Une jeune femme naufragée avait été poussée vers le rivage par la force des vagues, et cherchait à s’accrocher avec les ongles aux saillies d’un rocher. Un wrecker qui rôdait sur le bord de la mer comme l’oiseau de proie, aperçut cette femme et vit luire un anneau aux doigts crispés qu’elle attachait désespérément contre la pierre; il lui coupa la main pour avoir la bague. Le même homme, trouvant le métier bon et les naufragés trop rares à son gré, imagina d’en faire naître. Pour atteindre son but, il attacha durant la nuit un âne par la patte, lui mit une lanterne sur le dos et le conduisit ainsi lui-même le long du sommet des rochers qui hérissent la côte nord de la Cornouaille. La marche boiteuse de l’animal tiré à dessein par le maître imitait assez bien l’allure plongeante d’un vaisseau à voile. Cette lumière mouvante faisait croire aux navires qu’ils étaient encore à une certaine distance des côtes, et une telle illusion les attirait à toute vitesse vers les écueils où la destruction était certaine. Bien avant l’établissement des life-boats, de pareilles infamies avaient été réprimées en Cornouaille par la conscience publique. Il y a une cinquantaine d’années, une frégate, l’Anton, ayant heurté contre les rochers, ceux qui survivaient au naufrage furent protégés et traités avec la plus grande bienveillance par les habitans de la côte. L’un de ces derniers, un humble maître d’école méthodiste, arrivait à cheval sur le théâtre du désastre. Il vit la frégate couchée sur le flanc et les vagues rouler sur elle, emportant les vivans et les morts vers le rivage, puis les remportant aussitôt vers les abîmes de l’Océan. Le seul moyen de venir au secours des vivans était de s’avancer aussi loin que possible dans le ressac et de saisir quelques-uns des malheureux qui se noyaient. Le nouveau venu n’hésita point : il se lança avec sa monture dans les terribles cascades qui s’écroulaient en écume sur le sable, et réussit à sauver deux des naufragés. Il se hasardait une troisième fois à travers les flots courroucés, et il était déjà sur le point d’accrocher par les cheveux un autre mourant, quand le maître d’école et son cheval furent balayés par une vague implacable. Personne n’a pu me dire comment il s’appelait; mais il a laissé plus qu’un nom, il a laissé un exemple. Cet exemple a été suivi, et je pourrais citer mille traits de bravoure qui honorent les marins et surtout les pêcheurs de la Cornouaille. Il est pourtant vrai de dire que l’institution des life-boats a encore rehaussé ici ce que les Anglais appellent le type, standard, de l’humanité; elle a créé sur les côtes l’émulation du dévouement et du sacrifice.

Le mal pourtant ne se guérit point en un jour. Il y avait deux façons bien distinctes de pratiquer le wrecking, comme on appelle cette prise de possession de la dépouille des naufragés. L’une, tout à fait criminelle, consistait à tuer et à torturer les passagers échappés à la tourmente pour tirer avantage de leur infortune. Si une telle coutume a jamais existé en Cornouaille (et malheureusement certains récits qui paraissent authentiques laissent peu de doute à cet égard), je puis affirmer qu’elle a cessé d’exister depuis longtemps. Une autre erreur beaucoup plus enracinée était que ce qui appartient à la mer appartient à tous, et que si elle veut bien rendre quelques débris après un naufrage, les richesses des morts reviennent de droit aux vivans qui se trouvent sur le rivage pour les recueillir. Cette croyance répondait si bien à l’intérêt des vivans qu’elle trouvait des partisans dans toutes les classes de la société. On raconte qu’un ministre de l’Évangile était en train de prêcher dans son église quand une voix cria du seuil de la porte : « Un naufrage ! un naufrage ! » À cette nouvelle, toute la congrégation bondit sur les bancs, animée par l’ardeur de la curée. Le pasteur trouva pourtant moyen, à force d’éloquence et de menaces, de réprimer pour un instant l’exaltation de ses paroissiens. Descendant alors de la chaire : « Maintenant, mes frères, s’écria-t-il, jouons franc jeu, et partons tous en même temps! » Depuis l’époque où les pasteurs se montraient si tolérans pour le wrecking, la surveillance des gardes-côtes et de sages lois de police ont notablement contribué, avec le progrès de l’éducation, à extirper cet abus.

Les maisons des life-boats s’élèvent naturellement sur les points dangereux de la côte. On n’a eu sous ce rapport en Cornouaille que l’embarras du choix. Les naufrages dans ces mers hérissées d’écueils étaient non-seulement très nombreux il y a quelques années; mais ils avaient encore un caractère particulier de gravité. Un navire s’était brisé en heurtant contre les rochers ou contre les précipices; quel était ce navire? Demandez aux vents, à la mer, à quelques débris insignifians balancés sur l’immensité des vagues. Périr ignoré est, dit-on, périr deux fois; tel a été pourtant le sort de beaucoup de vaisseaux sur les rivages de la Cornouaille dont on n’a jamais su ni le nom, ni la contrée, ni le nombre des passagers à bord. Un jour, c’était un chien de Terre-Neuve qui survivait seul à tout un équipage englouti ; une autre fois un nègre avait réussi à gagner le rivage, poussé qu’il était par le ressac, mais il mourut avant d’avoir pu dire à quel vaisseau il appartenait. La côte nord de la Cornouaille présente surtout à la navigation des obstacles gigantesques. Cette côte ardue se compose en grande partie de roches ardoisières entassées, brisées, submergées dans un sublime désordre. L’ardoise est une formation capricieuse; elle change de caractère et de couleur selon la nature des terrains. Je l’ai vue se développer sur les rivages sud-ouest du Devon avec toute la coquetterie d’une robe de soie glacée d’argent et légèrement ondulée par une fraîche brise. Il est par exemple près du château de Dartmouth, Dartmouth-Castle, une anse profonde et charmante creusée dans cette ardoise délicate. On y descend par des marches taillées dans l’épaisseur de la roche et en traversant un pont de bois jeté entre deux abîmes. Au fond s’étend un fit de sable doré et borné d’un côté par la mer, de l’autre par un cercle étroit de falaises. Au pied d’une de ces falaises, si élégamment coloriées et faisant face à l’Océan, se trouve une source qui filtre dans les veines schisteuses de l’ardoise. Je devrais plutôt dire une fontaine, car en tournant un robinet de cuivre on reçoit dans une coupe de fer fixée par une chaîne une eau fraîche et aussi limpide que le cristal. Cette fontaine est un grand bienfait pour les habitans du voisinage, qui, entourés de tous les côtés par la mer, se trouvent à peu près dans la position de Tantale au milieu des eaux. Aussi, pendant que j’étais couché sur le sable, je vis descendre de toute la hauteur du précipice une jeune fille d’une douzaine d’années qui venait remplir sa cruche à la source. Ceci fait, elle remonta escaladant d’un pied sûr les gros blocs raboteux, sautant de l’un à l’autre, paraissant et disparaissant tour à tour derrière les crêtes inégales comme la fée des roches dans les légendes du pays. Bien différente est l’apparence de l’ardoise sur la côte nord de la Cornouaille. D’un gris noirâtre, semblable à l’écorce rugueuse d’un arbre centenaire, elle se montre bien souvent pénétrée par des coulées de granit qu’on prendrait pour des ruisseaux de métal échappés à travers un monceau de laves. L’ardoise, cette matière fragile qui s’effeuille sous la main, oppose à la mer des masses dont la solidité frappe en quelque sorte de stupeur; elle forme sur la ceinture des terres de sombres promontoires, des vallées de roches, des écueils, tout un champ de ruines. Comment des mers qui se heurtent à de pareils obstacles ne seraient-elles point signalées par des naufrages? La légende rapporte qu’un lord de Botreaux, seigneur de Boscastle, voulut un jour faire présent d’une joyeuse sonnerie de cloches à la tour solitaire de l’église de Forrabury. Les cloches furent fondues à Londres et envoyées par mer sur ces dangereuses côtes de la Cornouaille. Le capitaine du vaisseau était un habile marin qui avait seulement le tort, dit la chronique, de mettre sa confiance en lui-même et dans un bon vent, au lieu de se reposer sur la Providence. Le navire était en vue des terres ; il avait devant lui le morne promontoire de Willapark et les noirs précipices de Black-Pit, dont le sommet était couronné par une multitude curieuse de saluer l’arrivée de la précieuse cargaison. Tout à coup de larges couches de nuages assombrirent le ciel; le vent s’éleva avec une sorte de rage, et le navire, ballotté entre les écueils, succomba renversé par les avalanches d’eau. Depuis cet événement, le clocher de l’église est resté triste et silencieux; mais à la veille d’une tempête, — et les tempêtes ne sont point rares dans l’anse de Boscastle, — beaucoup de marins déclarent avoir entendu distinctement sonner les cloches du seigneur de Boscastle au fond de la mer.

Des stations de life-boat ont été établies sur ces côtes sinistres, à Bude-Haven, à Padstow, à New-Quay et à Saint-Yves. De tels endroits, redoutés du marin, sont naturellement chers au paysagiste à cause du caractère grandiose des points de vue. Bude par exemple, un humble village composé d’un groupe de cottages, mais qui aspire, depuis quelques années, à devenir une ville de bains, s’élève près d’une baie romantique, célèbre surtout pour l’opposition des sables et des rochers. Ces sables, fins et dorés, composés en grande partie de fragmens de coquilles pulvérisées, ont été chassés et amoncelés vers la côte par les vents orageux du sud-ouest. Les rochers appartiennent à la formation carbonifère, et courent à angles droits vers le rivage avec des contorsions de titans foudroyés. De sévères promontoires, Compass-Point et Beacon-Hill, étendent de larges ombres sur les flots sévères de l’Atlantique. Par un temps câline, cette baie est ravissante : la mer, à l’heure du flux, s’avance en décrivant des demi-cercles écumeux qui s’élargissent et s’apaisent à mesure qu’ils envahissent la grève; mais que les vents d’ouest viennent à souffler, et le spectacle change aussitôt : de même que les chevaux sauvages prennent la fuite devant une prairie en feu, ainsi les coursiers fougueux de l’Océan, disent les marins, se sauvent en présence de ces vents terribles avec des hennissemens, et se précipitent vers la barrière des falaises au risque de s’y briser. Au moment où j’arrivai à Bude-Haven, l’équipage du life-boat venait de remporter une victoire. Le 1er septembre 1863, un vaisseau, le Conflict, avait été vu en mer donnant des signaux de détresse. Il allait de Plymouth à Bristol, quand il se trouva saisi par une tourmente devant le promontoire de Trevose-Head. Les intrépides marins lancèrent aussitôt le canot de sauvetage et ramenèrent à bord le propriétaire du vaisseau. Ce life-boat a d’ailleurs rendu bien d’autres services. Sur toute cette côte, en même temps que de sombres histoires de naufrage, je recueillis des traits d’héroïsme qui honorent l’institution. Près de Padstow, petite ville de pêcheurs, la brigantine Pandema et la goélette Betsy, l’une venant de Plymouth, l’autre de Brixham, assaillies toutes deux par d’affreux coups de vent et par ce que les Anglais appellent une lourde mer (heavy sea), avaient échoué le 18 mars 1862 contre un banc de sable connu sous le nom de Doom-Bar-Sand. Les sables sont les fléaux de ces parages : à terre, ils ensevelissent les églises; en mer, ils dévorent les navires. Le life-boat de Padstow, qui porte le nom du prince de Galles, Albert-Edouard, fut bravement mis à flot et revint tout fier : il avait sauvé treize hommes.

Aux différentes stations du life-boat est attaché un excellent baromètre; les indications journalières de l’instrument sont en outre consignées avec soin sur une carte, en sorte que les marins et les pêcheurs, avant de se mettre en mer, peuvent consulter les divers mouvemens du mercure depuis un certain temps. Ces baromètres sont soumis d’avance à M. Glaisher, savant astronome de l’observatoire de Greenwich. Dans plus d’un cas, de tels diagrammes ont averti les matelots de l’approche d’une tempête qui les eût probablement engloutis, si par ignorance du danger ils avaient eu le malheur de quitter le port. Convaincus d’ailleurs que les violentes perturbations de la mer entrent comme un élément d’ordre dans la constitution générale de notre planète, les Anglais ont, dans ces derniers temps, beaucoup cherché la loi de ces grands phénomènes météorologiques. Leur ambition a été, comme ils disent, de découvrir la charte des vents. L’un des plus intrépides dans cette voie d’observations a été sans contredit l’amiral Fitz-Roy. Son système repose sur la direction des courans aériens. Je n’ai point l’intention d’exposer en détail un système qui a déjà été expliqué dans la Revue[8], je ne veux qu’en rappeler les principaux traits. Tantôt les courans d’air circulent côte à côte durant des centaines et des milliers de milles, mais en suivant des directions opposées, ainsi que des trains de wagons qui se croisent sur deux lignes de fer parallèles ; tantôt au contraire ils se superposent les uns aux autres, souvent ils se traversent à angles inégaux ; d’autres fois ils se combinent, et en associant leurs forces ils produisent ces variations de l’atmosphère si fréquentes quand le vent souffle de l’équateur ou du pôle le plus voisin. Tel est quelquefois l’antagonisme de ces courans dans leur collision angulaire qu’ils donnent lieu à de larges tourbillons, sorte de tempêtes tournoyantes qui sont les plus terribles de toutes dans le monde entier. Les calculs de l’amiral Fitz-Roy consistent à prédire l’arrivée d’un de ces courans atmosphériques à une station donnée. La nouvelle est alors communiquée par le télégraphe à tous les points menacés qui se trouvent sur la côte. Télégraphier la tempête, c’est une prétention qui rencontre encore, je dois le dire, plus d’un incrédule. Quoi qu’il en soit, des signaux d’alarme ou de précaution (cautions signals), bien connus aujourd’hui des marins, aussitôt sont arborés sur toutes les stations maritimes. Ces signaux consistent surtout en un cône et un tambour faits l’un et l’autre avec de la grosse toile, peints en noir et garnis à l’intérieur de cerceaux. Le tambour, appelé tambour de tempête (storm-drum), indique l’événement; le cône, qui est placé au-dessus du tambour, annonce la direction probable du vent qu’on doit attendre. Dans le cas où le danger est imminent, on ajoute un second cône. La nuit, on donne le signal au moyen de lumières placées en forme de triangles ou de carrés. L’amiral Fitz-Roy est en Angleterre une sorte de ministre de la météorologie : il a sous ses ordres un budget, un état-major, les fils électriques. Son système coûte à l’état 5,800 livres sterling par an. L’art de lire dans les élémens ne se prouve que par les faits, et ces faits sont assez nombreux pour avoir inspiré, du moins aux marins anglais, une véritable confiance. Dès qu’ils aperçoivent le tambour noir flottant dans le ciel, ceux d’entre eux qui étaient sur le point de lever l’ancre la laissent pesamment retomber sur le lit du port et attendent que le danger soit passé.

Les life-boats ne sont pas les seuls appareils de sauvetage qui existent en Angleterre. Certaines côtes de la Cornouaille par exemple sont tellement hérissées de rochers, entre lesquels se tourmente la mer, que le meilleur canot court les plus grands dangers et ne peut rendre que peu de services. Le plus souvent d’ailleurs c’est près du littoral que les vaisseaux se perdent, au milieu des écueils qui en défendent les contours. On a recours dans ce dernier cas à ce qu’on appelle les cordes de sauvetage. Ces cordes sont lancées soit par un mortier, soit par une roquette. Le mortier est placé sur le rivage et chargé d’une bombe qu’on dirige sur les agrès du vaisseau donnant des signaux de détresse[9]. Une corde fine, que les marins anglais appellent ligne, line, est placée en forme de spirale à la bouche du mortier, et suit, en se déroulant, le vol de la bombe comme un fil attaché à la patte d’un oiseau. Si c’est au contraire une roquette qui se trouve lancée, l’effet est absolument le même, et cette dernière peut atteindre à une distance de 300 mètres. L’équipage du vaisseau en danger se saisit de cette ligne engagée dans les agrès et y attache par le bout une corde plus grosse, rope, qui est ensuite tirée à terre par les hommes chargés de fournir assistance. De cette manière une communication s’établit entre le navire et le rivage. Cette corde ainsi tendue dans une position inclinée forme une sorte de pont sur l’abîme. On y suspend alors, au moyen d’une poulie ou d’un nœud coulant, une corbeille dans laquelle se placent successivement les naufragés, généralement trois par trois, et qui est ainsi conduite vers la terre par un mouvement naturel de gravitation et par les manœuvres de l’équipage ou des hommes groupés sur la côte. Un témoin oculaire de ce mode ingénieux de sauvetage me racontait un jour ses émotions à la vue d’une mère et de deux enfans lancés ainsi dans une corbeille à travers une tempête horrible. Comme une tourterelle effarée rassemblant sa couvée sous ses ailes, la malheureuse femme couvrait ses enfans avec les bras et les serrait contre son cœur : on eût dit qu’elle voulait les disputer aux vagues brutales et féroces qui se soulevaient avec des rugissemens de monstres sauvages autour de ce nid fragile. Trois cent vingt-neuf personnes ont été sauvées l’année dernière (1863) dans toute la Grande-Bretagne par les appareils des roquettes, rocket-apparatus.

Les stations de life-boat sont généralement administrées et soutenues par des comités locaux ; mais la plupart de ces comités se trouvent placés sous le contrôle et le patronage de l’institution nationale des canots de sauvetage. National life-boat Institution, dont le siège est à Londres. Ailleurs on s’attendrait à trouver un tel service d’utilité publique organisé par la main de l’état. En Angleterre, l’état s’est chargé de la défense matérielle des côtes; c’est lui qui élève des batteries, qui construit des forts, qui étend un cor- don sanitaire de douaniers contre les maux de la contrebande. Il s’est réservé en quelque sorte la partie ingrate de la tâche, tandis qu’il abandonnait la partie généreuse à l’initiative individuelle. La National life-boat Institution ne reçoit rien du gouvernement et ne dépend que de la charité publique. C’est dans ses bureaux que nous serons mieux à même de saisir l’unité d’un système dont on n’a vu jusqu’ici fonctionner que les membres épars.


II.

Vers 1823, de terribles naufrages avaient désolé les côtes de l’Angleterre. Dans l’île de Man vivait alors un baronet, sir William Hillary, qui résolut de prévenir ou tout ou moins d’atténuer les conséquences des désastres sur mer. Il n’était point riche. Sa fortune s’était dissipée dans les Indes occidentales et aussi dans l’Essex, où il avait équipé à ses frais des régimens volontaires de fermiers, lorsque le premier Napoléon menaçait d’envahir la Grande-Bretagne. A défaut d’argent, il avait de nobles aspirations et une ferme intelligence. Son généreux appel en faveur des marins naufragés trouva de l’écho dans le cœur d’un riche marchand de Londres, M. Thomas Wilson, membre du parlement. Les plus riches négocians de la Cité entrèrent dans les vues de ce dernier, et déclarèrent qu’ils étaient prêts à ouvrir leur bourse. Lord Liverpool, premier ministre, encouragea M. Wilson; mais, fidèle aux traditions anglaises, il se garda bien d’engager l’état dans une œuvre qui devait s’appuyer tout entière sur de libres sympathies. Au commencement de 1824, un meeting public eut lieu à la Taverne de Londres (London Tavern). Le docteur Manners Sutton, archevêque de Canterbury, présida cette réunion, où l’on remarquait d’ailleurs Wilberforce et lord John Russell, qui entrait alors dans la vie publique. M. Wilson fut nommé président de la société[10], et les côtes du Northumberland ayant le triste honneur d’être célèbres pour le nombre et la gravité des naufrages, c’est là que l’institution établit surtout les premières stations de life-boat. Un canot stationnait aussi sur les côtes de l’île de Man. Sir William Hillary, qui avait inspiré l’idée-mère d’où sortit la société de sauvetage, se hasarda lui-même plusieurs fois dans ce canot et sauva plus d’un naufragé. Un jour il faillit périr; ayant été précipité hors du bateau par la force de la tempête, il se brisa plusieurs côtes, et jamais il ne se remit complètement des suites de cet accident. Le pays était alors sous le coup d’une crise commerciale, l’intérêt qu’on avait pris d’abord au service des life-boats parut s’évanouir. Plusieurs des associations locales moururent, comme disent les Anglais, de mort naturelle. Faute de surveillance, les canots tombaient en ruine. Que pouvait d’ailleurs foire l’institution avec un revenu de 400 à 500 liv. sterling par an? Comme elle n’agissait guère, on l’oublia. C’est à peine s’il restait douze stations de life-boat dans tout le royaume, et pourtant les naufrages se multipliaient avec le nombre toujours croissant des navires.

Tel était l’état de décadence des life-boats quand d’un effroyable désastre sortit, vers 1849, la régénération de l’établissement. Vingt marins de Shields avaient péri en vue des côtes. Ce triste événement arracha la société à son long sommeil. L’année suivante, en 1850, le duc de Northumberland en fut nommé président; le comité se renouvela, et un avocat, M. Richard Lewis, entreprit de réorganiser, en sa qualité de secrétaire, un service qui manquait surtout de direction. Tout a changé depuis lors. Sans attenter en rien à la liberté des comités locaux, l’institution noua des rapports avec eux, et exerça par un de ses officiers une surveillance active sur toutes les stations de life-boat qui voulurent bien se réunir à un centre. Elle établit en outre une échelle fixe de salaires pour les patrons (coxswains), et pour les équipages des life-boats un système de rémunérations proportionnées à la nature des services. La conséquence de ces efforts fut de ramener vers l’institution les sympathies qui s’en étaient éloignées. Les Anglais n’aiment point à donner leur argent pour de bonnes actions mal faites; mais, dès qu’ils aperçoivent un but généreux et des moyens efficaces pour l’atteindre, ils ne marchandent point avec la charité. On calcule que près de 100 millions de francs tombent tous les ans de la main des particuliers dans la caisse des différentes sociétés de secours. Avec un pareil budget, la bienfaisance constitue chez nos voisins ce qu’on appellerait en France u un état dans l’état. »

L’institution possède aujourd’hui cent trente-deux life-boats, distribués sur toutes les côtes les plus dangereuses de l’Angleterre. Chacun de ces bateaux coûte avec les accessoires de 500 à 600 liv. sterling[11] : c’est donc, à n’envisager que le point de vue matériel, un capital déjà très considérable qui flotte sur l’abîme au milieu des tempêtes. Sans doute la Grande-Bretagne peut s’enorgueillir de bâtimens beaucoup plus fiers et beaucoup plus coûteux, véritables cités de fer ou de bois qui balancent triomphalement leurs mâts à la surface des vagues comme des flèches d’église. Si admirable pourtant que soit la marine anglaise, il est un spectacle qui a aussi sa grandeur, celui de cette humble flotte bien équipée, toujours prête et animée en quelque sorte de l’amour de l’humanité. Plusieurs des bateaux de sauvetage ont été offerts à l’institution par des femmes généreuses. Une lady se présente un jour dans les bureaux de la société, et laisse l’argent nécessaire pour acheter un life-boat, tout en refusant de faire connaître son nom. Elle revient trois fois encore, et à chaque visite elle dépose le prix d’un nouveau canot de sauvetage. « Je serai amplement récompensée, dit-elle, si j’apprends jamais qu’un de ces quatre life-boats a sauvé la vie d’une seule personne. » Ses vœux furent exaucés. Durant l’hiver de 1862, une affreuse tempête éclata pendant la nuit dans la baie de Dundrum. A la pointe du jour, on aperçut en mer un malheureux attaché aux agrès d’un vaisseau qui avait sombré. Un bateau ordinaire, qui se trouvait sur la côte, s’avança bravement pour lui porter secours; mais il fut bientôt renversé par le ressac, et les six hommes qui le montaient ne se sauvèrent qu’à grand’peine. Heureusement dans la baie de Dundrum se trouvait un des life-boats donnés par la dame sans nom, ainsi qu’on avait fini par la désigner. Le canot mit à la mer, atteignit bientôt la scène du naufrage, et détacha d’entre les agrès un infortuné qui ne donnait plus aucun signe de vie, mais qui ne tarda point à revenir de son état d’insensibilité quand il eut regagné la terre. C’était le maître même du bâtiment, et il déclara que son équipage, composé de trois hommes, avait été jeté par-dessus le bord durant la tempête de la nuit.

Souvent ces donations volontaires de life-boats sont inspirées par un sentiment de reconnaissance. Il y a quatre années environ, le yacht d’une noble lady qui visitait les côtes de l’Irlande fut heurté pesamment et culbuté par un lougre de pêche. La dame fut sauvée par un de ses amis qui, plongeant et nageant, la ramena vers le rivage. En manière d’ex-voto, elle offrit à l’institution 300 livres sterling pour établir un nouveau life-boat sur les côtes de l’Irlande. Ce bateau fut placé à Carnsore, pauvre village qui s’élève près des écueils de Wexford. L’hiver suivant, une barque venant de toute la distance de Glasgow, la Guyana, fut mise en détresse devant Carnsore par une mer effroyable. Le life-boat donné à Carnsore fut lancé à travers la tempête, et dix-neuf naufragés, exposés depuis plus de cinq heures à toutes les injures de la mer et à toutes les angoisses d’une mort imminente, purent être reconduits sains et saufs vers le rivage.

D’autres fois c’est à un noble sentiment de piété domestique qu’un canot de sauvetage doit son origine. Il n’y a pas longtemps qu’un visiteur se présentait dans les bureaux de l’institution pour lui offrir un life-boat qu’il voulait entretenir par une dotation perpétuelle en souvenir de sa mère. J’ai vu à Bude-Haven, en Cornouaille, un monument de ce genre inspiré par la même pensée touchante. Sur une tablette de pierre fixée à la maison du bateau, boat-house, on fit l’inscription suivante :

En mémoire

d’Elisabeth Moore Garden,
femme bien-aimée de
Robert-Théophile Garden,
ce bateau de sauvetage
a été offert à l’institution nationale des life-boats

par leurs enfans.


Le bateau fut lancé à la mer pour la première fois le 19 juin 1863, jour anniversaire de la naissance d’Elisabeth Moore Garden, dont ce life-boat doit perpétuer le souvenir. C’était la coutume au moyen âge d’élever des chapelles pour le repos de l’âme des morts. Les Anglais, depuis la réformation, ne croient plus à l’efficacité des prières pour les trépassés; mais si les âmes de ceux qui ont vécu s’intéressent encore aux choses de la terre, quelle joie plus pure saurait-on leur ménager, quel témoignage plus digne d’êtres immortels que d’attacher leur nom à ces libérateurs des mers? Le souffle divin de l’humanité ne gonfle-t-il point en quelque sorte la voile de tels bateaux, qui vont porter à travers les ténèbres et les éclairs la consolation au cœur de ceux qui désespèrent[12] ?

L’efficacité des canots de sauvetage répond-elle entièrement aux nobles intentions des fondateurs? C’est une question qu’il est aisé d’éclairer par des chiffres. Depuis 1824, époque de l’origine de la société, jusqu’en 1863, les life-boats ont sauvé la vie de 13,568 personnes. L’année dernière (1863) a été surtout signalée par le nombre des naufrages. Les rafales d’automne se sont montrées peut-être les plus destructives de toutes celles qui ont jamais désolé les côtes britanniques. Dans les villes d’Yarmouth et de Shields, on compte par centaines les veuves et les orphelins qu’a laissés derrière elle la tempête des premiers jours de décembre. Au milieu de tant de calamités, 4,565 personnes ont échappé aux vagues ouvertes pour les engloutir : 498 d’entre elles ont été secourues par les life-boats, 329 par les appareils de roquettes, rocket-apparatus, et 3,738 soit par le canot même du vaisseau naufragé, soit par les bateaux à vapeur, soit par les bateaux de pêche ou par tout autre moyen de sauvetage. Ce qu’il faut bien remarquer, c’est que les 498 délivrances accomplies par les life-boats constituaient ce qu’on appelle en médecine et en termes de marine des cas désespérés. Selon toutes les conjectures, ces naufragés n’auraient pu être sauvés par aucune autre intervention. Les life-boats forment dans l’armée de délivrance une sorte de corps de réserve ou de bataillon sacré qui donne sur les points les plus menacés de la bataille, et qui encourage par ses exploits l’ardeur des autres combattans.

Une autre considération qui milite puissamment en faveur des canots de sauvetage proprement dits est le petit nombre d’accidens arrivés aux hommes qui les gouvernent. Tout le monde sait cependant combien il est dangereux d’approcher du théâtre d’un naufrage à travers une mer agitée par toutes les fureurs de la tempête. En pareil cas, il n’y a point de bateau assuré contre le péril; il n’existe point d’inventions humaines qui puissent toujours résister à certaines révoltes des élémens. Les life-boats eux-mêmes, il faut le dire, ont fait l’expérience de cette vérité. Où serait d’ailleurs le mérite de l’équipage, si le dévouement des hommes n’était quelquefois soumis à de terribles épreuves? Ce qu’ils ont vu sur ces mers épouvantables, eux seuls pourraient le décrire. Les plus fortes organisations ne résistent pas toujours à ces spectacles funèbres, à ces violentes secousses de l’abîme. Quelques-uns en ont contracté des crises nerveuses qui les entraînent au tombeau. Au milieu de circonstances si terribles, l’institution n’a pourtant eu à déplorer dans sa flotte que de très rares catastrophes. Je me bornerai à raconter celle qui eut lieu le 3 novembre 1861. Entre quatre et cinq heures de l’après-midi, la goélette Compland se rendait, toute chargée de granit, d’Aberdeen à Scarborough; mais ce fut en vain qu’elle tenta d’entrer dans le port : les mâts désemparés, elle se trouva repoussée par les vagues se chassant les unes les autres comme un troupeau de buffles sauvages, et entraînée vers un banc de sable qui s’étend en face du Spa, une promenade de la ville. Cependant le life-boat était déjà en mer et volait au secours de l’équipage de la goélette, qui courait le plus grand danger. Le temps était affreux; la mer battait le mur du Spa avec une telle violence que les pierres du parapet en étaient disloquées. Le rebondissement des vagues produisait d’ailleurs un roulis que tout autre bateau qu’un canot de sauvetage anglais n’aurait pu supporter un instant. Du haut de la promenade, on pouvait suivre du regard les marins du life-boat et même leur parler. Un tumulte d’émotions et des cris d’angoisse couraient tout le long de la ligne des quais, lorsque les hommes de l’équipage parurent eux-mêmes frappés de terreur. Tantôt le bateau était lancé avec rage contre la barre de pierre, tantôt au contraire il se trouvait précipité dans les cataractes écumeuses. Une terrible convulsion du canot renversa dans la mer le chef de l’équipage, Thomas Clayburn, un brave vétéran qui, entraîné par le mouvement des vagues vers le mur du Spa, fut secouru au moyen d’une bouée de sauvetage. Trois autres hommes furent successivement démontés par des secousses et des soubresauts furieux. La violence des flots arracha les rames de la main des rameurs, qui se trouvèrent ainsi désarmés contre les colères de l’océan. Les malheureux lancèrent alors du bateau sur la promenade des cordes qui, saisies aussitôt par des mains vigoureuses, servirent à remorquer le bateau à travers la houle vers un endroit de débarquement situé à l’extrémité septentrionale du mur. Dès que le canot eut touché terre, les hommes sautèrent dehors avant que la vague se fût retirée. Voyant le danger qu’ils couraient, un grand nombre de personnes s’élancèrent pour leur porter secours. Ici commence une scène de confusion et de désastres où quelques habitans de la ville et deux marins de l’équipage perdirent la vie. L’un périt tué par le choc du canot, qui, se relevant soudain, fut violemment poussé contre le mur de pierre. Il tomba comme tombe un homme mort, la face en avant, et fut à jamais balayé par les flots. L’autre fut noyé : il était le seul qui eût négligé de revêtir sa ceinture de sauvetage. Le life-boat, n’ayant plus personne pour le gouverner, alla se jeter contre les falaises et s’y brisa. Était-ce une défaite? Oui sans doute, et les naufragés de la goélette durent être secourus par un autre moyen de sauvetage, le rocket-apparatus. Il faut pourtant remarquer que, même dans ces circonstances malheureuses, le bateau étonna tout le monde par de rares qualités : il ne chavira point et résista aux chocs les plus impétueux. Les accidens semblent d’ailleurs épargner de plus en plus les équipages de life-boat durant toute l’année dernière, si chargée de tempêtes et de naufrages, l’institution n’a point eu à déplorer la perte d’un seul homme, et l’on compte environ six mille marins attachés aux manœuvres de ces bâtimens. Non contente d’équiper et de maintenir en bon ordre cette flotte de sauvetage, la société distribue des récompenses à tous ceux qui se sont distingués par leur noble conduite. Ces récompenses consistent en argent, en médailles et en brevets d’honneur. Après chaque expédition à la recherche des naufragés, les hommes de l’équipage du life-boat reçoivent une somme proportionnée à la nature des dangers qu’ils ont courus[13]. Les médailles sont en or ou en argent : elles portent d’un côté la figure de la reine Victoria et sur le revers l’image d’un life-boat dans lequel trois marins sont en train de retirer des eaux un naufragé. Au-dessus de cette scène gravée par William Wyon, dont les beaux arts regrettent la mort, on fit ces mots en manière d’exergue : « ne laissez point l’abîme me dévorer! » Ces médailles ne sont décernées qu’aux personnes qui ont sérieusement risqué leur vie en sauvant celle des autres. Une enquête minutieuse a lieu avant que le comité ne prenne une décision, et toutes les circonstances du sauvetage sont en quelque sorte exposées devant ses yeux. Il en résulte que ces récompenses, la médaille d’or surtout, ne se délivrent que dans des cas extraordinaires et pour des services qui excitent vraiment l’admiration. L’année dernière (1863), l’institution a distribué quinze médailles d’argent, vingt-six brevets sur vélin ou sur parchemin, 1,297 livres sterling, pour des actes de courage auxquels 714 personnes avaient dû la vie. La société ne limite point ses dons et ses honneurs aux hommes employés par elle sur les life-boats. Elle a entrepris de faire en outre ce qu’on oserait appeler l’éducation du dévouement. On apprend à devenir brave, on apprend à se risquer pour ses semblables; du moins les Anglais l’ont cru, et ils ont ouvert ainsi une sorte d’école du sacrifice. De cette manière l’institution exerce une influence sur toute la marine de la Grande-Bretagne; elle est pour quelque chose dans la délivrance de ceux-là mêmes qu’elle ne sauve point directement au moyen de ses canots. Les pêcheurs qui ont lancé leurs barques au secours des naufragés, les intrépides nageurs qui ont saisi un mourant dans les eaux courroucées, tous ceux en un mot qui ont déployé un grand courage ont droit aux distinctions et aux bonnes grâces de ce jury impartial. Aucune classe de la société ne se considère dans la Grande-Bretagne comme étant au-dessus de telles récompenses. Après l’accident de Scarborough, lord Charles Beauclerck, M. Villiam Tindall, fils d’un banquier de la ville, et M. John Iles, ayant noblement péri pour avoir cherché à secourir l’équipage du life-boat, le comité présenta une médaille d’argent à leur famille. D’autres fois ce sont de simples ouvriers qui reçoivent de pareils honneurs. J’étais à Campbelton, une petite ville du Kantyre, sur la côte sud de l’Ecosse, quand un meeting public s’assembla pour présenter une médaille décernée par l’institution nationale des life-boats à James M’ Millau, un pauvre artisan âgé de plus de soixante-dix ans, qui avait sauvé dans sa vie plusieurs naufragés. Il n’y avait pas longtemps encore qu’il avait ramené à terre un marin de la Genova, vaisseau marchand qu’une tempête avait brisé le 13 octobre 1862. Le meeting fut enthousiaste, et pour donner une idée de l’intérêt qui s’attache dans tout le royaume-uni à de tels actes de courage, je citerai quelques-unes des paroles du président, M. Stewart. « James, dit-il, j’ai connu votre père ; il vivait sur la propriété de mon père et sur la mienne. Tout le monde le regardait comme un homme robuste et un homme brave. Il n’a jamais levé le bras dans sa propre cause ; mais plus d’une fois il l’a levé pour le compte des autres, et surtout pour la défense du faible. Je dirai avec le poète : « Si son bras était fort pour frapper, il était fort aussi pour secourir. » Vous, James, son fils, vous avez hérité de lui cette disposition à risquer votre vie pour conserver celle des autres. Ce n’est point la première fois que vous vous êtes montré digne de votre père. Vous avez vu cet homme s’accrocher faiblement à un rocher, vous l’avez vu aussi lâcher prise. C’en était fait de lui, si une main héroïque ne fut venue à son secours ; il eût été infailliblement emporté par le retour des vagues. Tandis que d’autres regardaient, et parmi eux des jeunes gens, vous vous êtes élancé dans les flots en démence, et avec votre bras robuste et votre noble courage vous l’avez ramené à terre sain et sauf. Dieu vous a aidé : il protège les braves ! James, votre conscience vous a déjà dit quelle grande chose c’est que d’arracher la vie d’un frère aux dangers et aux horreurs de cette nuit, à la mort au milieu des vagues. Je n’en dirai point davantage. Prenez ce parchemin où l’institution nationale des life-boats a inscrit une appréciation de votre noble conduite. Un autre attachera la médaille sur votre poitrine. Longtemps après que vous serez couché dans la terre, vos fils verront cette médaille, elle leur rappellera ce que vous étiez, et elle les excitera, eux et leurs enfans, aux actes de compassion, de courage et de dévouement. »

Il est aisé de comprendre l’effet moral de pareilles séances sur la population des côtes. Les hommes ont fait un drapeau d’un haillon en y attachant l’idée de l’honneur : pourquoi la voile déchirée par la tempête ne deviendrait-elle point aussi un appel et un signal pour ceux qui aiment la gloire ? Vivant des libéralités publiques, l’institution a dû sans cesse ranimer dans le pays les sympathies en faveur des marins et des naufragés. Elle a recours à tout ce qui peut remuer le cœur et l’imagination, à la musique, la poésie, la gravure, la publicité[14]. Grâce à cet heureux concours de la littérature et des beaux-arts, le life-boat est devenu dans l’esprit des masses un objet sacré, le palladium des mers. Je me souviens d’avoir suivi dans les rues mêmes de Londres, il y a deux ans, une procession qui conduisait en triomphe vers la Tamise un nouveau canot de sauvetage construit pour la ville de Tynemouth. Une cinquantaine de marins appartenant à la réserve. Royal naval reserve, ouvraient la marche, musique en tête. Le bateau était tiré sur son char par quatre magnifiques chevaux. Des volontaires en uniforme accompagnaient le cortège, et sur tout le parcours la foule témoignait une sorte de respect enthousiaste pour une institution qui offre ses services à tout le monde sans considérer le rang, la religion, ni la nationalité. Ce n’était pas, je l’avoue, l’entrée étourdissante de Garibaldi à Londres, mais c’était pourtant bien une ovation. Dans les villes maritimes où le life-boat apparaît pour la première fois, les cloches sonnent, le canon tonne, et les mouchoirs s’agitent. C’est cette force morale de l’opinion qui ouvre la source des dons volontaires et des souscriptions. L’ensemble des recettes de la société a été, en 1863, de 21,101 livres sterling 6 shillings 3 deniers (527,533 francs). Parmi ces dons, il en est qui se distinguent par une véritable munificence : une maison de Londres, celle de MM. Cama et C° négocians hindous, parsee merchants, a envoyé à elle seule 2,000 livres sterling. Il en est d’autres qui ont un caractère touchant : — « 5 shillings provenant des économies d’un enfant, 20 livres sterling offerts par la fille d’un marin et le fruit de son travail à l’aiguille, 100 livres sterling donnés par un inconnu pour remercier Dieu de lui avoir sauvé la vie sur mer dans la tempête du 31 octobre 1863. » Les gouvernemens étrangers ont aussi plus d’une fois témoigné leur reconnaissance à la société pour les services rendus à leurs marins par les canots de sauvetage anglais. Le 20 octobre 1862, Annie Hooper, un grand vaisseau américain, faisant voile de Baltimore à Liverpool, cherchait à forcer l’entrée de la rivière Mersey, remorqué par un bateau à vapeur, quand le capitaine et le pilote, trouvant une résistance invincible, jugèrent prudent de regagner la pleine mer; mais le vaisseau était devenu ingouvernable : poussé par le vent et la marée, il fut jeté contre terre à Southport. Les montagnes d’eau et d’écume cachèrent quelque temps sa situation critique. Enfin des signaux de détresse furent aperçus de Southport et de Lytham, deux points de la côte où il y avait heureusement une station de life-boat. Les deux canots partirent pour faire leur devoir. Tel était pourtant l’état effroyable de la mer que ces bateaux, d’ordinaire si rapides, mirent quatre heures et demie à franchir un espace de quatre milles. Après d’incroyables efforts, tout l’équipage à bord du vaisseau américain, c’est-à-dire dix-huit personnes y compris le pilote, qui était de Liverpool, fut sauvé par les deux life-boats. Le président des États-Unis, M. Lincoln, ayant appris le danger que ses compatriotes avaient couru et la manière héroïque dont ils avaient été délivrés, envoya 100 liv. sterl. à l’institution et de 31 livres sterling aux hommes de l’équipage des deux canots. Les pilotes de Liverpool ne se montrèrent pas moins généreux : ils se cotisèrent et offrirent une somme de 14 liv. sterl. au life-boat de Lytham, en reconnaissance du service rendu à un de leurs camarades. On voit ainsi comment s’alimente la caisse de la société : d’une part, ceux qui lui doivent la vie, de l’autre ceux qu’anime un sentiment désintéressé de compassion pour les accidens de mer, contribuent à entretenir une institution regardée par tous comme une des gloires de la Grande-Bretagne.

Le siège de la société est à Londres dans John-Street, Adelphi, où elle occupe un local qui ne se distingue en rien à l’extérieur d’une habitation particulière. Les Anglais aiment assez à faire de grandes choses dans de petites maisons. L’administration se divise en deux branches bien distinctes : le comité, qui représente en quelque sorte le pouvoir législatif, et les bureaux, qui, sous la direction de M. Richard Lewis, le secrétaire de l’institution, remplissent dans une certaine mesure les fonctions de pouvoir exécutif. Le cabinet du secrétaire est une grande salle où l’on a réuni les modèles des principaux systèmes de life-boats depuis l’origine de l’invention. Les murs sont décorés de tableaux et de photographies représentant des stations de canots et des scènes de naufrage. Au-dessus de la cheminée se déploie la grande carte (wreck chart) publiée tous les ans par le Board of trade, et que l’institution reproduit aussi chaque année sur une moindre échelle; seulement à côté des sinistres points noirs qui signalent des désastres, elle place des croix rouges qui indiquent les stations des life-boats. Les fonctions du comité sont gratuites; celles des bureaux sont seules rétribuées, mais dans les limites d’une stricte économie. Les appointemens du secrétaire, des commis et de l’employé chargé de vérifier les comptes ne s’élèvent guère au-dessus de 670 livres sterling par an. Les travaux de ces derniers consistent d’une part à recevoir l’argent versé par les souscripteurs, de l’autre à payer les dépenses qu’entraînent l’établissement et l’entretien des divers moyens de sauvetage. L’administration se trouve ainsi perpétuellement en rapport avec les comités de province, elle est un lien entre le centre et les succursales, elle contrôle leurs mouvemens sans les gêner en rien, de façon à établir l’unité dans la liberté. Le rayon où s’exerce la surveillance de l’administration est très étendu, puisqu’il embrasse l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande; mais un système ingénieux de correspondance simplifie de beaucoup les opérations des bureaux. Ces derniers envoient à toutes les stations de life-boat des feuilles volantes et imprimées contenant une série de questions relatives soit à l’état du matériel, soit au paiement des hommes de l’équipage, soit aux manœuvres des canots dans les jours de tempête; ces feuilles reviennent chargées de réponses, et servent ainsi de base aux travaux du secrétariat. L’administration a en outre sous ses ordres un inspecteur, homme de grande expérience et possédant des connaissances très étendues, le capitaine J. R. Ward, chargé de visiter sur les côtes les différentes branches du système de sauvetage. A l’aide de tous ces élémens rassemblés, le secrétaire présente tous les ans au comité, réuni dans London Tavern, un rapport général constatant la situation pécuniaire de la société, les services rendus, les récompenses décernées. Ce rapport reçoit par la voie des journaux la plus grande publicité. L’administration des life-boats est, selon l’expression d’un Anglais, un tronc de verre dans lequel l’œil éclairé de la charité peut suivre la marche du denier de la veuve et juger ainsi de la manière dont il se convertit en œuvres utiles.

Sur le total des recettes s’élevant, on l’a vu, à 21,101 liv. sterl. 6 sh. 3 d., la société a dépensé en 1863 16,672 liv. sterl. 6 sh. 8 d. C’est peu quand on considère ce que coûte à l’état une flotte de guerre. La flotte pacifique des life-boats a bien aussi ses victoires : c’est lorsque la tempête éclate, lorsque le tonnerre gronde, lorsque la nuit et le vent s’étendent sur la mer, qu’elle s’élance pleine d’ardeur au combat. Après les victoires remportées sur l’ennemi dans les champs de bataille, on compte les morts; après les victoires des life-boats sur les fureurs de l’abîme, on compte les vivans. Non contente de sauver par elle-même les naufragés, l’institution s’occupe encore depuis quelque temps de généraliser les moyens de secours. Usant pour cela de son influence sur la marine marchande, elle l’invite à remplacer les pesans canots de sauvetage attachés aux navires, et qui ne sauvent jamais rien, par de véritables life-boats construits d’après les principes de la société. Dans les ports de mer et les villages de pécheurs, elle se propose d’introduire un nouveau système de bateaux qui résisteraient en tout temps aux assauts des vagues les plus brutales, rough. Il sera facile de saisir l’importance de cette réforme quand on saura que les côtes du royaume-uni possèdent environ 40,000 barques de pêche gouvernées par à peu près 160,000 hommes, toujours prêts à se dévouer pour tendre la main aux naufragés. La vie de tous est sacrée ; mais aux yeux des Anglais celle du marin et du pêcheur est deux fois précieuse, d’abord au point de vue de l’humanité, ensuite au point de vue de l’économie politique. Ces derniers rendent des services qui exigent un courage particulier, et la mort de chacun d’eux est une perte pour la société toute entière. Il faudrait des volumes pour raconter leurs exploits ; ne convient-il pas cependant de signaler quelques-uns des traits d’héroïsme qui ont, dans ces dernières années, donné aux tentatives de sauvetage une sorte d’intérêt national ?


III.

Le 5 septembre 1838, un bateau à vapeur, le Forfarshire, avait quitté Hull, se rendant à Dundee. Il emmenait plus de quarante passagers, et son équipage consistait en vingt-quatre hommes. La femme du capitaine l’accompagnait dans le voyage. Comme le vent soufflait avec grande force et que la mer était rude, les mouvemens du vaisseau déchirèrent en quelque sorte la chaudière, qui était déjà en mauvais état. L’eau, en s’échappant, éteignit le feu, et la machine s’arrêta. Il était alors neuf heures du soir, et le vaisseau se trouvait en face de Saint-Abb’s-Head, un grand promontoire qui se dresse sur les côtes de l’Ecosse. Le danger était de toucher la terre ; on hissa donc toutes les voiles, et le navire s’éloigna, sous le vent, de la ligne menaçante du littoral. Un épais brouillard s’étendait sur la mer, de telle sorte qu’il était impossible de dire où l’on était. Soudain on aperçut des brisans et les lumières du phare de Ferne. Il n’y avait plus moyen de douter que le péril ne fût imminent. On essaya de louvoyer entre les îles Ferne ; mais le vaisseau refusa d’obéir au gouvernail, et vers trois heures du matin il alla frapper avec une force épouvantable contre les récifs de l’île de Longstone. Au moment où eut lieu le choc, quelques-uns des passagers dormaient dans leur cabine. Réveillés en sursaut, ils se précipitèrent demi-nus sur le pont, qui présentait alors une scène de confusion et d’horreur. On mit la chaloupe à la mer, tout le monde voulut s’y précipiter ; mais telle était la violence de la mer que le canot se sépara du navire et que plusieurs des passagers périrent dans un suprême effort pour se rattacher à la vie. Le canot lui-même n’échappa que par miracle. Il n’y avait qu’un goulot de mer dans lequel il pût s’engager sans être mis en pièces par les écueils dont il était environné. Les marins n’en savaient rien, ils s’étaient abandonnés au hasard, c’est-à-dire au vent, à la mer, aux ténèbres; mais la chaloupe, guidée par une sorte d’instinct, s’avança d’elle-même dans cet étroit passage. Après avoir essuyé toute la nuit les plus rudes assauts de la tempête, elle fut recueillie par un sloop qui la conduisit dans la ville de Shields. Cependant le sort de ceux qui restaient à bord du bateau à vapeur était déplorable. Cinq minutes après qu’il avait heurté le rivage, un second choc le divisa en deux parties. La proue seule du bâtiment demeurait ferme sur le roc, et c’est naturellement vers ce débris que se réfugièrent ceux des passagers qui respiraient encore. Suspendus à cette dernière planche de salut, ils s’attendaient d’ailleurs à partager d’un instant à l’autre le sort de leurs malheureux compagnons qu’ils avaient vus balayés par les vagues.

Heureusement en une de ces îles s’élève un phare appelé, à cause de sa position à l’extérieur des côtes, Outer-Ferne, et dans ce phare veillait cette nuit-là une fille du gardien. Grâce Horsley Darling. Elle entendit, à travers les mugissemens confus de la tempête, un affreux choc, puis les cris des naufragés. Elle se leva et alla réveiller son père. « Mon père, lui dit-elle, entendez-vous ces bruits? — J’entends, répondit le vieillard, le vent qui siffle et la mer qui fait rage. — Moi, reprit-elle, j’entends des voix qui implorent du secours. » Lancer un bateau sur ces vagues orageuses semblait une entreprise folle. On était alors au point du jour; mais la faible lumière qui, à travers le brouillard, tombait à la surface de l’abîme ne servait guère qu’à mieux accuser les mouvemens sinistres de la houle et l’immensité du danger. Le brave gardien du phare était un homme d’expérience, et il hésitait. Une rame à la main, sa fille s’élança dans le bateau, qui n’avait d’ailleurs rien de commun avec les canots de sauvetage d’aujourd’hui. Le père ne pouvait plus résister; il suivit. Un vieillard et une jeune femme, quel mince équipage pour arracher aux puissantes vagues de la mer une proie déjà saisie et à moitié dévorée! Le dévouement fut plus fort que la tempête. Les regards fixés sur un point de l’horizon, ils découvrirent que des êtres vivans s’attachaient encore aux débris du naufrage. La furie du vent était toujours la même, et à chaque instant le frêle bateau semblait courir vers une perte certaine. Au moyen d’une manœuvre dangereuse et d’un effort désespéré, on atteignit enfin le roc contre lequel le navire s’était brisé. Le même sort menaçait le bateau, et il fallut toute l’adresse des deux pilotes pour l’empêcher d’être mis en pièces. Neuf personnes, cinq hommes de l’équipage et quatre passagers, survivaient seules au désastre. Les autres, qui avaient cherché un refuge sur le rocher, avaient été successivement enlevées par les vagues lourdes et glacées qui l’escaladaient de moment en moment. Le capitaine et sa femme étaient morts, étroitement serrés dans les bras l’un de l’autre. Une mère tenait dans ses mains raides et crispées deux enfans, un garçon et une fille, l’un âgé de huit ans, l’autre de douze, tous les deux suffoqués depuis longtemps par l’étreinte des lames. Les neuf survivans furent reçus dans le canot. Pâles comme des ombres, ils regardaient dans une muette stupeur cette jeune femme intrépide, Grâce Darling, qui les ramenait vers le rivage. Le temps était si mauvais qu’on ne put regagner la terre que dans la journée du dimanche. Grâce Darling recueillit dans l’intérieur du phare (light-house) les neuf victimes qu’elle avait sauvées. Pendant trois jours et trois nuits, elle les soigna, les consola, et leur rendit l’espérance après leur avoir rendu la vie. Cette noble conduite excita dans toute la Grande-Bretagne un transport d’enthousiasme. La peinture, la musique, le théâtre, la poésie, célébrèrent à l’envi les horreurs de cette nuit funèbre et le courage de Grâce Darling. Son exemple n’a point été étranger aux actes d’héroïsme qui se renouvellent en quelque sorte à chaque tempête. Il semble que toutes les femmes anglaises aient senti vibrer en elles comme un écho du cri généreux de Grâce Darling : « mon père, ils se noient, et nous pourrions les secourir ! » La station de Wicklow, une succursale de la société des life-boats de Londres, proposait, il y a un ou deux ans, à l’institution centrale de récompenser le dévouement d’Elisa Byrne, une Irlandaise, qui avait sauvé une jeune fille sur les côtes de son pays. La jeune fille se baignait quand tout à coup elle disparut sous les vagues. Eli sa Byrne était à quelque distance sur le rivage; elle s’attacha autour de la taille une corde dont elle fit tenir le bout par une autre femme, puis, tout habillée, elle s’élança dans l’eau, plongea et saisit l’infortunée, qu’elle ramena ainsi à terre avant que la dernière étincelle de vie ne fût éteinte. C’était la troisième personne qu’elle sauvait depuis quelques années.

Un des plus célèbres naufrages en Angleterre est celui du Royal-Charter, qui eut lieu le 25 octobre 1859. Ce bateau à vapeur ramenait en Angleterre quatre cent quatre-vingt-dix personnes, lorsqu’il fut assailli durant la nuit par de terribles coups de vent sur la côte d’Anglesey. La mer se ruait avec une violence sans pareille contre les rochers. Un marin, Joseph Rogers, jugeant que le navire lui-même ne pourrait soutenir longtemps le poids des vagues qui l’accablaient, résolut de sauver les passagers. Pour exécuter ce plan, il se jette à la mer et se met à nager vers le rivage, déroulant une longue corde dont il avait attaché l’un des bouts au vaisseau condamné. Pour bien comprendre tout ce que cette entreprise exigeait de courage, il faut savoir quelle est la résistance de ce que les Anglais appellent une mer brisée (broken sea). Quand même le fond serait composé de sable et de cailloux, la force des vagues tombantes est si grande et leur mouvement de retraite si impérieux que dans la plupart des cas elles défient le plus fort et le plus habile nageur. Combien plus terrible est le danger lorsque les lames s’élancent de toute leur fureur contre les angles aigus de rochers durs comme le diamant ! Mille fois plus affreuse encore est la situation du nageur quand il n’a tout autour de lui que les ténèbres, quand des débris de naufrage encombrent la cime mouvante des vagues et quand la température des eaux est assez basse pour glacer le sang dans les veines de l’homme le plus brave. C’est pourtant contre tous ces obstacles réunis que Joseph Rogers eut à lutter : ces obstacles, il les avait prévus, et il n’avait point hésité un instant. Il est bien vrai qu’il sauvait sa vie en sauvant celle des autres; mais, s’il n’eût songé qu’à lui-même, se fût-il chargé d’une corde qui ajoutait tant aux embarras et aux difficultés de son périlleux voyage? Au moment où il avait quitté le vaisseau, il y avait d’ailleurs plus de chance pour lui d’être secouru à bord que de gagner le rivage dans des conditions si défavorables. Un généreux sentiment avait donc dominé chez Rogers l’instinct même de la conservation. Ses efforts furent couronnés de succès; il gagna la terre, et, une voie de communication étant établie au moyen de la corde entre le vaisseau et le rivage, vingt-cinq personnes furent sauvées dans des corbeilles. Les quatre cent quatre-vingt-dix passagers auraient ainsi tous échappé à la mort, si, pendant que se pratiquait cette manœuvre de sauvetage, le vaisseau ne se fût en quelque sorte dissous et abîmé pour jamais au fond de la mer. L’institution nationale des life-boats décerna la médaille d’or au brave marin Joseph Rogers. Il reçut en outre 5 livres sterling : bien faible gratification sans doute pour un tel service; mais de tels actes ont leur récompense dans le cœur même de ceux qui les accomplissent.

Plus que tout autre peut-être, l’Anglais possède le genre de courage qui convient à de telles entreprises : il a ce qu’il appelle le pluck, c’est-à-dire une valeur ferme, réfléchie, inébranlable, un sentiment de bravoure naturelle contre la mauvaise fortune et les élémens déchaînés. Si quelque chose pouvait encore développer en lui les ressources de cette mâle énergie, ce serait à coup sûr la compassion pour les souffrances inouïes qu’endurent trop souvent les malheureux naufragés. Le 7 novembre 1859, une barque de pêcheurs avait échoué en vue des côtes de Norfolk sur les sables d’Hasborough près de Bacton. Le bateau ayant sombré, les quatre hommes de l’équipage et un mousse, boy, se réfugièrent sur le mât. Depuis une nuit et un jour, ils n’avaient point d’autre soutien que cet arbre élevé d’environ huit pieds au-dessus de la mer en fureur. Ils étaient sans nourriture et presque sans vêtemens. L’un d’entre eux ôta sa chemise et l’agita dans l’air comme un signal de détresse; mais le vent l’arracha de ses mains affaiblies. Le mousse, juché aussi bien que les autres sur la cime du mât, tint bon jusqu’au second jour, quand, épuisé de fatigue, il lâcha prise et glissa lourdement dans la mer. Un des hommes vint à son secours, le saisit et le replaça dans la position qu’il avait perdue. On n’avait rien pour l’attacher au mât, il n’y avait plus de traverses pour se reposer : aussi la nuit suivante l’enfant, presque insensible de froid et ayant dépensé toutes ses forces, se laissa tomber de nouveau; cette fois il fut perdu dans l’abîme. Le lendemain, les naufragés eurent un rayon d’espoir. Un navire qui passait au loin aperçut leurs signaux, entendit leurs cris et envoya une chaloupe à leur secours. Après avoir lutté en vain contre le vent et la marée, la chaloupe abandonna la partie et retourna vers le vaisseau. Les quatre infortunés virent ainsi s’éloigner et s’évanouir toute chance de salut. Un sombre désespoir s’empara d’eux : ils dirent adieu à la vie. Cependant ils avaient résolu de mourir à leur poste, et ils embrassèrent le mât avec frénésie. Une ou deux heures après, ils entendirent tirer le canon. À ce bruit, ils, reprirent courage : c’était peut-être un signal! Une yole avait été en effet lancée en mer pour les chercher; mais comme ils ne formaient qu’un point perdu sur le vaste océan et que la nuit descendait en ce moment même à la surface des eaux, on ne put les découvrir. La yole revint tristement vers le rivage, et les ténèbres s’épaissirent sur la mer. C’était la troisième nuit : ils la passèrent comme les deux autres cramponnés à la tête du mât et craignant de plus en plus que, la base venant à céder d’un instant à l’autre, ils ne fussent tous ensevelis dans les vagues. Le lendemain matin, le bateau de Bacton fit une nouvelle tentative, les atteignit vers dix heures et les débarqua plus morts que vifs à Palling. Dès qu’ils furent en état de supporter le voyage, on les transporta à l’asile des marins dans la ville d’Yarmouth, Yarmouth sailor’s home. Leurs membres gonflés et engourdis, leur pâleur de spectre, leur morne silence, tout proclamait assez les terribles épreuves qu’ils avaient subies. Il fallut plusieurs semaines pour les remettre sur pieds. L’institution des life-boats vota une récompense de 18 livres sterling à l’équipage de la yole qui les avait tirés en quelque sorte du fond du sépulcre. Ces divers exploits de sauvetage ont été accomplis par des bateaux ordinaires : il est curieux de leur opposer la conduite des life-boats. Tandis que les plus gros vaisseaux chancellent comme un homme ivre, ou tremblent comme une femme éperdue sous les coups du vent et de la mer, le life-boat semble à l’aise et pour ainsi dire chez lui au milieu des vagues les plus sinistres. Il est aux autres canots ce qu’est l’oiseau des tempêtes aux différentes tribus ornithologiques. Il ne faudrait pourtant pas croire que les hommes qui le gouvernent n’aient point aussi besoin d’un grand courage. Comme ces vrais canots de sauvetage sont requis le plus souvent dans des cas désespérés, la somme des dangers se trouve à peu près égale, et les circonstances dans lesquelles ils manœuvrent sont bien faites pour frapper de terreur l’imagination des plus intrépides. Durant un de ces tremblemens de mer que les Anglais désignent sous le nom de ground swell, une barque, la Comtesse de Lisburne, avait frappé contre la barre de Cardigan. Son mât et sa voilure venaient déjà d’être emportés par un coup de vent. Les vagues tombaient l’une après l’autre contre les planches du bâtiment avec le bruit profond et sépulcral d’un éboulement de terre contre un cercueil. A peine le danger que courait la barque fut-il connu sur la côte que le life-boat de Cardigan s’élança dans la mer. L’équipage du canot voyait palpiter à l’horizon sous le choc des vagues les débris du naufrage comme une chose vivante qui demande grâce. Ce jour-là, la mer était d’une violence à renverser un trois-mâts; à plus forte raison jouait-elle avec la faible barque ainsi qu’avec une coquille d’œuf. A mesure que le life-boat approchait des naufragés, le roulis se montrait si terrible qu’il eût fait pâlir l’homme le plus résolu. Les malheureux avaient perdu leur chaloupe; il ne leur restait donc plus d’espoir que dans le canot de sauvetage. Regardés en face par la mort, ainsi que disent les Anglais, ils poussaient des cris déchirans. Cependant les hommes du life-boat avaient juré de sacrifier leur vie ou de sauver celle de leurs frères. Ils réussirent enfin contre vents et marées à atteindre les trois marins composant l’équipage de la Comtesse de Lisburne, et les ramenèrent sains et saufs vers le rivage.

Des hommes qui luttent sans pâlir contre la mer et contre les élémens déchaînés avec la noble intention de secourir leurs semblables sont naturellement des hommes de cœur. Aussi les marins et les pêcheurs qui forment sur les côtes les équipages des life-boats se distinguent en général par une vie exemplaire. Qui ne devine l’action morale exercée sur de tels caractères par la nature auguste des services qu’ils sont appelés à rendre? La force du dévouement n’a-t-elle point même quelquefois calmé et dominé chez eux la révolte des passions les plus difficiles à vaincre? Je serais tenté de le croire d’après ce qui m’a été raconté en Cornouaille. Un pêcheur du nom de Jim, si vous voulez, était dans sa jeunesse d’un caractère farouche et jaloux. Brave d’ailleurs, il s’était engagé dans l’équipage de l’un des life-boats qui protègent ces côtes dangereuses. Ses camarades l’avaient surnommé le taciturne. Il y avait à cette humeur sombre une cause bien simple : Jim aimait une jeune fille aimée par un autre pêcheur, et il avait bien reconnu qu’il n’était point le préféré. Il conçut contre son rival un cruel ressentiment. Ln soir que ce dernier devait revenir de la pêche, Jim se rendit au bord de la mer. C’était une nuit chargée de ténèbres et d’électricité. Jim marchait à la dérobée le long des rochers, qu’il touchait de temps en temps pour retrouver sa route. La tempête était dans le ciel ; un orage grondait dans son cœur. Enfin il s’arrêta dans un étroit sentier par lequel George, l’autre pêcheur, devait passer pour se rendre à son cottage. Les projets les plus sinistres contre son rival roulaient dans son cerveau, non moins agité que les vagues de la mer. Tout à coup le ciel, noir comme une tenture funèbre, se déchire; le tonnerre éclate sur les flots, et à la lueur de l’éclair l’œil exercé de Jim découvre une barque qui donnait des signaux de détresse. Le vent s’était élevé depuis une heure, et faisait bouillir les vagues comme l’eau dans une chaudière. Un second éclair permit a Jim de reconnaître distinctement la barque de George, qui courait le plus grand risque d’être brisée contre les récifs. Il eut un moment de joie féroce; le ciel se chargeait lui-même de servir ses vengeances; il n’avait qu’à laisser faire. Si c’était un crime, le secret en resterait à jamais enseveli entre lui-même et les élémens, devenus en quelque sorte ses complices. Cependant sa conscience lui disait que c’était une lâcheté, et il devint triste. Tout à coup il entendit à travers le vent et la pluie des voix sur la côte, dans la direction où se trouvait la maison du life-boat. Il ne douta plus que la nouvelle d’une barque perdue en mer et menacée de périr ne fut arrivée aux oreilles de ses camarades. Il les vit en esprit s’élancer dans le canot de sauvetage, car les braves marins mettent en pareil cas à risquer leur vie le même empressement que d’autres apportent à la conserver. Sa place allait être prise dans le bateau. La voix du devoir et de l’honneur venait de parler; il n’hésita plus, et courut vers la station du life-boat. Au moment où il arriva, le bateau était plein; un autre tenait la rame qui lui appartenait de droit; il la lui arracha des mains, en proie à une sorte de fureur. Le canot fut lancé ; mais on ne découvrit aucune trace du naufrage. La barque avait sans doute chaviré ou avait été mise en pièces contre les rochers. Le life-boat revenait découragé, quand, à la lueur des éclairs qui ne cessaient de frapper le sein de la mer comme avec un glaive rouge, Jim aperçut une forme humaine paraissant et disparaissant à la surface de l’abîme. C’était évidemment un des marins de la barque de pêche qui se débattait contre la mort. Jim saisit une des cordes du life-boat, se jeta dans la mer, et, prenant aux cheveux l’homme qui se noyait, le ramena à bord. Le malheureux était dans un état d’insensibilité complète; on le coucha tout de son long sur le dos, et quand le life-boat eut regagné le rivage, on essaya de le rappeler à la vie. Étant revenu à lui, George apprit par qui il avait été sauvé. Il voulut serrer la main de Jim, qui la retira durement. « Laisse-moi, dit-il : nous ne nous reverrons jamais! » Le lendemain, il prit un engagement de trois années à bord d’un vaisseau qui faisait voile pour les îles de l’Océan-Pacifique.

Le respect de la vie humaine, tel est un des caractères les plus honorables des civilisations modernes. Les sociétés anciennes vivaient appuyées sur un principe tout contraire, l’immolation, l’esclavage, la guerre. Elles se glorifiaient des victimes sacrifiées, tandis que de nos jours les nations s’enorgueillissent des victimes préservées. L’institution des life-boats marque un progrès dans cette voie : aux yeux de ses membres, tout homme vaut la peine qu’on se dévoue pour le sauver, et c’est de l’Angleterre, représentée si légèrement par quelques écrivains français comme la terre classique de l’égoïsme, qu’est parti ce grand exemple! On a beau dire, les nations libres sont forcées de se montrer généreuses. N’ayant point à se reposer sur le gouvernement du soin de venir en aide aux malheureux, elles doivent à leur conscience de faire le bien sans autorisation de l’état. La France possède à peine deux ou trois canots de sauvetage dignes de ce nom : elle a, je le sais, sur ses côtes une noble population de marins et de pêcheurs toujours prêts à rendre service; mais que peut le dévouement sans les moyens mécaniques qui résistent à la fureur des tempêtes? Pour construire sa flotte de life-boats, l’Angleterre a fait appel à tout ce qui peut élever l’âme d’un peuple, la poésie, l’éloquence, les croyances chrétiennes. En cela s’est-elle trompée? Je ne le crois point. La plus religieuse des sociétés serait celle qui pourrait dire à Dieu : « De tous ceux que tu m’avais donnés, aucun n’a péri par ma faute ! »


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. La Société des Arts lui décerna une médaille d’or. Trinity house, sorte de succursale de l’amirauté, lui donna 100 livres sterling, Lloyds, vaste compagnie maritime, 100 livres sterling, et le parlement 1,200 livres sterling. J’ai vu un modèle du bateau Greathead à l’institution nationale des life-boats. Il diffère des canots dont on se sert aujourd’hui par plusieurs traits extérieurs, mais surtout par sa forme plate et par sa quille recourbée.
  2. Durant les terribles tempi>tes d’octobre et de novembre 1863, ce même bateau sauva environ cent vingt personnes.
  3. Le nombre des rameurs varie beaucoup, selon la taille et les dispositions du life-boat; il y a quelquefois dix, douze et même quatorze rames.
  4. Tout officier public ou magistrat peut réclamer les chevaux pour mettre le life-boat à la mer dès qu’il juge le cas urgent. Telle est la promptitude de la marche de ce chariot que bien souvent le canot peut être lancé cinq minutes après l’ordre donné.
  5. A Teignmouth par exemple, le life-boat est construit en fer. Il a encore cela de remarquable qu’il a été fondé en 1862 par les donations d’Anglais résidant à Hong-kong et à Shanghaï. Par reconnaissance pour ces mêmes concitoyens qui, à une telle distance, se souvenaient si bien de la patrie absente, la société a donné au canot le nom de China.
  6. Voyez, sur la Cornouaille, deux études déjà publiées dans la Revue du 15 novembre 1863 et du 1er mars 1864.
  7. Les stations de life-boats en Cornouaille sont Fowey, le Lizard, Porthleven, Penzance, Sennen-Cove, Saint-Yves, New-Quay, Padstow et Bude-Haven.
  8. Voyez sur les Prédictions météorologiques la Revue du 1er septembre 1863.
  9. Un vaisseau menacé a trois manières d’appeler au secours. Ces trois signaux consistent à renverser le pavillon la tête en bas, à tirer le canon ou à brûler une tonne de résine. Les deux derniers moyens sont naturellement employés de préférence quand. le vaisseau est loin des côtes, ou quand la mer se trouve chargée de ténèbres.
  10. Il mourut en 1852, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, après avoir présidé la société des life-boats durant vingt-neuf années.
  11. Le bateau lui-même revient à 300 livres sterling, ses frais de transport sont de 100 liv.; la maison pour loger le bateau, boat-house, coûte 150 livres.
  12. En général, on se divise le champ de la charité en ce qui regarde les moyens de sauvetage. Une personne fournit le bateau, une autre achète le terrain sur lequel il doit reposer, une troisième fait élever la maison destinée à lui servir d’abri. L’œuvre des life-boats est ainsi une œuvre collective à laquelle chacun concourt dans la limite de ses moyens. Souvent aussi ce sont les villes qui se cotisent pour subvenir aux frais de ces établissemens; en 1862, Ipswich recueillit 500 livres sterling qu’elle remit à la société des life-boats, et en 1863 la cité de Bath, qui n’est pourtant point un port de mer, offrit 248 livres sterling pour établir un canot de sauvetage sur les côtes du channel de Bristol.
  13. Chacun d’eux reçoit 10 shillings pendant le jour et 20 shillings pendant la nuit chaque fois qu’il va en mer pour sauver la vie des personnes menacées par la tempête; mais cette somme peut être de beaucoup augmentée quand les circonstances du sauvetage présentent un caractère exceptionnel.
  14. L’institution publie elle-même tous les trois mois un recueil intitulé le Life-boat. Plusieurs chansons ont célébré les hauts faits du canot de sauvetage, et il en est une tout à fait populaire, commençant par ces mots : Man the life-boat (rassemblez dans le canot les hommes de l’équipage), que le chanteur anglais Henry Russell a répandue dans les concerts, et qui ne manque jamais de produire une grande émotion.