L’Année littéraire, 1775/6/Confidences d’une jolie femme

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LETTRE IX.

Les Confidences d’une Jolie Femme. À Paris chez la veuve Ducheſne Libraire rue Saint-Jacques & Guillyn Libraire Quai des Auguſtins, 4 Parties in-12 de plus de 160 pages chacune.

La plûpart des Héros de Romans font des prodiges de généroſité, de confiance, de ſenſibilité & de toutes ces hautes vertus auxquelles la foibleſſe humaine a bien de la peine à s’élever. L’auteur de cette Hiſtoire a pris, Monſieur, une route toute oppoſée. Son principal perſonnage eſt une jolie perſonne à laquelle on a donné une éducation brillante pour l’agrément, négligée pour l’eſſentiel. Son caractère eſt léger, inconſéquent, imprudent, très-propre enfin à faire le malheur des hommes aſſez dupes ou aſſez malheureux pour s’attacher à elle. Mademoiſelle de Tournemont (c’eſt le nom de cette jolie perſonne) inſpire une paſſion violente au jeune Comte de Rozane, & ſemble reſſentir elle-même toute la vivacité d’une première inclination. Le Comte va rejoindre ſon Régiment. Pendant ſon abſence, on la diſpoſe peu-à-peu à recevoir la main du Chevalier de Murville, homme du monde très-adroit & très-ſéduiſant, que la mère de Mademoiſelle de Tournemont ſemble favoriſer par des motifs de reconnoiſſance aſſez peu honnêtes. Le Chevalier de Murville connoiſſoit le penchant de ſa femme pour Rozane, mais s’embarraſſoit fort peu de ſes ſentimens ; il n’exigeoit d’elle que de la décence : il avoit ſes intrigues à part. Cette indifférence pique l’amour-propre de Madame de Murville ; elle a recours à Rozane qui devient ſon amant favoriſé. Quoiqu’elle n’aimât pas ſon mari, elle avoit une ſorte de dépit contre une Madame d’Archènes qui étoit ſa maîtreſſe. Elle forme le projet de la traverſer, de l’inquiéter, de l’humilier même. Elle ſe déguiſe d’une manière bizarre pour aller au bal de l’Opéra. Les premières perſonnes qu’elle y rencontre ſont Murville & Madame d’Archènes qui ſe promenoient à viſage découvert. L’occaſion de les tourmenter lui paroit favorable. Elle propoſe au Chevalier de F** d’être ſon ſecond. Elle les attaque & les perſécute avec tant d’acharnement qu’elle eſt enfin reconnue. Cette ſcène indécente avoit fait ſpectacle. Madame de Murville, en rentrant chez elle, trouve une voiture attelée, des chevaux de ſelle, des domeſtiques en botte, & ſon mari qui lui annonce qu’il faut partir. Son deſſein eſt de la conduire à ſa terre de Murville. Ils s’arrêtent quelques jours à Aulnay, maiſon charmante qui leur appartenoit. Madame de Murville écrit à Roſane qui part précipitamment & paroit aux environs déguiſé en Marchand de Campagne. Murville ſe promenoit de ce côté-là, portant un fuſil ſous le bras. On lui remet une lettre. Il poſe la croſſe de ſon fuſil, & s’appuyant ſur le bout du canon ſe met à lire la lettre lorſqu’il apperçoit & reconnoît le prétendu Marchand. Il reprend ſon fuſil, ſans s’appercevoir qu’il eſt embarraſſé dans des herbes longues & traînantes, & la ſecouſſe qu’il donne pour l’en arracher fait partir le coup qui le renverſe mort ſur la place. Voilà Madame de Murville veuve & maîtreſſe d’elle-même ; elle revient à Paris, ſe réconcilie avec ſa famille qu’une ſi mauvaiſe conduite avoit révoltée, &, ſon deuil fini, elle épouſe Rozane qui étoit toujours amoureux, mais trop ſage, trop ſenſible pour une femme auſſi légère que celle qu’il aimoit. Le bonheur des deux époux ne dure pas long-temps. Madame de Rozane rencontre dans une maiſon un fat nommé Cardonne, amant de cette Madame d’Archènes pour laquelle elle avoit une ſi belle haine ; elle forme le projet de le lui enlever. Cardonne n’étoit pas ſans agrémens ; il fait des progrès auprès d’elle. Elle conſent enfin à un rendez-vous lorſqu’elle reçoit de lui une lettre d’excuſe, où il prétexte qu’il eſt obligé de retourner aux Indes. Elle conçoit qu’elle a été jouée. Un inſtant après arrive un ſecond billet ; ce dernier eſt de ſon mari, qui lui déclare qu’un inconnu lui a remis ſes lettres à Cardonne, qu’il ſçait tout, & qu’il lui fait un éternel adieu. Tous les moyens qu’elle emploie pour ſe juſtifier, ſont inutiles. La honte l’empêche de reſter dans la Capitale ; elle va précipitamment, ſe réfugier dans un vieux Château qui lui appartenoit en Bourgogne. Les premiers mois ſont donnés tout entiers à la douleur ; mais le beſoin de la diſſipation l’emporte ; elle prend une maiſon à Autun, & ſe livre plus que jamais à tous les plaiſirs. Au milieu de cette vie agitée, le premier penchant qu’elle avoit eu pour ſon mari dominoit toujours dans ſon cœur & le rempliſſoit d’amertume. Mais il réſiſtoit à toutes ſes inſtances. Profondément bleſſé, il éprouvoit des atteintes d’une mélancolie qui le conduiſoit lentement à la mort. Madame de Rozane forme le projet de ſe ſervir de ſa fille, unique fruit de leur mariage, pour recouvrer l’affection & l’eſtime de M. de Rozane. Elle part pour le Périgord, où il s’étoit retiré, & où il faiſoit le bonheur de ſes vaſſaux. Près d’y arriver, elle envoie un de ſes gens à la découverte. Il revient lui dire que ſon Maître eſt dans un petit bois près du Château, & qu’en ſe hâtant, elle le trouvera sûrement au même endroit. » À ce récit, dit-elle, je devins pâle, tremblante : Mademoiſelle, Des Salles (la Gouvernante de ſa fille) qui craignoit que je n’héſitaſſe, ordonna de marcher… Nous gardâmes le ſilence juſqu’à une portée de fuſil du bois ; là, mon amie, me voyant prête à me trouver mal, propoſa de me faire devancer par ma fille, & d’attendre à paroître, que ſa préſence, ſes careſſes, euſſent diſpoſé le Comte à me recevoir. Je goutai ſon idée ; elle me ranima ; nous ne conſultâmes plus que ſur les moyens de faciliter la reconnoiſſance. Mes bracelets, mon collier, un cœur de rubis ſingulièrement beau, que Rozane m’avoit donné lorſque je l’avois rendu père, ornèrent les bras & le cou de l’enfant… Mademoiſelle des Salles lui fit répéter ſon rôle, ſans permettre que j’y ajoutaſſe rien, parce que je lui diſois tant de choſes qu’elle n’en auroit pu retenir aucune. A la faveur du taillis, nous fûmes conduites aſſez près du Comte, derrière une petite élévation : de-là, ſans voir & ſans être vue, je pouvois aiſément tout entendre. Ma fille partit, avança vers ſon père, n’en étoit qu’à dix pas quand un chien vint au-devant d’elle, en aboyant de toute ſa force. La petite s’effraya, pouſſa des cris, tendit les bras du côté où elle m’avoit laiſſée… Rozane tournant la tête, crut rencontrer une aventure de Féerie, en voyant, dans un lieu écarté du grand chemin & de toute habitation opulente, un enfant éblouiſſant de ſa propre beauté, & de diamans dont le ſoleil redoubloit l’éclat. Il ſe leva pour retenir ſon chien, au moment même où frémiſſant du danger de ma fille, je quittois mon poſte pour voler à ſon ſecours. A mon aſpecft, le Comte devina tout… Il recula… Ses yeux ſe troublèrent, ſa main chercha inutilement l’appui d’un arbre… Il tomba ſans que nous puſſions être à temps de prévenir ſa chûte. Nous courûmes… Mademoiſelle des Salles s’empreſſa de le rappeller à lui. Quant à moi, je ne faiſois qu’ajouter à l’embarras. Preſqu’auſſi défaillante que mon mari, j’étois à terre, & baiſois une de ſes mains, avec les démonſtrations d’une douleur immodérée. Ma fille crioit, m’appelloit, me tiroit part ma robe, pour m’éloigner d’un ſpectacle qui lui faiſoit peur. Le Comte fut frappé de ce tableau en reprenant ſes ſens, & n’en put ſoutenir l’impreſſion. Alors je me jettai à ſon cou, & mêlai mes pleurs à la ſueur froide dont ſon viſage étoit inondé. Rozane ! m’écriai-je, mon cher Rozane, daigne regarder une femme qui t’adore, & qui veut te dédommager tous les jours de ſa vie, des chagrins qu’elle a pu te cauſer. Mademoiſelle des Salles l’exhortoit à faire un effort. Rendez-vous, diſoit-elle, aux vœux de ceux qui vous aiment… Votre cœur ne doit plus s’ouvrir qu’à la joie, aux ſentimens délicieux de l’amour & de la nature. Il fut long-temps ſans paroître entendre ce qu’on lui adreſſoit. Enfin, je ſentis un mouvement foible, mais marqué, par lequel il ſembloit vouloir me repouſſer. Ses regards languiſſans ſe promenèrent autour de lui… il les arrêta ſur l’enfant, qui l’examinoit d’un air d’étonnement & de curioſité. C’eſt donc là ma fille, demanda-t-il à Mademoiſelle des Salles ? Oui, répondis-je, en la lui préſentant ; c’eſt ta fille, c’eſt la mienne, qui vient redemander pour ſa mère, la place qu’elle occupoit dans ton cœur… La petite ouvrit les bras pour lui faire de douces careſſes, conformément à nos inſtructions : il la prit dans les ſiens, la preſſa contre ſa poitrine… Ciel ! s’écria-t-il, à quelles épreuves voulez-vous mettre ma raiſon ?… Aimable & cher enfant ! Quels regrets, quels déchiremens tu feras ſouffrir à ton père !… Ah, Mademoiſelle ! le ſacrifrice en étoit fait… Vous m’auriez rendu ſervice, en ne l’amenant pas ici. Eh ! vous, Madame, qu’y venez-vous chercher ? De l’ennui, de la triſteſſe ?… En vérité, vous avez eu tort de quitter des lieux où vous étiez heureuſe — Heureuſe ! Ah, mon ami ! reviens de cette fatale erreur : crois au contraire, que jamais… J’en crois les faits, interrompit-il, & les croirai toujours. Maîtreſſe de choiſir la route qui pouvoit vous conduire au bonheur, vous avez pris celle… L’arrivée de mon caroſſe l’empêcha de pourſuivre. Nous partîmes avant que j’euſſe fait la plus légère attention à l’extrême changement du Comte ; mais aſſiſe en face de lui, dans la voiture… quels reproches je me fis en conſidérant mon ouvrage ! Rozane n’étoit plus que l’ombre de ce qu’il avoit été. La langueur avoit altéré ſes traits & flétri la jeuneſſe… Il ne lui reſtoit que cet air noble, intéreſſant, dont la mort ſeule pouvoit effacer l’empreinte ». Le Comte de Rozane donne à ſa femme devant toute ſa maiſon les marques les plus éclatantes de ſa réconciliation : mais ces démonſtrations n’étoient qu’extérieures ; il étoit trop convaincu qu’elle étoit incapable d’un véritable attachement, & cette cruelle idée achève de le conduire au tombeau.

Ce qui fait quelque peine dans la lecture de ces Mémoires, c’eſt que des leçons ſi frappantes n’en corrigent point l’héroïne qui, dans des goûts paſſagers qu’elle honore du nom de paſſions, retrouve de nouveaux chagrins, quelques plaiſirs fort troublés & jamais le bonheur. Il n’eſt guères poſſible de s’intéreſſer pour un tel perſonnage : cependant, Monſieur, le Roman eſt, en général, très-agréable, & vous y trouverez des ſituations extrêmement touchantes. La moralité en eſt naturelle & très-inſtructive. On y voit, dans toute leur étendue, les ſuites de l’imprudence & de la mauvaiſe conduite, & les malheurs qu’elles entraînent neceſſairement. Le caractère de Rozane, quoiqu’un peu ſérieux, eſt un modele de raiſon, de ſenſibilité, & prouve auſſi que ces qualités ne ſuffiſent pas pour le bonheur, lorſqu’on ſe trompe dans le choix de ſon attachement. Il y a dans ces Mémoires un épiſode peut-être plus intéreſſant que l’hiſtoire principale. C’eſt celui de la ſœur de Mademoiſelle de Tournemont, jeune fille d’un caractère violent qui, rebutée par ſa mère & trompée par ſon amant, ſe fait Religieuſe, ſe lie d’une chaîne éternelle & meurt de déſeſpoir en accablant de reproches celle qui lui avoit donné une auſſi affreuſe exiſtence. Si la perſonne à qui nous devons cet ouvrage, continue à s’exercer dans le même genre, je ne doute point qu’elle n’obtienne des ſuccès très-diſtingués. Elle annonce beaucoup d’eſprit, & même de talent.