L’Animale/Texte entier

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Mercvre de France (p. 1-295).

I

La jeune femme, cette nuit-là, se promena longtemps dans sa chambre en essayant de se calmer. Décidément, ses nerfs se révoltaient, et elle ne pouvait plus trouver la raison de ces insomnies douloureuses qui la persécutaient depuis des mois. Elle avait d’abord pensé qu’une maladie la menaçait et qu’elle mourrait bientôt, en punition de ses fautes. Songeant, ensuite, qu’elle était relativement très sage, elle avait écarté cette idée de punition spéciale. Mais pourquoi s’endormait-elle toujours la dernière, à l’aube, quand les vitrages de leur chambre s’illuminaient et lui causaient un éblouissement cérébral tout pareil à l’ébranlement d’une catastrophe ? Pourquoi l’homme, auprès d’elle, dormait-il, lui, si profondément, n’ayant pas les secousses nerveuses qui la tourmentaient ? Elle le contemplait des heures entières, cherchant le secret de sa béatitude. Il restait étendu, la bouche un peu ouverte, l’air de se rouler dans son sommeil comme en une eau berceuse, de se laisser porter par de molles vagues, de faire la planche, enfin, avec la sécurité d’un bois flottant, pendant qu’elle plongeait en des abîmes de réflexions désagréables, sentait des souffles froids lui parcourir le corps, ou éprouvait une chaleur intense au creux de la poitrine…

Ce n’était pas une méchante nerveuse, et malgré tout elle lui en voulait de ce sommeil trop paisible. Derrière sa tête, sous la lourde masse de ses cheveux, comme un doigt, un index pointu, se posait, lui vrillant la cervelle, agitant de petites vipères qui se dénouaient peu à peu, se mettaient à grouiller, à siffler, à s’enchevêtrer abominablement. Les actions ordinaires de la journée revêtaient des teintes lugubres. Puis elle revivait ses années d’enfance et elle constatait que jadis elle était plus libre, sinon plus heureuse. Il y avait dans sa vie passée des rayons de soleil, et ses souvenirs lui apportaient comme une odeur de muguet des bois qui lui faisait de la peine jusqu’à l’attendrir. Tout ce qu’elle croyait oublié, insignifiant, le jour, la nuit prenait des proportions désespérantes. Les malheurs habituels s’accompagnaient d’une sensation d’irrémédiable, de choses dont on ne peut plus se dépêtrer. Un cercle se rétrécissait autour d’elle ; pour le briser, il fallait vivre d’une vie active, et elle organisait, séance tenante, un programme de réformes, voulait le soumettre à son amant. Elle heurtait même celui-ci, comme par hasard. Il ne bronchait pas, n’ayant pas du tout les nerfs tendus dans la direction de ceux de la jeune femme, et, découragée, elle le laissait tranquille, avec un grief de plus contre lui. — Les ténèbres enfantent, au sein de la femme, un esprit d’opposition, un esprit de tristesse qui ne lui permet pas de comprendre qu’un homme puisse dormir au moment précis où elle est éveillée, et l’esprit mélancolique, le pire des démons, car il la plaint tout en l’égarant dans un mirage, lui fait apercevoir les choses normales sous les aspects de torts graves. — Elle se levait, l’enjambait doucement et se mettait à glisser sur le parquet, tâtant chaque objet pour s’habituer à y voir du bout des ongles, allant, venant, comme un fantôme, sa chemise tombant sur ses pieds nus.

Cette nuit-là, une plus grande tension de nerfs la conduisit aux larmes. Elle pleura pour se faire plaisir ; mais l’explosion de cet orage intime lui fournit de terribles arguments. On ne pleure pas quand on est très heureux. Elle se douta qu’elle était malheureuse sans le savoir. Donc, il y avait pressentiment. Si le jour elle redevenait raisonnable, est-ce que cela prouvait que la nuit elle était toquée ? Du reste, la raison représentait une chose fabriquée par plusieurs générations d’hommes. Les gens savants avaient fait des philosophies à leur taille, tandis que surgissaient des femmes, spontanément, des instincts qui devaient être les naïves formules de la vérité. D’en haut, d’en bas, elles arrivaient, ces révélations, à l’heure du calme, des mystères, vers minuit, et rien ne disait que les idées du jour fussent les meilleures. La jeune femme, plus particulièrement, sans doute, se dédoublait en deux existences : la diurne, la nocturne ; et elle finit par conclure que, peut-être, pour elle, il faudrait dormir le jour, agir la nuit. Si le repos ne s’obtenait qu’à ce prix, elle changerait l’emploi de son temps, voilà tout.

Assise sur un fauteuil de bambou qui se balançait, elle heurtait le tapis de l’orteil, pour accélérer le mouvement, et elle se demandait s’il y avait beaucoup de créatures comme elle, éveillées près des dormeurs. Évoquant des silhouettes féminines, elle les groupait autour de son fauteuil, dans des poses méditatives, les unes sournoises, les coudes enfoncés aux plis des traversins, regardant l’époux d’un œil railleur qui détaille même dans l’ombre ; les autres, fanfaronnes, la jambe crispée, prêtes à bondir, à fuir aux rendez-vous des incubes ; d’ailleurs toutes des honnêtes amantes, comme elle, ne rêvant pas d’un nouvel amour : tout simplement des rêveuses d’impossible. Combien d’hommes inquiets, à cette heure de minuit, pour combien de femmes parcourant pieds nus les chambres à coucher ? Oh ! certes, il y avait les travailleurs et les noceurs, ceux-ci bâillant, ceux-là faisant de vilaines choses ; mais, de ce tas d’individus vulgairement occupés, elle ne s’enquérait pas, elle songeait aux hommes qui veillent en regardant d’un regard aiguisé les idées fantastiques qu’éclaire la lune, ou qui se promènent, sans but avoué, dans le noir d’encre des nuits hermétiquement fermées à tous les rayons du ciel, qui se promènent en cherchant la fin d’un tourment sans se plaindre tout haut, sans s’écrier, avec la brusquerie intempestive qui les caractérise : « Mais, sacrebleu !… Quelle heure est-il ?… »

Oui, pour les hommes, il y a des heures. Le temps se subdivise en des raisons d’être… le temps, l’éternité, ce qui n’a pas de raison d’être… « À telle heure, dit ce Monsieur, je me lève et je suis honnête. » « À telle heure, dit le second Monsieur, je me couche et ne suis pas honnête. » N’y a-t-il pas un ridicule immense à marcher ainsi de belles actions en actions moins belles à coups de balancier ? Cette femme anxieuse sentait qu’il n’y avait pas d’homme, à cette minute de suprême énervement, qui fût en communion de pensers avec elle. Ils avaient tous une raison d’être debout, de veiller, et quand la raison s’en allait, ils retombaient bien vite au néant, dans le plein noir du sommeil. Ce lui était une supériorité sur eux, si elle en souffrait, cette veillée funèbre, à propos de rien, et elle s’étendait, trônant, se balançait toujours silencieusement comme une reine malade au milieu d’une immobile cour de chimères.

Le bruit léger d’un pas de bête lui fit tout à coup dresser le front. Au-dessus d’elle, venant du plafond, on percevait un trottinement de pieds de velours. Leur chambre, un ancien atelier de photographe, vitré du côté du levant, possédait un plafond de verre dépoli enchâssé dans des losanges de plomb. Très épais, ce verre ne laissait fuser qu’une lumière douteuse durant la journée, mais les nuits de lune, en été, une sorte de phosphorescence s’irradiait de ces losanges, semblant alors se découper dans une neige verte, ou un nuage de grêle prêt à crever sur la terre en ruisseaux d’étranges liqueurs opalines. À midi ce plafond ne rappelait rien que de très ordinaire, et le vitrage du levant, caché par des stores de soie jaune, faisait penser tout de suite à la pose traditionnelle de la mariée pour carte album ; mais à minuit, quand les stores baissés, les lampes éteintes, la chambre se feutrait d’une obscurité d’étoffe, ce plafond prenait des allures un peu redoutables.

Ce petit appartement de photographe situé au sixième n’avait pas de grenier, le plafond était le toit, et on s’était abstenu de le grillager. Sur cette toiture unie, on pouvait, à la saison, entendre sautiller les moineaux, les hirondelles. La moindre pluie taisait des ravages d’averse, et les dernières gouttes se défilant donnaient des notes d’harmonica qui vous coulaient au cerveau des mélancolies exquises.

La jeune femme écoutait le bruit de ce trottinement ; cela rompit le charme dangereux de ses rêveries et dissipa ses fièvres. Elle gagna l’extrémité de la pièce qui faisait face au lit, et gravit doucement une échelle de fer appliquée à un vasistas s’ouvrant dans le plafond. Elle tâtonnait en cherchant les échelons. Sa tête toucha bientôt le vasistas, elle ôta la targette, puis écouta encore. De loin, la respiration du dormeur était calme ; rien ne l’avait réveillé. Elle savait que ce losange entouré de plomb était difficile à soulever, et elle prit une peine terrible pour le pousser sans le faire crier sur ses charnières. Elle réunit tous les efforts de ses reins et de ses épaules, l’entr’ouvrit. Quand elle eut atteint un échelon de plus, elle passa ses bras dans l’ouverture, sentit l’air frais, en eut une joie d’enfant. À soulever ce vasistas et pour satisfaire une curiosité vague, elle avait bien mis autant de persistance qu’à s’évader d’une prison. Le lendemain elle rirait de son escapade, mais à ce moment de crise nerveuse elle se trouva toute l’audace et toute la perversité d’un criminel. La jeune femme, les pieds crispés à l’échelle, la tête dans le vent, s’accouda les deux bras croisés, comme au balcon. Elle ne vit rien d’extraordinaire, qu’un chat qui s’enfuit vers la plus prochaine cheminée.

Il faisait une jolie nuit, une des premières nuits tièdes du printemps. À cette hauteur une brise folle courait, et quelques nuages reflétant les ors de la lune semblaient monter des rues avec les grondements sourds — qu’on ne s’expliquait pas bien — des voitures attardées. Ce toit de verre dominant la maison était bordé d’un minuscule mur de briques vernies l’isolant des mansardes voisines. Les cheminées environnantes, comme les arbres d’une forêt, se pressaient autour de la surface plane, si unie, si laiteuse, si toujours balayée par tous les vents, lavée par toutes les ondées, qu’on eût dit une glace de ce stuc blanc de nacre dont les Chinois ont le secret et dont ils revêtent certaines pagodes. Et, pour compléter la chinoiserie, le ciel d’un bleu paon s’irisait de nébuleuses, imitant les miroitis de la laque, se parait d’une énorme lune couleur d’or neuf, d’un genre absolument faux. La jeune femme, distraite, respira, cligna des paupières ; ses larmes, déjà oubliées, séchèrent le long de ses joues, et elle s’extasia. Un moment, les cheminées l’amusèrent, car il y en avait de toutes les espèces. Des cheminées coiffées d’un champignon retenu par de minces brides, avec des chapeaux très hauts de forme, avec des nimbes travaillés à jour, dessinant sur l’air pur des images de piété ; des cheminées bonnes vieilles, en paillasson de campagne, en bonnets tuyautés ; des cheminées grandes dames, une flèche d’argent dans un chignon d’ébène ; des cheminées loustics, se terminant en museau de fouine, avec, sur l’oreille, une espèce de casquette à trois ponts ; des cheminées religieuses, auréolées d’une coiffe aux ailes battantes ; puis toutes les grosses cheminées bourgeoises de briques et de pierres, profilant des corps énormes, sans taille et sans bras, corps de décapités, les bras liés au dos ; toutes les cheminées travailleuses, l’armée des maigres, des lointaines, des indécises, à peine esquissées dans des profondeurs folles, dont les escadrons sont commandés par les géantes cheminées des usines.

La jeune femme entendit gratter sur le verre dépoli, et le trottinement velouté recommença ; un objet blanchâtre, à peine se détachant de la surface du toit, se mit à glisser furtivement ; deux points brillants, qui avaient des bonds d’étoile filante, sautèrent par le ciel en décrivant des orbes allongés autour de la tête de la femme. Ce chat s’effrayait et s’amusait à la fois de cette tête posée au ras de la toiture comme une boule préparée pour le jeu. Chevelue, la boule l’intriguait surtout par sa queue superbe. La brise épandait en tous les sens les longues mèches de cette chevelure noire de la jeune femme, voilant sa physionomie où ses yeux ne brillaient plus, semblaient deux trous. Le chat s’approchait, une des pattes de devant repliée, prêt à se sauver si la boule lui devenait hostile, mais elle ne remuait pas ; et alors il la flairait, les moustaches hérissées, plongeant dans les deux trous noirs ses deux points brillants, se demandant si par ces trous on n’apercevrait pas les mystères humains, le mot de l’énigme du monde ! Et brusquement, le chat rebondissait ; il repartait, la queue en cerceau, l’échine arrondie, les oreilles couchées en arrière. La jeune femme eut la gaminerie de miauler doucement. Soudain, des miaulements furieux retentirent derrière les cheminées, un objet brun tomba du ciel. Ce deuxième chat, plus hardi, vint droit à la tête, lui jura dans le nez, et successivement trois autres chats s’envolèrent des tuyaux de tôle, s’abattirent sur le lac de laque pâle où. leurs griffes produisirent des tapages de limes irritant les dents. Elle se garda bien de les effaroucher. Par toutes sortes de clins d’œil, elle les conviait à jouer avec cette grosse boule soyeuse qu’elle leur représentait, ne s’apercevant même pas que ses pieds s’engourdissaient et que le barreau de l’échelle lui meurtrissait les plantes. Au vent de liberté qui secouait ses cheveux, la femme s’enthousiasmait pour le bizarre peuple des toitures. Ah ! les chers animaux, quémandeurs d’impossible, et comme chez eux dans le printemps ! Eux aussi appellent des chimères. Elle les entendait, aux heures électriques, pousser leurs cris fiévreux au-dessus de la chambre, les devinait rôdant pareils à de petits lions qui cherchent la proie ; et quand l’amour était fini, pas contents, déçus, grondeurs, ils pleuraient leurs angoisses, tantôt avec des cris d’enfants qu’on égorge, tantôt avec des raclements de violons que l’on brise !

Ne sachant pas trop ce qu’elle leur voulait, la troupe des bêtes se rangea devant la femme. Il faisait très clair, et l’on pouvait se comprendre à la lumière de cette lune de gala. Le chat blanc se pelotonna le plus près, servant de trait d’union ; le chat noir s’assit sur son derrière, grave, la queue enroulée dignement ; et le chat gris, et le chat fauve, et le chat blême — un jeune souffreteux, celui-ci, venu tard au sabbat — se posèrent en signes interrogateurs. La femme éclata d’un rire doux. Ils remiaulèrent tous à l’unisson, tendant le cou et agitant le panache ; puis le chat blanc se mit à ramper par saccades, frissonnant de plaisir malicieux, il se faufila sous le menton de cette tête échevelée qui ne l’épouvantait plus. Un coup de vent releva les cheveux noirs, les réunit en une seule gerbe et les étala sur le chat. Alors ce fut un beau délire. Pris dans ce piège comme dans un écheveau de soie, il se roula, se tordit, jetant des feulements de gaieté. Tous l’imitèrent. La séduction de la ficelle avait opéré. Quel chat pourra jamais résister à la chose qui flotte serpentinement par terre ? Lorsque le démon, enroulé aux arbres du Paradis terrestre, tenait ses discours, la chatte d’Ève guettait, sans doute, de son coin, la mince extrémité de Satan perdue sous le gazon : et ils ne se lasseront jamais, ses descendants, les matous, de guetter la frétillante amorce, le petit bout de queue désopilant ! C’est leur folie, leur idéal ; ils le voient de tous les côtés, dans tous les tapis, dans toutes les ornières, sur les meubles et sur les toits. En vrais poètes qu’ils sont, ils lâcheraient la pâtée pour aller suivre, dans l’air, le passage d’un fil de la Vierge.

La jeune femme les pêchait un à un au milieu de l’épervier parfumé. Le chat noir se frottait contre ses seins, le chat gris folâtrait avec la mèche la plus longue, pendant que le chat fauve se roulait sur le chat blême, l’un dessus, l’autre dessous, bobines enragées, tournant en sens inverse et mêlant l’écheveau très affreusement. Elle souffrait un peu de tous ces tiraillements, mais pour une couronne elle n’aurait pas abandonné la partie. C’était bien la joyeuse compagne désirée ; sous le voile de sa chevelure, la face attentive, elle leur apparaissait la plus adorable des femelles. Qui connaît les espérances cachées de certains paladins de gouttière ? Qui peut dire l’ardeur et l’audace de leurs vouloirs ? Le chat noir n’avait-il pas rêvé, une nuit de carnaval, de rencontrer un astre vivant, une comète sombre portant une traîne de soie floche ? Qui sait si le grand chat noir ne songeait pas, les soirs de rareté de chattes, à tomber, d’un bond fantastique, les quatre pattes sur une lune aux yeux pers, ou une étoile angora ? Les chats ne s’imaginent-ils pas le ciel d’hiver comme une fourrure d’où, jailliraient des étincelles, et, tout mélancoliques, flânant à l’ombre des cheminées, n’ont-ils pas, un jour d’orage brûlant, pensé que le tonnerre était le formidable ronron d’une déesse ?

Le chat gris, ayant exécuté une série de dévidages artistiques, se trouva presque étranglé, et la femme dut le délivrer en y employant une adresse patiente. Pour la remercier, il donna le signal d’une ronde infernale. Toutes les bêtes bondissant ensemble, à des hauteurs vertigineuses, avaient l’air, en retombant, de dégringoler de la nue. Quelquefois, se découpant sur la rondeur de la lune, le plus noir devenait immense, les oreilles dressées comme des cornes diaboliques, les pattes écartées sur l’envergure de ce globe d’or, pressant ce monde entre ses muscles d’acier. Le chat blanc, bondissant à son tour, dans une pose inouïe de fillette nue et maigrichonne, se lançait à travers une nébuleuse, se pailletait de poudre d’argent, et les autres, pirouettant, s’enlevant sur leurs griffes aiguës, comme des danseuses de ballet sur leurs pointes, faisaient onduler leurs queues au bout desquelles scintillaient des étoiles, fleurs de cristal s’épanouissant sur de fabuleuses tiges poilues ou jets de feu terminant des coups de fouet. La femme, ravie, leur lançait d’excitants claquements de langue, ne sentant guère la crampe qui lui tenaillait les chevilles. Selon le rythme d’un quadrille sauvage appris on ne sait où, les quatre grands dansaient autour du plus jeune. Ils se ruaient sur lui, se culbutaient, mêlant leurs membres, ne formant plus qu’une pieuvre hérissée de crocs et de griffes.

Ils juraient, imitant le bruit d’une lame posée une seconde sur la meule, s’arrêtaient pour se remettre à ramper avec des mines de panthères en furie, et tout d’un coup, bravant le précipice de la rue, se suspendaient au bord du toit, remontaient, glissaient vers la femme sur d’invisibles roulettes, ouvraient subitement des gueules héraldiques et crachaient du musc en tirant des langues recourbées, à leur extrémité, comme de rouges yatagans.

La jeune femme finit par pouffer de rire ; de crainte d’éveiller les voisins, elle se cacha la figure dans ses bras, car les toitures environnantes étaient pleines de mansardes, et quelques lucarnes pouvaient bien s’ouvrir par cette bonne nuit d’avril.

Quand elle se redressa, toute le bande avait disparu : un truc de féerie n’eût pas été plus prompt. Seul ce grand diable de chat noir, debout, restait, obscurcissant la lune. Il s’approcha, comptant ses pas, flairant le verre dépoli. Près d’elle, à un pouce de son visage, il jeta un long miaulement, farouche, se gonfla, coucha ses oreilles ; puis il examina l’entrée de cette chambre, donna un coup de tête à l’angle du vasistas. La femme le caressa. Il avait une physionomie féroce, pourtant si énamourée qu’elle n’eut pas de répugnance à le serrer de nouveau contre elle ; mais, en reniflant l’odeur de ses cheveux qu’il prenait de plus en plus pour une fourrure, l’animal se trompa…

Chez elle, très confuse, la jeune femme dut allumer une bougie et repeigner sa chevelure.

— D’où viens-tu ? murmura l’homme qui ne se réveilla qu’à la sentir toute grelottante à ses côtés. Voyons, Laure, tu n’es pas raisonnable.

Un peu vexée de son aventure, elle n’osa pas répondre à l’amant qui se rendormit.

Et la jeune femme, les yeux dilatés par l’ombre, cherchant vainement le repos, se replongea en l’abîme de ses souvenirs.

II

Laure Lordès était née à Estérac. À Estérac, la petite ville méridionale, il y avait une grande maison silencieuse comme le fond d’un puits. Deux ovales de cuivre la blasonnaient au-dessus de sa porte peinte en vert mousse. Le perron de pierre était vert, du même vert que la porte, et les murailles s’ornaient d’herbes fines, et les panonceaux se vert-de-grisaient, et les vitres des fenêtres avaient des teintes émeraude. À l’intérieur du logis, les bureaux du notaire se meublaient de cartons verts, tirant sur le bleu. Un tapis, très usé, qui avait dû être vert, amortissait les pas.

Derrière la maison, une cour où poussait le gazon, entre les pavés, s’enguirlandait de vignes dont les feuilles épaisses avaient une couleur si sombre qu’elle faisait peur ; ce n’était ni une vigne folle, ni une vigne vierge, et elle produisait, narquoisement, quelques grains de verjus ne mûrissant jamais. Dans un coin de la cour un plant d’angéliques s’épanouissait, d’une hauteur phénoménale. Les terres des cours closes sont pleines de caprices : on y sème du persil, et il vient de la ciguë. Elles secrètent à proximité des humains des sucs vénéneux, et les plantes les plus inoffensives y distillent souvent des poisons, qu’elles cachent sous une rare somptuosité de végétation. Le notaire d’Estérac avait semé dans ce coin de cour d’abord des fuchsias ; de son côté, une brise inconnue avait apporté une graine d’angélique ; les fuchsias, bien soignés, fumés, sarclés, arrosés, mis en pot l’hiver, étaient tous morts les uns après les autres ; mais, en revanche, la graine de hasard fit une tige, la tige une belle plante, et la belle plante devint bientôt un arbrisseau.

Puisque les angéliques réussissaient, le notaire se décida pour une plate-bande d’angéliques. Ce lui valut les plus douces jouissances de sa vie. Oh ! les angéliques énormes et vertes comme des parasols de fées ! Oh ! les angéliques aux feuilles retombantes comme des rideaux, les angéliques mêlant les saveurs de la sacristie aux saveurs de la confiture, les angéliques perverses dont les côtes sucrées sont mangées par les enfants et tuent les rats, disent les vieilles femmes ! Oh ! les angéliques perfides aimant les angles des murs où il fait noir, les chaleurs d’étuves et l’obscurité, qui dilatent les odeurs et les tournent en aphrodisiaques pour les sens des animaux ! M. Lordès, le notaire, avait un respect attendri de ces plantes venues là en bohémiennes et s’incrustant dans un mauvais terrain comme chez elles. Il les émondait lui-même et offrait aux rares clients de son étude les tigelles sacrifiées par son sécateur. Madame Lordès, à la saison, confisait les fortes côtes soigneusement blanchies à l’eau bouillante, et les cristallisait dans un sirop de sucre qui représentait le plus important mystère de son ménage. Les angéliques réalisèrent tous les rêves, elles tinrent lieu de jardin, de corbeilles, de légumes, d’arbres, de tonnelles, de point de vue, de ciel. Elles spécialisaient l’étude et le notaire. On disait : les angéliques de M. Lordès, ou encore : les angéliques de notre notaire, tout simplement. Depuis quinze ans elles étonnaient la clientèle. Des curés venaient les visiter avec des hochements de tête perplexes. Des esprits forts disaient : hautes comme les angéliques de Lordès. Des femmes souriaient pour les plantes à parfum, et elles touchaient, retirant leurs gants, le satiné singulier de cette verdure. M. Lordès, alors, se permettait une plaisanterie facile : « Du temps qu’on s’habillait avec des feuilles, j’aurais eu de quoi tailler de belles jupes à ces dames ». Si on se récriait, madame Lordès, une créature épaisse, montrait sa poitrine et se faisait triomphalement un tablier avec l’étoffe luisante. On demeurait devant les angéliques dans des poses réfléchies, causant d’un ton bas de dévotes à l’église, supputant le nombre restreint des surprises que la nature ménage aux gens de bien. Souvent, à travers les larges feuilles, derrière une branche, brillaient deux yeux, deux escarboucles.

— C’est Laure qui est là, disait M. Lordès.

— La gamine, ajoutait madame Lordès, est toujours fourrée là comme une sainte dans sa niche.

La mère l’avait mise au monde passé la quarantaine, ayant déjà désespéré de sa naissance, et la petite Dieudonnée pouvait saccager leurs plantes favorites : on la gâtait. Quand elle fit des pas toute seule, on la mena devant la forêt en miniature et cette merveille l’éblouit ; des témoins dignes de foi la virent battre des mains et l’entendirent s’exclamer de plaisir. Dès l’âge de raison, elle pénétra sous la voûte obscure que formait leur bosquet nain et s’accoutuma aux senteurs violentes qu’exhalaient ces larges feuilles. Saturée de ce parfum, nourrie des tiges confites, ombragée par leurs ombelles et fleurie de temps en temps d’une grappe de leurs fleurs blanches modestes dites : fleurs de religieuse, il semblait que l’enfant fût, elle aussi, une sorte d’angélique destinée à étonner la ville. D’ailleurs, il est bien de déclarer que son approche ne tuait pas les souris. Elle était réservée, d’une pâleur de corolle, poussait des cheveux immenses, des cheveux noirs, luisants, et son haleine embaumait ceux qui, par hasard, la baisaient sur la bouche.

Au moral, l’enfant présentait des anomalies singulières.

Innocente, et cependant troublée par des idées ridicules, la crainte du mal était chez elle tellement intense qu’on l’eût prise pour du remords. Avait-elle vécu trop longtemps au ventre de ses parents… avant de vivre, pour savoir ainsi qu’on peut être coupable sans commettre de crime ? Toute frêle, toute pâlotte, avec ses yeux noirs cernés, ses cheveux roulant en une seule tresse dans son dos comme une énorme couleuvre, elle marchait sur la pointe du pied, regardait par les trous des serrures, se glissait, en toussant, dans la cuisine quand un homme causait avec la bonne, et vous magnétisait de caresses froides jusqu’à ce qu’elle eût obtenu ce qu’elle désirait. Bien élevée, beaucoup trop bien élevée pour sa taille, elle savait qu’il y a des histoires qu’il ne faut point chercher à éclaircir, d’instinct elle détournait les yeux quand une nourrice démaillotait un nourrisson du sexe masculin. Elle était jolie, appréciait ses avantages dès l’âge de sept ans ; le premier compliment qu’elle reçut l’étonna moins que sa première punition. Une fois, elle posa une question bizarre à ses parents. Elle voulut savoir pourquoi le Jésus, sur la croix, portait une ceinture… puisqu’il était mort ? Et s’il y avait des Jésus tout nus dans des églises. Sa mère conta l’histoire à toute la ville, tant elle la trouvait délicieuse. Son père en rigola terme au café, entre vieux messieurs, et laissa suinter, sur ce scabreux sujet, quelques aphorismes de circonstance. — On était bête quand on était petit. — Les filles, malgré tout, étaient plus avancées que les garçons. — On devrait dire des vérités aux enfants, même qu’ils ne sont pas nés sous des angéliques. — Il termina son discours sur la manière d’élever les enfants par une phrase lue dans une œuvre de Victor Hugo, dont la concision ahurissante lui plaisait.

Madame Lordès, croyant sa fille selon son cœur, c’est-à-dire chaste, penchait pour la précocité de sa vertu ; M. Lordès, républicain depuis la guerre de 1870, optait pour une curiosité bien naturelle et dénotant une intelligence peu commune.

L’enfant n’était pas seulement avancée, elle était pourrie, d’une jolie pourriture de champignon blanc et brodé. Elle se montrait naturellement décomposée, comme les bulles qui s’arrondissent sur les ondes stagnantes, sur les mares où l’on a mis du chanvre à rouir, lesquelles bulles, très jolies, s’irisent de toutes les nuances de l’arc-en-ciel et n’en sont pas moins montées de l’infection. Née sous les angéliques, peut-être dans l’éclair de passion que la hauteur fabuleuse, la beauté inattendue, presque malsaine de ces plantes avait procuré à ses parents, conçue un jour d’orgueil, elle charriait dans ses veines (vertes sur sa peau blanche) des ferments terribles. Confite, elle serait une friandise d’amour ; à peine éclose, elle avait les hypocrisies des fleurs poussées tristement et qui détériorent des murs plus solides que des rocs. Nulle innocence ne pouvait, du reste, égaler la sienne, puisqu’elle était née avec le germe du mal. Elle était la faute même, et ce n’était pas sa faute. Ce notaire et sa femme qui végétaient réunirent tous leurs péchés en un seul rameau, qui leur jaillit brusquement au milieu de leur automne, après une fumure féroce. Tout d’un coup, leur jardin de fond de cour, moisi sous les épluchures, les entrailles d’animaux et les eaux de vaisselle, lança des angéliques, et, l’imitant, ils conçurent un ange des ténèbres. Sait-on comment s’y prennent des bourgeois naïfs pour arriver à ce but honteux de procréer un être qui persistait à ne pas venir ? Il doit exister une luxure effroyable : la luxure froide. Et Laure Lordès, l’angélique suave, était sans doute sortie de cette luxure-là. Des détails d’apparence insignifiante font des monstres. Il suffit de réunir tous ces détails pour posséder le secret de la formule magique créant des féminités épouvantables. Ce notaire, toujours assis, comptant et écrivant, recélait des choses troubles. Que peut-il naître d’un homme toujours assis ? d’un homme dont le cerveau ne voyage pas, dont les yeux ne sont occupés, sous un abat-jour vert, qu’à chercher les moyens d’augmenter une somme ? La mécanique pour l’argent invente la mécanique pour l’amour, et peut-il naître des êtres sains d’une mécanique ?

Rien de plus honnête que l’aspect de ce brave homme allant consulter des médecins sur son cas. Madame Lordès, délaissant la poésie des cierges brûlés à la mère du Christ pour obtenir un enfant, s’était soumise, ingénument, à toutes les tortures, le résultat devant la sanctifier. Ah ! ils y avaient mis, chacun, beaucoup de courage ! Réussir des angéliques n’était pas aussi difficile que réussir un enfant. S’ils avaient essayé de bon cœur, au début de leur mariage (qui ne se classait déjà pas dans les mariages d’amour), après quinze ans d’union ils éprouvèrent des dégoûts horribles. Il faut imaginer un homme crachant dans ses mains en disant : Allons-y ! une femme récitant des litanies en esquissant des poses libertines, pour juger de ce qu’ils eurent à souffrir, puis à se pardonner quand ils finirent par y gagner des habitudes. Derrière les vitres d’émeraude, la lune n’osa plus les contempler… Tout cela se fondrait, se mitigerait, pensait le mari, dès l’annonce d’une conception. Pour activer les boutures d’angéliques, n’avaient-ils pas acheté un lot de fumier de porc, le plus immonde des fumiers après celui des humains ! Et jamais feuillage ne répandrait plus douce odeur que ce feuillage privilégié… L’enfant issu de leurs petites infamies serait d’une essence précieuse : ils en répondaient tous les deux par la pureté de leurs intentions, sinon de leurs actes. Malheureusement, ni l’amour ni la nature ne bénirent le résultat. Aucune jouissance ne fit plus tendre leur cœur pour qu’il conçût un cœur généreux, aucun renouveau ne fit flamber leur chair pour qu’elle émît de la chair humaine. Ils fabriquèrent un enfant angélique, un végétal ; mais, outre sa vertu négative de plante d’ornement, il eut le don de servir d’aphrodisiaque. Ils coulèrent dans ce petit moule gracieux toutes les épices mangées, bues ou respirées, tous les bonbons équivoques, toutes les liqueurs sorcières, tous les aromes de décompositions musquées. À l’état latent, ils infusèrent dans ces veines bleues, vertes à force d’être bleues, tous les poisons sensuels avec la science miraculeuse des caresses et avec l’appétit de toutes les amours.

Après la naissance de leur fille, leur cuisine conserva des allures de laboratoire de chimie. Comme ils s’étaient adressés aux magies des aliments excitants pour créer, ils continuèrent le festin pour se donner les forces nécessaires à un élevage consciencieux. Sans cesse, madame Lordès rôdait autour du fourneau, une grande machine de fonte sombre encastrée sous une cheminée monumentale, dans une vaste pièce carrelée de grès verdâtre dont une des portes ouvrait sur la cour. M. Lordès ne dédaignait pas les couvercles des casseroles, et la bonne, une grosse lourde fille de ferme attirée dans la ville par l’attrait des riches mangeailles, aidait, de son mieux, les deux époux, tout en n’oubliant pas de prélever sa dîme. Éternellement allumé, le feu du fourneau sombre cuisait et recuisait les infernaux ragoûts du Midi, que dévorent les gourmets en clignant les yeux et en affectant de dissimuler leurs appétits, comme s’il s’agissait d’une envie de femme enceinte ou d’un acte libidineux. Les plats bordelais relevés de condiments venus des quatre coins du monde, les viandes rehaussées de frottis d’ail et de poivre de Cayenne, les sauces aux piments rouges, persillées de fines herbes plus ou moins vénéneuses, les fromages à l’échalote, la charcuterie au vin blanc, faisaient leur ordinaire, et de cet ordinaire aurait frémi un viveur blasé. Chez ces gens sages, tristes un peu, l’un presque dévot, l’autre presque philosophe, se mixturaient des repas de Romains de la décadence, et ce régime diabolique n’agitait plus leur sommeil, ils ne trouvaient même plus de goût à rien.

Tout était fade pour un homme qui saupoudrait ses aubergines d’une légère pincée de poudre de chasse, système fécondant indiqué jadis par un paysan madré au retour d’une consultation épineuse, et tout paraissait permis à une femme qui introduisait dans les rôtis de mouton un tantinet de sel d’oseille, afin de les empêcher de se gâter, quand le gigot, étant gros, devait faire trois fois. L’été, sur le dressoir de cette vaste cuisine aussi fraîche que le réfectoire d’un couvent, s’étageaient les pastèques, les melons à demi vidés de leurs graines et remplis ensuite de vieille eau-de-vie ou de kirsch. L’hiver, des chapelets de champignons, de cèpes découpés comme des rondelles de cuir fauve séchaient sous des fumigations de bois de lavande, recélant, dans leur causticité d’amadou, de véritables incendies d’estomac. Des bouteilles à large goulot contenaient le cornichon des pays du soleil, l’épi de blé cueilli avant sa maturité et mis à macérer avec des muscades, enfin les truffes, le royal empoisonnement des bonnes chères. Au courant du mois de septembre, toutes les tables se garnissaient de la dépouille des angéliques. Ici elles se figeaient dans le sucre candi, là elles infusaient dans le rhum avec des graines de coriandre et d’anis. Partout on voyait s’allonger, comme des tronçons d’un même serpent, les côtes énormes, d’un beau vert mort, prêt à renaître vert lumière sous une addition d’alun et de fleurs de violettes. Madame Lordès n’employait pas encore l’arsenic pour obtenir un vert métallique, mais cela lui arriverait un jour, du train où allaient les assaisonnements dans cette maison.

La conversation des époux se traînait du dernier moyen de confire sans dénaturer la fermeté de la plante au besoin qu’on éprouvait de stimuler ses digestions. M. Lordès — les clients, si rares, éloignés — se rendait à un certain placard, situé dans une chambre hermétiquement close, sans meubles, lirait des bocaux, des entonnoirs de cristal, du papier Joseph, et compulsait de vieux manuscrits prêtés par le curé d’Estérac.

Laure assistait aux multiples édulcorations, trempait ses doigts, suçait un morceau de cannelle qu’on jetait une fois le sirop passé. La gourmandise se développait en elle comme une religion. Le mystère de cette chambre, les dalles de la cuisine qui avaient des rapports avec celles de l’église, le ton sentencieux du notaire, la disposaient à croire que les liquoristes sont des prêtres et fabriquent des hosties où la divinité est agréablement remplacée par le sucre.

On recevait peu dans la demeure du notaire, mais chaque visite était un nouveau sujet de discussions culinaires. On s’installait, le dimanche, après la messe, dans le salon, un salon lugubre orné seulement d’une suspension en terre cuite, percée de trous qui laissaient choir la chevelure verte d’une plante grasse ayant la transparence du verre filé. La table guéridon, à pieds d’acajou massif, se couvrait tout de suite de flacons bizarres. On servait aux hommes des eaux-de-vie épicées selon les nouvelles formules, aux dames on faisait passer la boîte d’angéliques, les biscuits, les liqueurs douces, en échangeant la plaisanterie d’usage.

— Il vaut mieux payer la note du pâtissier que celle du médecin.

D’ailleurs, aucune imagination ne s’éveillait plus haut que leurs paupières. Tout ce sucre, atténuant les effets des épices et le feu des alcools, leur procurait des griseries onctueuses d’où la politique et l’amour, deux sujets brûlants en province, étaient absolument exclus.

Le capitaine de gendarmerie, l’intime de la maison, de l’air abruti d’une sentinelle qui a froid, dégustait les liqueurs vertes, roses, jaunes, ambrées, comme un bœuf qui aurait bu par mégarde des eaux de toilette. Il n’avait qu’une réponse : « Ça sent le savon, votre sacrée machine ! »

Et le notaire luttait contre cette inertie avec tous les engins de destruction qui peuvent se fourrer sous une étiquette de liquoriste : « Voyons, capitaine, il y a encore celle-là, tendez-moi votre verre ! Vous allez m’en dire des nouvelles. C’est ma dernière création. J’ai trouvé la recette dans un journal de modes, et j’ai fait venir mes ingrédients de Paris. »

Le capitaine avalait, restait un moment tout rêveur, désirant y aller de sa bonne volonté : « Oui, oui, concluait-il, c’est fameux… un mélange d’eau de Cologne et de citron… Je ne déteste pas ça… pourtant… Non, tenez, je vais me rincer avec un peu de rhum pur : vous permettez ? »

Le notaire, vexé, feignait une gaieté bruyante : il sortait un instant, revenait avec un bocal de prunes, ce qui allumait les dames, car la prune remuera toujours la concierge sommeillante au fond du cœur de chaque provinciale… Laure, assise sur un tabouret, goûtait de tout dans tous les verres, sans préférence déterminée, puis elle emportait un bâton d’angélique pour jouer à la dînette. Elle aimait à manger ses friandises lorsqu’elle était seule et qu’on ne la regardait plus. Souvent, elle se glissait à quatre pattes derrière un fauteuil ou dans un coin de la cour ; là, elle croquait, mastiquait, flairait, goûtait en imitant les petits chiens qui dévorent, l’œil sournois et la queue entre les jambes, n’aimant pas les gêneurs. Nulle poésie ne sortait de cette fillette autre que celle de la brute : les jolis mouvements ou la drôlerie de l’attitude. Déjà très femme, puisque sans penser elle-même, elle faisait penser, et toujours gardant la crainte du mal, à l’état trouble, comme une idée de bête qui voudrait s’émanciper mais qui appréhende les coups, les liqueurs, les bonbons, les jeux, les récompenses, les médailles d’honneur ou les dîners fins, lui semblaient des choses d’autant meilleures qu’elles pouvaient être défendues certains jours. Elle avait remarqué, en jugeant avec sa logique de petit animal rusé, que tout ce qui était très bon s’accompagnait d’une sensation de mal faire. On ne prenait de plaisir bien réel qu’à dissimuler ses jouissances. Mangée en cachette, l’angélique était meilleure que l’angélique du dimanche, prise devant la société, d’un geste retenu de demoiselle raisonnable. Quand le chat de leur bonne volait une viande, à l’office, c’était quelquefois la viande dont on lui avait offert déjà un morceau et dont il n’avait même pas voulu. Laure Lordès savait se taire à propos, refusait une seconde assiette de crème, et, à l’office, allait se courber sur le plat, tirait sa langue en lapant comme un chat.

III

Laure eut une maladie de langueur vers sa dixième année. Elle ne mangea presque plus, recherchant des mets impossibles, des crudités ou des gâteaux dont elle avait l’envie juste à l’heure du potage. Sa mère ne lui laissait pas, comme on dit, poser les talons par terre ; elle s’ingéniait à lui découvrir un quinquina point trop écœurant. Son père lui tâtait le pouls avec une émotion cérémonieuse qu’il ne prenait pas la peine de dissimuler, et qui impressionnait la fillette, la faisant se replier de plus en plus sur elle-même. On supprima la classe, le catéchisme, les visites, les courses à la ferme qu’on possédait du côté de Pivasse, un hameau proche d’Estérac ; on supprima les leçons de piano, les cours de dessin et l’apprentissage de la broderie chez la lingère voisine.

Il aurait fallu peut-être remplacer tout cela par des leçons de gymnastique ; mais, à Estérac, la gymnastique avait une réputation d’indécence si bien établie que personne n’y songeait. Le médecin, appelé, parla de croissance et d’affection nerveuse ; il ordonna un vin ferrugineux dans lequel M. Lordès introduisit, religieusement, une de ses dernières créations, histoire de le parfumer.

Elle respirait, dans la cour où elle allait jouer, un air tiède, aux relents de moisi, que masquaient les senteurs des robustes angéliques. Elle se promenait gravement, réfléchissant à la tristesse d’être isolée, pour s’amuser, se disant qu’elle aurait tendrement aimé un petit frère. À l’étude, il y avait bien un jeune clerc de quinze ans, saute-ruisseau si chétif qu’on l’eût pris pour un gamin ; mais Laure n’en voulait pas approcher, détestant d’instinct les infirmes, car il était borgne et vous examinait de son œil chassieux avec une fixité décourageante. Dans la grande fenêtre verdie donnant sur cette cour, on apercevait, de temps en temps, l’œil de ce clerc comme une tache sanguinolente s’appliquant sur la vitre, et Laure frémissait d’un dégoût qu’elle n’essayait pas de dissimuler. D’ailleurs, ce clerc n’y voyait que pour écrire, prétendait son père ; encore fallait-il qu’il frottât le papier du bout de son nez remarquablement aigu. Elle gagnait le coin sombre où s’épanouissaient les plantes sacrées, elle pénétrait sous leur voûte obscure, s’étendait somnolente à l’ombre de ces branches savoureuses qui l’imprégnaient de leur odeur forte comme l’odeur d’un secret rut de fleur. À quoi pensait-elle ? À rien de bon. Elle se tournait et se retournait dans sa vie pour essayer d’en briser les parois, la trouvant déjà trop étroite. Ainsi font les jeunes fauves dans la cage, se tournant et se retournant pour découvrir une issue à quelques vilains coups de leur part. Sans amertume, elle ne reprochait pas à ses parents ou à ses institutrices les punitions qu’on lui avait administrées, elle ne concevait pas une vie exempte de punitions, c’est-à-dire exempte de l’envie de mal f aire. Sa plus grande sagesse était une indifférence colossale pour tout ce qui ne lui présentait pas la jouissance immédiate d’une gourmandise ou d’une coquetterie. Sauvage comme une Peau-Rouge, ses diverses civilisations se résumaient en désir d’un fruit défendu, d’un ruban, d’une verroterie surtout ! Les perles, les boutons, les paillettes la ravissaient. Elle avait inventé un jeu très silencieux, d’une extraordinaire simplicité. Il consistait à faire la marchande avec des pendeloques d’un ancien lustre relégué au fond du grenier.

Ces morceaux de cristal taillés à facettes, ces prismes qu’elle se posait sur un œil en regardant le ciel, la comblaient de félicités. Son père lui avait expliqué longuement les curieuses expériences qu’on peut produire en s’aidant du prisme, et les cigares allumés sous la loupe que chauffe le soleil, et la très précieuse décomposition du spectre solaire, mais l’enfant, sans sourciller aux manifestations pédantes de M. Lordès, ne répondait rien, prenait des figures éblouies, puis se sauvait pour jouer avec sa verroterie d’une manière moins savante. Elle alignait les bouts de cristal taillés, les plus petits d’abord, les plus gros ensuite, appelait le mur monsieur ou une chaise madame, et le trafic de sauvagesse commençait.

— Si vous le désirez, monsieur, je vous vendrai trois diamants pour trois couteaux. Ah !… vous ne voulez pas ? Eh bien ! gardez vos couteaux, je garde mes diamants.

Ses poupées l’enthousiasmaient peu. Un être qui dit papa et maman, toute la vie, autour de vous, cela lui semblait une perspective assez désagréable pour une dame. Pour une petite fille, le simulacre de cet être-là ne l’intéressait pas autrement. Elle s’arrangeait de façon à posséder la plus belle poupée de la ville, et la mettait dans le tiroir d’une commode sans s’en inquiéter davantage. Les livres dorés sur tranche, enluminés, l’exaspéraient, ne différaient guère des pensums, et les jeux réputés instructifs l’assoupissaient quelquefois tout doucement sur les genoux de son père. Le notaire ne rêvait qu’au précepte : instruire en amusant. C’était son fétiche, sa monomanie. Tout lui servait de tremplin pour y faire sauter trois ou quatre phrases techniques destinées à étonner son écolière ; malheureusement, l’écolière, que cette clownerie macabre agaçait, ne voyait, de son côté, que le moyen de s’amuser en s’instruisant, et elle lâchait vite les jeux sérieux, revenant à la verroterie. Madame Lordès haussait les épaules. Une fille en sait toujours assez quand elle peut compter des perles jusqu’à cent.

Un dimanche, la cuisinière fit signe à Laure de sa porte. Elle abandonna son sac de diamants dans les angéliques et courut vers la cuisine. Dans la pénombre de la vaste pièce, près du fourneau brûlant toujours comme le creuset de l’alchimiste, Laure aperçut un garçonnet de son âge qui tenait une corbeille, de l’envergure d’un énorme nid, pleine d’œufs d’oiseaux.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle curieusement.

— Ah ! mademoiselle, lui répondit la bonne, c’est le remède à votre maman, un vrai régal je vous jure. C’est des œufs de pie pour faire une omelette. On dit, dans les campagnes, que l’omelette d’œufs de pie guérit du mal de langueur.

Ce garçon avait raflé au hasard œufs de pie, œufs de merle, œufs de chardonneret, œufs de rossignol (ceux-là bruns piqués de points rouges), et des œufs de colombe.

Madame Lordès entra, suivie du notaire. La mère s’extasia, le père éclata de rire, tout en convenant que les remèdes des bonnes femmes ont souvent des effets inattendus. Il se piéta pour dire que, l’œuf contenant le principe de la viande de volaille sous son plus mince volume, les œufs d’oiseaux, ces êtres si vifs, si agiles, devaient… Il s’embrouilla et darda des regards féroces sur le petit paysan ahuri.

La bonne prépara la poêle, mit à fondre une onctueuse graisse d’oie pendant que les enfants cassaient les œufs de leurs mains expertes à manier les objets microscopiques. Ces œufs les amusèrent avec leur jaune gros comme une lentille, leur blanc qui n’aurait pas rempli un dé à coudre. C’était la véritable dînette des écoles buissonnières.

— Déjeunez, mes enfants, dit le notaire avec importance ; et toi, Laure, ma petite, sois aimable, fais les honneurs. Tu dois remercier ce garçon de la peine qu’il a prise et oublier qu’il n’est pas de ton rang.

Il sortit.

Madame Lordès, discrètement, les laissa finir leur dînette seuls. Laure sentait déjà que le remède opérait. Elle questionnait fiévreusement son hôte et l’accablait de cuillerées de confiture, qu’elle mettait sur son pain à elle pour lui faire goûter à lui. Ils échangèrent leur nom. Il s’appelait Marcou, un diminutif de Marc. Il allait faire sa première communion comme elle, et il savait des choses sur le catéchisme qu’elle ignorait. La bonne leur fourrait des tapes dans le dos, en répétant : « Si on ne croirait pas un petit mari et une petite femme ! » Très égayés par le vin pur dont ils eurent le droit d’arroser l’omelette, ils décidèrent de s’amuser aux diamants dans la cour.

Elle paonnait devant le paysan embarrassé d’une blouse neuve et de forts souliers à clous. Elle le mena sous les angéliques ; ils s’assirent dans la demi-obscurité de la voûte verte, où régnait une fraîcheur odorante comme dans cette cuisine de riches. Le garçonnet écarquillait les yeux, admirant ce feuillage gigantesque.

— C’est des betteraves ? demanda-t-il.

— Tu es bête toi-même, répartit Laure le pinçant ; c’est des plantes sucrées qui se mangent le jour de l’an dans des boîtes.

— Allons-nous en ! La tête me tourne ! ajouta-t-il.

— Non, restons là, nous jouerons à dormir. Tiens, comme ça. Nous nous sommes arrêtés dans une auberge, au coin d’un bois… des voleurs nous cherchent pour nous voler nos diamants… cache-les sous ta blouse. Nous sommes un monsieur et une dame. Comment allons-nous nous appeler ? Tant pis ! Tant pis ! nous ne nous appellerons pas, je ne trouve pas de noms. Et puis, nous avons peur, nous nous couvrons la figure.

Elle lui jeta son tablier sur la tête, le forçant à s’étendre près d’elle. Complaisamment il imita le bruit des voleurs qui essayent de démolir l’auberge. De loin, M. et madame Lordès, entourés de leurs visiteurs des journées dominicales, murmuraient à ces cris aigus, ces hou ! hou ! furieux des enfants :

— Hein, les gaillards, ils s’amusent ferme ! Notre Laure aura de l’appétit ce soir !

— Toi qui te moquais de mon omelette d’œufs de pie, — ajoutait la mère triomphante.

Mais bientôt le silence se rétablit, un silence singulièrement profond. Les angéliques, immobiles, dans la tiédeur de cette après-midi de printemps, semblaient se faire les complices d’un mystère. Elles avaient un aspect si impénétrable, des feuilles si enveloppantes et un arome si étourdissant, qu’on les eût prises pour de grandes dames sournoises étalant leurs jupons sur une chose qu’on ne doit pas voir…

Laure tenait le garçonnet serré contre elle. Ils se regardaient, les prunelles noyées d’une langueur, la peau moite et les lèvres sèches. Leur gosier ne pouvait plus formuler de sons humains, ils avaient des grognements de bêtes qui se flairent et se reconnaissent. Marcou résistait, au début de ce nouveau jeu ; il riait, se débattait, n’osait pas lui livrer sa peau nue, bien qu’il fût baigné de frais. Il ne s’abandonna que parce qu’elle l’embrassa très tendrement dans la poitrine, à la place où il avait des petites taches de sein comme elle-même, ce qu’elle lui prouva en écartant sa chemisette. Ils se frottèrent, museau à museau, cœur à cœur, sachant qu’ils faisaient mal, le garçon craignant éperdument l’irruption des parents ou de la bonne, et la fille ayant peur pour le plaisir d’avoir peur, de se bien persuader qu’elle commettait des actions défendues. Ils ignoraient le nom de ce jeu, ne se demandaient pas du tout pourquoi ils y jouaient. Ce besoin de se frotter leur était poussé comme un appétit subit de fruit vert. Ils se savouraient l’un l’autre avec des dents irritées, la salive plus rare, dans le même état que ceux qui goûtent pour la première fois à de l’épine-vinette. C’était délicieux et douloureux, et tout de suite ils avaient compris que ça ne finirait jamais, qu’ils n’apaiseraient pas cette faim enrayante de sensations acidulées, qu’ils mordaient dans le vide.

Non seulement le jeu fut repris à chaque retour du garçonnet, mais encore la jolie petite Messaline en herbe y convia les fils du capitaine de gendarmerie, deux gros sournois que leur père amenait chez le notaire pour manger de l’angélique… Jusqu’au jour où Marcou afficha des audaces qui le firent mettre à la porte par la bonne, lui, le balourd sacrifié aux autres mieux élevés, sachant mieux dissimuler leurs instincts de malpropres jeunes animaux flaireurs de jupes.

— Tiens ! Le petit Marcou ne revient plus, remarqua madame Lordès, un dimanche, à table.

— Ma foi, madame, riposta la bonne qui distribuait le pain, ce n’est pas dommage. Ces garçons de paysans ont de sales manières !

Laure prit un morceau de pain dans le panier, fixa ses prunelles sur la bonne, en murmurant d’une voix douce :

— Louise a raison, maman, ce petit garçon est mal élevé. Il dit de vilains mots. Je ne veux plus jouer avec lui, moi.

Et la bonne, magnétisée par ces yeux noirs, scintillants d’une humidité fluide, se sentit émue, ne voulut rien expliquer à ses maîtres, par respect pour une si touchante ingénuité.

Il revint. Un matin de marché, on le vit s’asseoir sur le perron, la tête basse, tout navré, montrant une tristesse d’homme qui faisait peine. Laure, debout près d’une croisée ouverte, l’examinait en pinçant les lèvres et avec quelque chose de mort pour lui dans les prunelles, jamais elle ne lui pardonnerait sa maladresse. Quel pataud ! Aller compromettre tout l’avenir d’un jeu si bien inventé ! Les fils du capitaine de gendarmerie, au moins, savaient se mieux tenir et ne prenaient pas des initiatives ridicules. Marcou la dévorait du regard. Il serait entré par la croisée sans la terreur qu’il avait du notaire. Sa blouse neuve bouffait autour de lui comme un ballon bleu, et ses maigres jambes, terminées par de gros souliers de cuir pleins de poussière, lui donnaient un aspect des plus réjouissants. Laure éclata de rire, lui tourna le dos. Quelqu’un arriva qui ferma la fenêtre, Marcou se retira lentement, un pli creusé au milieu du iront. Il se retrouvait seul à présent, livré aux affreuses consolations des petits hommes trop tôt réveillés. Pendant que ce cœur naïf se serrait dans l’angoisse d’un premier chagrin d’amour, Laure Lordès demandait son chapeau, celui qui avait des nœuds de satin mauve, pour aller rendre une visite.

Peu à peu, ce fut, le long de cette rue d’Estérac, une espèce d’épidémie nouvelle. Soit que ce quartier de la ville eût une exposition malsaine, soit que, situé en contre-bas de la place de l’église, il y eût plus d’ombre, plus de relents de ruisseaux, plus de coins de murailles moisies, plus de portes cochères complaisantes, les enfants de cette rue-là dépérirent les uns après les autres, et particulièrement les petits garçons. Les familles ne s’effrayèrent pas tout de suite de cette maladie. Si les enfants manquaient d’appétit et de couleurs, c’est qu’ils mangeaient trop de fruits ou de sucre. Des mères vinrent chez les Lordès pour supplier la femme du notaire de ne pas les gâter, le dimanche.

Madame Lordès souriait aristocratiquement. Elle aimait ce rôle de protectrice des voyous. Il ne lui déplaisait même pas qu’on s’offrît une indigestion chez elle. Si Laure semait des friandises sur ce jeune troupeau de gourmands, elle était bien libre, et cela ne prouvait que la bonté de son cœur.

— Nous ne sommes pas des richards, déclarait M. Lordès, mais quand nous traitons nos jeunes convives, nous avons toujours une boîte d’angéliques à leur disposition. Les enfants sont les enfants, que diable !

Et la grande cuisine, les jours fériés, se remplissait de galopins. On mettait les rallonges à la table, et l’on fabriquait des crêpes. De l’étude, le notaire surveillait les jeux de la cour, c’est-à-dire qu’il pérorait avec ses amis en leur désignant, de temps en temps, les soldats de l’avenir qui simulaient l’assaut des plantes vertes, ou les ménagères futures qui déshabillaient la poupée de sa fille dans un coin. Laure, se défiant toujours des femelles, tâchait de les parquer autour d’un jeu avouable, et elle courait ensuite où l’appelaient ses devoirs de maîtresse de maison. Elle semblait adorer le bruit, les furieuses disputes, envenimait toutes les querelles pour s’échapper cinq minutes à l’écart, suivie d’un favori.

Une entente cordiale régnait parmi les plus épris de ses charmes. Dépouillée de vanités et de querelles fanfaronnes, cette miniature d’humanité avait une énorme analogie avec l’autre.

Certain jeudi, durant lequel Laure se cacha complètement sous les feuilles parce qu’il pleuvait, le clerc de l’étude vint jusqu’aux angéliques ; il rencontra là les fils du capitaine de gendarmerie qui attendaient et faillit gâter sérieusement la récréation. Les garçons perdirent la tête, indiquèrent que Laure était là. Alors le clerc ne dit rien de ce qu’il aperçut : il se retira, ne chercha pas à revenir. On informa Laure, qui haussa les épaules en répétant : « Vous êtes des bêtes ! » car elle ne craignait guère cet œil de borgne s’il la dégoûtait.

Entrant dans son onzième année, Laure, maintenant, continuait ses classes. À cause de la croissance, on lui permettait toujours une foule de fantaisies, on tolérait les pires escapades sous le spécieux prétexte qu’un enfant qui se forme a besoin de mouvement (et aussi pour ne pas déranger la domestique). Tantôt on lui confiait des commissions chez les fournisseurs. Tantôt la petite une telle l’avait priée d’avertir sa mère qu’elle était en retenue. Aux leçons, elle récoltait des nouvelles des frères par les sœurs. Elle savait à quel endroit Jacques jouait aux billes, et quelles rues prenait Jean pour aller au catéchisme. De la sorte, elle se trouvait perpétuellement en retard. Le catéchisme était un rendez-vous merveilleux. Ça réussissait vis-à-vis de tout le monde, et puis les filles, les garçons pouvaient se mêler, on ne les blâmait pas en les voyant se grouper sur la place du parvis. Les bonnes se mettaient à jacasser de leur côté, pendant qu’on se glissait des billets entre grands et qu’on se poussait du coude entre plus petits. Au catéchisme, parmi les bousculades avec les chaises vides, Laure préparait ses recrues, fixait son choix, leur offrait des images de piété dont elle garnissait son carton à dessin. Elle avait des allures si serpentines, des gestes si souples, si enveloppants, qu’il eût fallu être bien sot pour lui résister.

Quelques-uns, sentimentaux, lui juraient un serment d’amitié pour la vie. D’autres, jaloux, pleuraient quand elle leur faisait une infidélité. Selon les tempéraments, elle était leur petite mère ou leur petite femme, mais presque toujours elle s’adressait aux gamins plus jeunes qu’elle, redoutant les garçons déjà formés, de treize et quatorze ans, qui la regardaient sous le nez avec des grimaces railleuses ou obscènes. À ceux-là elle imposait le respect par des attitudes royales, une indifférence absolue, souvent des phrases froidement polies.

Un jour, le fils d’un professeur du collège lui soupesa les cheveux malicieusement, en lui demandant si c’était la queue du cheval de son papa. Elle lui flanqua une paire formidable de gifles, qui retentit dans toute l’Église. Le curé interrompit la leçon pour pouffer au fond de son gros livre. En voilà une qui n’y allait pas de main morte ! Jeux de mains, jeux de vilains ! Et il gronda le garçon, la fille du notaire n’étant pas, après tout, la première venue.

La cérémonie des robes blanches fut un triomphe de jeune épousée pour Laure Lordès. Ses petits mâles, ébahis, la contemplèrent tout un dimanche vêtue de mousseline, perdue dans une auréole de cierge et jolie, plus jolie qu’une sainte. On collationna dans toutes les maisons, le vin fin et les liqueurs généreuses coulèrent pour ce petit peuple d’élus.

Ces joies divines, mélangées de quelques remords, causèrent des attendrissements. Les mères tamponnaient les yeux de leurs filles en leur parlant du ciel et des sacrifices qu’elles avaient faits pour que leurs petites eussent des costumes dignes de la solennité. Laure, sachant que ça serait très remarqué, demanda pardon à ses parents publiquement pour tous ses péchés, toutes ses désobéissances. Elle songeait peut-être sérieusement à se débarrasser du tas, qu’elle jugeait lourd, puisqu’elle en trouvait l’occasion. Madame Lordès sanglotait, murmurant :

— Mon pauvre ange ! Est-il Dieu possible !… Ah ! mesdames, moi qui n’en ai jamais que de la satisfaction.

M. Lordès, malgré son républicanisme bien connu, dut sortir du salon, trop émotionné pour ne pas éclater devant les voisins. Il s’enfuit dans la cour, près des angéliques, et là pleura comme un veau. Ces mousselines blanches lui avaient chaviré le cœur : effet d’œufs à la neige quand on a trop dîné.

IV

Laure, que l’on cessa d’appeler petite et dont on allongea les jupes, demeura près d’une année tranquille. Sa mère lui avait révélé certaines choses en un langage louche qui l’avait fait trembler. Elle s’imagina même un instant qu’on savait tout.

Madame Lordès lui répétait, avec des mines de compassion, qu’une demoiselle, sur ses treize ans, ne doit pas courir les rues. Il y a des maladies pas méchantes qui vous arrivent vers le quinzième printemps, des fois plus tôt, dans les pays du Midi ; il est convenable de baisser les yeux devant un jeune homme. Rien de plus naturel, par exemple, que de jouer à la poupée, car on se mariera, on aura des enfants. Mais, avant le mariage, il faut être prudente, éviter les occasions de coquetteries, ne pas sauter sur les genoux des messieurs pour les câliner, comme Laure avait la déplorable coutume de le faire. En général, les mères, déjà trop âgées pour se rapprocher de leur fille dans l’intimité de ces époques solennelles, excellent à fabriquer ces sortes de pots-pourris du sentiment. Elles disent ce qui est inutile, quand il vaudrait mieux taire tout à fait ou éclaircir brutalement. Madame Lordès ne manqua point d’entortiller ses discours d’un triple voile, comme il sied ; elle eut des physionomies apitoyées et railleuses, des signes d’intelligence à l’adresse de leur bonne, des rires en dessous, et Laure, ne songeant qu’à ses polissonneries, se tourmenta longtemps de l’idée qu’on l’avait surprise derrière les angéliques. Comment ? Qui avait parlé ? Elle se livra aux enquêtes les plus minutieuses, questionna même, d’un air naïf, le clerc penché sur son papier. Il tourna vers elle son œil rouge, et eut une expression vraiment effrayante pour lui répondre :

— Eh bien, quoi ? Vous m’embêtez !

Non, le clerc, pas plus que les autres dans la maison, n’était au courant de ses mœurs. Alors, que signifiaient les phrases à double entente de sa mère ? Elle ruminait cela pendant des nuits, à l’ombre pure de ses rideaux en percale. S’exacerbant le cerveau pour deviner le fameux mystère qu’on lui cachait, elle ne dormait plus, ne mangeait plus, prenait les pâles couleurs. Enfin, elle découvrit, dans sa monstrueuse logique de vicieuse, que ses gamineries, qu’elle croyait tout simplement des jeux défendus, devaient se produire entre grandes personnes, sous les vocables amour et mariage.

Partie de là, elle songea que la maternité pouvait bien ressortir de ces différents exercices, et elle faillit tomber malade tellement sa perplexité augmenta. Quel était l’exercice dangereux ? Elle passait son temps à fouiller les dictionnaires, se remémorait des détails, des conversations de femmes, interrogeait la bonne, les couturières venant en journées, créatures toujours prêtes à narrer des histoires malpropres. Elle ne fut un peu rassurée que par une vieille mendiante qui lui dit, moitié plaisantant, moitié se fâchant, qu’on ne faisait des petits que lorsqu’on avait l’âge. Les enfants ne pouvaient pas faire des enfants, c’était une évidence. Madame Lordès s’étonna du brusque changement de conduite de sa fille. Laure se cloîtrait, dépérissait, fuyant les occasions de coquetteries, selon le précepte, mais de coquetteries spéciales, insoupçonnées chez elle. La pauvre chérie, pensait la mère, prenait trop de raison ; elle allait d’un extrême à l’autre, comme toutes les belles natures, s’enthousiasmant pour la vertu ; bientôt elle leur parlerait, sans doute, de se faire religieuse. Que de fois la mère, émue, avait contemplé sa fille récitant sa dizaine de chapelet, le matin, et que de fois, attendrie par de vieux souvenirs de lecture, la mère avait attaché des ailes blanches, d’une blancheur argentée, au dos de la petite dévote, pendant que Laure se demandait, interrompant sa prière, le regard vague :

« Suis-je oui ou non enceinte ? »

Cette hideuse crainte de la maternité, pesant de tout son poids sur ce jeune corps d’adolescente, le pliait, le brisait, et la mère, admirant béatement ce prodige de la raison s’incarnant dans une écolière de treize ans, répétait au père : « Notre fille est déjà tout mon portrait. » Le malheur c’est que les filles de treize ans ne sont jamais tout le portrait de leur mère de quarante-cinq ans. De la sveltesse de Laure nul courant électrique n’allait à l’épaisseur de madame Lordès. Qu’est-ce que les sens rassis pourront bien apprendre aux sens très nouvellement émoustillés ? Et d’ailleurs, en considérant sans parti pris les nombreuses étapes de la maternité affectueuse, qu’y trouverait-on qui pût mettre une âme fraîche en garde contre les hontes du corps ?… Quand la fille a trois mois et qu’elle ne représente qu’un paquet de chair en panade, les femmes ne se rassasient pas de couvrir de caresses ce petit objet inerte ; quand la fille a douze ans et que la tendresse effective serait pour elle un dérivatif, la mère, la plupart du temps, la sèvre de caresses, d’abord parce que ce n’est pas l’usage, ensuite et surtout parce que l’objet, déjà trop connu, manifestant des volontés, les mères n’ont plus pour lui de goût aussi vif. Or, ce n’est pas quand il ne ressent rien que l’enfant a besoin de caresses et de bruyants témoignages d’affection, c’est quand il éprouverait du plaisir, mon Dieu oui, le mot peut se lâcher, du plaisir à être caressé qu’il faudrait se sacrifier à lui et l’entourer de soins amoureux. Mais les mères appellent cet âge l’âge ingrat : elles n’ont pas vu, dans ce crépuscule qui descend sur la face de leurs enfants et les fait grimacer, elles n’ont pas vu s’estomper la ride affreuse du désir inassouvi ; les mères sont des bêtes, elles tiennent de la bête avant de tenir de l’ange, et leur vanité, pourtant, leur montre leur portrait réduit sous la seule forme de l’ange. Donc, pauvre petit ange, tu deviens laid, tu deviens volontaire, capricieux : mes baisers n’ont plus le même plaisir à parcourir ta dégingandée petite personne ; si tes lèvres ont des faims de femelles qui désirent préluder aux jeux de l’amour par des jeux innocents, va dans les jolis ruisseaux, à l’ombre des trottoirs ou des menthes, avec des bottines ou des pieds nus, et, cherchant des anges d’un autre sexe, les voyous des villes ou les galopins des villages, développez ensemble soit vos appétits normaux, soit vos idées contre nature ! Caressez ! Caressez ! Il en sortira toujours quelque chose, ne fut-ce que l’incrédulité en la matière virginale ! Nous, les mères honnêtes, nous ne devons pas savoir, puisque nous sommes réservées à présent si nous ne l’avons pas été jadis !…

Laure, toute remplie des troubles de l’âge ingrat, finit par s’aliter. Le médecin conseilla aux parents un changement d’air, et M. Lordès se rappela, très à-propos, que leur ferme, du côté du hameau de Pivasse, était située dans d’excellents pâturages.

On y mit la jeune cavale au vert. Et ce fut là que la fillette retrouva son premier joujou sérieux : Marcou Pauvinel, le gars de ses fermiers, Marcou, devenu vraiment, grâce à elle, une brute bien spéciale.

Un matin les adolescents se rencontrèrent dans le jardin potager de la terme ; Marcou arrachait des mauvaises herbes, Laure savourait une tartine de beurre frais :

— On n’est plus des enfants, hein, Marcou ? dit-elle d’un ton bienveillant et n’ayant en somme rien de mieux à faire dans ce pays perdu que de renouer l’ancienne conversation.

Il s’accroupit sur ses talons, les bras tombés.

— Non, c’est sûr, on n’est plus des enfants.

Ils n’osaient pas se rire encore, très gênés. Autour d’eux s’épanouissaient des roses, si fraîches qu’elles semblaient lancer chacune un rayon de leur cœur, et il pleuvait une lumière toute rose sur les salades. Laure ajouta :

— On ne peut plus jouer, quand on a notre âge.

Elle songeait aux cris perçants des femmes en couches dans ce coin de nature candide. À Estérac, dernièrement, la mercière avait mis au monde un enfant, et on l’avait entendue chez tous les voisins. Un silence plana, et les roses paraissaient plus muettes que d’autres fleurs. Par-dessus le jardin, le ciel était clair comme une soie.

— On s’amusait bien !… dit Marcou levant les yeux.

Laure eut envie d’appeler au secours. Ah ! il n’y a jamais que le premier péché qui compte… et elle avait fait son premier péché avec Marcou. Cela pourrait les reprendre, ce mal de se frotter l’un à l’autre… et il était laid, ce paysan, il était homme. Sans lui, elle ignorerait les honteuses démangeaisons de sa chair, et les cris des accouchées la laisseraient froide.

— Non, Marcou, ce n’est pas possible, je ne veux plus, déclara-t-elle fiévreusement.

Le garçon n’avait rien sollicité, mais il tressaillit. Dans les obscurités de son âme, il comprit qu’elle y pensait pourtant au petit jeu des angéliques. Il ricana d’un rire niais :

— Quoi que vous ne voulez pas, mademoiselle Laure ?

Ce n’était plus le petit goret rose apportant des œufs de pie à Estérac. Marcou avait des hanches pointant sous ses hardes comme deux échalas. Ses cheveux roux tombaient sur ses yeux verdâtres comme un roncier sur un précipice, et il tendait des pattes osseuses, terreuses, qui pouvaient vous bousculer d’importance, mais quand il relevait le front ses yeux s’éclairaient de convoitises, ses cils blonds étaient blancs comme une frange d’argent au soleil.

Flattée de ce titre : Mademoiselle, un rire aussi vint à Laure.

— Ce n’est pas la peine de s’expliquer, Marcou, tais-toi !

Il arracha une graminée, une espèce de folle avoine, qu’il suça.

— Moi, je ne dis rien, je travaille… Il faut travailler pour passer le temps, quand on s’ennuie.

Il bottela son paquet de mauvaises herbes, puis s’étendit en lézard sur le sentier, lui barrant la route. D’un geste lent, il s’amusait maintenant à promener sa folle avoine dans les jambes de Laure, s’arrêtant au genou et redescendant jusqu’à la cheville, ne soufflant mot. Pour se sauver, il fallait franchir ce corps étendu, elle n’en eut pas le courage.

— Marcou, laisse-moi donc tranquille. Si je le disais à mes parents.

Elle lui donna un léger coup de pied.

— Tu ne leur diras pas, Laure, répondit tout bas Marcou.

— Je suis trop une demoiselle, j’ai fait ma première communion.

Une brise s’éleva qui répandit les parfums du jardinet. Laure sentait son front s’alourdir. La tête de Marcou attirait la sienne. Dans ce pur silence des roses, au milieu de ce petit Eden, elle jeta cette phrase épouvantable comme on jetterait une ordure sur un encensoir :

— Non, vois-tu, Marcou, j’ai peur d’avoir un enfant.

— T’es bête, Laure, ce n’est pas à jouer que les enfants s’attrapent.

— Tu crois ?

— Bien sûr. Je connais tous les jeux. Si tu voulais, on s’aimerait comme des camarades.

Et il la chatouillait toujours avec son brin d’herbe folle.

— Oui, c’est une idée, deux garçons qui s’aimeraient d’amitié, murmura Laure les prunelles luisantes.

Tout de suite Marcou devint rouge, puis pâle. Il se redressa, la prit par la main.

— J’ai une cache, dit-il, allons-y. Pas de danger où je te mène…

Ils traversèrent le jardin, la cour, et Marcou dit à voix haute en passant devant la ferme :

— Venez donc voir nos bœufs, mademoiselle, ils ne sont pas méchants.

Une précaution bien superflue, car la mère Pauvinel, occupée à trier du linge pour la lessive, ne s’inquiétait pas de la demoiselle. Dans la vaste écurie des bœufs, ils hésitèrent un moment, se brûlant les paumes à frotter leurs mains encore indécises.

— Il fait bien noir, ici ! soupira Laure toute palpitante.

— C’est comme à l’église, il fait de la nuit… Montons au grenier, veux-tu, sur le foin ?

Ils gravirent un léger escalier de bois qui tremblait sous eux, et quand ils furent dans le foin sec, dans ce grand océan de vagues mortes, ils se trouvèrent tellement heureux qu’ils poussèrent, en même temps, un petit hurlement de joie. La lucarne du grenier formait une lune bleue que rayait le vol des hirondelles, et des colombes venaient se becqueter au bord de ce trou de ciel comme au bord d’un nid. Laure se précipita dans le foin la tête la première. Marcou la réjoignit, soulevant des brassées de fleurettes sèches, la recouvrant des jaillissements de ce grand bain de verdure fanée, se noyant avec elle dans un abîme de voluptés âpres qui leur cuisaient la peau.

Il voulut la dévêtir. Laure se défendit, la pudeur, pour elle, consistant dans les vêtements. Tout ce qu’on voudrait, mais pas cela. Ils se disputèrent, en grognant comme deux jeunes chiens, se montrant leurs dents blanchies à travers les herbages, mordant ou le foin, ou la chair, s’administrant des claques sonores et se baisant les joues avec des museaux grimaçants. Enfin, il la renversa, la dépouilla de son sarrau, la mit peu à peu toute nue. Laure, prise d’une terreur superstitieuse, pensait qu’elle serait punie à cause de sa nudité. Elle fit machinalement un signe de croix. Par ce trou bleu, Dieu la regardait, elle le sentait bien, Dieu qui voit tout, péché ou bonne action…

— Non ! non ! Je ne veux pas. Ça me fait honte à présent…

La vérité, c’est que ça lui faisait peur, et elle pleura la moitié du jour, blottie dans le foin, n’osant plus redescendre l’escalier sans lui ! Sans lui, car l’amoureux avait été obligé d’abandonner l’amoureuse pour aller soigner les bœufs !…

V

Auréolé par un vitrail, ce jeune abbé leur prêchait la modestie, et, d’un geste lent, semant des rayons du bout de sa manche de mousseline, il les bénissait en les appelant les brebis du bon pasteur. Très droit, la tête pâle, les yeux fendus en amandes, il avait la silhouette, moins le dragon et le glaive, du chevalier Saint-Georges qu’on apercevait tout au fond de la nef. Laure l’écoutait sans l’entendre. Elle venait là, suivie de sa bonne, parce que ça tuait le temps et que l’église est le seul salon possible dans une petite ville. Elle se confessait peu, communiait trois fois l’an, mais ne manquait pas un exercice du Mois de Marie, car elle espérait toujours y rencontrer une occasion. Un feu intérieur la consumait ; elle affectait de grandes gaietés à propos de tout, dissimulant par habitude, et le désespoir la rongeait, elle ne savait plus que faire de sa peau. Femme avant l’heure, déjà prête à marier, malgré l’apparente ingénuité de ses dix-sept ans, Laure n’avait plus le prétexte des jeux enfantins pour apaiser ses fièvres ; elle ne passait plus ses vacances chez les Pauvinel. Ses classes terminées, ses compagnes, ses compagnons dispersés ou repris par la vie étroite de la famille, elle restait isolée entre un père toujours paperassant et une mère occupée de détails puérils. À l’étude, griffonnant, le nez collé sur son travail, toujours le même clerc, ce Lucien Séchard, surnommé le borgne, un infirme, dont l’œil rouge l’avait tant révolutionnée aux diverses époques de ses gamineries. Dans la rue, il ne passait personne…

Ce que Laure cherchait, c’était un esclave, un homme qui l’aimerait pour l’attrait du plaisir, qui ne gâcherait rien au courant de son existence de fille honnête, se soumettrait à tous ses caprices, surtout serait d’apparence ingénue comme elle. Et, en regardant le jeune abbé qui s’éloignait de la chaire, elle y songea. Derrière elle, sa bonne, une vieille créature embéguinée, espèce de sœur des pauvres, faisait un bruit monotone de lèvres en égrenant un chapelet.

Depuis le départ de la grosse cuisinière Louise, toute rebondie, qui s’esclaffait volontiers, on supportait cette sorte de chouette dans la maison, et rien ne réjouissait plus la cour silencieuse, les sombres feuillages de la vigne, les angéliques contre les murs aveugles ; rien ne semblait rire autour des Lordès, ni gens, ni animaux, ni plantes.

Plus vertes que jamais, les fenêtres s’ouvraient rarement, le notaire craignant les courants d’air pour ses rhumatismes ; madame Lordès, malade, tout à fait obèse, n’allait plus que de son fauteuil à la cuisine où le fourneau, d’un noir d’enfer, brûlait éternellement sans jeter de lueurs.

Laure laissa tomber son front dans ses mains. On chantait des cantiques, des fumées odorantes se dégageaient de l’autel orné de fleurs sur lequel se dressait, au milieu d’un cache-pot en faïence de tons criards, une angélique offerte par la fille du notaire.

Non, cela ne pouvait pas durer. Elle passait les nuits trop affreuses, et c’était idiot de lutter comme une vierge puisqu’elle ne devait plus être vierge grâce aux fatales inventions de Marcou, ce rustre qui l’avait faite femme bien avant l’âge ! Non, elle renonçait à la pudeur et aux sommeils classiques de l’innocence sous les rideaux blancs ! N’importe quelles amours seraient moins honteuses que ses dépravations solitaires. Elle portait l’amour dans le sang, c’était certain, et elle marmotterait des dizaines de chapelet plus tard, quand elle aurait la tournure de la vieille servante qui priait derrière elle ! Pourquoi lui faudrait-il attendre un mari si longtemps ? Et avec ça que les maris poussaient dans les rues d’Estérac ! On n’imaginait pas combien ces garçons de la ville se montraient placides. Où trouvaient-ils des apaisements à leurs fièvres ? Gamins, ils se pendaient après ses nattes ; aujourd’hui, tous la fuyaient ou la saluaient de très loin, Il existait donc des coins pour s’embrasser qu’elle ignorait encore ? Se marier ? Elle n’y tenait pas beaucoup, ayant bien deviné que le mariage n’assouvissait pas les créatures de sa trempe. Elle rêvait d’une autre vie, d’un cloître, si on voulait, mais d’un cloître où l’on se trouverait deux de sexe différent, perpétuellement en tête-à-tête sur des coussins de velours.

Elle cherchait une occasion de se donner, avait disposé toutes ses batteries pour ne risquer aucun scandale. Oh ! elle saurait dicter ses conditions, elle possédait toutes les sciences nécessaires, et ce n’était ni l’esprit ni la beauté qui lui manquaient. Oui, ce jeune abbé la tentait, à présent. Plus elle y réfléchissait, plus elle se disait que le salut était là ! Des bruits couraient sur son compte ; on le croyait en disgrâce à Estérac, une bien petite ville pour lui, qui sortait d’un chef-lieu.

En attendant mieux, il remplaçait le curé, devenu impotent.

La pensée d’un sacrilège ne révoltait pas mademoiselle Lordès ; elle en apprenait de drôles au sujet des curés, son père ne se gênant guère pour déboutonner les frocards quand le capitaine de gendarmerie dînait chez eux. Des hommes comme les autres, affirmaient ces deux messieurs en sirotant leur café, laissant se récrier madame Lordès, qui n’aimait pas ces discours pimentés, mais qui finissait toujours pas en rire de bon cœur. … Des hommes comme les autres, seulement ils gardaient les convenances et ne s’amusaient qu’à coup sûr. Puisque les jeunes filles et les prêtres étaient forcés de nourrir au fond de leurs entrailles une bête : la Luxure, sans jamais avouer ses ravages, ne pouvaient-ils se réunir contre l’ennemi ? Mettre leurs bêtes ensemble, les parquer en la communauté du plaisir ? Laure releva le front, s’examina, l’œil glissé de côté, sous les cils. On l’avait délivrée des sarraus et elle s’habillait selon ses goûts, dans des vêtements très collants, moulant ses formes, ce qui paraissait simple et enfantin au premier aspect. Elle portait une robe de lainage brun, une jaquette de drap noir, bien serrée à la taille, un modèle parisien que sa mère lui avait laissé choisir À la Reine Berthe, le magasin chic d’Estérac. Ses lourds cheveux, tressés en une seule natte énorme, roulaient de gauche à droite sur ses épaules, comme doués d’une puissance qui leur était propre, battant ses flancs ou accrochant des personnes au passage. Coiffée d’une toque de loutre l’hiver, l’été d’une toque de plumes de paon, elle n’avait jamais d’autres chapeaux. Ce n’était pas par économie : elle trouvait que ce genre de coiffure faisait valoir la longueur de ses yeux et lui laissait la tête libre pour le jour où elle désirerait la frotter à la tête d’un voisin. Aurait-elle, ce jour-là, le temps d’ôter une coiffure, savait-on où et comment on se rencontrerait ? Tête de fauve ou tête d’oiseau, elle ne se préoccupait pas des modes. Sa mère recevait un journal intitulé : le Courrier de l’Élégance, qu’elle n’ouvrait pas, délestant les lectures et les gravures qui font les femmes en bois.

D’une beauté singulière, sa face s’allongeait en conservant sa mine d’enfant sérieux qui a des remords. Elle avait le nez arrondi, un peu ridé du bout, un nez de panthère ou de chatte, ses lèvres tombantes se ciselaient des deux côtés en virgules voluptueuses ; son teint, très mat, s’ombrait sous les yeux ; ses sourcils, en fer de flèche, pointus aux angles du front, allaient se perdre dans la racine de la chevelure ; son regard était doué d’une mobilité extraordinaire à cause de ses pupilles se rétractant et ne devenant plus qu’un trait, une mince fissure noire barrant les prunelles brunes striées de jaune.

Laure était relancée, d’heure en heure, par une série de petits conseils abrutissants que les mères croient séant de répéter pour l’honneur du corps, et Laure, folle de son corps, n’y mordait pas ; elle s’aimait trop, d’ailleurs, pour ne pas être logique lorsqu’il le fallait. Ostensiblement, elle vivait selon les coutumes d’Estérac. Pouvait-on lui en demander davantage ?

Assez contente du résultat de son examen, mademoiselle Lordès rapprocha son prie-dieu de la balustrade du chœur. Elle avait une place privilégiée, dans les premiers rangs des notables, et elle entendait d’une façon distincte les phrases latines que murmurait l’abbé. La voix du prêtre était harmonieuse, nuancée de dédain quand il se tournait vers son troupeau de jolies niaises et de vieilles dévotes. Dans ce printemps délicat de l’église, parmi les flots d’encens, les gerbes de fleurs, combien de cœurs fanés pour combien de marguerites fraîches étoilant le fond d’or lumineux de l’autel ? Ah ! s’il confessait des naïves décidées à tout lui dire, il possédait, lui aussi, de terribles sciences ! Il savait les secrets des langueurs qui les prennent au lit durant les rares matinées de paresse, et les irrésistibles désirs, quand, dans la rue, on frôlait le beau garçon du quartier. Il savait tout et par conséquent devait être capable de tout. Laure, à travers les volutes de fumée piquées d’éclairs, contemplait le jeune homme nimbé de sa couronne de cheveux bruns.

À quoi pensait-il, lui, dont les yeux ardents ne se baissaient pas volontiers ? Le factice enthousiasme que vous procurent les sons majestueux de l’orgue exaltait l’imagination de la jeune fille, et l’entraînait jusqu’à se pencher sur la balustrade pour le mieux voir. Leurs yeux se heurtaient. Il lui sembla que le prêtre avait remué les paupières l’espace d’un seconde. Laure se tourna du côté de sa bonne.

— Joséphine, dit-elle, vous rentrerez seule, je veux faire ma méditation.

La bonne dévissa lentement un œuf de buis, remit son chapelet dans sa coquille, et se mêla aux groupes de femmes qui sortaient. Les cierges s’éteignirent, les dernières dévotes s’éloignèrent. Laure demeura devant l’autel, méditant. Les enfants de chœur, à leur tour, se sauvèrent, se bousculant pour aller plus vite. Le jeune abbé, sur le seuil de la sacristie, enlevait son rochet de dentelles, mettant, à prendre ce soin, toutes les précautions d’une mondaine. Laure le guettait.

Elle franchit l’espace qui la séparait de lui d’un pas rapide, sans faire la génuflexion traditionnelle des fervents vis-à-vis de l’autel, et elle pénétra dans la sacristie.

— Monsieur l’abbé, dit-elle, d’une voix sourde, je voudrais vous parler.

— Comment, c’est vous, mademoiselle ? fit l’abbé avec un empressement poli ; je vais profiter de l’occasion et vous remercier pour la belle plante que vous avez offerte à notre Mois de Marie. On dirait un palmier, cette angélique…

Laure s’appuya au chambranle de la porte. Comme elle se taisait, immobile, sa figure paraissant très pâle dans la pénombre, le prêtre eut la sensation qu’il se passait une chose anormale. Il demanda, subitement inquiet :

— Que désirez-vous, mademoiselle ?

Elle répliqua, posant sa main sur sa poitrine :

— J’ai mal !

— Vous êtes souffrante ! Ah ! mon Dieu !

Et il s’effara devant cette créature presque inconnue qui venait droit à lui pour chercher du secours. Il avait déjà rencontré sur sa route ces yeux quémandeurs et cette bouche féline de torturée d’amour, et déjà il s’était dit, car il observait les femmes, que cette jeune fille devait souffrir physiquement ou cacher un tourment moral. Elle semblait mystérieuse, dans ses vêtements sombres, comme une urne de bronze, mais si gracieuse de ferme…

— Excusez-moi, monsieur l’abbé, j’ai peur… je ne pourrais pas traverser l’église, je tomberais… ma bonne est partie… Permettez-moi de m’asseoir et ne me quittez pas, je vous en conjure.

Abasourdi, le prêtre se recula d’un mouvement machinal, referma la porte, ne détachant pas les yeux de sa bizarre visiteuse. Quel danger courait-elle ou courait-il ?

Une veilleuse brûlait dans un petit vase d’albâtre et les éclairait d’une lumière trouble.

Laure se dirigea vers une des stalles de bois sculpté qui meublaient la sacristie, puis, tout à coup, poussant un cri faible, elle tomba en arrière, se renversant de toute sa hauteur, et risquant de se briser la colonne vertébrale à exécuter ce tour de force. Sa tête sonna sur les dalles, rebondit ; elle ne bougea plus, étendue comme une morte sans que rien ne fût dérangé dans l’ordre exquis régnant autour de sa personne ; ses cheveux encadrèrent sa tête, prolongeant sa toque de loutre comme une nappe de fourrure ; les plis de sa jupe l’enveloppèrent correctement, et elle eut une pâleur plus idéale sous la noirceur des cils clos.

L’abbé prit son parti de l’aventure, en homme qui est humain avant d’être prêtre ; il glissa le verrou pour ne pas donner lieu à d’inutiles commentaires si on entrait, et courut saisir une burette sur la crédence.

Bouleversé, il répétait, les doigts tremblants :

— En voilà une histoire ! Seigneur ! La pauvre enfant !

Il attrapa un bout de mousseline qui traînait, lui frotta les tempes, les narines, lui tapa dans les paumes. Laure ne bougeait toujours pas.

— Et point d’air pur, ici ! ajouta-t-il, c’est désolant. Si elle était morte…

Affolé, il posa son oreille contre la poitrine de Laure : le cœur battait très fort à la vérité. Il hésita une seconde. Non, cela, il ne pouvait pas le faire. Ouvrir un corsage, même pour un bon motif, c’était trop scabreux. Il se connaissait bien, il ne toucherait pas au sein d’une femme sans perdre la juste notion des choses, et cette jeune fille avait une si étrange beauté qu’il serait prudent de ne plus s’exposer aux sottes tentations.

Une philosophie douce le retenait, maintenant, sur les pentes dangereuses ; il redoutait un nouvel orage, et, d’ailleurs, se rappelait à propos les derniers sermons de l’évêque : « Ne donnons pas prise aux médisances, monsieur l’abbé, tout est là. »

Il s’assit dans une des stalles, des sueurs froides le long du dos, regardant l’évanouie d’un œil fixe, comptant les minutes. Le sacristain pouvait venir, on pouvait réclamer une extrême-onction… lui déclarer un mariage ; la cloche pouvait aussi s’effondrer du haut du clocher, un vitrail éclater en mille miettes. Il s’attendait à tout, sauf à se tirer de là sans scandale. Et durant quelques secondes il vécut plusieurs existences. Il s’agissait, pour lui, de sa position, dont il avait fait son honneur, lui, le sacrifié volontaire ; il ne voulait pas échouer devant ces misérables corps de femmes qui tombaient, comme s’il en pleuvait, du ciel, où probablement ils n’auraient jamais leur place. Non ! non ! Il se leva pour la secouer, la pousser dehors morte ou vive. Et il s’arrêta de nouveau, songeant à cette sœur charmante qu’il avait si éperdûment aimée, cette autre femme pour laquelle il s’était dépouillé de sa fortune, de sa part de bonheur terrestre. Oh ! la petite sœur, la petite folle… chérie comme aux temps bibliques… n’avait-elle pas les cils noirs ? Sa tête se courba, ses yeux se fermèrent, il serra les poings.

Lorsqu’on l’appelait Armand de Bréville au lieu de M. l’abbé, il ignorait encore qu’on peut souffrir du mal d’amour même dans une affection fraternelle. Il le savait aujourd’hui, car chaque fois qu’il s’approchait d’une femme, il se souvenait de la chère mignonne rien qu’à l’émotion ressentie… Toutes les fautes qu’il avait commises en pensant à elle… Oh ! la petite sœur aux cheveux lourds, nattés derrière l’épaule, celle qui partageait ses jeux, celle qui disait : « Je veux un polichinelle en or ! » et qui avait obtenu, grâce au renoncement spontané de son frère, un beau mari, un homme d’argent… Le jeune prêtre revoyait les allées d’un parc, des verdures de luxe, un château romantique et deux petits bras blancs noués à son cou : « Frère, porte-moi ! » Oh ! les femmes, les femmes ! Il n’était pas vierge et n’avait pas eu de maîtresse ; il avait aimé en ignorant l’amour, et il souffrait cruellement, les lèvres dédaigneuses, ainsi qu’il est convenable de souffrir pour un garçon bien né. Quant à Dieu, cet éminent personnage de son monde, il le respectait. Voilà tout.

Laure fit un mouvement. L’abbé se réveilla de ses songes.

— Enfin ! s’écria-t-il se penchant sur elle.

La jeune fille ouvrit les yeux, eut un air confus.

— Je vous embarrasse, monsieur l’abbé, dit-elle, je vais essayer de me relever.

Elle se redressa, se cramponnant à son genou.

— Je vais vous expliquer, monsieur l’abbé, reprit-elle avec une grande douceur de voix, c’est une maladie nerveuse qui me jette par terre sans que j’aie le temps de prévoir ses accès. Je tombe n’importe où, et j’ai toujours très peur de rester seule. Ma bonne était loin, je ne voyais plus personne…

Elle respira, arrondissant ses bras au-dessus de son front pour arranger sa toque, lisser ses cheveux.

— Il ne faut point parler de cet accident, ajouta-t-elle, car j’ai honte de ma maladie, et mes parents seraient chagrins si on la découvrait… Vous, monsieur, vous êtes un confesseur, ce n’est pas la même chose, un confesseur c’est comme un médecin…

— Elle est hystérique, pensa l’abbé tout attendri par ces phrases proférées d’un ton bas, timide, mélangé d’une sorte de résignation enfantine.

— Pourquoi auriez-vous honte, mademoiselle ? Dieu vous éprouve, sans doute, terriblement, mais il a ses vues sur vous. Nos souffrances effacent nos péchés. Des saints ont prétendu que nos maux physiques nous rachetaient des années de purgatoire.

Il débitait ces mots un peu vides de sens tout en examinant cette créature souple qui se levait avec des gestes si chastes et conservait une allure si digne. Il était ravi de la savoir hors de danger, mais une curiosité profane le tenaillait à l’égard de l’hystérie. Il se trouvait donc en présence de ce mal mystérieux qui avait torturé jadis les possédées de Loudun, de ce mal produisant à la fois la douleur et la volupté. Ah ! s’il avait osé, il l’aurait questionnée. D’instinct, Laure choisissait la situation la plus intéressante pour une femme destinée à séduire un prêtre ; et, du reste, n’était-elle pas dans le cas spécieux des hystériques par simulation ?

— Moi, vous savez, monsieur l’abbé, continua-t-elle, ça m’est égal. Je ne tiens pas à me marier, mais je désole mes pauvres parents qui disent que je ne rencontrerai pas d’homme qui veuille de moi. Alors, il faudra que j’entre dans un couvent, peut-être !… Ça les ennuie.

Elle se dirigea vers la porte.

— Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle humblement, et pardonnez-moi : je n’ai pas réfléchi que ce n’était pas convenable…

Elle chercha la clef, l’agita un instant dans la serrure. L’abbé se précipita, très ému :

— J’avais glissé le verrou, balbutia-t-il, car je craignais les curieux.

Et il s’effaça pour la laisser passer. Elle s’en alla, se traînant comme un oiseau blessé et s’appuyant sur toutes les chaises de l’église. Quand elle eut atteint le porche, l’abbé, qui la suivait du regard, sentit un frisson lui glacer les membres. Elle pouvait tomber victime d’une seconde attaque, se briser le crâne, malgré l’épaisseur de ses cheveux. Était-ce bête, cette soutane qui l’empêchait d’offrir son bras aux femmes malades !

La charité doit, nécessairement, revêtir, en certaines circonstances, les allures mondaines… ou ce n’est plus la charité !

Quand les portes matelassées se refermèrent avec un bruit profond, il respira. Sa philosophie reprit le dessus. Après tout, il l’avait échappé belle. Le sacristain ne saurait rien de ce pénible accident, les enfants de chœur, toujours si dépravés, ne le commenteraient pas… Évitons de donner prise aux médisances… À son tour, il sortit de l’église, oubliant de s’incliner devant l’autel, selon la coutume sacrée, parce qu’il était seul.

Le lendemain, l’abbé de Bréville se rendit chez le notaire.

Il remercia madame Lordès pour l’angélique et s’informa, d’un ton détaché, de la santé de mademoiselle Laure. Celle-ci vint apporter des biscuits, des liqueurs, la bouche rieuse, les yeux sombres, très cernés. Elle parla peu, mais quand le prêtre se retira, elle l’accompagna jusqu’au perron, et, au moment des dernières salutations, elle posa, en le regardant fixement, un doigt sur son sourire. Il répondit à ce signe d’intelligence par un clin de paupière discret. Non, bien entendu, il ne voulait pas la trahir, cette enfant si soucieuse de la dignité de ses parents, mais il regrettait beaucoup ce petit secret entre eux deux ; lorsqu’il la confesserait, il serait gêné ou maladroit.

De son côté, Laure se demandait s’il la devinerait un jour : Pourvu qu’il me comprenne, pensait-elle s’exaspérant ; nous ferions un joli couple ! Ah ! ce sera long !… j’en ai peur. Que d’obstacles, mon Dieu, à franchir ! Elle avait la confession, les visites aux chapelles, et puis ?… Où irait-elle de ce train-là, s’il demeurait incorruptible ? Il devait être froid, elle le supposait, rien qu’à se souvenir des soins qu’il lui avait donnés. S’il la croyait innocente, il se garerait des tentations ; s’il la croyait pervertie, peut-être s’en éloignerait-il par dédain, et Laure établissait ses calculs tout en comptant les points d’un ouvrage de tapisserie destiné à la fête de sa mère.

Un mois s’écoula, pour la jeune fille, dans la création de projets chimériques. Elle songea, un matin, à s’habiller en homme et à se faufiler derrière la cure d’Estérac, où il y avait une terrasse ombragée de noisetiers. La servante de l’abbé était une vieille béguine du genre de Joséphine, leur cuisinière ; de plus, on la disait sourde comme un pot.

Elle abandonna cette folle idée le soir même pour une autre extravagance ; elle lui écrirait, lui dirait sa grande passion, le forcerait à répondre en le menaçant d’un suicide scandaleux. Elle se releva, la nuit, commença un brouillon de lettre, et s’aperçut que les mots, sur papier blanc, étaient d’une crudité révoltante. Elle ne pouvait pas aligner ces choses-là… soit qu’elle n’eût pas l’art des tournures de phrases, soit qu’une pudeur lui vînt en déshabillant son âme, comme à l’époque lointaine où le paysan Marcou déshabillait son corps. Elle renonça résolument aux lettres d’amour. De réflexion en réflexion, elle finit par déplorer la comédie de l’attaque nerveuse. Avec cela qu’une malade pouvait tenter un homme bien portant ! Ah ! s’ils n’arrivaient pas tout de suite à s’entendre, la partie était perdue, car les occasions de se rencontrer se faisaient trop rares. Elle eut des crises de larmes au fond de son oreiller, des crises de fureur, se griffant les seins et maudissant ce prêtre qui s’étendait sur sa vie, maintenant, comme une ombre mortelle. Et le dimanche, quand elle l’écoutait prêcher de sa voix harmonieuse, elle se remettait à rêver, caressant une silhouette nue au milieu des plis austères de ses vêtements sacerdotaux.

La veille d’une cérémonie religieuse, elle alla le trouver dans la sacristie pour lui demander la permission de se confesser le soir après l’angélus. Il la salua timidement, lui répondit qu’il était occupé par un mourant, un propriétaire dont la maison était située à trois lieues de la ville, et la pria de revenir le lendemain, dès la messe basse. Le lendemain, ce fat le vieux curé, l’impotent, qui la confessa. Alors elle se désespéra tout à fait, et désormais s’abstint des sacrements.

VI

Laure, en peignoir, tenant sur sa gorge moite les deux bouts d’un fichu, parlait au clerc d’un ton saccadé, ne le regardant même pas.

— Vous comprenez bien, monsieur Séchard, c’est pour broder… Il faut m’écrire là-dessus : Musique, en grosse ronde, avec des paraphes. Moi, je n’ai pas une assez belle main… j’irais de travers.

Elle ajouta familièrement :

— Non ! Ce qu’il fait chaud ! Nous aurons sûrement de l’orage.

Pour éviter de le voir de face, elle se posta derrière le jeune homme, qui étalait un papier transparent dans ses minutes.

Le saute-ruisseau avait un peu grandi, s’était formé ; de dos, il ressemblait presque à un homme, quand on ne connaissait pas son œil rouge et sa figure d’infirme boudeur. Courbé sur ce travail nouveau, il s’appliquait de son mieux. La patronne voulait fabriquer un rouleau de musique et broder justement de la ronde ; c’était une bien bonne idée qu’elle émettait, sa patronne ; il se montrerait digne de la confiance qu’on avait en lui ! Une grimace tordait sa bouche. De temps en temps, il suçait son porte-plume, tout usé par cette manie, puis commençait une lettre, tournant la main en rond avec la désinvolture du personnage très habile à réussir les tortillons inutiles. Laure, toujours plantée derrière lui, examinait ses cheveux d’un brun pauvre, soigneusement peignés, séparés par une raie sur le côté qui avait été certainement tracée à la règle, et exhalant une étonnante odeur de jasmin. Le clerc se parfumait. Elle eut envie de rire, puis elle dit d’une voix douce :

— Vous êtes très fort, monsieur Lucien.

— Oh ! l’habitude, mademoiselle, répondit-il, tandis qu’une nuance rose s’extravasait dans les chairs de son cou et gagnait sa nuque.

Mais, au moment d’achever un élégant délié, sa plume cracha, inonda le papier d’une série de petites malpropretés.

— Quel malheur ! murmura Laure.

— Bah ! je vais tout refaire, dit le clerc avec philosophie.

Et il incrusta son nez sur une autre feuille.

— Ce que vous devez me bénir ! soupira Laure, mettant sa main près de la sienne pour étaler le papier.

— Moi, je suis très content, très content. D’ailleurs, il va tonner, et je n’ai jamais pu copier des rôles quand il tonne.

— Tiens ! Vous êtes donc nerveux, vous ?

— Des fois ! riposta le jeune homme, l’air de railler.

Et son œil se releva vers la jeune fille. Laure essaya de supporter ce regard de borgne, frissonnant légèrement. Plein de larmes figées sous sa taie sanglante, brouillé par des cils poussant là-dedans comme des épines qui hérisseraient une plaie, cet œil rouge avait un aspect terrible à côté de son frère tout bleu myosotis, ridicule on ne savait pas pourquoi. Et le visage était correct autour de la tache pourpre. Une naissante moustache estompait une lèvre bien retroussée, les dents étaient saines si le sourire conservait une expression de tristesse méchante ; la peau, d’une teinte ivoirine, devait être extraordinairement agréable au toucher ; elle avait le satiné de ces vélins dont il se servait pour les copies précieuses, toute la finesse d’une peau de femme… Laure lui sourit. Il rebaissa la tête, troua le papier transparent à la lettre u.

— Mais, sacré bon sens, cria-t-il, je ne fais que des sottises, aujourd’hui !

— Vous voulez trop perfectionner, riposta Laure.

— Non ! non ! C’est l’orage. Tenez ! je crois que je casserais tout.

Son porte-plume tomba. Il aspira une bouffée de brise brûlante, péniblement, et s’essuya le front. La fenêtre de l’étude était ouverte, donnant sur ce puits de cour où chauffaient les angéliques comme dans une fournaise. Malgré les persiennes à demi-closes, on sentait la pénétrante odeur de leur verdure. Un rayon de soleil barrait d’or les cartonniers solennels et apportait à leur gravité tout un bal d’atomes folâtres. Laure se laissa choir sur un des sièges de cuir.

— Je n’en peux plus, moi aussi… Et dire que notre maison est une des plus fraîches de la ville.

Elle fit glisser son fichu, découvrant le haut de son peignoir déboutonné, rejeta ses cheveux de gauche à droite.

— Je crois, murmura Lucien, frisant son ombre de moustache d’un geste grotesque à cause de sa figure, je crois que monsieur votre père ne rentrera pas sans tremper sa veste.

Laure, les deux mains ballantes, allongea ses jambes, réunit ses pieds pointus, se tendant toute comme une flèche prête à partir.

— Et maman, donc ! Si vous la voyiez, monsieur Lucien, elle vous ferait pitié ! Une vraie lessive. Elle en fume !… Elle est dans la cuisine à nous rôtir un poulet. Ah ! c’est bien le jour de tourner une broche ! et Joséphine qui a failli ôter un jupon…

À cette pensée que Joséphine, l’embéguinée, voulait ôter quelque chose, ils éclatèrent. Laure tira son mouchoir pour s’éventer. Lucien suçait le bout de sa plume avec une sorte de gloussement. Tout d’un coup, le rayon de soleil prit une mauvaise nuance plombée, un des volets se rabattit furieux sur l’autre, tous les cartonniers tressaillirent. Laure sauta jusqu’au bureau du clerc :

— Vous n’avez pas peur, vous ? j’ai cru qu’on entrait par la fenêtre ! Alors… c’est que vous n’êtes pas nerveux, quoi que vous en disiez…

— Ça dépend !… j’ai seulement des impatiences dans les jambes. Oh ! ça s’annonce bien… nous aurons un fameux orage.

Il se leva pour saisir une troisième feuille de papier. Un moment, ils se trouvèrent face à face dans une demi-obscurité. On ne voyait du jeune clerc qu’une forme de joli garçon, vêtu d’un complet pas cher, mais à la mode, une forme d’homme de dix-neuf ans, un peu mince, pourtant d’allures très viriles. Mademoiselle Lordès serra les dents sous le regard sinistre qu’elle devinait sans oser le chercher :

— Vous avez de la chance, monsieur Lucien. Moi, je tremble. Tenez…

Elle lui tendit les mains. Il hésita, le temps d’un éclair, puis, retombé à la pleine ombre, plus sûr de ses moyens d’action, le jeune homme saisit les mains qu’on lui offrait, attira la jeune fille contre sa poitrine haletante :

— Pourquoi tremblez-vous ? C’est peut-être aussi moi qui vous fais peur…

Sa voix s’éteignit, navrée. Il venait de rire : il allait pleurer. Laure fut toute bouleversée par son accent :

— Mon pauvre monsieur Lucien ! soupira-t-elle.

— Oh ! ne vous défendez pas, reprit-il, c’est bien naturel, je ne suis pas beau, et vous êtes, vous, une si jolie fille…

— Lucien, vous vous trompez, je n’ai pas peur de vous… Comme ça, dans le noir, vous ne paraissez pas trop mal, je vous assure.

Elle s’était détournée un peu, s’adossait contre lui, le frôlant de tout son corps. Elle ne savait guère ce qu’elle faisait, se caressant à lui, simplement comme une chatte qui a trouvé un coin de meuble qui lui plaît et se frotte le museau, persuadée que le meuble ne se plaindra pas du jeu. L’occasion y aidant, elle n’était point fâchée de coqueter devant un mannequin d’homme. Soudain, le clerc se pencha, l’enveloppa de ses bras fiévreux et la ploya sous un baiser.

Elle se redressa rageuse :

— Vous me dégoûtez, vous ! Qu’est-ce qui vous prend ? Je ne suis pas un gibier pour vous, monsieur Lucien Séchard !…

Il lui saisit les poignets et lui dit d’un ton sifflant :

— Oh ! je vous connais… je sais, allez, tout ce que vous êtes, mademoiselle Laure !

— Tu me connais, toi ! rugit-elle se retournant, le feu aux joues.

— Ça félonne, hein ? te voilà plus colère que lorsque je t’embrassais. Ah ! misérable petite folle… petite gueuse, petite sotte, scanda-t-il, posant trois fois son index sur la bouche de Laure pour l’empêcher de protester. Oui, je sais tout… tout… tout… Je n’ai qu’un œil, mais j’y vois clair… Tu m’as rendu fou, tant pis ! je te manque de respect… Ah ! si tu n’étais pas belle… je me vengerais, va ! Répète un peu que je te dégoûte…

— Vous savez tout, balbutia-t-elle, et la preuve ?…

— La preuve ? répliqua-t-il ricanant. Écoute-moi sans regarder la porte… je te tiens ferme… La preuve ?… Petite étourdie ! Tu es allée, hier, près de la terrasse de la cure… au lieu d’aller acheter de la laine chez la mercière ; tu as envoyé un baiser, comme ça, des doigts, à l’abbé Bréville qui lisait son bréviaire sous les noisetiers… Tu es amoureuse d’un prêtre. Si ce n’est pas honteux… Et ce prêtre ne t’a pas seulement remarquée. Autrefois, tu étais amoureuse du paysan Marcou, celui qui portait des pêches et des raisins à la saison des vacances… Vous n’aviez pas plus de dix ans, vous le laissiez vous embrasser : je l’ai vu, là, sous les angéliques… Oh ! je t’aurais tuée !… Ça fait mal de regarder quand on ne peut pas jouer au même jeu… Pourquoi es-tu venue ici… m’agacer ! Tu n’es pas un gibier pour moi… Elle est bonne, l’histoire… je ne suis qu’un chien, je te gêne, tu voudrais bien me faire chasser… On me remplacerait par un joli clerc, frisé, musqué, un clerc de

Paris… mais non, ça coûte, les clercs de Paris, et ton père est trop avare ; il me gardera parce qu’il me paye moins qu’un autre, entends-tu ! Et je resterai ici, pour mon pain ! Ça m’est égal ce que je gagne…

Et il ajouta, pris d’une langueur douloureuse qui le suffoquait :

— … Ça m’est égal, car je t’aime, je te veux depuis toujours, moi, l’horreur de garçon dont la figure te dégoûte…

Laure, à la fois furieuse et charmée, se mit à pleurer.

— Oh ! Tais-toi !… Est-ce que je pouvais me douter. Ton œil te fait si drôle. On dirait que tu boudes tout le monde… Tu m’as espionnée, c’est du propre ! D’abord, tu te trompes. Tu n’as rien vu… Fallait causer, grande bête !

— J’aurais dû, en effet, te dénoncer à ton père. Au moins, je ne me serais plus régalé du spectacle… Tantôt celui-ci, tantôt celui-là, et tu leur donnais des gâteaux par-dessus le marché… Moi, ça me mettait la folie dans le sang. Tu pleures ? j’ai pleuré souvent des nuits entières, moi, mordant mon traversin.

— Lucien, nous serons des amis, à présent ; il faut me pardonner, murmura-t-elle câline, lui passant ses bras autour des épaules. C’est vrai que je suis amoureuse… et je ne sais pas trop de qui, j’ai la chair tendre, ma peau flambe tout de suite… Est-ce que c’est de ma faute ! je n’y comprends rien. Tu ne me trahiras pas, dis, Lucien, mon cher petit Lucien ? Mais… comment t’expliquer, je ne peux pas te regarder.

Lucien Séchard se cacha le visage dans ses cheveux dénoués. Les éclairs se succédaient, brillant entre les persiennes comme des reflets de lames aiguës.

— Mon Dieu ! sanglota-t-il.

— Console-toi, poursuivit-elle, se voyant la maîtresse du champ de bataille, tu es un homme. Il y a des choses impossibles, enfin !

Il eut un tressaillement au fond de son être martyrisé.

— Tu as dit : impossible ! Allons donc ! je veux, tu veux ! Qu’est-ce qu’il y a d’impossible, maintenant ?

— Non ! non ! je te dis la vérité, Lucien ! Coupe-toi la tête, alors !

Il y eut un silence et il s’agenouilla, se faisant un bandeau de l’étoffe de son peignoir.

— Même si je reste ainsi, toujours, à tes pieds, te suppliant ?

— Tu es stupide.

— Même si je ne t’embrasse que la nuit !

— Ah ! dans ma chambre, pour que ma mère nous pince.

— Même si je mets un masque.

Elle pouffa.

— Tu as vraiment des idées, Lucien…

Il redressa le front.

Il bondit, saisit un canif, sur le bureau :

— Je me fous bien que tu sois belle pour les autres, s’écria-t-il hors de lui, puisque je suis trop laid pour toi. Je vais t’aveugler !

Laure, épouvantée, s’élança vers la porte. Il courut après elle, s’empara de ses cheveux qu’il secoua brutalement.

Elle bégaya :

— Ce soir, ce soir, devant la croisée du salon. Oh ! mes yeux, mes yeux à moi… ne me crève pas les yeux, chéri…

Et, délivrée, car il avait jeté le canif, elle se sauva dans le corridor en rattachant son fichu.

Lucien Séchard, d’un pas chancelant, regagna son bureau. Il s’affaissa sur sa chaise ; un ruisseau de larmes coulait de son œil bleu, et l’autre, rouge comme une braise, lui cuisait de la plus atroce manière. Il s’épongeait la face avec son mouchoir, irritant cette plaie sans vouloir y faire attention, heureux de la creuser davantage, de l’envenimer jusqu’à se l’arracher une bonne fois.

Dans la cour, des gouttes d’eau tombaient, larges, sur les angéliques, et crépitaient, pleurs de l’orage après les pleurs d’amour ; tout sanglotait, tout s’effondrait autour de lui, et il avait bien prévu que cela finirait ainsi ! Il faisait trop chaud dans sa tête. Non, il n’irait pas au rendez-vous. À quoi bon, mon Dieu ! Les promesses coûtent peu quand on est une jolie fille, capable de mener la vie que Laure menait. Elle était venue pour constater qu’il avait bien le poison dans les veines, et maintenant elle se moquait de lui.

Il se coucha en travers de la table, les poings crispés. Amoureuse du curé d’Estérac ! Quelle malédiction ! Ce manège durait depuis un an. Elle regardait là-haut le ciel, tandis que lui, en bas, baisait le bord de sa robe, mendiant une caresse. Le monde était vraiment trop mal fait. Elle, qui redoutait le scandale, s’adressait à une soutane et risquait de se compromettre, en pleine ville, devant la terrasse d’une cure ! Si ça continuait, elle se planterait toute nue au milieu de l’église, un jour de sermon…

Lucien, encore hoquetant, ramassa ses papiers, tria l’ouvrage du lendemain et termina une copie. De temps à autre, il se rappelait leur scène et se demandait comment il avait pu lui dire toutes ces choses. Elles étaient sautées de ses lèvres sans même qu’il s’aperçût de leur fuite. Quelqu’un avait parlé pour lui dans sa poitrine. Quelle histoire, mon Dieu ! Et jamais plus il ne retrouverait cette occasion… Cinq heures sonnèrent à la vieille pendule de marbre noir, où une justice pesait un sabre sur ses balances de bronze. Il tonnait effroyablement. Le clerc alla fermer la fenêtre, ouvrit la porte, car il étouffait. M. Lordès rentrait : un cabriolet le ramenait tout ruisselant, et l’on entendit les cris de commisération de madame Lordès qui se précipitait sur son mari pour l’éponger — et l’empêcher de salir l’escalier. Laure dit, du salon, très fort :

— Papa, c’est un temps à ne pas fourrer un chien dans la rue. Tu devrais inviter M. Séchard à dîner.

Les parents éclatèrent de rire. Le notaire, une fois essuyé, monta, et, se débarrassant de sa serviette remplie de paperasses, il fit l’invitation :

— Dites donc, vous, mon garçon, voulez-vous manger un morceau, à la cuisine, sans façon ? Vous ne pouvez pas sortir par cette averse…

Le clerc comprit bien alors que c’était lui le chien, et, retenant ses dernières larmes, il refusa.

Durant des semaines, Lucien Séchard s’ingénia aux plus difficiles des combinaisons pour atténuer l’effet de son œil. Il questionna sa mère, une veuve de mœurs rigides, pour savoir si le taffetas d’Angleterre ça coûterait beaucoup. Celle-ci, qui ne voyait même plus la plaie de son fils, car il était borgne depuis l’âge de trois ans, lui rit au nez en l’appelant : grande bourrique ; et elle ajouta d’un air féroce :

— Tu ne vas pas conter fleurette aux filles, je pense, avec ce que tu nous gagnes ?

Il se rendit chez un pharmacien, acheta un peu de cette étoffe rose en cachette. Dans sa chambre il se calfeutra comme pour un suicide ; il découpa des ronds de différentes dimensions, et se les colla successivement ; mais ou ils étaient trop petits, et une auréole de pourpre cerclait le taffetas rose, ou ils étaient trop grands, et ils dissimulaient la joue. Ensuite, les cils, ces épines qui ressortaient de la plaie, poussaient de travers, lui rongeaient les chairs, les envenimaient jusqu’à les faire saigner quand il était surexcité, la moindre contrariété se portant sur son œil malade (et on aurait cru que tous les malheurs qui lui arrivaient devaient passer par ce trou béant !), les cils empêchèrent le rond rose de s’adapter correctement sur l’orbite. Il dut renoncer au taffetas d’Angleterre. Il essaya des lotions émollientes, espérant que l’inflammation se calmerait. Tous les yeux crevés n’avaient pas, enfin, cet aspect de braise fulgurante ! Les lotions attirèrent un mal jaune, une espèce de pus qui se mit à couler pendant deux jours, menaça de gagner l’œil sain et lui valut des exclamations de dégoût. Sa mère lui conseilla de ne plus se pencher sur son verre quand elle lui offrait du vin, et M. Lordès lui recommanda ses minutes d’une façon particulière.

Il ne tenta plus aucun remède, se borna aux calculs de ses effets de tête. Il s’inclinait d’un côté, baissait le front, se grattait les cheveux pour avoir l’occasion de poser sa main devant sa plaie. Cela finit par compliquer tellement sa vie, qu’il en négligea ses travaux. Espérant toujours qu’il rencontrerait Laure au bon moment, il se grattait perpétuellement les cheveux ou le sourcil, se frappait la tempe, affectant un geste de réflexion profonde. Lorsqu’il traversait le corridor, venant de la rue, montait à l’étude, il pouvait rencontrer la jeune fille, et il préparait une série de mouvements répétés la veille devant une glace. D’abord la cravate qu’il nouait, sa moustache qu’il frisait, ses cheveux qu’il rejetait en arrière. Au bureau, il posait son coude sur le papier, appuyant sa tête sur sa main, tirait son mouchoir, le secouait à hauteur de son œil.

Un jour, le notaire lui dit, impatienté :

— Sacrebleu, vous me donnez le vertige, Séchard, avec votre remue-ménage.

— Excusez-moi, monsieur, murmura le jeune homme, j’ai la migraine.

— Je crois bien, vous mettez de l’eau de Cologne sur votre mouchoir. Ça empeste !

Ces observations le calmèrent. Laure ne se montrant plus, il tomba dans un désespoir morne et songea un moment à lui écrire. Une prudence d’individu élevé parmi des paperasses compromettantes le retint. S’il écrivait, il ne pouvait pas envoyer sa lettre par la poste ; de plus, où déposer une missive amoureuse puisqu’il n’entrait jamais ailleurs qu’à l’étude ? Quand une des croisées du salon était ouverte, de la rue, en enjambant la balustrade, on serait allé jusqu’au piano, et seule mademoiselle Lordès jouait de cet instrument ; mais la bonne Joséphine essuyait le clavier tous les matins, et elle découvrirait nécessairement la lettre. Attendre une nouvelle occasion ? Laure avait fait redemander son modèle de broderie par son père ; Lucien savait bien, à présent, qu’elle ne reviendrait plus…

Elle poursuivait sa chasse au curé, redoublant sa dévotion, allant tous les dimanches à l’église vers l’heure du crépuscule, quand le prêtre se trouvait isolé, loin de ses enfants de chœur et de ses vieilles habituées du confessionnal. Ah ! c’était une dévotion bien entendue que celle de mademoiselle Lordès ! L’ancien curé se mourait, il ne confesserait pas toujours les jeunes filles, et, le nouveau l’ayant complètement remplacé, il faudrait bien qu’il la prît sous sa tutelle, reçût ses confidences ; et elle le traquait avec une patience de bête fauve qui sait que tôt ou tard elle posera sa griffe sur un pauvre ennemi tout tremblant !

Lucien Séchard, de son œil unique, voyait les péripéties de la lutte à travers les murs. Il connaissait la toilette du rendez-vous, l’ombrelle de la promenade sous la terrasse des noisetiers, le négligé si gracieux des messes du matin, le bouquet que l’on se mettait au corsage le jour d’une confession possible ; et il devinait, aux allures folles de la jeune fille, les déceptions, les rebuffades, les crises de nerfs, la nuit, aussi les abandons solitaires, toutes les caresses épuisantes qu’il partageait à distance, en l’appelant très bas…

Dans la maison, les parents ne se doutaient de rien. Madame Lordès engraissait, M. Lordès courait les campagnes pour des contrats et rapportait des rhumatismes. Joséphine épluchait des légumes, au milieu de la cour, par le beau temps, devant son fourneau, par la pluie, et quelquefois cette servante reprenait son chapelet, marmottait une dizaine tout en poivrant un ragoût.

Un matin, Laure ouvrit le salon comme le jeune homme passait, et elle s’arrêta sur le seuil, désirant prononcer un mot : ils étaient vis-à-vis l’un de l’autre. Lucien fit tout de suite un geste fou, lança ses cheveux en arrière d’un tour de main rapide, et la jeune fille, hésitante, se souvint de ce qu’il voulait lui cacher. Elle referma la porte. Lucien monta en chancelant l’escalier de l’étude. Il était désespéré, car elle avait eu l’expression que l’on aura toujours à regarder un crapaud. Lucien pleura, le front plongé dans ses papiers timbrés. Le soir, à quatre heures, le notaire sortit et le laissa griffonner seul. Le clerc demeurait triste, et cependant il sentait venir quelque chose : derrière les murs de l’étude, derrière toutes ces paperasses poudreuses, un regard flambait. Laure le guettait, comme elle avait l’habitude, hélas ! de guetter le prêtre… Elle se détournait peu à peu de celui-ci pour examiner celui-là, qui l’aimait, ne fuirait pas ses prunelles de chaud velours et lui tendrait les bras… Lentement la porte du bureau s’ouvrit, ainsi que s’était ouverte la porte du salon le matin ; un frisson électrique secoua le jeune homme, et il l’aperçut, debout, le doigt posé sur ses lèvres. Il ne remua pas, ne dérangea pas son coude ni sa main, masquant son œil de son mouchoir tamponné.

— Vous avez donc mal à la tête, monsieur Lucien ? demanda Laure s’avançant, la voix douce.

Il répondit d’un ton sourd :

— J’ai toujours mal à la tête, moi !

Laure jeta un regard vif du côté de l’escalier, puis referma la porte ; mais, cette fois, elle s’enfermait chez lui.

— M. et madame Lordès sont sortis, dit-elle d’une voix plus grave, imitant Joséphine quand elle éconduisait une visite importune.

Le clerc faillit bondir.

— Et la bonne, où est-elle ? souffla-t-il.

— Elle est à l’église pour une petite dizaine de chapelet, monsieur Séchard.

Laure, maintenant, était près de lui, elle le frôlait de sa hanche. Il se leva brusquement, alla pousser la targette, rabattre les volets pendant que Laure s’asseyait dans le fauteuil de son père.

— Nous aurons donc encore un orage, monsieur Lucien ? dit-elle égalisant les plis de sa robe. Vous vous souvenez du dernier, hein ? ce qu’il a tonné ! Aujourd’hui, nous sommes au mois d’octobre, il fait moins chaud, n’est-ce pas ?

Elle riait d’un rire étrange, moitié gaîté, moitié sanglot. Lucien la saisit par la taille, s’agenouilla devant elle et posa sa tête endolorie sur ses genoux. Le malheureux garçon suffoquait.

— C’est pour me parler de la pluie et du beau temps que tu es là ? balbutia-t-il.

Laure glissait le long du dossier, tombait du haut de ce cuir vert comme une goutte d’eau glisse le long d’une large feuille. Un instant elle fut toute renversée entre les bras du jeune homme. Lucien, ébloui, n’osait plus.

— Allons, grande bête, tu vois bien que je ferme les yeux !…

VII

Mademoiselle Lordès se tenait debout près de la grille dorée du chœur. Elle était arrivée la dernière et pour faire des critiques. Non ! ce Mois de Marie ne lui plaisait pas. Il manquait de verdure, d’ombrage, de mystère. Trop de fleurs fausses et pas assez de plantes d’ornement. Tous ces lis en papier donnaient à l’autel un aspect de magasin de modes, mais ce n’était pas elle qui ajouterait son cadeau. Depuis que le vieux curé d’Estérac était mort, elle désertait l’église et ne se souciait pas de faire plaisir à ce jeune prêtre indifférent, si peu zélé pour ses brebis. Autour d’elle, des dévotes, chargées de dons multicolores, s’empressaient comme des fourmis. Laure ne savait guère pourquoi elle venait là. Elle était entrée en se disant que cet homme, Armand de Bréville, avait bien de la chance de se cacher sous une soutane, car, sans cette jupe noire, elle trouverait bien un moyen de l’atteindre, de se venger de ses dédains. Ses prunelles luisaient dans la direction de la sacristie, où elle apercevait l’abbé causant avec une dame. Ainsi l’abbé plaisantait, il riait même, s’occupait d’une personne du sexe féminin.

Lui, d’ordinaire si hautain, si calme, marchant auréolé d’un nimbe qui l’empêchait de voir, il riait ! La colère envahit le cerveau de Laure, colère faite d’un ancien désir et d’une récente jalousie. Joséphine, la bonne des Lordès, avait prétendu, tout en adressant des signes d’intelligence à madame, rapport à mademoiselle, que ce jeune prêtre s’émancipait ; il visitait les paroissiennes les moins respectables, vagabondait par la campagne, rassemblait chez lui des loqueteuses pour leur distribuer du pain, et avait poussé la dissipation jusqu’à payer des deniers de l’église le voyage d’une fille-mère au chef-lieu de l’arrondissement. Sa conduite était celle d’un exaspéré. Son ambition déçue, nommé dans une cure modeste où il ne pouvait pas s’offrir les relations mondaines nécessaires à son avancement, ce petit curé-là finirait mal… Et beaucoup d’autres choses transpiraient qu’on n’osait pas dire en présence d’une jeune fille.

Laure se moquait des racontars, mais elle lui reprochait, de son côté, une foule d’impolitesses vraiment calculées, des plus blessantes. Il n’était pas venu chez eux au jour de l’an, n’avait pas remarqué son absence de la sainte table et du confessionnal, et enfin c’était lui, ce lâche, qui l’avait précipitée dans le misérable état où elle croupissait, lui qui l’avait jetée dans les bras du monstre Lucien Séchard, le borgne. Sans la passion inassouvie que la folle avait eue pour cet enjuponné de noir, elle ne serait pas tombée, elle, une belle créature, sur un mâle infirme !…

Laure trépignait de rage. Son cœur, encore fermé au milieu de l’éclosion de sa chair, distinguait à peine le plaisir de l’amour ; d’ailleurs, ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était une volupté certaine, et elle était aujourd’hui bien certaine que les voluptés du borgne la dégoûtaient, tandis que le prêtre, si beau, dont les yeux lançaient de si extraordinaires lueurs, lui représentait une perpétuelle promesse de félicités. Il dominait encore sa vie, elle y pensait aux heures des humiliations, et, quand elle paraissait plus douce pour l’amant indigne, c’est qu’elle rêvait de lui.

Laure s’accouda sur la balustrade du chœur. On descendait maintenant la statue de saint Georges pour y substituer celle de la Vierge, et cette opération délicate ne se faisait pas sans circonstances amusantes. La jeune pécheresse prenait un sacrilège plaisir à voir tous ces gens s’agiter devant Dieu comme devant un autre. Les femmes, peu à peu retournées aux habitudes bavardes, échangeaient leurs impressions comme dans un vulgaire cabinet de toilette.

Les voix s’élevaient, on se disputait des balais, des serviettes, une éponge, les plumeaux. Les plus sérieuses secouaient les tapis, les nappes d’autel, et enlevaient les toiles d’araignées ; les plus expérimentées se contentaient d’arranger les bouquets de papiers peints et d’organiser les girandoles de bougies. Le sacristain, un vieux sécot, la mine pointue d’une fouine, allait de droite, de gauche, donnant des conseils, s’extasiant et ôtant son bonnet grec tantôt devant l’autel, tantôt devant une dame notable. Quand le saint Georges fut descendu, il s’épongea le front, disant d’une voix pénétrée :

— Ce bougre-là n’est pas en plumes !

Il y eut un léger rire.

M. l’abbé s’approcha, il vint se mettre tout près de Laure, et, ne se doutant pas qu’elle demeurait pour l’espionner, essayer de le rendre ridicule dans son troupeau de dévotes, il s’écria d’un ton vif :

— Mais ce n’est pas ça du tout, la sainte Vierge a l’air de sortir d’une hotte. Il faut l’élever.

Laure ajouta d’un accent très raide :

— … D’une hotte de chiffonnière, vous avez raison, monsieur l’abbé.

Il fit volte-face et resta consterné par son regard ardent.

— Nous voici donc une bonne ouvrière de plus,’ murmura-t-il, baissant les yeux et s’efforçant de sourire ; et c’est bien à vous, mademoiselle, de venir nous aider, vous êtes si rare depuis quelque temps…

Laure, d’un geste fébrile, repoussa ses lourds cheveux qui lui battaient toujours les flancs comme la queue d’une bête en folie.

— Monsieur l’abbé, dit-elle froidement, vous ne manquez pas de cœurs dévoués autour de vous.

— Oui, répondit-il sur le ton de la gaieté mais le visage pâle, je n’ai qu’à me louer de l’empressement de mes chères paroissiennes, elles me gâtent… pourtant, il en est qui m’oublient, qui oublient Dieu… ajouta-t-il en une onction feinte.

— C’est sans doute de votre faute, monsieur l’abbé, riposta Laure, lui dardant ses prunelles miroitantes dans les paupières.

Il redressa la tête, la considéra un moment épouvanté, puis il eut l’envie terrible de se lancer sur elle pour la chasser, l’écraser. Laure devina son trouble, elle se pencha :

— Je vais réparer mes torts, monsieur l’abbé, lui glissa-t-elle en une douceur soudaine. Je désire me confesser, et, comme il n’y a plus qu’un curé à Estérac, naturellement je viens vous chercher.

Il était si tremblant qu’il dut s’appuyer contre la balustrade. Personne ne les écoutait ; le train-train du nettoyage de l’autel se poursuivait dans des conversations familières où s’échangeaient les nouvelles du dehors et les événements de la cuisine. L’abbé défaillait sous le regard impérieux de la jeune fille toujours debout, attendant sa décision :

— Je souhaite que ce soit Dieu qui vous ramène ici, mademoiselle répondit-il, passant sa main sur son front déjà humide ; je serai à vous dans une heure.

Laure s’inclina et se rendit du côté du confessionnal, en feuilletant son livre de prières d’un air détaché des choses de ce monde.

Les dévotes achevèrent leurs travaux tant bien que mal. Elles empilèrent les pots sur les pots, les roses de papier sur les lis en argent, et elles piquèrent de-ci de-là des bannières de soie qui faisaient ressembler cet étalage rutilant à la devanture d’un de ces marchands forains où le drapeau nous donne le droit de choisir la plus grosse des porcelaines. La Vierge sortait du tas des roses comme une honnête femme, embêtée de vendre une pareille marchandise. Le sacristain remisa saint Georges vers un meuble obscur de la sacristie, les dames méditèrent une minute, le temps de se reposer de leurs fatigues, et se retirèrent en chuchotant quelques invocations pieuses. L’église retomba dans un silence morne. Par le portail ouvert on entendait seulement la plainte lente et nasillarde d’un pauvre agenouillé, sa sébile à la main, qui mendiait avec des chutes de voix gutturales.

L’abbé de Bréville entra au confessionnal, où se trouvait déjà Laure. Dès qu’il eut tiré le guichet, elle lui dit, levant son joli profil vers lui :

— Je vous fais peur, monsieur l’abbé !

Il murmura d’un ton contenu :

— Dites le Confiteor, mon enfant.

— Alors, vous me méprisez ?

— Je vous prie, je vous supplie, mon enfant, de commencer par le Confiteor. Nous sommes au tribunal de la pénitence.

Laure dit la prière les dents serrées, les lèvres brûlantes. Elle tenait décidément sa vengeance, et, puisque ce jeune indomptable n’avait pas voulu la voir, il allait l’entendre… la confession permettait tout.

— Mon père, commença-t-elle avec une humilité railleuse, je vais vous scandaliser, car je suis déjà une grande pécheresse. Je n’ai encore que vingt ans, mais j’ai commis bien des fautes, et je n’espère pas beaucoup de la miséricorde divine : mon père, j’ai un amant…

L’abbé de Bréville eut un tressaillement douloureux et balbutia :

— Nous sommes de ceux qui peuvent tout entendre, et Dieu nous apprend à tout pardonner…

Ah ! elle avait un amant ! Il se cramponnait à la dure stalle de bois, incrustait ses ongles dans les montants du guichet. Seigneur ! comme on étouffait au fond de ce cercueil, et comme il faisait sombre autour de lui !

— Du courage, mon enfant, formula-t-il plus bas.

— Oui, mon père, je m’accuse de m’être livrée, et cela sans amour, pour la seule satisfaction de mes sens. Je n’aimerai jamais l’homme qui me possède, et pourtant je ne peux plus me débarrasser des liens de mon péché. Vous connaissez notre clerc, celui qu’on a surnommé le Borgne, Lucien Séchard ?

Tenez, mon père, avez-vous rencontré quelquefois des chiens crevés sur votre chemin, le long d’un sentier, dans les champs ? J’en ai vu un, quand j’étais petite fille, près d’une ferme où je passais mes vacances, et ce chien mort avait les yeux bouffis, pleins de terre, garnis d’insectes grouillants, de brins d’herbes sèches… Eh bien, mon père, le regard de mon amant est ainsi, je vous le jure, il a l’œil du chien mort !

Elle s’interrompit pour sourire, et le prêtre vit ses dents briller, à travers le grillage, comme un reflet de couteau.

— Oui, mon père, je m’accuse d’être la maîtresse de ce borgne, moi qui n’aime que les belles choses et qui suis faite pour un beau garçon. La nuit, je me réveille en pensant que l’œil rouge va peut-être éclater dans les ténèbres et se disperser en feu d’artifice, m’inonder de gerbes d’étincelles ou de gerbes de gouttes de sang ! J’y pense quand je mange, j’y pense quand je bois, et je ne peux plus mordre mon pain et je ne peux plus avaler mon vin ; j’y pense quand je me regarde au miroir ; j’y pense quand je me penche sur l’eau… l’œil de mon amant borgne me suit partout ; il tache le ciel et alors il est grand comme le soleil ; il est, au soir, la lune qui se lève derrière un nuage ; il court dans les prairies quand je me promène, il est sur toutes les fleurs ; il est sur toutes les robes que je porte. Mon père, jamais supplice de damné ne fut plus épouvantable. Pour y échapper, vous m’ouvririez l’enfer que je m’y jetterais, bien heureuse, en vous remerciant, et voilà, mon père, de quel amour je me régale ! Il faut, n’est-ce pas, que je sois une insatiable de caresses, une amante que rien ne rebute pour me contenter de cet amant !… Oh ! je ne lui reproche pas sa laideur ! Il m’aime tendrement et fait tout son possible pour dissimuler cette honte, mais, moi, je crois que je le verrais tel qu’il est quand il se fourrerait à cent pieds sous terre…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! proféra le confesseur, laissant tomber son front dans ses mains. Et pourquoi ne rompez-vous pas cet attachement qui vous dégrade, ma fille ? Si ce garçon vous a séduite malgré vous, il a fait un crime, et vos parents auraient le devoir de le chasser de chez eux sans qu’il puisse réclamer ni se venger. Vous ne voudriez pas épouser ce clerc ? Alors… il vous menace ? Vous avez peur du scandale ? Dites-moi, mon enfant, que vous voulez rompre… ou que vous avez peur…

— Vous ne comprenez pas, mon père ! C’est de bonne volonté, au contraire, que je suis sa maîtresse. Je me suis donnée à lui parce que je ne me sentais pas la force de lui résister… J’ai même été le chercher, un jour qu’il ne pensait plus à moi et qu’il n’espérait pas me retrouver…

— Il faut le quitter… le quitter… répéta le prêtre fiévreusement. Laure, mon enfant, avouez tout à votre mère, et, de concert avec elle, je me charge de l’expulser du pays, ce monstre ! Vous êtes jeune, sensible, un peu folle, vous reviendrez de vos erreurs et vous vous repentirez. Si, je comprends bien, je comprends trop !… Sous l’empire des sens, de quoi n’est-on pas capable… Mon enfant, il faut rompre cette odieuse chaîne… Il le faut…

Laure hocha doucement la tête ; la tresse de ses cheveux glissa de ses épaules sur le grillage du confessionnal, et le confesseur sentit leur parfum l’envelopper comme si la fourrure d’un grand fauve s’était abattue sur lui.

— Je ne veux pas rompre, mon père, continua-t-elle, non, je ne peux plus… je ne l’aime pas, et je l’aime ; il me semble souvent que je le hais, car il me plonge toute vive dans un effrayant purgatoire. Il est ma punition en même temps que mon plaisir… mais… (et ici elle soupira) il me protège contre un plus sérieux danger. Je lui en ai de la reconnaissance.

— Un danger ? murmura le prêtre frissonnant.

— Oui, mon père ; c’est par amour pour un autre que je me suis livrée à Lucien Séchard, j’ai cru qu’il valait mieux me damner toute seule que de damner l’autre avec moi…

— Taisez-vous, mon enfant ! bégaya l’abbé faisant un geste de colère.

Elle reprit, humblement soumise :

— Et puis, mon père, il est si bon, ce garçon, si passionné, si délicat… La nuit, quand je ne le vois plus et que j’arrive à l’oublier, je crois que c’est l’autre, celui que j’aimerais tant !…

— Laure, silence !… je vous défends de parler de ces choses… ici, devant moi !… s’écria le prêtre hors de lui, et oubliant que le pauvre psalmodiant à l’entrée du porche avait peut-être l’oreille fine.

Laure se redressa. Ses narines se gonflèrent, et elle eut un regard cynique. Elle venait de toucher son adversaire au cœur.

— Pourquoi me taire, monsieur l’abbé ? répliqua-t-elle négligeant de l’appeler mon père, du moment qu’il la nommait Laure tout court. Je vous accuse en m’accusant, et c’est justice ! Est-ce que vous êtes venu pour me consoler, pour chasser ce misérable quand il n’était pas encore trop tard ? Est-ce que vous avez eu pitié de mes larmes quand je pleurais, la nuit, en songeant qu’un curé ne se marie pas, et qu’il n’est pas permis de le trouver beau, de le lui dire en face… Vous redoutez le scandale ! Ne craignez rien, mes précautions sont bien prises. J’ai fait changer mon appartement, je couche au rez-de-chaussée au lieu de coucher au second étage de notre maison, où dorment mes parents. De plus, Lucien Séchard est tellement hideux que personne, je vous assure, ne s’avisera de jaser à son sujet… ni au mien !… Vous n’aimez pas le scandale ! Mon amant est très discret. Il n’est ni un homme marié ni un prêtre. Tout se passe le mieux du monde…

— Mais, misérable fille, oubliez-vous que l’œuvre de chair a été instituée par Dieu pour la reproduction de l’espèce, et non pas aux seules fins du plaisir… Un jour, vous vous réveillerez… enceinte ?

— Oh ! riposta Laure tranquillement, il sait les secrets !

— Seigneur ! ayez pitié d’elle !… ayez pitié de moi !… râla le malheureux. Je ne pourrai pas l’absoudre…

Et, d’un mouvement brutal, Armand de Bréville poussa le guichet, ne voulant plus regarder la bête de luxure qui faisait onduler joyeusement derrière ses épaules rondes sa queue de cheveux noirs et parfumés.

— Ce que je me fiche de ton absolution ! se disait Laure sortant de l’église à petits pas. Ne l’entendant plus bouger au fond de cette boîte obscure, de ce large cercueil posé, debout, contre les murailles, elle s’était levée, puis s’était dirigée vers le porche. Là, elle avait donné deux sous au pauvre nasillant des bénédictions, et elle rentrait chez elle d’une allure légère, la conscience débarrassée de son péché.

Le soir, cependant, une étrange tristesse s’empara de la jeune fille ; elle était vengée, mais cela ne la conduisait pas loin : Lucien Séchard la gardait, l’espionnait, la tyrannisait perpétuellement par la peur de savoir sa honte divulguée ; il la menaçait de se tuer si elle le faisait chasser. Il l’avait bien senti, ce prêtre, elle cherchait à faire des victimes, car elle était victime elle-même et elle ne pouvait guère se vanter de son triomphe : il ne lui servirait à rien. Non, elle n’aimait pas plus Armand que Lucien, elle courait aux victoires sur les hommes, poussée par une force irrésistible ; ostensoir de chair tout épanoui, elle portait l’amour en elle comme un Dieu et demeurait inerte sous ses rayonnements.

Une chose lui manquait encore, les joies du cœur… Possédait-elle un cœur ? Très vaguement, comme on souffre d’une microscopique épine enfoncée au bout du doigt, elle croyait à la présence de cet objet quand elle appuyait dessus, pour compter ses palpitations, et elle éprouvait une inquiétude de ne pas aimer davantage, désirant toujours une autre sensation, une volupté plus aiguë. Une rage lui venait à songer que ce prêtre était digne, et elle l’en admira un peu, non, cette fois, pour ses yeux doux, fendus en amande, mais pour le genre de joujou qu’il lui laissait briser, pour son cœur à lui, si mystérieux, vase clos dont elle avait enfin éparpillé le trop-plein de passion. Elle ne dormit pas. Le lendemain matin, elle se leva de très bonne heure, fit sa toilette de pénitente, enveloppa sa toque d’un voile de dentelle et retourna résolument à l’église. Elle suivit la messe basse avec une attention édifiante. Qu’allait-il faire, lui, meurtri de la veille, en revoyant son bourreau ? La messe achevée, Laure égrena son chapelet par contenance. Serait-ce encore le confessionnal qu’elle prendrait pour lieu de combat ? Elle se rapprochait de l’autel, guettant l’abbé qui ôtait son surplis, lorsqu’il lui envoya le sacristain :

— Monsieur le curé vous attend, dit l’homme la saluant.

Et d’un ton tout naturel il ajouta :

— Mademoiselle aura de la besogne.

Laure, stupéfaite, le regarda s’éloigner. De quelle besogne lui parlait-on ? Elle traversa le grand tapis ornant les marches de l’autel, et demeura indécise devant la porte de la sacristie. Elle frémissait d’une émotion vraiment neuve : sur le seuil du paradis, elle n’aurait pas eu plus de confusion. Derrière cet écroulement de fleurs artificielles que représentaient l’autel de la Vierge et sa propre existence, elle allait donc moissonner la sincère fleur d’amour, la fleur entre toutes défendue aux profanes. Leurs voluptés, frottées d’encens, leur donneraient bien réellement un avant-goût du ciel ; ils avaient attendu longtemps pour échanger le divin baiser des élus, l’un se vautrant dans toutes les fanges, l’autre isolé dans la prière, mais ils allaient s’unir, eux aussi, à l’église, après avoir envié, de loin, les épouses chastes traînant la robe immaculée sur les dalles jonchées de rameaux, et les époux graves, si fiers de leur charge d’âme féminine. Laure heurta doucement la porte.

— Entrez, répondit Armand de Bréville.

Elle pénétra sur la pointe du pied, comme dans une chambre de malade, et tout de suite fut saisie par l’odeur des roses. Au milieu des mousselines transparentes, des branches de rosiers blancs étalées formaient une croix que le jeune abbé était en train de consolider avec des joncs. La fenêtre ogivale de la sacristie s’ouvrait sur une perspective de gracieuses collines encore dans les langes des vapeurs matinales, et un rideau de peupliers bordant une route mettait autour de la ville s’éveillant une écharpe discrète qui harmonisait les détails vulgaires. Se détachant du fond clair de l’ogive, le prêtre, svelte, élégant et souple, paraissait plus noir, d’une mélancolie plus sévère, et ses yeux passionnés cerclés de bistre étaient mouillés, comme les roses, d’une rosée plus froide. Il indiqua un escabeau sculpté, siège d’ancien moine, à la jeune fille, et lui dit, s’efforçant de sourire :

— Voulez-vous m’aider, aujourd’hui ? Je sais que vous détestez les fleurs fausses. J’ai cueilli, cette nuit, toutes les roses de mon jardin, car je n’ai pas pu dormir, et je commence un travail qui m’effraye… Il s’agit de tresser une croix bien fragile, mademoiselle… la croix des vanités humaines, une croix de ronces fleuries. Cela manquait à mon autel, et j’ai compté sur vous pour me la fournir…

Laure le dévisageait, étonnée. Il choisissait un prétexte charmant s’il désirait succomber au milieu d’un lit de parfums, mais pourquoi ce glacial aspect ?

— À votre service, monsieur l’abbé, murmura-t-elle enlevant sa voilette et rejetant ses cheveux en arrière ; dois-je refermer la porte ?

— Oui ; nous serons seuls, je le crains ; toutes les confessions sont venues hier, et je n’ai pas de baptême, ce matin, pas de catéchisme… je n’ai plus rien à faire… qu’à préparer cette croix. Tenez, voici des ciseaux.

Il lui passa les ciseaux tandis qu’elle se penchait sur la table en lui frôlant les mains. Armand de Bréville s’affaissa dans un fauteuil de velours violet où l’on plaçait l’évêque, les jours de solennités religieuses. Il tournait le dos à la fenêtre : ses yeux, ayant pleuré toutes ses larmes, ne pouvaient plus supporter la clarté du dehors. Il restait là, résigné, courbé sous une lassitude avilissante, il causait en mondain et ne s’occupait plus de sa dignité de prêtre. Hormis une chose qu’il ne voulait pas faire, il ne résistait plus, il avouait son amour, il avouait ses lâchetés, se réservait de puiser une nouvelle rigueur dans la honte même de ses aveux. Elle ne le violerait pas ; c’était tout ce qu’il avait juré, en somme, ne pas se laisser violer, et ses jésuitismes de conscience l’assuraient de la paix maintenant. Il avait prévu qu’elle viendrait, elle était venue ; il la recevait et n’en ressentait pas plus de frayeur qu’à respirer la griserie des roses.

Laure disposa les bras de la croix et les recouvrit de fleurs, puis elle glissa dans son corsage quelques pétales tombés.

— Nous avons à causer, Laure, balbutia le jeune prêtre d’une voix lente. Vous vous êtes confessée… brutalement, et vous me trouvez encore tout bouleversé par vos histoires… des histoires de petite fille que je ne dois pas prendre au sérieux. Seulement, moi, votre confident et votre unique protecteur, puisque vos parents ignorent ce que je sais, je désire vous sauver, si c’est possible. Vous n’avez que vingt ans, Laure, et les livres saints prétendent que c’est l’âge des élans généreux. Je ne vous parlerai ni de l’amour de Dieu, ni de nos sacrements. Abandonnons les choses sacrées pour ne pas les salir au contact des passions mauvaises ; nous y recourrons plus tard, quand nous serons moins affolés. (Il s’arrêta, mit à son front la fraîcheur d’un feuillage qu’il déchiquetait machinalement.) Je dis nous, car il y a ici deux coupables… Je suis peut-être même plus coupable que vous. (Il baissa le ton.) Oui, ma pauvre enfant, j’éprouve pour une femme, dont je n’ai pas à prononcer le nom devant vous, ce que vous éprouvez pour Lucien Séchard. Cette femme, comme le clerc de votre père, est marquée d’une plaie hideuse, elle est tarée du signe fatal de la luxure ; mais, s’il m’est défendu de l’aimer, il ne m’est pas défendu de chercher à la tirer de la boue…

Laure s’agenouilla aux pieds du jeune homme, lui présentant une touffe de roses :

— Vous êtes bien dur pour votre enfant, mon cher père ! dit-elle.

Armand lui sourit d’un sourire plein d’amertume, laissant ses mains tomber.

— Oui, mon enfant… ou mieux, ma sœur !

Il y eut un silence. Laure enfouit son visage pâle de convoitise dans les mains longues et frêles du jeune prêtre ; elle se berça la tête sur ses genoux.

— Oh ! que je vous aime ! — souffla-t-elle d’un accent sauvage.

— Laure, ma bien-aimée sœur, continua l’abbé fermant les yeux, je ne vois plus qu’un moyen de vous protéger contre vos sens. Il faut vous marier. Je ne suis pas fou… non… non… j’ai calculé, cette nuit, toutes nos chances de salut, et je pense que j’ai trouvé juste. Vous ne pouvez pas épouser votre amant ; vos parents, vous-même, vous ne le voudriez pas ; et le scandale serait excessif. Il faut en épouser un autre, je chercherai. Je connais un jeune homme très estimable, un futur notaire qui achèterait l’étude de votre père. Répondez-moi franchement, Laure, accepteriez-vous un mari que je vous proposerais ?…

Laure leva la tête :

— J’accepterai la mort de toi ; mais, en attendant, quelle sera ma récompense ?

— Vous m’obéirez ! fit-il d’un ton navré.

— Et ce mari, nous lui révélerons mes histoires… de petite fille ?

— Il ne saura jamais rien, vous romprez avec Lucien Séchard, vous me l’enverrez s’il vous menace d’un esclandre, et ensuite vous finirez par aimer votre fiancé.

Laure s’écria, révoltée :

— Et si je refuse…

— Alors, je demanderai à mon évêque de changer de cure, c’est bien simple.

— Tu me dédaigneras toujours… je ne suis donc pas assez jolie pour toi, mon frère ?

L’abbé se ploya jusqu’à ses lèvres offertes.

— Je souffre le martyre sans me plaindre, démon ; j’ai déjà commis le péché d’intention, et ne veux pas devenir votre proie. Ma sœur chérie, relevez-vous !

— Allons n’importe où, mon frère adoré, au fond d’un couvent, nous nous aimerons… et nous ferons pénitence après… Dis !… j’accepte la responsabilité de ta faute ! Je veux…

— Ma sœur ! Ma sœur !

Il répéta ce mot douloureusement, la contemplant avec une ivresse qui le paralysait, et elle se jeta dans ses bras, ne se doutant guère qu’à cette minute suprême, plus dépravé encore qu’elle, la fervente du corps, lui, le fervent de l’âme, rêvait d’un inceste.

Ils demeurèrent une seconde enlacés ; Laure se fondait tout entière sur sa bouche, comme un fruit s’écrasant. Des odeurs de roses dans les cheveux, et au bout des doigts, elle l’entourait d’un vertige extraordinaire, le poussait à un abîme qu’il devinait frais et sombre, tout pareil aux frondaisons luxueuses d’un grand parc. Des sentiers sablés d’or se roulaient en spirales devant lui ; des bras nus, une forêt de bras nus, se nouaient à son cou ; il était caressé par une tresse de cheveux noirs flottants qui prenait la dimension d’une fumée d’incendie, et il ne pourrait plus s’échapper, car une mutine voix d’enfant lui criait :

— Porte-moi, mon frère, porte-moi, emporte-moi !

Laure le vit défaillir, elle eut pitié de ce passionné orgueilleux que les jeûnes et les luttes exténuaient.

— Pardonnez… je suis une cruelle, balbutia-t-elle, se remettant à ses genoux, pendant qu’il retombait à demi évanoui sur le fauteuil ; oh ! je vous ai fait du mal.

— Non, chère petite sœur, vous avez eu raison, au contraire, de dire cela… Vous avez rompu le charme, le démon s’est enfui ! Soit… je vous porterai… jusqu’en paradis.

Laure joignit les mains.

— Je vous obéirai, ne pleurez plus !

— Vous me le jurez, ma sœur ?

— Je vous le jure… à une condition (et elle baisa l’extrémité de l’écharpe du prêtre), c’est que votre sagesse ne vous fera pas plus de tort, auprès de Dieu, que ma folie, monsieur l’abbé !

Ils se sourirent, et, ranimé, le jeune homme se leva, se dirigea vers le seuil de la sacristie en disant :

— Quand j’aurai la force de reprendre ma croix, je reviendrai. Terminez votre œuvre, ma sœur chérie ! Les fleurs se fanent vite…

VIII

Les deux fiancés contemplaient le paysage, n’osant pas se communiquer leurs réflexions. Après ce grand dîner de cérémonie, on les avait laissés seuls sur la terrasse, et la lune se levait, les noyant d’une mélancolie douce qui les empêchait de trou ver les phrases de circonstance ou simplement banales Henri Alban cherchait quelque chose de gracieux, en harmonie avec la belle soirée, tout en caressant son étui à cigares que, par politesse, il ne pouvait ouvrir. Laure, palpitante, les yeux humides, attendait une exclamation amoureuse qui ne venait pas.

À leurs pieds, la ville d’Estérac dormait dans une brume piquée ça et là des petits points d’or des lampes, et semblait un lac aux remous sombres reflétant des étoiles.

Lorsque la lune émergea, pas très ronde, d’une lumière un peu rougeâtre, l’air d’un œil triste au front de ce ciel de printemps, encore tout rempli de nuées sourcilleuses, Laure eut un tressaillement involontaire ; elle se rapprocha de lui et se mit à trembler pour de bon.

Était-ce la fraîcheur montant du jardin ou le regard étrange de cette lune dont la pâleur se mélangeait de sang, qui la faisait trembler ? Était-ce parce qu’elle se sentait trop heureuse et que sa joie l’angoissait subitement ?

Elle n’aurait su le dire.

Henri l’examinait à la dérobée. Il lui découvrait un genre de beauté qui ne lui plaisait guère. Ce profil de femme au nez court, au menton troué d’une fossette large, brisant la ligne, à la tempe étroite, aux yeux longs, tellement longs qu’ils avaient l’apparence d’une tente entre les bords soyeux de laquelle vous regarderait un chat sauvage, l’étonnait et le gênait à la fois. Cela déroutait tous ses préjugés sur l’éternel féminin, ses combinaisons de garçon ordonné, méthodique. Il aurait préféré une femme moins bien faite, aux hanches moins développées et à la figure plus régulière, plus comme les autres, La chevelure, par exemple, le rendait fier, et il se disait ; « Ce n’est pas la queue de souris de nos pauvres Parisiennes, qui n’ont que juste ce qui leur faut pour accompagner leur chapeau. » Malgré cette qualité essentielle, il relevait les tares avec le soin méticuleux d’un fiancé peu enthousiaste.

Elle était originale, facile à dégrossir et suffisamment prometteuse de bonne maternité, mais elle se souciait peu de sa toilette, portait d’anciennes modes collantes qu’on ne portait plus, qui vous la dessinaient nue au milieu de cent femmes habillées de draperies compliquées. Enfin, elle sentait bon la lavande comme un linge pur, elle était grave, calme, représentait bien une ignorante ne sachant qu’une chose : qu’elle a le temps, toute la vie pour apprendre ; et elle souriait d’un sourire contraint, comme l’enfant qui va s’éloigner prochainement de sa famille.

La perspective de leur voyage de noces à Paris, ce retour à ce luxe des plaisirs honnêtes : les théâtres, les restaurants chers, les courses en voitures parmi des rues illuminées, le charma une seconde. Il jouit d’avance de ses stupeurs et de ses ravissements de jeune pensionnaire provinciale lâchée dans le palais des joujoux. Certes, cela serait une date mémorable, elle se la rappellerait longtemps, elle y ferait de discrètes allusions, les soirs d’hiver, quand ils entendraient souffler la bise et se resserreraient l’un près de l’autre, elle préparant une layette, lui lisant son journal…

Si les affaires de l’étude marchaient, ils retourneraient à Paris, s’offriraient quelques excursions, des voyages du côté de la mer. Mon Dieu, en attendant, il allait se fixer d’une manière agréable. Pas une grosse fortune, et des beaux-parents singuliers : madame Lordès prononçait toujours trépas au lieu de mort, sauçait son pain dans le jus ; M. Lordès plaisantait comme un recueil distribué à la foire ; mais la fille serait vite façonnée aux jolies habitudes, elle n’avait pas leur langage vulgaire, puisqu’elle se taisait perpétuellement, une preuve de goût, et si elle aimait son intérieur, ses enfants, il ne lui demanderait pas des tours de force. Oh ! ce petit intérieur gentil qu’il rêvait ! Un train-train de charrette anglaise toujours bien tenue, et cependant point prétentieuse, attelée d’une aimable jument poulinière pas dure aux réactions, supportant le frein dans les descentes et venant prendre le sucre sur la main de son maître, sans qu’on ait jamais besoin du fouet !

Élevé par une tante rechignée, vieille fille maniaque, et son père, un veuf ayant eu des chagrins, Henri Alban désirait fonder une véritable famille, selon les idées qu’en donnaient les tableaux à la Charles Dickens, son auteur de prédilection. Armand de Bréville, du reste, répondait de l’avenir, et, pas plus dévot qu’il ne le fallait, car il n’allait pas aux manifestations religieuses, Henri remerciait son ami curé du fond du cœur ; il n’y a qu’eux encore, les jupons noirs, pour dénicher la perle dans l’huître !

C’est égal, il aurait voulu fumer. L’interdiction du cigare lui gâtait sa soirée de fiançailles.

Laure murmura d’une voix basse, troublée, coupée d’hésitations :

― La lune me fait peur. Voyez donc, monsieur, comme elle est rouge ?

Henri se pencha sur la terrasse, mit ses coudes et sourit :

— Je ne la regarde pas, mademoiselle, je vous regarde…

C’était absurde, cette entrée en matières, il le sentait, mais pour la province…

— Elle est rouge, rouge, répéta Laure qui pâlissait, se rapprochant de lui.

Henri lui prit le poignet, très lentement, ne voulant pas l’effaroucher, et il ajouta :

— Nous allons être bien heureux, n’est-ce pas, ma chère petite fiancée ?

Laure lui donna sa main, et, sans qu’elle s’en rendît compte, elle livra un à un ses doigts qui s’enlacèrent à ceux du jeune homme ; ils joignirent ainsi leurs paumes. Durant ce témoignage de confiance, Henri se souvint que la dernière maîtresse qu’il avait eue, la seule peut-être aimée plus qu’un bel objet d’art, lui pressait les doigts de cette façon aux heures de l’intimité, et il se mit à rire tout à fait :

― Êtes-vous nerveuse, mademoiselle Laure ?

— Je ne sais pas, monsieur Henri.

— Puisque vous avez peur de la lune !

— Près de vous, je n’ai plus peur de rien, répéta-t-elle.

Henri porta la main de la jeune fille à ses lèvres et la baisa très légèrement. Laure faillit s’évanouir. C’était l’aveu, l’aveu définitif, et elle se voyait déjà dans ses bras ; blottie sur sa poitrine. Sa tête se penchait, quémandant l’épaule du jeune homme ; elle avait envie de lui crier :

— Tu es beau, je t’adore, viens-nous-en dans l’herbe, là bas ! Je te prouverai que je suis belle, et cela vaudra bien un mariage à l’église où je connais un prêtre qui nous maudira au lieu de nous bénir, un monstre jaloux qui, debout, sous le porche, aura le droit de cracher sur ma robe blanche !…

Le fiancé murmura :

— Quand nous serons mariés, nous achèterons une Victoria… Je crois que nous le pourrons en faisant quelques économies, et nous irons les jours de fêtes au chef-lieu.

Laure dit d’un ton sourd :

— Je me moque des voitures, monsieur Henri, je ne suis pas ambitieuse.

Elle tâchait d’être absolument simple et de lui dissimuler ses révoltes.

Il s’amusa de son ingénuité.

— Ce n’est pas par ambition qu’on a une Victoria, chère petite, c’est pour la commodité des rapports avec les clients. Un notaire ne peut pas voyager à pied, je vous assure.

— Ah !… vous croyez ! Des larmes vinrent au bord des paupières de la jeune fille. De quoi donc lui parlait-il ?

— Aimez-vous la toilette ?

— Je n’ai qu’une robe, elle est toujours neuve, répondit Laure.

Et sa moue hautaine ajouta : Cette robe-là, c’est ma peau, tu n’as pas l’air pressé de la voir, hein ?

Puis elle se raisonna. Elle voulait courir quand celui-ci marchait, n’osait même pas se risquer sur ce mystérieux terrain des fiançailles. Il fallait revenir à la réalité, se réserver davantage, ne pas lui jeter son cœur fraîchement épanoui comme elle avait jadis jeté sa personne. Une pudeur tardive l’envahissait et lui paralysait les membres. Désolée, à présent, de ne pas se trouver plus naïve, plus désirable, elle serait tombée volontiers à ses genoux pour implorer son pardon ; mais il était trop tard, maintenant, elle n’avait plus qu’à se laisser marier. Ce qu’elle acceptait la veille comme une sauvegarde et une réhabilitation, elle l’acceptait aujourd’hui pour en faire une expiation définitive ; elle porterait tout le poids des fautes passées, le remords et sa colère s’il s’en apercevait. S’il ne s’en apercevait pas (un homme de vingt-six ans n’a jamais toutes les expériences), elle se donnerait si bien, l’aimerait tant, s’absorberait tellement en lui qu’elle pourrait encore devenir une honnête femme.

Cet amour l’avait prise brusquement, à l’heure même où elle l’avait vu entrer chez eux, là, derrière ces brumes, dans ce coin de ténèbres où gisait la maison verte, dans cette tombe où elle était née. Tout à coup, il lui avait semblé qu’elle apercevait un homme extraordinaire.

Et il ne lui montrait rien de plus séduisant qu’un autre. Il était blond, d’un blond cendré un peu terne, il avait les traits réguliers, le teint blanc, la moustache sobre ; sa bouche se fronçait aux deux extrémités en un pli de mécontentement qui lui donnait un aspect de raillerie dédaigneuse, mais il était charmant quand il souriait. Laure l’aimait surtout parce que, d’instinct, elle le devinait son contraste absolu et qu’elle rêvait d’une conquête. Elle serait le maître, lui l’élève. Débaucher son mari pour en faire un amant lui procurerait la plus exquise des félicités humaines.

Puis elle cessa de raisonner ; au bout de quelques semaines d’une cour pourtant bien banale, où le guindé camélia blanc remplaçait les déclarations brûlantes, elle aima comme une folle, dans un tourbillon de désirs contradictoires. Tantôt elle voulait lui avouer son passé, tantôt elle oubliait qu’elle n’était pas vierge, se sentait des candeurs de petite fille qui s’effraie d’un monsieur. Et elle avait de superbes élans, des immolations d’une minute où elle foulait son cœur sous ses pieds, se jurait d’entrer en religion prier pour lui. Elle finissait par imaginer un Dieu à travers l’homme, et se dépouillait de ses anciennes cruautés. Elle pleurait des nuits entières devant sa photographie, — qu’elle ne mettait pas sous son traversin de crainte de la souiller. Elle s’attendrissait à propos de choses inutiles, dans lesquelles sa passion se mirait faute d’un meilleur et plus ardent miroir : sur la mort d’un insecte qu’elle venait d’écraser, sur la fin d’une fleur se fanant au fond d’un vase ; et des larmes lui montaient aux yeux en contemplant les étoiles, aussi nombreuses que les agonies des cœurs coupables.

Elle aimait ! Elle aimait ! Elle possédait tous les désirs sataniques et toutes les puretés des anges…

Comment lui offrirait-elle sa pauvre personne flétrie ?

Jouerait-elle une comédie d’autant plus provocante qu’elle saurait la pimenter de toutes les sciences du refus, ou lui dirait-elle la vérité, pour se mieux livrer, se mieux anéantir dans la brutale caresse du mâle en furie, qui la tuerait en lui pardonnant.

Elle y pensait sans cesse, à cette sinistre nuit des noces ! Et elle activait, autour d’elle, une flamme qui, peut-être, devait la dévorer cette nuit-là.

Quant à Lucien Séchard, elle ne se souvenait même pas de ses droits… Puisqu’il ne les avait pas fait valoir tout de suite, c’est qu’il méditait une scène ridicule, et elle se chargeait bien d’en détruire l’effet le soir du jour solennel… Non, Lucien n’oserait pas. D’ailleurs il ne détenait aucune preuve.

Chaque fois qu’elle passait devant l’étude, le clerc se précipitait, fermait la porte pour ne plus s’exposer à une rencontre. Elle avait rompu définitivement. Encore une semaine, et Lucien Séchard disparaîtrait, elle serait libre…

Une fois, Henri Alban lui avait dit, parlant du borgne :

— Le pauvre garçon, on croirait qu’il est tombé sur de la gelée de groseilles !

Et, de bonne grâce, elle avait ri, ri aux éclats.

Cependant, Laure s’inquiétait de la froideur d’Henri. Elle s’en tourmentait tout en découvrant une nouvelle saveur à ce genre d’amour trop respectueux. Le prêtre, choisissant un homme calme, de sens tranquilles, par une secrète jalousie d’amoureux privé des jouissances charnelles, ne se doutait pas qu’il fournissait à la jeune passionnée une excitation plus terrible pour elle que les caresses impétueuses d’un rustre. Laure puisait ses principales joies cérébrales dans ce respect du futur mari. C’était, pour elle, un double attrait de se sentir à peine effleurer les doigts et de savoir, en même temps, qu’on désirait tout, qu’il lui faudrait tout abandonner… Elle minaudait, accordant sa main, et elle offrait son corps dans cette petite main ouverte. Ce qu’ignorent ordinairement les jeunes filles, elle le savait, et elle complétait des phrases, elle achevait les gestes, elle possédait la signification de tous les emblèmes. Se torturant à sonder l’esprit de cet homme froid, elle inventait des questions plus ingénues encore que l’usage ne le permettait. Elle trouvait des situations équivoques pour essayer de lui faire perdre sa retenue, et le jugeait sur un mot, sur un sourire, le pétrissant déjà tout à son image, le dotant d’une hypocrisie pareille à la sienne. La folie des sens l’avait mûrie pour des folies plus délicates, les voluptés de l’imagination remplaçaient chez elle les résultats brutaux. L’ostensoir s’était enfin fondu dans ses propres rayonnements, la divinité s’incarnait en elle, et elle ne tendait plus l’hostie aux lèvres des fidèles sans y avoir elle-même goûté. Son désir violent du sacrilège, lorsqu’elle convoitait le curé d’Estérac, se changeait en une ferveur légitime, et le prêtre n’avait fait que préparer ses nerfs, son sang, sa chair à la réception d’un aphrodisiaque dont elle ne manquerait pas de fabriquer du poison. L’inassouvie rêvait d’enflammer le chaste époux à son contact, de lui dicter des conditions, et ce n’était pas précisément la bonne maternité que lui promettaient ses hanches roulant sous la jupe tendue, ses seins pointant droit vers les mâles.

… La lune les couvait de son œil triste, et les deux fiancés, sur la terrasse, causaient toujours posément. Laure, souffrant le martyre, car il se reculait quand elle s’approchait, riait d’un rire niais de jeune fille vertueuse. Henri parlait des misères de l’existence parisienne pour les garçons qui n’ont pas leurs aises, les poêles hermétiques dans lesquels mijote une asphyxie, ces poêles à physionomie de haut de forme, et il vantait les bûches de Noël s’entassant dans les grandes cheminées provinciales ; il contait les délices du pot-au-feu lorsqu’on sortait des restaurants où l’on payait très cher pour manger si peu… Ensuite il parla de leur contrat, s’apercevant qu’elle s’intéressait au côté sérieux de la question maritale. Ce contrat était un chef-d’œuvre où tout serait prévu par leurs parents ; il ajouta, l’index dressé :

— Même notre mort !

— Comment, murmura-t-elle avec une ironie dont il ne soupçonnait pas toute la profondeur, nous devons mourir ?

— On ne sait pas ce qui peut arriver, ma chère petite, répondit-il, se laissant gagner par une touchante émotion. Si l’un de nous deux mourait, je serais naturellement bien malheureux, mais les intérêts de nos enfants avant tout…

Cette phrase empreinte d’un égoïsme naïf fut prononcée d’une voix très douce. Il n’avait pas conscience de dire une chose épouvantable, et Laure, par hasard, se souvint de la torture qu’elle avait infligée certaine nuit à Lucien, le misérable amant obligé de taire ses douleurs.

Elle subit la phrase en guise d’expiation, et elle pensa ceci : sans les remords, la vie serait insupportable, les bêtises qu’on a faites étant les seules justifications de ces illogismes ! Et, très humble, se montrant encore plus sincère, elle dit cela :

— Oh ! bien sûr, je puis mourir, nous sommes tous mortels !

Il songea, lui, que décidément elle parlait comme une sotte.

Madame Lordès les arracha à leur causerie sentimentale.

— Je vous en prie, rentrez, mes enfants ! Des paysans pourraient vous espionner, ce n’est pas convenable, leur cria-t-elle.

Ils rentrèrent, la main dans la main, balançant leurs bras en imitant les écoliers frondeurs. Et on attela le cabriolet qu’on avait emprunté au maire d’Estérac. Les Lordès, leur fille entre eux deux, partirent de la Bourdaisière, la propriété du fiancé, agitant des mouchoirs au clair de lune, Laure murmurant intérieurement :

— Il ne m’aime pas encore ! Ce que j’accepte pour du respect n’est que de l’indifférence. Il épouse notre étude !

Et, se redressant soudainement menaçante, elle se tourna du côté de la maison qui se détachait toute blanche sur le ciel sombre :

— Tu m’aimeras, Henri, je le veux ! Je te forcerai à m’aimer, sinon je deviendrai le pire des animaux, moi, que tu prends déjà pour une bête.

Une semaine après ce dîner des fiançailles, un jeudi, les Alban descendirent à leur tour le coteau de la Bourdaisière pour visiter la famille Lordès.

Chez le notaire, on cuisinait ferme ; il convenait de prendre beaucoup d’apéritifs, et les liqueurs, tout le fond du placard, formèrent bientôt un arc-en-ciel sur la table du solennel salon où la plante grasse, la chevelure de verre, répandait sa fraîcheur de femme noyée. En entrant, la tante d’Henri eut froid, elle garda son châle d’un air de mauvaise humeur ; le père Alban, pour fuir cette gamme de sucre, et l’angéline, et le dernier marasquin de pêches contenant, de l’aveu même de son créateur, un soupçon d’acide prussique, se sauva vers la gendarmerie voir des chevaux. Henri, par politesse, accepta quelques poisons variés. Laure, déboutées yeux baissés, s’occupait de grouper les flacons et passait de temps en temps une assiette remplie de gâteaux secs poudrés d’anis et de gingembre.

L’assiette de gâteaux épuisée, Laure fut priée de jouer sa valse de Métra.

Elle obéit, les paupières toujours mi-closes, comme continuant un sommeil qu’elle n’osait pas secouer. Henri lui tourna les pages, son père battit la mesure, la tante approuva de plusieurs exclamations discrètes, en dodelinant de la tête, et sa mère lui cria, au moment critique :

— Tu sais, ton arpège, ne va pas le rater, hein !

Mais elle ne se réveilla guère, s’aperçut seulement de la présence de ces gens-là quand le notaire dit, d’une voix qui lui sembla vibrer sous une cloche :

— Maintenant, monsieur Henri, nous lâchons ces dames et je vous amène à l’étude, mon clerc vous y attend. Ce pauvre bougre, c’est son jour de réception, à lui aussi…

Et les deux hommes sortirent.

La veille, M. Lordès lui avait réglé définitivement son compte. On avait échangé les banales paroles d’usage.

— Oh ! je n’ai jamais eu qu’à me louer de vous, Séchard, touchez là mon garçon.

— Monsieur, je vous remercie pour toutes vos bontés. Certes, je ne trouverai pas de patron meilleur, ni au chef-lieu, ni dans tout l’arrondissement.

— Que voulez-vous, Séchard, la destinée nous ordonne de nous séparer.

— Une cruelle destinée, monsieur Lordès.

— Oui ! Oui !… Dix ans de loyaux services… Si je ne mariais pas ma fille, Séchard, vous ne me quitteriez plus.

— Enfin, on ne fait pas ce qu’on veut, dans la vie !

— Tiens, Séchard, embrassons-nous…

Et le patron avait serré Lucien dans ses bras, en évitant, comme il l’avait expliqué le soir à sa femme, de se coller sur la figure cet œil du borgne qui distillait des larmes rouges.

On l’avait invité à dîner pour la seconde et la dernière fois, mais il s’était excusé, sentant que sa place demeurait encore marquée à la table de la cuisine, malgré leurs attendrissements.

— Vous mangerez avec nous ! appuya le notaire en veine de générosité.

S’asseoir près de Laure, près de la fiancée ? Non, il ne le pourrait pas, et le clerc eut un singulier haussement d’épaules : il refusa de nouveau.

Henri Alban, pénétrant dans l’étude, lui trouva un aspect fort calme ; le clerc amateur et le clerc peu payé se tendirent la main, s’effleurèrent le bout des doigts et se mirent tout de suite à examiner les différentes dispositions des cartons verts. Ils se connaissaient pour s’être vus de loin ; Henri avait pitié, Lucien témoignait du respect. Le notaire, dès qu’il les vit paperassant de bon cœur, s’éclipsa pour aller rejoindre ce sacré coureur de chevaux à la gendarmerie et lui faire de la morale. La porte de l’étude se referma.

— À gauche… murmurait Lucien Séchard, toutes les affaires concernant la ville, et à droite toutes les affaires concernant la campagne. Là, sur cette armoire vitrée, vous trouverez le timbre, les bouteilles d’encre, une provision de papier buvard… Les fournitures de bureau sont presque nulles ici… vous pensez que l’ouvrage n’abonde pas…

— Je sais, de rares clients et de mauvais clients, fit Henri fronçant la bouche dédaigneusement ; le papa Lordès néglige l’étude pour le métier de liquoriste, et il a des routines…

Il acheva sa phrase par un geste impatient et alluma un cigare. Il conservait de la liqueur verte un goût amer qui l’irritait. Lucien répliqua :

— Oh ! c’est un brave homme… un aveugle.

Henri faillit éclater. Ce borgne traitant un autre d’aveugle lui parut très drôle.

— Vous plaisantez, monsieur Séchard.

Lucien leva son œil bleu et son œil rouge ; il dit avec un rictus bizarre :

— J’en suis sûr, monsieur.

Il dura longtemps l’examen des dossiers moisis, des cartons, des tiroirs aux relents fades et des livres à reliure de cuivre ; puis Lucien Séchard consulta sa montre.

— J’ai encore quelques minutes, dit-il, car je ne sors d’ici qu’à cinq heures et ma journée d’aujourd’hui m’est payée jusqu’au soir. Oh ! le patron sera servi rubis sur l’ongle, je vous le promets… j’attendrai l’heure, comme toujours…

Henri, bien installé dans le fauteuil de M. Lordès, hocha le front pour approuver ce scrupule. Son cigare était excellent, et il ne se souciait pas de rejoindre ces dames au piano. On causerait des affaires un brin en attendant l’heure de la sortie réglementaire de cet honnête garçon.

— Donc, monsieur, j’ai juste le temps de vous instruire du reste, poursuivit Lucien s’asseyant devant le jeune homme et penchant son visage sur sa poitrine, selon sa coutume, dès qu’il se trouvait en face de quelqu’un.

— Du reste ? répéta machinalement Henri croisant la jambe.

Que signifiait ce mot qu’il avait accentué ? Est-ce que leur étude présentait des coins obscurs ? Allait-il lui narrer l’histoire d’un testament fantastique, lui donner des conseils charitables à propos de certaine manie dangereuse du patron ? Mon Dieu, ce clerc était d’une exactitude troublante.

— Je vous écoute, mon ami, ajouta Henri analysant la mine piteuse du borgne et se convainquant de plus en plus que cela ressemblait à de la gelée de groseilles.

Il y eut un silence. Lucien se mordillait les lèvres, calculait déjà la portée de ses révélations et ne se pressait pas. Henri fumait, très anxieux, ne sachant pourquoi.

— Monsieur Alban, reprit Séchard coupant ses syllabes de pauses, vous serez peut-être le clerc de mon patron, mais vous ne serez pas son gendre. Je voudrais vous expliquer ces choses, sans faire trop de discours. Je ne liens pas à demeurer inutilement dans cette maison, mes minutes étant comptées ; aussi je me borne à ce qui vous intéresse d’une manière plus spéciale ; mademoiselle Lordès, votre fiancée, a un amant.

Henri tressauta sur son fauteuil, laissa tomber son cigare, et, tout blême, s’écria :

— Monsieur, vous êtes un misérable !

— En effet, je suis un misérable, soupira Lucien haletant, je suis pauvre, je suis laid, je suis lâche, et cependant il faut que je déclare la vérité, puisqu’il est écrit que celui qui connaît un empêchement légitime au mariage doit le révéler sous peine de péché mortel. Vos bans sont publiés, la robe blanche est cousue, comment rompre sans esclandre ? je vous plains sincèrement, vous ne m’aviez pas fait de mal… (Lucien s’arrêta pour respirer). Non, vous ne m’avez pas fait de mal. L’heure est venue, et une heure qui m’a été payée, monsieur, l’heure est venue de vous dire : votre fiancée a un amant, le pire des amants, un misérable, bien pauvre, bien laid, bien lâche… (il s’arrêta encore, étouffant, les mains tremblantes). Je vous l’affirme, elle a un amant bien indigne, monsieur.

Henri Alban s’était brusquement levé. L’œil rouge qui luisait en face de lui ne le faisait plus sourire. Ou ce garçon s’affolait dans le chagrin du départ, ou il se vengeait pour des raisons terribles qu’il importait d’éclaircir sur-le-champ.

— Vous mentez ! bégaya Henri ramassant son cigare par contenance.

— Alors, murmura Lucien, sans bouger de sa place, vous ne l’aimez guère… Pourquoi ne m’empoignez-vous pas à la gorge ? Hein ! je mériterais d’être étranglé, monsieur !… Oh ! vous ne l’aimez guère ; moi je n’aurais pas répondu, j’aurais tapé. Cet amant, monsieur, c’est moi, moi, Lucien Séchard, le borgne… entendez-vous, c’est moi, et j’ai bien envie de mourir.

Henri se rassit, la physionomie bouleversée, n’osant plus le dévisager. Il essaya de railler ce garçon qui demandait l’aumône d’un bon coup, en plein crâne.

— De mieux en mieux ! Et vous avez les preuves de ce que vous avancez, monsieur Séchard ?

— Je n’ai aucune preuve, mais questionnez Laure, vous verrez !

— Vous êtes un ignoble drôle, mon pauvre Séchard, vous êtes malade !

— Non, monsieur, je suis un ignoble drôle qui se porte bien. J’ai pris votre fiancée parce qu’elle s’est offerte à moi, tenez, sur ce même fauteuil dans lequel vous venez de vous asseoir. Je vous dis ce qui vous regarde, pourtant, je n’ai pas été le seul… C’est une fille, je vous le jure, une fille horrible, et si charmante ! Je ne peux pas l’épouser, mais personne, de mon vivant, ne l’épousera. J’ai trop souffert. Je me venge parce qu’elle m’a ôté le cœur de la poitrine…

D’un ton sourd, il bredouilla encore une phrase inintelligible, respira fortement, lutta contre un sanglot qui montait, puis il arrangea des papiers dans un carton, vérifia l’heure à sa montre et se dirigea vers la porte en mettant sa casquette à visière basse. Henri le laissait faire, effrayé douloureusement, ne songeant qu’à la possibilité de la folie furieuse.

— Monsieur, je vous préviens de mon départ, dit Lucien, se découvrant. Je m’en vais une demi-heure trop tôt, car j’ai encore un devoir à remplir. Pour que le scandale soit complet, il est nécessaire que je me tue. Il y a un puits derrière l’église, je vais me jeter dans ce puits, j’empoisonnerai l’eau de mon cadavre, on me retirera, et toute la ville saura que je me suis tué en sortant de cette étude. Vous devinez les suppositions et les cancans ? Non, je ne possède aucune preuve, mais l’amour se prouve par la mort, monsieur. Je vous fais mes adieux.

Il remit sa casquette, ouvrit la porte, s’éloigna.

Henri, les prunelles fixes, le contemplait, atterré. Ce malheureux disait vrai ou il jouait remarquablement la comédie. À moins que la folie, une folie bien étrange, lui communiquât une subite passion pour sa fiancée.

Lorsque Lucien fut dans l’escalier, il dit encore, élevant la voix :

— N’oubliez pas, monsieur, de questionner mademoiselle Lordès. Les femmes les plus habiles se trahissent ; elle se trahira un jour, tout naturellement.

Il descendit et disparut au tournant de la rampe.

Henri resta un moment plongé dans une stupeur. Sans son envie de pleurer, ce clerc aurait eu l’air de lui lire la copie d’un acte notarié. Mais, l’espace d’une seconde, il avait laissé voir une émotion si profonde, si angoissante, même pour celui qui l’écoutait, que le jeune homme ne pouvait pas nier, chez ce grotesque, un don de sensibilité absolument extraordinaire.

Dès qu’Henri entendit la porte d’entrée retomber, très lourde, il bondit, lui le méthodique et le correct, il dégringola jusqu’au salon. Il étouffait, il voulait se rassurer immédiatement, trouver Laure, lui demander des explications… et savoir surtout pourquoi jamais on ne lui avait parlé des crises nerveuses de cet infirme, car il était fou… fou… Ensuite, on irait chercher le malade du côté du puits.

Les vieilles dames, la tante et madame Lordès, étaient à la cuisine, absorbées par des discussions de ménage. Laure demeurait devant son piano, les mains jointes, au milieu du clavier, ne jouant plus, comme pétrifiée, tâchant de saisir ou la dernière vibration d’une note, ou le bruit des pas d’un homme qui fuyait le long de la rue.

L’avait-elle donc entendu sortir ?

Henri hésita.

Cette fille allait-elle devenir la victime d’une odieuse vengeance de domestique renvoyé ? Lui salirait-il l’imagination en la questionnant au sujet de pareilles choses ?

Cette fille charmante, selon l’expression du monstre, et pourtant horrible ! Comme elle gardait bien une attitude de gamine en train de déchiffrer un morceau compliqué, avec sa grosse natte flottante, ses paupières mi-closes et sa bouche se serrant contre ses dents fines qu’on apercevait s’incrustant brillantes à travers de la pourpre ! De quels termes se servirait-il, lui, le fiancé, vis-à-vis de la jeune fille chaste ?

Et seulement, ce jour-là, en pensant à l’épouvantable plaie de ce borgne, il se dit qu’elle avait de beaux yeux, des yeux comme jamais il n’en rencontrerait d’autres…

— Mademoiselle, balbutia-t-il, s’approchant, je désire vous parler… tout de suite, oh ! tout de suite…

D’un mouvement rapide, elle pivota sur son tabouret, ses mains toujours unies sur ses genoux, ses paupières toujours baissées, ses petits pieds tendus, pointant en flèche, et le sourire vague.

— Mon Dieu, s’exclama-t-il, ne trouvant que ce cri, Lucien Séchard va se tuer…

— Vous croyez, monsieur, répondit Laure sèchement.

Suffoqué, Henri ajouta, perdant la tête :

— Parce qu’il a été… votre… comprenez-vous, Laure ?…

Elle se dressa, toute blanche.

— Ah ! il vous a dit…

Et elle inclina son buste, chancelante, prête à glisser dans ses bras, murmurant :

— Tant mieux, je préfère ça, je serai votre maîtresse au lieu d’être votre femme, voilà tout… Laissez-le mourir !

Mais elle tomba de toute sa hauteur sur le tapis, le jeune homme ayant sauté en arrière.

IX

Dans la foule accourue autour du puits, le curé d’Estérac se tenait immobile, sous la croix d’argent que portait un enfant de chœur. Ses lèvres avaient l’air de psalmodier, et, en réalité, elles frissonnaient de dégoût sans dire la moindre prière. Atrocement énervé par le grincement de cette chaîne rouillée sur la poulie, de temps en temps il mettait son index dans son oreille, d’un geste machinal qui n’était point très religieux.

Il pleuvait.

Le figuier ombrageant le puits se vernissait d’une eau toute semblable à de l’huile. Le dos des deux hommes, en manches de chemise, qui tournaient la manivelle, ruisselait. Des femmes, en cheveux, venues là pour voir, échangeaient des lamentations de circonstance, à la hâte s’enveloppaient la tête de leur mouchoir, et les messieurs bien mis, sans chapeau, bombaient les épaules.

On était une cinquantaine sur cette petite place angulaire, bordée d’un mur qu’un chèvrefeuille dépassait, et rendue toute sombre par l’épaisseur du figuier et l’élévation de l’église. On se trouvait juste derrière la sacristie. Un vitrail dominait les gens, leur montrant sa couronne d’épines rayonnantes, dans les flammes rouges d’un sacré-cœur de Jésus.

Ce puits, très ancien, s’ornait de figures sculptées, grimaçantes, aux nez camards, que des ouvriers rustres avaient polies à la lime pour nettoyer la margelle, en un jour de liesse. Une armature de fer forgé s’élançait au-dessus du trou béant, se séparant comme deux rideaux de dentelles noires et retombant en volutes capricieuses toutes déchirées.

Des étrangers avaient cueilli la moitié de ces fleurs de fer, une fois, en visitant les beautés de la petite ville, et un collectionneur du chef-lieu écrivait au maire, chaque année, pour obtenir le restant.

On se chuchotait ces choses d’archéologie parmi les notables du quartier, les uns piétinant dans la boue, agacés, les autres se poussant du coude, répétant avec indignation :

— Voyons ! Voyons ! Du silence ! Il s’agit d’un mort et non pas de vendre de la ferraille ! Messieurs, de la tenue, je vous en prie ! le curé n’est pas content.

Les rumeurs sur le puits s’apaisèrent, tandis que le concert des femmes, gémissant sur le mort, reprenait plus haut :

— Quel malheur ! Sa mère qui va le retrouver pourri ! Oh ! la pauvre !…

— Nous venions chercher notre eau là-dedans ! Une infection, ma chère !…

— On ne pourrait plus se pencher sans y rendre l’âme !…

— Oh ! c’est une histoire qui me ferait quitter la rue !…

— Moi, je le connaissais bien, je lui ait dit bonjour souvent !…

— … Et moi, je fais cuire mes légumes à l’eau de rivière !…

Le curé, toujours frissonnant, eut un geste de violence.

Les femmes, près de lui, se turent ; mais, plus loin, Joséphine, l’ex-cuisinière des Lordès, une vieille obstinée, continuait à moudre ses paroles, les éparpillant à plaisir comme les gouttes de la pluie. Elle leur contait sa dixième version, la meilleure, car le drame finissait par se dépouiller de réflexions personnelles, tant elle se fatiguait à le répéter.

— Oui, c’est la pure vérité : madame et moi nous étions dans le corridor. La tante de M. Henri marchait la première, devant nous, elle disait : — J’aime à dîner tard. Madame lui répondit : — Nous autres, nous dînons de bonne heure… Et tout d’un coup, M. Henri est sorti du salon, les bras levés… Tenez, comme ça ! (Et la vieille levait ses bras maigres en les agitant.) Il était blanc comme le surplis de M. le curé. Il criait : — Tante, allons-nous-en ! Je veux partir d’ici tout de suite !…

Joséphine se campait, un poing sur la hanche, prête à recueillir une ovation au moment où le curé fit un nouveau geste de colère.

Une voisine reprit, le ton baissé :

— Oh ! c’est propre ! Elle allait avec tous les petits garçons du quartier quand elle était à l’école… Borgne ou boiteux, tout lui devenait pain bénit, et sans mon grand gueux de fils, qui me l’a raconté ce matin, je ne m’en serais jamais douté.

— Une fille si doucette… ajouta une autre, toujours faisant ses pâques et ne s’écartant pas des jupes de sa mère.

— Et dire que la pauvre madame Séchard est dans l’église qui attend… Hein ? L’a-t-on assez cherché, ce corps qui pue là depuis un mois !… murmura un homme attendri. Si les Alban le savaient, ils auraient dû le dire !…

Une femme, tenant un enfant en maillot, s’essuya les yeux, balbutiant :

— Peut-être que ce n’est qu’un chat ou un chien ! Il aurait tout de même bien dû penser à sa mère ; il va joliment lui faire des frais…

La poulie grinçait de plus en plus, et les hommes suaient sous leur chemise collée à leur peau. Le curé pâlissait à mesure que s’approchait le féroce dénouement, et il pensait, lui aussi, à une femme qui attendait, blottie dans son église, n’osant pas se montrer aux pleines lumières du scandale. Enfin, une tête d’homme émergea, celle du courageux puisatier qu’on avait descendu, à cheval sur une planche, et qui éternuait de l’eau nauséabonde, vomissait la putréfaction par tous les bouts de ses vêtements.

— Il y est ! cria-t-il d’une voix qui sembla monter lugubrement des entrailles de la terre. L’homme se secoua, lançant des odeurs effroyables aux assistants qui se précipitaient du côté de la margelle ; il ajouta, farouche :

— Du respect, vous autres ! Est-ce que je sens la rose, tas de cochons ?

Et comme il était tout hors de lui de ce qu’il avait entrevu dans les obscurités de ce trou, il oublia la présence du curé, jurant tous les noms de Dieu qu’il possédait. Armand de Bréville s’avança, bénit sommairement le puits. Ensuite, se tournant, il murmura, les dents crissantes :

— Bisons une prière, mes amis, pour le défunt que, seul, Notre-Seigneur Jésus-Christ a le droit de condamner. De profundis

Les femmes s’agenouillèrent avec une vivacité fébrile, les hommes se découvrirent, quelques-uns faisant la moue. L’égoutier, penaud, les cheveux se poissant le long des tempes, gardait sa position profane, à cheval sur sa planche, mais ses doigts s’égaraient en de nombreux signes de croix, et l’on ouïssait le bruit monotone de l’eau reglissant dans le puits à travers les jambes de son pantalon, tombant en larmes énormes sur la pourriture de Lucien Séchard. Maintenant cela regardait la gendarmerie, le maire, le juge de paix. L’enfant de chœur, portant allègrement sa hampe, se dirigea du côté gauche ; le prêtre le suivit, courbant le front. Quand il pénétra sous le porche, il eut un geste anxieux, retenant l’enfant par le bras.

— Quoi donc ? demanda celui-ci que la curiosité tenaillait.

— Tu accroches la croix, c’est toujours la même chose, en passant sous la clef de voûte ! Allons, donne-moi ça et va-t’en !

Le petit se sauva, ravi de se voir libre, et Armand referma le vantail matelassé avec un soupir de soulagement.

Madame Séchard, assise devant l’autel, gémissait, la face enfouie dans son châle de deuil ; elle priait tout haut, récitant des litanies de la Vierge, étalait sa douleur naïvement sans trop songer qu’il n’y avait plus personne à l’église. C’était une grande femme osseuse, l’air méchant, la figure jaune à pommettes saillantes. Le curé lui toucha l’épaule :

— Du courage, bégaya-t-il, les yeux fixés ailleurs, du courage, pauvre femme, et prions ensemble pour le désespéré…

— Il était dans le puits ! Il était dans le puits ! rugit la mère dont la peine s’accrut brusquement de toute la profondeur de cet abîme où le chagrin d’amour avait précipité le suicidé. Je le disais bien, moi, fallait chercher là tout de suite. Ah ! le pauvre cher enfant !… Les assassins !… Ils m’ont tué mon fils !… et je les tuerai aussi… Oui, tous ! le père, la mère, la fille… Oh ! gueuse ! gueuse, je te tuerai !…

Ses cris aigus retentirent jusqu’au fond de la nef, les nimbes des saints frémirent, les ailes des anges vibrèrent, et la statue de la Vierge, au milieu d’une auréole d’étoiles, prit un aspect plus morne, plus résigné.

— Du courage, soufflait le prêtre, crispant sa main sur cette épaule dure comme un membre de bois. Il faut prier, madame.

— Non, là, j’en ai assez, hurla madame Séchard, saisie d’une rage aveugle, j’en ai assez ! je veux le revoir… Ne me tourmentez pas, monsieur le curé ; c’est mon fils, et puis (elle acheva sa phrase dans une explosion de sanglots), et puis, je veux qu’on me le rende habillé, qu’on ne lui ôte rien ; s’il s’est tué avec de l’argent sur lui, je veux le retrouver, cet argent… pour leur faire un procès, m’entendez-vous ! Oui, je les traînerai jusqu’au tribunal, c’est mon idée… Laissez-moi tranquille !

Elle s’élança, folle, brandissant un parapluie de coton brun, et bientôt elle eut quitté l’église, battant les murailles comme une femme ivre. Au dehors, les clameurs s’augmentèrent de sa voix aiguë, qui répétait : La gueuse ! la gueuse ! Je la tuerai !…

Droite sur le seuil de la sacristie, la gueuse était là, très pâle, la queue de ses cheveux ramenée en collier à son cou, prête à s’étrangler elle-même pour ne pas choir vivante dans cette boue mêlée de décomposition humaine. Laure était vêtue d’un singulier costume ; elle portait une jupe de drap trop longue pour elle, une espèce de corsage d’amazone boutonné de tout petits boutons, et sa toque se voilait d’une merveilleuse broderie sur tulle blanc. Armand de Bréville lui désigna un confessionnal. Elle traversa le chœur, entra dans la partie réservée au confesseur, et s’enferma. Le curé se tint debout, près de l’étroite grille que masquait une draperie rouge.

— On l’a trouvé, dit-il, laconiquement.

— Je sais, répondit Laure, d’un accent calme, j’ai suivi l’opération en montant sur le dossier de notre prie-Dieu, dans la sacristie. Je voyais très bien…

La sueur baignait le front d’Armand. Il s’épongea fiévreusement avec le bord de son surplis.

— Vous avez ce qu’il faut pour le voyage ?

— Mais oui, j’ai taillé, cousu toute la nuit, j’ai employé deux soutanes et toutes les garnitures d’une nappe d’autel pour ma toque. Je craignais beaucoup pour la coiffure, mais cela me va, je vous remercie.

— Laure ! Laure ! taisez-vous ! râla le prêtre exaspéré par son indifférence et son cynisme.

— Je suis en sûreté, répliqua Laure ; ils peuvent crier, je m’en moque. Et vous, est-ce que vous redoutez des complications ?

— Moi, je deviens fou…

— Tant pis ! Si vous ne gardez pas votre sang-froid, vous me livrerez à toutes ces brutes. Mes parents vont me courir après, naturellement. Ils m’ont chassée, mais ils le regrettent, et ils feront des démarches à n’en plus finir. Moi, je ne veux pas rentrer chez eux… Ah ! ce serait trop maladroit de ma part ! S’ils me croient morte aussi, tout est bien ! Non, je m’en vais. Une fois à Paris, chez lui, personne n’a le droit de me reprendre, car je suis majeure depuis trois semaines…

— Et si Henri Alban vous chassait à son tour ?

— Il n’osera jamais !

— Laure, Laure, vous me damnez, nous nous damnons ! On saura que j’ai protégé la fuite de l’enfant coupable ! Je vous aide à vous déshonorer davantage, et c’est un rôle hideux que vous me faites jouer… Laure, je vous en conjure, rentrez chez vos parents, je me charge de les réconcilier avec vous… Plus tard, quand tout sera oublié, vous…

Elle l’interrompit par un léger rire.

— Je n’oublie pas, moi, j’ai encore les griffes de ma mère marquées sur la poitrine ! Vous êtes ridicule, mon cher curé, avec vos éternels remords. Vous n’avez pas péché, vous n’êtes pas mon amant, je pense ! Eh bien, ce que vous faites, c’est de la charité chrétienne, rien de plus !

À ce moment, le cortège funèbre passait devant le porche, on menait le cadavre à la mairie et on entendait les lamentations confuses d’une troupe de femmes, les plaintes rageuses de madame Séchard qu’on voulait empêcher de se rouler sur le brancard où ballonnait un corps monstrueux, sous un drap. Une clameur de louve s’éleva, vint s’engouffrer dans le sonore vaisseau de la nef, des échos semèrent des syllabes parmi les ombres. La réfugiée perçut distinctement un nom, celui de ses parents que flétrissaient, en public, toute une série d’injures :

— Vous entendez, monsieur le curé, ricana-t-elle d’un ton dédaigneux, il faut que je parte pour ne plus revenir. Ces gens-là sont des brutes !

Et Armand de Bréville, le danger s’éloignant, alla se prosterner devant l’autel, implorant la miséricorde divine puisqu’on ne pouvait plus espérer celle des hommes.

Les Lordès, en effet, avaient chassé leur fille. Le scandale s’était abattu sur eux comme la foudre, et ils n’avaient pas eu le temps de réfléchir.

Un soir, le père à moitié gaga, la mère presque idiotisée, la poussant tous les deux dans le ruisseau de la rue, lui avaient crié :

— Sortez d’ici, prostituée, sortez d’ici, notre maison est une maison honnête.

La mercière d’en face, prenant le frais sur son seuil, les voisins du notaire au courant de cette histoire fabuleuse d’une belle fille s’étant livrée à un borgne, tous l’avaient vue dégringolant le perron à peine vêtue d’un jupon de percale et d’une camisole, tous d’un commun accord fermèrent leur porte. Et ce paquet de chiffons blancs, l’allure du flocon de neige que le vent faisait tourbillonner, s’était enfui, sans un mot, sans un appel au secours, on ignorait dans quelle direction ! Pourtant, Laure fuyait rouée de coups. Le père avait saisi une canne après une scène horrible, la mère l’avait déchirée de ses propres ongles. Ils ne se souvenaient plus de la belle et fière angélique tant désirée, si bien cultivée ! Ça, ce n’était plus ni la petite, ni Laure, ni mademoiselle Lordès ! C’était une chienne que les chiens viendraient flairer sous leur toit, une prostituée dont les vices éclataient subitement comme un feu internai… Peut-être auraient-ils dû se rappeler leurs ardeurs de jadis à la créer, avant de la détruire, leurs ardeurs à la faire jolie et séductrice, à lui couler dans les veines un sang riche fortifié des épices de tous les coins du monde, des aphrodisiaques produits de tous les pays chauds où l’amour s’assaisonne de piments rouges ; mais ils étaient vieux : les ardeurs éteintes ne pardonnent guère ; dans les sentiments légitimes on ne compte pas l’indulgence. Par-dessus tout, ils lui reprochaient (goutte d’amertume ayant fait déborder la coupe) le départ solennel de leur servante Joséphine, qui leur avait flanqué son tablier au milieu du salon…

Alors, mademoiselle Lordès, trouvant l’église au bout d’une course folle de bête traquée par la meute, s’y était jetée, la tête baissée, imitant la chute furieuse de Lucien Séchard dans l’abîme. L’église, heureusement, à cette heure de la soirée, demeurait vide, ne contenant que son jeune curé, toujours en prières depuis que fermentait le scandale autour de sa paroisse. Laure lui montra ses bras meurtris, sa gorge couverte d’égratignures, à la lueur d’une veilleuse.

— Gardez-moi, lui cria-t-elle, si vous ne voulez pas que je me tue, moi aussi !

Et il l’avait installée derrière le bon Dieu, dans la sacristie, l’enfermant dans les confessionnaux quand il redoutait ou ses imprudences, ou les visites du sacristain, lui organisant des couchettes avec les vêtements sacerdotaux, des nappes d’autel, des surplis et des rochers de dentelles, saccageant les trésors du Seigneur avec la conscience de remplir un devoir pieux, déchirant les écharpes de soie brodée qu’on lui offrait aux fêtes religieuses pour lui fournir une ceinture et la mettre en un état plus décent, bandant ses petites plaies avec les grands tulles dont on voilait la Vierge, les batistes saintes qui recouvraient le ciboire.

La nuit, elle dormait dans un ancien bahut où l’on serrait les vases sacrés ; le coffre-fort de l’église, dont il possédait seul la clef, était large comme une chambre, profond comme l’antre d’un fauve. À travers le noir de velours de son obscurité, des ors et des pierreries reluisaient, et elle avait vite arrangé une sorte de lit merveilleux avec une pile de coussins cramoisis à crépines, de tapis fleurdelisés servant les jours de processions, d’étoles chamarrées aux envers de moire blanche, de salin jaune. Deux bannières, celle de Jésus et celle de Marie, formaient ses rideaux ; sa nuque s’appuyait contre la chasuble des Pâques, et elle enfonçait son coude dans la soierie pailletée qu’on tendait sur l’ostensoir durant les cérémonies de l’Adoration perpétuelle.

Quelquefois, s’ennuyant de rester prisonnière, de ne pas y voir, elle ouvrait des écrins, à tâtons, et jouait, trempant ses doigts fiévreux dans les pierres précieuses ; de-ci, de-là, un éclair jaillissait sous le mince rayon d’une fente du bahut, elle tournait et retournait les ciboires, les patènes, les buires, sans scrupule, par une envie naïve de toucher de la verroterie, une enfantine gloire d’être la maîtresse d’objets défendus et de savoir, elle, uniquement, que ces objets ne vivaient pas plus que les autres, qu’ils ne témoignaient pas du tout de leur caractère de vases bénits, rebénits, qu’on n’a jamais le droit de traiter familièrement.

La nuit, elle se levait, sortait de son lit soyeux et se promenait aux étoiles dans la sacristie. Si le prêtre n’avait pas eu la précaution de l’enfermer, elle serait allée grimper sur l’autel pour poser son oreille à la serrure de la formidable et minuscule porte du Seigneur Dieu.

Ah ! c’était un voisin commode, celui-là ! Ni bruit, ni lumière. Il dormait toujours ! La première nuit, elle avait pensé qu’il fallait avoir peur, mais la seconde nuit elle avait ri, d’un rire muet, en contemplant, à la clarté de la lune, un ostensoir vide qui rayonnait moins à le regarder de bien près… Elle était beaucoup plus tranquille au fond du sanctuaire de son juge que dans son lit de jeune fille. Environnée d’une discrète odeur d’encens, elle reposait comme l’idole véritable qui est rétablie à sa place primitive, le genou sur le cœur du prêtre et le pouce à la gorge du Christ.

C’était simple et naturel. Une halte méritée entre la vie de mensonges qu’elle avait menée chez elle et la vie de passions libres qu’elle mènerait là-bas. Elle était l’animal roi, la bête maudite et caressée, la bête qui gîte où elle peut et se fait un nid douillet du plus affreux désordre. Elle trônait par-dessus les prières, car elle était innocemment féroce — comme Dieu. D’ailleurs, si Dieu n’était pas content de la rivalité, il pouvait parler… Et elle interrogeait le mystérieux silence de l’église, qui ne répondait rien.

Durant ces huit jours, d’une longueur mortelle pour le prêtre, son geôlier, elle avait rêvé de la conquête d’Henri Alban ! Elle connaissait son adresse à Paris, et elle irait le trouver, lui dirait simplement : Me voici, et poserait sa robe. Avant, elle désirait guérir ses plaies, bien effacer les égratignures de sa mère. Quant au suicide, elle n’y songeait plus, ne s’avouant pas que cesser d’aimer c’est quelquefois commettre un meurtre. Elle mangeait ce qu’Armand lui apportait en cachette, des fruits, du pain, du pâté, des gâteaux, et buvait à même les burettes de la messe. Puis elle s’étirait les membres, bâillant, feuilletant des livres latins par distraction, pour voir les images coloriées, et enfin, le sourire plein de malice, l’œil sournois, guettant de droite et de gauche, elle se rendait dans une encoignure sombre, se glissait derrière une draperie mortuaire, lamée de larmes blanches en points d’exclamation, et se servait là, comme d’un seau de toilette, d’un ancien bénitier romain. Cela s’accomplissait gracieusement, avec l’air hypocrite d’une jolie bête lustrée, qui flâne pour… le plaisir de flâner. Elle soignait sa personne comme d’habitude, puisait de l’eau dans le baptistère, se lavait les mains, le visage, et pratiquait ses ablutions dans la même tranquillité d’esprit que si elle se fût arrêtée sous un arbre ! Le malheureux prêtre se torturait pour lui donner ses aises, et n’osait plus entrer quand elle, déjà peignée, l’attendait vers cinq heures du matin, comme on attend le valet de chambre qui doit vous apporter le chocolat.

— Laure, avez-vous prié ?

— Non, mon frère, j’ai faim !… Quelles nouvelles ?

— Voici des fraises, de la tarte et une aile de poulet. Oh ! ma pauvre enfant, je ne pouvais pas dormir, cette nuit ; je pensais qu’il y avait le feu et qu’il nous fallait sonner le tocsin. Allons, ne demeurez pas là. Mon sacristain ou les enfants de chœur n’auraient qu’à devancer l’heure de la messe… Non, les nouvelles ne sont pas bonnes. On cherche Lucien et on oublie de vous chercher, ma pauvre amie !

Elle riait, le plaisantait à cause de ses terreurs nocturnes, mais n’essayait plus de le tenter, car elle désirait un autre mâle et pensait pourtant qu’il était nigaud, tout de même, de ne pas profiter d’elle.

Une nuit, Laure se mit à sa fenêtre, c’est-à-dire au vitrail de la sacristie, une antique verrière timbrée d’une flamboyante couronne d’épines. La place, derrière l’église, était toujours déserte, et le puits, sous le grand figuier, semblait dormir d’un mauvais sommeil de monstre qui va ramper loin dans la terre, pour ne laisser voir aux passants que sa gueule béante. Il faisait chaud, il faisait doux, l’arome capiteux d’un chèvrefeuille vagabondait autour de la jeune fille… Soudain, comme si le vent, afin de permettre cette atrocité, eût brusquement saut du nord au sud, l’arome de chèvrefeuille s’envola, et du puits s’exhala une effroyable bouffée, une haleine pourrie qui se posa tout humide sur sa joue. Elle se rejeta en arrière, les mains jointes.

— Est-ce possible ? s’écria-t-elle.

Sérieusement alarmée, cette fois, elle se précipita au bas de son escabeau, les dents claquantes, les poings aux narines, pour ne plus sentir l’odeur de la mort. Dans les nues, une lune rougeâtre la regardait fixement, et elle murmura, se cachant la face, toute remuée :

— Le ciel est borgne !

Deux jours avant la découverte du cadavre, elle demanda du fil, des aiguilles, des ciseaux à l’abbé. Elle se prépara son costume de voyage, et il fut convenu qu’elle le taillerait dans des soutanes. Elle eut la coquetterie de l’agrémenter avec une écharpe de soie noire toute neuve, et son chapeau, une toque prise dans le bonnet d’une barrette, était un miracle de patience ; elle l’enveloppa d’une voilette de tulle blanc, ganta des gants violets, se mira au milieu d’une vitrine qui défendait les saints évangiles, et se trouva charmante. Seulement, elle n’ouvrit plus la croisée où resplendissait le cœur de Jésus nimbé de sa couronne d’épines, et elle fit brûler des grains d’encens dès que le prêtre lui en eût lâchement offert quelques-uns.

Il ne devait pas espérer un voyage facile. Pour gagner le train de minuit, à la gare du chef-lieu, il leur était interdit de prendre la grand’route, et ils ne pouvaient pas sortir de l’église avant onze heures du soir. Il fallait donc accomplir un vilain trajet, en pleine moisson, risquer de se buter soit à des paysans ramassant la récolte, soit à des glaneurs d’épis. Le curé s’habilla comme un ouvrier : blouse grise et pantalon de coutil, puis il s’enfonça un chapeau de paille sur la tête. Mais Laure ne voulut pas se séparer de sa voilette de dentelles blanches, qui la signalait à l’attention des gens, et le curé dut s’incliner parce qu’il avait la secrète inquiétude, maintenant, de la voir se complaire à ce jeu profane de l’existence d’une pécheresse dans une église.

Lorsqu’ils traversèrent la place du parvis, marchant les jambes flageolantes, ils rencontrèrent un ivrogne. Celui-ci les examina et leur dit :

— On est des tourtereaux, quoi ! et il grogna des choses obscènes.

Ils faillirent s’évanouir tous les deux, se lancèrent, au hasard, dans la première des ruelles. Ils s’imaginaient que les maisons, les réverbères, les bornes-fontaines, leur couraient après. Le curé, désorienté sans sa robe, faisait des petits pas, s’embrouillait, ne se dirigeait plus, tournait, revenait, ne pouvait plus lire le nom des chemins sur les poteaux. En rase campagne, ils se mirent à galoper. Laure avait relevé sa jupe de drap, trop lourde, lui battant les mollets, et elle parlait de la poser pour aller plus rapidement… Ils longèrent la grand’route, un instant rassurés, rencontrèrent un fermier qui conduisait des bœufs, et eurent un affolement qui les roula dans une meule. Ils s’étendirent à plat ventre, les yeux dilatés, la poitrine haletante. Laure saisit la main d’Armand et la mit sur son sein :

— Je crois que je vais suffoquer !

— Non, non, c’est l’air, le grand air. Tu comprends, tu es restée huit jours enfermée sans air… Mon Dieu, comme ton cœur bat !

Ils se tutoyèrent naturellement, tout d’un coup frères et sœurs pour de bon vis-à-vis du danger, ne pensant plus à la dignité sacerdotale.

— Où est l’argent ? questionna le jeune homme.

— Oh ! ne crains pas, je le tiens bien, là, sous mon écharpe…

— C’est que, si tu le perdais, je ne pourrais plus aller en chercher à la cure… ce serait une occasion manquée…

Ils se relevèrent, les bœufs étaient loin. Au bout d’une heure, ils aperçurent la gare, les lanternes rouges. Laure se raidit, rebroussa chemin.

— Voyons, nous y sommes… qu’as-tu ?

— Oh ! rien ! rien ! C’est cet œil rouge. Tiens, porte-moi, je ne peux plus marcher. J’ai les jambes si molles…

Et le curé la porta l’espace de quelques centaines de mètres, murmurant :

— Comme c’est lourd, une femme !

Arrivés devant un passage à niveau, le jeune homme s’arrêta.

— Laure, il faut nous séparer ici, pauvre petite ! Nous dire adieu !

Il la laissa doucement glisser, lui retenant les bras d’un mouvement convulsif.

— Tu vois, dit-il, tremblant d’une autre émotion à présent qu’ils étaient sauvés, je t’ai portée, comme tu me le demandais jadis ! Hélas, en enfer… moi qui te voulais respectée, heureuse, je t’ai obéi, à toi qui obéis au démon.

— Oui, tu as été bon, mon frère, répondit Laure, je m’en souviendrai !

— Tu m’écriras, ma sœur, tu me donneras toujours ton adresse ?

— Oui, je te le promets, affirma-t-elle les yeux fixés sur la gare.

Elle lui entoura les épaules de ses bras qu’il remontait lui-même, éperdu, et ils se baisèrent sur la bouche. Il semblait maintenant au jeune prêtre qu’il était un homme comme tous les hommes, sans sa robe noire, enfin dépouillé de la livrée sainte et funèbre. Ne pouvait-il aussi abandonner sa misérable existence, fuir avec elle, se sauver de la malédiction publique, goûter du bonheur. Oh ! comme il était las du chemin parcouru et du désespoir de son amour ! Laure s’exclama :

— J’entends une cloche. Ne me fais pas manquer le train, dis !

Manquer le train ! Ah ! oui, ce serait risquer de ne pas pouvoir le rejoindre, lui, le fiancé choisi par sa sollicitude de bon frère dévoué… lui… Henri Alban ! Il eut un recul jaloux, les bras de Laure se dénouèrent.

— Je souhaite que Dieu me punisse tout seul, ma sœur, balbutia-t-il.

Et il retrouva, malgré son bouleversement, une phrase de confesseur :

— Allez en paix, mon enfant !…

De la route, il vit partir le train qui l’emportait ; et, quand ce train eut disparu au creux d’un vallon, un déchirement se fit dans le cerveau d’Armand : il se mit à rire…

Le lendemain, Laure était à Paris, rue Racine, dans un hôtel d’étudiants, et gravissait d’un pas résolu l’escalier conduisant à la chambre de M. Henri : « le grand blond, n’est-ce pas, mademoiselle ? »

Elle entra. Il fumait, debout contre une chaise, et il saisit la chaise, la brandit sur elle d’un geste presque instinctif.

— Vous !…

— Oui, moi, pour être votre maîtresse, mes parents m’ont chassée.

— Est-ce que vous êtes enceinte ? railla-t-il en la toisant.

Elle sourit tranquillement, posa sa voilette, sa toque, ses gants, puis elle s’assit par terre, à côté de la chaise, ne se révoltant pas :

— Il me reste un peu d’argent, dit-elle d’une voix ferme, je louerai une chambre dans cet hôtel. Tous les matins, je serai votre servante, et tous les soirs… je vous attendrai. Je n’ai pas besoin de vous pour me cacher. J’aurais pu vivre ailleurs… mais je vous aime. Si je ne vous ai pas, je tomberai malade !

Et il n’osa plus la mettre dehors, parce qu’elle déroulait ses cheveux.

Lorsqu’il fut convaincu qu’elle n’était pas enceinte, Henri loua un modeste appartement à un sixième étage de la rue de Seine. Peut-être satisfait, au fond, de posséder un endroit d’amour bien propre, bien à lui, il consentit à se laisser aimer… Comme un honnête garçon qui ne veut pas trahir la retraite d’une femme, ni informer ses parents de ses nouvelles vicissitudes, il feignit un chagrin de cœur, remit à plus tard ses projets de futur notaire provincial et rentra dans une étude parisienne. Il s’occuperait d’un autre mariage quand celle-ci aurait décampé avec la forte somme qu’offrirait sûrement un de ses amis intimes. Pour le respect humain, il garda sa chambre rue Racine. Leur logis, un ancien atelier de photographe, devint une sorte de cage vitrée où il allait entendre chanter l’oiseau rare, l’oiseau des pays exotiques dont il ne comprenait pas la chanson ardente… Et Laure lui demeura fidèle, se crut heureuse toute une année, jusqu’à cette nuit de détraquement nerveux durant laquelle, sur un toit de cristal, elle vit danser des chats au clair de lune !…

X

À quatre pattes, la jeune femme le contemplait, vraiment tout émue d’une émotion pure, presque ravie dans les extases de la maternité. Isolée de tout ce qui pouvait lui donner les moyens de réagir, de se faire une raison, selon l’expression bourgeoise d’Henri Alban, elle s’était mise à aimer ce frêle animal d’un amour de femelle pour son petit, et elle passait de longues heures, accroupie sur des coussins, posée elle aussi comme une bête, ses mains se palmant, les doigts écartés, ses cheveux lui battant toujours les épaules en queue de panthère.

L’esprit sans cesse occupé des menus détails d’un élevage difficile, depuis un mois qu’elle possédait ce chat, elle ressentait toutes les joies et toutes les affres de la primipare. Elle l’avait trouvé dans la rue, près d’une bouche d’égout, accroché au trottoir, et en apercevant cette pelote soyeuse, hérissée d’aiguilles, son cœur s’était ouvert brusquement à une immense tendresse pour une minuscule enfance. Le nouveau-né ne voulait pas mourir, lui ! Il se cramponnait, s’aidant d’on ne savait quelle gymnastique apprise dès le ventre de sa mère, la féline, et il miaulait d’une voix relativement formidable, d’une voix de maudit qui accuse la société, blasphème avant le coup de pied final. Laure l’avait recueilli, l’avait glissé dans son corsage, bravant l’opinion publique.

Et elle l’avait sauvé tout de même. Plus tourmentée qu’une récente accouchée que travaille la fièvre, plus patiente qu’une garde-malade, durant un mois elle s’était levée, la nuit, pour le faire boire, lui offrir à téter au bout d’un brin d’éponge ; elle l’avait tenu au chaud dans le tiède berceau de ses bras, ne remuant plus de peur de le réveiller, torchant ses petites déjections avec des soins minutieux et ne se plaignant pas quand le poilu marmot s’oubliait au lit. Elle avait acheté une lampe veilleuse munie d’un récipient pour les tisanes, sur laquelle son lait conservait la température voulue, et c’étaient des terreurs quand un grêle miaulement montait de la corbeille garnie de ouate : la jeune femme se précipitait, s’imaginant qu’il avait froid ou demandait son biberon. Henri se fâchait et la traitait de folle, scandalisé par cet autre genre d’exagération sensuelle.

— C’est absurde, répétait-il, absurde ! Lorsque tu n’as pas de motif suffisant pour expliquer tes insomnies, tu en inventes ! Ne dors plus si ça t’amuse, mais ne m’empêche pas de dormir, au moins !…

Il songeait que sa passion pour une bête la rendait plus méprisable, calculait, en outre, que la réclusion qu’elle s’imposait à cause du puéril joujou la faisait plus que jamais une femme de harem, l’amante cloîtrée fuyant les foules, les lieux de plaisir mondain, où devaient se réunir les créatures dévergondées comme elle.

Il ne comprenait rien au singulier caractère de cette toquée. Elle s’avisait d’être fidèle, cette surexcitée, et en même temps s’attachait au seul homme qui ne se souciait pas de satisfaire toutes les fantaisies de ses sens ! Allait-elle, à présent, le doubler d’un chat, s’aiguiser les ongles et les appétits dans cette fourrure électrique ? Pas de veine, décidément ! Si elle continuait à se calfeutrer entre son amour pour lui et son exaltation pour un animal, jamais il ne trouverait l’occasion, sournoisement cherchée, de la rupture.

Laure, ce jour d’été, demeurait chez elle, à contempler son chat loin du bruit, dans une demi-obscurité favorable aux rêveries, ayant baissé les stores des vitrages, ne s’inquiétant guère de la fugue du jeune homme, parti le matin sans lui dire quelle direction il prenait. Il refusait de l’emmener ; alors elle restait là, perchée sur cette maison comme l’abandonnée femelle lâchée sur la gouttière après une nuit de caresses méchantes.

Certes, elle s’attendait bien au retour du glacial compagnon de sa vie, elle savait que l’habitude le lui ramènerait, mais elle souffrait cruellement de ces successifs abandons, et, le cœur de plus en plus gonflé par une éclosion de tendresses anormales, elle éprouvait le besoin de s’épancher maintenant en des jeux de petite fille câline qui se console avec une poupée.

Très simple, elle aurait pu devenir une amante divine si on l’avait aimée, car elle était, en somme, bien moins femme, c’est-à-dire moins perverse qu’une autre. Mais il aurait fallu la cajoler, la garder, l’envelopper de voluptueuses attentions, et malheureusement son cœur tombait sur ce meurtrier d’amour qu’on appelle : un homme rangé.

Pourtant héroïque, cette femme coupable avait décidé de ne point trahir son amant malgré la froideur qu’il lui témoignait. Non, elle se révoltait à l’idée de le tromper ! Elle résisterait de toutes ses forces aux tentations, et si le démon criait de colère, au fond d’elle, rugissait dans ses entrailles d’inassouvie, elle rapporterait tous ces loisirs de caresses sur le microscopique nourrisson, l’enfant de son cerveau. Et elle entamait courageusement cette lutte navrante de l’amour qui s’exalte contre l’amour qui raille. Il se ficherait d’elle, soit, mais il ne trouverait pas l’occasion de la quitter ; elle se ferait plus soumise encore, se blottirait dans l’ombre, lui donnant la permission de l’enfermer dans sa cage, et elle se créerait une affection de gamine, une maternité ridicule plutôt que d’écouler ailleurs le trop-plein de ses baisers…

Moitié soies, moitié fines aiguilles, la boule roulait d’une allure comique d’enfantelet risquant ses premiers pas. Le chaton se dressait, pointait les oreilles, arrondissait le dos, portait haut sa queue, ébouriffée comme une touffe de plumes ; et sa gueulette rose, tel un insecte éternuant, crachait des jurements furieux.

Petit dieu égyptien nouvellement réinstallé sur son trône par le morbide enthousiasme d’une femme triste, il avait la conscience de sa valeur, essayait des malices, se faisait les griffes dans la chair onctueuse de ses bras ou la guettait du coin de l’œil.

Il était, en effet, d’une belle race, pas trop abâtardie par les croisements des stupides angoras aux idées toujours étroites, qui vous ont des mollesses de rois fainéants, sorte d’énervés de Jumièges bons pour le couvent perpétuel. Celui-là descendait plus directement du puissant chat sauvage, le frère du tigre, du chat sauvage qui dégringole sur l’échine d’une gazelle ou d’une biche, et se taille son repas au galop de la chevauchée dans la viande pantelante de sa propre monture. Il avait la tête large, un peu carrée, le crâne d’un jeune penseur, les oreilles droites, minces, dissimulées sous des houppes floches, imitant les cornes faunesques, et, quand il les rabattait, l’ornant d’un bonnet de baby. Sa fourrure était rousse, presque jaune sous le cou, presque brune sur le dos, et il s’annelait de cercles de velours noirs. Le pinceau des génies de Memphis, contemporains, sans doute, de sa première incarnation dans une idole, avait tiré, de ses yeux à ses oreilles, une série de lignes hiéroglyphiques signifiant tantôt la colère lorsqu’elles se plissaient, tantôt la douceur lorsqu’elles s’épanouissaient en une roue dont la prunelle devenait le moyeu de topaze, d’émeraude ou de saphir. La moustache fleurissait blanche, de pédoncules noirs, une moustache de conquérant. Tout encore duveté du poil de la prime jeunesse, on devinait qu’il ne tarderait point à foncer, aurait les pattes moins blanches, les ongles bruns, le nez et les lèvres rousses, peut-être la gueule tachetée comme la gueule du léopard. En tous les cas, ce serait une terrible bête, un superbe chat qui méritait bien le surnom de Lion que Laure lui décernait… Et, en attendant des époques plus glorieuses, il faisait de petits bonds, jouait avec un papillon de papier que la jeune femme, toujours à quatre pattes devant lui, agitait dans la brise d’un éventail. Elle ne se lassait pas de le suivre, alternant les papillons avec les miettes de gâteaux, les gouttes de lait ; et, quand il se fatiguait, elle l’endormait sur son coussin, sur sa robe, ne bougeant plus, écoutant le bruit faible du ronron qu’il s’étudiait à moudre ; puis, glissant la joue contre le tapis, allongée dans une posture de morte, elle épiait son réveil pour se tenir prête à recommencer les jeux.

L’appartement qu’elle occupait était merveilleusement disposé pour servir de nid à deux créatures libertines, paresseuses comme cette femme et ce chat. L’ancien atelier de photographe se drapait de tous les côtés de stores de crêpe de Chine, d’une nuance pâle, couleur cocon de vers à soie, ni bien jaune, ni bien blanche, tournant aux tons de nacre en quelques endroits trop passés, avec un reflet séduisant d’aile de cygne. Par économie, Henri, l’homme raisonnable, avait mis Laure dans des meubles achetés salle Drouot, son métier de clerc de notaire lui fournissant, du reste, d’excellentes surprises au milieu des ventes judiciaires, mais il n’avait rien choisi lui-même. Le jeune homme, positif, aimait les choses neuves, solides, les couleurs ordinaires réputées pour leur bon teint.

Laure préférait la douceur du toucher à l’éclat des teintes, ne s’informant jamais de la mode, et elle avait eu le caprice de ces soieries ivoirines semblables aux flocons chatoyants que l’on rencontre sur les mousses, dans les bois. Un ressort et un ruban permettaient de relever tous les stores d’un seul geste. Alors la cage vitrée resplendissait de lumière. On se trouvait suspendu en plein ciel, inondé de soleil, les jours de beau temps, comme à travers un lac, les jours de pluie, sans voisin, sans gêneur, dominant les maussades maisons de la rue et les lointains fumeux de la ville, transporté tout à coup en un coin de nature.

Un tapis de laine unie revêtait le plancher. À droite, derrière des rideaux de même étoffe que les stores, s’étendait un lit capitonné de satin vieil or, couvert d’une nappe de vraie loutre et d’oreillers de satin blanc timbrés d’un diadème inconnu. À gauche, une glace penchée reflétait le lit, et aux deux extrémités de la pièce les deux couches somptueuses, la réelle et la fictive, vous provoquaient mollement, d’un air de muette résignation. Tout le long de l’atelier se dispersaient des coussins variés, les uns s’empilant jusqu’à la hauteur d’un siège, les autres semés selon les hasards des jeux du chat.

Laure avait enfin réalisé son rêve de cloître uniquement pavé de coussins de velours, elle s’était érigé son temple, elle avait son autel… moins le fervent de sa beauté, car, hélas ! celui qui officiait là n’aimait pas cette apothéose d’une brune, qu’il appelait très banalement : la chambrée jaune. Autour de la chambrée jaune on ne voyait ni bibelots, ni statuettes, ni tableautins, ni piano, Laure ne s’occupant ni de fanfreluches, ni d’art. Quand elle désirait se procurer un spectacle intéressant, elle tirait ses stores et contemplait le ciel. Quelquefois, renversant la tête, elle regardait le plafond, se souvenant de ses curiosités de jadis pour les bizarres verroteries, leur plafond qui s’irisait de lueurs opalines comme un cristal phosphorescent. Le vestibule de l’atelier, une espèce de petit salon, était réservé à Henri, et le jeune homme l’avait arrangé en fumoir. Chez lui, le futur notaire lisait, se faisait de graves réflexions sur l’avenir, et travaillait des questions de droit pour se reposer de ses dernières secousses cérébrales. Dans ce retrait, confortable, s’étalait le tapis Louis XIII, de fabrication toute récente, se posait sur la cheminée une lampe à niveau portant, outre son bec modérateur, un abat-jour conservant la vue, un chronomètre, un thermomètre et un coupe-cigares : une invention exquise à l’usage des hommes d’ordre. Le fauteuil habituel d’Henri, siège américain médaillé, le balançait des heures entières, et il constatait volontiers que ce système facilitait les digestions d’amour.

Henri, de l’ère actuelle, ne répudiait sérieusement que les poêles mobiles, parce qu’ils tuent… et à leur sujet détaillait des anecdotes cueillies dans les journaux scientifiques, puis les restaurants où l’on vous vole toujours pour vous nourrir si mal ! Aux heures d’impatience, il tonnait également contre les allumettes de la régie. Mais il appréciait de toute son âme les manteaux de caoutchouc, les longs ulsters à triple collet… Et, laissant sa maîtresse à la maison parce que durant l’été on risquait de rencontrer des provinciaux de connaissance, il allait fouiner le long des boulevards, étudier la devanture des tailleurs en vogue, Heureux de constater la grandeur de la nation française dans son chic à imiter les produits anglais. Oh ! les étranges tourtereaux que ces deux amoureux séparés par un mur, marchant les mains unies au-dessus d’un abîme ! Laure arrivait d’on ne savait quelle forêt, tout imprégnée du parfum des verdures magiques, et lui descendait d’un établissement d’hydrothérapie où l’on douche les jeunes hommes qui ne sont même plus fous, et où on les gratte joliment à la pierre ponce pour leur ôter toutes les rugosités de mâle ! La jeune femme était heureuse d’une simple caresse donnée sans y penser. Le jeune homme consultait sa montre avant de se rendre de la rue Racine à la rue de Seine, et se tâtait pour savoir si, réellement, il était bien nécessaire d’aimer ce soir-là !… D’ailleurs fort poli avec sa maîtresse, il possédait sa seconde clef pour le décorum, ne l’introduisait jamais dans la serrure avant de sonner discrètement, s’attendait chaque fois à dénicher un rastaquouère derrière les rideaux jaunes. Il s’étonnait de cette longue passivité de bête fauve qui souffre et ne se venge pas. Il ne pouvait guère lui reprocher que son excessive tendresse, ses spasmes éperdus, puis il demeurait froid, le cœur clos par les théories mesquines du Monsieur rangé. Il avait aimé cette jeune fille pour en faire sa femme et non pas pour en faire une cocotte. Il avait rêvé une si charmante médiocrité d’amour, au temps de ses désirs de fiancé, une si douce vie de père de famille, qu’aujourd’hui il ne devait pas se répandre en prodigalités sensuelles sous le spécieux prétexte qu’elle se métamorphosait en fille prodigue ! Il y a des choses qu’un garçon bien élevé redoute, il ne serait pas ridicule au point de refuser les grâces d’un corps qui ne coûtait presque rien à entretenir, mais il ne livrerait, du sien, que juste ce qu’en demandait l’hygiène !

Dégoûté d’elle avant d’avoir épuisé les trésors de sa personne, il dormait, à côté de ses grâces, du sommeil calme d’un mari qui, par extraordinaire, vient de manquer de respect à sa jeune compagne… Et, toujours d’une politesse navrante, il lui faisait observer qu’il lui laissait la meilleure place, donc rentrait dans l’estimable catégorie des amants distingués, des amants propres.

— Tu pourrais, un jour, ma mignonne, t’acoquiner ! Ce jour-là tu me regretteras ! lui disait-il avec un fin sourire de sceptique.

Laure, en guettant le réveil du petit chat, se remémorait ces phrases :

— Ma chérie, tu peux me tromper : je ne t’en voudrai pas, c’est la loi universelle. — Mais, ma pauvre amie, crois-tu donc que nous vivrons toujours ensemble ? — L’amour, c’est un mot… et plus tard, quand je serai marié… — Moi, j’élèverai mes enfants dans la crainte d’une mauvaise passion comme la gourmandise, car la sensualité du goût mène à la sensualité sexuelle. — Ma chère amie, rassure-toi, un garçon de ma trempe ne quitte pas une femme sans penser à son avenir ; il lui laisse un billet de mille, sinon il essaye de la mettre avec quelqu’un de convenable.

C’était là son langage sentimental et philosophique, langage qu’elle écoutait les yeux fermés, comme une créature soumise aux humiliations, acceptant tout plutôt que d’y voir clair, et se serrant contre lui comme la chienne qui sait pourtant que son maître veut la perdre à tous les coins de rue.

Oh ! elle la devinait, la muraille épaisse bâtie entre eux deux. Elle s’était juré de la faire fondre sous ses baisers violents, elle l’entourait de ses bras croyant presser l’homme et ne retenant que des pierres aux sculptures gracieuses, il est vrai, aux angles très arrondis, ne la blessant que juste ce qu’il fallait pour ne pas trop lui détériorer le cœur, mais des pierres !…

Le crépuscule tombait. Toujours le petit chat blotti sur sa jupe ronronnait : ainsi une abeille aux ailes emprisonnées et froufroutantes. Un silence d’abandon pesait autour de ce bruit monotone, à peine perceptible même pour l’oreille de Laure, la mère du petit sommeillant. Elle se sentait seule, en dehors de toute la société, mise au-dessus des filles gaies, au-dessous des femmes respectables, dans une sorte de dépendance domestique, et libre cependant d’aller n’importe où se chercher une nouvelle cage. Qu’avait-elle de commun avec un être doué de raison ? L’amour ! Mais, son amour, on ne le partageait pas ! Il semblait de qualité inférieure, manquant d’on ne savait quelle dignité humaine ! Et Laure, attristée par une ébauche de réflexion dont les méandres se terminaient loin, dans les ombres vagues de ce crépuscule, se dit qu’elle n’était sans doute pas une femme comme les autres ; elle se découvrit une spéciale nature de brute, des entrailles de bête correspondantes aux instincts délicieux du petit chat, car les chats sont, dit-on, tout simplement des esprits dévoyés qui rôdent, vêtus de fourrure, pour s’efforcer de reconquérir leur ancien corps féminin.

Sept heures sonnèrent. Laure se leva, s’essuya les yeux :

— Puisqu’il ne m’envoie pas de télégramme, murmura-t-elle, c’est qu’il reviendra ! Il ne peut pas m’oublier à ce point. Je vais lui préparer une surprise, nous dînerons ici.

D’un mouvement vif, elle rejeta la grosse natte de ses cheveux en arrière, et, changeant d’idée, se persuadant qu’il allait rentrer tout de suite, organisa leur couvert sur un guéridon léger. Elle possédait deux assiettes japonaises, un plat de vieux Rouen, des verres vénitiens et une nappe russe ; elle installa, au milieu de la table, un cornet de cristal plein de fleurs, rapprocha deux piles de coussins, alluma la lampe, toute heureuse maintenant de songer qu’elle faisait le ménage comme sa vraie femme. Puis elle courut mettre un chapeau et noua une écharpe sur son peignoir de mousseline blanche. Elle prit son minet, le glissa dans un panier élégant destiné au port de ses friandises, que de temps en temps elle allait acheter pour ses dînettes particulières, et descendit ses six étages le pied fou, la tête remplie d’une impatience extraordinaire. Elle choisit un poulet chez le rôtisseur, tandis que le chat, passant ses moustaches, flairait au bord du panier, l’air très sérieux, les prunelles luisantes. Elle fit entamer un jambon chez le charcutier, bouleversa trois boîtes de raisins et une corbeille de pêches à la fruiterie. On lui souriait en caressant la drôle de petite bête qui l’accompagnait, et on lui disait : — En voilà un enfant bien heureux !… — Comme si on était certain que toutes les provisions de la jeune dame fussent pour la gourmandise de l’animal. Elle remonta, le cœur battant, pensant le trouver là, mais il n’était pas encore de retour. Elle déboucha une bouteille et la plongea au frais, dans un seau d’eau, coucha son poulet sur le plat de vieux rouen, arrangea ses fruits sur les assiettes japonaises, et se recula pour mieux jouir de l’effet.

Le minet, enthousiasmé, bondissait le long de sa robe, la suivait de l’atelier au petit salon et du petit salon jusqu’au seuil de la porte. Il était confiant, n’attendait personne, avait l’assurance qu’il mangerait tout.

— Sept heures et demie, murmura Laure désespérant subitement ; il ne revient pas et il ne m’envoie pas de télégramme.

Elle s’assit en face du poulet ; le chat grimpa, les ongles déjà solides s’accrochant aux plis du peignoir, lui donnant des coups de patte, pressé de goûter à l’énorme volaille dorée que, lui, si minuscule, ne redoutait pas. Laure, pour le calmer, versa du lait dans une soucoupe : il refusa de boire, il voulait un morceau de viande, et elle dut, malgré son dépit, lui en offrir une bribe ; il avança la griffe en grondant, ses fines moustaches hérissées, vainqueur enfin puisqu’il avait, pour la première fois, planté ses petits crocs dans la chair.

— Maintenant, tu ne voudras plus de brioche ni de mie de pain, soupira Laure désolée, d’un ton de maman qui se voit dominer par l’enfant trop gâté, petit polisson !

Le chat se roula dans ses seins, la mine tendre, la caressant pour en avoir davantage, et elle lui en donna encore, dépouillant peu à peu la jolie volaille dorée de sa peau croustillante.

— Ce sera moins présentable, voilà tout, se disait-elle, taillant et rognant du bout de son couteau, pendant que Lion, assis sur une serviette, guère plus haut que le verre vénitien, attendait la proie en se léchant les lèvres. Elle mangea aussi, mise en appétit par la bonne odeur du poulet. Une minute, ils tirèrent chacun de leur côté la cuisse, qu’ils détachèrent sans fourchette.

Mon Dieu, s’écria Laure, si Henri nous voyait, il se moquerait de nous… (Elle ajouta, le front tout assombri) Huit heures ! Non, il ne reviendra pas… et il ne m’aura même pas prévenue !

Elle achevait à peine sa phrase qu’on frappa discrètement à la porte, comme le jeune homme avait l’habitude de le faire. Elle s’élança, son chat sur les épaules, ravie, presque tremblante de joie. Elle avait eu bien raison d’espérer, et ce serait exquis leur dîner à trois, l’enfant grimpant tour à tour aux genoux des deux amoureux. Elle oubliait ses songes tristes de la journée, son abandon au fond de sa cage cristal et de soie jaune ; elle oubliait même ses réflexions quasi philosophiques à propos des femmes qui sont les intermédiaires entre l’espèce féline et l’espèce humaine… Elle tourna la clef, murmurant :

— C’est toi ? dépêche-toi ? Es-tu bête de frapper…

Elle demeura toute saisie devant la concierge qui lui tendait une lettre bordée de noir.

— Vous êtes sûre que c’est pour nous ? bégaya-t-elle retournant cette lettre, n’osant plus regarder la suscription de la bande.

— Tiens ! répliqua la concierge, l’air grognon, est-ce que je me serais donné la peine de monter six étages pour me tromper de locataire ?… Vous savez lire probablement !

Laure ferma la porte, et vint se rasseoir devant la table chargée de leur dîner d’opéra-comique. Elle considéra la lettre, ahurie, et repoussa le chat jouant dans ses cheveux…

— Oui, c’est pour moi, bien pour moi, se répéta-t-elle, et c’est de l’écriture du curé d’Estérac !

Elle brisa la bande, ouvrit la lettre et lut la phrase lapins apparente, la phrase imprimée en caractères gras, plus noirs que les autres : Madame Marie-Antoinette-Caroline Lordès.

Sa mère était morte, et Armand de Bréville, se rappelant son adresse, qu’elle lui avait donnée dès son installation rue de Seine, lui envoyait laconiquement ce cruel faire-part… Elle attendait l’amant, et la mort venait, l’ironique mort, avec son cortège de sombres souvenirs, toutes les rancunes, toutes les malédictions… La jeune femme jeta ce papier funèbre vis-à-vis d’elle, sur la serviette d’Henri, ses yeux secs eurent une expression farouche :

— Je suis seule depuis ma naissance, dit-elle froidement, et je sens que je resterai seule toute la vie. À quoi bon pleurer ma mère ! Je n’étais pas de sa race, puisqu’elle ne m’a jamais connue ! D’ailleurs, qui me pleurera, moi, le monstre ?

Elle aurait peut-être sangloté sur la poitrine d’Henri, attendrie par l’effusion d’un retour inespéré ; mais, à présent, certaine que son amant ne rentrerait pas ce soir-là, elle entama résolurent le poulet, prenant un plaisir mauvais à planter son couteau dans la chair, à mordre avec des bruits de crocs comme un fauve que l’unique satisfaction de ses appétits préoccupe.

XI

— Mais, ma chère, tu es en deuil, et je ne sais vraiment pas pourquoi je reste ici, moi ?

Le jeune homme se balançait sur le fauteuil américain, au centre de l’atelier, fumant un cigare, l’air grave. Laure, assise par terre dans une posture d’humble adoration, le regardait en caressant le petit chat de ses mains distraites. Elle portait un peignoir de cachemire pourpre, aveuglant comme un torrent de sang.

— Oh ! mon cher Henri, murmura-t-elle avec un sourire, les filles qui se conduisent mal ne portent pas le deuil de leurs parents, et je t’assure que je ne ressens aucune tristesse.

— Je le regrette pour toi, ma chère amie, c’est honteux… une totale absence de cœur. Je m’en suis aperçu depuis longtemps.

— Si, j’ai un cœur, soupira doucement la jeune femme, mais il est nu ; les autres cœurs sont mieux habillés cela fait une différence… de loin…

— Allons donc, s’écria Henri s’impatientant, il y a des femmes qui ont des remords à défaut de dignité.

— Voyons, Henri, ma mère m’avait chassée de chez nous, elle ne me considérait plus comme sa fille… Cependant, pour te plaire, je veux bien me mettre en deuil, mais je ne possède pas un morceau d’étoffe noire, et je n’aime guère à te demander de l’argent…

— Me reproches-tu de te laisser manquer de robes ? dit le jeune homme d’un ton sec, en secouant des cendres sur un coussin.

— Non, je n’ai besoin de rien… au contraire, je te remercie.

Henri s’absorba un instant dans ses réflexions, et il reprit, les traits durs, les yeux fixes :

— Je ne suis pas un prince. Un deuil comme celui-là se porte intérieurement, et tu avoues que tu t’en moques… Alors, pourquoi me mêlerais-je de tes affaires de famille !

Hochant la tête, Henri tira de nouvelles bouffées.

— Un singulier curé, tout de même, ajouta-t-il, ce curé d’Estérac ! je le croyais plus sérieux. Il cherche à marier des filles suspectes et leur envoie des nouvelles de leur pays… Quand il était tout jeune, il avait une terrible imagination… Oh ! l’imagination !

Et Henri eut un geste railleur.

— Il a été bon pour moi, murmura Laure.

— Enfin, je crois qu’il est nécessaire d’aller faire une petite tournée là-bas, — déclara le jeune homme qui ne perdait pas son idée de vue.

Laure se leva et repoussa vivement le chat.

— Tu vas encore me quitter ?

— Ne t’emballe pas, ma chère enfant, je vais simplement me montrer un mois ou deux à la Bourdaisière, me promener dans les rues d’Estérac, et en même temps chasser un peu, car mon père s’étonnerait de mon exil. Voici près de dix-huit mois que je n’ai pas reparu au bercail… Mon fameux chagrin a dû se calmer (Il se mit à rire). Tu ne veux pas que je pleure toute la vie une fiancée du genre de mademoiselle Lordès, toi qui ne pleures pas ta mère !

Laure s’assit sur les genoux de son amant, la figure bouleversée.

— Je redoutais l’époque des vacances, et tu as trouvé un prétexte… Songe combien je suis seule… Henri…

— Mais, ma chérie, tu peux aller, venir, sortir et même recevoir des gens, d’honnêtes gens, bien entendu. Est-ce raisonnable de te cloîtrer ainsi ? Je ne te fais pas de scènes de jalousie, je pense ! Dans les premiers jours de notre liaison, je t’ai indiqué tous les lieux de divertissement où une femme a le droit de passer des soirées agréables.

Je n’ai jamais refusé de t’y conduire ; tu aurais, à la longue, rencontré des amis, formé des relations. Tu as préféré te claquemurer bêlement, et aujourd’hui tu es obligée de L’en tenir à ton chat !

Moi, de mon côté, j’ai des devoirs que je ne peux pas négliger. Je ne saule pas à pieds joints sur la famille comme toi… Tu crains encore un mariage ? Non, je t’avertirai, Laure. Je te jure que je serai toujours correct à ton égard. Je t’aime bien, je ne te laisserai pas dans la peine ; pourtant… après tout ce que j’ai fait pour toi, tu…

Elle lui ferma la bouche par un baiser.

— Tais-toi donc, balbutia-t-elle, tu vas me prouver que tu as raison. Oui, tu es très gentil, très doux, je ne te reproche rien. Je comprends, je te suis lourde… Oh ! si lourde… Je pèse sur ton existence comme en ce moment sur tes genoux… et tu voudrais fuir. Je te représente le mauvais génie, moi, que tu croyais un ange… cependant, il ne faut pas me quitter… (Elle entoura le cou du jeune homme de ses bras). Avec toi je suis presque une femme, sans toi, je serai une machine qui ne vivra plus. Ah ! si je savais gagner de l’argent, je te rembourserais tout ce que tu as dépensé pour moi. Tiens, vois-tu, la nuit, lorsque je me réveille, que tu n’es pas là, il me semble que je me retrouve dans un grand bois où je suis déjà venue étant toute petite fille, et j’entends hurler des loups, il fait sombre, il fait l’hiver, j’ai faim… Je tremble, et ma tête ne peut plus se tourner du côté du ciel. Je rencontre des fleurs et je ne m’explique plus ce que c’est qu’une fleur, je rencontre de l’argent et je ne sais plus ce que c’est qu’une pièce d’or qui brille sur la mousse… et si je rencontrais ma mère, je sens que je la mangerais… Ah ! j’aime mieux ne pas dormir que rêver ce rêve-là. J’ai essayé de lire les livres que tu lis : — ça me fait bâiller tout de suite, les journaux — ça m’est égal ce qui se passe dehors ! Je ne désire qu’une chose, toujours la même : te toucher pour être bien certaine que tu es là…

— Une petite dose d’hystérie, quoi ! murmura le jeune homme à la fois flatté et contrarié de cet accès subit de tendresse.

— L’hystérie, répéta Laure, c’est une maladie à la mode dont tu m’as parlé, mais je ne me sens pas malade, mon pauvre Henri, et ce sont peut-être les hommes de cette époque, les hommes comme toi, qui sont malades ! Ne crois-tu pas qu’il y ait eu jadis… oh ! il y a des siècles, une population ne faisant que s’aimer sur un tapis d’herbe bien verte et avec beaucoup de soleil autour…

— Probablement au temps où les clercs de notaire étaient borgnes ! interjeta Henri se décidant à des cruautés.

Laure continua, l’air égaré, ses lèvres rouges un peu pâlies :

— Au fond de tout, c’est l’amour qui console ! Sans toi je pleurerais maman. Et quand l’amour est parti, c’est-à-dire le lien qui m’attache à toi plutôt qu’à un autre, il y a encore l’amour, c’est-à-dire la passion que mettent les bêtes à s’accoupler entre elles… Va, c’est bien inutile de vivre honnêtement. Tu te marieras et tu me regretteras… et pendant que tu me regretteras, je vivrai comme une bête, sans me souvenir de Dieu. Je le défends de partir… tu es mon mari !…

Elle se pressait sur lui, se blottissait dans ses bras et le paralysait. Il finit par lâcher son cigare en riant de bonne grâce.

— Tu vous as une morale !

— Non, je n’ai pas de morale, j’essaye de demeurer fidèle, et cependant je suis sûre que je pourrais t’aimer tout en te trompant…

— Pas possible…

— Oui, tromper un homme, c’est souvent lui témoigner de la déférence, Henri. Je t’aime au point de ne pas te reprocher ta froideur…

― … Si j’étais froid… interrompit le jeune homme, riant toujours.

— Et j’ai peur de te tromper quand tu es loin…

— Me voilà donc prévenu… Merci !

Laure se redressa, écarta ses cheveux qui se dénouaient :

— Une fois mon cœur sorti de toi, je n’y verrai pas clair et je retournerai dans la grande forêt de mes rêves… Henri, je m’imagine que cette existence des Songes est comme la vie des animaux. On ne pense plus, et des choses vous arrivent tout naturellement, sans qu’elles vous causent la moindre stupeur. Les bêtes sont toujours au milieu de la nuit, et se heurtent contre des objets qu’elles ne discernent pas. Mais, aussi, quelle tranquillité pour elles qui n’ont ni besoin de pleurer leur mère, ni besoin de pleurer leur faute, et qui ne s’occupent pas de l’heure de la pendule ou des opinions des gens ! Rôder la nuit à la poursuite d’une caresse, boire, manger, dormir le jour !… Non, je n’ai pas envie de porter le deuil, j’ai envie de me vêtir d’une peau de loup…

Henri respira en la voyant se lever. Elle resta un moment plantée devant lui, les yeux mi-clos, comme regardant par le vitrage.

— Tu t’en iras si tu veux, dit-elle douloureusement, j’ai fait mon possible pour être une femme…

Il fit claquer ses doigts avec une sorte de colère nerveuse.

— Ma petite, la patience a des bornes ; je te répète que je ne te quitterai pas sans te donner des garanties ou des protections. Tu es une enfant sauvage très difficile à apprivoiser, mais je suis un galant homme, je veillerai sur ton avenir… En attendant, je vais chasser à la Bourdaisière : la situation est fort nette, il n’y a pas l’ombre de trahison de mon côté, je te le jure… Au lieu d’être clerc dans une étude, où je joue le rôle de la cinquième roue du carrosse, je préférerais devenir mon maître… J’ai fait des stages suffisants, et comme éducation sentimentale et comme légiste… je voudrais fonder autre chose que des théories amoureuses… Ordinairement, les amants ne causent pas de leurs projets avec leurs bonnes amies ; tu as été ma fiancée… quand je te cacherais mes idées, tu pourrais toujours les deviner, n’est-ce pas ? Calme-toi ! D’ailleurs, si tu te moques des convenances mondaines, moi je te déclare que cela me déplaît de coucher avec la fille d’une femme qui est morte la semaine dernière…

Laure avait ouvert les yeux. Elle se pencha, parce que le petit chat demandait sa pâtée.

— L’amour est éternel comme la faim… dit-elle, se parlant à elle-même ; allons, mimi, nous ne serons plus que nous deux !

Elle courut jusqu’au placard où elle mettait les friandises de son favori, et elle fit semblant de chercher une tasse de lait qu’elle ne trouvait plus. Des larmes tombèrent peut être dans ce lait, mais Henri ne s’en aperçut pas, et Lion les but tout seul, goulûment, s’enfiellant de leur amertume.

Cette fugue n’était, du reste, qu’un essai, il voulait la forcer à demeurer un mois en tête-à-tête avec ses sens de chatte folle, et pensait qu’à ce régime elle se lancerait bien vile au cou du premier type vicieux qu’elle rencontrerait sur un boulevard. Laure devait finir dans la peau d’une catin de bas étage, car elle ne savait ni être chic, ni être honnête, et, malgré sa beauté qu’il appréciait volontiers, à ses instants de trouble suivant les dîners délicats, il se disait qu’elle ferait une pitoyable courtisane, dépensant trop corporellement et ne sachant pas provoquer les dépenses budgétaires. Pas d’organisation, pas de méthode ; une fougue éreintante, et quel oubli des lois sociales !…

Il alluma un cigare.

— Tu m’écriras poste restante, ma mignonne. Tâche de ne rien gâter chez moi, c’est déjà trop que ce sacré curé connaisse ton adresse. En province, un vieux scandale est bien vite rajeuni, et l’enterrement de ta mère a dû renouveler des histoires…

— Je ne t’écrirai pas !

— Pourquoi ! je voulais te lire, moi, ça m’aurait amusé…

— Du papier à la place de ta peau ou de la mienne, à quoi bon !

— Laure, tu boudes.

Elle sourit.

Laure, soumise comme une placide servante, fit sa malle, tira les chemises des armoires et plia les vêtements, recousant un bouton, vérifiant la fraîcheur des cravates, frottant les ustensiles de vermeil du nécessaire de toilette, ajoutant, par une attention discrète, des pastilles à la menthe dans un petit coin du sac.

— Tu aurais soigné ton mari, toi, dit Henri lui caressant les cheveux !

— J’étais née pour être ta femme ! répliqua-t-elle tristement.

— Hum !… tu exagères un peu, ma pauvre mignonne.

— Si tu m’avais pardonnée, mais les honnêtes gens sont plus bêtes que les bêtes.

Il la contempla, cherchant le sens de ses paroles, et prit le parti de rire.

— Tu es impayable, déclara-t-il.

Et, lambeau à lambeau, le cœur de Laure se déchirait dans la banalité polie du départ pour un mois, qui serait, dût-il lui revenir plus aimant, le départ éternel…

Pour jeter leur chienne à l’eau, des individus bien nés tiennent à ce qu’elle soit galeuse ; Laure, en bête bien élevée, trouverait le moyen d’attraper la gale.

Henri pensait :

— Quand on se fiche de la mort ainsi on est bien capable de vitrioler son amant. Il faudra que je joue serré pour une rupture définitive. J’aurais dû empêcher cette liaison de tourner au collage.

Laure guettait les suprêmes caresses des adieux, les yeux brillants fixés sur cette silhouette d’homme qui allait s’effacer de sa vie, peut-être de son cœur. Pour elle, rien n’existait que le présent. Que lui importaient les promesses d’avenir, les bonheurs passés ? Tant qu’elle le pourrait frôler du bout des doigts, elle sentait qu’un amour sincère l’élevait au-dessus des femmes tarées ; demain, elle tomberait plus profondément dans l’oubli d’elle et de lui, dans l’oubli de tout ce qui faisait la noblesse de ses passions depuis qu’elle aimait. Elle l’accompagna chez lui portant le sac de voyage.

La chambre de la rue Racine était banale, meublée sobrement comme une chambre d’étudiant. Déjà leur amour n’avait plus ses coudées franches, et ils se trouvaient chez eux comme des étrangers. Laure s’assit sur le petit lit de fer en ramenant devant elle la longue tresse de ses cheveux. Henri, qui, par extraordinaire, ne fumait pas, s’assit en face d’elle sur une chaise, la même sans doute qu’au jour d’arrivée il avait brandie d’un mouvement de colère contre la belle fille qui venait s’offrir à lui.

— J’espère bien, murmura le jeune homme s’emparant des mains de Laure et les tapotant, que tu ne vas pas te désoler… Un mois, c’est vite écoulé, ma chérie.

— Je ne me désolerai pas, répondit-elle d’un ton morne.

— Voyons, nos petits comptes sont en règle ? Je te laisse une centaine de francs. Auras-tu assez pour m’attendre ?

— Plus qu’il ne faut, je ne sors guère et ne visite jamais les magasins. À part le lait de Lion

Et la jeune fille eut un sourire.

— Oui, je sais, je sais, tu es un modèle d’économie. T’ai-je donné la seconde clé !

Il fouilla toutes ses poches.

— Tiens, prends-la, j’ai confiance, et on a besoin quelquefois de sa seconde clé… quand on perd la première.

— Tu me rends ma liberté ? fit-elle, affectant des allures insoucieuses.

— D’abord, petite sotte, tu l’as toujours eue… Le loyer est à ton nom, tu es chez toi là-haut et je n’ai rien à voir aux changements qu’il te conviendra de faire. Je ne te quitte pas aujourd’hui ; dans un an, je puis renoncer à la vie parisienne et…

— Bref, interrompit Laure la voix tout à coup brisée, tu commences à me mettre à l’épreuve…

— Il est certain, ma chérie, que j’agis avec toi très doucement… répondit le jeune homme en lui baisant les mains.

Laure inclina la tête, elle voulait bien le reconnaître et… ne pas lui reprocher sa douceur.

— Je vais tâter l’opinion du pays, reprit-il, d’un ton plus dégagé ; ton papa doit se voir très isolé après la mort de sa femme… D’une manière indirecte, je pourrais lui conseiller de vendre son étude, d’aller vivre ailleurs, et ailleurs, le temps calmant les esprits les plus furieux, tu le rejoindrais… Ce serait ton intérêt, ma chère, car tu es encore son héritière en dépit des scandales et de ta mauvaise conduite. Plus tard, tu te dénicherais un mari, un homme simple qui t’aimerait…

Henri Alban s’arrêta pour caresser le menton de Laure, ne se rappelant plus qu’un moment il avait représenté cet homme simple.

— Tu es une folle, ajouta-t-il, la voix très affectueuse, et pourtant tu as un caractère charmant, il me semble que tu es destinée à la bonne existence d’une mère de famille… Oh ! les petits gosses ! c’est ça qui te formerait, te dompterait, te mettrait du plomb dans la cervelle… Je te rêve six enfants et une jolie maisonnette au milieu des bois. Tu aurais des chats, des chiens, des poules, des vaches… Tu te lèverais dès l’aurore, et par conséquent tu dormirais la nuit et ne ferais pas de vilains rêves…

— En effet, dit Laure, se croisant les bras comme pour enfermer son cœur et le défendre à jamais contre les vertueuses tentatives des honnêtes gens.

— Voyons, chérie, j’ai raison, je te parle comme un véritable ami. La jeunesse ne dure pas… et tu ne dois pas, toi, la fille d’un notaire, te retrouver un matin sur le trottoir…

Il se leva, fit quelques tours dans la chambre, mit la bougie derrière les rideaux du lit pour qu’on n’aperçût pas les ombres chinoises dont ils auraient probablement l’occasion, elle et lui, d’orner les vitres de la fenêtre ; puis, vérifiant, en chemin, un renseignement sur son indicateur, il revint s’asseoir à côté d’elle.

— Si tu me répondais, petite boudeuse.

Il glissa sa main dans son corsage, sortit avec précaution les deux seins éblouissants de cette brune qui, malgré sa mauvaise conduite, était le plus bel instrument de plaisir qu’on pût désirer, surtout à la veille d’un long jeûne.

Laure, les bras tombés, passive, souriait ; seulement son sourire ressemblait un peu au rictus de tigresse, à une idée vague de mordre.

— Je t’en prie, mon cher Henri, ne t’occupe pas de mon père. Cela me fâcherait… laissons mon avenir tranquille… Tu es trop bon.

— Comme tu voudras, répliqua le jeune homme gracieusement penché ; mais je cherche à te prouver que je te suis tout dévoué, que je t’aime enfin !

— Alors, déclara la jeune femme les dents serrées, tu ferais mieux de ne rien dire.

Cette fois, elle lui coupait la parole d’un accent si bref qu’il eut un regard effrayé.

— Tu préfères toujours les actes ? souffla-t-il en essayant de l’enlacer. Laure se déroba, remonta son corsage, l’air hautain.

— Et l’ombre de ma mère ? ricana-t-elle.

— Petite boudeuse !…

Il s’agenouilla, tenant ses poignets, les yeux chargés d’une langueur point du tout feinte.

— Nous allons nous séparer… ce n’est pas gentil !…

— Pourquoi nous séparons-nous ?

— Mais, parce que je ne puis pas abandonner ma famille complètement pour ma maîtresse. Voyons, Laure, il est donc impossible de raisonner avec toi ?

— Je ne sais pas raisonner, Henri, je me donne ou je me refuse…

— Et, à cette heure-ci, tu te refuses !

— Oui !

Henri, trop galant homme pour se livrer à une lutte vulgaire, se redressa, passa ses doigts fébriles dans ses cheveux, et ouvrit la croisée. Une minute, le bruit de la rue secoua la chambre, étourdit leur cerveau ; Laure arrangeait sa toilette, Henri sifflotait.

— Je vais commander la voiture, dit-il, risquant un coup d’œil du côté de sa maîtresse.

— Il est onze heures, mon ami, tu as juste le temps de partir.

Le garçon descendit la valise, et la jeune femme plia le pardessus, la couverture, ayant soin de ne pas oublier une casquette de satin noir que le voyageur mettrait pour dormir.

Henri se sentait légèrement énervé ; il ne s’expliquait pas du tout le caprice de cette fille, si affamée d’amour ordinairement, qui l’aurait volontiers vidé jusqu’aux moelles la nuit dernière, et qui, ce soir, sous le spécieux prétexte qu’il se montrait plus affectueux, plus charitable, le lâchait comme ça sur son appétit, les nerfs irrités, dans de déplorables conditions pour voyager… Ils se rendirent à la gare d’Orléans sans échanger un mot… Laure, étendue, les paupières closes, ne bougeait pas et ne pleurait pas. Henri fumait.

— Bah ! c’est une tactique ! Elle espère que je serai de retour avant un mois, songea-t-il. Elle se dérouille, la mâtine.

— Veux-tu que la voiture te reconduise ? demanda-t-il avec sa politesse habituelle, lorsqu’ils furent à la gare.

— Non, je rentrerai à pied, ça me fera du bien.

Il eut une vision de suicide, se rappela ce clerc borgne se précipitant au fond du puits.

— Hein, gronda-t-il, lui saisissant l’épaule d’un mouvement brutal, pas de bêtises, il y a des responsabilités qui sont désagréables, tu sais !

— Je ne te tromperai pas ! répondit Laure honteuse de ce qu’elle était en train de penser. Est-ce que tu as peur que je ne te trompe, Henri ?

Le jeune homme éclata de rire.

— Pour ça, je ne m’en inquiète guère, ma petite chatte. Tu es trop entêtée… Allons, me voilà rassuré ; embrassons-nous, et quittons-nous bons amis…

— De quelles responsabilités parlais-tu ? murmura-t-elle épouvantée de son sang-froid.

— Des idées… des idées à la Lucien Séchard, parbleu !

— Quoi ! Tu t’imaginais que j’avais envie de me tuer, et… tu partais tout de même…

Dans la nuit, éloigné des lanternes de la voiture, il ne vit pas le flot de larmes qui s’échappaient de ses yeux ; il riposta plein d’impatience, car il craignait maintenant de manquer le train :

— Laure, tu es de la race des crampons : tu ne feras jamais fortune…

Installé sur la banquette du compartiment des fumeurs, pendant que le train s’ébranlait, il acheva sa phrase par cette réflexion mentale que lui suscitait un regret de ses sens :

— Et c’est dommage… Une si jolie fille…

Laure se sauvait en courant, la queue de ses cheveux battant sa croupe, les ongles fourrageant sa poitrine. Il était parti, et quand il lui reviendrait elle serait la prostituée au lieu d’être l’amante, l’épouse de son cœur ! Il ne l’aimerait jamais, jamais… À moins que son genre de misérable amour fût le genre d’amour des honnêtes hommes… et qu’elle n’eût pas le droit d’exiger une meilleure tendresse de cette race maudite par la sienne, la race des fauves.

Il était le garçon rangé, le monsieur estimable, l’homme juste milieu, et il sortait d’une famille moderne qui les lance à la société par ballots pour essayer de réagir ou contre les névrosés, ou contre les brutes. Ah ! celui-là ne connaissait point les emportements des sens, pas plus que les folies de l’imagination ! Muni d’un compteur spécial calculant les pulsations de l’amour, il avait le cœur réservé, la cervelle froide et fonctionnant comme une mécanique honorable ! L’aspect correct et séduisant d’un pantin qu’on n’aurait pas voulu grotesque, il était le chef-d’œuvre de sa fin de siècle ! Une invention propre, une plante de serre chaude dont on a extirpé enfin tous les principes vénéneux ! Il n’avait pas les préjugés de la province, mais en gardait les exquises religiosités, telles que : le respect pour l’ombre de sa mère, la croyance en une volonté supérieure qui nous régit, la probité dans les rapports d’argent et la politesse vis-à-vis des femmes. Il serait notaire. Apothéose du genre américain francisé, il serait le type postulant pour la chevalerie du bien-être, du confortable, et surtout de l’éducation. On ne pourrait pas s’empêcher d’admirer sa science ; rester nul, effacé, quoique toujours si distingué !… c’était un heureux médiocre ! il dormait la nuit, ne rêvait qu’après avoir mangé du lièvre, et ne songeait pas qu’une femme a besoin d’une autre distraction que la distraction !… Il était fier du Paris de M. Carnot, fier de la France, que la raison et un bel équilibre social momifie honnêtement. Il étudiait les manifestations de l’électricité, ne se doutait même plus que, jadis, le tonnerre n’était pas exclusivement créé pour faciliter les communications avec l’épicerie Potin… Il se marierait parce que les relations amoureuses ne sont pas très sûres malgré les nombreuses découvertes pharmaceutiques, et il aurait des enfants calqués sur son modèle, d’autres échantillons de l’irréprochable fabrique bourgeoise moderne : des moules issus d’autres moules, chargés au ventre du même compteur qui règle à la fois les besoins de l’estomac et ceux de l’amour !… Non, ces hommes-là n’ont pas le don d’aimer même comme les bêtes ; ils sont, dans l’échelle des êtres, au-dessous des animaux, entre le minéral diamant et le minéral coquille d’huître !

Et la bonne Providence, que l’on dénomme hasard lorsqu’elle se trompe et qu’on ne veut pas lui manquer de respect, avait fait se rencontrer la femme des temps primitifs avec l’homme des époques civilisées, des époques caoutchoutées, électrisées, grattées, polies, et mécaniciennes. Laure avait aimé Henri après avoir dédaigné les brutes, ses pareils, ou les fous, ses esclaves. Là-bas, au pays du soleil, le paysan Marcou s’éteignait d’un mal de langueur que les Pauvinel, ses robustes parents, croyaient être un sort jeté sur leur fils, un si solide gars de trente ans ! Lucien Séchard s’était tué, le pauvre borgne ; Armand de Bréville, presque dément, avait des hallucinations terribles en disant sa messe, appelait Laure au lieu d’appeler Jésus-Christ… Et plus tard, quand sonnerait l’heure des triomphes du dompteur, quand le mâle rêvé, le mâle existant, s’approcherait enfin de la jeune femme pour en prendre une possession décisive, elle ne le reconnaîtrait pas, son cœur brûlé inutilement ne flamberait plus, et il serait sans doute réduit à l’accouplement instinctif des bêtes… eux qui auraient dû régénérer l’espèce, être comme l’Adam et l’Ève d’un nouvel amour !…

Laure courait dans la nuit parisienne, se heurtant aux becs de gaz et embarrassant la natte de ses cheveux aux épaules des voisins. Sur le boulevard Saint-Germain, un homme l’accosta :

— Sacredieu, c’est à vous tout ça, mon bébé…

Laure cria de rage :

— Non, c’est à lui, à lui et il n’en veut plus, il est parti !…

Très sérieux, croyant qu’il avait affaire à une femme ivre, l’homme, un noceur, se rangea respectueusement.

— Quel imbécile ! s’exclama-t-il.

Et, prise de vertige, Laure lui répondit :

— Viens, suis-moi, je te les donne !…

XII

Trente jours s’égrenèrent lentement. Laure, prostrée, ne se dérangeait plus que pour donner la pâtée à son chat et manger elle-même. Tous les deux prenaient leurs repas couchés sur le tapis, en face l’un de l’autre, attendant des heures entières que la concierge leur montât soit le lait, soit les friandises, et retombant dans leur somnolence dès que cette femme tournait les talons. S’il faisait trop de clarté, Laure baissait les stores, et l’on reposait là comme enveloppé de ouate ; s’il faisait nuit, elle écartait les draperies soyeuses, et regardait la lune. La pendule s’était arrêtée. Tant pis ! À quoi bon numéroter le moment présent ? On ne recevait plus le journal, on ne feuilletait jamais un livre, on ne fredonnait pas. Le temps s’écoulait à travers cette ignorance de la vie humaine et du bruit de la société, comme passe l’eau à travers un crible. Chose bizarre, Laure n’avait pas la conscience de s’ennuyer. Elle ne menait même plus l’existence d’un animal, elle vivait d’une vie de plante, elle végétait, le cerveau tout brusquement rétréci par l’écrasement de son amour, et la force du coup lui ôtait la pensée : elle ne rêvait plus, ne désirait plus, s’enroulant dans ses propres bras, dormant toute l’après-midi, s’éveillant au crépuscule ; alors, se déroulant membres et cheveux, elle cherchait de l’air, ouvrait les vitrages d’un mouvement machinal, puis s’ablutionnait parce que les pores de sa peau avaient souvent des soifs terribles. Lion, au moins, lui, jouait, miaulait, exécutait des clowneries dans les cordages des stores et bouleversait les coussins en courant à la poursuite d’un morceau de papier. Mais Laure se fatiguait de tous les jeux, semblait regretter tous les gestes inutiles et regardait le vide sans essayer de voir. Le malheur, si peu appréciable, d’une séparation d’un mois, la rendait veuve… Car un mois, pour ceux qui ne comptent que le moment présent c’est l’éternité. Elle se métamorphosait, oubliait jusqu’à la cause première de sa torpeur. Durant certaines insomnies, elle avait redouté ce nouvel état à l’égal de la mort. Les autres jeunes femmes ont des obligations mondaines, un ménage, des enfants, des amis, des couturières ; elle ne possédait que son amour. En la quittant, Henri la laissait seule avec ses instincts singuliers de primitive, ses instincts l’attirant en bas comme des racines, lui vrillant le crâne comme des branches à floraisons vénéreuses, et quand elle se respirait au fond de son triste isolement, loin de son amour qui était toute sa société, elle finissait par s’empoisonner doucement. Elle s’enivrait, se stupéfiait au parfum de sa chair, se troublait aux vapeurs malsaines de son rang. Demeurer avec elle-même, c’était lutter contre son plus effroyable ennemi. Et pourtant elle se savait maîtresse absolue de ses actions, personne ne la tentait ni ne la provoquait. Tout enfant, Laure avait eu peur déjà de la solitude, sa mauvaise conseillère, elle avait eu des attaques de nerfs pour une bougie éteinte le soir, pour une chambre trop vaste où il fallait dormir, pour une cour sombre, en descendant à la cave, en traversant la campagne déserte, et elle ne s’expliquait encore pas si ces attaques avaient été un excès de plaisir ou un excès de frayeur ; elle craignait d’être seule comme on craint de mal faire, et des frissons de joie la secouaient lorsqu’elle pensait que, de nouveau, étant une femme, elle aurait encore de ces peurs dangereuses. — Ces sortes de créatures toujours prêtes pour la chute et que l’ombre de la tristesse suggestionne sont des échantillons de la famille des sensitives, mais des sensitives carnassières, de celles qui, bâillant de la fleur ou de la feuille, gobent les insectes au passage. N’ayant pas le moyen de la locomotion, elles étouffent la mouche dès qu’elles la tiennent, sinon se dessèchent de n’avoir plus rien à étouffer dans leur coin de nature ténébreuse.

Laure, la sauvage, ne voulait plus sortir ; elle craignait d’agripper encore un homme, au détour d’une rue, elle ne voulait plus s’habiller parce que des glaces la reflétaient au détour de sa chambre, et elle n’osait plus s’agiter de peur de se sentir belle.

Le trentième jour de cet emprisonnement volontaire, Laure prononça le nom d’Henri tout haut sans tressaillir. Comme on balaye une brindille importune, elle jeta ce nom, distraitement, à l’abîme de ses souvenirs d’enfance. Henri, c’était maintenant aussi vieux que tous les amants lilliputiens qu’elle s’était offerts jadis sous les angéliques monstrueuses de la maison paternelle… Seulement, ce caprice ayant saisi son cœur au lieu de remuer ses sens, elle en gardait une douleur au lieu d’en garder une simple émotion d’entrailles. Oui, elle tromperait celui-là comme elle avait trompé ces pauvres gamins, seulement ce serait elle qui en souffrirait, voilà tout, et elle ne le lui dirait que tout à fait forcée de le lui dire… L’honnêteté de son amour était une duperie vis-à-vis d’un indifférent ; elle serait désormais moins honnête, et, qui sait ! Henri l’aimerait peut-être davantage s’il revenait !

Ce soir-là, elle joua longtemps avec Lion, elle retrouva du bonheur à le caresser, à plonger ses yeux dans ces jolis trous de lumière et à lui donner des leçons de ruse comme une femelle. Le petit chat, toujours se frottant contre son humanité complaisante, prenait des allures d’enfant, devenait humain, tandis que la jeune fille, plus bestiale à se frotter contre cette fourrure de bête, devenait féline, éprouvait des besoins de griffer, de hurler ses peines dans un miaulement de passion et d’angoisse. Fatigué, Lion s’endormit, et, une fois tranquille au sujet du bébé, la mère gravit comme une véritable chatte l’échelle qui conduisait sur le toit, à la grande nuit pleine d’étoiles. Laure, pour cette escapade, avait lustré sa chevelure, mis un peignoir de satin rouge, chaussé des mules de velours, et cependant elle se doutait bien que les toitures ne lui fourniraient pas d’autres galants que les matous rôdeurs. Sur le cristal dépoli, elle s’étendit, satisfaite, l’œil au guet, le corps frémissant, vaguement heureuse d’une promesse de volupté qu’elle flairait dans la brise. Une lune un peu folle semblait chassée par le vent d’automne, et la ronde feuille sèche, la feuille morte jaune d’or tourbillonnait sous des nuages roux en compagnie d’étoiles scintillantes comme de blanches immortelles. Ce n’était plus le printemps avec ses larmes de sèves et ses parures de jeune épousée, sa lune énorme, savoureuse aux regards comme du miel, mais en cette atmosphère troublée les désirs vains s’aiguisaient plus vite, battus à coups de fouet, et la lueur fuyante de l’astre avait l’air de vous crier : « Dépêchez-vous, je sais qu’il va faire froid. » Des panaches de fumée se tordaient autour des cheminées, couvrant les clartés de

Paris d’un voile et auréolant les sommets d’édifices d’un nimbe de brumes où rayonnaient des flèches rouges. De ci, de là, sous des pans d’ombres funèbres, s’ouvraient les brasiers infernaux des grands boulevards, filtraient les jets d’argent des globes électriques, et la forêt des cheminées de tôle, ces arbres noirs d’un éternel hiver, luisait, par instants, d’un reflet vif quand la lune se perchait, en passant, sur leur cime. Laure se redressa, fit le tour de son domaine, se pencha et n’eut pas le vertige. L’idée lui vint d’enjamber la petite balustrade pour aller visiter les toitures voisines. Du côté de la rue de Seine, un précipice béant se creusait : elle s’éloigna du bord des gouttières, et rampa du côté des cours où elle apercevait des fenêtres de mansarde.

— Je puis bien me casser la tête, se dit-elle, Henri ne m’attend plus !

Et, en murmurant cette phrase amère, elle déchirait son peignoir aux crochets de couvreur qu’elle rencontrait sur sa route.

Une seule mansarde s’éclairait, se piquait d’un point rose de petite lampe agonisante derrière un rideau. Laure eut l’âpre curiosité de savoir ce que contenait la mansarde : femme de chambre se déshabillant ou garçon de magasin cirant ses souliers, elle s’amuserait à les espionner derrière ce croisillon lumineux, et comme la fée des ombres elle ricanerait au bon moment pour leur causer d’horribles peurs.

Elle dut traverser un endroit périlleux, le dessus d’une cour intérieure formé d’un grillage de fer si mince, qu’en grimpant elle se fit l’effet d’une colossale araignée au milieu de sa toile, puis elle atteignit la mansarde et se blottit derrière la vitre. Onze heures sonnèrent à une horloge lointaine ; ces tintements, s’éparpillant dans le vent, l’impressionnèrent et faillirent l’empêcher de lever la tête.

Ah ! cette voix mélancolique du bronze pleurant sur elle, pleurant sur Paris, la ville maudite réceleuse de toutes les hontes, de toutes les criminelles passions !… Mais Laure ne connaissait point la voix de Dieu, et ce n’était pas un message d’Henri que lui adressait la cloche ; la curiosité l’emporta, elle regarda dans la mansarde.

Devant une table, un ouvrier en bras de chemise polissait de microscopiques objets très étincelants, des boucles d’oreilles, des épingles de chignons, des boutons de manchettes qu’il sortait d’un carton et remettait dans une autre boîte, d’un geste toujours le même, si nonchalant qu’on aurait bien juré qu’il dormait en travaillant. La chambre était pauvre, meublée d’un lit à couverture brune comme on en voit dans les hôpitaux, d’une chaise de paille et de quelques ustensiles de cuisine, dont un poêlon au cul noir tachant la muraille d’une vilaine tache d’encre épaisse. L’ouvrier, par hasard, se dérangea de son travail pour aller remettre du pétrole dans sa lampe, et il se montra de face.

Laure vit un jeune garçon de dix-sept ans à peu près, maigre, à figure creusée de poitrinaire, la pomme d’Adam saillante, les bras détachés des épaules comme ceux de ces jeunes drôles, capables de tout, qui vont les mains ballantes le long des trottoirs ramasser les bouts de cigarettes, un type ce loustic ou de souteneur, et aussi un type de bon diable quand il se courbait, avec un regain de vigueur, sur les menus articles de Paris qu’il polissait. Laure souriait derrière la vitre, se demandant si les bijoux étaient faux. Le vent redoublait, lui cinglant les joues de ses cheveux, et elle avait toutes les peines du monde à se tenir droite sur l’inclinaison de la toiture. À sa gauche, elle apercevait les réverbères de la rue gros comme des allumettes flambantes, et elle se sentait aspirer par cette cour intérieure, tout près d’elle, cette cour voilée de sa toile d’araignée, noire comme une gueule de four ; seulement, l’attrait des verroteries la retint, elle regarda encore… L’ouvrier reprit sa besogne. Il trempait un chiffon dans un godet, cherchait des pinces, démontait une pierre, lissait le métal sur une poudre ou ajustait le bijou entre les crans d’un étau, et frottait ferme. De temps en temps, il bâillait, très furieusement énervé, semblait-il, par une idée lancinante. Enfin il repoussa la table, se tourna, leva les bras pour ouvrir sa fenêtre. La jeune femme se baissa, toute révolutionnée, craignant qu’il eût entendu quelque bruit ; mais ce garçon, dormant sans doute debout, ne se doutait de rien. Il revint à sa table, grommelant des mots inintelligibles. Laure se risqua de nouveau, elle plongea un dernier regard, attirée surtout par l’éclat de ces pierreries, miroir aux alouettes, que ce garçon pauvre remuait négligemment, et elle aurait volontiers sollicité la permission de jouer avec. Qu’il était donc heureux, le gamin, de triturer cette fortune ! Elle regardait de tous ses yeux luisants, intéressée au plus haut point. Son vagabondage sur les toits lui rendait une heure de sa petite enfance, une des heures les plus pures, celle dépensée à jouer aux bouchons de carafe, aux prismes dans lesquels son cœur naïf s’imaginait voir comme un reflet de paradis. À cette époque, elle aurait donné bien des choses pour devenir la petite femme d’un ouvrier bijoutier travaillant même dans le faux ! Limpidité merveilleuse des fragments de ciel, naïveté de ses croyances de fillette, comme tout cela s’était vite terni, mon Dieu ! Est-ce qu’on ne pouvait jamais exister tranquillement sans les fièvres des sens qui se glissent dans tous les jeux, même les plus innocents ?… Accrochée au rebord de la fenêtre, s’y tenant de ses dix ongles et portée sur les deux extrémités fourchues de ses mules, elle était presque résolue à lui crier : — Voulez-vous que nous partagions ! lorsqu’elle demeura la bouche béante, les prunelles fixes. Le jeune garçon, abandonnant une troisième fois son ouvrage, s’était renversé en arrière, saisi d’une subite extase. Il avait eu, soudain, un geste fou, et ses mains lâchèrent brusquement les pierreries… Laure ressentit comme une douleur, et ensuite eut un rire sanglotant pareil aux plaintes de la brise, pareil aux pleurs de la cloche, car c’était cela le malheur de toute la vie, chez les pauvres, chez les riches, dans les abîmes ou près du ciel. C’était cela le mal de la chair !… Épouvanté, le jeune ouvrier bondit, criant, jurant, ivre de joie et de dépit, ne s’expliquant pas ce qui arrivait, mais disposé à croire tout possible. En se grisant de lui-même il avait, parbleu, rêvé d’une jolie catin qui lui faisait invite, et la femme pouffant de rire, les cheveux flottants, les bras nus, il la lui fallait. D’où lui tombait-elle ? des nuages ? elle riait ! C’est parce qu’elle voulait bien… Il bouscula sa table, les bijoux ruisselèrent aux quatre coins de la mansarde, et il enjamba la fenêtre d’un saut de chat-tigre, mais Laure fuyait déjà, s’élançait sur le filet de fer tendu au-dessus de la cour intérieure, traversait les toitures, s’accrochant de cheminée en cheminée ; elle fuyait, légère, aérienne, tout comme une vraie vision. Sur le plafond de l’atelier, elle disparut en une trappe, s’engloutissant dans un truc de féerie, cette fée du mal, cette capricieuse mauvaise ange portant une robe de feu et suivie de la sombre traîne satanique d’une chevelure infernale. Le garçon, la sueur aux tempes, secoué de frissons nerveux, les bras ouverts, s’arrêta contre la balustrade du petit toit de l’atelier. Plus personne ! Il avait rêvé, à moins que ce fût tout simplement une voleuse que l’éclat de ses bijoux attirait ? Non, une voleuse n’est pas si belle, si prompte à rire des choses drôles… Et, navré, ce garçon rentra chez lui, se jeta sur son lit, pleurant de rage.

À la distance d’une maison, une autre créature joyeuse pleurait également, étendue sur son lit, se meurtrissant la poitrine en appelant un amant qui ne reviendrait que dans un mois !

Le lendemain matin, Laure se réveilla la tête lourde ; il était tard, très tard, puisque le soleil inondait sa couche de rayons brûlants. Une bonne journée se préparait pour elle, car elle avait dormi, oh ! dormi comme une morte ! Elle s’habilla soigneusement, l’air calme, un méchant rictus aux lèvres. Une sotte aventure, celle de la nuit : elle trouverait mieux. Ce qu’elle désirait, c’était un amour et non une folie d’une heure, elle voulait être aimée à toute force, devinant que le seul véritable aphrodisiaque de l’amour… c’est l’amour ! Henri ne l’aimait pas et il ne l’assouvirait jamais, elle n’y comptait plus, finissait par en avoir le mépris. Elle pensa que, puisqu’elle donnait au lieu de vendre, elle avait bien le droit de choisir. Ce viveur rencontré le soir du départ d’Henri ne reviendrait plus parce qu’elle lui avait semblé folle, mais elle se ferait une raison.

— Tiens, Lion, s’écria-t-elle dénouant ses cheveux pour les peigner, nous sommes deux bêtes, et l’honnêteté ça n’existe pas !

Elle essayait de se moquer ; cependant, là, du côté gauche, une fibre se rétractait, la faisait encore souffrir quand elle songeait qu’il aurait le droit de lui dire :

— Ton seul mérite, ma chère, était la fidélité !

Et comme il possédait bien l’accent nécessaire pour dire ça, un accent très doux d’homme d’une éducation supérieure, qui blague froidement. Laure tourna autour de son nid de soie jaune, il lui avait donné toutes ces choses, et toutes ces choses serviraient à son métier de fille… Un soir, un homme la payerait sur ce lit déjà payé par un autre…

— D’abord, moi, murmura-t-elle, farouche, on n’oserait pas m’acheter ; je crois que je le tuerais celui qui oserait m’offrir de l’argent… (Et elle ajouta, ricanant.) Comme si, la volupté, ça se payait… j’en donnerai toujours pour rien à qui en voudra.

Elle fit déjeuner le chat, et, agitée, attendit le moment de sortir. Elle prendrait une voiture, irait n’importe où, tâcherait de ne plus rentrer, afin de s’étourdir loin de cette serre chaude où elle gagnait des langueurs. Vers trois heures, quelqu’un sonna. Laure tressaillit, éperdue. Elle songea que ce garçon de la mansarde avait probablement découvert sa retraite, et qu’il allait se jeter sur elle, pour la violer : elle le retrouva au fond de sa conscience, obscène, tout agile comme un singe, il l’envelopperait et elle ne résisterait pas, elle ne saurait pas lui résister. Ce serait sa chute la plus ridicule. Inquiète, elle croisa son peignoir sur sa gorge, noua ses rubans, rattacha ses cheveux, se composa un visage sévère : elle pouvait ne pas ouvrir, et une force irrésistible la lançait vers la porte parce que derrière cette porte un homme l’attendait ! Elle ouvrit.

XIII

Henri Alban, debout, sur le seuil, à la même place où lui avait souri, s’effaçant pour la laisser passer, un inconnu quémandeur d’amour, souriait, la contemplant, l’air un peu vexé de revenir si vite.

— Tu vois, ma chère enfant, que je suis un homme de parole !

Et il entra en lui prenant les poignets pour l’embrasser, comme l’autre l’avait embrassée à un mois de distance.

— Je ne te dérange pas ? Il n’y a personne caché sous le lit ? ajouta-t-il railleur.

Laure demeurait immobile, très pâle, mais souriante, elle aussi, la physionomie calme. Il fallait s’y attendre, et, bien qu’elle eût quelque, chose de mort dans le cœur, ce retour inopiné lui fit plaisir. Telle une fleur plus fraîche après l’orage, elle semblait plus réservée, plus modeste. La folie commise — ses courses sur les toits au plein air de la nuit — lui avait laissé une mélancolie gracieuse qui la rendait plus souple et l’éclairait d’une lumière intérieure. Elle reçut son amant-époux comme une jolie petite bourgeoise dont le court veuvage a été rempli par les saines occupations du foyer domestique.

Son logis était en ordre ; elle avait, pour se reposer de toutes ses émotions, rangé, nettoyé, mis des plantes vertes dans des jardinières et secoué les tentures, soufflé sur les atomes d’amour, sur la poussière des souvenirs coupables. Henri inventoria le salon d’un coup d’œil. Il huma l’atmosphère ; cela ne sentait pas le cigare, et son fauteuil américain était resté à l’endroit favori. Lion, gravement assis sur le bureau, le regardait au milieu de ses livres et de ses papiers, l’air d’un honnête chat qui ne sait rien. Henri, n’ayant averti ni par lettre, ni par télégramme, tombait chez elle comme un gêneur, et constatait, chose bien singulière, qu’il ne la gênait pas. Elle lui répondit d’un ton tranquille :

— Tu espérais donc trouver quelqu’un ici ?

— Dame, quand on va à la chasse on perd sa place, prétend le proverbe !

Il rentrait, d’ailleurs, fort content de retrouver cette fille dévergondée au bout d’un mois d’abstinence ; et, le sang fouetté par la cuisine de midi, haute en épices de toutes sortes, il ne refuserait certes pas de reprendre la vie commune. Il mit sa valise sur une chaise avec des précautions, — à cause des pots de confitures de sa tante, — et passa dans la Chambre jaune. Le lit était tiré à quatre épingles, les draps sans un pli suspect, la couverture sans chiffonnage de mauvais aloi ; la glace reflétait le ciel, en face du vitrage grand ouvert, et tout sentait bon le soleil, tout resplendissait de miroitements dorés comme un cristal imbibé de lumière. Il s’assit sur les coussins, l’attira devant lui, la fit se tourner, se retourner.

Laure, de son côté, l’examinait, se demandant si c’était bien Henri, celui qu’elle appelait le fiancé. Elle le voyait plus mal, changé, parce qu’elle était changée, ne l’aimait plus de la même façon, et lui en voulait de ce qu’elle l’avait trompé. Il était trop blond, maintenant, ses yeux, trop gris, ressemblaient à des yeux de faïence, et ce sourire dédaigneux, qu’elle admirait autrefois parce qu’il lui faisait de la peine, l’intimidait, ne lui donnait plus qu’une envie de lui rire au nez. Cependant, elle se sentait heureuse de le voir là, confiant en elle ; ses baisers l’attendrissaient comme des caresses de pauvre jeune homme qui excite une pitié.

— Tu es allé, dit-elle, te préparer un nouveau mariage. Donne-moi donc des nouvelles de ma remplaçante.

— Déjà nous taquiner ?

— Est-ce que tu ne le mérites pas ?

— Oh ! si tu t’imagines que je crois à tes serments de fidélité, ma petite chatte ! Je n’aurais qu’à tâter la concierge…

Laure se choqua de son langage, elle le trouvait, au demeurant, très vulgaire, un langage d’homme payant pour être bien servi, et ce fut sans enthousiasme qu’elle lui laissa froisser son peignoir.

Le soir, ils dînèrent dehors, burent des vins fins, se disputèrent au dessert, eurent des mots blessants, se traitèrent de niais réciproquement, puis se couchèrent de bonne heure avec la fièvre : Henri, tout de suite apaisé, s’endormit vers minuit, et Laure, selon la coutume (de retour, elle aussi), veilla, le front levé dans la direction des toitures, écoutant les miaulements nerveux des matous.

Le lendemain, Henri se rendit à son étude, le portefeuille sous le bras, fredonnant comme un garçon jovial qui a joué une excellente partie de cartes. Il avait gagné la paix. La petite chatte était tout à fait calmée, ses ongles ne sortaient plus de dessous le velours. Point de scènes de tendresse exagérée, point de reproches trop vifs, et point de désespoir dramatique. Elle était fidèle comme un roc, oui, mais on la pousserait tout doucement au ruisseau consolateur. Elle était mûre pour une chute et il aurait la gloire de rompre le premier, ce qu’un homme bien stylé ne manque jamais de faire quand il le peut ou qu’on lui en donne le temps. Là-bas, le papa s’occupait de son avenir entre deux chasses au chien d’arrêt. On lui avait présenté une pensionnaire qui ne manquait pas de rondeurs. La fille d’un capitaine de gendarmerie. Une exquise enfant de dix-huit ans, un peu simplette, un peu gauche, et pourtant pleine de saveur déjà, une blonde dont les lèvres étaient humides comme un bouquet de cerises verni de rosée. Quatre-vingt mille francs de dot, une famille honorable et des frères avec lesquels on pourrait fumer. On prétendait que cette jeune personne était d’un esprit obtus, qu’elle avait passé sa petite enfance dans une espèce de sommeil cérébral équivalent à l’idiotie ; mais elle était charmante, et Henri ne tenait guère aux femmes qui ne savent dormir à propos. Au moins, il serait son éducateur, et il répondrait de son éternelle ignorance. Il s’agissait seulement de mener sa barque droit, entre les écueils du vitriol et les tempêtes de larmes. Il profiterait sagement de sa maîtresse jusqu’au printemps suivant, coulerait un hiver agréable pour enterrer sa vie de garçon juste un mois avant les nouvelles fiançailles.

À l’étude, où le clerc, des plus amateurs, ne venait que quand cela lui plaisait, il distribua des poignées de main cordiales, raconta ses chasses et rit beaucoup. Il avait la figure d’un monsieur de sens désormais rassis et triomphants. Les méthodiques ont de ces épanouissements subits en présence d’un dénouement banal bien amené au théâtre, et ils iraient volontiers féliciter le chef machiniste de ce qu’il a permis, par ses combinaisons de trucs, de dire : « oui » au moment psychologique. Laure ne l’oppressait plus, il la sentait s’alléger sur sa poitrine ; elle se dégagerait peu à peu de lui, oublierait son besoin trivial d’aimer l’homme pour l’homme à son contact de sceptique chaste, et, qui sait ? finirait par l’aimer pour l’argent, comme il convenait dans leur situation équivoque. Une chose l’étonnait, par exemple, c’était sa bizarre clairvoyance au sujet de l’avenir qu’il lui réservait. Quel génie l’avait donc instruite de ce mariage et pourquoi lisait elle, à présent ce qu’il pensait dans ses yeux ?

Un matin, il lui dit, se frappant le front tout d’un coup :

— À propos, le curé d’Estérac est parti. On l’a » mis dans un petit village de Combes, tout près de la Bourdaisière, tu sais ! Il n’avait plus bien sa tête sur les épaules, et on l’a fourré là comme en pénitence.

— Ah ! répondit Laure qui peignait ses longs cheveux d’un air indifférent. Tu lui as fait une visite, à ton ancien camarade de collège… Avez-vous parlé de moi ensemble ?

— Jamais de la vie ! Je n’ai pas mis les pieds chez lui ! J’ai horreur des fous, moi !

— C’est terrible, en effet, murmura la jeune femme, ça ne respecte rien !…

Et Henri l’approuva d’un geste sérieux.

L’automne passa d’une manière douce, les deux amants s’entendaient pour ne pas disputer ; on éludait les questions orageuses, et on se voyait seulement aux heures des repas ou aux heures de l’amour.

— Si je m’en allais, ce serait plus digne ! songeait-elle.

Mais une sorte de mystérieuse superstition l’attachait encore à Henri. Elle n’avait aimé sincèrement que cet homme-là, et si elle s’en allait avant l’heure désignée elle regretterait peut-être ce semblant d’amour qui se mourait entre eux et conservait un parfum de tendresse permise, comme un vieux bouquet de roses conserve encore un bouton mal éclos voulant fleurir quand même, en dépit de la pourriture de sa tige.

L’hiver ils reçurent quelques amis amenés au sortir de l’étude et donnèrent des petits thés intimes. Henri, désirant introduire le loup dans sa bergerie, força la jeune femme à être gentille pour ces messieurs les clercs, fils de famille du même bois que lui. Il y en avait trois venant à tour de rôle, tous les trois personnages d’une tenue irréprochable. L’un d’eux, Julien Landry, un sanguin à figure de bouledogue, s’éprit tout de suite de la miraculeuse chevelure de Laure et il mit un soin extraordinaire à étaler des sentiments en rapport avec sa fortune. Elle, devant ces hommes, demeurait muette, agissant d’une allure tranquille et n’ayant pas de préférence. Julien Landry, c’était en foncé ce qu’Henri Alban était en clair, c’est-à-dire une aimable nullité, un estimable garçon capable de tout, y compris le viol de la maîtresse d’un de ses meilleurs amis, et elle le détestait d’instinct, attendant sa première sottise pour pouvoir le faire mettre à la porte.

— Tu les trouves amusants, toi ? disait-elle avec une moue significative.

Henri lui répondait :

— Ce sont d’excellents camarades. Ils ne te feront jamais sentir l’infériorité de ta situation, je te le jure.

— Mais ils sont bêtes !

— Parce qu’ils parlent devant toi de choses hors de ta portée. Ma chère, tu deviens difficile pour une femme qui cause seulement avec son chat !

— Monsieur Landry a palpé mes cheveux toute la soirée !

— Oh ! une plaisanterie sans aucune malice. En tous les cas, je ne lui entends jamais risquer un mot léger.

— Henri, j’aimerais mieux rester dans ma chambre !

— Ce serait ridicule. On s’imaginerait que je deviens jaloux.

Elle servait le thé, découpait la brioche et mettait les liqueurs sur un plateau, puis se retirait dans un coin du petit salon, près de la cheminée, son chat blotti sur ses genoux, ne desserrant plus les lèvres. On jouait aux dominos, au piquet, en lui lançant des œillades ou des réflexions de circonstances : « Vous avez perdu, mon cher Henri… Quand on est si heureux en amour ! » — « Si mademoiselle voulait tenir ma partie, je ne demande qu’à perdre ! » Et la soirée s’écoulait, interminable, au milieu des exclamations saugrenues des hommes, forçant leur naturel pour essayer de lui faire tourner la tête. Henri, quelquefois, discutait les projets de loi, et la causerie dégénérait en dispute avec Julien Landry, un intransigeant. Celui-ci tapait le guéridon à coups de poing, faisait sauter les flacons et les tasses, réveillait le chat qui dirigeait, de son côté, ses prunelles phosphorescentes. Alors la jeune femme laissait tomber une phrase d’un ton calme :

— Prenez garde, monsieur, vous allez faire peur à Lion.

Landry se taisait un instant, roulant ses gros yeux, fier d’avoir épouvanté l’animal, et ressaisissait ses esprits dans un rire goguenard.

— Oh ! les chats, mademoiselle, ça me connaît, et si vous voulez me confier le vôtre…

Un soir, le clerc arriva plus tôt que de coutume, sans être accompagné d’Henri. Laure hésitait à le recevoir, mais, par soumission vis-à-vis de son amant, elle le fit entrer, malgré ses inquiétudes. Le jeune lourdaud s’assit sur l’extrémité d’une chaise, bien plus embarrassé que Laure.

— Il fait froid, déclara-t-il, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Chauffez-vous, monsieur ! Et Henri ?

— Monsieur Alban est resté ce soir chez le patron pour une affaire à débrouiller ; nous avons dîné tous les deux, et il m’a envoyé, histoire de vous donner de la patience.

Laure ne répliqua rien. Il était évident que son amant ne la ménageait guère, et elle s’étonna de ne pas souffrir davantage de son mépris. Elle arrangea la table aux dominos, prépara l’eau pour le thé dans la bouilloire, puis se rendit dans la chambre jaune où elle soignait Lion indisposé.

— C’est vraiment très chic ici ! murmura le clerc debout sur le seuil, et contemplant les stores de soie, le lit vieil-or.

Il avança d’un pas.

— Il est donc malade, votre pauvre mimi, que vous aimez tant ?

— Il est enrhumé, je crois.

— Voyons ça. Vous savez, j’ai fait des études, moi, sur les animaux.

Il eut un air grave ; Laure, tout occupée du chat, ne se doutait pas qu’on pût s’occuper d’autre chose pour le quart d’heure. Elle était penchée dans l’édredon ou dormait l’animal, et l’éveillait pour lui offrir du lait sucré.

— Mâtin ; il a une fameuse binette ! c’est un tigre ! Quel âge a-t-il ? Faudrait le couper, il est malade, parce que vous l’empêchez de courir, hein ?

— Je ne veux pas qu’on y touche, monsieur ! Il ne sera jamais martyrisé par personne.

— Oui, c’est très joli, la compassion, mais il vous salira tout, et, s’il ne court pas, il deviendra épileptique.

Comme il parlait un langage décent, Laure le laissa s’approcher du lit, et Lui montra Lion se dorlotant au fond du satin jaune.

— Il a bien près d’un an, dit-elle caressant son fils qui grondait devant l’étranger ; mais je pense qu’il a passé l’âge de la maladie de la croissance, n’est-ce pas, monsieur ?

— Un an, c’est l’âge de raison ! Voyons ! Montre-moi ta langue ! Quand ils ont la langue blanche, c’est mauvais signe… Oh ! la sale bête, il m’a mordu !

Le chat s’enfuit sous le lit, tandis que Laure, ennuyée de ce que cet imbécile l’avait dérangé inutilement, s’écriait :

— Quel malheur ! Il aura froid. Vous ne savez pas du tout apprivoiser les bêtes, monsieur.

— Bah ! Vous croyez !…

Et, se jetant sur elle goulûment, il voulut l’embrasser dans le cou, car depuis une minute qu’ils étudiaient la physionomie du chat, le clerc soupesait les cheveux de la jeune femme avec une fébrile admiration. Laure se débattit, furieuse, en appelant Henri.

— Henri ? dit le jeune homme pouffant, il est loin ! Tu es donc si fidèle que cela, ma jolie sauvage !

Non, elle n’était pas fidèle ; mais elle avait l’horreur de ce garçon commandé pour une chute propre, une rupture convenable qui ne ferait pas d’esclandre en dehors du notariat, elle avait la répugnance des honnêtes gens, aujourd’hui, préférait n’importe quel rustre, n’importe quel fou, à ces personnages bien corrects, bien à moitié sages qu’on appelait les hommes rangés. Ceux-là, les raisonnables, étaient plus grossiers que les brutes des campagnes dans leurs épanchements amoureux… Ils ne possédaient ni les naïvetés des simples paysans, ni les fougues des passionnés qui n’osent pas ou osent trop, ils étaient hygiéniquement nuis, ne dépensant pas plus en gracieuses paroles qu’en gracieuses actions. Maintenant, elle les haïssait !

— Voulez-vous me lâcher, ou je vous étrangle ! rugit la jeune femme lui entourant la gorge de ses cinq doigts pointus.

— Bigre, vous êtes méchante ! dit Julien Landry desserrant son étreinte, et vous faites bien du bruit pour un petit baiser.

Le maintien raide, comme un homme que l’on vient d’offenser, il alla s’asseoir dans le salon, près du feu, se chauffa les jambes par contenance, et regarda son pouce, où le chat avait incrusté sa dent.

— Voilà de singuliers animaux ! pensait-il.

Laure s’assit en face de lui, les yeux fixés sur un écran japonais.

— Vous l’aimez tant que ça, votre Henri ? murmura le clerc qui croyait de son devoir de ricaner un peu.

— Je n’ai pas de comptes à vous rendre au sujet de mes amours, monsieur. Est-ce lui qui vous charge de m’embrasser quand il est… en retard ?

— Oh ! non ! C’est-à-dire… Eh ! Eh !…

Il s’embarbouillait dans un rire épais, un rire gras.

Laure eut un geste de dégoût en ajoutant, mentalement :

— Ils se soutiennent, messieurs les clercs. C’était une scène arrêtée entre eux.

Elle ne se trompait pas. Henri rentra après avoir toussé légèrement. La soirée fut pénible. Julien Landry faisait tomber des dominos sous la table pour pincer les chevilles de Laure en les ramassant. Il affectait des airs vainqueurs désirant sans doute donner le change, mais le sourire ironique de la jeune femme expliquait tout. Henri devina bien qu’elle venait de repousser les avances de ce brutal. Lorsque le clerc partit, il l’accompagna sur le palier sous prétexte de l’éclairer et en réalité le gourmanda. Laure ne put saisir que cette exclamation : « Maladroit ! »

— Pourquoi l’appelais-tu maladroit ! questionna-t-elle douloureusement émue.

— Il a failli éteindre ma bougie en rallumant son cigare.

— Ah ! ne lui trouvais-tu pas une drôle de mine, ce soir ?

— Moi, je l’ai trouvé comme d’habitude, répondit Henri gardant une tenue maussade ; et il se coucha brusquement, le dos tourné.

À minuit, Laure se releva, et, sans se soucier du froid, elle s’étendit, ne pouvant dormir, dans les coussins, à côté du foyer où brûlait une bûche. Les regards hypnotisés par la braise mourante, suivant les étincelles qui filaient, muettes, au vague noir de l’âtre, elle pleurait. De quoi se plaindrait-elle ? n’était-elle pas plus coupable que lui ! Elle l’avait trompé en son absence et avait eu la bassesse de ne pas le lui dire ! Il fallait cesser toutes relations, briser les dernières chaînes, mais il finirait mal et lâchement leur pauvre amour. ! D’ailleurs, avec le prochain renouveau reviendraient les folies de ses sens, elle le tromperait encore. Lion, se glissant vers sa maîtresse, la flairait, ronronnait.

— Toi, tu es toujours là quand je pleure, murmura-t-elle agacée. Qu’est-ce tu as donc à m’espionner ainsi ?

L’animal se dressa, posa ses deux pattes sur ses épaules, très délicatement lui lécha les joues, buvant ses larmes. Alors elle eut un de ces étonnements profonds qui apaisent les douleurs les plus violentes, puisqu’ils bouleversent l’ordre établi dans la nature. Comme une mère peut être heureuse de voir s’épanouir l’intelligence de son enfant, elle fut ravie, se sentit privilégiée parmi les femmes, se consola de toutes ses tristesses en une explosion de passion pour les humbles, et remercia ce chat de lui avoir parlé.

XIV

Laure, dès le mois d’avril, aux premières nuits tièdes, recommença ses vagabondages sur les toitures ; elle profitait du vertueux sommeil d’Henri pour se lever avec la lune, et allait courir dans ce qu’elle nommait son jardin. Bizarre jardin, planté de tuyaux de tôle, fleuri de girouettes, solitude effrayante où soufflait une bise enragée, désert de pierre dont les folles herbes étaient représentées par le hérissement de la ferraille et les rugosités des tuiles, formidable pays dont elle devenait la reine à l’heure des chevauchées félines.

— Tu tomberas dans la rue et tu seras cause que nos concierges feront des cancans, grommelait Henri l’ayant surprise, à la pointe de l’aube, revenant du sabbat des chats.

— Ne te tourmente pas, mon cher ami, on ne rencontre personne là-dessus, et tu ne peux pas m’accuser d’y donner des rendez-vous, lui répondit-elle en souriant d’un étrange sourire.

Lion l’escortait fièrement, jouait à cache-cache derrière les cheminées ; folâtrait sur les glissoires du toit de verre et suivait ses chattes qui, quelquefois, le menaient loin. Alors la jeune femme s’étendait de tout son long, en bâillant d’angoisse nerveuse. Elle prenait un véritable bain de rayons blancs, se tournant et se retournant dans la fraîcheur stellaire comme dans une onde où se seraient mollement défilés des colliers de perles. Elle regardait la ville obscure du haut de sa terrasse fragile, avec le dédain qu’ont certains petits enfants pour les trop grands objets qu’ils savent ne pouvoir porter de leurs deux mains.

Après tout, vu des astres, Paris était bien sombre, bien boîte close. Une fumée tordue et rabattue sur lui suffisait à le plonger dans le néant. S’il brûlait par échappée, c’était comme une cassolette de bronze couvant des parfums délétères sous une cendre ; et elle fronçait les narines en respirant le douteux parfum des rues qui montait humblement jusqu’à elle, l’idole faite pour les aromes vivifiants des forêts.

En regardant bondir le chat, elle murmurait, s’étirant les membres :

— Non, les hommes ne sont pas dignes de mes ardeurs, et je ne veux plus m’égarer encore à fouiller ce cloaque. Je suis lasse… Tant pis ! Que cela finisse comme ça voudra.

Elle se disait qu’à culbuter la fourmilière d’un coup de talon elle n’en verrait jamais jaillir l’amant fauve qu’elle attendait, et jamais on n’y découvrirait torture voluptueuse pareille à la sienne. Les hommes, là-dedans, se lamentaient sur les infidélités des femmes, et les femmes restaient victimes de l’impuissance des hommes sans se révolter, sans leur crier : « Qui êtes-vous pour oser vous plaindre ? Vous n’avez ni générosité d’âme, ni générosité physique ! » Une espèce de folie, faite de vertige mélancolique et d’orgueil, lui venait à parcourir ses domaines ; elle se sentait de force à lutter contre son ridicule belluaire, à se débarrasser de lui en le mordant au cœur une bonne fois pour le punir de l’audace qu’il avait eue, ce mesquin, en fournissant à ses crocs non pas de la viande rouge, mais du carton ! Puis rêvant d’un voyage dans les nues, à cheval sur le croissant d’or comme une sorcière, elle irait trouver les monstrueux matous tapis dans les greniers des cieux, les matous fantastiques et caressants qui la guettaient avec des prunelles luisantes, par les lucarnes des étoiles.

Une nuit, elle alla jeter un ruban à travers la fenêtre ouverte de la mansarde où dormait le jeune garçon qu’elle avait si désespérément troublé, l’automne précédent, et cela l’amusait de rendre cette malice à celui qui sertissait de si beaux yeux de chat ! N’était-elle pas la jolie fée protectrice des félins sensuels, la fée passant en laissant après elle une subtile odeur de musc, un peu de sa fourrure de coquette angora ? Et elle se sauva sournoisement, n’attendant pas la réponse. Le lendemain, vers onze heures, elle se coucha à sa place favorite, au milieu du cristal dépoli, plus énervée qu’à l’ordinaire, tandis que Lion exprimait les pensées de sa maîtresse en son langage féroce, miaulant, sur les gouttières, à des amours impossibles. La croisée de la mansarde était éclairée, on voyait la silhouette maigre de celui qui l’habitait se coller contre les vitres anxieusement. Avec le printemps, la belle vision, la coureuse chimérique, était de retour. Comment se risquer, pourtant, à lui rapporter le nœud de ruban que la brise avait lancé, la veille, dans sa mansarde ? Il en avait si souvent été pour ses frais de dangereuse promenade, le pauvre gamin !

— S’il me rejoint, je tâcherai de l’apprivoiser, et il servira à ma vengeance, pensait la jeune femme perplexe, mais il m’a sans doute oubliée, quel dommage ! C’était un rival qu’Henri n’aurait certes pas inventé, ce voyou ! Moi, je le trouve gentil ! Ah ! Henri saura un jour le cas que je fais de lui. Il faut qu’il le sache. Je le veux, car je ne me prostituerai pas pour lui plaire ! Je me donnerai pour mon plaisir et non pour le sien. Je ne peux pas me laisser congédier comme une servante. Oui, je me vengerai, ça consolera mon cœur et contentera mon corps en même temps !

Soudain, la lampe de là-bas s’éteignit ; Laure perçut le bruit d’une fenêtre s’ouvrant discrètement, une ombre déambula de cheminée en cheminée, et la jeune femme, isolée du reste de la terre, à cent lieues du monde civilisé, oubliant les lois et les mœurs pour ne se rappeler qu’elle était aussi libre que le vent qui dénouait ses cheveux, se tînt prête à entamer l’idylle.

— Vous prenez le frais, madame ? soupira une voix timide.

Laure le vit s’allonger en face d’elle, sur les tuiles inclinées du toit voisin, ses deux mains accrochées à deux crampons de couvreur, ses jambes crispées sur la gouttière à quelques centimètres de l’abîme, et si souple, si mince, qu’il en paraissait annelé comme un scolopendre. Il était vêtu du petit veston de toile bleue, cintré au dos, des ouvriers en costume de travail. Ses cheveux châtains, frisottant sur le front, s’ébouriffaient aux coups de vent rageurs, et ses yeux clairs, limpides comme deux diamants, reflétaient les rayons lunaires jusqu’à s’en incendier. Il montrait, en parlant, des dents aiguës, auxquelles un pain dur ne devait jamais résister. Moitié jeune renard, moitié jeune singe, il était gracieux avec une insupportable pointe de gouaillerie ; mais pour la minute, il demeurait timide, tout honteux en présence de cette princesse folle qui lui rappelait une histoire dont Le souvenir le remplissait de confusion.

Laure, de son côté, allongée en sphinx, moulée dans sa robe de chambre de velours noir, les mains unies sous son menton, sa belle natte serpentant sur sa croupe, lui faisait un vis-à-vis diabolique. Elle répondit avec un clin d’yeux railleur :

— Oui, monsieur, je prends l’air. Je ne respire bien qu’ici. Ça vous étonne ?

— Oh ! vous êtes chez vous, et il n’y a pas d’autre voisin que votre serviteur. Moi, je ne suis pas pour vous dire des malhonnêtetés, madame.

— Je l’espère, monsieur.

— Ne me dites donc pas monsieur. Je m’appelle Auguste.

Ils se contemplèrent en silence un moment.

— Je voudrais tout de même bien savoir où c’est que vous passez pour rentrer. Je n’ai pas encore pu débrouiller l’endroit dans tous ces carreaux.

— Vous avez donc cherché sans ma permission ?

— Faites excuse, vous n’avez pas demandé la permission, vous, pour fourrer le nez dans mes vitres !

Laure sourit.

— Monsieur Auguste, vous parlez trop fort. Quelqu’un dort là-dessous.

Elle désigna le vasistas baissé, qu’elle fermait toujours afin qu’Henri n’entendit pas les furieux miaulements de Lion et ses ébats nocturnes.

— Bon ! suffit, je comprends, c’est votre mari !

Elle répondit, fixant ses yeux sombres sur ses yeux clairs :

— Non, ce n’est pas mon mari.

Auguste, qui allait le dimanche au théâtre, esquissa un geste rapide de pâmoison en mettant la main sur sa poitrine et faillit dégringoler. Il se raccrocha et se remonta un peu plus près de la jeune femme. Une crête de tuile fleuronnant le toit les séparait seulement, et Laure vit d’une manière très distincte, dans l’échancrure de son veston de toile bleue, toute la maigreur déliée de son cou, sa pomme d’Adam qui saillait.

— Pauvre chat efflanqué, songea-t-elle, mange-t-il à sa faim ?

Elle ajouta plus haut :

— Vous êtes ouvrier bijoutier ?

— … En toc, madame, pour vous servir à l’occasion.

— Et vous gagnez ?

— Ça dépend, des fois quatre francs par jour, des fois cinq. Je suis brunisseur et monteur à crochets…

— Ça se voit ! fit Laure, lui indiquant les crampons qu’il tenait ferme.

Il éclata d’un bon rire joyeux.

— Vous avez joliment l’œil, madame ! Pardon, faut dire : mademoiselle, n’est-ce pas ?

— Oui. Vous êtes Parisien, monsieur Auguste ?

— Né natif. Mes père et mère ont claqué depuis longtemps, et c’est mon oncle qui m’a mis en apprentissage. Bon métier. Je travaille chez moi quand l’ouvrage presse. Demandez monsieur Auguste Ternisier, la porte à gauche sous les combles.

— Je ne demanderai rien du tout, mais j’irai voir vos bijoux en passant par les toits, si vous voulez !

— C’est que je n’ai pas le droit de vous les vendre moi-même, mademoiselle, ça ferait du grabuge… j’en suis responsable.

— Je jouerai avec sans les acheter.

— Elle a envie de voler, cette gosse-là ! pensa Auguste.

L’entretien languit. Malgré son admiration pour elle, il avait senti un froid lui courir dans le dos. Lion vint le flairer, jura, bondit, et cela fit une diversion.

— Dites-moi, Auguste, seriez-vous capable de me rendre un grand service ? murmura Laure, s’approchant et l’effleurant de ses cheveux.

— Oh ! mademoiselle, je venais pour vous rendre ça, déjà !

Il lui tendit un nœud de ruban rouge qu’il sortit, tout chaud, de sa veste.

— Merci, mon ami, mais il s’agirait d’une chose plus difficile.

— Faut voir le prix, d’abord ! goguenarda-t-il, la regardant en dessous.

— Je peux vous donner un beau billet de banque si vous le désirez.

Le sang d’Auguste ne fit qu’un tour et lui empourpra son visage pâle.

— Vous voulez me donner un billet de banque, vous ?

— Oui, pour une paire de gifles que vous flanqueriez à un monsieur que je n’aime plus…

— Tonnerre !…

L’adolescent se leva, tout debout sur la pente de la toiture, et bondit, comme Lion.

— Faudrait pas vous foutre de moi, mademoiselle ! Je suis un nigaud, mais je suis pas sourd !…

— Vous trouvez que cent francs…

— Répétez pas ça, ou je vous jette par-dessus le bord.

Il se croisa les bras, se campa dans la clarté de la lune, formant une grande ombre gesticulante sur le toit blafard.

— Je vous connais pas, reprit-il exaspéré, je sais pas d’où vous provenez ; vous m’avez causé de la peine, un soir, et je vous ai cherchée, sur les toits, à en perdre le boire et le manger ; je crois même que mon cœur en a fait une maladie… Cependant, faudrait pas abuser de ma patience ; oh ! je sais bien que c’est défendu de rigoler avec les filles de la haute quand on est du pauvre monde, mais je ne vous dis pas de mauvaises paroles, j’ai pas manqué de respect à votre robe de velours… alors, je vous retire l’autorisation de m’insulter.

— Voyons, mon enfant, je vous insulte en vous offrant de vous enrichir ?…

Auguste, frissonnant, la regardait d’un air peureux.

— Vous me prenez pour un souteneur ! lâcha-t-il, claquant des dents.

— Un souteneur, répéta Laure ahurie.

Et elle ajouta, éclatant de rire :

— C’est vrai, mon Dieu, je n’y pensais plus.

— Vous trouvez ça drôle, vous ?

— Ne vous fâchez pas, Auguste, et surtout ne criez pas si fort !… Allons, parlons d’autre chose.

— Qui c’est qui vous embête ? Hein !

Il s’allongea de nouveau en face d’elle, mais cette fois la tête touchant sa tête, les yeux dans les yeux.

— Je voudrais donner une leçon à un individu qui oublie que je l’ai aimé.

— C’est donc possible de vous oublier ? balbutia l’adolescent, les lèvres palpitantes.

Laure, flattée de ce naïf hommage, lui sourit. Un instant, comme un double éclair livide, leurs bouches ouvertes laissèrent étinceler leurs dents de jeunes loups.

— Hélas !… soupira Laure.

— Voilà pourquoi vous êtes un brin folle, et pourquoi vous galopez la nuit sur les gouttières ?

— Peut-être, mon cher enfant.

— Ah ! vous pouvez vous vanter de m’avoir estomaqué, mademoiselle la trop curieuse ! Ce que vous sentez bon, tout de même ! Et dire qu’il y a des femmes, comme ça… presque autant qu’il y a là-haut de chandelles !

Et il montra les étoiles.

— Auguste, c’est à votre tour de vous tromper, vous me prenez pour une fille et je suis… une amoureuse…

Il pouffa.

— C’est comme si ton chien mordait le mien, naturellement.

— Vous ne saisissez pas, grand gamin ! J’aime pour de l’amour et non pas pour de l’argent.

— Et moi, mademoiselle, fit l’ouvrier d’un ton contenu, je ne vous servirai pas pour de l’argent ; je vous obéirais pour de l’amour, si je vous plaisais…

Laure demeura pensive. Il lui plaisait.

— Je suis trop mal nippé, hein ? souffla le jeune garçon, essayant de railler encore, le gosier serré par une intense émotion.

— À moins, ricana-t-il, que vous préfériez à mes nippes une belle broche en cailloux du Rhin.

Laura secoua la tête.

— Vous êtes un méchant petit drôle, Auguste.

— J’ai toujours pas des guiches, mademoiselle !

Et, crachant dans ses doigts, il fit semblant de se plaquer des accroche-cœurs aux oreilles.

— Taisez-vous donc !

— Voyons, parlons peu et parlons bien. Qu’est-ce que vous désirez que je fasse, ma petite bourgeoise ?

— Écoutez-moi, Auguste, je veux que cet homme s’en aille le premier.

— Bah ! il vous gêne !

Laure lui saisit les épaules.

— Il a voulu me forcer à le tromper !

— Ah ! bien, si c’en est un, je cogne gratis : j’ai horreur de ces bêtes-là, moi.

— Mais non, c’est au contraire un très honnête homme, vous ne comprenez pas, il a voulu se débarrasser de mon amour, qu’il trouve encombrant parce qu’il va se marier.

— En voilà une histoire. Et ce monsieur, vous l’aimez… toujours.

— Oh ! je l’aime… moins.

— Il vous entretient, n’est-ce pas ?

— Il est comme mon mari depuis trois ans, mais je n’ai pas besoin de lui, je vous l’affirme.

— Et il dort là-dessous ?…

— Juste là-dessous.

— Il vous laisse courir sans s’informer ?

— Oui.

— Blagueuse !

Et le jeune ouvrier, moitié souriant, moitié vexé, lui envoya un coup de coude.

Laure s’étira, les yeux clos, ramenant la tresse de ses cheveux autour d’elle.

— Puisque tu me trouves jolie.

Auguste Ternisier frissonna, eut la tentation de s’emparer de la tresse qui flottait et tout brusquement se releva.

— Nom de nom, ce que vous vous foutez de moi !… Tenez, j’aime mieux vous fausser compagnie, je dois me réveiller de bonne heure, et vous me donneriez de mauvais rêves. Bonsoir !

Il resta une seconde à la regarder, debout, le regard misant, sa langue léchant ses lèvres de l’air d’un petit garçon qui convoite une gourmandise.

— Tout de même, vous me feriez faire de fières sottises ; seulement, on a de la jugeote, et je vois bien votre idée.

— Tu as peur !

— Moi, peur… vous ne me connaissez pas, mademoiselle, je vais droit mon chemin et je me débrouille. J’en ai déjà flanqué des paires de gifles… Peur ! oh ! là ! là !… Au revoir ! Si la fantaisie vous reprenait de visiter mes « cliquailles », vous savez l’adresse, la porte ouvre sur le ciel. Rebonsoir…

Il s’arracha au plaisir grisant qu’il éprouvait, courageux comme un vieux philosophe. Laure le suivait de ses prunelles sombres.

— Toi, tu reviendras ! murmura-t-elle.

Elle se souvenait, oh ! d’un souvenir très vague, de l’enfant dont elle avait fait son esclave, étant enfant elle-même, de ce petit Marcou Pauvinel.

— Marcou était le premier, est-ce que celui-là sera le dernier, songea-t-elle douloureusement, car je me sens triste à mourir… Ils sont tous si lâches.

Lion et elle rentrèrent dans la chambre jaune.

Quelques jours s’écoulèrent. Auguste rôdait. Laure ne montait plus sur le toit. Enfin, un dimanche soir, la jeune femme vint frapper à la vitre de mansarde. Il lui ouvrit éperdument.

— Vous !

— Je viens voir vos machines brillantes.

— C’est-y de la folie, mon Dieu, d’aller traverser des endroits comme le grillage de la cour… vous finirez par piquer une tête.

Il lui passa une chaise, la fit sauter et lui étala tous les faux bijoux sur la table.

— On a de quoi s’offrir des jolies femmes, pas vrai ?

Un moment elle trempa ses doigts dans ce tas de verroteries, puis elle dit gaîment.

— Tu sais, j’aime mieux les étoiles.

Il perdait plante complètement. À présent, il pouvait se convaincre qu’elle ne désirait ni le voler, ni le dépouiller par la persuasion, et, plus inquiet encore, il se demandait s’il n’aurait pas mieux valu la laisser se morfondre derrière les vitres.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? questionna-t-il, en rangeant ses bijoux dans leur carton garni de papier de soie et de ouate.

— Il pleuvait.

— C’est une raison. Est-ce que vous n’accepteriez pas un petit verre de douceur… Hein ! Nous descendrions au café du coin. Ici, on ne vous connaît pas, et le concierge est un bon diable.

— Non, je n’ai mis qu’une mantille… D’ailleurs cette robe de velours…

— Oui, ça vous ferait remarquer, interrompit il, d’un ton boudeur.

— Voulez-vous me reconduire… Auguste.

— Déjà ? Je voulais vous dire des choses, mademoiselle, beaucoup de choses…

— Vous me les direz sur les toit

Il haussa les épaules.

— Encore votre idée ! Oh ! vous avez un sacré caractère, vous !

Ils enjambèrent l’appui de la fenêtre, gagnèrent la petite terrasse blanche la main dans la main. Auguste constata que le vasistas était béant.

— Voilà l’entrée de mon appartement. Je ne suis pas une fée, je ne m’évanouis pas à travers les nuages, déclara Laure.

Ils s’étendirent côte à côte, parce qu’à la longue on pouvait avoir le vertige en demeurant debout.

— Il est donc parti ? souffla-t-il doucement.

— Qui ?

— Le monsieur !

Elle eut un sourire mystérieux en lui répondant :

— Pas tout à fait.

Elle reprit, après un long silence durant lequel il la contempla tout à son aise, le front penché, l’œil chargé de langueur :

— Vous vouliez me dire des choses… Auguste ?

— Voilà, quand je vous regarde, ça me produit le même effet que quand je regarde longtemps la lune, j’ai envie de pleurer et je ne trouve plus mes paroles.

— Je vous intimide, moi, une bonne camarade ?

— Non, vous n’êtes pas une camarade ! Oh ! si vous portiez un petit bonnet avec des grandes penderies comme les nounous… si vous aviez un tablier de cuisinière ou une botte de modiste…

— Quel rêve ! interjeta Laure en riant.

— Nous nous épouserions et nous irions manger des gibelottes du côté de Suresnes où habite mon oncle !

— Si vous tenez aux gibelottes, pas besoin de s’épouser pour aller à Suresnes.

— Il y a le monsieur !

Laure s’amusait à frapper le cristal dépoli du talon de ses mules, et elle riait très haut, d’un rire mauvais.

— Le monsieur t’effraye donc bien, grand sot !

— Vous l’aimez.

— Non, il me paye, rien de plus.

— Oh ! s’écria le jeune homme devenant farouche, répète pas cette saleté, je suis capable de te pousser dans la rue !… C’est que je t’aime, entends-tu bien, j’ai le cœur tout barbouillé de toi !… Et voilà tout un hiver que ça dure ; j’ai beau me dire que tu n’es pas pour mon sacré museau d’ouvrier, j’en pince pourtant comme un imbécile… Je te flaire dans le vent comme un chien flaire son maître. Je voudrais me périr et je voudrais te battre ! Je ne sais plus si un et un font deux, à tel point, vois-tu, que si tu te moques encore de moi, je n’aurai plus de cervelle. Je cognerai sur celui qui t’embête… Mais pour t’avoir, oh ! rien que pour t’avoir !… Non, c’est-y malheureux, je lui ai dit et je voulais pas…

Il se cacha la figure dans ses bras, désolé.

— Bête… est-ce qu’on peut mettre l’amour en prison ? Il sort toujours une fois ou l’autre. Je te pardonne.

— Dis-moi ton nom, je t’en prie, je le ferai graver là, dans une couronne de lauriers.

Et il désignait la place, un peu au-dessous du sein gauche.

Laure partit d’un franc éclat de rire, tandis que, tout confus, ayant le pressentiment qu’il avait dit une énormité selon les jugements du monde où vivait la jeune femme, il ajouta :

— C’est l’usage et ça compte pour un des meilleurs serments.

— Embrasse-moi, ça vaudra ta couronne de laurier, mon amoureux.

Il se glissa tout près d’elle, l’enlaçant de ses bras maigres et souples.

Laure eut la sensation d’être enveloppée par un enfant, et il lui sembla frais, à toucher de la lèvre, comme un fruit vert.

— Mignon, ce n’est pas très raisonnable de s’embrasser ainsi au clair de lune.

— Revenons chez moi !

— Non, c’est moi qui t’invite. Descendons.

Le jeune homme comprit alors ce qui allait arriver. Elle le menait, sans doute, à une tuerie, et il s’était laissé conduire comme un pauvre toutou pour un morceau de sucre. Au paroxysme de la fièvre, il ne pouvait plus reculer, il avait réellement le vertige, sa tête « sonnait les cloches », et il sentait ses genoux se dérober sous lui. Pas moyen de fuir, il serait tombé dans les abîmes des toitures, et pas moyen de refuser de la suivre : un fil qu’il essayait de casser sous ses doigts frémissants l’attachait à la rusée femelle. La coureuse des gouttières traînait le mâle après elle, car elle embaumait le musc ! D’ailleurs, il avait trop désiré les jolis jupons de soie qui font « froufrou », dans ses rêves abominables, il fallait qu’il fût puni.

— Bibi est foutu ! formula-t-il intérieurement.

— Où faut-il passer ? bégaya-t-il en crispant ses ongles sur sa robe de velours noir, molle et sombre comme cette tiède nuit printanière.

— Par ce trou ! murmura-t-elle, lui montrant l’ouverture béante.

Il aurait maintenant passé par le « soupirail de l’enfer », selon une expression chère à Alexandre Dumas, dont il connaissait tous les drames.

Avant de se hasarder, ils écoutèrent et se penchèrent.

Ils perçurent un bruit de pas précipités, des lumières s’allumèrent successivement, le fond brumeux s’éclaira, et les splendeurs de la chambre jaune rayonnèrent aux yeux éblouis du pauvre garçon. Il descendit le second, tenant toujours sa robe.

Henri, réveillé par le bruit de ces mules talonnant le vitrage, le bruit des voix et des éclats de rire, s’était jeté à bas de son lit en se doutant bien que quelque scandale se préparait. Ou les concierges, sortant d’un grenier, la tançaient brutalement, ou un voisin facétieux lui donnait la chasse. En tous les cas, ce serait très ennuyeux de se livrer à des discussions. Il s’habilla, cherchant avant tout à se présenter d’une façon correcte, et il achevait de boutonner ses manchettes quand les jeunes gens lui tombèrent du ciel. Laure, très calme, en apparence, les lèvres écartées sur ses dents retroussées, deux dents avançant à droite et à gauche de la mâchoire supérieure qu’elle avait comme deux petits crocs sinistres, lui dit simplement :

— Tiens, vous ne dormez plus ?

Suffoqué par ce vous lancé d’un ton sifflant, il mit la main sur ses yeux encore bouffis de sommeil.

— Voyons, ma chère, que signifie tout ce tapage, vous m’avez épouvanté !

Puis, se tournant, de plus en plus abasourdi, il examina Auguste qui se redressait, humant l’air comme un bon chien sur la piste.

— Quel est ce drôle ? demanda-t-il hautain.

— Ce drôle ! gronda le jeune garçon, serrant les poings. Attendez un peu pour me traiter de drôle, s’il vous plaît ! Moi, je viens pour vous dire que vous gênez mademoiselle, voilà ! Elle racontait que j’avais peur, alors j’ai sauté pour lui prouver le contraire.

— Il est ivre ! fit-il, ayant l’idée qu’il allait être ridicule s’il se fâchait tout de suite.

Il grommela :

— Mais, mon jeune ami, je n’ai pas l’habitude de recevoir à cette heure-ci, et je vous conseille de reprendre le chemin du toit… à moins que vous ne préfériez passer par la fenêtre.

L’aventure devenait tellement formidable pour un homme de sang-froid qu’il se sentait désarmé.

— Monsieur, continua-t-il, s’adressant à Laure, est-il couvreur ou fumiste ?

— C’est mon amant ! répondit-elle avec une effrayante tranquillité.

Elle était si pâle, si résolue, qu’il n’eut plus envie de sourire : il avait compris.

— Ça, ton amant ? s’exclama-t-il, en levant le bras prêt à la souffleter.

L’adolescent, les deux poings réunis sur la poitrine, ne le lâchait point du regard.

— Misérable ! Oh ! la misérable ! répéta Henri tout livide, marchant vers elle.

Laure se trouvait devant la grande glace de sa chambre, et, en s’approchant d’elle, il aperçut sa face bouleversée, en dessus de son épaule, il ne se reconnut pas. C’était lui, cet homme calme qui allait frapper une femme… et une gueuse qu’il n’avait jamais aimée… La frapper parce qu’elle était folle… C’était lui, ce visage blême, cette bouche écumeuse ! Allons donc ! Subitement, sa colère s’éteignit. Il s’était juré de ne jamais être ridicule, et il convenait de terminer cette horrible farce par un acte de courtoisie, du fin scepticisme tiré du plus profond de son être si remarquablement bien élevé.

— Mes félicitations, ma chère ! dit-il d’une voix sourde, toisant Auguste, toujours sur la défensive.

Et, se dirigeant du côté d’un fauteuil où s’étalait son ulster, sa canne, son chapeau, il prit ces différents objets avec un soin méticuleux, affecta de vérifier le contenu de son étui de fumeur, s’empara d’un cigare, puis, l’allumant à l’une des bougies du candélabre qui flambait au coin de la cheminée :

— Vous permettez, murmura-t-il avec une aisance de si bon ton qu’Auguste laissa retomber ses poings désormais inutiles.

— Je n’oublie pas que vous êtes ici chez vous, Laure, ajouta Henri, et je me retire… tout à fait. Demain, j’aurai l’honneur de vous envoyer ce que je crois vous devoir. Adieu.

Il gagna la porte d’un pas très assuré, l’ouvrit, se tourna pour du seuil regarder curieusement le jeune drôle, son remplaçant.

— Pauvre petite ! La singulière névrosée ! pensa-t-il,

Et la porte se referma.

Laure poussa un cri terrible en se renversant en arrière.

XV

Elle s’éveilla, au bout d’un mois, comme d’un songe, et contemplant, étonnée, ses mains qui reposaient sur la douceur de sa couverture jaune dans la chaleur bienfaisante d’un rayon de soleil venu des vitrages ; elle soupira :

— Et Lien, mon cher Lion, est-ce qu’il est parti, lui aussi ?

La concierge, chuchotant avec un vieil homme d’aspect grave, dit en élevant la voix :

— Elle parle de son chat qu’elle aime beaucoup, monsieur.

— Tant mieux ! Tant mieux ! répondit sur le même ton le médecin, la voilà hors de danger. Plus d’émotion, la solitude, et je n’aurai pas besoin de revenir. Voyons, mademoiselle, tendez-moi votre pouls ?

Que lui voulaient ces deux fantoches ? Laure essaya de se soulever, et il lui sembla que la queue de ses cheveux, changée en un énorme serpent de plomb, la tirait par derrière ; sa tête, si lourde » reglissa sur l’oreiller, une violente douleur aux tempes la fit crier, puis elle dit, s’exaspérant :

— Laissez-moi, je ne suis point malade. Où est Lion ?

— Il est sur le lit, mon enfant, il dort. Oh ! vous n’avez plus la fièvre, il faut faire comme lui ; du repos, du repos !…

Et le médecin sortit. Laure baissa les paupières, s’assoupit malgré elle, pensant qu’elle avait dû, selon les prévisions d’Henri, s’écraser dans la rue en courant les toitures. Si elle allait se retrouver infirme, les jambes brisées ?

Elle voyait défiler, devant elle, une série d’images grotesques nageant dans du rose et du jaune, beaucoup de jaune. D’abord un garçon de dix-huit ans, maigre, avec des pieds poilus comme un satyre et portant une veste de toile et une casquette ; il prenait Henri à la gorge, Henri s’évanouissait peu à peu en chimère grimaçante dans la fumée de son cigare, il ne restait plus qu’un rideau de fumée très épaisse, puis le rideau se déchirait, fuyait en spirales et apparaissait une ville immense qui s’étendait en bas d’une terrasse. La terrasse montait, montait dans les nues constellées de pierres précieuses ; la lune s’approchait, fabuleuse, toute en or, et un chat noir, bombant le dos, venait y faire ses griffes. La malade se sentit s’envoler lentement de la terrasse ; elle plana un instant, les images prirent des teintes neutres et les proportions normales de simples photographies. Elle se retrouvait dans son lit, feuilletant un album, mais, en voulant tourner les pages, elle eut un mouvement des bras qui la réveilla de nouveau. Elle tâcha de se souvenir d’une manière plus précise, et finit par se retracer toutes les scènes ayant eu lieu un mois auparavant ; elle se rappela son idée de vengeance, pleura. Elle n’était pas tombée du haut d’une toiture, mais seulement du haut de son amour.

— C’est ça, faut pleurer ! déclara la concierge qui promenait son plumeau à travers des fioles, sur un guéridon.

Lion, lui, vint cajoler sa maîtresse, pendant que la bonne femme ajoutait, avec la pitié cruelle des êtres inférieurs de l’espèce humaine :

— Pleurez, mademoiselle, vous retenez pas, ça fait du bien… Moi, quand j’étais jeune et que je me retenais, ça me donnait des saignements de nez.

— Il est parti pour toujours, n’est-ce pas ? murmura Laure s’accoudant sur ses oreillers pour caresser Lion dont les yeux tristes la contemplaient fixement.

— Ma foi, mademoiselle, on peut tout vous raconter à présent, je ne me mêle pas des affaires d’amour de mes locataires, mais je sais qu’il s’en est allé fâché, ça se voyait bien à son air… je vous assure, quoiqu’il n’ait rien dit.

Laure hocha la tête.

— Soit, je l’ai voulu…

— Alors, de quoi vous plaignez-vous ! Et puis, ma pauvre demoiselle, entre nous, un de perdu, dix de retrouvés.

Laure l’interrompit d’un geste bref.

— Qu’avez-vous à me conter ? dites-moi tout ce que vous savez.

Lion, selon sa coutume de bête fidèle, se faufila dans le lit, se coucha en rond à la place de l’amant parti, et, le regard toujours plein d’une éternelle convoitise, il lui lécha tendrement les cheveux, semblant la supplier de ne pas approfondir la question. Laure le serra contre elle.

— Vous en avez eu bien soin ? dit elle avec vivacité.

— Ah ! par exemple ! Les bêtes, ça me connaît, un si beau matou !…

La concierge s’assit au rebord du lit et continua :

— Je ne sais tout de même pas grand chose ; enfin, vous verrez si ça peut vous servir. Le jour que vous êtes tombée malade, j’ai vu descendre de chez vous, de bonne heure, un petit apprenti, coiffé à la malcontent, qui m’a crié comme ça par le carreau de ma loge : « Je suis horloger, le monsieur de mademoiselle Laure, votre locataire du sixième, m’a envoyé pour les pendules, et voilà que pendant que je travaillais la demoiselle s’est trouvée indisposée ; moi, ça m’embête de soigner une femme, si vous y alliez… j’ai laissé la clef sur la porte ! » Il était bien huit heures du matin. Ça me tourmentait, je n’avais ni vu monter l’apprenti, ni descendre M. Alban. Je dis à Firmin, qui partait pour aller acheter du cuir : « Garde ma loge, faut que j’y monte. » Je me mets à grimper quatre à quatre. Je vous trouve les joues comme des tisons, les yeux pleins d’eau. Je crois que vous passez, et je prends sur moi d’aller chercher le médecin. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de ne pas voir monsieur. Le lit n’était pas même dérangé. Il avait sans doute descendu dans la nuit, et, comme il était un peu avare de ses paroles, il n’avait pas causé… (En voilà un qui ne disait jamais rien de ses affaires !) Pour vous finir, vous alliez toujours de pis en pis… le médecin dit que vous aviez un accès de fièvre chaude, que vous teniez déjà les dispositions, mais que vous aviez dû recevoir un coup, une émotion, quoi !

On vous a fourré de la glace en veux-tu en voilà, et les potions à cinquante centimes la cuillerée. Moi, ça m’offusquait rapport à la note. J’ai eu l’idée de fouiller vos meubles, j’ai trouvé de l’argent dans un coffret où il y avait des chinois dessus !… Ça m’a tranquillisée. Je vous ai mis une garde, oh ! une brave personne qui a soigné déjà la locataire du troisième durant ses couches. Elle n’a pas sa pareille quand elle a son verre de café noir dans les estomacs ! J’ai fait tout, quoi, pour qu’on ne puisse pas me reprocher votre mort. Le troisième jour, Monsieur s’amène dans ma loge ; il me dit, l’air de ne rien savoir : « Vous remettrez cette enveloppe à mademoiselle Lordès, donnez-m’en un reçu » ; et il dit encore, me tournant les talons : « Un de mes amis viendra cette après-midi pour prendre les choses qui sont à moi, là-haut : mes livres, mes papiers et les meubles du petit salon. » Puis il fila, raide comme un homme en bois ! Bon, que j’ai pensé, l’anguille, c’est qu’ils se sont quittés, et la petite le regrette !… malgré que… enfin, vous saisissez, mademoiselle, on a des yeux pour voir. Les déménageurs faisaient du tapage. « C’est qu’elle est très bas ! » que je leur souffle. Il ne savait même pas que vous étiez malade, Monsieur ! Je n’y comprenais plus rien. Plus ça paraissait s’éclaircir, plus ça s’embrouillait. Mais le plus beau de l’histoire, c’est que le petit apprenti, le garçon coiffé à la malcontent, venait tous les matins demander de vos nouvelles de la part de Monsieur ! On a dégarni le salon en un tour de main avec les déménageurs. Je me fourrais devant la chambre à coucher pour qu’ils n’entrent pas. D’ailleurs vous étiez sous la glace comme un poisson sous la Seine. N’y avait pas de danger de vous voir bouger. Moi, ça me chiffonnait de voir partir les meubles, l’ami de Monsieur s’en alla en haussant les épaules : « Elle en mourra pas, qui me dit, et on lui laisse une chambre joliment chic, un lit de satin, les instruments de son métier, quoi ! » Les jeunes gens, ça plaisante toujours, vous comprenez, mademoiselle. Là-dessus, je lui tire ma révérence, trop honnête de ma nature pour lui répondre du même tonneau, et je n’ai plus revu personne, excepté le petit mal coiffé qui passe encore le matin de la part de Monsieur, et qui ne cause pas plus que lui. « Comment ça va-t-il ? » qui me fait. « Mieux » que je lui réponds, et il se sauve…

Laure ne pleurait plus, elle restait pâle, au fond de son oreiller, ses mains distraites caressant le chat ronronnant qui clignait ses yeux doux.

— Je n’ai pas appelé quelqu’un pendant que j’avais la fièvre, madame ?

— Non, vous parliez seulement des chats ; vous avez perdu la connaissance jusqu’à hier, où j’ai bien vu que le goût du pain vous revenait ? Vous vous mettiez à quatre pattes sur votre lit pour donner de grands coups avec votre front contre la muraille, et vous attrapiez des souris le long de la couverture. C’était une fameuse toquade, vos souris ! Vous en trouviez de tous les côtés.

— Voulez-vous me donner l’enveloppe que Monsieur vous a remise ?

— Oui, bien sûr, je l’ai dans ma poche. Oh ! je l’ai conservée comme un Saint-Sacrement !…

Laure tendit la main ; elle était si faible qu’elle voyait trouble. Elle décacheta et découvrit plusieurs billets bleus, sans un mot ou d’adieu ou de colère, rien que le dernier paiement de ses caresses. Il y avait là de quoi solder la note du médecin, et même celle d’Auguste, en supposant qu’il présentât jamais la sienne. Henri proportionnait sa générosité à celle de sa maîtresse ; il aurait mieux fait les choses, peut-être, si elle lui avait permis de la voir jusqu’au moment décisif choisi par lui, et encore il se montrait vraiment bon ; après l’apparition d’Auguste, il pouvait se retirer sans se préoccuper d’une fille se dévergondant à ce point.

Laure murmura, navrée.

— C’est fini, bien fini !…

— Ma foi, soupira la concierge, quand on a son terme payé pour longtemps !

La journée s’écoula paisible. Les interminables racontars de la concierge, où se mélangeaient à égale dose son mépris pour les situations irrégulières et son estime pour les jeunes gens corrects, la berçaient et l’endormaient.

Mais, demeurée seule avec son Lion, qui la regardait tristement, seule avec la veilleuse funèbre remplaçant le soleil et dessinant de grandes ombres sur les étoffes, les vitrages, elle eut une crise d’inexplicable désespoir qui la rejeta en pleine fièvre.

Le pauvre animal, tout révolutionné devant cette malade divagante, se mit à courir d’un bout de la chambre à l’autre. Il bondissait sur le lit, rebondissait sur la table, et, grimpant sur le chevet, se penchait du haut des oreillers où la tête de Laure se roulait de droite à gauche, comme mue par un ressort, il grattait furieusement les draps, lui léchait les mains et poussait des clameurs d’enfant éploré, de ces cris qui passent par tous les tons de la gamme, tiennent des sons aigus ou graves, pendant des minutes, avec la persistance d’une cloche de cristal doucement ébranlée, d’un hululement de chouette, d’un rugissement de loup dans le lointain. Ce félin, comme un petit être doué d’âme, pleurait sur le malheur de sa maîtresse et sentait ses nerfs se tordre parce que là, tout près de lui, les nerfs de sa mère adoptive se tordaient. On ne devait pas s’y méprendre, il pleurait vraiment, et Laure, entendant ses miaulements extraordinaires, écouta, du fond de son mal, se calma un peu, revint à elle, sans force pour se redresser ; elle l’aperçut, vers minuit, au milieu de la chambre, et ses regards fiévreux le suivirent dans ses évolutions bizarres. Tantôt il se plantait sur un coussin, l’air sombre d’une créature que l’idée fixe tenaille, sa queue rousse cerclée de bagues de jais battant ses flancs, l’œil brillant de phosphore dardé sur ce problème, toujours insoluble pour lui, le pauvre simple, d’une existence humaine ; tantôt il sautait sur le lit, s’approchait de ses lèvres, les effleurait délicatement de ses moustaches. Il finit par s’accroupir sur la femme, se faisant, en dépit de son poids de grand adulte, merveilleusement léger, la couvrant de son robuste petit corps de fauve, la serrant dans ses pattes veloutées, l’adorant, puisque aussi bien il ne pouvait la secourir.

Laure, au matin, eut un dernier sanglot qui la soulagea. Elle réfléchit, en caressant la fourrure de Lion. Elle ne voulait plus mourir. N’étant pas morte de son plongeon terrible dans l’abîme de l’abandon, où elle avait eu la folie de se jeter la tête baissée, il fallait en sortir plus solide, plus indifférente. Elle ne se devait à personne, elle serait ce qu’il lui plairait d’être, ou vertueuse ou lâche, et ne mêlerait plus si intimement les rêves de son cœur aux désirs de sa chair. Et elle eut la vision d’un homme-hydre : plusieurs têtes sur toujours le même corps : et qu’importait, après tout, la dignité de ces multiples fronts !

Elle mangea d’assez bon appétit le déjeuner que lui offrit la concierge. La gourmandise la reprit : elle exigea des fraises, des gâteaux, trouva que cet humble travail de la mastication de choses sucrées avait bien son charme. Elle était seule ! Eh bien ! sans honte, elle mangerait pour deux, en lançant des morceaux à Lion qui salirait le tapis si tel était son plaisir. Elle établit le bilan de ses ressources, et conclut qu’en n’économisant pas elle vivrait encore une année très à son aise. Ensuite… on verrait. C’était déjà, pour elle, bien courageux d’avoir tenu à s’assurer d’un peu plus que du moment présent.

Laure ne tarda pas à se lever. Encore très faible, elle allait de son lit aux coussins disposés en divan près de la baie vitrée qu’on lui ouvrait toute grande, et elle demeurait là, demi-nue, des jours entiers, s’imbibant d’air et de lumière, puisant des forces à ce qui est la source de tout bien-être pour les animaux, aux rayons du soleil, buvant par tous les pores cette liqueur de feu, l’eau-de-vie par excellence des créatures peuplant les campagnes.

Elle caressait les poils fins, irisés de Lion, et la chère bête, d’une langue savante, s’actionnant comme une experte femme de chambre à édifier une coiffure de bal, lui lustrait les cheveux.

On était en juin, on laissait le vasistas rabattu pour que l’animal pût s’absenter la nuit. Une heure ou deux, il courait les gouttières, puis il revenait vite, miaulant, ronronnant, rouinnant, rominagrobisant, ayant l’empressement comique de quelqu’un qui s’excuse d’avoir quitté la malade confiée à ses soins. Un soir, il rentra un objet blanc au cou, la physionomie furibonde, se roulant en pelote sur le tapis pour s’ôter ce désagréable collier de ficelle. Il portait une lettre. Laure sourit et lut la missive contenant cette unique phrase, écrite d’une belle écriture de collégien.

« Je voudrai bien vous voire. C’est-y possible ? » Le gamin avait eu l’idée d’utiliser les rendez vous nocturnes de Lion pour obtenir un rendez-vous personnel ; Laure lui répondit par le même courrier : « Oui. Vous connaissez la route ». Le soir suivant, elle se peigna longuement au miroir, mit sa robe rouge, le cœur moins serré, respirant plus librement, heureuse presque de se livrer à de nouvelles provocations. Ouvrier bijoutier ou fils de famille, un mâle c’est toujours le mâle ! Elle était absolument décidée à ne pas lui céder, et cependant elle ne voulait pas lui faire mauvaise mine.

Vers dix heures, Lion s’émut d’un grattement de rat venu du plafond, puis il gronda, gardant une rancune contre le farceur qui lui avait noué une ficelle au cou, et s’enfuit sous le lit.

Auguste descendit en quelques bonds. Il s’arrêta, la dévorant de ses yeux clairs.

— Oh ! ce que ça vous a changée, tout de même, cette fièvre, mademoiselle Laure ! murmura-t-il, fronçant son museau de singe ; vous n’avez plus que les deux quinquets !

Elle tressaillit nerveusement. Ces expressions vulgaires, après l’avoir fait rire sur les toits, lui déplaisaient maintenant dans sa chambre, ou Henri causait, autrefois, en phrases si correctes, si mesurées. Sa chair et son cœur amollis par la souffrance étaient mûrs pour les raffinements des poésies amoureuses, et elle aurait bien voulu qu’on la ménageât davantage. Elle se sentait tout à fait morte… aux hommes comme il faut, mais elle ne renonçait pas encore aux flatteries élégantes, aux câlineries gracieuses. Si la passion, pour elle, n’avait jamais eu d’habit, elle lui reconnaissait un idiome spécial, une sorte de mystérieux mot d’ordre dont elle ne pourrait se passer. Quand elle se rappelait Armand de Bréville, elle semblait ouïr l’écho d’une musique délicieuse qui la ravissait, bien qu’elle ne la comprît pas, et elle eût souhaité d’être encore aimée par un fou très spirituel.

— Auguste, mon cher enfant, je suis malade. Tu serais gentil de me parler… moins haut.

Le jeune garçon courba l’échine, et, rampant sur les coussins épars, il se blottit à côté d’elle, tout tremblant.

— Je vous ai fait peur ! Excusez-moi, mademoiselle Laure ! je vois que vous me détestez aujourd’hui ! Ah ! c’est que j’ai cassé votre poupée ! je suis cause de tout, n’est-ce pas ? C’est de ma faute, hein, s’il est parti ? Et si je me plaignais, moi, du rôle que vous m’avez fait débiter comme à l’Ambigu ? Y aurait de quoi !

Ses prunelles se noyèrent de larmes. La jeune femme jouait avec un éventail, et elle lui frôla les joues.

— J’ai tort, je l’avoue, mon cher petit. Ce qui est fini ne doit plus m’intéresser. Dis-moi, pourquoi es-tu venu de sa part ?

— Je vais vous expliquer ! Quand vous êtes tombée, je vous ai cru fichue, et j’ai pas voulu vous laisser là, toute grelottante. J’ai attendu jusqu’au matin, et j’ai conté une histoire aux concierges ; censément, c’était lui qui m’envoyait pour les pendules… alors je suis passé chaque jour comme de sa part, ça ne vous compromettait pas. On sait se tenir vis-à-vis d’une belle dame. Vous avez dit : C’est mon amant, seulement pour la frime. Même, mademoiselle Laure, que j’ai empêché qu’on vous coupe les cheveux ! Le médecin trouvait que ça le gênait pour ses remèdes… La concierge m’en a touché un mot, et je lui ai répondu : Monsieur l’a défendu. Une sale race, la race des médecins faut ! qu’ils coupent quelque chose, sans ça ils ne sont pas contents !

Spontanément Laure lui tendit la main, ne s’inquiétant plus de la tournure de ses phrases.

— Mes cheveux ! murmura-t-elle faisant onduler sa longue tresse avec le joli mouvement de son chat quand il reculait pour s’éviter une souillure.

Le jeune homme se précipita sur sa main goulûment, la garda dans les siennes.

— C’est plus fort que moi, voyez-vous, ça me picote les yeux de vous retrouver avec une figure de papier mâché. Ne faites pas du tout attention, j’ai envie de pleurer, je crois que je pleure pour de bon.

Il cacha sa face dans les plis de sa robe, sanglotant, et elle passa ses doigts fuselés parmi les embroussaillements de sa tête.

— Je me sens bien, très bien, mon pauvre Auguste ! Nous irons dans les bois, tous les deux… je te le promets.

Elle rêvait, à la fois tranquille et désespérée, devenue fataliste, selon la coutume de ces belles orientales qui n’aiment plus rien pour avoir aimé trop précocement. Un chat, un chien, un homme, un monstre, pourvu qu’elle fût adorée au moment où elle désirerait qu’on l’adorât !… Elle vivait de l’amour comme certaines idoles indiennes vivent de parfums, et elle laissait le plus humble lui apporter son grain d’encens. D’ailleurs, puisque rien ne se réalisait de ce qu’elle avait jadis rêvé, il était bien utile de réfléchir : ses faveurs, semblables aux faveurs d’une déesse, tomberaient au hasard.

— Je vous aime, balbutia le malheureux enfant, oh ! je vous aime à en crever de dépit s’il revient, l’autre !

— Il ne reviendra pas.

— Vous en pincez encore pour lui, allez !

— Il est parti… chez lui, à la campagne… pour se marier, dit-elle, hésitant entre chaque mot.

Puis, tout d’un coup, elle jeta très rapidement :

— Auguste, veux-tu me faire plaisir ! Va, demain, rue Racine ; tu t’informeras !

— Vous m’envoyez rue Racine, à son hôtel ?…

— Pour savoir ! Je te jure que je ne l’aime plus…

Il posa son menton, en bon caniche soumis, sur les genoux de la jeune femme.

— J’irai, lui répondit-il, il ne faut pas vous tourmenter.

Elle ne l’aimait plus, mais qui découvrira le secret ingénieux de cette très féminine situation : être sûre de n’aimer plus et conserver les curiosités, aimer encore ? — Les cadavres n’ont-ils pas de ces fléchissements de muscles vous faisant croire à une résurrection miraculeuse ? — Laure l’attira près d’elle et le baisa au front. Il demeura prostré sur ses seins, saoul de chagrin et de bonheur, cherchant des phrases pour lui résumer ses peines.

— Voyez-vous, ça finira mal, tout est chambardé, balbutia-il. Je travaille plus, je bois plus, je mange plus… j’ai gâché des montures, le patron a fait du potin… et, par-dessus le marché, mon oncle est venu et m’a dit que j’avais la tête d’un qui fait la noce ! Elle est chouette, ma noce, à moi ! je l’aurais bien étranglé ; C’est un fouinard, l’oncle, il s’occupe de ce qui ne le regarde pas, pire qu’un gendarme ! Il prétend que j’ai une toquade pour le jupon, et il me serre le frein en me prenant mes économies, rapport à la gosse, ma cousine, qu’il me collera un jour.

— Est-elle gentille, au moins, sa gosse ? demanda familièrement Laure parlant comme lui.

— Oh ! là ! là ! plate à rendre jalouse une limande, et l’air d’avoir bu du vinaigre !… Je n’en n’ai guère envie…

— Tu es encore un gamin, tu as le temps de songer au mariage, toi !

— Moi, je suis une crapule, conclut brutalement le jeune garçon.

Et il la regarda, un peu effrayé de ses propres pensées.

— On voit passer des femmes dans des voitures, soupira-t-il, qui sont comme de jolis fruits dans une corbeille, et faut pas toucher !… On n’a ni l’argent ni les habits pour leur causer ! Jamais gratis, les femmes ! Ou alors c’est des gueuses !… Quelquefois, on se toque d’un petit chiffon d’atelier, on lui fait un enfant et on s’en mord les pouces toute la vie. Non, c’est embêtant ces misères-là… le bon Dieu aurait dû fabriquer des hommes à part, pour le travail… des hommes qui n’en seraient pas !…

Il eut un grand geste terrible évoquant des idées socialistes. Laure ne put s’empêcher de rire.

— Laisse-moi te nourrir, mon mignon, oublie que tu m’aimes et nous partagerons comme deux frères.

Il la regarda de travers, en souriant aussi.

— Tenez, en attendant ma casquette neuve, ce que je vous apporte pour vos relevailles ! dit-il, fouillant dans ses poches.

Il lui offrit une petite boîte de carton où se trouvait une broche en strass, un bijou si fulgurant qu’il vous ahurissait. Les anciens instincts de Peau-Rouge de la jeune femme se réveillèrent, et à cette minute elle aurait bien donné, reine d’une île sauvage, tous ses sujets en échange de cette éblouissante verroterie.

— Tu es charmant ! Je te remercie. C’est plus beau que du vrai, et qu’est-ce que ça fait, après tout, que ce ne soit pas vrai… je m’en moque !

Elle piqua la broche à son corsage.

— Ça te coûte cher… je parie que tu t’es endetté ?

— Mais, je vous l’avais promis, répliqua-t-il d’un ton fat, et Auguste Ternisier n’a pas deux paroles !

À minuit, le jeune garçon discrètement se leva, n’osant pas prolonger sa cour puisqu’elle était encore souffrante,

— Je pourrai revenir de temps en temps ? demanda-t-il, se dandinant une jambe sur l’autre, la physionomie boudeuse.

— Tous les soirs, si tu veux, et tu me rendras réponse demain.

— Oui, c’est décidé, j’irai là-bas, je m’informerai ! une vilaine corvée, mademoiselle Laure !

— Qui te dit que je ne tiendrai pas mes promesses, moi ? murmura-t-elle lui tendant la joue.

Il se sauva pour éviter de faire des bêtises.

Le lendemain soir, il arriva plus tôt, bondit simplement du toit au parquet de la chambre, et, d’emblée, lui rendit compte du résultat de sa mission :

— Voilà, il est déménagé, votre monsieur Alban, il est allé se marier chez lui, en province, qu’on m’a raconté. Vous désolez pas, hein ! Moi, j’ai mon sacré bonhomme d’oncle, je peux guère durer ici.

Elle était devant sa glace, tressait sa chevelure : elle répondit, impatiente :

— Je savais bien, est-ce que tu as besoin de prendre cette figure d’enterrement ?

— Ah ! mademoiselle Laure, vos yeux sont brillants, vous pleurez…

— C’est le reflet de mon miroir, bête, va-t’en si tu es pressé !

— Alors, je vous gêne ?

— Tu vois bien que je m’habille !

Il sortit de dessous sa veste un bouquet de jacinthes de quinze centimes.

— Tenez, encore une commission de la part du même… fit-il rageur, jetant ses fleurs à la volée sur le lit, et il alla grimper son échelle en sifflotant, l’air crâne.

Laure resta huit jours sans le revoir ; mais, n’y (tenant plus, Auguste frappa un dimanche matin au vasistas de la toiture :

— Mademoiselle Laure, glissa-t-il par l’entrebâillement des carreaux, voulez-vous que nous nous promenions aujourd’hui ? Je suis en fonds !

— L’heure est venue de payer, pensa-t-elle, mais en nature ; allons-y gaiement, ça m’étourdira !

Elle cria :

— J’accepte, tu m’attendras au bout de notre rue, vers midi !

Laure fit pour cette partie de plaisir une sommaire toilette. Elle prit une robe de percale à rayures roses, un peignoir dont elle dissimula le corsage décolleté sous une petite veste de drap, et elle se coiffa d’un large chapeau de paille orné de quelques modestes coques de ruban. Sauf la royale traîne de ses cheveux qu’elle ne put se résoudre à rouler sous son chapeau, elle avait l’aspect d’une belle fille du peuple qui commence à s’émanciper. Avant de sortir, elle mit des louis dans son porte-monnaie, un vague sourire aux lèvres. Elle était gaie, ou mieux insouciante, résolue à jouir niaisement d’un beau jour ; et cet amour de rustre lui donnait de l’appétit, elle voulait y goûter en plein champ, s’imaginant que ce serait meilleur, comme le lait frais doit être meilleur bu dans une sébille de bois. Chez elle, c’était trop capitonné, trop cocotte, et les souvenirs lui auraient rendu la fièvre. Elle sortit de sa chambre, fredonnant : mais en traversant le salon, elle eut un frisson d’horreur… Oh ! ce vide, ces tentures arrachées des clous et y laissant des lambeaux, cette fenêtre sans rideaux, béante, ce parquet sans tapis, gris de poussière… C’était cela son existence présente, un vide à traverser perpétuellement, et il fallait le faire en courant ou accompagnée d’un joyeux camarade, pour n’en pas tomber de désespoir. Elle descendit l’escalier comme un tourbillon.

Auguste guettait dans un coin de rue. Il ne s’était pas trop adonisé, heureusement, portait un costume ordinaire et une casquette posée correctement, se tenait raide, le visage tout froncé par une anxiété mortelle. Quand il l’aperçut, il devint très pâle, ça le bouleversa. Il répéta, la voix éteinte :

— Oh ! ce que vous avez du vice, vous ! On dirait ma cousine, parole d’honneur !

— Celle qui ressemble à une limande tant elle est plate ? riposta Laure, lui pinçant le coude.

— Ne me taquinez pas, mademoiselle Laure, je déménage, vous savez !…

Ils prirent le bateau et s’arrêtèrent au Point-du-Jour, où la jeune femme débuta par acheter de la pâte de guimauve, dont la nuance verte la ravissait. Elle suscita une scène, parce que le jeune homme voulait tout payer lui-même ; mais elle se regimba, déclarant qu’on ferait de moitié. Le long du fleuve, ils se disputèrent noblement, et enfin Laure céda, montrant ses dents de louve avec un sourire de mauvais augure. À mi-chemin de Meudon, ils entrèrent dans un bal. Des couples tournoyaient au centre d’une vaste tonnelle couverte de feuilles de volubilis toutes grisonnantes de la poudre de la route. Çà et là, un globe de verre argenté ou doré ponctuait la verdure salie, l’étoilant comme d’une petite planète pauvre. Des filles nouaient des mouchoirs autour de leur taille pour empêcher les doigts du danseur de marquer, et les garçons, ruisselants de sueur, mettaient leurs douteuses coiffures très en arrière, portaient des ceintures flamboyantes. Sous d’autres tonnelles, en forme de cage à poulets, étroites et fleuries de boules multicolores, clochetonnées de gros liserons, la galerie buvait de la limonade.

Des bruits rageurs sortaient de cette foule grouillante comme d’un combat, et on entendait des appels de coups de talon retentir sur le sol garni de planches, tandis qu’arrondies en un exergue rustique des lettres peintes se détachaient du feuillage : Au Rendez-Vous des Amis ! C’était banal et narquois ; on s’y bourrait de coups de poing entre deux contredanses, et les mères, dans un coin sombre, se déboutonnaient pour faire téter les marmots à peu près sages. D’instinct, Auguste ne voulant pas compromettre une créature qui avait les cheveux flottants, rétrograda, mais Laure le poussa, enthousiasmée, flairant un libre épanouissement de jeunes luxures. Dans ce bal, on ne rencontrait pas un homme : c’étaient tous des gamins de seize à dix-huit ans, quelques-uns conservant des physionomies enfantines, des yeux purs au-dessus de bouches fanées, et les femmes étaient toutes gracieusement déhanchées, avec à peine de gorge, des reins souples de bambines couleuvres. Laure aspira cette atmosphère lourde, brûlée par un soleil cuivré, un soleil fourbe s’auréolant de vapeurs malsaines, par le feu des fourneaux, des fritures, par la fumée des tabacs d’occasion, et elle se déclara très heureuse. Cela lui glissa le diable dans les nerfs. Elle avait déjà rêvé de ces milieux interlopes où l’on trouve des canotiers presque nus, étalant leur chair tendre et savoureuse à la lumière des cieux. Henri, ne partageant pas ses goûts, l’en avait naturellement éloignée. Lui préférait l’Eden-Théâtre où cela sent quelquefois plus mauvais à force de sentir bon ! Laure crispait ses ongles fins sur le poignet d’Auguste, l’entraînant. Ils s’assirent sous une des cages à poules, en face d’une table point nettoyée. La jeune femme commanda une bouteille de champagne.

— Tu vas nous faire flanquer dehors ! bégaya-t-il, la tutoyant tellement il était épouvanté. Est-ce qu’on sert de ça ici ?

— Tu veux me régaler, mon cher nigaud, eh bien, régale-moi ! Je n’aime pas la limonade. Sois tranquille, on nous dénichera du champagne, je l’en réponds.

En effet, ils eurent une bouteille de quelque mixture détonante qui moussait très remarquablement, et Laure, ne pouvant l’avaler, en arrosa les plants de volubilis. Auguste, croyant toucher à sa dernière heure, ferma les yeux.

— Si nous nous en allions, dis, tu ne veux pas danser là, toi ?

— Pourquoi ? est-ce que j’ai l’air plus honnête que ces femmes ?

— Voyons, je t’en prie, pas de blagues, tu es toquée !

— Tu sais valser, je pense ?

Il fut bien forcé de valser. D’abord désolé de la tournure que prenait leur escapade, il se balança, indécis, songeant à se sauver en l’emportant, et peu à peu, grisé par le rythme de la valse qu’il aimait furieusement, il oublia la dépense, saisit sa belle danseuse à pleines mains, la humant par l’échancrure de sa petite jaquette collante. Laure n’avait jamais été au bal ; elle avait valsé une fois, à Bullier, malgré les réprimandes moqueuses d’Henri. Elle s’en donnait à cœur joie. Auguste n’en pouvait plus ; il mettait, comme les autres, sa casquette en arrière, s’épongeait le front, riait, allumé, lui aussi, de la voir si jolie, si canaille, et buvait le restant de la bouteille, histoire de ne pas gaspiller des gouttes. Il finit par s’écrouler sur le banc de la tonnelle, demandant grâce. Laure accepta l’invitation d’un grand loustic, leur voisin, une figure blême que son genre chic éblouissait.

— Ça non, s’écria Auguste, se rembrunissant, je le défends de bouger.

— De quoi ? fit le grand drôle, mesurant du regard ce gringalet, qui jouait les jeunes coqs. Et si ça plaît à madame ?

Laure eut l’intuition qu’un esclandre se préparait. Elle les sépara d’un geste, disant qu’elle voulait se reposer, et elle ouvrit son vêtement, s’éventant de son mouchoir.

— Écoutez, monsieur, je suis en nage, tout à l’heure ! Il a raison.

Elle avait mis sa broche de strass ; une seconde le loustic s’émerveilla :

— Bon, répondit-il, du moment que madame est avec son petit frère…

Et il pirouetta.

Auguste voulut cogner. Il avait des démangeaisons dans les paumes.

— Mais cache-leur donc ça, tu as l’air d’une gueuse ! souffla-t-il, irrité autant par la douceur de sa peau que par la brutalité de cette splendeur fausse.

Quand il fallut solder le champagne, Auguste s’aperçut qu’on aurait juste de quoi payer la gibelotte. Il avait emporté toute sa fortune : vingt francs, en supposant bien que cela suffirait. Il s’exécuta, navré, et ils se sauvèrent.

— Mademoiselle Laure, dit-il sérieusement, quand ils pénétrèrent dans le restaurant de Meudon, après avoir couru le bois, faut être raisonnable, ici, c’est trop cher ! ce sont des filous, je vous assure.

Laure se taisait, les yeux railleurs. Elle demanda un cabinet sur la rivière.

— Je te lâche, gronda-t-il exaspéré, car il n’avait pas attrapé un seul baiser.

Elle mettait une si réelle ardeur à ses envolements qu’elle ne pensait plus à lui.

— Essaye !… lui cria-t-elle, montant l’escalier du cabinet en relevant ses jupes de dentelles. Il la rejoignit, tout penaud. Elle choisit des mets distingués, un filet madère, une matelote, et elle obtint du champagne authentique, flanqué de son respectable seau de glace.

Tout le ciel entrait par la croisée ouverte ; une odeur fraîche d’eau remuée, d’herbe foulée, se mélangeait aux odeurs poivrées et chaudes du repas.

— Ne sommes-nous pas bien, mignon ? interrogea-t-elle.

Il enfouit sa tête bouillante dans son corsage rose.

— Mais j’en mourrai de honte, moi !

— Bah ! dit-elle, avec un sourire dont il ne put voir toute l’amertume, rien ne tue en amour !

Ils dînèrent côte à côte, faisant les mille et une extravagances qui leur passaient par la cervelle. Auguste, un peu ivre, le cœur prêt à éclater, puisa l’argent où elle lui ordonna de le puiser, là, entre sa robe et son jupon, si flou, si léger, ce jupon qu’il effleura la rondeur exquise de sa cuisse… (les femmes ont la manie singulière de fourrer leurs poches sous un tas de plis !)

Elle dut le ramener, la nuit, le gourmander. Il voulait coucher à Meudon. Ils s’égarèrent en s’écartant du chemin de halage, se trompèrent de sentier, pataugèrent pendant des heures. Enfin ils se retrouvèrent, après avoir longé des maisons closes, au pied des fortifications.

— Une montagne ! cria Laure.

Et les jeunes gens gravirent le tertre gazonné en bondissant de nouveau. Sur le plateau désert, une brise folle, l’haleine, semblait-il, de la ville embrasée, leur fouetta les joues. Paris s’étendait devant eux tout pailleté de ses réverbères, et le ciel, rempli d’étoiles, les couvrait de ses rayons discrets.

En bas, le vaniteux ruissellement des strass, en haut, les lueurs pures et tristes, comme voilées de larmes, des solennels diamants.

— Oh ! supplia-t-il, ce serait bon là, si j’osais…

— Ose !… répondit-elle, lui jetant ses bras au cou.

XVI

Et il partit un beau soir, après lui avoir emprunté son dernier billet de banque, en lui disant d’un air crâne, comme à l’Ambigu :

— Tu sais ! Moi, je ne mange pas de ce pain-là ! Mon oncle n’aurait qu’à venir me relancer jusqu’ici… j’aime mieux filer avant qu’il s’aperçoive de la chose.

Car ces jeunes chats maigres des gouttières sont encore plus capricieux que gourmands.

Le lendemain, elle eut beau compter et recompter les quelques louis errant au fond de la boîte chinoise, elle vit bien que la misère était proche. Il lui faudrait se créer de nouvelles ressources, mais les bêtes de luxe ne travaillent pas, et Laure songea en frissonnant à ce seul métier permis aux jolies femelles, à la prostitution. Elle examina ses modestes bijoux, présents d’Henri Alban, un bracelet, une bague, se dit qu’en les portant au Mont-de-Piété, on payerait un terme, on gagnerait le printemps ; puis, énervée, elle jeta beaucoup de bûches dans la cheminée, parce qu’il lui semblait qu’elle avait déjà froid, et qu’elle s’apercevait déjà mendiant un homme sous un réverbère.

Ce fut durant cet hiver noir qu’à vivre en un perpétuel tête-à-tête avec son chat elle découvrit une passion dont elle n’avait point encore goûté ; Laure sentit que Lion était amoureux d’elle, cela sans trop d’étonnement, sa névrose s’accommodant de toutes les situations ridicules. Cet amour d’une bête pour elle se témoignait jusqu’à l’évidence, et elle aurait dû s’en émouvoir plus tôt ; le pauvre petit avait dû bien souffrir de la jalousie. Des heures passaient dans une mutuelle contemplation, et, gravement tendre, l’animal lui parlait le langage si éloquent des yeux. Blottis près du foyer après leur triste repas, où, se bourrant de pain, elle sacrifiait la moitié de sa viande à la voracité du joli fauve pour qu’il eût sa ration ordinaire, ils restaient mollement étendus sur les coussins. Laure, s’hypnotisant peu à peu, cherchant des pensées dans ces trous de lumière qui reflétaient l’ardeur des braises, croyait se plonger dans un abîme de voluptés mystiques, et les étincelles phosphorescentes, tantôt vertes, tantôt rouges, allumaient en elle un délicat incendie. Il y avait là des horizons inconnus, tout un monde qui se livrait à elle par ces petites fentes mystérieuses Lorsqu’il allait se frotter aux astres en courant su : les toits, ce chat n’en rapportait-il point comme une divine essence d’amour ? Cette essence irisait son poil et le faisait luire de toutes les nuances des arcs-en-ciel, elle imprégnait ses prunelles d’une flamme extatique, elle aiguisait ses dents, les faisait à la fois cruelles et douces, elle donnait à sa langue rose tour à tour la fine aspérité qui vous irrite et la mièvrerie qui vous câline, et cet être exclusivement né pour les caresses ne vivait aussi que pour son plaisir !

Dans l’étroitesse de leur existence, où l’amour d’un homme ne trouvait plus de place, elle fit ses délices de son chat et jouit véritablement d’un bonheur animal très exquis. Ces deux simples créatures, si naturellement compliquées, s’entendaient à merveille, et ressentaient les mêmes ennuis, les mêmes impatiences, les mêmes joies. Quand Laure avait la migraine, Lion s’agitait, fouettant sa queue sur ses flancs, miaulant, le nez levé comme pour se débarrasser d’un poids pesant sur son crâne, semblait souffrir du même mal. Quand Laure avait froid, la nuit, dans son grand lit jaune, Lion se faufilait sous les couvertures, venait se presser contre elle, et, s’exaspérant du même froid, ronronnait à perdre haleine pour tâcher de réagir. Quand Laure boudait, regrettait le temps écoulé, pensait à ses autres amoureux plus pratiques, Lion, rencogné, pelotonné en une boule de mauvaise humeur, fermait les yeux, tarissait ses effluves de radieuses tendresses, ne donnait plus signe de vie ; et quand Laure, heureuse sous un pâle rayon de soleil, daignait enfin reprendre les jeux avec de joyeux gestes de rusée, Lion bondissait, déployait ses grâces et avait l’air de s’amuser rien que pour la distraire, elle, sa reine !

Parfois, couché dans le berceau de ses genoux, il posait sa patte, à mouvements réflexes, sur sa main, et, un malicieux sourire flottant dans ses moustaches blanches de vieux penseur, ses deux petits crocs ressortis, le bout de sa langue à peine tiré, recourbé en pétale de dahlia, il avait l’air de lui dire :

— Non, je n’en suis pas un, mais pour la fidélité je les vaux tous.

Parfois, pris d’un délire extraordinaire, la bête s’élançait de la hauteur d’un meuble sur elle, la prenait en traître par derrière, s’agriffait à épaules comme quelqu’un qui essaye de vous renverser, lui mordillait la nuque en poussant des clameurs sauvages où éclataient toutes les imprécations du respectueux amour qui se révolte ; et Laure se sauvait, l’emportant jusqu’à son lit, inquiète de le trouver si puissant, le roulait dans le satin en le fustigeant à coups d’éventail, parce qu’elle en avait eu tout soudainement la terreur, s’était vue à sa merci et sentait son sexe se troubler à ces appels déchirants d’un autre sexe.

Il la flairait aussi plus tenacement aux époques de ses retours de mois, pendant les jours où elle sentait plus fort la femme, se rapprochait davantage de la femelle.

Comme exultant, il la suivait pas à pas, avec des allures de passionné, reniflant les jupons douteux, grattant les étoffes traînant dans des angles sombres, mettant des linges en lambeaux et revenant ensuite sur ses talons, la gueule mi-ouverte, les yeux féroces, comique à force d’être enamouré d’une chose impossible, pleurant d’un ton navrant de quémandeur idiotisé que jamais rien n’assouvira.

Il tyrannisait Laure avec des habitudes égoïstes, la faisant se tenir les bras arrondis pendant des journées entières, ne se dérangeant pas pour manger, exigeant qu’elle lui coupât sa viande par bribes imperceptibles qu’il daignait, tous les quarts d’heure, mâchiller du bout des lèvres. Il demeurait ensuite là pour sa digestion, la tête appuyée mollement sur le sein de la jeune femme, ses pattes réunies en bouquet, ou brusquement détendues comme des ressorts, jetant des syllabes de miaulement, des demi-mots bas afin de la distraire quand il la voyait prête à le lâcher.

— Rien que nous deux ! paraissait-il dire, savourant sa jubilation intime, tellement intime qu’il n’en laissait plus deviner aucun frémissement, finissant par faire semblant de dormir.

Un lien électrique les unissait. Lion comprenait à un geste que Laure allait ouvrir la porte, sortir pour aller chercher leur dîner. Il s’empressait autour d’elle, voulait lui manifester son plaisir et son chagrin, plaisir de manger bientôt une friandise, chagrin de ce qu’elle aurait froid dehors, toute seule. Souvent, assis sur le palier, il guettait sa rentrée, déjà disposé à des scènes de jalousie parce qu’il avait trop attendu.

— Comment ferons-nous, disait naïvement la jeune femme, quand nous serons trois encore ?

Plus leur intimité devenait profonde, plus l’animal semblait se hausser à une dignité d’homme et se montrait gourmand de sa chair, impérieux dans ses caresses, surtout volontaire dans ses capricieuses fantaisies.

À la Noël, comme il lui avait volé sous ses yeux le pauvre morceau de pâté qu’elle avait acheté pour leur réveillon, elle le gronda, se fit sévère, se rappelant les corrections maternelles de jadis ; elle se saisit du petit balai aux cendres, le menaça, le poursuivit, mais le cynique animal se retourna, les yeux fulgurants, d’un bond énorme lui sauta au visage et elle crut qu’il allait la mordre, lui labourer les joues de ses griffes ; elle cria de peur malgré elle, mais lui, la tenant par le cou de ses deux pattes nerveuses, il se contenta de la lécher sur les paupières qu’elle avait tout de suite baissées. On eût dit que, désirant d’abord la massacrer, il avait réfléchi qu’après tout elle était sa maîtresse, et que, se bornant à lui prouver sa force, il daignait l’épargner pour ce jour-là. Laure fut si attendrie qu’elle pleura. Désormais, chaque fois qu’elle voulut le gronder, il employa le même moyen, se précipita sur elle et demanda pardon, lui faisant tomber les bras d’admiration reconnaissante.

Toute détraquée par le contact de cette fourrure, qu’elle galvanisait de sa chaude humanité, où elle introduisait son fluide cérébral, elle perdait, abîmait son esprit dans la contemplation de l’impossible. Elle en avait aussi la frayeur et l’attirance, comme si, par ces petites fentes lumineuses où brillaient les étincelles d’un feu diabolique, un vide l’aspirait toute, la buvait. Quelqu’un, quelque chose, peut-être l’âme de la bête elle-même (a-t-on dit tous les mystères de ce monde muré ?) lui lançait un sort derrière cet ondoyant fantôme de chat, l’envoûtait, et elle se laissait docilement subjuguer, satisfaite de perdre en intelligence ce que Lion lui rendait en caresses. Vieille fille par certaine manie d’ordre, à cause de certaines idées provinciales qui lui restaient, elle devait bien réaliser le rêve que ce chat pouvait former d’une compagne.

Soigneux de sa personne, Lion se lustrait toute l’après-midi ; Laure était capable de repriser sa robe ; gourmands autant l’un que l’autre, ils s’extasiaient devant les bons plats, et tout se passait dans leur commun logis d’une façon aussi correcte qu’extravagante. Ils dormaient le jour, couraient les toits la nuit, se plaisaient aux mêmes évocations de chimères et s’évanouissaient dans les mêmes accès de paresse.

Au carnaval, la malheureuse fille, n’ayant presque plus d’argent, dut renoncer à le nourrir de viande. Elle trempait leur pain dans un sou de lait pour eux deux, et Lion dépérit. D’ailleurs une sorte de langueur s’était déjà emparée de la belle bête, qui devenait maussade, dédaignait tous les jeux, et s’étirait en des poses d’hystérique avec des bâillements fous. On se chauffait mal, Laure avait mis ses derniers bijoux au Mont-de-Piété, s’endettait à présent chez ses fournisseurs. Ils demeuraient des jours couchés dans leur lit, grelottant, se serrant davantage, ayant tous les deux ils ne savaient quelles crispations de mauvais augure. Lui la contemplait désespérément, devinant, d’instinct, des choses horribles couvant dans l’atmosphère ténébreuse, et Laure, toujours fataliste, lui souriait, s’amusait encore de lui en dépit de la faim qui la torturait, du froid qui lui voilait l’avenir d’un linceul blanc. Une fois, comme il se roulait dans sa main, ayant une vague envie de la griffer, grondant sourdement, elle osa jouer avec la mignonne corne de corail s’érigeant parmi les soies rousses de son ventre, et eut le geste moqueur de la tourner contre leur infortune, la jettatura ! Le soir de ce jour, Lion, peut-être offensé, l’air morne, grimpa péniblement l’échelle qui conduisait au toit. Elle ouvrit le vasistas, il regarda la lune, miaula tout d’un coup, bondit les poils hérissés, puis se sauva en poussant de sinistres hurlements, de ces cris bizarres qui vous font croire à des tueries.

Laure l’attendit le lendemain pour déjeuner. Il ne vint pas. Elle attendit toute une semaine.

— Il aura trouvé une jolie chatte ! pensait-elle, indulgente.

XVII

Timidement, Laure demanda :

— Vous n’avez pas vu Lion, madame ? C’est drôle, il ne reste jamais si longtemps dehors…

La concierge répondit, haussant les épaules :

— Il s’agit bien de votre chat ! Nourrissez-le mieux, votre matou, et il gardera la maison !

Elle ajouta d’un ton rogue :

— Enfin, mademoiselle, vous devez avoir des protections ; alors faudra en user, voilà le moment !…

Et, tournant le dos, appuyant fort les pieds, bousculant les coussins, la concierge se retira, emportant la quittance.

Laure retomba sur son lit, le front moite. À quoi bon retarder la suprême chute ! Elle n’était pas dans la catégorie des gens qui ont le droit de ne pas payer leur terme. Elle demeura une heure prostrée, ne pensant plus, ne voyant plus. Travailler ? Où était l’ouvrage destiné aux panthères, en dehors de leur occupation normale du broiement des hommes ! Et maintenant elle donnerait l’amour en échange de l’argent, et elle serait toujours dupe dans ces honteux marchés, l’une prodiguant l’art de la vie, l’autre ne procurant que la vie ! Déjà elle avait été dupe en étant aimée, à présent on ne l’aimerait plus, il lui fallait renoncer au plaisir pour elle-même. Dernière misère de la misère ! De nouveau l’inconnu entrerait chez elle, et, au lieu de s’imposer à lui, elle devrait le subir !

Elle se leva, fit le tour de l’appartement. Rien à vendre que des étoffes soyeuses de valeur nulle au Mont-de-Piété ; elle n’avait plus ni bijoux, ni dentelles, ni linge ; son seul beau costume, elle ne pouvait pas s’en défaire, car il allait lui être utile pour gagner son pain, et le risquer là-bas, c’était à peine manger durant une semaine encore ! Elle eut un sourire douloureux.

— Bien sûr ! Mimi est parti parce qu’il crevait de faim ! Voyons ! il faut choisir : m’écraser dans la rue en tombant du haut du toit ou chercher un homme. Il est clair que ce n’est pas ce chat qui peut me donner des rentes !

Elle ouvrit les placards, étala ses dessous de mousseline, reprisa en hâte des Valenciennes déchirées, rattacha des nœuds de rubans, secoua sa robe et son manteau. La robe, un fourreau de peluche brune rasée par l’usage, fut soigneusement visitée aux coutures ; c’était un costume de plein hiver, mais le mois de mai, très pluvieux, permettait la peluche, et son ample manteau loutre doublé de satin blanc la garantirait des fraîcheurs nocturnes s’il fallait aller loin.

Ainsi vêtue, la tête coiffée d’une petite toque de castor, moulée toute dans une fourrure unie, comme dans sa propre peau de monstre, son pelage de fauve furieux, sans autre bijou que l’éclair de ses yeux scintillants sous la voilette et le reflet bleuâtre de sa formidable tresse de cheveux, elle paraissait terrible, et quand elle décroisait son manteau on apercevait ce satin blanc, d’une blancheur douce de cygne, évoquant l’idée lascive d’un ventre de femelle, invitant aux voluptés subites, comme le duvet d’un nid. Elle ne se trouva pas de gants. Ils étaient tous très sales. Elle se contenta de dissimuler ses mains sous ses manches, après les avoir frottées d’une goutte de parfum découverte au fond d’une fiole. Puis, debout devant son miroir, elle s’examina, hocha le front.

C’était bien. Ses lèvres se retroussèrent, et elle se les lécha rapidement. Elle prépara une lampe, baissa les stores, n’oubliant pas de laisser le vasistas entre-bâillé pour le cas improbable où Lion viendrait à rentrer avant elle, regarda le lit, fit un geste de rage et sortit.

Dans les rues, elle marcha vite, se dirigeant de l’autre côté de l’eau, attirée, comme toutes, par la ligne flambante des grands boulevards, et elle avait, à chaque minute, d’instinct, une frayeur de la police, s’imaginant que, si elle se faisait lever comme une simple grue, on la saisirait, tout de suite par sa lourde queue de cheveux qui lui battait la croupe et qui semblait bien plus hardie que n’importe quel décolletage. Elle aurait voulu prendre un fiacre, mais elle gardait pieusement ses cinquante sous, toute sa fortune, pour les éventualités de la nuit. Arrivée boulevard des Italiens, elle entra dans le premier café venu, ayant la peur enfantine d’un agent de police imaginaire et commettant avec sérénité une grosse infraction aux lois qui régissent la société des filles. Elle ignorait que certains cafés fussent défendus aux consommateurs de son espèce. Un garçon, au lieu de la servir, se pencha, la dévisageant :

— Vous demandez quelqu’un ?

— Non, je ne connais personne, je venais pour… m’asseoir.

La voix expira entre ses dents serrées.

— Vous blaguez, dit le garçon fronçant les narines dans une grimace de dégoût qui voulait être aimable, on ne fait pas la terrasse chez nous.

Laure eut un mouvement de colère, la pensée lui vint de prendre une de ces tables de bois ciré et de la lancer sur le crâne chauve de ce domestique, et elle se recula, se sentit, l’espace d’une seconde, si abandonnée, si misérable, qu’elle eût voulu mourir.

— Soit ! fit-elle très hautaine, mais vous vous trompez.

Elle répondit cela d’un ton tellement convaincu, que le garçon lui-même, en dépit du long manteau loutre porté par toutes les petites chattes cette année-là, fut vexé de l’avoir brutalisée.

— Il y a de ces femmes du monde qui ressemblent tant à des roulures, n’est-ce pas, monsieur ? déclara-t-il à un familier suçant la paille d’un soda.

Laure erra sur le boulevard, l’âme affreusement tourmentée, se demandant comment elle ferait pour s’asseoir, déjà si lasse. Elle songeait à se coucher en travers de la voie publique, à leur crier :

— Prenez-moi, passez-moi tous sur le corps, les hommes et les chevaux, j’en ai assez avant d’avoir commencé !…

Lorsqu’elle regarda une horloge, elle vit qu’il était tard ; ce printemps mouillé devait effrayer Les riches noctambules, et les caprices des viveurs blasés ne résistaient sans doute pas à la fraîcheur de l’air, les soirs de besoins amoureux. Et puis, les hommes avaient mille autres occasions dans des endroits qui lui étaient interdits. Cinquante sous ! Si elle rentrait ? Mais, demain, il faudrait manger, boire, écouter la concierge faisant des représentations sur l’état de la moralité d’une personne qui reçoit des souteneurs et ne sait pas être soutenue… Enfin, rentrer sans un homme, alors qu’elle avait formellement décidé de se vendre, était presque une honte, un affront ! Elle voulait un homme et elle chasserait son gibier bravement jusqu’au petit jour !… À se promener dans la fièvre des boulevards, par ce temps mou, dégageant des odeurs violentes de tous les magasins de parfumerie et de tous les éventaires de fleurs, elle fut fouettée de violents désirs ; à se frôler aux mâles sortant des restaurants-fournaises, le cigare à la bouche, comme étant eux-mêmes une braise commençant à rougeoyer, aux filles élégantes toutes énervées, les unes par des convoitises de toilettes, les autres par de récentes luxures, elle prit un appétit sauvage. Pourquoi n’y aurait-il pas une gloire à combattre ce combat pour la faim ? Et les louves et les lionnes ne sont pas déshonorées parce qu’elles veulent manger de l’homme !

En face de l’Américain, elle se rappela une phrase d’Henri Alban qui prétendait, autrefois, que ce café ne devenait plus abordable à une heure du matin, et vit qu’il était assez tard pour y pénétrer, attendre le moment. Résolument, car elle se sentait défaillir, la bouche distendue par une envie drôle de bâiller tout haut, n’ayant pas dîné, elle demanda une menthe. Derrière elle, dans l’embrasure d’une verrière multicolore et reliant deux colonnes de faux marbres, une banquette était par hasard inoccupée. Cette place, mi-obscure, mi-éclairée, lui plut, et peut-être les miroitements du vitrail l’attirèrent. Elle se blottit toute tremblante, craignant un nouveau refus, l’œil farouche. Le garçon, d’un geste indifférent, poussa une table, versa la menthe et s’en alla. Plus rassurée, maintenant, Laure agitait sa petite cuiller dans le liquide vert, épiait curieusement ses semblables. À cette heure elles étaient rares, les unes venant amenées par leurs amants au sortir d’un acte des Nouveautés, et les autres attendant une connaissance, la lorgnette et L’éventail à la main. Les garçons servaient les dames avec des physionomies débonnaires, l’air de ne pas croire du tout aux mauvaises conduites. Une fille, vêtue somptueusement, croyant reconnaître une amie, se jeta sur Laure, l’appelant ma chère, puis lui murmura, s’excusant, un pardon Madame très gracieux.

Elle était donc une fille d’espèce à part, qu’on l’appelait madame avec ce geste de stupeur, et que même dans ce café, où il venait de vilaines créatures, on ne sanctionnait pas sa présence par des regards équivoques ; en aurait-elle, mon Dieu, de la peine à se vendre, elle, la donneuse d’amour, égarée chez les vendeuses de chair !

Elle resta là plusieurs heures, buvant sa menthe à petites gorgées, le cœur battant, n’osant pas faire des signes ou entamer une conversation, épouvantée de se dire que, sa menthe terminée, il lui faudrait consommer autre chose, finalement se griser l’estomac vide, elle que le moindre excitant mettait en feu ! Les hommes ne la voyaient pas dans son coin, et elle ne risquait pas un sourire pour fixer leur attention. Elle s’aperçut même, un moment, que ses instincts de liberté reprenant le dessus, elle s’amusait à suivre des yeux un camelot distribuant des réclames, parce que ce camelot était mieux tourné que les hommes assis à côté d’elle… Au bout de sa dernière heure d’attente, elle demanda une seconde consommation, la moins grisante, un verre d’eau sucrée. Elle cherchait un suprême moyen de se faire voir, allait écarter les pans de son manteau, dont l’intérieur éblouissait comme une enseigne, lorsqu’un homme, traversant les groupes et portant des papiers, s’installa près d’elle.

Il semblait bien connaître ce coin-là, et, sous la lumière tendre du vitrail, il s’organisa séance tenante une sorte de bureau volant, bousculant un peu la table où la jeune femme posait son verre.

Tout de sombre vêtu, point en deuil cependant, puisqu’il ne portait pas de crêpe, il paraissait imbibé des pieds à la tête d’une encre épaisse. Assez grand, les épaules légèrement voûtées, bien pris de la taille, les jambes longues et fines, il n’était ni l’homme à la mode, ni l’homme riche, mais quelqu’un d’excentrique, tout en restant quelqu’un de comme il faut. Il avait le regard fouilleur, un particulier regard perçant, ne comptant guère par la nuance, mais tout en profondeur, des yeux qui, ne s’arrêtant pas sur vous, avaient tout vu déjà et semblaient vous revenir de loin.

Sa moustache un peu hérissée, rousse, très saurie à la fumée des cigarettes orientales qui donnent une teinte citrine, se relevait sur la bouche, la laissant toute nue, impudiquement sensuelle, creusée à ses commissures d’un sourire moitié bienveillant, moitié sceptique, sourire de bon résigné qu’il ne fallait point taquiner sans motif.

Il avait le premier abord froid, sa tête aux cheveux ras, grisonnants, mettait de la gravité sur la jeunesse de son corps de trente ans, son front s’élargissait aux tempes, ses maxillaires très larges intimidaient. Cet homme pouvait, à la rigueur, sortir d’un glaçon ; ses joues brillaient d’un vernis pâle comme on en trouve le long des joues des morts, à la Morgue, mais sous ce vernis le sang montait, fusait, plaquant de taches roses et jaunes la peau mince à en éclater, s’extravasant en ondes rapides, bouillant là-dessous comme bout une lave sous sa couche de cendres vitrifiées. Un nerveux et un fort, à coup sûr, un violent se tenant à quatre, dans la vie civilisée, pour ne pas se ruer contre les badauds de la rue, les ridicules des salons ou les injustices des temples. Rien qu’à observer la manière dont il pétrissait de temps en temps sa plume et le saccadé poli de ses gestes, on sentait qu’il était remué d’une fébrilité perpétuelle et savait cependant se mater, jaloux d’une belle réputation de courtoisie.

L’homme ayant déployé une feuille imprimée, y griffonna de petites hiéroglyphes, raturant, relisant, une main appuyée sur son oreille droite et l’autre tourmentant la plume avec une étonnante hésitation. Ce travail-là devait être le pendant de son caractère, tantôt rétif, tantôt rongeant son mors, un cheval ombrageux qui nécessite pas mal de coups de houssine. Une minute il rit, intérieurement égayé par une découverte, un mot tronqué ou une ligne illisible, et il montra ses dents pointues avec deux canines avançantes aux deux côtés de la mâchoire supérieure, deux petits crocs.

Laure eut un soubresaut, et elle tira de sa poche sa boîte à poudre ornée d’un minuscule miroir, constatant que ce léger défaut de dentition leur était commun. Elle reprit son verre, et l’homme, très ennuyé du voisinage, appela un garçon, demanda un grog en désignant une autre table.

— Monsieur ne retrouve pas sa place habituelle, dit obséquieusement le garçon, si monsieur désirait entrer ?…

— Non, merci, on étouffe là-dedans, répondit-il d’une voix brève.

Il se leva, ramassa ses papiers, mâchonnant un sacrebleu discret.

Alors elle murmura, saisie soudain d’une grande mélancolie :

— Je vais m’en aller, puisque je vous gêne !

Aussi bien elle était trop dégoûtée de tous : elle leur offrait une belle marchandise, saine, et ils préféraient des créatures avariées, tant pis ! Elle ne lutterait pas davantage, mieux valait se lancer du haut d’un pont ! Droite et sérieuse, la figure calme, envahie par une pensée de suicide, elle attendit qu’il s’effaçât pour le laisser partir.

— Mais vous ne me gênez pas, mon enfant, lui répliqua-t-il, arrêtant ses yeux fouilleurs d’ombres sur elle et se rasseyant.

Quelque chose sonna dans la poitrine de Laure. Elle fut comme inondée d’une céleste béatitude ; elle s’assit, rayonnante, se croyant sauvée sans savoir pourquoi. Il replia sa feuille de papier, qu’il glissa dans une poche de son veston avec sollicitude, rêva un instant, l’œil caché à demi sous la paupière clignotante, détaillant la jeune femme en ne souriant pas, les lèvres mordues de ses deux dents avançantes, la physionomie de l’homme hésitant qu’on a quelquefois pincé à ces vilains jeux de hasard. Il débuta par une banale phrase presque de tradition :

— Vous attendez quelqu’un ?

— Non, je n’attends personne, répondit Laure, dont les mots sortaient difficilement de son gosier angoissé.

— Une belle soirée. Vous aimez l’eau pure ?

— Mais oui, monsieur.

Confuse, elle agitait sa petite cuiller et se versait encore de l’eau sur très peu de sucre.

Il dit étourdiment :

— Vous ne préféreriez pas mon grog ? Vous me passeriez votre carafe, moi, je meurs de soif.

Elle murmura :

— Merci, monsieur, ne sachant pas s’il fallait accepter pour être polie.

— Du champagne, alors ; ou une glace ?

— Je… je… n’y tiens pas…

Elle se sentait atrocement intimidée, elle si hardie dans ses caprices, et une pourpre s’étendait sur ses joues. Regardant de temps en temps sous la table, elle se disait qu’on allait probablement lui presser les genoux, lui prendre le pied ou lui chatouiller la cheville du bout d’une canne, et elle pensait que de la part de cet homme une provocation bête l’anéantirait.

— Voyons, madame, dit-il, croisant la jambe et se penchant avec un sourire cordial, est-ce que je me trompe ?

Elle se rapprocha éperdue ; ses cheveux, dans le geste vif qu’elle fit, tombèrent de ses épaules sur la cuisse de l’homme, qui eut une stupeur.

— Et vous venez ici coiffée, ou plutôt décoiffée comme cela ?

Laure s’efforça de pelotonner sa tresse et de l’attacher avec l’épingle de sa voilette ; à son tour la voilette glissa. Cette docilité égaya l’homme.

— Je comprends bien ! Ce n’est pas votre faute, ils sont si longs ! Mais nous pourrions nous rendre chez un coiffeur.

Raillant, il ajouta :

— Au bois de Boulogne, par exemple !

N’écoutant pas sa réponse, il appela un garçon, paya et demanda une voiture. Quand la voiture fut arrivée, il se leva, s’effaça :

— Dépêchez-vous, on vous regarde ! dit-il d’un ton bref, la frappant impérieusement à petits coups de sa canne. Des murmures suivirent ce départ, ou mieux cet enlèvement : d’autres hommes regrettèrent cette splendide chevelure qui n’appartenait point à une habituée. Un gommeux, sanglé dans une jaquette grise, vint donner une poignée de main à l’heureux mortel en lui disant, d’un air familier, quoique respectueux :

— Mes compliments, vous avez de la chance, mon cher !

Laure demeurait ahurie. On le connaissait, cet homme qu’elle ne connaissait pas !

— Madame s’est égarée, bonsoir ! riposta durement le félicité.

D’un bond, il rejoignit Laure, qui, toute émue, les yeux en pleurs, remettait sa voilette. Dès que le fiacre eut dépassé la Madeleine, courant vers le Buis, l’homme, resté muet, lui prit le bras, le caressa très légèrement.

— Ne me racontez rien du tout. Vous pleurez, je ne veux pas savoir pourquoi ! Nous allons respirer un air plus sain, comme de bons vieux amis, et ensuite nous souperons, ou nous ne souperons pas, selon votre état d’esprit. Agissez, ma chère enfant, comme si j’étais très loin, derrière cette voiture.

— Oh ! monsieur ! sanglota-t-elle, c’est plus fort que moi. Je ne peux pas me retenir…

— Chut !

Et ils se turent. Bercée par les ondulations douces de la voiture qui roulait sans bruit sur les allées, Laure se calma peu à peu et s’abandonna toute au plaisir de respirer, libre encore de sa personne, convaincue qu’elle pourrait se tirer de cette aventure quand elle en témoignerait le désir. Près du lac, une éclaircie du ciel leur permit de se voir et Laure lui sourit, ouvrit la bouche pour parler, la referma, ne trouvant rien à dire.

— À la bonne heure ! dit-il, souriant aussi, vous renoncez à me conter une histoire vraie qui serait peut-être un mensonge. D’ailleurs, le silence vous vu bien, vous êtes très jolie, madame, et vous avez dû effaroucher pas mal de gens durant votre existence. Vous avez des yeux d’Égyptienne !

— Je ne suis pas une Madame ! soupira Laure tout bas.

— Et vous n’êtes pas une demoiselle, non plus !

Il fit arrêter, descendit en lui offrant la main d’un geste si bon que la jeune femme eut absolument confiance. Elle lui laissa sa main et ils se promenèrent côte à côte.

— N’est-ce pas que vous aimez, après l’eau pure, les grands arbres et les nuits d’étoiles, les chaudes nuits de l’été où l’on se pâme quand une brise vous touche ! murmura-t-il, comme continuant une conversation depuis longtemps entamée.

Elle répondit, toute vibrante :

— Oui, monsieur.

— Et l’hiver, vous aimeriez les fourrures moelleuses, profondes, où l’on peut s’étendre pour ne rien voir, ne rien dire, en étouffant des bâillements de paresse.

— Oui ! oui…

— Et vous aimeriez aussi, en toute saison, ceux qui vous aimeraient.

Elle s’écria :

— Mon Dieu, vous êtes un sorcier !

Il se mit à rire et entoura sa taille de son bras.

— Où demeurez-vous, mon enfant ? Cela, j’avoue l’ignorer.

Elle trembla.

— Ma pauvre égarée, reprit-il au bout d’un long silence, je ne vous ennuierai plus de cette question. Vous êtes libre comme l’air que nous respirons ici, je peux même vous ramener où je vous ai trouvée, si vous y tenez beaucoup.

Elle poussa un cri, se jeta sur sa poitrine.

— Jamais ! jamais… je ne veux jamais y revenir.

— En effet, le spectacle n’est pas tentant, dit-il, la repoussant avec douceur ; là-bas, les hommes sont encore plus répugnants que les filles… Mais, voyons, ma chère, en supposant que nous rentrions en ville tous les deux, il faudrait arranger ça ; vous me faites peur pour vos cheveux, on scalpe quelquefois à Paris !

Moitié craintive, moitié rieuse, elle répliqua :

— J’ai toujours porté mes cheveux sur mes épaules. J’ai gardé ma coiffure de petite fille, car je ne sais pas me peigner autrement.

— Il y a longtemps que vous étiez une petite fille.

— Dame ! vous devez bien savoir, devinez !

Elle Jeta ces mots avec simplicité, sans aucune coquetterie, persuadée qu’il saurait bien.

— Vous avez vingt-trois ans, un peu plus, et vous n’êtes pas Parisienne, hein ?

Elle frappa dans ses mains.

— Juste !…

Ils s’assirent sur un rocher, dans la montée de la cascade, et il l’attira contre lui d’un mouvement lent qui prenait possession. Il la tint sous son regard, lui lissant sa natte, les doigts agités d’un frisson. Là, au milieu du clair-obscur de cette nuit tiède, dont le vent humide caressait la joue comme une lèvre, entre le bruit sourd de l’eau rejaillissant sur le lac et la vague lueur des étoiles perçant la brume, lueur endeuillée de crêpe, ils se mesurèrent des yeux. Laure étouffait. Elle écarta son manteau, et le salin blanc de la doublure apparut d’une lividité de linceul autour de la silhouette sombre de la femme que pas un joyau n’illuminait.

— Tu es pauvre ! fit-il, de son ton net qui tranchait.

— Oui, c’est-à-dire non… j’ai un lit ! balbutia Laure baissant les paupières.

— As-tu mangé ?

— Pas beaucoup depuis deux jours. Mais je pouvais vendre ce manteau, j’ai eu tort d’hésiter, monsieur.

— Je ne t’accuse pas… puisque tu le conservais pour venir me trouver.

Elle fut saisie d’une frayeur superstitieuse. Elle eut l’idée absurde que cet inconnu la tuerait. On racontait que souvent des hommes à passions sinistres pénétraient chez les filles dans l’espoir d’une sanglante orgie. Et elle ne se soustrairait plus à la fascination qu’il exerçait déjà sur elle, car elle se sentait disposée à le suivre n’importe où.

— Ton amant, tes amants t’ont abandonnée ?

— Oui, celui que j’aimais ne m’aimait pas ; les autres, je leur ai fait du chagrin. Ils prétendaient que j’étais très méchante.

— Naturellement !

Hypnotisée, semblait-il, par cet homme bizarre, elle répondait avec le son de voix peureux et soumis qu’émettent les somnambules.

— Si je désirais quelque chose, me l’accorderais-tu ?

— Oh ! monsieur ! (et elle joignit les mains) je ferais tout pour vous plaire ! Seulement…

Elle s’arrêta, prête à lui dire : seulement ne me demandez pas de me prostituer maintenant… ce serait horrible !

— Embrasse-moi !

Et dans cet ordre il y avait une tendresse, une pitié comme s’il avait essayé de tenter un petit enfant.

Elle s’éloigna de lui.

— Je ne peux pas, dit-elle, effrayée de nouveau, se révoltant.

— Allons, c’est bien ! murmura-t-il tranquillement, sans dépit.

Ils redescendirent l’escalier des rochers, cherchèrent leur voiture. Quand ils furent montés, il lui dit d’un accent affectueux, cependant ne la tutoyant plus :

— Où désirez-vous que je vous mène ?

— Je voudrais manger, la tête me tourne, comprenez vous.

Il donna une adresse au cocher, elle entendit nommer le Café Anglais. Devant le restaurant, il évita les groupes sur le trottoir, la poussant toujours avec une impatience mal dissimulée.

Elle soupa, ne perdant ni son temps ni ses bouchées à le remercier de cette aumône. Elle ne fit pas la coquette, ne se passa point la houppette de poudre de riz en se regardant à la glace, ne bouleversa pas les compotiers de fruits, ne gaspilla pas ses morceaux de pain et refusa de s’asseoir sur le divan. Lorsqu’elle eut fiai, lui, qui l’avait étudiée tout le temps sans parler, s’empara de sa main, la contempla dans la paume.

— Vous devez être une amoureuse rare, déclara-t-il, pensant tout haut.

Elle rougit.

— C’est bien possible !

Il cueillit une fleur dans une corbeille et l’aida gracieusement à remettre son manteau. Sur le seuil du café il héla une voiture, mais ne remonta pas à côté d’elle. Il lui tendit la fleur, qu’il venait d’entortiller d’un chiffon de papier.

— Et vous ? cria-t-elle, voyant qu’il restait en arrière et s’imaginant à présent qu’elle mourrait s’il se séparait d’elle.

— Moi, répondit-il gravement, je vous ai sauvée ce soir, à d’autres de vous sauver demain !

Et il posa sur ses genoux la fleur, un camélia rouge enveloppé d’un billet de banque.

— Oh ! venez ! balbutia-t-elle, se penchant l’air désespéré, ne me quittez pas ! je ne veux pas de votre argent, je veux de vous…

— Vous voulez faire ce métier jusqu’au bout par acquit de conscience, scanda-t-il, riant d’un rire froid ; l’aventure propre ne vous suffit plus ?

Elle répéta, folle, se cramponnant à lui :

— Je crois que j’ai peur… Oh ! je crois que je vous aime !

Et elle entra ses ongles dans ses habits pour être bien certaine de le retenir. Alors il la rejoignit, ayant le geste d’un homme qui se dit :

— Après tout, je serais bien bête…

Chez elle, en gravissant son escalier, elle eut un éblouissement, chancela, pensant à cette mégère, sa concierge, qui guettait sa dernière chute pour venir ensuite lui représenter sa quittance de loyer. Il s’arrêta.

— Vous réfléchissez ? questionna-t-il railleusement. À propos, laissez-moi vous donner un conseil, il ne faut pas demeurer si haut quand on doit ramener des messieurs aimables. Il y a de quoi les décourager et les empêcher d’être généreux.

Elle plaça sa main sur sa bouche.

— Vous n’avez pas plus envie de rire que moi, monsieur. Taisez-vous !

Dans sa chambre, elle alluma la lampe et appela Lion après avoir enlevé son manteau, s’être décoiffée. Un remords la prenait. Elle avait mangé là-bas sans même lui réserver un gâteau, une miette de toute ces friandises chères.

— Vous possédez un chat, s’écria-t-il, riant cette fois plus fort ; c’est ridicule et trop vieille fille. On a un havanais ou un griffon, madame.

On sentait qu’il plaisantait, en effet, pour se défendre d’une émotion. Elle le fit asseoir sur les coussins, dans le dénuement luxueux de cette chambre toute capitonnée de soieries où l’on ne rencontrait pas un fauteuil.

— Oui, je ne le nourrissais pas assez tous ces temps-ci, et il s’est sauvé. Je l’aimais comme mon fils, et de croire qu’il est infidèle ça me fait un gros chagrin. Moquez-vous si vous voulez… Quand on vit dans une solitude complète on a des idées singulières… Je l’aimais, celui-là, parce que c’était un petit cœur sans corps, qui vagabondait autour de moi. Il est parti un peu malade… Pourvu qu’il ne soit pas mort sur les gouttières !

— Drôle de créature ! murmura l’homme attendri par ce mélange de cynisme et de naïveté.

Puis, se raidissant contre son attendrissement, encore inquiété par une pensée de sceptique, il jeta le billet de banque dans une coupe de cristal, sur la cheminée.

Elle eut un rugissement de colère en s’apercevant de son action, sauta, prit le papier, alluma une bougie et le fit flamber devant lui.

— Vous me le donnez, donc j’ai le droit d’en faire ce que je veux !

— Voyons, ma chérie, dit-il, vous avez l’intention de vous prostituer pour le plaisir ?

— Eh bien oui, là ! rien que pour le plaisir ! Ce sera la dernière fois ! la dernière fois ! répéta-t-elle exaspérée ; après, je me tuerai, puisque je ne peux pas vivre seule !…

Il la regarda fixement :

— Tu n’as pas honte ?

— Non, plus maintenant ! La volupté, c’est ma religion !…

Elle se courba vers lui, souriant à travers ses larmes, lui offrant un baiser.

À peine leurs lèvres se furent-elles touchées, qu’il l’emporta jusqu’au grand lit jaune, et ils ne prononcèrent plus une parole désormais, si étroitement unis qu’ils ne songèrent même pas à se demander leur nom.

XVIII

À l’aurore, l’homme se leva, s’habilla en hâte, et, malgré lui, revint contempler cette femme avant de la fuir. Il ne pouvait pas la payer. Il ne pouvait pas demeurer là, s’il y avait un autre amant, et il se sentait envahi par une irrésistible tendresse pour cette folle. S’il la laissait lui sourire encore, il ne voudrait plus l’abandonner. Oh ! c’était surtout cette voix morne, voix de créature à la fois fière et soumise, qui le captivait, le désarmait. Non ! il ne s’en irait pas sans l’avoir éveillée, lui avoir dit qu’elle était belle et qu’il ne l’oublierait jamais !

Laure ouvrit les yeux, et, d’un geste de pudeur extraordinaire après une pareille nuit, elle remonta les draps sur ses seins nus.

— Vous partez ? interrogea-t-elle anxieuse.

— Veux-tu me dire ton nom ? supplia-il d’un ton ardent.

— À quoi bon ! je ne vous demande pas le vôtre.

— Tu es triste ?