L’Année terrible/Philosophie des sacres et couronnements

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L’Année terribleMichel Lévy, frères (p. 139-141).


                           III

Cet homme est laid, cet homme est vieux, cet homme est bête.
Qu’est-ce que vous mettez sur cette pauvre tête ?
Une couronne ? Non, deux couronnes. Non, trois.
Celle des empereurs avec celle des rois,
Le laurier de César, la croix de Charlemagne,
Et puis un peu de France et beaucoup d’Allemagne.
Sous cet amas jadis Charles Quint vacilla.
La paix du monde tient à ce que tout cela
Sur ce vieux front tremblant demeure en équilibre.
Ce bonhomme vraiment serait plus heureux libre,
Et sans lui nous serions plus à notre aise aussi.
S’il a mal digéré, le ciel est obscurci ;
Son moindre borborygme est une âpre secousse ;
On chancelle s’il crache, on s’écroule s’il tousse ;


Son ignorance fait sur la terre un brouillard.
Pourquoi ne pas laisser tranquille ce vieillard ?
S’il n’avait ni soldats, ni ducs, ni connétables,
Nous le recevrions volontiers à nos tables ;
Nos verres, sous le pampre, au soleil, en plein vent,
Choqueraient le tien, sire, et tu serais vivant.
Non, l’on t’empaille idole, et l’on te pétrifie
Sous un lourd casque à pointe, et, comme on se défie
Du roi d’en haut jaloux des rois d’en bas, on met,
Sire, un paratonnerre en cuivre à ton sommet ;
Et ton peuple est si fier qu’il t’adore ; on t’affuble
D’un manteau comme on passe au pape une chasuble,
Et te voilà tyran, et nous t’avons sur nous,
Le goût de l’homme étant de se mettre à genoux.
Tu portes désormais l’Etna comme Encelade,
Et comme Atlas le monde. O maître, sois malade,
Infirme, catarrheux, vieux tant que tu voudras,
Claque des dents avec la fièvre entre deux draps,
Qu’importe ? l’univers n’en est pas moins ta chose.
L’Europe est un effet dont tu seras la cause.
Rayonne. A ta cheville aucun héros ne va.
Bossuet jettera sous tes pieds Jehovah ;
Tu seras proclamé Très-Haut en pleine chaire.
Un roi, fût-il un nain, fût-il un pauvre hère,
Hydropique, goitreux, perclus, tortu, fourbu,
Moins ferme sur ses pieds qu’un reître ayant trop bu,
Eût-il morve et farcin, rachis, goutte et gravelle,
Fût-il maigre d’esprit et petit de cervelle,


N’eût-il pas beaucoup plus de caboche qu’un rat,
Fût-il, sous la splendeur du cordon d’apparat,
Dans l’ombre enguirlandé d’un engin herniaire,
Reste auguste et puissant jusqu’à l’heure dernière
Et jusqu’au soubresaut de son hoquet final ;
Tous, l’homme de l’autel, l’homme du tribunal,
Prosternent devant lui leur grave platitude ;
Il a l’effarement de la décrépitude,
C’est toujours César ; même en ruine et mourant,
La majesté s’obstine et le couvre, il est grand ;
Et la pourpre est sur lui, sainte, splendide, austère,
Quand du sceptre et du trône il passe aux vers de terre ;
Agonisant, il règne ; on le voit s’assoupir,
On craint presque un tonnerre en son dernier soupir ;
La foule aux reins courbés le place en un tel temple
Qu’elle tremble, et d’en bas l’admire et le contemple
Quand misérable il entre au sépulcre béant,
Et le croit encor dieu qu’il est déjà néant.