L’Année terrible/J’étais le vieux rôdeur sauvage de la mer

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                          I

J’étais le vieux rôdeur sauvage de la mer,
Une espèce de spectre au bord du gouffre amer ;
J’avais dans l’âpre hiver, dans le vent, dans le givre,
Dans l’orage, l’écume et l’ombre, émit un livre,
Dont l’ouragan, noir souffle aux ordres du banni,
Tournait chaque feuillet quand je l’avais fini ;
Je n’avais rien en moi que l’honneur imperdable ;
Je suis venu, j’ai vu la cité formidable ;
Elle avait faim, j’ai mis mon livre sous sa dent ;


Et j’ai dit à ce peuple altier, farouche, ardent,
A ce peuple indigné, sans peur, sans joug, sans règle,
J’ai dit à ce Paris, comme le klephte à l’aigle :
Mange mon cœur, ton aile en croîtra d’un empan.

Quand le Christ expira, quand mourut le grand Pan,
Jean et Luc en Judée et dans l’Inde Epicure
Entendirent un cri d’inquiétude obscure ;
La terre tressaillit quand l’Olympe tomba ;
D’Ophir à Chanaan et d’Assur à Saba,
Comme un socle en ployant fait ployer la colonne,
Tout l’Orient pencha quand croula Babylone ;
La même horreur sacrée est dans l’homme aujourd’hui,
Et l’édifice sent fléchir le point d’appui ;
Tous tremblent pour Paris qu’étreint une main vile ;
On tuerait l’Univers si l’on tuait la Ville ;
C’est plus qu’un peuple, c’est le monde que les rois
Tâchent de clouer, morne et sanglant, sur la croix ;
Le supplice effrayant du genre humain commence.
 
Donc luttons. Plus que Troie et Tyr, plus que Numance,
Paris assiégé doit l’exemple. Soyons grands.
Affrontons les bandits conduits par les tyrans.
Les Huns reviennent comme au temps de Frédégaire ;
Laissons rouler vers nous les machines de guerre ;
Faisons front, tenons tête ; acceptons, seuls, trahis,


Sanglants, le dur travail de sauver ce pays.
Tomber, mais sans avoir tremblé, c’est la victoire.
Etre la rêverie immense de l’histoire,
Faire que tout chercheur du vrai, du grand, du beau,
Met le doigt sur sa bouche en voyant un tombeau,
C’est aussi bien l’honneur d’un peuple que d’un homme,
Et Caton est trop grand s’il est plus grand que Rome ;
Rome doit l’égaler, Rome doit l’imiter ;
Donc Rome doit combattre et Paris doit lutter.
Notre labeur finit par être notre gerbe.
Combats, ô mon Paris ! aie, ô peuple superbe,
Criblé de flèches, mais sans tache à ton écu,
L’illustre acharnement de n’être pas vaincu.