Aller au contenu

L’Année littéraire, 1775/6/Célide

La bibliothèque libre.

Célide ou Hiſtoire de la Marquiſe de Bliville par Mademoiſelle M****, deux Parties in-12. À Paris chez la Veuve Ducheſne rue Saint-Jacques.

Encore un Roman, Monſieur, & par une femme encore ; je me trompe, par une Demoiſelle qui n’a pas quinze ans. N’allez pas ſoupçonner que cette jeune perſonne, nouveau Desforges-Maillard, ſe couvre ici d’un âge & d’un ſèxe intéreſſans pour ſurprendre notre admiration. Comme l’amour-propre a plus d’une fois employé ce ſtratagême, je n’ai pû me défendre de quelque défiance. Mais je ſçais que l’auteur de ce Roman eſt véritablement une Dacier, une Gomez, une d’Aulnoy. Je ne vous ferai point l’analyſe des évènemens dont cette Hiſtoire eſt tiſſue. La vraiſemblance eſt un peu bleſſée dans quelques-uns ; les perſonnages y ſont amenés d’une manière peu naturelle, & l’on peut reprocher au ſtyle quelques incorrections ; en récompenſe, les caractères ſont bien tracés, & ſe ſoutiennent dans le cours de l’ouvrage. La paſſion de l’amour y eſt ſur-tout traitée avec énergie.

Célide aime le Marquis de Bliville, dont elle eſt adorée ; comme elle n’eſt pas riche, elle tremble que le père de ſon Amant ne veuille pas conſentir au mariage de ſon ſils. En effet, le Marquis fait à ſon père l’aveu de ſa paſſion pour Célide. Le père qui a d’autres vues déclare qu’il a déja diſpoſé de ſa main, & qu’il épouſera dans huit jours la fille du Duc D***. Ces mots ſont un coup de foudre pour le Marquis : toute ſa raiſon l’abandonne ; il tombe dangereuſement malade. Dans cette circonſtance il écrit à Célide ; c’eſt d’une main qu’il ſoutient à peine qu’il lui trace ſes derniers ſentimens ; les ombres de la mort l’environnent… » Adorable Célide ! ô vous que j’aime ! ô vous que j’idolâtre ! je n’ai pû vivre ſans vous ! vivre ſans Célide ! ô Dieu ! le jour ne m’eſt rien ſans elle ! mort ! ô mort que j’implore ! viens finir mes peines : elle exauce mes vœux… Je ne vois plus… quelle obſcurité… ! quelles horreurs… ! La plume m’échappe… Adieu ! chère Célide… vous que j’adore… pour jamais… Adieu… ô Ciel ! je meurs. » On porte cette lettre à Célide ; le Comte de Bricourt ſon père veut calmer en vain l’excès de ſa douleur, elle y ſuccombe, & donne des marques d’un ſi violent déſeſpoir qu’on tremble auſſi pour ſes jours. L’image de ſon Amant qu’elle croit au tombeau, ſe préſente ſans ceſſe à ſon eſprit agité. Une de ſes amies qu’on nomme Mlle de Blémigny eſt au chevet de ſon lit qui l’exhorte à prendre quelque repos. « Chère amie, diſoit Célide, il n’en eſt plus pour moi ! Je me croyois plus de ermeté, mais je ne puis réſiſter au coup qui m’a frappée ; j’aurois ſupporté la perte du Marquis, ſi je n’avois pas à me reprocher d’y avoir contribué, quoique ce ſoit involontairement ; toutes les fois que cette idée s’empare de mon eſprit, je ne peux contenir mon déſeſpoir. La fin de ma vie, qui approche, peut ſeule en ralentir le cours : mais, que dis-je ? de tous côtés, quels mêlanges d’horreurs !… Il faut ou ſurvivre à mon amant, ou me ſéparer de mon père ! J’adore l’un & l’autre !… Cruelle alternative !… abandonner mon père ! je l’entrevois déja ſans conſolations, ſans ſecours ; il ne goûtera plus le charme d’aimer & d’être aimé : je ne puis penſer à cette image ſans effroi !.… Une autre qui me déſeſpère ſe préſente à mes regards ; c’eſt moi qui ai mis le Marquis au tombeau, & je ne l’y ſuivrois pas ? Ô mon amie, quelles affreuſes penſées ! ſoit qu’il plaiſe au Ciel de me ravir le jour, ou de me le conſerver, je ne puis être ſatisfaite ! Je vivrai avec déſeſpoir ; je mourrai avec horreur » ! Ne trouvez-vous pas, Monſieur, que cette ſituation eſt pathétique ?

Vous applaudirez encore au dramatique du morceau ſuivant. Tandis que Célide eſt mourante & qu’elle pleure la perte de ſon Amant, le Marquis eſt guéri, & a obtenu le conſentement de ſon père. Empreſſé d’annoncer lui-même ſon bonheur à ſon Amante, il arrive chez le Comte de Bricourt, qui le tient long-temps ſerré dans ſes bras, & qui le baigne de pleurs. Le Marquis mêloit ſes larmes aux ſiennes. Il eſt bientôt inſtruit par le Comte lui-même du nouveau malheur qui eſt près de lui enlever Célide. Il veut aller expirer à ſes pieds. Le Comte eſpère que ſa vue pourra peut-être produire un changement heureux. Il le conduit dans l’appartement de fa fille. Le Marquis ſe précipite aux pieds du lit que la mort environne. Célide, en le voyant, jette un foible cri, & s’évanouit : on fait retirer auſſi-tôt le Marquis dans une chambre voiſine ; il entend qu’on s’agite ; une voix chérie vient frapper ſes oreilles : » Chère ombre diſoit Célide, Ombre que j’adore ! tu m’appelles ! tu m’invites à te ſuivre ! tu n’attendras pas long-temps ! — Le Marquis ne peut ſe contenir ; il ouvre la porte avec précipitation : — Non, chère Célide, s’écrie-t-il en s’approchant d’elle ce n’eſt point l’Ombre de Bliville qui a paru à vos regards, c’eſt lui-même, qui ne vit que pour vous qui jure à vos genoux qu’il vous adore, & qui ne peut vivre ſans vous. — Ses lèvres ſe colloient ſur une des mains de Mademoiſelle de Bricourt & ſes yeux la couvroient de pleurs. Quel ſpectacle !… L’aimable Célide étoit comme anéantie ; ce teint où les roſes & les lys formoient un ſi parfait aſſemblage étoit d’une pâleur livide ; ces yeux charmans, où ſes vertus étoient ſi bien peintes, n’exprimoient plus rien : cette bouche adorable, qu’embelliſſoient ſa bonté, ſa ſenſibilité, & mille autres qualités de cette ame ſi belle, dont elle étoit l’organe, avoit perdu preſque tous ſes agrémens néanmoins on diſtinguoit tous ceux que cette aimable fille avoit eus autrefois en partage : l’état affreux où elle étoit réduite touchoit, attendriſſoit, intéreſſoit au lieu d’exciter l’horreur : ſon Amant à genoux au chevet de ſon lit, ainſi que je viens de le dire, ſe noyoit dans les larmes : d’un autre côté, on voyoit un père infortuné ſe déſeſpérer, en penſant qu’il alloit perdre une fille ſi digne d’être aimée, & qui lui étoit ſi chère ! L’air de cet homme vénérable inſpiroit la douleur & le reſpect. On voyoit enſuite une tendre amie s’affliger bien ſincèrement ; & l’on peut dire enfin qu’on voyoit la beauté expirante & les graces en pleurs. Ils furent près d’un quart-d’heure dans cet état douloureux. Célide ne ſortoit point de ſon anéantiſſement ; cependant à la fin, les ſoupirs, les ſanglots de ſon amant, les larmes dont il inondoit la main, les baiſers ardens qu’il y imprimoit, l’émurent : elle ouvrit ſes yeux qui s’étoient refermés ; elle retira ſa main, elle regarda le Marquis. — Eſt-ce vous, lui dit-elle ? mes yeux ne me trompent-ils point ? avez-vous abandonné la région des morts, ou exiſtez-vous en effet ? — Oui, aimable Célide, j’exiſte, je vis pour vous adorer, lui répondit-il en redoublant ſes pleurs : Puis-je le croire, reprit-elle ; mon père, mon amie, venez auprès de moi… Mais, non : gardez-vous-en, ņe venez point détruire mon illuſion. Ce n’eſt qu’un fantôme, je le ſçais ; mais laiſſez-moi cette douce erreur un inſtant ! elle m’eſt trop chère pour que je cherche à la diſſiper ! Puiſſe-t-elle durer toujours !… — Non, ma fille, lui dit le Comte, vous ne vous abuſez pas ; c’eſt le Marquis lui-même que vous voyez devant vous. — Oui, ma chère amie, lui dit auſſi Mademoiſelle de Blémigny, c’eſt lui-même. — Oui adorable Célide, s’écria de Bliville, c’eſt moi, c’eſt moi-même, qui… Où ſuis-je donc, interrompit Célide, ſommes-nous tous deſcendus chez les morts ? Ah ! vous me trompiez !… non, je ne vois pas le Marquis. Vous vouliez entretenir mon illuſion : elle s’évanouit d’elle-même… mes yeux ſe deſſillent : affreuſe lumière ! Mais, que dis-je ? Je ne vois plus. Quel nuage obſobſcurcit mes regards !… — En achevant ces mots, elle tomba encore en foibleſſe : on crut qu’elle alloit expirer » ; elle revient à la vie ; elle épouſe ſon amant. Vous voyez, Monſieur, qu’il y a dans les morceaux que je vous ai cités, de l’ame, de la paſſion, de la chaleur, & que Mademoiſelle M*** promet beaucoup.