L’Animateur

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Théâtre completErnest Flammariontome 10 (p. 207-345).


L’ANIMATEUR
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois le 27 janvier 1920,
au théâtre du Gymnase.
Reprise au théâtre de Paris,
le 23 janvier 1926.


PERSONNAGES



Théâtre du
Gymnase
27 janvier 1920
Théâtre
de Paris
23 janvier 1926
MM. MM.
Dartès 
Arquillière. Harry Baur.
Gibert 
Dumény. Mauloy.
Donadieu 
Armand Bour. Armand Bour.
Wheil 
Jean Ayme. Jean Heuzé.
Leyrisse, rédacteur en chef 
Roger Vincent. Joë Saint-Bonnet.
Dumontel, président du conseil 
Berthier. Paul Amiot.
Lasserre, propriétaire du journal 
Marcel André. Gorieux.
Scott, secrétaire de la rédaction 
Vonelly. Ch. Bernard.
Furtz, actionnaire 
Collen. Philippe Richard.
Mmes Mmes
Renée Dartès 
Yvonne de Bray. Yvonne de Bray.
Mme Dartès 
Henriette Roggers. Jeanne Rolly.
Une dactylo 
Edwige Moore. Th Renouard.
La femme de chambre 
Valentine Ribes.
MM. MM.
De Costier, actionnaire 
Leirar. Pierre Garnier.
Lucaya, actionnaire 
Lucien Laforest. Boudreau.
Belleu, secrétaire de Dartès 
Henry Duval. Jean Gaubens.
Saint-Abban 
Fiot. Couderc.
Frédéric, frère de Mme Dartès 
Dauvilliers. Marc-Valbel.
De Crissol 
Carnège. Raymond Maure.
Thalabert 
Ch. Reschal.
Un garçon de bureau 
Louis Richard.
Un groom 
Brault.


L’ANIMATEUR




ACTE PREMIER

Le bureau de Dartès, directeur littéraire du journal L’Époque.



Scène PREMIÈRE


(Belleu, secrétaire, et la dactylo sont seuls en scène. La porte s’ouvre, un actionnaire du journal entre, ne dit rien, se promène, s’agite et donne un formidable coup de poing sur la table.)
FURTZ.

Tonnerre !…

(Au bout de quelques secondes il sort.)


Scène II


BELLEU, LA DACTYLO

BELLEU, (debout.)

De Dieu… aurait-il dû ajouter !…

LA DACTYLO.

Il n’a pas osé. Il s’est retenu !

BELLEU.

Ça barde !… Il va se passer des choses effroyables… la situation est tragique.

LA DACTYLO.

Tiendra-t-il le coup ?

BELLEU.

Avec un homme de cette trempe, on ne sait jamais !



Scène III


Les Mêmes, SCOTT

SCOTT.

Bonjour, mon vieux.

BELLEU.

Qu’est-ce qu’il y a, Scott ?

SCOTT.

Où est le courrier de Dartès ?

BELLEU.

Le courrier du patron ? Voilà… sur le bureau !

SCOTT (va au bureau.)

L’avez-vous ouvert ? (Pas de réponse.) L’avez vous ouvert, oui ou non ?

BELLEU (va au bureau.)

J’en ai décacheté une partie, mais, selon les ordres du patron, tous les télégrammes et toutes les enveloppes portant « rigoureusement personnel » ou « personnel » tout court sont là, intacts.

SCOTT, (tirant sa montre.)

Il est cinq heures et demie… Dartès devrait être déjà là depuis plus d’une heure !… Il se dérobe à la situation qu’il a créée. C’est un lâche !… Il nous flanque tous dans le pétrin…

BELLEU.

Scott ! Je vous en prie ! Et puis… tous… pourquoi ?

SCOTT.

Oh ! mais, pardon… il n’y a pas que le rédacteur en chef et le secrétaire de la rédaction qui veulent dégager leur responsabilité. Tout le personnel est en bas qui a tenu à témoigner à Monsieur Lasserre qu’il désapprouve l’attitude du directeur littéraire… Littéraire ! directeur littéraire… aussi, quelle idée !… Eh bien ! il est cinq heures et demie, Belleu ; la situation est grave ! C’est celle d’un vaisseau atteint dans ses soutes et qui va sauter !

BELLEU.

Allons… allons… pas de grands mots. Mon cher Scott, je n’ai pas à savoir si c’est le vaisseau qui va sauter ou bien le capitaine… mais vous êtes venu ici pour me demander quelque chose de positif ?

SCOTT, (va au bureau.)

Oui !… je viens vous demander, au besoin vous enjoindre, de décacheter, en l’absence de Dartès, les télégrammes qui ont l’air de s’accumuler, et dont nous entendons avoir connaissance, au moment même où on fait le numéro !… Dans des circonstances comme celle-ci, nous avons le droit de vous demander communication des télégrammes adressés au directeur, puisque le directeur n’est pas là !

BELLEU.

Ma situation est extrêmement embarrassante… Vous oubliez que je suis le secrétaire particulier de M. Dartès…

SCOTT.

Vous appartenez à la rédaction du journal…

BELLEU.

C’est Dartès qui me paie mes appointements : il y a une nuance ! En tout cas, je ne me reconnais pas le droit d’enfreindre les ordres de mon patron !

SCOTT.

Mon vieux, il y a dans ces télégrammes, nous en sommes sûrs, une dépêche de la plus haute importance.

BELLEU.

Attendez que le patron soit là… Il ne saurait tarder !

SCOTT.

S’il n’est pas là, maintenant, c’est qu’il ne viendra pas aujourd’hui… c’est qu’il ne veut pas être là !… Vous ne vous rendez pas compte du stratagème ?… Nous le cherchons partout au bout du fil !… Il n’a pas déjeuné chez lui… Il a fui son domicile… Sa femme est ici !… Elle-même n’a pu le joindre depuis ce matin.

BELLEU.

Ah ! elle est là ?

SCOTT.

Oui.

BELLEU.

Où ça ?

SCOTT.

Dans le bureau de Lasserre !

BELLEU.

Dans le bureau de Monsieur Lasserre ?… (Brusquement.) Encore une fois, je regrette, mon cher Scott, mais je viens d’interroger ma conscience…

SCOTT, (un pas vers la porte.)

C’est bon !… Et si Madame Dartès elle-même vous demande de lui remettre le courrier… lui obéirez-vous ?…

BELLEU.

Dans ce cas, je n’aurai qu’à m’incliner !

SCOTT.

Parfait !

(Il sort.)


Scène IV


LA DACTYLO, BELLEU

LA DACTYLO.

Très bien parlé !… Vous êtes un brave homme !… Vous croyez qu’elle va ouvrir ?

BELLEU.

Je crois… je crois… je crois tout… Je crois à la goutte d’eau qui fait déborder le vase !… Il n’y avait déjà plus beaucoup de liens moraux, ni intellectuels, entre Dartès et sa femme…

LA DACTYLO.

Et après le coup de Trafalgar de ce matin !…

BELLEU, (à la porte.)

Ce qui m’inquiète, c’est qu’elle soit venue se mêler de cette histoire !… Ça ne sent pas bon ! En tout cas, si on fait sauter le patron, je saute avec lui… Reprenons, voulez-vous ?



Scène V


MADAME DARTÈS, SCOTT, FURTZ, BELLEU, LA DACTYLO

MADAME DARTÈS (entre, suivie de Scott et de Furtz.)

Mon cher Belleu, je prends sur moi de faire décacheter le courrier.

BELLEU.

Dans ce cas, Madame, ma responsabilité est à couvert, et si ce sont des ordres que je reçois de Madame Dartès elle-même !…

MADAME DARTÈS.

Décachetez !… Voulez-vous ?

(Belleu remonte au bureau.)
BELLEU.

Voici d’abord ce qui n’est pas personnel !… Voulez-vous en prendre connaissance ?…

MADAME DARTÈS.

Ça ne peut avoir aucune importance, ces lettres ne répondant pas à l’article de ce matin !…

BELLEU.

Il y a des pneus que j’ai ouverts !…

SCOTT.

Des désabonnements ?… Naturellement.

BELLEU.

Quelques-uns.

SCOTT.

Nous en sommes au soixantième en bas !…

BELLEU.

Des félicitations aussi…

MADAME DARTÈS, (après avoir lu, passant aux autres.)

Tenez, tenez, vous pouvez prendre connaissance.

FURTZ.

Naturellement, c’était à prévoir, les félicitations de toute la clique !… Un de Machard… Un du directeur du Progrès populaire !… Mais le télégramme important y est-il ?

SCOTT.

Eh bien ?

MADAME DARTÈS.

Je ne vois pas la signature !

SCOTT.

Il arrivera, soyez tranquille !

MADAME DARTÈS.

J’en ai peur !…

(On frappe.)
BELLEU.

Entrez !



Scène VI


Les Mêmes, plus LUCAYA

LUCAYA.

Eh bien, sacredieu ! Est-il là ?…

SCOTT.

Pas encore !

FURTZ.

Vous voyez !

LUCAYA.

C’est phénoménal !… Ah ! Madame, votre mari, voulez-vous savoir ce que c’est ?…

MADAME DARTÈS, (l’interrompant.)

Je vous en prie, Monsieur, je suis sa femme !… Quelle que soit mon opinion sur sa conduite, quelle que soit ma stupéfaction et même mon affliction… je ne puis rien entendre contre lui !

LUCAYA.

Je vous félicite, en tout cas, de ne pas faire cause commune !… Bonjour, Scott.

MADAME DARTÈS.

Vous connaissez mes idées, elles sont les vôtres !… Du reste, vous lirez samedi prochain, dans le numéro de la Femme, l’hebdomadaire que je dirige, une profession de foi diamétralement opposée à celle qui a paru inopinément dans vos colonnes… Bien que ne m’occupant pas officiellement de politique, je tiens à me dissocier complètement des proclamations nouvelles de mon mari !

BELLEU.

Madame Dartès… Madame Dartès, vous le lâchez !…

FURTZ.

Et je vous en félicite !

MADAME DARTÈS.

Cela ne change rien à mon affection pour lui… Mais je tiens à vous dire ce que je dirais à Claude, s’il était là… Ma conscience désapprouve qu’il ait fait passer cet article sans vous le soumettre.

LUCAYA.

C’est une indignité !…

SCOTT.

Une saloperie, simplement !

FURTZ.

Le retour d’âge !… Une attaque de mégalomanie foudroyante !

SCOTT.

Ah ! nom de nom, on ne fait pas de blague de ce genre-là !… Si vous voyiez la tête sincèrement navrée de tout le monde dans la maison… Enfin, vous, Madame, qui êtes la compagne de ses idées, vous deviez bien vous rendre compte de son évolution… si on peut appeler ça une évolution politique !…

FURTZ.

Oui ?

MADAME DARTÈS.

Mon Dieu, Messieurs, depuis déjà pas mal d’années, mon mari et moi nous avons pris l’habitude de nous cacher nos dissentiments sur le chapitre social !… Et j’ignorais où il en était arrivé à mon insu !… Je vous certifie que, ce matin, j’ai été aussi surprise que vous l’avez été !

FURTZ.

Il donnait le change.

LUCAYA.

Et il préparait son petit coup en dessous depuis pas mal de temps.

SCOTT.

Mais le but. Madame, le but de cette palinodie ?…

FURTZ, (marchant.)

L’ambition !… Il veut faire figure de grand démagogue !

SCOTT, (bas à Saint-Abban.)

Inouï !

FURTZ.

C’est une évolution à rebours !… Soixante ans, c’est généralement l’âge du mysticisme et de la réaction !… Tandis que lui, il passe l’arme à gauche et devient un croque-bourgeois !…

LUCAYA.

Enfin, on ne m’ôtera pas de l’idée que cet article n’a pu passer sans la complicité de notre rédacteur en chef !…

SCOTT.

Leyrisse ?… Ah ! si vous voyiez son indignation !… Pauvre garçon !

LUCAYA.

Enfin, quelqu’un dans la maison aurait dû signaler…

SCOTT.

Seuls les protes et les metteurs en page ont eu connaissance de l’article et vous avouerez qu’ils n’avaient pas qualité d’appréciation ! Alors ?… (Gravement.) Le petit personnel est inattaquable.

(Un groom entrant.)
LE GROOM.

Un télégramme.

(Il sort.)
MADAME DARTÈS (le décachète.)

Donnez !

BELLEU, (bas à la dactylo.)

C’est ignoble ce qu’elle a fait là !

SCOTT.

Eh bien ?

MADAME DARTÈS.

Parfaitement !…

(Ils lisent tous les trois.)
SCOTT (prend le télégramme.)

Hein !… Qu’est-ce que je disais ?…

BELLEU.

Vous n’allez pas soustraire ce télégramme ?…

SCOTT.

Nous n’avons aucune intention de nous en saisir !… Il nous suffit de l’avoir lu !

MADAME DARTÈS.

Tenez, tenez, Belleu !

SCOTT.

Mettez en évidence sur le bureau… En évidence, Belleu !… Nous sommes trois à l’avoir lu, ça suffit !… Voulez-vous venir, chère Madame, voir le président de notre conseil d’administration ?…

MADAME DARTÈS.

Pour rien au monde !… Je veux bien aller dans votre bureau à vous, mais j’entends rester officiellement en dehors de toute délibération où mon mari sera mis en cause !… D’ailleurs, qu’il n’y ait pas d’équivoque… Je suis une vieille journaliste de race, comme vous le disiez tout à l’heure… Je tiens à déclarer une dernière fois devant Belleu que, si je désavoue les idées de mon mari, je ne mets pas en doute une seconde sa sincérité et sa bonne foi absolue… C’est un honnête homme !…

FURTZ.

On vous le concède. Passez, cher ami !

SCOTT.

Six heures moins le quart !… C’est incroyable !…

FURTZ.

Il se fout de nous !…

(Ils sortent.)


Scène VII


BELLEU, LA DACTYLO

BELLEU.

Ce n’est pas impossible, mon vieux !… Vous avez entendu !… Ah ! la vache !… Les femmes, quand elles s’y mettent !…

LA DACTYLO.

Vous auriez tout de même pu vous opposer…

BELLEU.

De quel droit ?… En tout cas, je fais deux paquets… Ici, la correspondance violée… et là…

LA DACTYLO.

Qu’est-ce que ça peut bien être, ce télégramme ?

BELLEU, (le repliant exprès.)

Je ne veux pas le savoir !… Je crois bien que c’est le dernier jour que je passerai dans la boîte !… Et puis en voilà assez de ces bougres-là !… Au travail comme si de rien n’était !… Voulez-vous taper ?

LA DACTYLO.

Volontiers…

BELLEU.

Allons-y !… Ça vous est égal que je fume, n’est-ce pas ?

LA DACTYLO.

Je vous en prie !…

BELLEU, (dictant.)

« Cher Monsieur. Malgré tout le désir que Monsieur Dartès aurait de vous être agréable, il lui sera impossible de faire paraître l’article que vous avez bien voulu lui envoyer. Il me charge de vous adresser toutes ses félicitations. La mise en page ne lui permet pas… »

(La porte s’ouvre et Dartès entre.)


Scène VIII


Les Mêmes, DARTÈS, puis SCOTT

BELLEU.

Le patron !

DARTÈS.

Tenez… Belleu… Aidez-moi donc à enlever mon pardessus, ça vous donnera une contenance !…

BELLEU.

Je n’ai pas besoin de contenance !… Et, tout de suite, je tiens à vous assurer que vous me trouverez avec vous… toujours et jusqu’au bout !…

DARTÈS.

Je n’en attendais pas moins de vous !… C’est bon, Belleu, c’est bon. Ma présence est signalée… On ne va pas être long à venir frapper à mon bureau !…

BELLEU.

L’inspection est déjà passée !… Tenez !…

(Il montre le courrier.)
DARTÈS.

Ah ! ah ! ils ont osé !… Misère que tout cela ! (Tout en feuilletant le courrier.) Savez-vous d’où je viens ?

BELLEU.

Ma foi !…

DARTÈS.

Des bois de Viroflay… Depuis ce matin, Belleu !… Après avoir relu l’article, j’ai pris mon chapeau, pendant que ma femme repoussait en bâillant le numéro que je lui tendais, et je m’en suis allé comme un étudiant, au hasard, dans la banlieue ! Je n’ai pas déjeuné !… Charmante promenade, seul à seul avec moi-même ! J’ai une faim de loup… Mademoiselle Thérèse, faites-moi donc monter un bouillon de chez Maire !… Voulez-vous ?

(Entre Scott.)
SCOTT.

Monsieur, les administrateurs, réunis dans le bureau de Monsieur Lasserre, demandent à vous voir immédiatement… Soit que vous montiez… soit que…

DARTÈS.

Allez leur dire que je suis à leur disposition… Heureux de les recevoir. Ma porte leur est grande ouverte.

SCOTT.

Bien, Monsieur !

(Il sort.)
DARTÈS.

Annulons le bouillon, Mademoiselle Thérèse, mais laissez-moi tout de même, je vous rappellerai ! Mon cher Belleu, vous aussi vous allez me laisser quand ils arriveront… Seulement, mettez deux sièges à mon bureau.

LA DACTYLO, (sur la porte.)

Faut-il faire entrer ?

DARTÈS.

Qui est là ?… Entrez, entrez, mon cher… Vous êtes chez vous.



Scène IX


DARTÈS, LEYRISSE

LEYRISSE.

On commençait à redouter une désertion !

DARTÈS.

En effet, c’est bien mon genre.

(Il lui tend la main.)
LEYRISSE.

À quoi bon ?…

DARTÈS.

Vous me refusez la main !… Diable !…

LEYRISSE.

Je ne retire rien de mon estime et de mon respect pour vous, Monsieur Dartès. Je suis persuadé que vous allez vous justifier devant ces Messieurs. Seulement, comme rédacteur en chef ma responsabilité est en cause et je subis, moi le premier, un contre-coup dont il importe que je sois dégagé nettement. Ceci fait, je suis sûr que je pourrai vous tendre la main comme par le passé… Vous permettrez que, jusque-là, le rédacteur en chef…

DARTÈS.

Comment donc !… C’est trop naturel. J’accepte cette échéance… Mais, en attendant cette poignée de main à terme… vous plairait-il de me dire qui est là, avec Lasserre ? Combien sont-ils ?

LEYRISSE.

Notre président, naturellement. Il y a Saint-Abban, Lucaya, de Costier, et puis Furtz… Enfin, ils sont quatre actionnaires.

DARTÈS.

La majorité, quoi !… C’est bien !…

BELLEU, (bas à Dartès, désignant la porte ouverte.)

Voici ces Messieurs de la famille.



Scène X


DARTÈS, DUMONTEL, DE COSTIER, SAINT-ABBAN, FURTZ, LUCAYA, LASSERRE, LEYRISSE

DARTÈS, (allant à eux.)

Je vous en prie !

DUMONTEL, (entrant le premier.)

Bonjour, mon cher.

(Les autres suivent.)
DARTÈS.

Si vous voulez bien prendre place, je suis à vous. Belleu, avancez des chaises.

(Silence. On se place. Dumontel et Lasserre au bureau de Dartès. Belleu sort.)
LASSERRE.

En qualité de propriétaires du journal, nous avons à vous demander compte de cet extraordinaire article qui a paru ce matin… si contraire à notre indépendance politique, et qui vient de provoquer, dans tout Paris, une émotion indescriptible !… Voici qu’on nous accuse d’avoir vendu le journal à un consortium !… Les désabonnements affluent déjà par télégrammes.

FURTZ.

C’est révoltant, ce que vous avez fait !… Entendez-vous, Monsieur !… c’est révoltant !

DUMONTEL.

Du calme… du calme !… (Désignant Leyrisse.) D’ailleurs, attendons d’être entre nous pour entamer la discussion.

LEYRISSE.

Je vous demande pardon de ne pas m’être retiré, Messieurs. Mais je tiens à dégager ma responsabilité personnelle… J’ai été accusé, je tiens à ce que Monsieur Dartès me disculpe lui-même… Hier soir, à minuit, quand je composais le journal, Monsieur Dartès a envoyé directement l’article à la composition. Il est descendu lui-même à l’imprimerie et a corrigé la première et la deuxième épreuves… en sorte que je n’ai eu aucune défiance. Il n’est parti qu’à deux heures du matin, après la mise en page… Jamais il ne me serait venu à l’idée de suspecter un article de Monsieur Dartès !… Depuis vingt ans que je suis ici, je crois qu’on peut avoir confiance en moi !… Si j’avais eu connaissance de l’article… j’affirme sur l’honneur que j’en aurais référé immédiatement à Monsieur Lasserre… Les choses se sont passées exactement comme je viens de le raconter… Je tiens à ce que Monsieur Dartès en témoigne devant vous.

DARTÈS.

C’est tout ce qu’il y a de plus exact !…

DUMONTEL.

Très bien, Leyrisse, vos explications sont lumineuses… Nous n’en doutons pas !… Vous avez commis une négligence personnelle, mais vous conservez toute notre confiance !…

LASSERRE.

Toute !

LEYRISSE.

Merci, Messieurs !…

(Il sort.)


Scène XI


Les Mêmes, moins LEYRISSE

DUMONTEL.

Ah ! çà, vous êtes devenu fou, Dartès ?… Ou quelle farce avez-vous rêvé de jouer ?… Car c’est sans lendemain votre petit coup d’État !… Vous ne pensez pas sérieusement que j’aie pris la commandite, avec quelques amis, d’un grand journal pour qu’un subordonné appointé, eût-il le titre de directeur, me coupe l’herbe sous le pied… nous lance à sa remorque dans une direction politique affolante et rompt toutes nos amitiés… C’est une facétie de mauvais goût, à moins que ce ne soit du provincialisme le plus déconcertant !…

DARTÈS.

D’abord, en attaquant Gibert, je n’ai pas eu l’intention d’engager le journal dans une campagne, ni de lui donner une impulsion politique. Je reconnais ne pas avoir assumé, en effet, d’autres fonctions que celles de directeur littéraire d’un grand quotidien ; pour le surplus, j’ai un article hebdomadaire à fournir ; c’est vous-même qui me l’avez dit en m’appelant à la direction ?

LASSERRE.

Pardon, nous ne pensions pas, en vous appelant à ces fonctions, qu’une personnalité pondérée comme la vôtre prendrait tout à coup le mors aux dents, écrirait des articles révolutionnaires, résolument contraires à l’esprit impartial… et même, disons le mot, gouvernemental du journal qu’il dirige… Déjà, vous avez écrit quelques leaders tendancieux qui auraient dû nous faire ouvrir l’œil.

DARTÈS.

Les opinions isolées d’un rédacteur n’engagent pas nécessairement un journal.

DUMONTEL.

La preuve, ce sont les ricanements qui m’ont accueilli tout à l’heure quand je suis arrivé au Sénat !… La preuve, ce sont ces désabonnements immédiats…

DARTÈS.

Quelques isolés… Une bande d’abonnement n’est pas un bulletin d’adhésion aux idées exprimées dans un journal.

DUMONTEL.

Quelle méconnaissance du public, ou quelle mauvaise foi !… Dans la vie, on ne choisit pas toujours sa femme, ni même sa maîtresse, mais on choisit toujours deux choses : son médecin et son journal !

LASSERRE.

Enfin, oui ou non, étiez-vous mandaté par nous pour exprimer des idées que je trouve subversives ? Consultez votre contrat ! Nous vous avons choisi comme…

DARTÈS.

Couverture littéraire !…

FURTZ.

Insultez-nous !… C’est ça !

DE COSTIER.

Vous insinuez que nous avons besoin de couverture ?…

FURTZ.

Descente de lit serait plus juste !… Nous assistons, Messieurs, à la révolte de la descente de lit !…

DARTÈS.

Prenez garde. Monsieur Furtz !

DUMONTEL.

Je vous invite au calme, les uns et les autres !… Si nous débutons par les conclusions, dans cinq minutes nous n’aurons plus rien à nous dire !

SAINT-ABBAN.

Dumontel a raison, comme un homme d’esprit qu’il est !…

LASSERRE.

Asseyons-nous ! Prenez place, Dartès. Je demande à Dartès de se justifier de cet acte inouï… d’avoir fait passer cet extraordinaire article attaquant un confrère redoutable, une personnalité de l’importance d’Edouard Gibert, sans m’en avoir référé, et en soustrayant cet article à l’attention du rédacteur en chef.

(Un silence.)
DARTÈS, (debout à droite de la table.)

Messieurs, j’adore mon pays !…

SAINT-ABBAN.

Pas plus que nous !…

DARTÈS.

Autrement. Voilà tout. Je ne suis pas un homme politique. Je n’appartiens à aucun parti. Je suis un esprit libre, absolument indépendant et fort de cette indépendance. Depuis plusieurs mois, je m’indignais de voir s’organiser un véritable complot politique… Je trouve la campagne de calomnie abominable lorsqu’elle vise à frapper des forces intellectuelles qui, en dehors de tout parti, sont l’honneur même de l’humanité… Soumis que je suis au grand esprit républicain, j’ai…

FURTZ, (l’interrompant.)

Mais, républicains, Monsieur, nous le sommes tous !… Notre journal comme les autres !…

DE COSTIER.

Qu’est-ce qu’il nous chante là !… Tout le monde l’est maintenant !

FURTZ.

Même les royalistes !

DE COSTIER.

Ne jouez pas sur les mots ! Si vous n’étiez que républicain…

LUCAYA.

Oui, ce ne serait même plus une opinion !

FURTZ.

Et puis, vous nous la baillez belle… On connaît ça ! Vous êtes un de ces gens qui s’endorment la tête à droite et qui se réveillent la tête à l’extrême-gauche !

DARTÈS.

J’ai évolué !… C’est mon honneur de l’avoir fait. Vous vous trompez, Monsieur ! Mes opinions ont été toujours profondément libérales, mais, aujourd’hui encore, je ne prétends être qu’un écrivain sans parti, qui n’a agi que sous l’empire de sa sincérité ! Quand j’ai vu cette campagne de calomnie s’infiltrant dans toutes les artères du pays, j’ai souffert, en silence d’abord, parce qu’il y avait beaucoup de brebis galeuses. Je me suis contenu. Seulement l’article d’Edouard Gibert dépassait toute mesure, hier… C’était plus qu’un crime de lèse-pensée : un crime de lèse-patrie ! Je n’ai pu retenir mon indignation… J’ai crié ; ç’a été plus fort que moi… Je lui ai dit son fait !… S’il le veut, nous constituerons des témoins.

FURTZ.

Allons donc… C’est puéril !… Ce terrible pamphlétaire va essayer de tomber notre journal… Heureusement qu’il n’a pas de quotidien à sa disposition et qu’il ne dirige que des cahiers bleus hebdomadaires… Mais nous en avons pour des mois de coups de gueule !

DARTÈS.

Que voulez-vous, moi, j’ai poussé le cri de ma conscience !

LUCAYA.

Chaque fois qu’un homme change d’opinion, il dit cette phrase-là !

SAINT-ABBAN.

C’est le premier vagissement de l’anarchisme !

DUMONTEL.

Et puis, mon cher, on ne crie pas dans la maison des autres !… On attend d’en être sorti pour pousser une incongruité sonore !

(On rit.)
SAINT-ABBAN.

Bravo, Dumontel !…

FURTZ.

Très bien !

DUMONTEL.

Voyez-vous, permettez-moi de vous le dire en toute franchise, vous êtes un rêveur, un utopiste !… Il n’y a pas de pire danger pour un pays et pour un journal !

FURTZ.

Ah ! je vous avais assez averti !… Il ne faut jamais mettre un littérateur à la tête d’un journal, retenez bien cela !

SAINT-ABBAN.

Oui, oui, il y a toujours trop de littérateurs dans un journal !

LUCAYA.

Trop de littérateurs !

FURTZ.

À moins qu’ils n’aient été, avant, courtiers de publicité…

DE COSTIER, (avec un mépris accablant.)

Et vous n’êtes même pas académicien !

LASSERRE.

Rappelez-vous, j’avais assez réclamé que vous preniez un académicien, Dumontel !

DUMONTEL.

À quoi bon !… Si nous tirions à vingt mille, je ne dis pas !… Mais à partir de deux cent mille exemplaires, Messieurs, on ne prend pas d’académicien !… Monsieur Dartès offrait toutes les garanties de sécurité… Nous en avions jugé ainsi, Lasserre et moi !… Vous nous sembliez agréable dans vos écrits… vous aviez la mesure de l’équité…

DARTÈS.

Vous oubliez l’indépendance !…

DUMONTEL.

On ne vous demandait que d’être conciliant.

DARTÈS.

Vous ne m’avez tout de même pas acheté comme on achète une terre illustre et épuisée !…

DUMONTEL.

Non !… Mais précisément, parce que jusqu’ici votre personnalité considérable était plus… plus… comment dire… figurative qu’efficace… du diable si j’aurais pensé que, piqué au vif, vous souhaiteriez un autre rôle et vous mettriez à injurier un confrère en réclamant des lois contre la calomnie. Permettez-moi de vous dire que je crois plus à votre capacité littéraire qu’à votre capacité législative.

DARTÈS.

Que voulez-vous, je ne conçois pas le journalisme qui comprime et qui ravale !… C’est peut-être un tort, mais j’ai des convictions !… Toutes les grandes sources d’émotion, de fierté, d’enthousiasme sont encore en moi toutes vives malgré mes cheveux blancs !…

FURTZ.

Je vous en prie, pas de profession de foi !… Vous n’êtes pas à une réunion électorale… Pas encore, en tout cas.

DARTÈS.

Dieux, non ! Je le jure, je ne serai jamais un politicien !

FURTZ.

Vous ne serez jamais qu’un Perrichon, ça c’est sûr.

DARTÈS.

Vous voulez dire. Monsieur ?

DUMONTEL.

Contenez-vous !

DARTÈS.

Vous voulez dire. Monsieur ?

FURTZ.

Qu’un journal est une carrière, Monsieur !… Qu’on ne s’improvise pas journaliste… Voilà la morale de cette histoire ; retenons-la ! Vous étiez un isolé… Vous n’avez aucune communication avec le monde extérieur. Vous m’avez donné tout de suite cette impression ! Le jour où vous vous êtes installé dans votre fauteuil, j’ai eu le frisson ! Diriger cet organe de vie et d’échange mondial quand on est à l’écart de tout !… Oui, dans votre fauteuil, vous me faisiez l’effet d’un Perrichon, le cul sur le mont Blanc !

DARTÈS.

Allons donc ! Vous ne m’avez choisi que pour cela ! À ce moment vous appeliez ça un indépendant !… Aujourd’hui, c’est un isolé !…

LASSERRE.

Et puis, assez d’idées générales !… Des faits !… Comme propriétaire-directeur économique et financier, j’interviens ! Votre article violent qui attaque nos amis et semble nous faire pactiser tout à coup avec les partis les plus avancés, les désabonnements, les préjudices qui s’ensuivent, c’est déjà la débâcle ! Demain ce serait les bouillons innombrables, le concessionnaire de notre publicité qui réclamera… Dame, nous avons touché des avances importantes sur les contrats d’annonces !… Des bombes comme celles que vous avez fait éclater ce matin, c’est ce que j’appellerai de la publicité inopérante !… De ce train-là, si on vous laissait faire, dans six mois le journal serait à l’eau et nous n’aurions plus qu’à le liquider à des distributeurs de publicité financière quelconque !… Grand merci !… Il y a pis !… Vous le savez, nous touchons une grosse somme au budget d’émission de l’emprunt des chemins de fer africains !… Nous allons nous voir simplement retirer cette subvention.

DARTÈS.

C’est une faute de recevoir, même honorablement, des subsides secrets !… Ça fausse la politique du pays !

DE COSTIER.

Ah ! çà, mais !… Il va nous donner des leçons de probité !

DARTÈS.

Pas de retours de bâton !

FURTZ.

Mais des coups de bâton !… Les vôtres !… Ah ! il n’y a pas, nous avons eu la main heureuse !

LUCAYA.

Quelle arrogance !

SAINT-ABBAN.

Allons ! nous vous montrerons que nous ne sommes pas encore dans votre filet !

LUCAYA.

Vous aurez beau jouer les Ruy Blas pour conseil d’administration !…

DARTÈS.

Où voulez-vous en venir ?

LUCAYA.

À ça.

(Il déchire un papier.)
DARTÈS.

Déchirer notre contrat ? Eh bien ! non, Messieurs !… j’estime n’avoir pas dépassé les termes de mon contrat !… Je ne m’en irai pas de moi-même ! Si vous estimez, vous, que j’ai failli à mes engagements, attaquez-moi… Faites un procès !

FURTZ.

Ça y est ! C’est le chantage !… Hein ? hein ?

LUCAYA.

Savez-vous, Monsieur, comment on appelle ça ?… De la canaillerie !

DARTÈS.

Non, de la fermeté d’âme !

LASSERRE.

Notre contrat doit être résilié de plein droit !

DARTÈS.

Ce n’est pas mon avis !…

SAINT-ABBAN.

En tout cas, nous, administrateurs, nous mettrons les pouces à votre coup d’État !…

LUCAYA.

Nous ne laisserons pas passer un seul de vos articles.

FURTZ.

Et nous vous retirerons toute rédaction.

LASSERRE.

Descendez à l’imprimerie, lisez le placard !

DARTÈS.

Il y a des lâches qui vous flagornent et prennent le vent.

LASSERRE.

En tout cas, demain paraîtra dans le journal, en première page, une lettre désavouant le directeur littéraire.

FURTZ.

Très bien !

DE COSTIER.

Allons ! allons ! Votre situation vous l’avez rendue impossible ; il va falloir boucler votre valise !

DARTÈS.

Agissez comme bon vous semblera, et selon ce que vous déclarez votre droit. Moi, je reste !… Je suis prêt à subir les conséquences de mon acte !…

LUCAYA.

Vous avez un fier toupet, savez-vous !… Ça s’appelle du banditisme, entendez-vous… du banditisme !…

FURTZ.

Ça ne se passera pas comme ça !

(On lève les cannes. Brouhaha.)
DUMONTEL.

Voyons, mes amis… mes amis… Je vous en prie… Je suis au désespoir !… Ces murs n’ont pas encore entendu de pareils vocables… Respectez notre chère maison, je vous en conjure !…. Je réclame de vous le silence complet… Laissez-moi me recueillir un instant, j’en ai besoin ! J’ai beaucoup, beaucoup de peine !… (Grand silence. Il s’est appuyé à la table la tête dans les mains, puis il s’avance devant la table.) Messieurs, malgré tout… il faut surmonter mon émotion. J’y suis prêt !… En quelques mots, je liquiderai la situation !

FURTZ.

On vous écoute !

SAINT-ABBAN.

Respectueusement, Monsieur Dumontel !

LUCAYA.

Respectueusement !

DUMONTEL.

Permettez-moi pourtant de le prendre de haut !… On semble suspecter notre bonne foi politique !… Je veux donc m’élever, non sans tristesse d’avoir à le faire, au-dessus des intérêts matériels du journal que vous défendez fort bien ! Le vieux lutteur parlementaire que je suis, et je crois qu’on ne me refusera pas l’expérience de la carrière…

ENSEMBLE.

Non… Non !

DUMONTEL.

Le vieux parlementaire, dis-je, déplore tout haut l’aberration humanitaire qui séduit les hommes de votre valeur, Dartès, en raison de ses mirages ! Cette aberration ne doit pas engager un organe comme le nôtre dans une route qui nuirait — bien que nous ne fassions pas ouvertement de politique — non seulement à nos intérêts, mais, je le dis comme je le pense, à la défense du pays !

SAINT-ABBAN.

Vous résumez admirablement nos sentiments !

LUCAYA.

Admirablement !…

DUMONTEL.

Oui… c’était mon rêve de faire de ce journal un organe qui ne s’occuperait pas si les routes vont à droite ou à gauche, en avant ou en arrière, qui serait pour ainsi dire le rond-point des idées ! Et c’est pourquoi vous me sembliez désigné à la direction. Or, vous lui faites prendre un parti, et brusquement, par vos attaques contre Édouard Gibert et vos déclarations libertaires, vous semblez pactiser avec un mouvement qui nous range parmi les ennemis du bon sens. C’est inadmissible, dangereux pour nous d’abord… et, ce qui est plus grave, pour l’esprit public.

SAINT-ABBAN.

Oui, oui !

FURTZ.

Pour l’esprit public !…

DUMONTEL.

L’esprit public, si vous lui refusez l’aliment national, il se nourrira de l’aliment antinational, et…

(La porte s’ouvre brusquement.)


Scène XII


Les Mêmes, LEYRISSE

LEYRISSE, (en coup de cent.)

Je vous demande pardon d’entrer à l’improviste, mais j’arrive en proie à la plus vive émotion !… Messieurs, je suis obligé de vous faire part d’une révélation accablante… Édouard Gibert vient d’arriver au journal, il nous apporte la certitude, hélas ! absolue que le coup était concerté et, j’ai le regret de le dire, que Monsieur Dartès va être compromis dans l’affaire des scandales !

DARTÈS.

Moi !…

LES AUTRES.

Hein ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit ?

SAINT-ABBAN.

Ça y est !

LEYRISSE.

Edouard Gibert exhibe une lettre qui vient de me bouleverser, une lettre où Monsieur Dartès discute lui-même des offres fermes pour la création d’un journal… Des offres, et ceci est plus troublant que tout, d’une personnalité dont vous avez d’ailleurs là, sur le bureau de Monsieur Dartès, un télégramme de jubilation confraternelle ! Il a les preuves en mains, il va vous les montrer !…

DARTÈS.

Je proteste de toutes les forces de mon énergie !… C’est un chantage éhonté !

FURTZ.

Ça y est, l’infamie !

DE COSTIER.

Parbleu, j’en étais sûr !

SAINT-ABBAN.

Voilà l’explication ! Tout s’éclaire !

LUCAYA.

Je m’en doutais !… Il était affilié à la bande !…

DE COSTIER.

Vous étiez un vendu ! Un concussionnaire !…

FURTZ.

Un traître !

DARTÈS.

Ma vie entière est pour prouver le contraire !…

FURTZ.

On la connaît, cette phrase-là !

LEYRISSE.

Vous comprenez que je n’aie pas pu me retenir de vous communiquer une pareille révélation.

LASSERRE.

Vous faisiez partie de la troupe infâme, et vous vouliez tuer le journal avant d’en partir !…

LUCAYA.

Judas !… Combien avez-vous touché ?

(On l’entoure en vociférant.)
DARTÈS.

Je jure sur la tête de mon enfant que c’est une calomnie monstrueuse !… C’est la réponse de Gibert… Où est-il ?… Il a osé venir jusqu’ici ? Je veux le voir en face.

LASSERRE, (lui barrant la route.)

Vous vous disculperez ailleurs !

DUMONTEL.

Nous souhaitons de tout cœur qu’il ne s’agisse que d’une équivoque, mais nous ne pouvons pas conserver un jour de plus à la tête du journal un homme qui sera compromis demain dans les scandales !

LASSERRE.

Pas un jour de plus !

FURTZ.

La suspicion suffit !…

DUMONTEL.

Vous n’avez pas trafiqué peut-être, mais nous ne pouvons pas admettre que notre directeur soit impliqué dans l’affaire !

DARTÈS.

Vous avez raison, Messieurs… J’affirme sur l’honneur qu’aucune compromission de ma part n’existe en fait… que ma conscience est pure… je le prouverai !… Mais, en attendant, la suspicion est pour vous impossible à soutenir, je le reconnais !… C’est bien, je vous donne ma démission !… Effacez mon nom de la manchette. Demain paraîtra ma lettre de démission !

(Mouvement d’apaisement et de soulagement.)
LASSERRE, (très vite.)

Nous l’acceptons !

FURTZ.

Il n’y a plus qu’à régler : sur les six cent soixante-huit actions, vous en avez soixante, sans que vous les ayez souscrites ; elles furent dues à un geste du conseil d’administration…

DARTÈS.

Je vous les rends !

LASSERRE.

Nous les refusons !… Mais nous acceptons la résiliation pure et simple de notre contrat !

FURTZ.

L’honneur de la…

DUMONTEL, (froidement et debout, imposant un silence habile et satisfait à l’assemblée.)

Assez, Furtz… Pas un mot de plus, la séance est terminée !… Notre présence n’est plus nécessaire ici… Soyons maîtres de nous-mêmes, et prenons congé de notre ancien directeur, à qui nous adressons tous nos regrets d’avoir à nous séparer de lui sur un malentendu, une équivoque atroce, qu’il dissipera, nous le souhaitons de tout cœur, nous en sommes même perduadés… Adieu, Dartès… !

DARTÈS.

Messieurs, une seconde !… Où est le calomniateur ?

LEYRISSE.

À côté, dans mon bureau !

DARTÈS.

Alors, qu’il se montre… Je me contiendrai comme un honnête homme qui sait qu’on n’arrivera pas à le salir… mais que je fasse justice devant vous de cette vengeance !… Que je sache de quoi l’on m’accuse… quelles sont les armes qu’on a forgées !… En un instant, j’aurai tout détruit !

DUMONTEL, (fermement.)

Inutile, nous n’avons pas à intervenir personnellement… Nous ne sommes pas juge et partie.

DARTÈS.

Je vous demande au moins de ne pas vous séparer avant que je l’aie vu, moi le premier… Montez tous dans le bureau de Dumontel… Je ne quitterai pas la maison sans que vous ayez la preuve que j’avais les mains nettes !… Leyrisse, allez chercher Gibert ! Dites-lui qu’on n’apporte pas une accusation de ce genre comme on place une bombe derrière une porte !… Je l’attends ici, face à moi !…

(Il fait un geste de menace. Leyrisse sort.)
DARTÈS.

Voyez mon émotion, Messieurs…

DUMONTEL.

Nous avons des questions intérieures à agiter et d’immédiates déterminations à prendre. Le temps vous appartient, Dartès. Ne vous pressez pas… Quand vous le désirerez, vous n’aurez qu’à monter dans mon cabinet, je vous y attends…

DARTÈS.

À tout à l’heure. Messieurs…

(Ils sortent à la file, dans un silence volontaire et ironique. Dartès demeure agité, les bras croisés, arpentant la pièce jusqu’au moment où l’on entend un bruit de porte et la forte voix de Gibert qui s’exclame :)
« Mais comment donc, je ne demande pas mieux ! »
(La porte s’ouvre, Leyrisse fait entrer Gibert et referme vivement la porte derrière lui. Les deux hommes se mesurent au regard.)


Scène XIII


GIBERT, DARTÈS

GIBERT.

Ah ! ah ! pauvre hurluberlu que tu es !… Tu as foncé sur moi ! Un vieil ami de trente ans !… Toi mon labadens de salle de rédaction !… Eh bien ! je te coule ! C’est simple ; tant pis pour toi !…

DARTÈS.

Il faut le pouvoir !… Allons, vide le fond de ton sac !… De quoi as-tu le toupet de m’accuser, paraît-il ?… Quelle pauvreté as-tu dénichée depuis ce matin dans ton livre d’or de police secrète ?… Je n’ai rien sur ma conscience, qui pèse sache-le !… Je suis inlègre et pur !

GIBERT.

Intègre !… Oh ! ce bon vieux mot usé comme tous les fonds de culotte sur tous les bancs de la politique et des tribunaux ! C’est toi l’intègre ? Eh bien ! continue !… Mais un fichu benêt, en tout cas, qui t’es compromis comme à plaisir, par vanité naïve, et qui vas choir demain dans la complicité louche. Ah ! tu as voulu jouer un rôle, pauvre girouette !… Va donc ! je te connais… Tu n’as pas la taille de l’emploi !… Il reste en toi du pauvre secrétaire marseillais qui t’es traîné vingt ans à la remorque d’un homme politique !… Jobard, entends-tu… jobard, quand tu t’es laissé empaumer par les mauvais meneurs qui vont te conduire à la ruine… Jobard, qui as laissé dans leurs mains la preuve que tu allais toucher de la galette empoisonnée…

DARTÈS.

J’étais sûr que tu en arriverais à cette stupidité-là !… Oui, j’ai reçu des propositions pour la création d’un nouveau journal, c’est vrai, mais je les ai déclinées, ne trouvant pas la garantie morale des actionnaires suffisante…

GIBERT.

Trop tard, mon vieux ! Je ferai paraître, dans les Cahiers bleus, lundi, une lettre de toi où tu discutes jusqu’au tarif de tes futurs émoluments. Je regrette de ne pas diriger un quotidien, car, alors, ce ne serait pas lundi, mais demain, que tu serais exécuté. J’expliquerai par quelle bonté, sachant ce que je savais de toi, je t’avais épargné jusqu’ici.

DARTÈS.

Ne te gêne pas !… Venge-toi, en travestissant mes intentions les plus honnêtes, les plus loyales !… Tu sais bien que j’ignorais qu’il y eût de l’argent suspect !…

GIBERT.

Inscrivez, greffier.

DARTÈS.

Et quand bien même !… J’ai une trop grande foi dans mon idéal pour en changer, parce que d’autres l’ont éclaboussé ou traîné dans la boue !… Un coup de brosse et l’hermine reparaît plus blanche !… Vas-y… j’attends de pied ferme !… Scélérat ! Besogne de scélérat !…

GIBERT.

Tu l’as dit deux fois… Je sais bien qu’un bon journaliste doit se répéter… mais il faut être un bon journaliste !… Et tu n’es qu’un fantoche ennuyeux… des pieds à la tête.

DARTÈS.

Ça, c’est pour l’article de lundi !… Tu t’entraînes… Depuis le lycée, tu n’as été que ça, toi, un fort en gueule…

GIBERT.

À coups de gueule, on sauve un pays en danger quelquefois !… Ce que ton article feignait d’ignorer, c’est ma sincérité patriotique. Le pays, lui, n’en doute pas !… J’ai soutenu l’opinion publique, moi !

DARTÈS.

Oui, souteneur ! L’opinion publique, tu la calomnies et la flagornes à la fois ! Tu lui verses sa ration de mensonges tous les matins, tu vaques au boniment, et, d’ailleurs, tu rêves d’obéir à un maître quelconque… Sous ce veston, tu as une livrée !

GIBERT.

Oh ! oh ! ces libéraux retardataires, style 48 !… Tous les poncifs pour avocats de la démocratie, tu les gobes du premier coup… Des mots, dis-tu ?… Il n’y en a qu’un pour qualifier ta jobarderie… «Don Quichotte arriéré !»… Des gens comme toi, il faut les contraindre au silence !… La France a failli mourir de ces gens-là !… Ah ! l’admirable France de maintenant !… Il lui reste encore à secouer bien des poux de sa crinière !… Eh bien ! à son service jusqu’au bout !… Ce matin, en lisant ton article contre moi, un mot méprisant de Bossuet me remontait aux lèvres : « Arrière les démons qui tentent d’étonner ma foi ! »

DARTÈS.

Phraseur !

GIBERT.

Non ! Vengeur !… J’irai jusqu’au bout de l’exécution. Qu’es-tu venu faire, malheureux, dans cette bande !… Jadis tu m’aurais inspiré de la pitié… Aujourd’hui le sentiment que tu m’inspires, c’est celui du châtiment nécessaire, parce qu’il faut châtier tous les drôles qui gênent la marche de la nation !…

DARTÈS.

Connue, ton exaltation patriotique !… Tu ne la puises pas dans l’alcool et les demi-setiers comme d’autres pamphlétaires !… Mais le geste de tes bras croisés dans la réunion publique… je sais ce qu’il cache sous le plastronnage de ta carrure… Il cache la seringue de Pravaz que tu te piques dans les biceps !

GIBERT.

Assez !… Entends-tu, assez !… Ou nous allons nous empoigner autrement qu’en paroles, je t’en réponds !… Chevaucheur de nuées qui n’as rien vu… incapable même de diriger ta propre vie, et qui rêves de diriger une opinion… Toi ! toi !… C’est à pouffer. Ah ! tu as bien la tête d’un prophète des temps nouveaux, d’un voyant extralucide, toi qui as été trompé pendant dix ans par Ménescal au su de tout Paris, sans que tu t’en sois aperçu !

DARTÈS.

Répète, si tu oses !… Répète, canaille !…

GIBERT.

Qui ignores même que sa fille n’est pas de lui, quand tout le monde le sait… qu’elle est de Ménescal ! Bonsoir, vieux ! Bonne chance !

DARTÈS.

Ah ! misérable !… Ah ! crapule !…

(Il se précipite sur Gibert.)
GIBERT.

Bas les pattes !… tu as passé l’âge de ce jeu-là… Allons… allons… tu toucheras des épaules, mais pas sur ce parquet, mon bon !… sur le parquet de la Santé.

(Dartès s’est élancé, ils luttent ; alors, au bruit contre la muraille, des gens du personnel accourent, Scott en tête.)


Scène XIV


Les Mêmes, SCOTT, LEYRISSE, puis GENEVIÈVE ET FRÉDÉRIC

LEYRISSE.

Messieurs… Je vous en prie !… ce pugilat dans un journal qui se respecte !…

SCOTT.

Monsieur Gibert !… Monsieur Gibert !…

GIBERT.

Bah ! le col est un peu froissé, voilà tout !… Votre ancien directeur manque de tenue. Messieurs !… Bon débarras pour la maison !… Je vous salue bien !…

DARTÈS, (le poing tendu.)

Et toi !…

GIBERT.

On va rire maintenant !…

(Il sort en parlant haut et en gesticulant.)
LEYRISSE.

Remettez-vous, je vous prie, Monsieur Dartès… Oh ! en arriver là, comme c’est regrettable, vraiment !…

SCOTT.

Pour l’honneur de la maison !

(Dartès rajuste son col. Il suffoque, appuyé à la table. Geneviève Dartès entre avec son frère.)

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ?… Dans quel état je te retrouve !…

DARTÈS, (à Scott.)

Laissez-nous, ma femme et moi !… Laissez-nous.

GENEVIÈVE, (à son frère qui allait se retirer.)

Reste, Frédéric… tu n’es pas de trop !…

(Scott et Leyrisse sortent.)


Scène XV


GENEVIÈVE, DARTÈS, FRÉDÉRIC

GENEVIÈVE.

Alors, il faut venir ici pour te trouver te colletant avec Gibert ? Ce matin, tu es parti en sifflotant… sans daigner me parler… ou me signaler seulement l’article qui allait mettre le feu aux poudres !… Je t’ai attendu vainement… C’est moi qui, toute la journée, ai subi les assauts ! Tu as agi comme si je n’existais pas !… À moins que tu n’aies redouté le blâme qui allait infailliblement sortir de ma bouche… c’est encore possible, cela… De toutes façons, mon ami, je te trouve l’air singulièrement moins joyeux que ce matin !… Je me plais à le constater !…

DARTÈS, (comme sortant d’un rêve.)

Oui, c’est vrai, je me rappelle, ce matin, j’étais parti de chez moi heureux !… le cœur léger… presque le cœur en fête !… le cœur d’un enfant qui vient d’accomplir son devoir.

FRÉDÉRIC.

Enfin, nous attendions un signe de vie, au moins !… Notre attitude dans tout ça… y avez-vous pensé ?…

DARTÈS.

Parle, beau-frère !… parle !…

GENEVIÈVE.

Claude, il est nécessaire que tu saches à quel point je désapprouve ta conduite !… Frédéric est de mon avis… Certes, nous t’avons toujours suivi, aidé, et même obéi… quoique nous ayons sur bien des choses des idées dissidentes… Ces malentendus allaient toujours s’accentuant, mais je respectais tes convictions comme j’espérais que tu respectais les miennes !… Jamais je n’aurais cru d’ailleurs que tu en arriverais à infliger un pareil démenti à tout notre passé, à nos doctrines politiques et sociales d’autrefois. Je ne te suis plus, Claude… Je ne te suis plus du tout !…

DARTÈS.

Ne mâche pas les mots !… Tu me renies, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE.

En tout cas, je n’admets pas la manière dont tu viens de bouleverser ton propre journal !… Il y a là quelque chose qui me choque et qui ne correspond pas à ta loyauté habituelle !… Devant la direction, l’administration, je l’avoue… je n’ai pas pu te soutenir… je le regrette… Tu m’as mis dans cette situation, ou de te lâcher publiquement, ou d’opter pour des idées qui ne sont pas les miennes… Que comptes-tu faire, maintenant ? Voyons, te voici hors de cette maison !… J’ai besoin de savoir, moi, avant d’aller plus loin, sur quelle route tu comptes t’engager !… quelles sont tes visées personnelles ?… car tu en as !… Je ne me soucie pas de frayer avec un parti suspect ou taré !…

(Elle s’assied.)
FRÉDÉRIC.

Oui !… Sacredieu !… Vous devez avoir, pour agir ainsi, des pourparlers déjà très avancés !…

DARTÈS.

Aucun… c’est ce qui vous trompe… aucun !…

FRÉDÉRIC.

Alors ?…

DARTÈS.

Alors, rien !… Qui m’aime me suive… beau-frère !…

FRÉDÉRIC.

Belle formule !… Il me semble que je vous ai suivi, mon cher, et longtemps !… Vous n’avez rien à me reprocher… J’ai été votre secrétaire pendant dix ans… Nous avons vécu sous le même toit, nous y vivons encore !… Mais, enfin, voilà six mois que je suis attaché à un ministère… et au ministère de l’Intérieur, encore… Quelle attitude voulez-vous que j’aie demain ? On sait que nous habitons encore ensemble ; que nous prenons nos repas en commun… Me voici classé anti-gouvernemental !… Charmant !… Vous auriez vraiment pu, mon cher Claude, penser un petit peu à nous, à ma sœur, dont la situation est étrangement fausse… Elle dirige un journal de féminisme, mondain, je veux bien, mais elle a sa clientèle, et…

GENEVIÈVE.

Laisse cela, Frédéric, mon journal n’est pas en question. Je me place à un point de vue plus élevé… Ce sont nos rapports personnels de lui à moi qui sont en cause !… Que comptes-tu faire ? Veux-tu, parle, décide-toi !… Que signifie cette obstination à te taire ?… Qu’as-tu à me regarder de cet œil fixe et glacé ?…

DARTÈS.

Je te regarde, en effet… je te regarde !… Je cherche à lire dans tes yeux le mensonge de dix années d’association totale !…

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce que tu veux insinuer ?…

DARTÈS.

Sais-tu ce que m’a craché à la face ce vieil insulteur de profession ?… « Tu n’as été qu’un benêt toute ta vie, toi, qui fus trompé pendant plus de dix ans par ta femme. » Tais-toi !… Ne fais pas ce faible geste de protestation !… Regarde-moi bien ! Je ne l’ai pas su, en effet, mais je l’ai deviné !… Là est ma lâcheté, là est mon aberration !… Je savais qu’il n’y avait peut-être qu’à te faire suivre un jour… qu’à ouvrir une lettre… J’ai préféré vivre, je m’en rends compte maintenant, dans l’ignorance de ce crime domestique !… Mais je t’en ai toujours voulu, comme si je l’avais découvert ! J’ai vécu en étranger à tes côtés, à cause de cela, sans bien m’en rendre compte moi-même !… Nous sommes arrivés à une désunion complète. Au fond, peut-être vas-tu jusqu’à me haïr… et si rien n’a éclaté entre nous, je te le répète, c’est à ma lâcheté seule que tu le dois !… J’ai toujours su !…

GENEVIÈVE, (impassible.)

Tiens ! je ne répondrai même pas !… Je ne daigne pas !…

DARTÈS, (les yeux dans les yeux.)

Mais il y a quelque chose de plus atroce encore !… Il y a que je viens de recevoir un coup de massue dont je ne me relèverai peut-être jamais !… Je viens d’entendre cette autre abomination à mes oreilles : « Tout le monde sait que ta fille est de Ménescal !… »

GENEVIÈVE.

Plaît-il ?

DARTÈS.

Ah ! tu sourcilles, cette fois !… Et moi, je tremble ! Est-ce vrai ? Pas ça, hein ?… Pas ça ! Aie donc le courage de dire la vérité en cette heure tragique que nous traversons !… Est-ce vrai, cette chose-là ?… Est-ce vrai, cette horreur ?

(Silence de Geneviève.)
FRÉDÉRIC.

Allons, mon bon ami, voyons !… Vous n’allez pas prendre au sérieux des vengeances manifestes auxquelles vous deviez bien vous attendre !… Tout cela est, ma foi, trop bête, trop dérisoire !…

DARTÈS, (à Geneviève.)

C’est à mon tour de te dire… parle, toi !… Mais parle donc !… (Silence.) Ah ! monstre !… Monstre que tu es… qui essayes par ton silence de me faire croire à cette absurdité !… Ah ! tu t’y entends à me torturer !… La voilà, ta riposte !… Comme si c’était vraisemblable… ma fille !… C’est trop bête !… Vas-tu parler à la fin… vas-tu te justifier !… Non, tu ne sortiras pas avant d’avoir dit la vérité… Ne reste pas ainsi dans cette attitude de défi ou, je ne sais pas, moi, d’aveu !… Ce n’est pas vrai !… Tu mens !…

GENEVIÈVE.

Je n’ai rien dit !…

DARTÈS.

Oui, mais tu mens tout de même !…

FRÉDÉRIC.

Geneviève, parle !… délivre-le d’un doute qui le fait justement souffrir… et qui t’offense, toi, j’en suis certain ! Ne supporte pas plus longtemps cette accusation !…

GENEVIÈVE.

À quoi bon !… Il n’y a plus entre lui et moi ni mensonge ni vérité !… Nous sommes parvenus à un point où, seule, la séparation, et la séparation définitive peut apporter un soulagement à cet état de guerre… que les paroles, les aveux ou démentis ne feraient qu’envenimer !… Qu’il croie ce que bon lui semble ; je ne répondrai pas !… Tirons de tout ceci une moralité… qu’il est urgent dès aujourd’hui de mettre de l’espace entre nous !… C’est la scission nette, l’heure en est arrivée !… Nous n’avons plus rien de commun !… tu entends ? plus rien !…

(Elle a laissé tomber ce dernier mot comme un couperet. Elle va prendre sa fourrure sur un fauteuil.)
DARTÈS.

Ah ! c’est bon, j’ai compris !… Renée, ma petite Renée, c’est affreux !… à devenir fou !

FRÉDÉRIC.

Geneviève, voyons, je te supplie !

(Frédéric va à Geneviève. Celle-ci, en remettant sa fourrure, lui fait signe de se taire. Dartès est tombé sur une chaise.)
DARTÈS.

Diable… la vie est dure !… Ainsi, un beau jour, parce que tu as prononcé une petite parole de vérité, pauvre bonhomme… tous les mensonges dans lesquels tu vivais, et qui t’entouraient, se sont retournés et ligués contre toi, comme des vipères furieuses sur lesquelles tu aurais mis le pied !… Tu es mordu de toute part !… Tant pis !… Même avec cette souffrance-là au cœur, je ne me démentirai pas !… Non !… Non !… Je ne te désavouerai pas, vérité !… Tu es trop belle !… (Il fait un effort sur lui-même et se lève, chancelant.) Et puis, je m’en tirerai !… Geneviève, je m’en tirerai. Je me connais… Oui… oui, tu as raison !… maintenant la séparation… la solitude complète… sans plus rien que son devoir pour pain sec et pour idéal !… Ça ne m’effraie pas… pas du tout !… Conservez l’appartement… moi j’ai déjà désigné le petit coin où j’irai habiter !…

(La porte s’ouvre.)


Scène XVI


Les Mêmes, RENÉE

RENÉE, (entrant.)

Qu’est-ce qui se passe ?… J’étais mortellement inquiète toute la journée !… Bonjour, maman !… Quand j’ai su que vous étiez tous au journal, je suis vite accourue, pressentant bien qu’il se passait quelque chose de grave… Et dès la porte, en bas, un collaborateur m’apprend qu’on te débarque !… Je suis outrée !… Mais peut-être est-ce que je m’exagère…

DARTÈS.

Non !… C’est la vérité.

RENÉE.

Tu ne vas pas te laisser faire, je suppose !… Tu vas te défendre… tu vas leur montrer qui tu es !… Je te vois d’ici leur répondre… je…

GENEVIÈVE, (prenant la parole.)

Renée, les événements sont encore plus graves que tu ne le penses… Nous venons de prendre, ton père et moi, avec l’assentiment de Frédéric, des déterminations irrévocables… et nous allons, dès aujourd’hui, les mettre à exécution.

RENÉE.

C’est-à-dire ?…

GENEVIÈVE.

Ton père, pour s’adonner à la force de ses convictions… à une lutte qui va l’absorber entièrement, réclame une complète liberté. Nous avons donc décidé, momentanément, de nous séparer !… Il désire vivre seul, se recueillir et agir ainsi, sans blesser ni atteindre les siens qui ne voudraient pas avoir, dans ces conditions, à le juger ou à le blâmer… Cette séparation prend date dès maintenant… Nous vivrons, toi, moi et Frédéric, à la maison, comme de coutume…

RENÉE.

C’est vrai, ça ?…

DARTÈS.

C’est vrai !…

RENÉE.

Tu veux te séparer de nous ?…

DARTÈS.

Je veux… éloigner le passé… tout le passé !… dont le contact, dont la vue seule me fait mal !

RENÉE.

Alors… le divorce !… Dame, ça s’appelle ainsi ! Deux camps… nous et toi ?…

DARTÈS.

Si tu veux !…

GENEVIÈVE.

C’est la volonté de ton père !… Nous ne pouvons plus vivre en commun, après cette journée et ce qui s’est passé, c’est impossible !…

RENÉE.

Et vous acceptez ça, vous ?

GENEVIÈVE.

Il le faut, pour l’intérêt de tous !…

RENÉE.

Alors, au moment où tout l’accable, vous allez l’abandonner, comme ça, à lui-même !… Il sera tout seul à souffrir, à lutter !…

DARTÈS.

Je ne souffre pas !…

RENÉE.

Il ne souffre pas, cet homme-là ?… Non ? Il ne souffre pas ? Mais il n’y a qu’à le regarder, tenez… regardez-le ! Ses lèvres tremblent… son pauvre front est en sueur !… Il lutte, parce qu’il a du courage !… Mais son angoisse intérieure, tenez !…

DARTÈS.

Renée, veux-tu te taire !…

RENÉE.

Sa désolation !

DARTÈS.

Renée… voyons… assez !… Tu me brises, ne le vois-tu pas ?

RENÉE.

Et il va s’en aller, tout seul… comme un homme puni d’avoir dit ce qu’il avait dans le cœur… tandis que nous ! Pas moi… papa… pas moi, ça je te le garantis !…

DARTÈS.

Renée !…

RENÉE.

Avec toi, jusqu’au bout, et à tes côtés !… Puisqu’il y a deux camps… c’est tout choisi : je reste là !

GENEVIÈVE.

Tu n’as pas à émettre une prétention de ce genre !…

RENÉE.

Je n’ai pas à… Avec ça !… Nous allons bien voir ! N’aie pas peur que je t’abandonne, papa, à l’heure où tu souffres et où tu te bats !… J’aimerais mieux mourir que de ne pas être à tes côtés… ou dans tes bras !…

DARTÈS, (qui s’est contenu jusque-là, ne pouvant retenir un cri déchirant de triomphe et de douleur.)

Ah ! vous pouvez vous en aller !… Vous pouvez disparaître !… Allez-vous-en !… allez-vous-en !… Je suis payé !

(Il l’étreint.)

ACTE DEUXIÈME

À Saint-Cloud. Un ancien atelier de photographe, très simple. Quelques meubles récemment apportés. Sur une bibliothèque basse, un plâtre de la tête de Hugo, au mur des tableaux d’amis. Grande verrière au fond, donnant sur une petite rue de banlieue. Dartès mange à sa table de travail. Renée le sert.



Scène PREMIÈRE


DARTÈS, RENÉE, BELLEU

RENÉE.

Tiens, le fromage est un peu sec, mais le beurre est bon !…

DARTÈS.

Non, non, merci mon petit !… C’est très bien comme ça…

RENÉE, (à Belleu, près de la verrière.)

Eh bien ! où en sont-ils, Belleu ?… Est-ce que le nombre a encore augmenté ?…

BELLEU.

Oui, ils m’ont l’air d’être maintenant assez nombreux… Le caboulot se remplit !… Ils doivent bien être une trentaine maintenant !… Tenez, en voilà encore un qui arrive et qui regarde la fenêtre !…

RENÉE.

S’ils continuent, ça finira par ressembler à un meeting !

DARTÈS.

C’est bien ce qui m’ennuie !… Je n’avais pas prévu qu’ils en feraient une manifestation… Positivement, quand j’ai déclaré : venez demain matin chez moi à onze heures, je vous donnerai ma réponse, je croyais me trouver en face de deux ou trois délégués, de Maravias et de quelques députés !… Et ils ont organisé toute une mise en scène… Ma porte est bien consignée ? Je ne veux voir personne avant l’heure fixée par moi !… Il n’est que neuf heures ! J’ai donc encore deux heures de solitude ! Il n’y a pas à craindre qu’on monte, Renée ?

RENÉE.

Non, la concierge est parfaitement stylée !…

DARTÈS.

Deux heures !… Tout un monde… Tu as déjeuné ?

RENÉE.

Oui… oui… À huit heures, comme d’habitude, la bonne m’a servi mon chocolat.

BELLEU, (toujours à la fenêtre.)

Voilà Macherin avec quelques citoyens inconnus de moi.

DARTÈS.

Naturellement.

BELLEU.

C’est bien arrangé !… Sous couleur d’un petit mouvement en votre honneur, sous prétexte de venir vous féliciter du prix de Stockholm, c’est une manœuvre de dernière heure pour vous empêcher de vous dérober !…

DARTÈS.

Avec ça que je me gênerais !… C’est agaçant… Je ne veux me trouver en face que de ceux que j’ai convoqués !…

BELLEU.

Alors, moi, maintenant que vous avez dicté la correspondance, à quoi désirez-vous que je m’occupe ?…

DARTÈS.

À rien !…

RENÉE.

Tenez, Belleu, aidez-moi à ranger ici ; il faut que ce soit en ordre quand ils arriveront !

DARTÈS.

À quoi bon, mon petit !… Au contraire, laisse les miettes de mon frugal repas du matin !… La bonne bouteille de vin populaire, le fromage sur la table, le pain en miche… Vieilles habitudes d’étudiant conservées toute la vie et qui vont mieux ici, dans ce petit atelier de photographie, que dans mon ancien appartement conjugal ! Qui m’eût dit ça, hein ? quand j’ai loué, il y a un mois, à Saint-Cloud, cette bicoque entrevue un matin tragique et dont je m’étais dit tout de suite : Bah ! s’il arrivait quelque chose, j’aimerais assez me réfugier là, dans cette rue de province, si calme, avec un bon troquet en face !

BELLEU, (on entend du bruit dehors.)

Écoutez, il y en a un qui vient de crier : « Vive Dartès ! »

RENÉE, (à la bonne qui est entrée.)

Tenez, Jeanne, emportez ça… (À Dartès.) Alors, on laisse la bouteille de vin sur la table ?

DARTÈS, (riant.)

N’exagérons pas… Ne faisons pas de mise en scène !… Laissons ça aux candidats municipaux !…

BELLEU.

Une auto qui s’arrête !

DARTÈS.

Où ça, en face ?

BELLEU.

Non, à votre trottoir !

DARTÈS.

C’est un taxi ?

BELLEU.

Une auto particulière… Une auto chic !… bon genre !

DARTÈS.

Et qui en descend ? Je n’ose pas me mettre à la fenêtre, comme il n’y a pas de rideaux de vitrage.

RENÉE.

Pas possible !… Wheil !

DARTÈS.

Hein ?… Qu’est-ce qu’il vient faire ?

RENÉE.

Il a traversé le trottoir en deux bonds, tête baissée. Tu ne veux pas le recevoir ?

DARTÈS.

Ah ! fichtre non !… Belleu, vu l’importance du personnage, il est plus correct que vous le receviez, mais vous l’éconduirez avec toute la courtoisie désirable ! Qu’est-ce qu’il vient faire ?… J’espère bien qu’il ne vient pas me proposer d’entrer à son journal !…

RENÉE.

Oh ! papa !… Il n’oserait pas !…

DARTÈS.

Sait-on jamais, avec ces gens-là… Passons, mon petit… Belleu saura très bien s’en tirer.

RENÉE, (de loin, à Belleu.)

Aimable… n’est-ce pas ?…

(Ils sortent à gauche, on entend la voix de Belleu dans l’antichambre qui est allé au-devant de Wheil.)


Scène II


WHEIL, BELLEU

BELLEU.

Entrez, entrez !… Je vous en prie, Monsieur Wheil… Monsieur Dartès sera désolé…

WHEIL.

Inutile, Belleu, inutile !… Il est là, je suis au courant.

BELLEU.

Mais, je vous assure !…

WHEIL.

Comme directeur du Français, vous pensez bien que j’ai un service d’informations qu’on ne dépiste pas facilement.

BELLEU.

Et que savez-vous ?

WHEIL.

Ce que nous savons tous jusqu’ici, c’est que, depuis un mois, les partis extrêmes de la démocratie veulent s’emparer de la personnalité de Dartès… Mais ce que nous savons depuis hier, c’est qu’ils ont décidé d’offrir à Dartès la direction du nouvel organe extrémiste, la Lumière, qui va paraître la semaine prochaine… Ils comptent faire de son acceptation un chambard énorme !… Le nom de Dartès va briller en capitales sur les murs de Paris, au-dessous du titre révolutionnaire… On s’agite en face, dans ce café… et ces messieurs attendent l’heure où Dartès leur ouvrira la porte de son buen-retiro !… Je m’y introduis, moi, avant l’heure fixée, car j’ai une proposition à faire à Dartès, tellement importante, qu’il est urgent qu’il la connaisse avant de transmettre sa décision !… Je demande la parole cinq ou six minutes !

BELLEU.

Encore une fois. Monsieur Wheil, avec la meilleure volonté du monde…

WHEIL.

Si je ne puis le voir, voulez-vous au moins me mettre en présence de sa fille, qui est sûrement là… sûrement… Mais oui, Belleu !… Il faut que je lui parle en particulier ; la chose en vaut la peine.

BELLEU.

Je vais voir si Mademoiselle Renée est là !

WHEIL.

Je vous en prie, mon ami !…

(Belleu sort. Resté seul, Wheil inspecte la pièce et s’approche du buffet.)

WHEIL.

Il en est au litre de bleu et au quart de brie !…



Scène III


WHEIL, RENÉE

RENÉE, (entrant.)

Oh ! Monsieur Wheil, mon père regrettera vivement de ne pas s’être trouvé là !…

WHEIL.

Bonjour, Mademoiselle !… Il ne veut pas me recevoir ?

RENÉE.

Mais je vous assure !…

WHEIL.

Ça ne fait rien ; votre présence me suffit !… Vous aimez beaucoup votre père, Mademoiselle ?

RENÉE.

Mon Dieu, Monsieur, vous me posez la question comme on dirait : « Rodrigue, as-tu du cœur ? »

WHEIL.

Évidemment, c’est absurde !… Nous savons tous que vous le chérissez… que vous vivez avec lui, en communauté parfaite de pensée !… L’aimant comme vous l’aimez, vous ne pouvez être que de bon conseil pour lui !…

RENÉE.

Oh !… les conseils… Je ne permets pas d’intervenir dans la vie intellectuelle de mon père…

WHEIL.

Mademoiselle… il faut que vous l’empêchiez de faire une sottise… une sottise dont il traînera toute sa vie le boulet !… C’est un homme perdu… un grand homme perdu s’il accepte…

RENÉE, (souriant.)

Perdu… pour vous !…

WHEIL.

Oh ! mademoiselle… pour nous… il y a longtemps qu’il est perdu !… Les convictions, les aspirations qui nous furent communes dans la jeunesse ne sont plus les siennes, hélas ! depuis longtemps !… Et je n’ai jamais cessé pour cela de le respecter profondément !… Votre père le sait. Je garde pour lui, quoique maintenant d’un parti opposé, une très vieille tendresse sentimentale… Et Dartès n’en a jamais douté, j’en suis sûr !

RENÉE.

Vous avez raison… Je l’ai souvent entendu dire : « Au fond, Wheil m’aime beaucoup ! »

WHEIL.

Ah ! vous voyez !… À la bonne heure !… Pour Dieu ! qu’un homme de sa valeur ne se laisse pas chambrer par des agitateurs dont beaucoup ne sont que des farceurs de la plus louche politique d’opposition.

RENÉE.

Mon père n’écoute que sa conscience.

WHEIL.

Au fond, tout est venu de cet article qu’il a écrit contre Gibert !… À ce moment-là ! il était sans dessein politique arrêté !… Le voilà englobé, happé de toutes parts. Tout cela à cause d’un premier article !… C’est l’histoire de ces gens qui ont acheté un beau fauteuil ancien et qui, pour mettre leur maison à l’harmonie du fauteuil, finissent par tout démolir et y employer leur fortune entière !

RENÉE, (riant.)

En fait de fauteuil ancien, vous vous en prenez à un bien pauvre tabouret du faubourg Saint-Antoine… et si vous y allez de ce train !

WHEIL.

Excusez-moi de vous parler avec toute la passion qu’un pareil malentendu m’inspire !… Peut-être se laisse-t-il griser par sa soudaine popularité.

RENÉE.

Il est si peu l’homme de ces griseries-là !

WHEIL.

Ça va être terrible ! Il va s’enferrer jusqu’à la gauche.

RENÉE.

Oh ! jusqu’à la gauche, c’est fait depuis si longtemps !

WHEIL.

Le prix de Stockholm et la direction de la Lumière. Il faut le tirer de ce mauvais pas. Sa respiration tout entière y passera d’un coup… Et je viens vous y aider, Mademoiselle… car il n’est pas possible que vous ne soyez pas remplie pour lui d’inquiétude !… Oh ! je ne viens pas lui proposer un renoncement, non, non, soyez tranquille… Je sais à qui je m’adresse !… Mais le hasard veut que je sois à même de lui apporter une position admirable, digne de lui, purement littéraire, à l’écart de toute politique.

RENÉE.

Vous ?… C’est-à-dire…

WHEIL.

Oh ! pas chez moi… rassurez-vous… non !… La direction d’une grande maison d’édition, à Zurich, montée avec des capitaux considérables, sans opinion publique !… Je peux immédiatement lui faire signer un traité lui garantissant cinquante mille francs d’appointements et une participation aux bénéfices… J’ai la proposition ferme, là, dans ma poche !…

RENÉE.

Mais, Monsieur, j’en parlerai !… Cela mérite évidemment d’être pris en considération… Seulement, je crois bien… si vous voulez mon avis…

WHEIL, (se levant.)

Écoutez. Mademoiselle, voici comment nous allons procéder !… J’ai une visite à faire à Saint-Cloud à quelques pas d’ici. Dans un quart d’heure, je serai de retour… d’ici là vous aurez touché un mot à votre père du projet… et vous vous arrangerez pour me mettre cinq minutes en présence de lui !…

RENÉE.

Je vous promets, en tout cas, d’insister pour qu’il vous reçoive.

WHEIL.

Je n’en demande pas plus !… À tout à l’heure, Mademoiselle !… Je suis heureux de vous avoir rencontrée… Ce n’est pas un acquiescement que je lis dans vos yeux…

RENÉE.

En effet. Monsieur, je ne me mêle pas des affaires de mon père !

WHEIL.

Mais, dans ces yeux-là, je lis la bonté et le dévouement. Cela me suffit… Je compte sur ces deux collaborateurs… À tout à l’heure… Ne m’accompagnez pas, je vous en prie…

(Il sort. Renée, restée seule, va ouvrir la porte de gauche. Dartès entre.)

RENÉE.

Papa !



Scène IV


RENÉE, DARTÈS

DARTÈS.

Il est parti ?… Qu’est-ce qu’il a dit ?… Qu’est-ce qu’il est venu faire ?…

RENÉE.

Oh ! rien de bien important !… J’ai compris qu’il était question de librairie… d’édition en Suisse… de gros appointements !…

DARTÈS.

Quel micmac !…

RENÉE.

Ça avait l’air sincère !… Je l’écoutais d’une oreille distraite. Je n’entendais que ce mot : « Suisse !… la Suisse ! »

DARTÈS.

C’est bien le moment !

RENÉE.

J’envisageais le voyage… Je voyais un hôtel sur le haut d’une colline, une terrasse et des pots de géranium sur fond bleu !…

DARTÈS.

Oui !… Ça t’irait assez à toi !…

RENÉE.

Le grand air pur !…

DARTÈS, (sévèrement.)

Renée !…

RENÉE.

Je n’ai rien dit !… Ne me gronde pas.

(Silence.)
DARTÈS.

Pauvre petite !… Tu souffres !… Au fond, tu me désapprouves !

RENÉE.

Encore une fois, ai-je dit quelque chose !…

DARTÈS.

Tu t’en garderais bien !… Tu n’es venue vers moi que pour m’aider, pour être là à mes côtés… Et tu te tais par principe, pour ne pas me peiner !… Seulement, au fond !…

(Il lui tape amicalement la joue.)
RENÉE.

Tu ne peux pas m’empêcher, en tout cas, de trembler pour ton bonheur, papa !… J’ai le cœur gros, voilà tout… parce que je t’aime… et aussi parce que nous étions si heureux tous les deux !… Tous les deux seuls !…

DARTÈS.

Mais tu parles comme si j’avais pris moi-même une décision ! Rien n’est moins sûr que mon acceptation !… Je rumine, je tergiverse !…

RENÉE.

Allons donc !… Pour essayer de me donner le change, tu fais semblant d’hésiter… comme moi, je fais semblant de croire ! Mais je sais bien quel est le parti énergique que tu as pris ! Dans deux heures… c’est terrible !… dans deux heures nous allons être lancés comme des boulets, vers l’inconnu !…

DARTÈS.

Eh ! bien, tu te trompes !… Si tu pénétrais dans mon cœur, tu verrais que, véritablement, j’ai des hésitations… des envies d’envoyer tout promener !…

RENÉE.

Vrai ?… Ah ! si ce pouvait être vrai !… Si tu pouvais seulement hésiter !…

DARTÈS.

Eh bien ?

RENÉE.

Alors, à cette minute-ci… dont toute notre vie va dépendre… j’oserais élever la voix…

DARTÈS.

Fais-le, mon petit… Après tout, je t’y autorise.

RENÉE, (allant à lui.)

Père, je t’aime tant !… Je tremble !… J’ai peur ! Tu seras traîné dans la boue… calomnié… Et quelle lutte dorénavant ! Songe à l’existence qui va nous être enlevée tout à coup ! Tout ce que nous étions, l’un pour l’autre, depuis deux mois que je vis à tes côtés… que nous vivons dans cette communion de tous les instants !

DARTÈS.

Et quelle joie cela a été pour moi !… Nos promenades… nos soirées autour de cet abat-jour !… Ta façon de protéger ma vie, d’organiser les journées… de recevoir les amis…

RENÉE.

Car il a fallu que la vie nous force à cette solitude… pour que sorte de nos deux cœurs une tendresse que nous ne savions pas si parfaite… (Elle l’embrasse tendrement sur le front.) Oh ! cette sale politique qui va te prendre non seulement à moi qui t’aime… mais à la paix de vivre ! Ah ! que je la hais !… Tous ces gens qui grouillent autour de mon père… le tirent par la manche… et qui méditent de le précipiter vers je ne sais quel avenir qui m’épouvante… Tu me pardonneras, mais, que veux-tu, j’ai peur, instinctivement, que tu ne sois pas très bien fait pour cette bataille, papa !… Si tu te trompais sur toi-même… si tu étais simplement… (Elle hésite.) Un penseur !…

DARTÈS.

Toi aussi ?… Oh ! cette expression presque méprisante, dans ta bouche !… Ce qu’elle est devenue de nos jours !… Un penseur !… Eh bien, s’il m’était donné un jour de constater qu’on avait raison de douter de ma force d’action… oh ! ce serait bien la plus cruelle désillusion de moi-même !… Certes, il ne m’a pas été donné encore de défendre des causes passionnément, à coups de dents et à coups de griffes… mais je ne suis jamais tombé non plus dans cette nonchalance qui ouvre les portes de la sénilité !…

RENÉE.

Voyons, papa, ça ne te suffit donc pas d’avoir raison, d’écrire librement ce que tu veux… d’être si grand ton isolement. Car tu vas te diminuer… oui, tu vas te diminuer dans la lutte vulgaire !… Tu vas te rabaisser à leur niveau !…

DARTÈS.

C’est possible… mais le devoir, Renée, le devoir… la grande souffrance humaine qui est là… enchaînée… et toutes ces chaînes qu’il faut briser !…

RENÉE.

Le devoir intellectuel ne demande pas des abnégations aussi rigoureuses… Tu as déjà assez souffert pour lui !… Tu y as perdu ton foyer !…

DARTÈS.

Crois-tu ?

RENÉE, (changeant de ton.)

Écoute… j’ai tout à coup l’intuition de l’avenir !… un pressentiment mauvais !… quelque chose qui passe dans mon corps entier !… Papa… refuse… Je t’en supplie, refuse !… Oui, oui, je sais que tu dois me trouver impudente d’oser te parler ainsi… mais il faut que je te l’aie dit… Accepte une position dans le genre de celle qu’on te propose… On irait en Suisse. On vivrait, tous les deux !… Ce ne serait pas gentil ?… Dis ? Je copierais tes manuscrits !… Et puis, on voyagerait aussi un peu… On ne serait pas heureux, dis ?… Ç’a t’est donc égal d’être heureux ?… Pourquoi refuses-tu d’être heureux ? Si tu m’aimais comme tu le dis !…

(Elle est à genoux près de lui, il lui caresse les cheveux.)
DARTÈS.

Oui, près de toi… regarder toujours ton visage souriant avec tes bons yeux de chien fidèle !…

RENÉE.

Pap…


DARTÈS, (la repoussant brusquement.)

Va-t’en… Laisse-moi !…

RENÉE.

Qu’est-ce que tu as ?

DARTÈS.

Tais-toi, malheureuse…

RENÉE.

Tu m’as repoussée avec une telle colère, un si méchant regard…

(Un temps.)
DARTÈS.

Pardon, mon petit !… Pardonne-moi ma brusquerie… Je suis nerveux !… On le serait à moins.

RENÉE.

Tu m’en veux ?

DARTÈS.

Donne tes mains… donne !… Toi, si bonne… si tendre, toi qui, plutôt que de me quitter, as préféré te brouiller presque avec ta mère, et ne plus la revoir que de loin en loin, toi qui reviens de ces tristes rendez-vous, le cœur gros mais l’esprit toujours aussi résolu, pardonne-moi, cher mignon !… Je n’aurai jamais assez de reconnaissance pour l’amour que tu me prodigues… Je devrais tout te sacrifier, même l’avenir, je le reconnais !… Tu ne peux pas comprendre certains troubles qu’il y a en moi… Certaines raisons que j’ai de me lancer avec fureur dans l’action, et qui me rendent très, très irritable, presque méchant !… Oh ! tes petites mains dans les grandes miennes !…

RENÉE.

Alors, pendant que tous ces gens s’agitent et regardent ta fenêtre, soyons encore nous deux, comme nous l’avons été tous les jours du mois dernier !… tu veux bien ? Tu veux bien ? Joue encore une heure avec moi à être heureux !…

DARTÈS.

Ce que tu voudras !…

RENÉE.

Tiens, remets-toi là, dans ton grand fauteuil. Je vais te bourrer une bonne pipe moi-même !… Et puis nous allons feuilleter ensemble ce numéro de la Renaissance latine qui est arrivé ce matin… Il y a la reproduction d’un Vinci admirable… et des Ingres très drôles… tu vas voir… Allons, avance, avance ici !…

DARTÈS.

Renée, quel enfantillage ?… Mais je te comprends, va ! Je comprends tout ce que tu veux dire de charmant et de désolant.

RENÉE.

Là !… Moi, à côté, sur mon petit tabouret… On n’est pas bien ?… Tu vois, c’est comme d’habitude !… (On entend au dehors des bruits et les échos de l’Internationale. Dartès dresse l’oreille.) N’écoute pas les bruits du dehors… Il n’y a rien dehors… absolument rien !… Regarde, voilà le Vinci en question !… C’est beau, hein ?… Où se trouve-t-il, ce tableau ?… À Milan !… Je voudrais voir un jour Milan !… Tu te rappelles, tu as failli nous emmener tous une année en Italie ?…

(Elle babille et l’enlace.)
DARTÈS.

Ma chérie !… Il me semble qu’on me met une camisole de douceur autour des bras…



Scène V


Les Mêmes, WHEIL

WHEIL, (entrant.)

Oh ! le joli tableau d’intérieur !… Ne vous dérangez pas, je vous en prie… c’est trop charmant, Mademoiselle !… Je vous demande pardon de devancer de quelques instants le rendez-vous ! Dartès… je ne me perdrai pas en explications !… Dartès, lisez ça… C’est tout ce que je vous demande !…

(Il lui tend un papier.)
DARTÈS.

Une seconde, Wheil, je suis à vous… J’entends du bruit !… (Il va vers la porte.) Qui s’introduit ici, derrière vous ?… Je ne reçois pas !

(On entend la voix de Donadieu dehors. Il entre en bousculant la femme de ménage.)


Scène VI


Les Mêmes, DONADIEU


DONADIEU.

J’en étais sûr !… Papa Wheil ici !… Bonjour citoyen !

WHEIL.

Je vous prie, Monsieur Donadieu, d’être poli… Nous n’avons pas gardé les vaches ensemble !…

DONADIEU.

Ça dépend de ce que vous appelez vache !… Il y a vache et vache. Dartès, vous n’allez pas vous laisser empaumer, hein ?

WHEIL, (avec hauteur.)

Qu’est-ce à dire, Monsieur ?…

DONADIEU.

Sufficit !… Tentative de dernière heure !… Figurez-vous, Dartès, que personne ne voulait monter chez vous avant l’heure fixée !… Ils ont des âmes de parlementaires, ces bougres-là ! Moi, quand j’ai vu stopper l’auto du directeur du Français, je n’ai fait ni une ni deux… En ma qualité de vieux bohème incivil qui peut prendre sur soi toutes les gaffes… j’ai enfilé l’escalier !… Et je viens vous chercher, Dartès ; les camarades vous attendent chez le bistro… Je vous ai fait verser votre vermouth grenadine !… Alors, on descend ? Ils sont cent cinquante en bas qui ont une envie furieuse de vous serrer dans leurs bras !…

DARTÈS.

Je n’ai pas encore pris ma détermination !…

WHEIL.

Ah ! ça. Monsieur Donadieu, m’expliquerez-vous pourquoi votre parti tient tant à mettre un littérateur pur comme Dartès à la tête d’un journal prolétarien ! Ce n’est pas ce libertaire de cabinet qui ébranlera la Jéricho capitaliste !

DONADIEU.

Pourquoi nous l’accueillons ?… Comme en d’autres temps nous eussions accueilli Lamartine, Zola et d’autres, s’ils étaient venus à nous !… (Il écrit en l’air avec son doigt.) D. A. R. T. È. S…, un nom qui fait bien sur l’affiche ! Oh ! il y en a des noms de plus dans le mouvement, je le reconnais, mais, tel quel, c’est un excellent instrument d’émancipation !…

WHEIL, (à Dartès.)

Je ne vous donne pas un mois pour divorcer d’avec ces gens-là, Dartès !… Je le prophétise, Monsieur Donadieu ; un homme pas plus qu’un peuple ne change de moelle ni de muscles en quatre ou cinq jours !…

DONADIEU.

Qu’en savez-vous ? Il y a des routes de Damas pour les esprits libres… Je ne parle pas pour vous, Monsieur Wheil, bien entendu ! Allons… venez, Dartès !… Je vois bien que vous hésitez… qu’on vous chambre !… Votre demoiselle est venue refermer la porte et vous fait des signes derrière moi…

RENÉE.

Mais, Monsieur…

DONADIEU.

Vous n’allez pas leur occasionner cette déception… hein ?… Ce ne serait pas chic !…

DARTÈS, (sèchement.)

Vous avez eu tort de monter, Donadieu !…

WHEIL.

Dartès, je vous adjure, mon bon ami !… Songez à l’heure que nous traversons… Au nom du pays même, pas de campagne perturbatrice en ce moment !… Laissez cette poignée d’agitateurs et de factieux.

DONADIEU.

Cette poignée-là, que vous désignez de ce petit geste… vous ne savez pas si ce ne sera pas demain une nation, Monsieur !

WHEIL.

Non, car votre triomphe serait pour la nation un arrêt de déchéance et de mort, car, à ses yeux, vous ne luttez pas seulement contre le capital… mais contre toutes les belles idées pour lesquelles des millions d’hommes vivent et savent toujours mourir : la Patrie, la Religion, la Famille, l’Ordre. Et quoi que vous fassiez, vous êtes infailliblement les vaincus de demain !…

DONADIEU.

Laisserez-vous dire ça devant vous, Dartès ?…

DARTÈS.

Écoutez-moi, Donadieu !… Je n’approuve pas une minute les paroles de mon vieux camarade Wheil, vous n’en doutez pas… sans quoi, serais-je allé à vous ?… Il y a pourtant une impressionnante vérité dans ce qu’il proférait à l’instant… Ceci : on ne change pas un homme en cinq minutes !… Je vais vous faire sur moi-même une triste révélation qui vous atterrera peut-être. Il y a deux parts en moi… Un libertaire qui hait les anciens mensonges sociaux, qui croit, comme vous, au renversement nécessaire des valeurs, aux solutions immédiatement exécutoires, à la refonte de l’organisme social, un qui adore le peuple, le peuple au grand cœur douloureux… qui éprouve l’envie furibonde de se dévouer à sa cause sacrée… oui !… Mais il y a aussi un vieux bourgeois en moi, qui ne se décide pas à mourir !… Je me méfie des oppressions collectives, de l’esclavage des partis !… Je suis un révolutionnaire, certes, mais épris de liberté… d’amour… et non de haine !…

WHEIL.

Et c’est tout autre chose… Tolstoï, mon cher ! Vous n’êtes pas l’homme de ces révolutionnaires-là !

DONADIEU.

On croit toujours ça !… Rien ne ressemble plus à un révolutionnaire qu’un autre révolutionnaire !…

WHEIL.

Dartès, vous resterez dans le vrai !

DONADIEU.

Officiel et légal !

WHEIL.

Dans la grande vérité humaine…

RENÉE, (de loin.)

Je t’en supplie !

DARTÈS, (bas.)

Je souffre du doute de moi !… J’ai des répugnances… Je n’adopte pas toutes vos idées… Il y a des gens à la tête du parti qui me dégoûtent et que je méprise.

WHEIL.

J’en étais sûr !

DONADIEU, (un peu stupéfait et ironique.)

Non, mais, pas possible !… Vous n’en êtes pas plus loin que ça, Dartès ? À ce point d’interrogation élémentaire sur vous-même ? Ah ! je suis bleu de vous trouver dans de pareilles disposition ? quand je m’attendais à vous livrer à toutes les acclamations des camarades !…

WHEIL.

Tenez… tenez, vite, Dartès… Écoutez-moi ça, je vous en prie ?… Écoutez ce qu’on crie dans la rue !… Ah ! l’abomination, le blasphème !…

DONADIEU.

C’est un isolé !… Vous savez bien, cet éternel isolé qu’on a toujours la ressource d’appeler un homme saoul !

WHEIL.

Un seul !… Non… Il y a plusieurs voix !…

RENÉE.

Papa ! écoute…

(On entend dans des rumeurs : « À bas… l’ar… mée… »)
WHEIL.

Est-ce sous ce cri de ralliement-là que tous allez vous ranger ?

DARTÈS, (avec élan cette fois.)

Non, non !… Pas ce cri !… De ceux-là, je n’en suis pas !

WHEIL.

À la bonne heure !… Voilà l’autre cri… Celui que j’attendais, celui de votre conscience !…

RENÉE.

Papa !… papa, tu refuses ?…

DARTÈS, (tristement.)

Cela te ferait donc tant plaisir…

DONADIEU.

Mais, bon sang !… Qui disait donc que cet homme-là signerait ! Allons, c’est jugé !… Inutile de les faire poireauter plus longtemps !… Avez-vous peur au moins de descendre et de leur dire à tous, franchement, les yeux dans les yeux : « Je ne veux pas ! »

DARTÈS.

Mais certainement, je le leur dirai !… Je ne redoute aucune explication… aucun aveu de moi-même… C’est à moi de m’excuser et je le ferais très humblement !… Descendons… Renée, donne-moi mon chapeau…

WHEIL.

Et il y va !… Allons, allons, l’affaire est ratée… Riez si bon vous semble, pour dissimuler une déception qui doit être amère, je le reconnais !

DONADIEU.

Une déception, moi ? Quelle blague !… Je suis tranquille, Dartès… Sans tarot et sans marc de café, je n’ai pas de peine à tirer votre horoscope !… Minute, mes amis. Écoutez bien !… Si un homme comme vous, en proie au doute et se cherchant querelle à lui-même, exprès, pour ne plus avancer, au point où vous en êtes, Dartès, si cet homme venait me consulter, je lui dirais à peu près ça : Ne te frappe pas… Ton cas est clair ! Voilà l’histoire… Tu vas, tu viens, sans t’occuper d’autre chose que de toi-même, et puis, un beau jour, tu émets une petite idée générale grande comme ça… une idée banale, cent fois dite, usée par d’autres bouches que la tienne !… Et voilà que tout à coup elle se met à vivre devant toi, la petite idée… elle absorbe tout ; elle se met à vivre d’une existence personnelle, formidable ! Elle entraîne tout, même toi, qui l’as émise et qui maintenant regimbes et grognes à sa remorque… Oh ! tu as beau résister, tempêter, bernique… Elle te prend par la manche… puis aux entrailles… elle tire… elle tient bon ! Y a pas… faut suivre !… C’est fini ! Tu lui as donné la vie à la petite idée, elle te demande la tienne en échange !… Elle fera de toi, si elle le veut, un martyr !… Les idées vois-tu, c’est plus grand que nous… Tu te plains tu ahanes derrière… tu dis : « Mais ce n’est pas elle ! Sous cette forme, je ne la reconnais pas !… Je n’en veux plus… Comme on me l’a changée, la bougresse ! » Allons donc, mauvais père !… C’était ta fille, ta fille prédestinée… et c’est pour celle-là probablement que tu étais né !… Oh ! tu en as eu d’autres et d’aussi belles, bien sûr, mais ça ne fait rien : c’est celle-là qui doit te remorquer, que tu le veuilles ou non !… Tôt ou tard c’est elle qui sera ta foi, ton triomphe ou ton supplice !… Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain… dans dix ans… qu’importe !… Retiens ce que j’affirme : tu peux refuser de poser ta signature au bas d’un traité… Pas d’importance ! Je m’en fous !… Regarde-moi !… Un jour, un jour où il y aura beaucoup de souffrances dans l’air et par le monde… où on lui fera du mal à ta petite idée de jadis… où on voudra lui casser les ailes… alors, tu ne pourras pas te retenir, et c’est toi-même qui pousseras les deux battants de la porte en criant : « Eh bien, me voilà, nom de Dieu ! »

DARTÈS, (levant les bras.)

Qui sait !…

WHEIL.

J’ai écouté votre petit topo… Nous sommes d’accord sur un point, c’est que votre homme n’est pas mûr !…

DONADIEU.

Mais non, il n’est pas mûr !… C’est l’évidence !… Allez, Dartès, venez leur dire ça : « Je ne suis pas mûr ! » Et c’est moi qui réglerai votre vermouth grenadine !… Ça vaudra bien ça ! Après vous, citoyens…

(Dartès sort le premier, après avoir souri un peu tristement, un peu pauvrement à Renée qui lui envoie un baiser du bout des doigts. Elle est très pâle.)
WHEIL.

Je descends avec vous, et je file de suite !… Je me suis mis abominablement en relard. (Donadieu et Dartès sont sortis les premiers. À Renée.) Et à bientôt, hein ? Demain, si vous le permettez !… Nous n’y sommes pour rien. Vous avez enlevé ça de main de maître… Comptez sur moi. (Montrant sa poche.) Le bien-aimé petit traité est là !…

(Il sort derrière les autres, radieux. Restée seule, Renée les écoute, elle a un geste rageur en refermant la porte, puis elle va à la fenêtre et regarde.)


Scène VII


RENÉE, seule

RENÉE.

Tiens, qui fait marcher la trompe de l’auto ?… Un farceur !… Ah ! on a reconnu Wheil… On va le bousculer ! Monte ! monte donc vite, mon vieux, c’est ce que tu as de mieux à faire… (Elle ouvre la fenêtre, on entend du bruit dehors.) Voilà papa… la porte s’ouvre… Il entre !… (Acclamations au dehors, puis arrêt brusque.) C’est fait !…

(Elle referme la fenêtre, va à la table, cherche de quoi écrire et se met à écrire un pneu. Au bout d’une seconde, la porte s’ouvre et Madame Dartès entre. Renée parle sans lever la tête.)


Scène VIII


RENÉE, MADAME DARTÈS

RENÉE.

C’est vous, Jeanne ?… Vous allez mettre ça, en pneu, tout de suite. (Elle lève la tête.) Toi, ici !… Comment es-tu entrée ?

MADAME DARTÈS.

J’allais sonner, j’ai trouvé la porte ouverte !…

RENÉE.

La porte ouverte ?… C’est Wheil qui est sorti le dernier… Est-ce que…

MADAME DARTÈS, (vivement.)

Il faut venir ici te trouver, puisque depuis cinq semaines, tu ne réponds même pas à mes lettres et que tu refuses tout rendez-vous… Alors ?…

RENÉE.

Si papa te voyait ici, chez lui !…

MADAME DARTÈS.

Eh ! bien, quoi !… Nous sommes séparés, mais on peut avoir à se parler !… Il y a d’ailleuis peu de chances qu’il me voie, puisqu’il est en face, en train de signer le pacte… l’affreux pacte qui va faire de lui un paria et de toi, ma chérie, peut-être une victime.

RENÉE.

Ah ! ah ! tu espionnes !

MADAME DARTÈS.

J’étais en bas avec une foule de badauds et de reporters… Quand j’ai vu ton père traverser la rue, je n’ai pu résister à l’envie de monter… J’avais vu ton petit visage à la fenêtre…

RENÉE.

Mais j’y songe de plus en plus !… Est-ce que, par hasard, tu ne serais pas venue avec Wheil ?… J’imagine très bien l’auto de Wheil te déposant au coin de la rue !… Est-ce que tu ne serais pas derrière la démarche qu’il vient de faire auprès de papa, et n’est-ce pas lui qui a laissé intentionnellement la porte ouverte ?

MADAME DARTÈS, (haussant les épaules.)

Je ne sais pas ce que tu veux dire !… J’ai en effet vu Wheil et Donadieu descendre d’ici avec ton père… C’est tout… Wheil a repris son auto et il est reparti rapidement par la côte de Saint-Cloud… Embrasse-moi, veux-tu ?… (Renée lui tend le front.) On peut rester cinq minutes ?

RENÉE, (après une hésitation.)

Si tu veux !

MADAME DARTÈS, (posant son sac sur ta table.)

Alors, la folie est consommée !… Il a accepté, ma pauvre petite !

RENÉE.

Ne me plains pas, je t’en prie !…

MADAME DARTÈS.

Quand la porte du caboulot s’est ouverte, il a été salué par des vociférations !… Il va connaître les ivresses de la popularité. Toi aussi, Renée… Hélas !

RENÉE.

Mon père pouvait à son gré accepter ou refuser, ma tâche et mon devoir seraient restés les mêmes !

MADAME DARTÈS.

Que va-t-il advenir de toi ?… Ah ! j’ai le cœur serré… serré ! Jusqu’au dernier moment, j’ai espéré qu’il se reprendrait, que tu l’empêcherais de commettre cette folie !…

RENÉE, (entre les dents.)

Tu es donc bien sûre qu’il a accepté ?…

MADAME DARTÈS.

Oui… Je l’ai vu entrer au bras de Donadieu… Si ce n’était pas fait, je te connais, tu me l’aurais déjà dit…

RENÉE.

Pas sûr !… La crainte de te voir triompher trop haut m’aurait peut-être empêchée !…

MADAME DARTÈS.

D’ailleurs, ton silence à mon égard, depuis un mois, laissait peu de place à l’espérance… Dans nos dernières entrevues, j’ai bien constaté les progrès effrayants de notre dissension ! Renée, pourquoi n’as-tu pas voulu venir chez moi ?…

RENÉE.

C’est que, précisément, ces dernières entrevues avaient été très pénibles… très blessantes aussi, maman !… Tu m’as tenu, contre papa, des propos de plus en plus odieux… Et puis, je n’étais pas assez maîtresse de ma langue !… Tu me faisais parler… j’avais peur de trahir la pensée de papa dans des heures aussi graves où il réclamait le silence et la méditation !…

MADAME DARTÈS.

Oh ! cette phraséologie dans ta bouche !… Je la reconnais ! Je l’ai entendue près de vingt années !…

RENÉE.

Tu vois, toujours, dès les premiers mots, ta haine t’emporte !

MADAME DARTÈS.

Ne t’éloigne pas ainsi… avance !… (Elle lui prend les mains.) Nous deux, Renée… nous deux… devenues des ennemies !…

RENÉE.

Oh !

MADAME DARTÈS.

Des étrangères en tout cas !… Comme c’est triste ! comme c’est lamentable !…

RENÉE.

Je te répète ce que je n’ai jamais cessé de te dire : il ne tient qu’à toi qu’il en soit autrement !… Cède !… Raccommode-toi avec papa !…

MADAME DARTÈS.

Tu emploies innocemment des mots d’enfants… C’est une chose rendue impossible !… Je te l’ai expliqué cent fois ! Il n’y a pas que les incompatibilités d’idées !… Tout est fini entre ton père et moi.

RENÉE.

Alors, même s’il avait renoncé à la politique, tu ne serais pas revenue ?…

MADAME DARTÈS.

Non !

RENÉE.

Oh !… Mais qu’est-ce qui s’est donc passé tout à coup entre vous… qui rend tout rapprochement impossible ?… Si tu le voulais vraiment, tu le pourrais… Si, si… et c’est ça que je ne te pardonne pas…

MADAME DARTÈS, (fermement.)

Non !…

RENÉE.

Et puis, que vais-je supplier là ?… Je suis bien bête !… Tant pis !… On m’a donné à choisir ma route, je l’ai choisie !

MADAME DARTÈS, (avec un mouvement précipité vers elle.)

Ce n’est pas une raison pour que je te perde, moi ! Et je te perds pour toujours ! Je le sens.

RENÉE.

Tu l’auras voulu !…

MADAME DARTÈS.

Cette accusation inique !… et sans cesse la même !… Tu me rends injustement responsable d’un état de choses qui a la force d’une fatalité !… Tu es murée dans ta résolution implacable, dans ton rôle de servante de grand homme !… Ah ! si tu pouvais connaître la pauvre et simple humanité de tout cela !… Mais tu as raison, n’en parlons plus !… Ce qu’il y a de certain, c’est que la privation de toi m’est intolérable !… Je ne m’habitue pas à l’idée que le soir, quand je rentre, tu n’es plus là… Je t’appelle, je te cherche !… Oh ! rassure-toi, je ne suis pas venue essayer de t’attendrir ! Je sais que ta volonté n’est pas de celle qu’on fléchit.

RENÉE.

La tienne non plus… Vois-tu, quand deux êtres en sont arrivés où nous en sommes, le mieux est de ne plus se faire souffrir ! À quoi serviraient des mises en présence perpétuelles, des chagrins inévitables, puisque, forcée d’opter, je suis résolue à rester avec lui jusqu’au bout !

MADAME DARTÈS.

Jusqu’au bout !… Ah ! tu te rends bien compte de ce que cet engagement contient de renoncement et peut-être même d’épouvante ! Voilà ce qui m’indigne… Voilà ce que je suis venue te crier une dernière fois !… Cet homme n’a tout de même pas le droit de disposer ainsi de ton avenir !… Quand je songe à la vie qui t’attendait, élégante, claire, facile… au mariage auquel tu étais destinée !…

RENÉE.

Penh !… Tu me fais hausser les épaules… Quelle puérilité !

MADAME DARTÈS.

Mais si, mais si… cela compte aussi ! Par la force des choses tu vas rouler dans les bas fonds populaires !… Tu seras dépréciée, gâtée !… Oh ! il faut que je te sauve malgré toi-même, ! Il le faut !

(Elle s’approcha de Renée, presque en suppliant.)
RENÉE.

Papa va arriver d’une minute à l’autre… Avais-tu quelque chose d’autre à me dire ?…

MADAME DARTÈS.

Renée, mon amour chérie, reviens chez moi passer quelque temps ! Tu seras libre, tu verras ton père tant que tu voudras, bien entendu… tu…

RENÉE, (l’interrompant avec une froideur immobile.)

Il va monter… As-tu quelque chose d’autre à me dire ?…

MADAME DARTÈS, (le rouge lui est monté au visage.)

Tu me renvoies !… C’est bien !… C’est bien !… Quelle peine ! (Elle se recule, mortifiée, humiliée. Un grand silence, gêne, puis changeant de ton.) Oh ! je ne me faisais aucune illusion… aucune. La preuve, tiens, que je pressentais que notre rupture allait être définitive, irréparable, c’est que je venais te rendre certains comptes que j’ai à te rendre !… Je te les apportais… regarde ! Elle va à la table, et ouvre son sac.

RENÉE.

Des comptes ?… Quels comptes as-tu à me rendre ?… Je ne comprends pas ?…

MADAME DARTÈS.

Renée, tu as atteint ta majorité, et la vie nous sépare brutalement. Sois libre. Désormais, nous allons encore nous heurter, même de loin… car, je te l’avoue très franchement, je combattrai résolument les idées de ton père dans mon journal !…

RENÉE.

Je n’en doutais pas.

MADAME DARTÈS.

Tu daigneras seulement m’accorder les rendez-vous qui sont nécessaires pour régler certaines affaires !… Je ne vois pas me faisant appel à un notaire pour des communications comme celle que j’ai à te faire aujourd’hui !… À moins que tu veuilles bien, comme je te l’ai demandé, venir chez moi, où nous parlerons à tête reposée ?…

RENÉE.

De quoi peut-il bien s’agir ?… Éclaire-moi d’un mot… Je verrai s’il y a lieu de prendre rendez-vous !


MADAME DARTÈS.

Tu es de glace, décidément !… Assieds-toi, je t’en prie… rien qu’une seconde !… Quelques mots d’affaires, pas autre chose !

RENÉE, (s’asseyant à la table.)

Je ne vois pas bien…

MADAME DARTÈS.

Oh ! c’est sans grande importance, mais il faut tout de même que tu sois mise au courant… Voilà… Ta fortune personnelle se réduit à peu près à néant ! Tu possèdes vingt actions de chemin de fer, trente actions du journal le Progrès… Ton père a cru devoir m’envoyer encore le montant des coupons ; je t’avertis que je ne les accepterai plus à partir d’aujourd’hui.

RENÉE.

Si c’est pour de pareils règlements que tu as cru devoir me relancer jusqu’ici !…

MADAME DARTÈS, (très simplement, d’un ton presque détaché.)

Ce n’est pas tout, en effet !… Je désirais t’apprendre une chose qui serait venue à ta connaissance d’ici peu !… Il s’agit de l’exécution d’un vœu testamentaire… Sache donc que ta majorité te rend virtuellement propriétaire d’une petite villa à Veules-les-Roses !

RENÉE.

Moi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

MADAME DARTÈS.

Oh ! bien peu de chose !… une bicoque au bord de la mer, avec un bout de terrain… Ne t’illusionne pas !… Cela peut constituer tout de même un petit avoir. Dans la crise que tu vas traverser, qui sait s’il ne te sera pas agréable de posséder un coin de repos pour faire halte !…

RENÉE, (amusée.)

Comment suis-je propriétaire d’une villa ?… D’où me vient cette richesse ?… Et comment se fait-il qu’on ne m’en ait jamais rien dit jusqu’ici ?

MADAME DARTÈS.

Il y a une quinzaine d’années, Ménescal, (Un temps, un froid.) notre vieil ami, que tu as peu connu, car tu étais trop petite, a eu l’idée en mourant de partager ses biens à quelques amis… Il ne laissait aucune famille… À moi fut léguée cette bicoque de Veules-les-Roses ! Mais, sans doute Ménescal avait-il deviné que je ne l’habiterai pas… Craignait-il qu’elle fût vendue par la suite ?… Je n’en sais rien !… En tout cas, il avait mis une condition… c’est qu’à ta majorité, la villa te reviendrait à toi, en personne… Il t’aimait beaucoup, Ménescal, tu t’en souviens ?… Voici, d’ailleurs, la lettre où cette volonté est exprimée… Tu la liras ; je te montre tout de suite cette phrase : • Je désire, ma chère Geneviève, qu’en souvenir de moi cette villa revienne à votre petite Renée, quand elle aura atteint sa majorité et… »

RENÉE.

Donne… donne vite !… (Elle lit.) Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?… Comment se fait-il que tu ne m’en aies jamais ouvert la bouche ?… C’est la première fois que j’entends parler de cette villa… qui t’appartient pourtant depuis quinze ans !…

MADAME DARTÈS.

On t’en a parlé… Tu l’as oublié, certainement… Il n’est pas possible qu’on ne t’en ait pas parlé !… D’ailleurs, cette maison était si petite !… De plus, je n’ai jamais pu supporter l’air de la mer, tu le sais !… Alors, je l’ai louée à bail, et, ma foi, je ne m’en suis plus jamais occupée… que pour quelques réparations de temps en temps !…

RENÉE.

Comment se fait-il… que papa non plus ne m’en ait jamais parlé ?… Il sait… bien entendu… que cette maison t’a été léguée à toi ?…

MADAME DARTÈS.

Comment voudrais-tu qu’il en fût autrement ?

RENÉE.

Alors… je ne m’explique pas non plus son silence à ce sujet ? Attends, attends… Connaît-il aussi l’intention de Ménescal que la maison me revienne à moi personnellement ?… Cette lettre que tu me communiques… il en a eu connaissance ?

MADAME DARTÈS.

À la lettre que je viens de te remettre, j’ai joint différentes correspondances qui te montreront le caractère affectueux de cette donation… Il y a visiblement des phrases qui ont été écrites pour que tu les lises plus tard !…

RENÉE.

Tu n’as pas répondu à ma question.

MADAME DARTÈS.

Laquelle ?

RENÉE.

Ce vœu et cette lettre sont-ils connus de mon père ?

MADAME DARTÈS.

Mais… certainement… je crois… oui !…

RENÉE.

Certainement, et je crois !… Voilà deux mots qui jurent terriblement ensemble !

MADAME DARTÈS.

C’est-à-dire que l’événement est déjà si lointain que je ne me rappelle pas exactement si cette lettre lui a été montrée…

RENÉE, (avec un mouvement de répulsion craintive.)

Non !… Assez !… N’allons pas plus loin !… Tout ceci ne me regarde pas !… La villa t’appartient… elle est à toi !… c’est bien à toi qu’elle a été léguée…

MADAME DARTÈS.

Pas le moins du monde…

RENÉE.

Garde-la… Assez, maman !… Je refuse, un point c’est tout.

MADAME DARTÈS.

Mais…

RENÉE.

N’insiste pas… Je ne veux participer en rien à ton passé ! Les raisons d’amitié de Ménescal pour toi sont explicables. Mais je désire demeurer à l’écart de tout ce qui concerne ce passé-là !… Je te prie même de reprendre ces lettres !… Tu as eu des scrupules… Ce vœu, ce désir exprimé dans ces lettres t’y contraignaient !… Je ne doute pas une seconde d’ailleurs que ce fût là un expédient de la part de Ménescal… pour empêcher que la maison fût mise en vente dans une débâcle d’argent ! Peut-être aussi en cas de contestation !… C’est cela, n’est-ce pas ?… C’est à ce sentiment que correspond sans doute une pareille détermination ?… N’est-ce pas toi-même qui viens de me le dire ?

(Elle parle avec une volubilité intense.)
MADAME DARTÈS.

Peut-être… oui !…

RENÉE.

Eh bien, voilà qui est réglé ! Ma vie est exclusivement rivée à celle de mon père !… J’en accepte tous les aléas… J’en subirais toutes les misères, si elles se présentaient, avec la même allégresse !… Cette existence-là, je l’inaugure les mains vides !… Je n’accepte et je n’accepterai rien jamais que de lui !

MADAME DARTÈS.

Oh ! alors tu n’acceptes pas parce que ceci vient de moi ?… Voilà ce que tu veux me faire comprendre, n’est-ce pas ?

RENÉE, (les yeux pétillants de rage.)

Parfaitement !…

MADAME DARTÈS.

Oh ! c’est d’une cruauté, ce que tu dis là !… Est-ce que tu t’en rends bien compte, Renée ?… C’est tout simplement atroce !

RENÉE, (sourdement.)

Laquelle est la plus atroce de nous deux ?

MADAME DARTÈS.

Alors, dans ton cœur… ton père seul compte !… Je ne suis rien, moi ?…

RENÉE.

Lui d’abord !… Lui, par-dessus tout !… Vous l’avez voulu ainsi !

MADAME DARTÈS.

Malheureuse !…

RENÉE.

Lui, qui a eu toutes mes pensées !… Lui, qui n’a pas été aimé par toi !… Lui, qui n’a pas eu sa part d’amour, et qui la méritait pourtant parce qu’il avait toutes les dignités, toutes les bontés !… Lui, que je vénère !…

MADAME DARTÈS, (les mains aux oreilles.)

Cruelle !… va, continue… Chaque mot est un coup de couteau !

RENÉE.

Lui, de qui je tiens ce qu’il y a de meilleur en moi !…

MADAME DARTÈS, (bondissant.)

Mais ce n’est pas vrai !… Tu es mon sang aussi !… Tu es ma fille !… Ce que tu as de bon, ce que tu as de meilleur en toi, tu me le dois !… Tu es ma fille, entends-tu ?

RENÉE.

Comme je suis la sienne !…

MADAME DARTÈS.

Tu es ma fille !…

(Un grand silence, un silence terrible.)
RENÉE, (blême.)

Ah ! ça, voyons, voyons… depuis cinq minutes que tu me pousses à bout, c’est à se demander si je perds la tête ! Où veux-tu en venir ?… J’ai tout à coup l’intuition d’une perfidie, mais elle serait telle venant de toi !… Qu’est-ce que tu veux insinuer ?… Pourquoi cette exclamation que tu viens de pousser ?… Je retiens une interrogation monstrueuse.

MADAME DARTÈS, (avec passion.)

Eh bien, ne te demande rien !… Écoute-le simplement comme il vient d’être poussé, ce cri qui me monte des entrailles !… Écoute celle qui te dit : « Viens, ma chérie !… ne me renie pas ! » Pour qu’une mère torturée, désespérée qu’on lui arrache son enfant, en arrive à lui crier ça : « Ce n’est pas ta route !… ta route est avec moi !… » il doit y avoir des raisons irrésistibles !… Viens, ma chérie !… Tu ne peux pas renier de tes parents celui qui des deux est ta chair même… celle qui…

RENÉE, (avec un cri déchirant.)

N’achève pas… non… non !… Dis-moi vite, très vite que ce n’est pas possible… que je comprends mal !… que je suis infâme d’imaginer ce que j’imagine… C’est que ce serait à se jeter par la fenêtre de désespoir et d’horreur !… T’en rends-tu compte ? Alors, ce serait vrai ?… Alors, je… (Un court silence, puis elle pousse un cri atroce et tend les bras vers la porte en criant de toute sa douleur.) Papa !… papa !…

MADAME DARTÈS.

Voyons… mon enfant… ne t’affole pas !… Maintenant, voilà que tu vas trop loin dans tes suppositions !… Voyons…

RENÉE.

Papa !… Papa !…

MADAME DARTÈS.

Le désespoir,… la jalousie, peut-être aussi… ont égaré mes paroles !… Je me suis mal exprimée. Ce n’est pas sur un mot qui m’a échappé que tu peux conclure à une pareille fatalité…

RENÉE, (la repoussant.)

Non !… Tu ne serais pas assez misérable pour dire de toi une chose pareille, si la vérité n’était pas éclatante, si tu n’en étais pas sûre !… Va-t’en !… Je ne te pardonnerai jamais le mal que tu viens de me faire !… Tu m’as enlevé ma seule fierté de vivre !

MADAME DARTÈS, (se reculant et sourdement.)

Ma chérie… tu as horreur de moi… n’est-ce pas ?

RENÉE.

C’est de moi que j’ai horreur, maintenant. (En sanglotant d’un désespoir incommensurable.) Papa ! au secours !… Ta fille !… ta petite fille !

(À ce moment on entend la porte de l’antichambre s’ouvrir.)
MADAME DARTÈS.

Fais attention.

Renée fait des efforts surhumains pour ravaler ses larmes. Dartès entre.)


Scène IX


Les Mêmes, DARTÈS

DARTÈS.

Qu’est-ce que tu fais chez moi ?… De quel droit es-tu montée ? Pour quelle raison ?…

MADAME DARTÈS.

J’étais venue voir Renée… Je m’excuse et je m’en vais.

DARTÈS.

Il y a des yeux rouges, ici !… Qu’as-tu bien pu dire à cette petite, qu’elle a le visage bouleversé ?… Qu’est-ce qu’on t’a dit qui t’a fait verser ces grosses larmes ?… Tu es là sans pouvoir même parler !… suffoquée !…

RENÉE, (reniflant ses sanglots comme un enfant.)

Mais rien, papa… rien d’important ?… Je t’assure… des discussions… Tu vois, c’est fini !… Maman s’en va !…

DARTÈS.

Ah ! la pauvre figure que voilà… Ah ! ça, mais… (Soupçonneux, à sa femme.) Tu n’aurais pas…

(Il s’arrête.)
MADAME DARTÈS.

Quoi… achève !…

DARTÈS.

Va ! quoi qu’elle t’ait dit, ne la crois pas !… Tout ce qui vient d’elle n’est que mensonge !… Mensonge !… (S’avançant vers Madame Dartès presque à voix basse.) Réponds !… Tu n’aurais pas osé pousser l’infamie…

RENÉE, (qui l’a suivi, pousse un vrai hurlement de douleur.)

Ah !… j’ai entendu… Il le savait, lui aussi… il le savait !

DARTÈS, (se précipitant sur sa femme.)

Va-t’en d’ici ou je te tue !… Ah ! j’étais bien sûr que tu en arriverais là un jour !…

MADAME DARTÈS.

Pourquoi as-tu voulu m’arracher ma fille ?… Tu l’as captée ! Tu l’as dressée contre moi !

DARTÈS.

Dehors !…

(Il la pousse vers la porte, comme s’il avait peur de l’étrangler sur place.)
MADAME DARTÈS.

Tôt ou tard, c’est à moi qu’elle reviendra… Oui, c’est à ta mère que tu reviendras, Renée !…

DARTÈS.

Mais va-t’en donc !… Tu ne vois donc pas que je vais t’étrangler comme une bête !…

MADAME DARTÈS.

Renée, c’est à moi que tu reviendras, Renée, retiens ce cri-là… retiens ma voix… à moi… à moi…

(Dartès l’a jetée dehors. Il ferme la porte sur cette clameur.)


Scène X


DARTÈS, RENÉE

DARTÈS, (appuyé à la porte.)

Oh ! pauvre petite ! Qu’est-ce qu’on vient de te faire ?…

RENÉE.

Papa !… que je suis malheureuse !…

DARTÈS, (s’élançant.)

Ah ! Papa ! Le premier mot qui sort de ta bouche ! Merci, merci, mon chéri !… Calme-toi… Je t’adore, mon petit… Je t’adore !… tu m’entends… là… là… calme-toi…

(Il la serre convulsivement dans ses bras.)
RENÉE.

Que je suis malheureuse !… Ma fierté de toi !… quelle déception !…

DARTÈS.

Et voilà… c’est fait !… Maintenant, ce que je te cachais si jalousement… tu le sais… C’est horrible, n’est-ce pas ? On ne peut rien imaginer de plus affreux !…

RENÉE.

Rien… rien au monde…

DARTÈS.

Tu comprends maintenant les transes par lesquelles je passais quand tu allais chez elle ?… J’avais tellement peur que tu reviennes avec cette épouvante dans les yeux !… Tôt ou tard, elle devait en arriver là !… Je le savais bien… ton amour pour moi t’avait condamnée… à cette révélation !

RENÉE, (écrasée et laissant tomber le torrent de ses larmes.)

Oh ! une révélation !… C’est pire… C’est une sentence que je viens d’entendre… une sentence de dégradation pour la vie ! Ce que je croyais être… et ce que je suis !… Moi qui n’avais qu’un orgueil… qu’un honneur… être la chair de ta chair !

DARTÈS.

Tais-toi… ma chérie… (Il la reprend dans ses bras.) Tiens ! nous sommes vraiment trop malheureux tous les deux !… Hein ! crois-tu ?… Ton jeune cerveau qui va être rempli de cette obsession !…

RENÉE.

Et tu savais cette abomination depuis quand ?… Depuis toujours ?… Tu as pu garder cette chose… me la dissimuler des années… faire semblant de m’aimer !…

DARTÈS.

Mais non, mais non !… La blessure est toute vive ! Seulement, les deux coups ont été espacés !… Tiens, le jour où j’ai quitté le journal… quand tu es entrée, quand tu t’es jetée dans mes bras… c’est ce moment-là qu’elle venait de choisir pour me frapper au cœur !…

RENÉE.

Comme tu as dû souffrir !

DARTÈS.

Autant que tu souffres, Renée…

RENÉE.

Autant ?… Oh ! ça, c’est impossible !… Ça ne se compare pas. Toi, tu restes toi-même, tandis que moi… songe… devenir en un instant le fruit de la faute… le produit de cet être falot et vil dont je porte peut-être la ressemblance accablante sur tout le visage !… dans tout mon être !… Quel dégoût. Non… je ne pourrai jamais me faire à cette idée ! Jamais ! Jamais !

DARTÈS.

Enfin, il faut tout de même la remercier de n’avoir pas parlé plus tôt… Je n’ai pas été privé de la joie de la paternité. Songe, si j’avais su ce que je sais quand tu bégayais, quand tu me tendais tes petits bras !…

RENÉE.

Est-ce que je ne te les tends pas toujours de la même façon !

DARTÈS.

Oh ! si… et c’est toujours aussi bon !… Mais je me dis que maintenant, te voici grande, de toute façon l’instant serait venu où je t’aurais perdue… C’était fatal… Le plus beau est passé… le plus doux, tu me l’as donné, le meilleur, tu l’as reçu !… On s’est bien aimé, hein ? nous deux ?…

RENÉE.

Oh ! ce mot au passé !… Que de peine tu me fais… Il est vrai que toi, tu ne m’aimes probablement plus autant depuis que tu sais que je ne suis pas… ta fille !

DARTÈS.

Mais, Renée, je ne t’aimais pas seulement parce que tu étais ma fille !… Mais parce que tu étais toi !…

RENÉE.

Dis, papa, est-ce qu’il pourrait se faire qu’on s’aime moins ?

DARTÈS.

Pas maintenant, bien sûr… mais plus tard, qui sait ?… Tu te reprendras, tu réfléchiras !…

RENÉE.

Je ne t’aimerai que davantage…

DARTÈS.

Il y aura toujours entre nous cette idée qui grandira… qui s’installera… cette fanure de tout !

RENÉE.

Tu crois ?

DARTÈS.

J’en suis sûr !…

RENÉE.

C’est atroce !…

(Ils restent béants, regardant, droit devant eux, l’avenir.)
DARTÈS, (tout à coup, essayant de plastronner, pour Renée.)

Tiens, heureusement que tu as eu l’inspiration de me faire renoncer à cette direction !… C’est fait !… En voilà une veine ! Maintenant on va réaliser le beau rêve que nous ébauchions tout à l’heure… on va aller en Suisse !… On voyagera sans autre souci que le plaisir de vivre ensemble…

RENÉE.

Non !… Il ne faut pas !

DARTÈS.

Pourquoi ?

RENÉE.

Il ne faut pas voyager… Tu souffrirais trop… Seuls tous les deux, tu te torturerais davantage !… C’était bon il y a une heure !… Maintenant, je suis sûre que l’obsession te ferait mal… Il te faut, au contraire, un dérivatif !… Il te faut l’action !

DARTÈS.

Tu as peut-être raison… Alors, je vais travailler !… Oh ! la vieille charrette n’est pas encore usée. Je ferai un livre !… Je sais bien aussi qu’il faut gagner sa vie ! Au fait, je n’y pensais pas… l’offre de Wheil ?… la direction de la maison de Zurich !… Voilà qui tombe à pic !

RENÉE.

L’offre de Wheil ?…

DARTÈS.

Les voilà, les gros sous… et le coup de collier à donner !… Tiens, je suis enchanté !… Je vais lui écrire tout de suite !

(Il se dirige vers son bureau.)
RENÉE.

À Wheil ?… As-tu songé que rien n’est changé depuis tout à l’heure… que cet argent que tu refusais te viendra du parti ennemi !…

DARTÈS, (avec un geste las et découragé.)

Oh ! maintenant !

RENÉE.

Ainsi, tu passerais dans l’autre camp ?…

DARTÈS.

L’autre camp !… Mes amis de jadis !… Pourquoi pas ?…

RENÉE.

Tu en es là !…

DARTÈS.

D’ailleurs, ce travail de bureaucrate, ce sera beaucoup plus mon affaire !… Et c’est peut-être toi qui avais raison !… Je voyais faux, je m’en rends compte maintenant… Les idées, devant certaines réalités !

RENÉE.

Toi… toi, parler ainsi !…

DARTÈS.

Je deviendrai rapidement un petit vieux très sage… très sage !

(Humblement, les épaules tassées, il a pris la plume. Une bizarre grimace lui contracte enfantinement les lèvres.)
RENÉE, (avec éclat.)

Et voilà ce qu’elle a fait de toi !…

DARTÈS.

N’est-ce pas ce que tu voulais tout à l’heure !…

RENÉE.

Tout à l’heure, oui, parce que je n’étais que ta fille !… ta fille timorée et lâche, comme le sont tous les enfants !… Mais, sache-le… je parlais contre mon cœur… contre ma pensée vive !… Ta foi, c’est la mienne !… Ton idéal, c’est le mien.

DARTÈS.

C’est vrai, ça ?…

RENÉE.

Si c’est vrai !… Ah ! mais, sache-le, sache-le maintenant et que je le crie bien haut, puisque je le peux enfin !… Pas une de tes pensées qui ne soit la mienne !… Je t’ai suivi toujours, applaudi en secret !… Je te poussais de toute la force de mon admiration… car je ne connais pas de vie plus noble que la tienne !… Ce que tu viens de faire au mépris de ton bonheur, mais c’est admirable… admirable !… Et c’est ça que tu veux rayer, d’un coup, à cause de cette petite vérité misérable qui ne devrait pas compter dans ta vie ?… Père ! Père !… laisse-moi le crier ce mot… ce beau mot, tout au moins à mon aise ! Père, mon père par les idées… par tout ce que tu m’as inculqué de toi !… C’est la plus haute des paternités, celle-là, je viens de le comprendre tout à coup… L’autre n’est rien en comparaison ! Tu ne m’as pas créée, peut-être… mais tu m’as animée, tu m’as pétrie… c’est mieux !… Quand je me croyais ta fille, j’étais là, craintive… ma chair tremblait !… Regarde maintenant, je ne tremble plus !… Je suis seulement libérée de tous les misérables liens charnels ! Ah ! elle croyait m’enlever la joie d’être ta créature !… L’imbécile !… (Le doigt tendu vers le front de Dartès.) Mes origines, les voilà !… Au-dessus de tout, il y a la grande paternité des idées !… Oui… mille fois oui… tu m’as enfantée !… Jamais je ne me suis sentie plus ta fille qu’en ce moment !… En avant, père, du côté de ton devoir !… Il est là ! C’est ton enfant qui te le crie !… En avant, du côté de ton idéal ! (Elle va à la fenêtre.) Il est encore temps… tout le monde n’est pas parti !… (Elle appelle.) Hop ! hop ! Menessier… Tardieu… Ils sont là sur le trottoir…

DARTÈS.

Qu’est-ce que tu fais ?

RENÉE.

Je les appelle… (Elle crie.) Il accepte, venez vite, mon père accepte ! C’est décidé !… (Elle repousse la fenêtre et va à Dartès.) Car tu acceptes, n’est-ce pas ?

DARTÈS.

Si j’accepte !… Moi aussi, je me résignais, par amour pour toi, au renoncement le plus affreux. je saignais de rage contenue… et c’est toi, toi-même qui viens m’ouvrir les barreaux de la cage à l’heure où tout allait s’écrouler !… à l’heure où je croyais étouffer !… C’est trop de joie. Ah ! bon Dieu ! On va voir ! Renée, la foudre est tombée sur nous ! D’un coup de cœur, nous nous redressons ensemble ! Au devoir !…

RENÉE.

Au devoir !

DARTÈS.

Tu as raison… je vais parler… J’appellerai comme la cloche. Tu connais sa devise : « J’appelle les vivants et je brise la foudre !… » Oui, j’appellerai de toutes mes forces… mais par le tocsin, par la guerre, par la révolte !… Je sonnerai pour la bonté, pour la fraternité douloureuse des créatures… Dis, Renée, voilà ce qui va germer de notre blessure, de notre déception… Ce ne sera pas beau, dis ?

RENÉE.

Ah ! père, si ce sera beau !… De toute cette douleur faire de la beauté, de la bonté !… Quelle réponse et quel exemple !

DARTÈS.

Ta main, mon petit… ta main loyale et forte ! Maintenant il me semble que je soulèverais le monde !…



Scène XI


Entrent DONADIEU, MENESSIER, ET TROIS OU QUATRE PERSONNAGES, les uns en bourgeois, les autres en casquette.

DONADIEU.

Qu’est-ce que j’avais dit !… Ça n’a pas été long… C’était fatal, parbleu !

RENÉE.

Entrez, je vous en prie.

DARTÈS.

Entrez, entrez, Donadieu… Messieurs, entrez tous… Je suis votre homme. Je vous avais dit tout à l’heure la cause de mes hésitations. Avant de venir à vous, je voulais me libérer complètement !… C’est fait. Comptez sur moi, corps et âme… Je vous donne ma vie !…

TOUS.

À la bonne heure… Vive Dartès… Signez ça :

(L’un agite le traité et le pose sur la table.)
DARTÈS.

Tenez, c’est à cette petite qu’on doit tout… Ne l’oubliez pas…

DONADIEU.

Bravo, Mademoiselle ! Laissez-moi vous serrer la main… Vous êtes contente ?…

RENÉE.

Si je suis contente !

DONADIEU.

Mais elle pleure, cette gosse !… Elle pleure !

RENÉE.

Tiens, de fierté !… Quand on a un père comme celui-là, n’est-ce pas ?… quand on a un père comme celui-là…


RIDEAU

ACTE TROISIÈME

L’imprimerie des Cahiers bleus. Le bureau de Gibert au premier étage, très vieille petite maison. Gros caissons. Au mur, les casiers avec les piles de livres rangés. Désordre. Le nouveau livre de Gibert un peu partout, — en ballots. Au mur, des affiches portant le titre du livre : Lascar le Juste. Le bureau donne au fond sur une petite cour ; on distingue les toits bas de l’imprimerie.



Scène PREMIÈRE


MADAME DARTÈS, GIBERT

GIBERT.

Restez encore… que je sache, avant que vous descendiez, si vous ne rencontrerez pas Wheil.

MADAME DARTÈS.

Où l’avez-vous mis ?

GIBERT.

Dans le bureau du caissier en bas… Je lui ai donné un exemplaire à lire… Il savoure ça depuis une demi-heure.

MADAME DARTÈS.

Il doit être fixé !… C’est pour un article dans Le Français ?

GIBERT.

Parbleu !… (Il prend le téléphone intérieur.) Allô… Voulez-vous faire attention à ce que Madame Dartès ne rencontre pas Wheil dans l’escalier, n’est-ce pas ?

MADAME DARTÈS.

Du reste, je veux m’en aller sans être vue de qui que ce soit.

GIBERT.

Vous n’avez qu’à sortir par la porte de la cour !… (Il continue à téléphoner.) Allô… Quoi ?… Oui !… quarante exemplaires chez Loury… cinquante chez Dentus… Mais non, pas soixante, cinquante… ça suffit… Oui, je suis justement en train de faire la liste. Que tout soit livré à six heures… Eh bien, je m’en fous, prenez un taxi… Il y a combien d’exemplaires de sortis à l’heure actuelle ?… À deux heures ça faisait six cent cinquante ?… Bien !… (Il raccroche le récepteur.) Vous semblez un peu triste… un peu à plat… Qu’est-ce qu’il y a ?

MADAME DARTÈS.

Moi ?… Non pas… Évidemment, maintenant que le volume est parti… maintenant que quelques mains l’ouvrent déjà à la devanture des libraires… j’ai tout de même comme la respiration coupée…

GIBERT, (riant.)

C’est nerveux… le trac !…

MADAME DARTÈS, (après un petit sursaut.)

De quoi ?… Vous plaisantez, je crois !… J’estime n’avoir commis aucun acte répréhensible, aucune lâcheté.

GIBERT.

Non, ma chère amie, aucune… Votre conscience peut être parfaitement rassurée… Vous êtes une victime ! Contre cet être néfaste, néfaste pour les siens comme pour son pays, qui vous a arraché votre enfant et vous a atteinte dans votre bonheur, qu’avez-vous fait ?… Vous avez parlé, vous vous êtes plainte… J’ai retenu au passage quelques-unes de ces confidences douloureuses, je m’en suis servi pour dépeindre le bonhomme… et ce ne serait répréhensible à la rigueur que s’il s’agissait d’un livre où le nom même de Dartès serait imprimé… Or, il s’agit ici d’une fiction, d’un personnage composé d’éléments réels, d’une satire moitié farce et moitié larmes !… Allez, ma bonne amie, en paix, en toute paix… Le monde comprendra qu’en m’ayant communiqué quelques documents, et qui ne touchent exclusivement qu’à sa vie privée, vous n’exercez pas une vengeance. Ceux qui vous ont approchée ne peuvent que respecter l’expression d’une douleur sincère, et aussi d’une foi civique qui fait votre honneur de journaliste.

(Il s’arrête, visiblement satisfait de la formule.)
MADAME DARTÈS.

Merci, Gibert !… mais je creuse le fossé plus profond, plus irréparable, entre mon enfant et moi. Il est vrai qu’au point où nous en étions ! Je serais à l’agonie, viendrait-elle seulement à mon chevet ?… Je ne le crois pas !

GIBERT.

Bah ! peut-être un jour ses yeux s’éclaireront-ils ? Attendez quelques années encore… L’heure du châtiment viendra et tout ceci est un admirable dépôt de munitions… (Au moment où Madame Dartès se dirige vers la porte.) Ma chère amie, avant de nous quitter… permettez-moi d’aborder une question matérielle que vous avez toujours eu le tact d’éviter, et à laquelle il faut bien en venir.

MADAME DARTÈS.

Quoi donc ?

GIBERT.

Voilà le chiffre du premier tirage : vingt mille. Combien s’en vendra-t-il, je l’ignore, mais ne vous semble-t-il pas équitable que, sur cette édition, vous touchiez un léger pourcentage, si léger soit-il ?

MADAME DARTÈS.

Halte-là, Gibert !… Jamais !… Pourquoi pas les trente deniers ?… D’ailleurs, il n’y a aucune collaboration… Je ne saisis même pas l’à-propos de votre offre mon cher !… Je n’ai pas écrit une ligne de votre livre, je n’ai fait qu’entr’ouvrir quelques dossiers, quelques tiroirs.

GIBERT.

Le chapitre douze pourtant est tout entier de votre main ?… Et vous savez, là-dessus, je ne transige pas… Du moment qu’une ligne a été écrite par une autre main que la mienne…

MADAME DARTÈS.

N’insistez pas, vous m’offenseriez !

GIBERT.

Il en sera comme vous voudrez.

(On frappe.)
GIBERT.

Entrez !

UN RÉDACTEUR.

Monsieur Wheil s’impatiente.

GIBERT.

Une seconde encore… allez lui tenir compagnie… Le temps de faire descendre Madame… je téléphonerai.

(Le rédacteur sort. Madame Dartès prenant un exemplaire à couverture rouge.)
MADAME DARTÈS.

Le pavé rouge !

GIBERT.

Il frappera au bon endroit, je vous en réponds !

MADAME DARTÈS.

Qu’est-ce qui va sortir de tout ça ?… Si on pouvait le savoir à l’avance !… Comme c’est curieux, j’éprouve à mon tour, exactement, l’impression d’incertitude et d’émoi qu’a éprouvée Dartès le jour où il écrivit son premier article contre vous et qui déclencha toute cette série d’incroyables événements… À mon tour, je m’interroge anxieusement… Ai-je bien fait ?… De quels événements vais-je être la promotrice ?… Et, ceci est encore plus curieux, Gibert, penchée sur mon propre doute, sur ma propre angoisse, je sens que, même si j’entendais une voix intérieure qui me désavoue, eh bien ! rien ne m’empêcherait d’agir et d’aller de l’avant !

GIBERT.

C’est que vous le haïssez tellement !

MADAME DARTÈS.

Ah ! oui, je le hais, de toutes mes forces !… Mais il n’y a pas que la haine, il y a le besoin mystérieux de dire la vérité de son cœur et de sa foi, l’extraordinaire plaisir de lutter contre ce vertige qui vous attire, qui vous attire !… Ah ! l’attraction de ce qu’on croit la vérité !… Quand j’étais petite, j’éprouvais ça déjà !… J’émettais des idées subversives qui faisaient pleurer ma mère… J’avais des remords affreux de lui faire de la peine ! Eh bien ! quand même, c’était plus fort que moi… Il fallait que je me débarrasse de mon désir d’insubordination !… Et encore maintenant… maintenant, je sens que ce petit livre-là va m’enlever à jamais le cœur de ma fille, que nous ne nous reverrons peut-être jamais… qu’elle m’en voudra pour le reste de ses jours… j’en éprouve un déchirement atroce !… eh bien, ce serait à refaire… je le referais !

GIBERT.

Oui, la force des idées !… C’est bien celle-là qui entraîne les peuples et qui fait marcher le monde… C’est notre force centrifuge, à nous autres, les esprits conducteurs.

MADAME DARTÈS, (avec un lourd soupir.)

Notre force ou notre faiblesse ?

GIBERT.

Non, notre force, et vous allez le voir… Vous allez voir le résultat du pavé rouge !

MADAME DARTÈS.

Puissiez-vous dire vrai !… Adieu !

GIBERT.

Quelques exemplaires, ma chère !

MADAME DARTÈS.

Oh ! non, merci !… pas un !… Voilà un livre que je ne relirai jamais par exemple ! Non, d’ailleurs, je n’ai pas l’envie de lire quoi que ce soit, je vous jure bien… Je vais rentrer chez moi, prendre une tasse de thé… je m’étendrai sur une chaise longue et demain matin, Gibert, demain matin l’aurore me trouvera dans la même position, les yeux ouverts…

GIBERT.

Vous ne dormirez pas… vous croyez ?

MADAME DARTÈS.

Non, je regarderai, en face de moi, au mur, un portrait en médaillon d’une petite fille de douze à treize ans, les yeux bleus, la bouche souriante… le col nu… et…

(Elle pleure.)
GIBERT.

Vous êtes profondément à plaindre !

MADAME DARTÈS.

Je sentirai ses yeux de reproche… j’entendrai sa voix me dire : « Qu’est-ce que tu as fait là, maman ? »

GIBERT.

Ma pauvre amie !…

MADAME DARTÈS, (avec un éclair farouche et orgueilleux dans les yeux.)

Ne me plaignez pas ! Je vous l’ai dit… ce serait à refaire, je le referais.

(Elle sort brusquement.)


Scène II


GIBERT, puis WHEIL

GIBERT, (seul au téléphone.)

C’est vous, Thalabert ?… Passez-moi Goffier et priez Wheil de monter… Ah ! au fait, chez les libraires, spécifiez que les volumes que j’envoie doivent garder leur bande pendant quelques jours !… Je désire qu’on ne feuillette pas… Et puis, spécifiez aussi que j’ai mis dans le « Vient de paraître » en très gros caractères, « Édition des Cahiers bleus »… je serais reconnaissant à chacun de ces messieurs d’expliquer au public que c’est la première fois qu’il sort de nos presses autre chose que le journal… mais bien que nous comptions devenir à partir de ce jour une maison d’éditions, nous ne publierons que les oeuvres de nos collaborateurs ; qu’on le sache bien !… J’édite moi-même. Prenez avec vous quelques membres de la ligue : trois ou quatre. (Gibert à Wheil qui entre et en raccrochant le récepteur.) Eh bien ?

WHEIL.

Terrible !… C’est effrayant !

GIBERT.

Tant que ça ?…

WHEIL.

C’est-à-dire qu’il ne s’en relèvera pas !… Ah ! vous êtes un fier bonhomme ! Et passez-moi le mot, quel toupet !… c’est admirable d’ailleurs le chapitre que je viens de lire où vous justifiez le titre Lascar le Juste !… c’est d’un tragi-comique !

GIBERT.

Mon cher, vous fuyez, je ne vous ai pas pris en traître, je vous ai appelé, je vous ai mis le volume entre les mains. Je vous ai dit : Jetez-moi les yeux là-dessus… c’est le volume qui va démolir définitivement votre ancien ami Dartès. Étant donné vos relations, cette espèce d’indulgence inexplicable que vous avez toujours eue pour lui, c’est à vous seul de décider si vous voulez me consacrer un article de tête dans le Français… Notez que je ne demande pas votre propre signature !

WHEIL.

C’est trop terrible ! Je vous assure, trop terrible !… Je vous flanquerai en quatrième page des placards grands comme ça !… Mais vous allez connaître un succès formidable. Vous pouvez vous passer d’un article de tête du Français !

GIBERT.

Vous ne me blâmez pas, je pense ?

WHEIL.

Ah ! foutre non… ces gens-là sont abominables !… Le gouvernement est vis-à-vis d’eux d’une faiblesse inconcevable, je l’ai dit cent fois à Dartès !… S’il reçoit aujourd’hui une volée de main de maître, tant pis pour lui, comme dit la chanson : « Fallait pas qu’y aille !… »

GIBERT.

Trois grands quotidiens vont cette semaine même consacrer à Lascar le Juste deux colonnes, il sera regrettable pour le Français que…

WHEIL.

Mon cher, la raison principale, ce sont les chapitres qui ont trait à la vie privée de Dartès, la correspondance de sa femme avec Menescal, etc. Que voulez-vous que je fasse, mettez-vous à ma place ! Là, peut-être, avez-vous eu tort… êtes-vous allé trop loin ?… L’homme public suffisait.

GIBERT.

Il faut frapper sur tous les endroits faibles de la statue. Il faut saper à la base ; l’heure est favorable. Après la brillante ascension de son soleil, il y a une éclipse momentanée même dans son parti, ce parti qui lui doit tant ! Son humanitarisme leur paraît suspect, retardataire. Malheureusement, son action sur les foules reste immense. C’est une idole populaire, le tirage de la Lumière monte ; ils sont à deux cent mille ! C’est beaucoup ! Cet homme est un des cancers de la France !… Tel quel, il dispose d’une quantité innombrable de voix. On peut tout craindre en cas de révolution. Oh ! je sais bien qu’on va dire que j’exerce une vieille rancune !…

WHEIL.

On dira ce qu’on voudra !… Mais on ne suspectera jamais chez vous la sincérité… c’est l’essentiel !… et voilà un privilège que plus d’un vous envie !… La lutte est tellement plus commode avec cette carte d’identité-là !… J’emporte l’exemplaire, hein ?…

GIBERT.

Non, pas celui-là… un Hollande… et sans rancune, Wheil !

WHEIL.

Demain, je fais paraître en quatrième page un placard grand comme mon haut de forme… pendant six jours de suite !

GIBERT.

Et le septième, vous vous reposez !…

WHEIL.

Je vais profiter de ce que je suis venu jusqu’aux Cahiers bleus pour faire un tour de Sénat !… De la rue de l’Échaudé, il n’y a qu’un pas… Je trouverai encore, je l’espère, le ministre du Commerce à qui j’ai à toucher deux mots d’une affaire d’importation…

GIBERT, (tendant l’exemplaire.)

Tenez !…

WHEIL.

Mettez-moi une belle dédicace là-dessus, une dédicace chaleureuse qui portera aussi le témoignage de l’admiration que j’éprouve pour vous, car je vous admire… vous savez…

GIBERT.

Tant que ça ?

WHEIL.

De tout cœur. (Gibert écrit et tend le livre, Wheil, lisant.) « À mon Wheil admirateur !… » (Il rit.) Vous avez l’humeur bonne enfant et goguenarde, mon cher !… Et la dent dure !…

GIBERT.

Dartès vous répondrait qu’un dentiste doit prêcher d’exemple.

WHEIL.

Quel homme !

GIBERT.

S’il y en avait une douzaine comme ça… les choses iraient encore mieux qu’elles ne vont !

LE RÉDACTEUR, (entrant.)

Monsieur Gibert, il y a le nouveau… le jeune de Crissol, qui voudrait vous être présenté.

GIBERT.

Qu’il monte une seconde, je crois bien… Et Thalabert ?

LE RÉDACTEUR.

Il est avec eux, il monte.

GIBERT.

Combien sont-ils en bas ? J’entends un pétard du diable à travers le plafond.

LE RÉDACTEUR.

Une vingtaine, c’est au sujet de…

GIBERT, (lui faisant signe.)

Oui, oui… ça va !…

(Il sort.)
WHEIL.

Je vous donnerai un coup de téléphone dans la matinée de demain.

GIBERT.

Pour ?

WHEIL.

Pour savoir l’effet… et s’il y a du nouveau !

GIBERT.

Ah ! bon !… si vous voulez !



Scène III


GIBERT, WHEIL, DE CRISSOL, THALABERT

(Entrent Thalabert et de Crissol.)
THALABERT.

Je vous présente le nouveau venu, notre nouvel ami Monsieur de Crissol ! Monsieur de Crissol, Monsieur Wheil, directeur du Français !

DE CRISSOL.

Monsieur, très flatté.

WHEIL.

Eh bien, au revoir, cher ami !… Messieurs !

GIBERT.

Ne vous cassez pas la figure dans l’escalier… ces vieilles maisons ont des escaliers de coupe-gorge !…

WHEIL, (en sortant.)

Vous ne déménagerez pas un de ces jours pour un immeuble plus moderne ?

GIBERT, (raccompagnant sur le palier.)

Respectueusement fidèle à la rive gauche, comme tout écrivain de droite !… Bonsoir, cher ami !…

DE CRISSOL, (à Gibert.)

Je suis enchanté, Monsieur Gibert, d’être admis au moment même où il y a quelque chose à faire, et où je puis apporter mon concours. On peut compter sur moi, et je suis décidé à le prouver tout de suite.

GIBERT.

Pas trop de zèle !… Vous savez, c’est quelquefois l’erreur des néophytes !

DE CRISSOL.

Et s’il faut un jour se faire trouer la peau… on ira !… Nous sommes les chevaliers de la bonne cause… la victoire vient à nous de toute part… et vous verrez que, d’ici peu, il n’y aura plus que les imbéciles et les canailles sous les drapeaux de nos ennemis.

GIBERT.

Ces paroles vous honorent, Monsieur de Crissol !… En attendant, jouez votre jeu sans préjuger de l’avenir. Axiome : il ne faut mettre son maximum que sur des certitudes !

THALABERT.

Il dirigera le groupe qui débouchera par la rue du Croissant.

DE CRISSOL.

On veut bien me confier la direction du groupe… Nous venons de décider en bas que nous nous séparerions en plusieurs groupes… nous déboucherons devant les bureaux de la Lumière par les trois rues, à cinq minutes d’intervalle.

GIBERT.

Pas plus, car vous seriez dispersés en moins d’un quart d’heure, selon toute probabilité… et vous savez bien le mot d’ordre, pas d’autre cri que : « Conspuez Dartès ! Dartès… démission ! »

DE CRISSOL.

Parfaitement, Monsieur Gibert… Rien autre chose !

GIBERT.

Et pas d’armes dans les poches, surtout !…

DE CRISSOL.

Soyez sans crainte !

GIBERT.

Ils sont combien en bas en ce moment ?… J’entendais d’ici qu’on causait avec animation.

THALABERT.

Une quinzaine, à peu près !…

GIBERT.

Il ne faudrait pas dépasser la quarantaine de manifestants.

THALABERT.

C’est le compte que nous avons fait !…

GIBERT.

Je vais vous rejoindre dans un instant… J’ai besoin de terminer ici un petit travail avec Thalabert.

DE CRISSOL.

Je vous laisse.

GIBERT.

Et, enchanté, Monsieur de Crissol, de vous avoir serré la main !… Vous débutez par une petite manifestation toute platonique, sans autre importance que de provoquer un rassemblement et quelques arrestations qui souligneront l’apparition de Lascar le Juste !…

DE CRISSOL.

Oui, mais… moi je suis du Midi… et je préférerais un bon plat de résistance, un bon cassoulet.

GIBERT, (riant.)

Ba pla, pitchoun ! mangeras toun cassoulet gratinado e sera pla bou !



Scène IV


GIBERT, THALABERT, puis UN GARÇON DE BUREAU

GIBERT.

Thalabert, je réitère que je ne veux pas rédiger moi-même la prière d’insérer, ni les médaillons ; c’est une vieille pudeur littéraire. Je bute sur l’obstacle !… Faiblesse, je le reconnais !

THALABERT.

J’ai fait précisément un essai de rédaction… Je l’ai sur moi, lisons-le ensemble.

GIBERT.

Ce que vous avez composé ne peut être qu’irréprochable.

THALABERT, (lit.)

Ce nouveau livre n’est pas un livre de polémique… Au cours de la bataille idéologique, Monsieur Gibert peut exécuter une renommée, mais dans ses livres, il ne fait pas autre chose qu’œuvre d’historien rigoureux et impartial !

GIBERT.

Bien… très bien !

THALABERT.

Mémorialiste plus que pamphlétaire, il s’égale à Saint-Simon. Plus incisif peut-être…

GIBERT.

Vous ne croyez pas que vigoureux ?

THALABERT.

Incisif a du bon !… On peut mettre les deux !

GIBERT.

Ah ! puis ça me gêne, tenez, d’entendre ces éloges, passez-moi ça. (Il lit, un crayon à la main.) Ce livre… voulez-vous… frémissant ? J’ai un vieux goût pour les qualificatifs romantiques, vous savez bien !… (On frappe.) Entrez !

(Un garçon de bureau posant une carte.)
LE GARÇON DE BUREAU.

La duchesse de Barsange désirerait un entretien particulier…

GIBERT.

Je crois bien !… Qu’elle monte !

THALABERT.

La duchesse de Barsange ?…

GIBERT.

C’est cette femme si intéressante qui a été autrefois brûlée au visage dans la catastrophe du Bazar de la Charité !… Ça ne nous rajeunit pas, mon bon… Pendant des années elle a porté un masque de cire pour cacher sa mutilation. Elle avait été très belle… aujourd’hui c’est une victime résignée. C’est une amie intime de Monseigneur. Elle va souvent à Londres ; elle doit avoir quelques communications intéressantes à me faire !…

THALABERT.

Alors, je vous laisse, je rejoins nos amis !…

GIBERT.

Dites donc, calmez l’exaltation du nouveau venu, le petit de Crissol, qui m’a l’air tout de même de vouloir faire un peu trop d’esbrouffe… Il m’a déplu, ce garçon-là, je ne sais pas pourquoi !

(Thalabert salue respectueusement, en sortant, la dame qu’on fait entrer. Elle a le visage enfoui sous un chapeau d’ombre et couvert de dentelle noire.)
GIBERT, (très snob.)

Ravi de vous recevoir, duchesse… Qui me vaut ce plaisir ?… (Silence. Gibert, après un regard plus insistant, se trouble et a un léger recul.) Ah ! ça, mais !…



Scène V


GIBERT, RENÉE

RENÉE, (défaisant son épaisse voilette.)

Oui, c’est moi… c’est moi ! Je savais que, sous ce nom, je parviendrais jusqu’à vous ! Alors ? Il paraît que vous allez publier un livre… oui… le voilà… qui non seulement traîne dans la boue celui dont je porte le nom, mais encore va livrer au public toute ma vie privée !… Vous allez aussi vous en prendre à une femme, vous allez étaler le secret de sa naissance, le drame de sa vie… Est-ce vrai, cette infamie ?

GIBERT, (se calant dans une attitude hautaine mais sans morgue.)

Mademoiselle, je n’ai à répondre à cette question que par mon livre lui-même. Ce n’est nullement une biographie. Mon personnage porte un nom imaginé !… J’ai réuni autour de cette figure, je le reconnais, les traits caractéristiques d’une personnalité qui travaille contre son pays, et qui, s’étant mis à la tête de ce parti qui mène la France droit à la ruine, n’a qu’à s’en prendre à elle-même si elle se reconnaît dans cette effigie !… Je fais, par amour patriotique, de la prophylaxie indispensable… voilà. Tant pis si, dans la débâcle, il y a des victimes intéressantes, tant pis !… Le fleuve passe et brise quelques roseaux. C’est pour le salut de ses rives… Telle est mon oeuvre, Mademoiselle… Je m’excuse, mais rien ne m’arrêtera, je vous en avertis, ni la menace, ni la vengeance

RENÉE.

Alors, c’était vrai !… Ah ! je ne le croyais pas possible !… Il a fallu qu’une âme écœurée vînt me donner des détails, et quels détails ! qui ne peuvent vous avoir été fournis — ça c’est le comble de l’horreur — que par une femme dont je n’ose prononcer le nom, parce que c’est un nom généralement réservé à la tendresse… (Elle suffoque, puis reprend.) Cette femme en est, paraît-il, descendue à vous fournir des lettres, des témoignages de l’adultère ? Est-ce vrai, dites, qu’il y a des lettres d’amour là-dedans, la correspondance d’un politicien, aujourd’hui disparu, des lettres qui parlent de leur enfant ?

GIBERT.

Je vous arrête… voici le chapitre incriminé… lisez…

RENÉE, (après avoir jeté les yeux et feuilleté avidement.)

Oh ! oh ! vous avez osé ça ! Je ne peux pas !… Je ne peux pas lire ça !… Oh ! Monsieur ! pour assouvir une passion politique, vous attaquer à la vie privée, cette chose sacrée, me briser le cœur, me couvrir de honte ! Vous allez jeter à la risée publique une révélation inutile, odieuse, infâme, telle que, depuis deux ans qu’on me l’a faite, je suis un être désespéré et vous répondez, superbement : «Le fleuve passe ! » Non… non, écoutez bien… je suis venue pour vous le dire… ce livre ne paraîtra pas !… Si des exemplaires en ont déjà été mis en librairie, vous allez les retirer aujourd’hui même… ou bien…

(Elle s’arrête.)
GIBERT, (froidement.)

Ou bien vous allez me tuer ?… C’est cela !… Faites… L’histoire est connue ! Je ne me défendrai même pas, Mademoiselle.

RENÉE.

Non, je ne vous tuerai pas… non, je ne tirerai pas sur vous…

GIBERT, (appuyé à la bibliothèque.)

Alors ?… J’attends !

(Un silence.)
RENÉE.

Je vous redis ceci posément, encore une fois, Monsieur Gibert : vous allez me donner votre parole d’honneur de détruire les exemplaires et les formes d’imprimerie immédiatement, ou aussi vrai que je suis ici… c’est moi qui vais me tuer devant vos yeux ! Je me brûlerai la cervelle, ici même, devant vous, dans vos bureaux ! Je veux qu’il y ait ce sang sur votre livre !… Alors, il pourra paraître en toute sécurité et les hommes pourront le lire ! Et je ferai comme je le dis… et pas demain, non, non, tout de suite, tenez !… (De son manchon elle tire un sac entr’ouvert qui laisse passer le canon d’un revolver.) Ah ! ça vous trouble !… Vous ne vous attendiez pas à cette solution… Vous êtes courageux, en effet ; deux balles dans la peau, pour des gens comme vous, c’est le risque honorable ! Mais ceci sera plus dur à supporter… Allons, réfléchissez, ça en vaut la peine !… Toute la vie il faudra traîner ce boulet-là !… Je serai un cadavre très lourd !…

GIBERT.

Le chantage au suicide !… c’est assez femme, en effet… en admettant que l’idée ne vous ait pas été soufflée !

RENÉE.

Répétez-le, vous allez voir sur-le-champ, si c’est du chantage !… Et vous voulez savoir pourquoi je le ferai, comme je le dis ? Que le bourreau connaisse au moins l’état d’esprit de sa victime ! Écoutez-moi : je ne suis pas désespérée, ni lasse de la vie… non, j’en suis écœurée !… Je suis dégoûtée de tout et de moi-même par-dessus le marché ! Oh ! tout ce que j’ai vu autour de moi !… la méchanceté des hommes… la tuerie universelle, la curée immonde des appétits, la chiennerie autour de tous les intérêts au nom de tous les idéals… La justice, où cela ?… La pitié, elle n’est d’aucun parti !… De braves gens, des justes, oui… Mais ce qu’il m’a été donné de voir en peu d’années ! Quelle nausée !… Et par-dessus tout… comme une faillite suprême… le dégoût de moi-même, du mensonge vivant que je suis !… Ah ! certes, je ferai sans peine le sacrifice d’une peau qui n’a plus de valeur à mes yeux, et d’une vie où il y a des mères pour souffler des œuvres comme celle-là… et des hommes comme vous pour les écrire !… Je ne regretterai qu’un seul être… qu’un seul cœur, pour lequel le mien a battu de toutes mes forces… À part ça, la mort me trouvera prête !… Et si mon suicide, là, à vos pieds, devant les ballots du livre exécrable, peut être compris par tout le pays comme le cri d’indignation d’une âme qui se refuse à être broyée et avilie… comme un cri de révolte contre la méchanceté des hommes… alors, je ne regrette rien… allons-y !…

(Elle jette son manchon sur une chaise et brandit le sac dans ses mains.)
GIBERT.

Avant toute chose, de quel droit flétrissez-vous cette œuvre sans la connaître ?… Si vous l’aviez lue, vous sauriez que je n’attaque l’honneur de personne… ni de Dartès… ni de vous-même, Mademoiselle. À l’homme dont vous portez le nom, mais que je regarde comme un ennemi de ma patrie, je rends pleine justice !

RENÉE.

Je sais ! On m’a appris de quelle manière ! Les quelques lignes que je viens de lire m’ont suffi pour comprendre ce que le livre contenait !… Vous vous employez à rabaisser la figure du grand modèle jusqu’à n’en faire qu’une sorte de benêt, qui a trahi successivement toutes ses convictions et ses amitiés… une espèce de raté sublime que sa noble femme elle-même abandonne et qui n’a pour soutien à l’heure de la vieillesse qu’une Antigone bâtarde… oui, oui, le mot y est, je l’ai lu… une fille qui n’est même pas de lui, symbole vivant et dérisoire de toutes les faillites qu’il a accumulées autour de lui ! Et alors, en avant la boue, les lettres, tout le branlebas des trahisons… les tiroirs faussés, la poubelle fouillée !… Et ça vous est bien égal qu’il y ait une femme affolée qui sanglote et qui se traîne ici… comme une condamnée ! Ça vous est égal !… Il faut écraser l’infâme !… Tout est pour le mieux. Il ne manquait qu’un peu de sang dans cette affaire, il y sera !… (Elle sort le revolver et le pose sur le livre.) Ceci ou ça : c’est à vous de décider… Il va en être exactement selon votre volonté !…

(Un silence terrible et haletant.)
GIBERT, (indiquant du doigt les affiches illustrées, patriotiques qui ornent les murs du bureau.)

Regardez ceci, Mademoiselle. Avant tout et au-dessus de toute chose, il y a une personne à qui j’obéis quand elle ordonne, et qui a toute ma passion, toutes mes forces… c’est la France !… Voici son image, nous l’avons partout dans la maison. Deux millions d’hommes sont morts pour elle. Et maintenant, pour détruire les germes de dissolution qui la menacent encore, il faut des ouvriers décidés, acharnés !…

RENÉE.

Non !… La France ne demande pas qu’on l’aime de cette façon-là, ce n’est pas vrai !

GIBERT.

Si !… Quand les ennemis intérieurs de son destin s’apprêtent à la sacrifier à leur idéal insensé et mettraient plutôt le feu aux soutes pour la faire sauter que de renoncer à leur chance de victoire !

RENÉE.

Cela vous va bien à vous qui n’hésiteriez pas une seconde, pas une seconde à sacrifier des millions d’individus pour le triomphe de vos idées ou de votre parti politique !

GIBERT.

Au peuple, à toute la nation, il faut montrer la vérité, la grandeur de l’idée qui a triomphé. Il faut maintenir les forces spirituelles qui ont rallié autour du drapeau toute la civilisation !…

RENÉE.

Et c’est au nom de ce mysticisme social qu’il faut crocheter les tiroirs et les consciences ! C’est pour cela qu’il faut que la vie d’une pauvre fille soit étalée, profanée, et que ce revolver étende la victime par terre, là, à vos pieds !

GIBERT.

Halte-là !… Je respecte toutes les victimes. Mademoiselle, même celles que je fais !… Mais il faut s’entendre sur le mot. Vous êtes l’inspiratrice, sinon l’instigatrice de votre père !… Vous jouez un rôle dans votre parti, vous devenez peu à peu la muse rouge de l’animateur… Et maintenant votre menace de suicide, là, sous mes yeux… est-ce d’une victime ou d’une guerrière qui va de l’avant, prête à ferrailler et à poser ses conditions ? C’est de votre faute si, étant sur la barricade, l’arme à la main…

RENÉE, (l’interrompant, furibonde.)

Vous mentez !… Il n’y a pas de barricade ! Les vrais pavés de la révolution, les voilà ! (Elle montre les piles de livres.) C’est peut-être vous qui la souhaitez de tout cœur, la guerre civile… vous qui la susciteriez au besoin et qui appelleriez la nation en champs clos pour vider la vieille querelle !… Ah ! non, non, ne m’accusez pas d’appeler la haine !… La haine, ah ! je la hais trop, celle-là !… Alors, elle sera donc toujours de ce monde ? Les hommes s’entr’égorgeront toujours, même quand nous ne serons plus là, pour leurs idées, leurs croyances, leurs ambitions… Non, non, je ne veux pas le croire !… Ah ! tout de même, il viendra bien, après nous, il viendra, le jour de l’amour ! le jour où les pauvres gens sur la terre auront pitié les uns des autres… où l’on ne se fera plus de mal, où on se tendra les bras pour s’aider au lieu de se détruire !… Votre Dieu l’a dit le premier et j’ai cru à votre Dieu quand j’étais petite… Il faut croire à l’espérance humaine, Monsieur !

GIBERT.

La voilà bien l’utopie la plus dangereuse ! Nous lui devons assez de mal à celle-là ! Le rêve de l’amour !… Bon pour les livres ou les songes-creux !… La fraternité des hommes et des peuples, ça, c’est la blague suprême !

RENÉE.

Non, non… pas vous !… Pas vous !… Que d’autres viennent me le dire… que d’autres bouches m’en convainquent… ou alors, si l’amour est un effort de l’intelligence et du progrès, mais c’est encore bien plus beau… Monsieur Gibert, Monsieur Gibert, faites un effort ! Donnez un exemple de bonté, de pitié !… Oh ! je n’y mets aucun orgueil, vous voyez !… Je me fais bien humble !… Je ne suis pas une guerrière, je suis une pauvre femme qui demande la charité humaine !

GIBERT.

Et qui pose l’ultimatum du sang !… D’abord, votre ultimatum, je n’y crois pas !… On ne se tue pas en manière de protestation !

RENÉE.

Il faut la preuve ?

(Elle saisit le revolver.)
GIBERT, (vivement et lui empoignant le bras.)

Allons, laissez cela, laissez cela !

RENÉE, (éclatant en larmes.)

Ah !… vous voyez bien tout de même que vous avez pitié !… J’ai vu un éclair de pitié dans votre regard… C’est peut-être vrai ce que disent vos amis, que vous êtes un exalté, un fou… mais, au fond, un homme pas méchant ! Il faut avoir pitié !… Il faut faire le geste généreux de détruire ce livre… Ce geste, comme il vous ennoblira aux yeux de tous !… Voulez-vous que je m’humilie, que je vous en supplie… je le ferai… Ayez pitié de ma détresse… Vous ne pouvez pas imaginer ce que je souffre !…

GIBERT.

Un instant, Mademoiselle… J’entends du bruit anormal, un tumulte… (Il se lève et va à la porte. Il l’ouvre. On entend effectivement un brouhaha de tumulte.) Qu’est-ce ? que se passe-t-il ? (On lui répond d’en bas, des phrases entrecoupées, mêlées, Nettement, il domine le tumulte et donne un ordre impératif.) Eh bien, laissez monter… Je vous dis de laisser monter !

RENÉE.

Par grâce ! Dans l’état où je suis, vous n’allez pas me mettre en présence de qui que ce soit ?…

GIBERT.

Soyez sans crainte… Vous n’avez rien à redouter de la personne qui va entrer ici.



Scène VI


Les Mêmes, DARTÈS

DARTÈS, (repoussant la porte et haletant.)

J’arrive à temps !… Qu’est-ce que tu fais ici ?… La personne qui t’a renseignée, prise d’inquiétude et de remords lorsqu’elle t’a vue partir dans un fiacre, est venue me trouver. Sur le moment, j’ai refusé de croire à cette hypothèse insensée que tu allais te faire justice… C’était vrai, pourtant… Tu étais là !… Tu allais assassiner !… (À Gibert.) Je suppose que vous n’imaginez pas un seul instant que je sois pour quelque chose dans cette tentative de représaille… Si j’avais estimé avoir à me venger, je n’aurais pas armé le bras d’une femme…

GIBERT.

Vous faites fausse route, Dartès. Jamais votre fille ne m’a menacé… Je tiens à vous en donner l’assurance formelle.

DARTÈS.

C’est vrai ?… Tu n’es pas venue ici pour attenter à sa vie ?…

RENÉE.

Je l’affirme !

GIBERT.

Je vous en donne ma parole !

DARTÈS.

Alors, que fais-tu ici ?… Je ne comprends plus… plus du tout ! Ah ! ça, réponds… explique… Tu te tais !… tu ne serais pas venue t’humilier, par hasard… supplier… t’abaisser à la plus ignominieuse démarche.

RENÉE.

Pourquoi pas ?

DARTÈS.

Toi !… Toi !… Oh ! Renée !… Toi !… Je ne me résous pas à le croire !… Il a pu penser que j’étais derrière cette démarche et cette supplication… que je t’envoyais ici… que… Tu es inexcusable !… Inexcusable de t’humilier d’abord, inexcusable ensuite vis-à-vis de moi, à qui tu aurais dû songer avant tout… Affolement de femme, détresse nerveuse, ah ! il te reste beaucoup à apprendre, et tu n’es pas encore la créature que tu rêvais de devenir ! Gibert, je vous demande pardon de la démarche de cette enfant !… Elle a des excuses aux yeux des hommes, peut-être. Aux miens, elle n’en a aucune, même pas dans son égarement !… La liberté de penser… la liberté d’écrire, et même d’injurier… toutes les libertés, je les respecte… Frappez, vous êtes libre… J’ai appris cela de nos pères qui étaient grands !… Et toi, Renée, tu vas demander pardon à Gibert, tu vas demander pardon à ton tour d’avoir exercé sur lui une pression misérable.

RENÉE.

Moi !… Demander pardon !… Jamais, par exemple !…

GIBERT.

Dartès, je suis à votre disposition !… mais je vous prie expressément de réduire ce colloque à nous deux.

RENÉE.

Non, vous ne me chasserez pas d’ici !… Tu ne sais pas ce qu’il a osé… ce qu’il y a dans ce livre…

DARTÈS.

Je le sais… Je m’en glorifie !

RENÉE.

Tu ne sais pas jusqu’où a pu aller la calomnie !…

DARTÈS.

La calomnie !… Ne médis pas de la calomnie !… Tu es trop jeune pour en connaître le prix, petite !… Elle est le vin des forts, elle est une des plus belles sanctions de la noblesse de vivre et de penser !… Aux heures de doute et de relâchement, la douleur de son aiguillon ranime le courage et la volonté de bien faire. Il est juste que la vertu ait ses piloris comme le crime ! Quand j’entends les cris de la meute, je commence à me rassurer sur moi-même, et je me dis : « Alors, c’est que j’ai bien agi !» La calomnie, petite, mais si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Oh ! sans doute, elle profane tout, elle salit nos meilleures actions, infecte nos plus saines pensées, elle crée la légende insurmontable, elle fait mal, très mal… Il est même possible, quand j’ouvrirai ce livre, que de grosses larmes coulent de mes yeux, tout comme font les petits enfants (Renée a un sanglot étranglé.) et les petites filles, Renée… Mais je te jure, aussi, qu’après, je relèverai plus fièrement la tête, parce que je pourrai me dire : j’ai bien vécu ! En voilà le témoignage !… Les plus belles, les plus triomphantes larmes que le Christ a dû verser, ce n’est pas sur la croix à l’heure du sacrifice suprême… c’est à la colonne, sous les crachats et l’opprobre ! C’est alors qu’il a dû sentir que cela valait la peine d’être un homme. (Il prend le livre sur la table.) Le voilà donc ce petit paquet d’épines et d’orties !… Le voilà donc celui qui contient, Renée, toute ma vie, paraît-il, tout notre pauvre amour manqué aussi… celui qui prétend me juger devant les hommes. Prends exemple !… Sous les yeux de celui qui l’a écrit je pourrais à mon tour lancer là-dessus le crachat du mépris… Je l’embrasserai en signe de pardon de tout le mal qu’il va me faire et en disant ceci : « Pour l’idée et pour la fraternité humaine ! » (Il porte le livre à ses lèvres.) Publiez, Gibert !

GIBERT.

Et moi, je me soucie aussi peu de la magnanimité de l’un que de la menace de l’autre !… Depuis cinq minutes j’écoute les bras croisés ce réquisitoire, comme si j’étais cloué à un banc d’infamie. En voilà assez !… Vengez-vous, ce sera de bonne guerre, et j’attends de pied ferme votre provocation, Dartès ; mais ici je suis chez moi, à mon journal… et je vous prie de ne pas insister ; à vos ordres sur tous les terrains, en dehors d’ici !

DARTÈS.

Je suis venu pour chercher ma fille, vous le savez, dans l’épouvante qu’elle se livrât sur vous à quelque excès, mais je ne me serais pas humilié à rechercher votre présence !… Maintenant, j’ai fait mon devoir. Viens, Renée, viens vite !

RENÉE.

Non !… Je ne m’en irai pas !… Monsieur, j’ai posé un ultimatum que mon père ne connaît pas !… Mais vous, vous me comprenez ! Voulez-vous répondre, oui ou non ?…

DARTÈS.

De quel ultimatum s’agit-il ?… J’ai le droit de le savoir !

GIBERT.

Mademoiselle, je n’ai pas à répondre, je ne suis aux ordres de personne !

RENÉE.

Aussitôt que mon père aura franchi cette porte… prenez garde !

DARTÈS.

C’est une menace ?… Renée, tu perds la tête. Que veux-tu dire ?…

RENÉE, (se précipitant sur la porte, tourne la clef dans la serrure et la garde dans sa main.)

Que tu ne sortiras pas avant que cet homme ne m’ait donné sa parole d’honneur que le livre sera détruit.

GIBERT.

Nous sommes en plein chantage !

DARTÈS.

Tu perds toute dignité, tu ne vois pas dans quelle situation odieuse tu vas nous mettre tous les deux !…

GIBERT.

Odieuse… oui ! plus odieuse encore demain et après… Chaque jour sera un pas de plus vers la chute, Dartès !… Il y a un bruit d’ailes au-dessus de votre tête. Ne l’entendez-vous pas ?

DARTÈS.

Ce que j’entends, c’est derrière vos fanfaronnades le bruit d’une humanité en marche qui vous emportera comme une poussière.

GIBERT.

En attendant, je ne fléchirai pas, entendez-vous tous les deux ! Je ne fléchirai pas.

RENÉE, (jetant la clef par la fenétre.)

Père, tu ne sortiras pas d’ici !… Tiens !

DARTÈS.

Qu’est-ce qu’elle fait ?

RENÉE, (à Gibert.)

Vous avez cinq minutes avant qu’on force cette porte !… Tous les exemplaires détruits, voilà ce que je veux, entendez-vous, tous !

DARTÈS, (de la fenêtre.)

La clef est tombée sur le toit.

GIBERT.

Le toit de l’imprimerie… Cette fois je vous certifie bien que cette plaisanterie va cesser.

(Il se précipite au téléphone.)
DARTÈS, (à Renée.)

Qu’est-ce que tu as fait, malheureuse ?

GIBERT.

Allô ! Thalabert, je suis chambré.

DARTÈS.

Regarde ton ouvrage.

GIBERT.

On vient de jeter la clef sur le toit de l’imprimerie. Pas la peine d’enfoncer la porte, mais faites chercher immédiatement cette clef par un ouvrier… Il y a ici en circulation une arme à feu qui, même si elle ne m’est pas destinée…

DARTÈS, (bondit.)

Canaille !… Ah ! le menteur ! Vouloir faire croire que nous sommes venus ici avec une arme ! Il manquait cela à votre calomnie… Ce n’est pas vrai ! Nous avons les mains nettes… Il n’y a pas de revolver ici.

RENÉE.

Si, père, il y en a un !

DARTÈS.

Quoi ?… Alors c’était donc vrai ? Mon appréhension n’était pas fausse ? Tu allais tirer sur lui ?

RENÉE.

Non, père, c’est moi, moi qui allais me tuer !

DARTÈS.

Toi, Renée, tu aurais fait cela ?… Tu ne m’aimes donc pas ?

GIBERT.

Et voilà le dilemme auquel votre fille voulait m’acculer. (Des voix derrière la porte : « Ouvrez, monsieur Gibert, ouvrez ! ») Je ne peux pas, mes amis. N’ayez pas peur !… Je ne suis pas en danger !

DARTÈS.

Regarde quelle honte est la nôtre ! Par ta faute, Renée.

RENÉE, (épuisée, tombant sur le canapé.)

Pardon, père, mais je souffre tant !

DARTÈS.

Pauvre petite !

LES VOIX DANS LA COUR.


— À bas Dartès !
— Enfoncez la porte !
— Grimpez, vous qui êtes sur le toit !
— Essayez d’enjamber le balcon !
— La fille est là aussi !
— Qu’il se montre !
— C’est elle qui tirera parbleu !
— Pour l’acquittement en cour d’assises !
— Avez-vous la clef ?
— À droite… près de la gouttière !
— Dépêchez-vous, ils vont le tuer !
— Assassin !… Assassin !…

DARTÈS.

Oh ! mais je ne veux pas qu’on croie ça de moi !… C’est abominable… Je vais leur parler…

RENÉE.

Papa !

DARTÈS.

Si… si, je vais leur parler, je veux leur dire la vérité. Messieurs… (Il va à la fenêtre, une bordée d’injures, de huées, de sifflets l’accueille.) Messieurs, je ne suis pas venu venger mon honneur.

LES VOIX.


— Assassin !
— Il dit qu’il va se venger sur Gibert !
— Entendez-le, il l’enferme à clef pour le tuer !
— Descendez-le !

(On entend dans les vociférations dominer : « Assassin ! »)
DARTÈS.

Messieurs, écoutez-moi, je vous en prie… Aucun homme n’a le droit d’en tuer un autre.

LES VOIX.

Non, non, descendez-le…

DARTÈS.

Messieurs… écoutez-moi, je vous en supplie… vous vous trompez… je disais que je ne suis pas venu venger mon honneur… La vie humaine est sacrée… (Un coup de feu retentit. Dartès recule légèrement. Renée se précipite vers lui en criant.) Ce n’est rien, ce n’est rien… Je suis touché, je crois… Ce n’est rien !…

GIBERT, (à la fenêtre.)

Quel est le fou qui a tiré ?

LES VOIX.


— Lui, lui !
— Mais non, mais non !…

GIBERT.

Mais sacredieu, arrêtez-le ! Vous l’avez atteint, Monsieur. Je vous renie !… Vous n’êtes pas des nôtres !… Il n’y a pas d’assassin chez nous !… Empoignez-le !

RENÉE.

Mais tu saignes, là… Assieds-toi, ne reste pas debout…

GIBERT, (à la fenêtre.)

Un médecin, vite, un médecin. Allez rue de Tournon, au 23.

RENÉE, (éperdue.)

Au secours !… Au secours !…

GIBERT.

Le docteur Vallier… Mais oui, mais oui… enfoncez la porte, et vite !

DARTÈS.

Je souffre, tout à coup, beaucoup… Ne t’effraie pas comme ça !…

RENÉE.

Non, c’est une égratignure… La balle n’a pas traversé le cou… Viens là… sur le canapé…

GIBERT.

Ne laissez pas la tête penchée en arrière. Maintenez-la droite.

(Une voix à la fenêtre : « Monsieur Gibert, voici la clef. » Un ouvrier monté sur le toit de l’imprimerie tend la clef à Gibert.)
DARTÈS.

Si je meurs, mon petit, dis-toi bien que je t’aurai adorée jusqu’à la fin…

RENÉE.

Papa chéri !

DARTÈS.

Tu es là Renée ? Je ne te vois plus, il faut que tu vives, toi… C’est mon ordre !… Tu es mon enfant, mon enfant adorée… Je n’ai aimé que toi… Pense à la cause… il faut… et puis, que tu leur dises que mon dernier mot a été… en avant, en avant !…

GIBERT, (à la porte qu’il vient d’ouvrir.)

Entrez tous ! (Quinze personnes entrent en tumulte. Il y a les rédacteurs, les camelots, les typos en blouse. On se précipite.) Avez-vous arrêté le misérable ?

THALABERT.

Immédiatement.

UN RÉDACTEUR.

Il a cru que vous étiez en danger !

GIBERT.

C’est une indignité qui rejaillit sur nous tous !…

THALABERT.

Eh bien, patron, publions-nous ?

GIBERT.

Attendez de nouveaux ordres. (On s’empresse autour de la victime. Gibert, désignant le sac à main près de Renée.) Enlevez-lui ça… vite, elle serait capable, dans son désespoir…

(On essaie d’entraîner Renée.)
RENÉE, (se débattant.)

Laissez-moi… laissez-moi ! Assassins ! bourreaux !… Laissez-moi, vous tous qui me l’avez tué !…

THALABERT.

Nous ne l’avons pas tué.

GIBERT.

Non, nous ne l’avons pas tué !

RENÉE.

Oui, vous avez raison ! Il n’est pas mort… Il vit !… Des êtres comme lui on ne peut pas les tuer, entendez-vous, bandits !… Il vivra en moi qui suis sa créature !… en moi qui ai reçu son souffle !… Il vivra en des millions d’âmes ! Il criera par des millions de bouches : En avant, en avant ! Laissez-moi… laissez-moi, tous… (Elle se précipite sur Dartès expirant et essaie de le soulever.) Père, lève-toi… Il le faut, allons-nous-en… Viens que je t’emporte, mon amour, viens, papa, mon seul amour au monde… Ne t’en va pas… Ils ne t’ont pas tué, ce n’est pas possible ! Viens, viens… Ton souffle, ton souffle, jusqu’au bout ! Elle tient la tête inanimée. Tout à coup elle s’aperçoit que l’âme en est partie… Elle pousse un hurlement de détresse. La tête de Dartès retombe sur le canapé.


RIDEAU


8119. — Imprimerie Jouve et Cie, 15, rue Racine, Paris. — 7-1928