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L’Année terrible de Victor Hugo

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L’Année terrible de Victor Hugo
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 439-456).
L'ANNEE TERRIBLE
DE M. VICTOR HUGO

Au milieu du bruit qui s’est fait autour du nouveau recueil de M. Hugo, et qui ne répondait que trop aux désirs du poète, la critique a dû attendre un moment plus favorable. Faire la part des bonnes pages, recueillir un butin devenu rare, celui des beaux vers, à quoi bon ? Les hommes de parti qui veulent tout admirer dans celui qu’ils encensent, qu’ils enivrent, n’en donnaient pas le loisir ; ils prenaient tout et ne laissaient pas approcher de l’autel les seuls hommages qui comptent réellement. D’ailleurs il ne convenait pas à des esprits libres ni de paraître se confondre dans la foule des amis bruyans qui embouchent la trompette dithyrambique, ni d’oublier les droits de la morale et du patriotisme, souvent blessés par l’écrivain dans les entraînemens de sa colère et encore plus de son imagination. Désormais la polémique a fait son œuvre ; le public a pu juger en connaissance de cause les écarts de l’auteur. Ce n’est pas tout ; nous jouissons d’une paix relative, à laquelle M. Victor Hugo pouvait grandement contribuer, ce qu’il n’a pas fait, mais dont il jouit comme nous. Ce Paris qu’il adore se remet lentement, mais visiblement, de la fièvre morale contractée durant le siège. Il en est probablement de même du poète, car son livre est loin d’être exempt de la contagion que nous avons connue autour de nous. Jusqu’à un certain point, l’Année terrible porte son excuse avec elle ; ajoutons-y un deuil cruel, plus d’une circonstance douloureuse : nous ne faisons pas du reste à M. Hugo l’injure de croire que des mésaventures politiques puissent atteindre jusqu’à un cœur rassasié d’une gloire plus enviable. Dans ces circonstances, il semble que rien ne doive plus nous empêcher de consacrer à cette œuvre une étude purement littéraire. Cette étude a été faite au moins en apparence par les étrangers, et il ne laisse pas d’être curieux et instructif pour nous de savoir ce qu’ils ont dit de l’Année terrible. Les Anglais ont loué l’ouvrage à peu près sans restriction ; il en est même qui l’ont considéré comme une véritable épopée divisée en douze chants, dont chacun porte le nom d’un mois de l’année. Voilà donc un poème français qui est mis au premier rang par l’admiration britannique, de prime abord et avant que l’opinion se soit prononcée dans le pays de l’auteur. Nous ne croyons pas que la gloire de celui-ci puisse gagner beaucoup à un tel suffrage, et de justes louanges accordées par un tribunal compétent, tempérées même par des réserves nécessaires, la serviraient mieux. Il convient de se méfier des louanges de l’étranger ; l’approbation de la marchande d’herbes d’Athènes aurait plus flatté Théophraste que celle des beaux esprits de Lesbos.

Il y a d’ailleurs deux circonstances qui ôtent à ces éloges une bonne partie de leur valeur. Les Anglais vantent l’esprit de conciliation qu’ils croient apercevoir dans l’Année terrible, ils sont dupes, comme l’auteur tout le premier, de cette balance qu’il s’imagine tenir entre le gouvernement de la république et la commune, comme s’il pouvait y avoir une balance entre l’état et des rebelles, entre la nation indignée et des insurgés pillards et sanguinaires. Laissons le côté politique et social de la question. Le critique, bien qu’il soit citoyen et en cette qualité obligé de protester contre cette aberration fâcheuse, se contente de voir là un jeu malheureux de l’esprit, une antithèse entre Paris et Versailles, l’intention tout au moins puérile d’opposer l’Arc de Triomphe, effleuré en passant par le canon de nos généraux, à la démolition de la colonne Vendôme, exécutée de sang-froid par nos tyrans de deux mois. C’est une faute de goût et de sens très grave dans un écrivain trop amoureux de l’effet ; mais quel nom donner à cette confusion inouïe, quand elle se retrouve dans des écrits composés à loisir, de l’autre côté de la mer, loin de toutes les sources naturelles de la prévention ? S’il peut être doux, comme dit le poète latin, d’assister du rivage au spectacle du navire battu des vents, quelle légèreté n’y a-t-il pas à instruire le procès de l’équipage, tandis qu’il fait de terribles efforts pour se sauver ? Nous n’apprendrons point sans doute à M. Victor Hugo, qu’en Angleterre on a loué sa prétendue impartialité entre les révoltés coupables de meurtres, d’incendies, et les soldats frappant au nom de la loi ; il regrettera pourtant que le démon de l’antithèse lui ait dicté des vers qui se tournent aisément en calomnies.

Quel est ensuite le blâme à peu près unique exprimé par les sages Anglais sur l’Année terrible ? Celui d’accabler d’invectives l’Allemagne et ses princes, d’entretenir l’idée d’une revanche, de nourrir l’espoir d’un avenir contraire à ce présent que la destinée nous a fait. Sans doute M. Victor Hugo a tort de jeter l’étincelle de la vengeance dans des cœurs faciles à enflammer. Bon nombre de ses amis ont compris maintenant qu’il y a plus de courage, en un temps comme celui-ci, à modérer qu’à réveiller la haine nationale. Il faut savoir attendre quand on a tant souffert pour n’avoir pas attendu ; il faut que la république apprenne à connaître l’utilité, la nécessité des alliances, et qu’elle s’applique à les rendre possibles. Cependant on admet qu’un poète dans une ville assiégée, au milieu d’une nation ordinairement victorieuse et aujourd’hui vaincue, ne se résigne pas d’avance aux conditions d’une fortune encore douteuse. On peut lui pardonner quelques plaisanteries risquées sur le casque pointu d’un monarque vainqueur, ou quelque comparaison entre ce souverain et un reître ayant trop bu : ce n’est pas cela qui mettra le feu aux quatre coins de l’Europe. On peut excuser aussi les illusions d’un patriotisme trop confiant dans la puissance des mots et alignant des hémistiches enflammés en guise de soldats qu’il précipite sur les masses profondes des bataillons ennemis. Le siècle des Tyrtées n’est pas près de revenir, s’il a jamais existé. M. de Bismarck ne paraît pas s’être beaucoup ému des menaces de l’Année terrible, la critique anglaise s’en inquiète plus qu’il ne convient. Ses sévérités, à notre avis, ne sont pas moins intéressées que ses louanges : celles-ci s’appliquent à ce qui trahit nos plaies douloureuses ; celles-là ont pour origine un prudent égoïsme dont nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Les unes et les autres donnent, je pense, à réfléchir à M. Victor Hugo.

Les Allemands montrent encore plus d’indulgence que les Anglais. Ils se rient sans doute en secret de la guerre furieuse que le poète leur fait dans la première partie de son livre, et les excitations qu’elle contient leur inspirent un médiocre souci. Ils disent avec une patience habile, sinon méritoire, que ces invectives et ces espérances sont des fautes naturelles, pardonnables dans un poète qui aime son pays, qu’elles accusent la vivacité du premier mouvement. Ils font de l’Année terrible un éloge plus excessif, s’il est possible, que les Anglais. « C’est une acquisition précieuse pour la littérature française ; il y a des morceaux qu’il faut mettre à côté des plus belles poésies de l’auteur, qui sous le rapport de la forme, de l’élévation, de la puissance, comptent parmi les œuvres les plus illustres et les plus parfaites de la muse de son pays. » Que dire de plus ? ils croient que les hommes qui ont donné la majorité à M. Vautrain sur M. Victor Hugo sont incapables de comprendre et indignes d’admirer la beauté de ce livre. Il faut donc renoncer à rivaliser d’enthousiasme avec la critique germanique. Il faut reconnaître toutefois que les Allemands n’ont pas complimenté l’auteur de l’Année terrible pour ses complaisances ou ses faiblesses envers le parti de l’insurrection : ils n’ont pas affecté, que nous sachions, les sentimens d’humanité qui souffrent cruellement, à vrai dire, dans toutes les guerres civiles ; ils n’ont pas imité en ce point les Anglais, peuple qui ne s’est pas montré si humain quand il s’agissait de lui-même, dans l’Inde par exemple. Cependant l’encens germanique ne nous paraît pas moins intéressé, peut-être même est-il inspiré de calculs moins avouables. Ainsi pourquoi des journaux qui ne sont pas démocrates, à propos de l’Année terrible, relèvent-ils dans M. Hugo la personnalité politique ? Pourquoi renouveler le saint-empire en Allemagne et soutenir dans notre pays un candidat du radicalisme ? Pourquoi dire que « le peuple pourrait se tourner vers les républicains conservateurs et leur reprocher de ne pas confier leurs affaires à un homme dont ils admirent le génie ? » La réponse de ces derniers ne serait pas malaisée ; ils répliqueraient avec un ami du poète, avec Béranger, qui ne s’en cachait pas dans sa correspondance : « Il ne sera jamais un véritable homme politique. » Que veulent-ils donc, ces critiques allemands ? Est-ce qu’ils se ménagent partout, même dans des articles littéraires, des prétextes pour rentrer dans nos départemens évacués ? Nous avons quelque droit d’être défians, et nous voudrions que M. Hugo le fût aussi. Quand il écrit un livre, qu’il prenne garde de fournir une arme contre son pays !

Son œuvre nouvelle ne pouvait être appréciée avec autorité hors de nos frontières ; on voit même qu’elle ne l’a pas été sans arrière-pensée. Est-ce trop présumer de nos forces que d’entreprendre ce qui n’a pas été fait ? Dans tous les temps, sur toutes les œuvres les plus difficiles à juger, une voix au moins a dit la vérité ; cherchez bien, vous la trouverez. Notre ambition serait d’être cette voix qui aura parlé de l’Année terrible sans passion, qui se sera demandé tout simplement ce que vaut l’ouvrage. Examinant l’auteur comme poète, elle pourrait, sans s’exposer au soupçon, lui reprocher d’être sorti souvent de son véritable rôle, et lui demander s’il n’est pas grand temps de faire de sa vie deux parts, l’une qui serait à son parti, l’autre qui appartiendrait à la France entière.

Ce qui nous plaît dans ce recueil, c’est d’abord ce qu’il y a de patriotique et de français, surtout dans la première moitié. Nul n’a rendu avec cette énergique vérité l’angoisse qui nous saisit tous, hommes de toutes les opinions, à la nouvelle de l’affreux désastre, du naufrage de l’armée et de la France. Souvenez-vous de ce grand gémissement de Paris quand il apprit un soir que tous nos soldats, toutes nos armes, toutes nos forces suprêmes et ramassées à la hâte, étaient prises dans un immense filet, tombées dans un abîme. Quelles colères qui cherchaient leur objet, remontant des soldats aux généraux, au chef suprême, et qui n’eurent pas besoin de vingt-quatre heures pour se fixer et se concentrer sur un seul homme ! Quelles malédictions jetées sur celui qui avait résolu la guerre, et partant de milliers de bouches qui avaient pourtant crié : A Berlin ! Paris était fou de douleur après avoir été fou d’orgueil. Ces malédictions, ces colères, ce gémissement de Paris, qui sortaient du cœur même de la France, aucun de ceux qui en furent témoins ne les oubliera : ils éclatent ici dans leur tragique puissance ; l’avenir les entendra longtemps retentir dans la première et admirable pièce de ce recueil. Voilà bien le cri de la patrie ! Il a été si déchirant et si profond que toutes nos anciennes défaites sont oubliées, que toutes nos douleurs patriotiques ne datent plus que de là ; celles qui ont précédé sont désormais comme si elles n’étaient pas.

Azincourt est riant. Désormais Ramillies,
Trafalgar, plaisent presque à nos mélancolies ;
Poitiers n’est plus le deuil, Blenheim n’est plus l’affront,
Crécy n’est plus le champ où l’on baisse le front,
Le noir Rosbach nous fait l’effet d’une victoire.
France, voici le lieu hideux de ton histoire,
Sedan…..


Arrêtons ici ; le vers suivant nous contraint de nous souvenir que depuis les Châtimens, et surtout depuis les Contemplations, l’auteur a un système sur le mélange du grossier et du sublime. Il rira de notre pruderie, et nous lui dirons, nous, qu’il sera cause avant peu que le genre prétendu noble aura un retour de faveur dans ce pays fort démocratique, mais fort dédaigneux. La poésie est comme la musique : tout air a sa clé, et tout ce qui n’est pas dans le ton fait discordance et fausse note.

Petite chicane après tout dans ce beau morceau d’épopée sillonné par des traits de Dante et de Juvénal. Ce qui suit est un tableau de Salvator Rosa avec sa verve furieuse et ses chaudes couleurs victorieuses des siècles. On lit et relit avec un triste plaisir la description de la bataille ; elle est ardente comme le furent les deux armées qui se prirent corps à corps.

Deux vivantes forêts, faites de têtes d’hommes,
De bras, de pieds, de voix, de glaives, de fureur,
Marchent l’une sur l’autre et se mêlent.


Elle rend justice à ceux qui succombèrent, les uns dans la mort, les autres dans la défaite, n’ayant plus de poudre pour tirer, plus d’armes pour se jeter sur l’ennemi…

Pas un qui lâchât pied, car l’heure était suprême…
On sentait le devoir, l’honneur, le dévoûment,
Et la patrie au fond de l’âpre acharnement.


On connaît la superbe page où nos victoires, nos conquérans, nos guerriers, couronnés par l’histoire, rendent leur épée sur le champ de bataille de Sedan. L’énumération y est longue, c’est que la liste de nos gloires est longue aussi. Tout est digne d’admiration dans cette peinture, excepté un mot, encore un de ceux qui plaisent au poète depuis les Châtimens. Au reste il a tellement concentré dans cette pièce tout ce qu’il avait de haine et d’indignation, qu’elle a l’air d’un coup de grâce, et qu’il n’y revient pas.

De la même veine simplement patriotique ont jailli plusieurs morceaux tels que la pièce intitulée A la France, éloquente et pathétique dans sa brièveté. Nous entrons ici dans le domaine des illusions fatales, des espérances déçues qui ont obsédé cinq mois la pensée de Paris assiégé. Quel habitant de cette ville exaltée dans sa prison ne s’est imaginé, au moins durant quelques semaines, que les puissances allaient venir au secours de cette capitale de la civilisation ? Qui ne s’est pas indigné de la froideur qu’elles nous témoignaient, que dis-je ? des reproches qui ont plu de toutes parts sur cette France blessée, souffrant sa passion, clouée au gibet ? Qui n’a dit avec le poète :

Hélas ! qu’as-tu donc fait aux nations ? Tu vins
Vers celles qui pleuraient, avec ces mots divins :
Joie et paix ! — Tu criais : — Espérance, allégresse !
Sois puissante, Amérique, et toi, sois libre, ô Grèce !
L’Italie était grande ; elle doit l’être encor :
Je le veux ! — Tu donnas à celle-ci ton or,
A celle-là ton sang, à toutes la lumière.


Folie, infatuation ! nous le voulons bien. Les peuples ne connaissent pas la gratitude, et puis où prenions-nous ce droit de donner à celui-ci la liberté, à celui-là la puissance ? N’y avait-il pas bien de l’orgueil à se faire les redresseurs des torts, à nous chercher des missions supérieures ? Pourtant cette démence héroïque a été générale, et, lorsque notre or a été dissipé, lorsque notre sang coulait par toutes les veines du pays, nous nous sommes souvenus de l’or et du sang que nous aurions dû garder pour la France. Nous aussi, nous avons, comme le poète, réclamé une dette qui n’était pas reconnue : pour avoir été non pas bienfaisans, mais prodigues et dissipateurs, nous avons vu notre patrie reniée.

Tous les rêves de l’écrivain pourtant ne sont pas les nôtres : nous ne sommes plus avec lui quand il s’agite avec ces milliers de citadins qui se croyaient soldats. Le poète pouvait désirer des sorties moins rares, mieux concertées, bien que les événemens qui ont suivi aient dû convaincre les plus aveugles de l’inanité des forces sur lesquelles ils comptaient, et d’ailleurs la critique littéraire n’a pas à se prononcer entre la prudence hésitante et la témérité furieuse, entre le général Trochu et M. Gambetta. Cependant le bon sens et la vérité doivent être le support de toute poésie, et nous comprenons difficilement qu’une intelligence comme celle de M. Hugo en fût encore en 1870 à regarder la levée en masse comme le salut de la France. Tout ce qui lit et qui pense savait dans notre pays à quoi s’en tenir sur cette légende. Nous comprenons moins encore, si ce n’est un oubli, que l’auteur ait laissé ce mot malencontreux, ridicule, menteur, subsister dans sa pièce qui commence par ces mots : « je ne sais si je vais sembler étrange… » Aussi bien ce morceau ne compte-t-il pas au nombre de ceux qui font de l’auteur le poète de la patrie en ses malheurs, mais de ceux qui le rangent dans un parti dont il lui plaît d’être l’esclave. Que signifient en effet ces sarcasmes sur le cierge à sainte Geneviève, sur les neuvaines ? Nous ne voyons pas qu’au temps du siège Paris se soit « attardé aux chapelles, » qu’il ait beaucoup « chanté au lutrin, » ni qu’il ait laissé « l’épée pour le rosaire. » Tout le monde sait qu’il y a là une querelle personnelle où nous n’avons nulle envie d’intervenir : ce ne sont pas nos affaires ; l’auteur s’arrête ici à côté de l’intérêt vraiment français et patriotique. Il y a de belles erreurs qui sont la gloire d’un temps : celle-ci n’en est pas une. Nous aimons encore mieux les illusions qui lui font çà et là prophétiser la victoire ; si nous ne les avions pas partagées dans une certaine mesure, d’où nous serait venu le courage d’espérer contre toute espérance ?

Le mérite que l’avenir contestera le moins, ce semble, au recueil nouveau, c’est le caractère humain et populaire d’un bon nombre de pièces. Il ne s’agit pas ici des plaidoyers en faveur des insurgés vaincus ; nous n’entendons point sacrifier au poète nos braves et fidèles soldats qui méritaient plus de respect, eux qui étaient appelés à châtier le crime et qui n’en avaient pas commis. L’Année terrible, si l’on en écarte les dissensions civiles, est notre histoire à tous. L’auteur est l’emblème du Parisien de bonne foi, qui a pris son parti du siège, de la maigre pitance et des nuits passées au rempart. Il ne suffit pas de se souvenir de ces choses, et l’on est heureux d’en retrouver l’impression vivante et palpitante sous une telle plume. Ce livre est la fidèle expression de cette période formidable et poignante, et il puise là son intérêt, son unité : il demeurera, dans ses meilleures parties, comme le témoin poétique de la grande crise nationale. Le mot de revanche a été appliqué à l’Année terrible ; oui, si l’auteur avait été partout un poète et nulle part un homme de parti, ce serait là un beau commencement de revanche. De ces revanches-là, nul ne peut prendre ombrage : il dépend de nous qu’elles soient complètes, et nulle puissance au monde ne peut empêcher qu’elles préparent l’avenir.

Les meilleures parties, les pièces qui rafraîchissent le sang et rendent le courage aux vrais amis de la poésie, sont, après celle de Sedan, une Bombe aux Feuillantines, trois pages dans la Loi de formation du progrès, titre pesant et opaque d’ailleurs, Petite Jeanne, l’Enfant malade ; ajoutons la Lettre par ballon pour son originalité, plusieurs autres encore. Là il n’est pas nécessaire de penser comme M. Hugo, l’homme de parti, pour admirer le poète : il n’en faut pas davantage pour être assuré que ces morceaux iront rejoindre leurs brillans aînés dans les beaux recueils signés de son nom, lorsque ce nom signifiait toujours poésie, jamais haine ou colère. Quel retour inattendu vers l’âge d’or du poète dans une Bombe aux Feuillantines !

Un jardin verdissait où passe cette rue.
L’obus achève, hélas ! ce qu’a fait le pavé.
Ici les passereaux pillaient le sénevé,
Et les petits oiseaux se cherchaient des querelles ;
Les lueurs de ces bois étaient surnaturelles !
Que d’arbres ! quel air pur dans ces rameaux tremblans !
On fut la tête blonde, on a des cheveux blancs ;
On fut une espérance, et l’on est un fantôme.
Oh ! comme on était jeune à l’ombre du vieux dôme !
Maintenant on est vieux comme lui. Le voilà :
Ce passant rêve ; ici son âme s’envola
Chantante, et c’est ici qu’à ses vagues prunelles
Apparurent des fleurs qui semblaient éternelles.


A cinquante-sept ans de distance, ce qui fut un séjour de paix et d’innocence bénie est foudroyé par l’ennemi. Paris, des nuits entières, attendait alors les obus prussiens dans un silence étouffé que rompaient seulement les craquemens atroces. Beaucoup de gens eurent leurs chères victimes : tôt ou tard elles seront oubliées ; mais ce que la poésie a touché dure éternellement. On ne lira plus bien des pages de ce livre où il est parlé de droits, de progrès, de l’univers, de l’infini ; on se rappellera ce lieu perdu dans l’enceinte immense de la cité, et ce que l’auteur en a dit à deux reprises, quand il était dans tout l’éclat de son talent, et quand il jouissait encore de sa robuste vieillesse. En dépit de tout ce qu’il pourrait faire, en dépit des torrens de vers philosophiques et politiques dont il pourrait accabler ce simple retour sur le passé, on laissera de côté les plaidoyers, les théories, les diatribes, et l’on rapprochera l’admirable pièce des Rayons et des Ombres de cette autre, une jeune sœur, enfant survenue après trente et un ans d’intervalle. Les poètes ne savent pas assez où est leur véritable gloire : ils sont bien humbles ou ils placent bien mal leur orgueil.

Ici la vie était de la lumière ; ici
Marchait, sous le feuillage en avril épaissi,
Sa mère, qu’il tenait par un pan de sa robe.
Souvenirs ! comme tout brusquement se dérobe !
L’aube ouvrant sa corolle à ses regards a lui
Dans ce ciel où flamboie en ce moment sur lui
L’épanouissement effroyable des bombes.
O l’ineffable aurore où volaient des colombes !
Cet homme que voici lugubre était joyeux.
Mille éblouissemens émerveillaient ses yeux.
Printemps ! en ce jardin abondaient les pervenches,
Les roses, et des tas de pâquerettes blanches
Qui toutes semblaient rire au soleil se chauffant,
Et lui-même était fleur, puisqu’il était enfant.

Qu’on relise le petit poème de 1839, qu’on se replace dans le cadre où l’auteur de l’Année terrible mit le tableau de son enfance pure et bien digne d’envie. Quand il écrivit ces pages, il était poète, et voilà tout ; il avait choisi la meilleure part, et il la définissait indépendance et désintéressement. Laissait-il échapper quelques odes inspirées par les événemens contemporains, il eût voulu les appeler simplement historiques, tant il avait de répugnance pour la politique, « ce bruit de charrettes embarrassées, » comme il disait dans son suprême dédain. « Cette tête au front pur, ce sourire naïf » dont il parle,

Cette bouche où jamais n’a passé le mensonge,


tout cela annonçait l’écrivain à la vie sereine, dont le vers ne deviendrait jamais une arme. Les arbres du jardin des Feuillantines, en murmurant à sa mère : « Laisse-nous cet enfant, » promettaient d’en faire un poète, et ils ont tenu parole ; ils répétaient à l’enfant cette leçon « d’être bon, d’être vrai, » chose difficile dans les luttes des partis, de se réfugier dans la nature contre les atteintes « du monde où l’esprit se corrompt. » — « Aimez les champs ! » redisait-il lui-même à la petite génération qui croissait autour de lui, et du bruit des villes, où l’on voit « le choc des passions humaines, » il l’envoyait « aux vallons, aux fontaines, où l’on entend parler Dieu. »

Il paraît bien en effet qu’on ne l’entend point ou qu’on l’entend mal dans les combats de la politique ; nous ne voulons en juger que par ce livre de l’Année terrible. Dieu est traité avec plus ou moins de respect, suivant qu’il paraît favorable aux amis de l’auteur ou à ses adversaires, suivant qu’il est de la droite ou de l’extrême gauche. Il y a deux pièces qui forment chacune le couronnement des deux parties de l’œuvre : la Loi de formation du progrès et celle qui commence par ces mots : « terre et cieux, si le mal régnait… » Dans la première, l’âme du poète souffrant des maux que tout le monde supporte, mais soumise aux décrets d’en haut, qui ont voulu que la France fût vaincue, peint d’une image le progrès, le seul qui soit accordé à la terre, un escalier tournant que les hommes gravissent, et qui les fait passer tour à tour dans l’ombre et dans la lumière. Dans la seconde, le mal est le passé, c’est-à-dire tout ce qui ne plaît pas à ses amis, tout ce qui ne plaît plus au poète. Si le mal ainsi défini devait triompher, Dieu serait « le scélérat divin, » il faudrait le mettre « au pilori de l’univers. » Et voici qui nous attriste au moins autant que ces folies. Rappelant sans le vouloir je ne sais quel insensé qui menaçait dans un club d’escalader le ciel, le rappelant tout ensemble par la valeur de la pensée et de la parole, il écrit ces vers :

J’irais, je le verrais, et je le saisirais
Dans les cieux, comme on prend un loup dans les forêts,
Et terrible, indigné, calme, extraordinaire,
Je le dénoncerais à son propre tonnerre.


Il serait plus raisonnable de nier Dieu que de l’affirmer de cette façon et dans des vers dont la qualité est déjà un commencement de châtiment céleste. Nous conseillons au lecteur de faire comme nous, de feuilleter ce livre et d’en appeler, de M. Hugo le politique jetant feu et flamme, à M. Hugo le poète, vrai, naturel et humain.

Les deux perles de ce recueil sont les deux morceaux A petite Jeanne et A l’enfant malade. Lorsqu’on réfléchit à tant de circonstances significatives : les étrangers seuls s’unissant dans un concert de louanges, la voix publique tirant de la foule de ces poésies deux ou trois pièces qui sont belles par elles-mêmes, sans le secours de l’estampille politique ; quand on songe à tout cela, on cherche quel avertissement a pu manquer à M. Hugo, et s’il ne voit pas clairement que le poète fait fausse route en se mettant à la suite de l’homme politique. Ici nous retrouvons entièrement l’auteur de tant d’œuvres consacrées aux joies de la famille, le poète lyrique français que rêvaient ceux que notre vieille lyre classique laissait froids et mécontens. Le premier de ces petits chefs-d’œuvre est d’un souffle plus élevé ; mais le second est d’une grâce plus pénétrante, ciselé d’une main plus sûre, et il a sur l’autre l’avantage considérable de la strophe, forme suprême de la poésie, celle qui trahit d’ordinaire une main sur laquelle ont passé les nombreuses années. On a lu partout ces charmans vers, et nous ne citons les derniers que pour en rappeler la douce musique :

Si je ne vous vois pas comme une belle femme
Marcher, vous bien porter,
Rire, et si vous semblez être une petite âme
Qui ne veut pas rester…..
Je croirai qu’en ce monde, où le suaire au lange
Parfois peut confiner,
Vous venez pour partir, et que vous êtes l’ange
Chargé de m’emmener.

Ce que nous avons recueilli jusqu’ici de pages de ce livre se trouve dans la première moitié ; c’est par là que l’auteur a été le poète de nos malheurs et de nos consolations. Il a mené le deuil de notre gloire et a soutenu notre espérance tant qu’il n’a pas séparé sa cause de celle de la France entière. Il pouvait attacher son nom au souvenir des épreuves de sa patrie : il ne l’a pas voulu. Il a fait un choix entre les partis qui déchirent notre malheureux pays, non-seulement comme citoyen, mais comme poète. Aussitôt sa situation est changée. Il avait dit, en rentrant parmi nous, qu’il ne voulait « aucune part au pouvoir, part entière au danger. » C’était le début le plus heureux, le plus digne de lui ; il prouvait ainsi que dans son exil, dans ses refus persévérans, « il avait la foi et jamais de pensée que pour la France. » Il venait demander en des vers touchans sa part des misères, et, sa mère étant captive, il voulait porter « son anneau de la chaîne. » Généreux mouvement où se confondaient le républicain convaincu et le poète détaché de tout intérêt autre que celui du pays ! Durant cinq mois, il est resté fidèle à ce programme d’un écrivain patriote placé au-dessus des disputes de faction ou de secte. Des douleurs personnelles, une perte affreuse, devaient encore resserrer les liens qui l’unissaient au cœur de la patrie. Il avait dit :

Pour prix de mon exil, tu m’accorderas, France,
Un tombeau.


Et c’était le tombeau de son fils qui allait s’ouvrir ! Comment se fait-il que cette année si triste sans doute, mais si honorable pour lui, allait se terminer d’une manière inattendue, et consommer presque la séparation entre le pays et le poète ?

M. Victor Hugo s’est persuadé qu’il pouvait maintenir l’équilibre entre Paris et Versailles durant le combat, entre la justice et l’humanité après la victoire. Des philosophes, des saints, ont parlé avec autorité dans les guerres civiles ; mais ces guerres civiles n’avaient pas mis aux mains le pouvoir légitime avec des rebelles, et ces philosophes, ces saints, n’étaient d’aucun parti. Flavien fléchissait la colère de Théodose contre Antioche ; il ne traitait pas l’empereur et la révolte sur le même pied. Un citoyen à ses risques et périls se jette dans la mêlée des opinions ; le poète en fera-t-il autant ? M. Hugo a confondu deux rôles distincts. Voilà ce qui enlève à la seconde moitié du livre, avec la sympathie du public, le grand caractère de la première moitié. Ce n’est plus la voix de la patrie qui parle : elle aurait tenu un langage plus triste ; elle aurait respecté ses magistrats et ceux qui agissaient en leur nom.

Est-ce à dire que cette seconde moitié est à rejeter tout entière ? Il s’en faut certes ; seulement le vrai, le bon est enchevêtré dans l’injuste et le passionné. Non, le beau ne peut se détacher entièrement de la vérité ; pour le malheur de l’humanité, la pensée peut s’altérer et déchoir sans perdre tous les rayons de sa primitive splendeur. Quand il en est ainsi, l’artiste emporte avec lui bien des souvenirs de son talent : il n’emporte pas la justice et la vérité comme un bagage du génie ; ces nobles choses, pour qui sait les comprendre, ne changent point de place. Le vrai et le juste tendent à un même sommet que le beau ; c’est là-haut que les idées éternelles se rejoignent, là-haut qu’est la pure et véritable gloire. S’il plaît à l’artiste de s’en écarter, il descend déjà la pente. On nous permettra d’essayer comme un triage dans cette seconde partie de l’Année terrible ; afin que l’expérience que nous tentons pour le public soit autant que possible décisive, nous la ferons sur la pièce la plus hardie, d’autres diraient la plus violente : A ceux qu’on foule aux pieds.

Si M. Victor Hugo avait voulu être en même temps le citoyen républicain qu’il est et le poète patriote et impartial que nous rêvons, il n’aurait pas d’abord revendiqué pour lui seul le mérite d’avoir des entrailles, il n’aurait pas dit :

Celui qui n’a jamais fait le mal, et qui pleure…


Qui peut écrire ce mot, faisant partie de cette humanité faible et de ce siècle plein d’obscurité ?

Quel est celui
Qui s’écrira : « Je suis l’astre, et j’ai toujours lui ;
Je n’ai jamais failli, jamais péché ; j’ignore
Les coups du tentateur à ma vitre sonore ;
Je suis sans faute. » — Est-il un juste audacieux
Qui s’ose affirmer pur devant l’azur des cieux ?


C’est ce qu’on peut lire dans ce même volume. En quoi l’auteur est-il plus impeccable au mois de juin qu’au mois de février ? Surtout le poète que nous cherchons n’aurait pas prononcé le mot d’opprimés devant une victoire nécessaire de la nation, devant la loi qui n’a pas voulu trancher sans jugement le procès de trente mille prévenus ; il n’aurait pas fait entendre cette parole malheureuse de la fin : « nous, les combattans du peuple ; » on ne se dit point combattant, on ne lève point un drapeau, lorsqu’on veut désarmer la guerre civile.

Voilà le langage qu’il aurait fallu ne pas tenir pour descendre dans l’arène sanglante avec l’olivier de la paix, pour y porter des paroles écoutées. Et alors quoi de plus beau que l’intervention d’un poète au milieu des déchiremens de la patrie ? Ne craignons pas de l’avouer, il n’y a pas de sacrifices plus effroyables que ceux qui terminent les luttes de citoyens d’une même patrie. Nos ancêtres du XVIe siècle, qui ont connu les guerres civiles, savaient bien, et ils nous l’ont dit, que plus l’amour et le lien du sang unissent les hommes, plus les inimitiés sont implacables. A défaut du magistrat et du prêtre, qui n’ont plus d’empire, que l’homme inspiré exerce le sien, et rappelle dans la cité la paix, la justice, la clémence ! Il n’a pas ouvert son âme à la colère, ni disputé les suffrages du peuple en des comices bruyans, ni enroué son harmonieuse voix parmi les cris de la place publique. Il sort doux et calme du sanctuaire de la muse. Qu’il soit le refuge et l’intercession des vaincus, que les malheureux trouvent en lui un dernier ami, un appui efficace ! quoi de plus naturel ? On ne lui marchandera ni l’attention ni le respect ; comme dans une famille où par le une voix sévère et autorisée, on ne se demandera pas jusqu’à quel point tel reproche est mérité ou telle excuse légitime. Ce poète-là pourra dire :

Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin,
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
Ils errent ; l’instinct bon se nourrit de clarté ;
Ils n’ont rien dont leur âme obscure se repaisse…


Que ne peut-on faire entendre aux hommes quand leur cœur est touché ? La justice a lu tous les dossiers, entendu tous les témoins, elle s’est entourée de toutes les garanties ; nous savons, à n’en pas douter, que tous ces malheureux dont la patrie se sépare sont coupables, que leur crime est avéré, et pourtant combien ces vers seraient touchans, si M. Victor Hugo était aussi impartial qu’il se croit sûr de l’être !

O pitié ! quand je pense à ceux qui vont partir !
Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr.
Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ;
De toutes les douleurs ils traversent les cribles ;
Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont
Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond.
Où ? Qui le sait ? Leurs bras vers nous en vain se dressent.
Oh ! ces pontons sur qui j’ai pleuré reparaissent,
Avec leurs entre-ponts où l’on expire, ayant
Sur soi l’énormité du navire fuyant !
On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ;
On mange avec les doigts au baquet tous ensemble,
On boit l’un après l’autre au bidon, on a chaud,
On a froid, l’ouragan tourmente le cachot,
L’eau gronde, et l’on ne voit, parmi ces bruits funèbres,
Qu’un canon allongeant son cou dans les ténèbres.
Je retombe en ce deuil qui jadis m’étouffait.
Personne n’est méchant, et que de mal on fait !


L’auteur fait ici une concession qui a lieu de surprendre : tant de vers irrités où le dernier est perdu et noyé ne lui permettent pas de dire sans inconséquence que « personne n’est méchant. » Un poète impartial n’excuserait pas la justice pour couvrir le crime. Il n’est que trop vrai, l’auteur de l’Année terrible entend jouer deux personnages différens, il veut être à la fois neutre et belligérant. Il prend parti dans la querelle, et il réclame des privilèges. C’est la situation d’un homme qui demanderait un sauf-conduit dans une guerre et qui s’en servirait pour l’intérêt de la cause qu’il favorise. Quelle peut être la conséquence de cette attitude, si ce n’est qu’il lui est impossible de réaliser le bien qu’il se propose ? Ses cliens trouvent en lui un allié dont les autres se défient, ses adversaires un avocat de la cause contraire ; ses vers deviennent une déclamation de circonstance, son livre un champ de bataille où se prolonge la lutte.

Nous en pourrions dire autant de la pièce des Fusillés. Certes il est navrant de songer qu’en plein mois de mai, sous le ciel bleu, aux rayons d’un soleil qui semble distribuer la vie à tous, il y ait eu tant de gens à mourir. Quand la nature semble tout donner, en une saison où il faut si peu de chose à l’homme pour subsister, pour être heureux, quand l’enfant devrait jouer, la jeune fille cueillir des roses, le vieillard puiser dans l’air du printemps une nouvelle vigueur, il est affreux que des enfans, des jeunes filles, des vieillards, reçoivent le coup fatal. Ils vont même au-devant de leur supplice, et meurent sans regret pour ces douceurs de la vie, pour cette patrie qui les pleure. L’image de ces morts indifférentes sans terreur, sans repentir, — car ils avaient trempé dans le grand crime de l’incendie, l’auteur ne le dit pas, — la peinture de « cette facilité sinistre de mourir » n’est pas sans beauté. C’est une lumière imprévue sur nos plaies morales. Ces malheureux pervertis, ces damnés, ne connaissaient pas le désespoir, s’étant fait des joies contre la nature humaine : Dieu avait disparu de leurs cœurs ; Satan y était resté. Cependant il ne faut pas voir en eux des âmes fières devant le trépas : l’écrivain dépasse la mesure, ce qui lui arrive souvent ; il s’enivre tantôt d’une pensée, tantôt d’une image. Cette expression de penseur ivre, qui est de lui et qui lui plaît, est un aveu. Un vrai penseur, c’est-à-dire, maître de lui-même, n’aurait pas oublié que cette indifférence était après tout l’exception, que dans ces jours de cruelle mémoire il n’y a pas eu, pour ainsi dire, de lieu de combat qui n’ait vu ses supplians et, pour la consolation de l’humanité, ses victoires innombrables de la clémence. Il aurait vu surtout, s’il avait été présent, que ces deux mois d’abominables violences avaient répandu dans cette ville un endurcissement inouï, endurcissement de chacun sur sa vie, hélas ! et sur la vie d’autrui. La nature humaine ne résiste pas longtemps au règne du mal. Les mauvais se jouaient de l’existence des victimes de leur tyrannie ; les bons dans les derniers jours, jusqu’aux femmes et aux jeunes filles innocentes, voyaient sans pitié les cadavres de leurs tyrans amoncelés sur les trottoirs des rues.

À ces deux derniers morceaux, les plus remarquables à tous égards de la seconde moitié, nous joindrons celui qui commencé par ces mots : « ô Charles, je te sens près de moi… » C’est le pendant de A la petite malade, car les événemens semblent s’être entendus pour établir une symétrie entre les deux parties de l’année et du livre. Une grâce plus triste règne dans cette pièce, également lyrique, moulée sur un mètre identique, non moins éloignée du prosaïsme, écueil ordinaire où viennent échouer les talens appauvris. Un second trait commun rapproche ces deux petites compositions, la simplicité : rien ne réussit mieux à M. Victor Hugo que de renoncer à l’effort et de détendre son style. Hercule, c’est-à-dire la force, excelle à donner l’idée de la grâce quand il joue avec un enfant ; nous ne voudrions effacer de ces strophes que les redites habituelles sur l’ombre : il a rencontré ici une plus juste mesure dans l’expression de ses amertumes politiques. On dirait que la vue de ses petits-enfans lui rend la sérénité de la pensée. Il dit en songeant à sa mort :

Je saurai le secret de l’exil, du linceul
Jeté sur votre enfance,
Et pourquoi la justice et la douceur d’un seul
Semble à tous une offense.
Je comprendrai pourquoi, tandis que vous chantiez
Dans mes branches funèbres,
Moi qui pour tous les maux veux toutes les pitiés,
J’avais tant de ténèbres.
Je saurai pourquoi l’ombre implacable est sur moi,
Pourquoi tant d’hécatombes,
Pourquoi l’hiver sans fin m’enveloppe, et pourquoi
Je m’accrois sur des tombes ;
Pourquoi tant de combats, de larmes, de regrets,
Et tant de tristes choses ;
Et pourquoi Dieu voulut que je fusse un cyprès
Quand vous étiez des roses.

Il faut regretter que l’Année terrible ne se termine pas sur ces images doucement attristées. En effet, il ne dépend pas de nous que ces mois funestes ne laissent chacun le souvenir d’un désastre ; mais nous avons bu le calice jusqu’à la lie, — pourquoi jeter d’avance sur l’avenir le deuil de nos afflictions ? L’avenir, ce sont ces têtes blondes qui réjouissent encore le cœur de l’homme accablé par les douleurs plus que par les années. La France ne finit pas avec nous : ses blessures se fermeront ; tous peuvent quelque chose pour les cicatriser, tous le doivent pour elle, pour les enfans qui la reverront heureuse et riante, et se souviendront que nous y avons contribué par le courage et l’esprit de sacrifice.

Le poète qui aurait écrit l’Année terrible telle que nous l’aurions voulue, c’est-à-dire sans acception de parti, n’est pas un homme idéal : nous le connaissons tous, il est l’auteur de tant d’œuvres admirables qui vont des Orientales au volume des Rayons et des Ombres. Dans cette période, il avait une idée plus sévère, plus jalouse de la poésie, et savait le peu que vaut un titre, une faveur de la multitude, une parcelle du pouvoir chèrement achetée. Alors il ne flattait personne, pas même un peuple. En revanche, il était entouré de sympathies : il avait pour ami tout ce qui aimait la gloire du pays. Aujourd’hui même, il aura beau faire, il n’empêchera pas que la France, plus soigneuse de la renommée du poète que lui-même, le cherche toujours dans ces années fécondes et pures ; il ne fera pas que la postérité ne le replace dans cette époque de calme où il était indépendant. Là est son midi dans la carrière qu’il a fournie, là est l’unité de son talent malgré les efforts qu’il a faits pour déconcerter l’histoire. Il avait ressaisi son libre génie, et ne l’avait pas encore attelé à ce char que tirent en tout sens les ambitieux. M. Victor Hugo se trouvait à égale distance des deux excès où le tempérament de son talent l’a fait tomber. On lui a reproché d’être radical après avoir été royaliste et vendéen, on a vanté les Odes et ballades au détriment des recueils qui ont succédé. Nous avons toujours tenu cette façon de juger pour un lieu-commun : les uns réservent ainsi la plus belle palme pour le chantre du droit divin, les autres pour le novateur circonspect et modéré ; par ce procédé, on le réclame pour la monarchie ou on l’attire à l’école classique. A notre avis, l’écrivain n’est lui-même qu’à partir de 1826, dans la dernière partie de ce recueil, et il demeure ce que la nature selon toute apparence lui avait ordonné d’être, un homme étranger à nos disputes, sans être indifférent à nos épreuves, jusqu’au moment où la politique le saisit et rompt l’équilibre de son talent. Dans cet entraînement, qui ne fut pas le premier, ne l’oublions pas, il a été emporté aussi loin qu’il l’avait été en sens contraire.

On trouvera peut-être que le sentiment des proportions manque à ce rapprochement entre les deux extrémités de cette carrière : avant d’en concevoir quelque surprise, que l’on regarde de près aux trois premiers livres des Odes et ballades. Nous ne parlerons pas des pièces inspirées par des événemens présens ou passés : celles-là sont ce que l’on pouvait prévoir, plus oratoires que poétiques ; la déclamation devait nécessairement y avoir sa part. Il faut lire en particulier celles que l’auteur tirait de son propre fonds et qui n’avaient rien d’officiel, le Poète dans les révolutions, Vision, le Repas libre, la Liberté, au Colonel Gustaffson. On y trouvera les mêmes plaintes de l’écrivain qui croit voir pour lui se préparer le martyre, le siècle qui s’écroule et va rejoindre le siècle écroulé parce que-tout le monde ne se groupe pas autour du même drapeau que l’auteur, les rois goûtant leur dernier festin au moment où ils vont être jetés aux tigres, la liberté française traitée de servitude impie et placée au-dessous de l’esclavage turc. Loin de nous la pensée de mettre le présent de M. Victor Hugo en opposition avec son passé ! Nous prétendons au contraire qu’ils se ressemblent fort : même exagération, même vivacité passionnée. La pièce la plus curieuse est celle qu’à l’âge de vingt-trois ans il adressait au colonel Gustaffson ; elle est peu lue et surtout difficile à comprendre pour la génération actuelle. Voilà un roi sans royaume, « Gustave fils des Gustaves, » descendu de son trône, mais contraint et forcé ; sa couronne l’a quitté à cause de ses folies, de ses trahisons, comme un insensé à qui sa famille a donné des tuteurs ; après dix-sept ans de règne, il faut lui substituer un oncle qui avait protégé en qualité de régent sa jeune royauté quand il était mineur ; ni la nation, ni les rois, ni la sainte-alliance, ne réclament pour lui au milieu de toutes les restaurations dont l’Europe était témoin. Cependant cet homme, devenu citoyen de Bâle et hôte de la paisible ville de Saint-Gall, publie des mémoires où l’on trouve plus de mysticisme que de faits nouveaux et surtout de bon sens. L’auteur des Odes et ballades en fait aussitôt un roi de génie, une grande âme, un prophète dont le monde « écoute les oracles à genoux. » D’où vient cet enthousiasme, si ce n’est de l’image du droit divin qu’il croit apercevoir dans ce monarque retiré du monde ? Avons-nous tort de mettre dans la même balance les entraînemens d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, de chercher le vrai poète à l’époque où il était en pleine possession de lui-même ?

C’était une belle destinée que celle de M. Victor Hugo quand il exerçait le même empire sur tous les esprits dans son pays, sur toutes les conditions dans la société, quand il s’avançait vers la postérité entouré des témoignages unanimes de son temps ! Au lieu de faire naître des motifs de discorde ou de semer des haines, il offrait une occasion de rapprochement dans les plus nobles joies de l’intelligence ; il faisait trêve aux misérables disputes, et convoquait les hommes au banquet de la poésie. Aujourd’hui plus que jamais, les âmes auraient besoin de se désaltérer à quelque source rafraîchissante pour y puiser non l’oubli, mais la foi dans le devoir et la force de le remplir. Et qui possède le secret de la faire jaillir, si ce n’est lui ? Pour être celui que l’heure présente appelle, il n’a qu’à se souvenir de ce qu’il a été. Il n’y a plus entre lui et la France un pouvoir ennemi, une dictature qui le persécute. Eh bien ! à l’époque même où cela existait, il s’est rappelé qu’il était surtout poète. Dans les Contemplations et dans la Légende des siècles, il nous a rendu souvent les inspirations calmes et sereines de sa meilleure époque : pourquoi refuserait-il de renouer encore son présent à son passé ? Ce ne sont pas sans doute les ombrages du gouvernement d’alors qui faisaient sa paix et sa mansuétude ; ce n’est pas à la crainte d’un procès que nous devions ces beaux vers.

Peut-être ce retour vers l’époque paisible de sa carrière coûterait-il beaucoup à la passion qui le pousse : il veut être sans doute le poète de la république. C’est encore un noble rôle à jouer, mais à la condition qu’il ne perde pas de vue les grands intérêts de cette France nouvelle qu’il s’agit de fonder. La république vit de justice ; pour la bien servir, il faut être équitable et ne pas craindre par exemple, comme l’auteur de l’Année terrible, de rappeler le meurtre des otages ou le coup de main du 31 octobre. La république ne vit pas de mensonges ; elle n’a que faire de la flatterie : à quoi bon répéter à satiété que Paris, jusque dans ses folies, est l’admiration du monde, qu’il porte dans ses flancs l’avenir du genre humain ? Que le poète exerce une influence heureuse sur ce peuple dont il ambitionne la confiance ; qu’il lui fasse aimer l’ordre sous le régime de la liberté ! Le pire moyen de fonder celui-ci est d’employer le talent aux accusations déclamatoires, aux calomnies, de voir des monstres partout et de se croire appelé à en purger la terre. Puisque M. Victor Hugo aime à parler encore de sa clémence et de sa douceur, qu’il commence par s’apaiser et qu’il apaise ceux qu’il irrite souvent à plaisir, comme s’il n’avait pas le sentiment de sa responsabilité. Le secret pour réussir dans cette œuvre de pacification est de ne pas mêler deux personnages dans le même moment et dans le même livre, de ne traiter ni la poésie comme affaire de parti, ni la politique comme sujet de développemens poétiques, d’effets de style, de métaphores et d’antithèses.


Louis ETIENNE.