L’Antéchrist (Renan)/II. Pierre à Rome

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Michel Lévy (p. 26-45).


CHAPITRE II.


PIERRE À ROME.


Les chaînes de Paul, son entrée à Rome, toute triomphale selon les idées chrétiennes, les avantages que lui donnait sa résidence dans la capitale du monde ne laissaient point de repos au parti de Jérusalem. Paul était pour ce parti une sorte de stimulant, un émule actif, contre lequel on murmurait et que l’on cherchait néanmoins à imiter. Pierre, notamment, toujours partagé, envers son audacieux confrère, entre une vive admiration personnelle et le rôle que son entourage lui imposait, Pierre, dis-je, passait sa vie, traversée aussi par de nombreuses épreuves[1], à copier Paul, à le suivre de loin dans ses courses, à trouver après lui les fortes positions qui pouvaient assurer le succès de l’œuvre commune. Ce fut probablement à l’exemple de Paul qu’il se fixa, vers l’an 54, à Antioche. Le bruit répandu en Judée et en Syrie, dans la seconde moitié de l’an 61, de l’arrivée de Paul à Rome put de même lui inspirer l’idée d’un voyage vers l’Occident.

Il semble qu’il vint avec toute une société apostolique. D’abord son interprète Jean-Marc, qu’il appelait « son fils », le suivait d’ordinaire[2]. L’apôtre Jean, nous l’avons plus d’une fois remarqué, paraît aussi en général avoir accompagné Pierre[3]. Quelques indices portent même à croire que Barnabé fut du voyage[4]. Enfin, il n’est pas impossible que Simon de Gitton se soit de son côté transporté dans la capitale du monde[5], attiré par l’espèce de charme que cette ville exerçait sur tous les chefs de secte[6], les charlatans, les magiciens et les thaumaturges[7]. Rien n’était plus familier aux Juifs que le voyage d’Italie. L’historien Josèphe vint à Rome en l’an 62 ou 63 pour obtenir la délivrance de prêtres juifs, très-saints personnages qui, pour ne rien manger d’impur, ne vivaient en pays étranger que de noix et de figues, et que Félix avait envoyés rendre raison d’on ne sait quel délit à l’empereur[8]. Qui étaient ces prêtres ? Leur affaire était-elle sans lien avec celle de Pierre et de Paul ? Le manque de preuves historiques laisse planer sur tous ces points beaucoup de doutes. Le fait même sur lequel les catholiques modernes font reposer l’édifice de leur foi est loin d’être certain[9]. Nous croyons cependant que les « Actes de Pierre », tels que les racontaient les ébionites, n’étaient fabuleux que dans le détail. La conception fondamentale de ces Actes, Pierre courant le monde à la suite de Simon le Magicien pour le réfuter, apportant le vrai Évangile qui doit renverser l’Évangile de l’imposteur[10], « venant après lui comme la lumière après les ténèbres, comme la science après l’ignorance, comme la guérison après la maladie », cette conception est vraie, quand on a mis le nom de Paul à la place de celui de Simon, et qu’au lieu de la haine féroce que les ébionites témoignèrent toujours contre le prédicateur des gentils, on se figure entre les deux apôtres une simple opposition de principes, n’excluant ni la sympathie ni l’accord sur le point fondamental, l’amour de Jésus. Dans ce voyage entrepris par le vieux disciple galiléen pour suivre la trace de Paul, nous admettons même volontiers que Pierre, suivant Paul de près, toucha à Corinthe, où il avait avant sa venue un parti considérable[11], et qu’il y donna beaucoup de force aux judéo-chrétiens, de telle sorte que plus tard l’Église de Corinthe put prétendre avoir été fondée par les deux apôtres, et soutenir, en faisant une légère erreur de date, que Pierre et Paul avaient été chez elle en même temps et de là étaient partis de compagnie pour trouver la mort à Rome[12].

Quelles furent à Rome les relations des deux apôtres ? Certains indices portent à croire qu’elles furent assez bonnes[13]. Nous verrons bientôt Marc, le secrétaire de Pierre, chargé d’une mission de son maître, partir pour l’Asie avec une recommandation de Paul[14] ; en outre, l’épître attribuée à Pierre, écrit d’une authenticité très-soutenable, présente de nombreux emprunts faits aux épîtres de Paul. Deux vérités sont nécessaires à maintenir dans toute cette histoire : la première est que des divisions profondes (bien plus profondes que celles qui furent jamais, dans la suite de l’histoire de l’Église, la matière d’aucun schisme) partagèrent les fondateurs du christianisme, et que la forme de la polémique, conformément aux habitudes des gens du peuple, fut entre eux singulièrement âpre[15] ; la seconde, c’est qu’une pensée supérieure réunit, même de leur vivant, ces frères ennemis, en attendant la grande réconciliation que l’Église devait opérer d’office entre eux après leur mort. Cela se voit souvent dans les mouvements religieux. Il faut aussi, dans l’appréciation de ces débats, tenir grand compte du caractère juif, vif et susceptible, porté aux violences de langage. Dans ces petites coteries pieuses, on se brouillait, on se raccommodait sans cesse ; on avait des mots aigres, et néanmoins on s’aimait. Parti de Pierre, parti de Paul, ces divisions n’avaient pas beaucoup plus de conséquence que celles qui séparent de nos jours les différentes fractions de l’Église positiviste. Paul avait à ce sujet un mot excellent : « Que chacun reste dans le type d’enseignement qu’il a reçu[16] ; » règle admirable que l’Église romaine ne suivra guère plus tard. L’adhésion à Jésus suffisait ; les divisions confessionnelles, si l’on peut s’exprimer ainsi, étaient une simple question d’origine indépendante des mérites personnels du croyant.

Un fait pourtant qui a sa gravité, et qui porterait à croire que les bons rapports ne se rétablirent pas entre les deux apôtres, c’est que, dans le souvenir de la génération suivante, Pierre et Paul sont les chefs de partis opposés au sein de l’Église ; c’est que l’auteur de l’Apocalypse, le lendemain de la mort des apôtres, au moins de la mort de Pierre, est, de tous les judéo-chrétiens, le plus haineux contre Paul[17]. Paul se regardait comme le chef des païens convertis partout où il y en avait ; c’était là son interprétation du pacte d’Antioche ; les judéo-chrétiens l’entendaient évidemment d’une façon différente. Il est probable que ce dernier parti, qui avait toujours été très-fort à Rome, tira de l’arrivée de Pierre une grande cause de prépondérance. Pierre devint son chef et le chef de l’Église de Rome. Or le prestige sans égal de Rome donnait à un pareil titre la plus grande importance. On voyait quelque chose de providentiel dans le rôle de cette ville extraordinaire[18]. Par suite de la réaction qui se produisait contre Paul, Pierre devenait de plus en plus, en vertu d’une sorte d’opposition, le chef des apôtres[19]. Le rapprochement se fit bien vite chez des esprits faciles à frapper. Le chef des apôtres dans la capitale du monde ! quoi de plus parlant ? La grande association d’idées qui devait dominer les destinées de l’humanité pendant des milliers d’années venait de se constituer. Pierre et Rome deviennent inséparables ; Rome est prédestinée à être la capitale du christianisme latin ; la légende de Pierre, premier pape, est écrite d’avance ; mais il faudra quatre ou cinq siècles pour que cela se débrouille. Rome, en tout cas, ne se douta guère, le jour où Pierre y mit le pied, que ce jour réglait son avenir, et que le pauvre Syrien qui venait d’entrer dans ses murs prenait possession d’elle pour des siècles.

La situation morale, sociale, politique, s’aggravait de jour en jour. On ne parlait que de prodiges et de malheurs[20] ; les chrétiens en étaient plus affectés que personne[21] ; l’idée que Satan est le dieu de ce monde s’enracinait chez eux de plus en plus[22]. Les spectacles leur paraissaient démoniaques. Ils n’y allaient jamais ; mais ils entendaient les gens du peuple en parler. Un Icare qui, dans l’amphithéâtre en bois du Champ de Mars, prétendit se soutenir en l’air, et qui s’en vint tomber sur la stalle même de Néron, en le couvrant de son sang[23], les frappa beaucoup, et devint l’élément capital d’une de leurs légendes. Le crime de Rome atteignait les dernières limites du sublime infernal ; c’était déjà un usage dans la secte, soit par précaution contre la police, soit par goût du mystère, de ne désigner cette ville que par le nom de Babylone[24]. Les juifs avaient coutume d’appliquer ainsi à des choses modernes des noms propres symboliques empruntés à leur vieille littérature sacrée[25].

Cette antipathie peu dissimulée pour un monde qu’ils ne comprenaient pas devenait le trait caractéristique des chrétiens. « La haine du genre humain » passait pour le résumé de leur doctrine[26]. Leur mélancolie apparente était une injure à « la félicité du siècle » ; leur croyance à la fin du monde contrariait l’optimisme officiel, selon lequel tout renaissait. Les signes de répulsion qu’ils faisaient en passant devant les temples donnaient l’idée qu’ils ne songeaient qu’à les brûler[27]. Ces vieux sanctuaires de la religion romaine étaient extrêmement chers aux patriotes ; les insulter, c’était insulter Évandre, Numa, les ancêtres du peuple romain, les trophées de ses victoires[28]. On chargeait les chrétiens de tous les méfaits ; leur culte passait pour une superstition sombre, funeste à l’empire ; mille récits atroces ou honteux circulaient sur leur compte ; les hommes les plus éclairés y croyaient et regardaient ceux qu’on désignait ainsi à leur haine comme capables de tous les crimes.

Les nouveaux sectaires ne gagnaient guère d’adhérents que dans les basses classes ; les gens bien élevés évitaient de prononcer leur nom, ou, quand ils y étaient obligés, s’excusaient presque[29] ; mais, dans le peuple, les progrès étaient extraordinaires ; on eût dit une inondation, quelque temps endiguée, qui faisait irruption[30]. L’Église de Rome était déjà tout un peuple[31]. La cour et la ville commençaient sérieusement à parler d’elle ; ses progrès furent quelque temps la nouvelle du jour[32]. Les conservateurs songeaient avec une sorte de terreur à ce cloaque d’immondices qu’ils se figuraient dans les bas-fonds de Rome ; ils parlaient avec colère de ces espèces de mauvaises herbes indéracinables, qu’on arrache toujours, qui repoussent toujours[33].

Quant à la populace malveillante, elle rêvait des forfaits impossibles pour les attribuer aux chrétiens. On les rendait responsables de tous les malheurs publics. On les accusait de prêcher la révolte contre l’empereur et de chercher à soulever les esclaves[34]. Le chrétien arrivait à être dans l’opinion ce que fut par moments le juif du moyen âge, le bouc émissaire de toutes les calamités, l’homme qui ne pense qu’au mal, l’empoisonneur de fontaines, le mangeur d’enfants, l’allumeur d’incendies[35]. Dès qu’un crime était commis, le plus léger indice suffisait pour arrêter un chrétien et le faire mettre à la torture. Souvent le nom seul de chrétien suffisait pour amener l’arrestation. Quand on les voyait s’éloigner des sacrifices païens, on les injuriait[36]. L’ère des persécutions était ouverte en réalité ; elle durera désormais avec de courts intervalles jusqu’à Constantin. Dans les trente années qui se sont écoulées depuis la première prédication chrétienne, les Juifs seuls ont persécuté l’œuvre de Jésus ; les Romains ont défendu les chrétiens contre les Juifs ; maintenant les Romains se font persécuteurs à leur tour. De la capitale, ces terreurs, ces haines se répandaient dans les provinces et provoquaient les plus criantes injustices[37]. Il s’y mêlait d’atroces plaisanteries ; les murs des lieux où se réunissaient les chrétiens étaient couverts de caricatures et d’inscriptions injurieuses ou obscènes contre les frères et les sœurs[38]. L’habitude de représenter Jésus sous la forme d’un homme à tête d’âne était déjà peut-être établie[39].

Personne ne doute aujourd’hui que ces accusations de crimes et d’infamie ne fussent calomnieuses ; mille raisons portent même à croire que les directeurs de l’Église chrétienne ne donnèrent pas le moindre prétexte au mauvais vouloir qui allait bientôt amener contre eux de si cruelles violences. Tous les chefs des partis qui divisaient la société chrétienne étaient d’accord sur l’attitude à garder envers les fonctionnaires romains. On pouvait bien au fond tenir ces magistrats pour suppôts de Satan, puisqu’ils protégeaient l’idolâtrie et qu’ils étaient les soutiens d’un monde livré à Satan[40] ; mais, dans la pratique, les frères étaient pour eux pleins de respect. La faction ébionite seule partageait les sentiments exaltés des zélotes et autres fanatiques de Judée. Les apôtres, en politique, se montrent à nous comme essentiellement conservateurs et légitimistes. Loin de pousser l’esclave à la révolte, ils veulent que l’esclave soit soumis au maître, même le plus injuste et le plus dur, comme s’il servait Jésus-Christ en personne, et cela non par nécessité, pour échapper aux châtiments, mais par conscience, parce que Dieu le veut. Derrière le maître, il y a Dieu lui-même. L’esclavage était si loin de paraître contre nature, que les chrétiens avaient des esclaves, et des esclaves chrétiens[41]. Nous avons vu Paul réprimer la tendance aux soulèvements politiques qui se manifestait vers l’an 57, prêcher aux fidèles de Rome et sans doute de bien d’autres Églises la soumission aux puissances, quelle que soit leur origine, établir en principe que le gendarme est un ministre de Dieu et qu’il n’y a que les méchants qui le redoutent. Pierre, de son côté, était le plus tranquille des hommes ; nous allons bientôt trouver la doctrine de la soumission aux puissances enseignée sous son nom, presque dans les mêmes termes que chez Paul[42]. L’école qui se rattacha plus tard à Jean partageait les mêmes sentiments sur l’origine divine de la souveraineté[43]. Une des plus grandes craintes des chefs était de voir les fidèles compromis dans de mauvaises affaires, dont l’odieux vînt à retomber sur l’Église tout entière[44]. Le langage des apôtres, à ce moment suprême, fut d’une extrême prudence. Quelques malheureux mis à la torture, quelques esclaves fustigés s’étaient laissés aller à l’injure, appelant leurs maîtres idolâtres, les menaçant de la colère de Dieu[45]. D’autres, par excès de zèle, déclamaient tout haut contre les païens et leur reprochaient leurs vices ; les confrères plus sensés les appelaient avec esprit « évêques » ou « surveillants de ceux du dehors[46] ». Il leur arrivait de cruelles mésaventures ; les sages directeurs de la communauté, loin de les exalter, leur disaient assez clairement qu’ils n’avaient que ce qu’ils méritaient[47].

Toutes sortes d’intrigues que l’insuffisance des documents ne nous permet pas de démêler aggravaient la position des chrétiens. Les Juifs étaient très-puissants auprès de l’empereur et de Poppée[48]. Les « mathématiciens », c’est-à-dire les devins, entre autres un certain Balbillus d’Éphèse, entouraient l’empereur, et, sous prétexte d’exercer la partie de leur art qui consistait à détourner les fléaux et les mauvais présages, lui donnaient d’atroces conseils[49]. La légende qui mêle à tout ce monde de sorciers le nom de Simon le Magicien[50] est-elle sans aucun fondement ? Cela se peut sans doute ; mais le contraire se peut aussi. L’auteur de l’Apocalypse est fort préoccupé d’un « faux prophète », qu’il représente comme un suppôt de Néron, comme un thaumaturge faisant tomber le feu du ciel, donnant la vie et la parole à des statues, marquant les hommes du caractère de la Bête[51]. C’est peut-être de Balbillus qu’il s’agit ; il faut reconnaître cependant que les prodiges attribués au Faux Prophète par l’Apocalypse ont beaucoup de ressemblance avec les tours d’escamotage que la légende attribue à Simon[52]. L’emblème d’un agneau-dragon, sous lequel le Faux Prophète est désigné dans le même livre[53], convient mieux également à un faux Messie tel qu’était Simon de Gitton qu’à un simple sorcier. D’un autre côté, la légende de Simon précipité du ciel n’est pas sans analogie avec un accident qui arriva dans l’amphithéâtre, sous Néron, à un acteur qui jouait le rôle d’Icare[54]. Le parti arrêté chez l’auteur de l’Apocalypse de s’exprimer en énigmes jette sur tous ces événements beaucoup d’obscurité ; mais on ne se trompe pas en cherchant derrière chaque ligne de ce livre étrange des allusions aux circonstances anecdotiques les plus minutieuses du règne de Néron.

Jamais, du reste, la conscience chrétienne ne fut plus oppressée, plus haletante qu’à ce moment. On se croyait en un état provisoire et de très-courte durée. On attendait chaque jour l’apparition solennelle. « Il vient !… Encore une heure !… Il est proche !… » étaient les mots qu’on se disait à tout instant[55]. L’esprit du martyre, cette pensée que le martyr glorifie le Christ par sa mort, et que cette mort est une victoire, était déjà universellement répandu[56]. Pour le païen, d’un autre côté, le chrétien devenait une chair naturellement dévolue au supplice. Un drame qui avait vers ce temps beaucoup de succès était celui de Laureolus, où l’acteur principal, sorte de Tartuffe fripon, était crucifié sur la scène aux applaudissements de l’assistance et mangé par un ours. Ce drame était antérieur à l’introduction du christianisme à Rome ; on le trouve représenté dès l’an 41 ; mais il semble au moins qu’on en fit l’application aux martyrs chrétiens ; le petit nom de Laureolus, répondant à Stéphanos, pouvait provoquer ces allusions[57].

  1. Clém. Rom., Ad Cor. I, ch. 5.
  2. Col., iv, 10 ; Philem., 24 ; I Petri, v, 13. Cf. Papias, dans Eus., H. E., III, 39 ; Irénée, Adv. hær., III, i, 1 ; Tertullien, Adv. Marc., IV, 5 ; Clément d’Alex., dans Eusèbe, H. E., VI, 14 ; Origène, dans Eusèbe, H. E., VI, 25 ; Eusèbe, H. E., II, 15 ; Épiph., Adv. hær., li, 6 ; saint Jérôme, ep. 150, ad Hedibiam, c. 11. Notez un personnage appelé Μάρκος Πέτρος, probablement chrétien, l’an 278 à Bostra (Waddington, Inscr., no 1909).
  3. Act., i, 13 ; iii, 1, 3, 4, 11 ; iv, 13, 19 ; viii, 14 ; Jean, xxi entier ; Gal., ii, 9. L’impression des massacres de l’an 64 et l’horreur de la ville de Rome sont si vives dans l’Apocalypse, qu’on est porté à croire que l’auteur de ce livre s’était trouvé mêlé auxdits événements, ou du moins qu’il avait vu Rome (notez surtout les ch. xiii, xvii). Le choix qu’il fait de Patmos pour y placer sa vision s’explique bien aussi dans cette hypothèse, Patmos étant un bon port de relâche et en quelque sorte la dernière station pour celui qui va en cabotant de Rome à Éphèse. Nous montrerons, quand il s’agira de l’Apocalypse, que ce choix ne peut guère s’expliquer par aucun autre motif. Nous discuterons plus tard la tradition sur Jean devant la porte Latine. Quoique le quatrième Évangile ne soit pas l’œuvre personnelle de Jean, relevons cependant ce qu’a de particulier le passage Jean, xxi, 15-23 (voir les Apôtres, p. 33-34). Cela est bien de quelqu’un qui a vu Pierre, a reçu ses confidences, a été témoin de sa mort.
  4. L’auteur de l’Épître aux Hébreux semble avoir été à Rome ; or Barnabé paraît l’auteur de l’Épître aux Hébreux. Voir l’introd.
  5. Justin, Apol. I, 26, 56 ; Irénée, Adv. hær., I, xxiii, 1 ; Philosophumena, VI, 20 ; Constit. apost., VI, 9 ; Eusèbe, H. E., II, 13-14. Il est vrai que les indices sur lesquels Justin et Irénée se fondent provenaient de singulières bévues. Voir les Apôtres, p. 266 et suiv. La présence de Simon à Rome est la base des Actes apocryphes de Pierre (Tischendorf, Acta apost. apocr., p. 13 et suiv. ; cf. Récognitions, II, 9 ; III, 63-64), dont la première rédaction fut ébionite. Eusèbe en admet la donnée fondamentale (H. E., II, 14). Irénée même (l. c.) semble s’y rapporter. Cf. Constit. apost., l. c., et Philosoph., l. c. La façon dont l’auteur des Actes des apôtres parle de Simon, laissant croire à la possibilité de sa conversion (viii, 24), semble supposer que Simon vivait encore quand il écrivait. Le passage Tacite, Ann., XII, 52, n’est pas une objection contre le séjour de Simon à Rome. Cf. Tac., Ann., XIV, 9 ; Hist., I, 22. L’emploi abusif qui fut fait au IIe siècle du nom de Simon pour désigner Paul ne prouve ni contre l’existence réelle de Simon, ni même contre son voyage à Rome.
  6. Les chefs de sectes gnostiques du IIe siècle viennent presque tous à Rome.
  7. Jamais les mathematici, les chaldæi, les γόητες de toute sorte n’avaient abondé à Rome autant qu’à ce moment. Tac., Ann., XII, 52 ; Hist., I, 22 ; II, 62 ; Dion Cassius, LXV, 1 ; LXVI, 9 ; Suétone, Tib., 36 ; Vitellius, 14 ; Juvénal, vi, 542 et suiv. ; Eusèbe, Chron., année 9 de Domitien ; Zonaras, Ann., VI, 5.
  8. Jos., Vita, 3.
  9. Il est bien sûr que Pierre n’était pas à Rome quand Paul écrivit l’épître aux Romains (cf. Denys de Cor., dans Eus., H. E., II, 25). Paul ne se mêlait jamais des Églises fondées par les apôtres de la circoncision (Gal., ii, 7-8 ; II Cor., x, 16 ; Rom., xv, 18-20). Il n’y était pas non plus quand Paul y arriva. Act., xxviii, 17 et suiv., le prouve. Le système d’Eusèbe (Chron., ad ann. 2 Claudii ; H. E., II, 14) et de saint Jérôme (De viris illustr., 1) sur la venue de Pierre à Rome l’an 42 est par conséquent insoutenable. Mais rien ne s’oppose à ce qu’il y soit venu plus tard, et certains indices rendent cela probable : 1o une tradition établie dès le second siècle (Denys de Corinthe, Caïus, Clément d’Alexandrie, Origène, cités dans Eusèbe, H. E., II, 15, 25 ; III, 1 ; VI, 14 ; Ignace, Ad Rom., 4 ; Irénée, Adv. hær., III, i, 1 ; iii, 3 ; Tertullien, Scorp., 15 ; Præscr., 30 ; Κήρυγμα Παύλου, cité dans le De non iterando baptismo, à la suite des Œuvres de saint Cyprien, p. 139, édit. Rigault), et qui n’est pas sans poids, bien qu’on y ait mêlé des erreurs évidentes et qu’on y puisse voir un parti pris a priori de donner le prince des apôtres pour fondateur à l’Église de la capitale du monde (l’Église de Corinthe voulut aussi avoir Pierre pour fondateur ; or Pierre n’a certainement pas fondé l’Église de Corinthe) ; 2o le fait certain que Pierre est mort martyr (voir ci-après, ch. viii) ; or ce n’est guère qu’à Rome qu’un tel martyre se conçoit ; 3o l’épître I Petri, qui se donne comme ayant été écrite à Rome ; cet argument garde toute sa force, même si l’épître est l’œuvre d’un faussaire ; il resterait bien remarquable, en effet, que le faussaire, pour donner de la créance à son attribution, datât l’épître de Rome ; 4o le système, légendaire dans la forme, mais très-sérieux au fond, qui veut que Pierre ait suivi par tout le monde les traces de Simon le Magicien (entendez : Paul), et soit venu à Rome pour le combattre (Περίοδοι et Κήρυγμα Πέτρου, ouvrages qui servirent de base aux Récognitions et aux Homélies pseudo-clémentines, puis au Πέτρου καὶ Παύλου κήρυγμα, déjà cité par Héracléon et Clément d’Alexandrie : Lipsius, Rœmische Petrussage, p. 13 et suiv. ; Hilgenfeld, Nov. Test. extra can. rec., IV, 52 et suiv. ; cf. Eus., H. E., II, 14 ; Philosophum., VII, 20 ; Const. apost., VI, 9 ; comp. le Κήρυγμα syriaque de Pierre, dans Cureton, Anc. syr. doc., p. 35-41). — Quant aux lieux de Rome où l’on rattache les souvenirs du séjour de Pierre, tels que la maison de Pudens sur le Viminal, la maison de Prisca sur l’Aventin, l’endroit dit ad nymphas B. Petri, ubi baptizabat, sur la voie Nomentane, leurs titres sont faibles ou nuls, bien que ce dernier endroit soit un très-vieux centre chrétien. V. Bosio, Roma sott., édit. de 1650, p. 400-402 ; de Rossi, Roma sott., I, p. 189 et suiv. ; Bull., 1867, p. 37 et suiv., 48, 49 et suiv. ; Actes de sainte Pudentienne et de sainte Praxède, Act. SS. Maii, IV, 1re partie, p. 299 et suiv. (pour Pio, lisez Paulo) ; Actes de saint Marcel, Acta SS. Jan., II, p. 7. L’inscription publiée dans le numéro du 17 mars 1870 du journal de Naples, Il trionfo della Chiesa cattolica, est une fraude grossière. Voir l’appendice à la fin du volume.
  10. Hom. pseudo-clém., ii, 17 ; iii, 59.
  11. I Cor., i, 12 ; iii, 22 ; ix, 5.
  12. Denys de Corinthe, dans Eusèbe, Hist. eccl., II, 25 (édit. Heinichen ; le texte est incertain et obscur). Origène, Eusèbe, Épiphane, saint Jérôme admettent une prédication de Pierre en Asie Mineure, uniquement à cause de I Petri, i, 1, motif tout à fait insuffisant.
  13. Cf. le Κήρυγμα Παύλου, cité dans l’ouvrage De non iter. bapt., l. c.
  14. Col., iv, 10.
  15. Voir l’Épître de Jude, les chapitres ii et iii de l’Apocalypse, les traits fanatiques attribués à Jean (II Joh., 10-11 ; Irénée, Adv. hær., III, iii, 4), sans parler des duretés que présentent à chaque page les épitres de Paul.
  16. Εἰς ὃν παρεδόθητε τύπον διδαχῆς (Rom., vi, 17).
  17. Voir Saint Paul, p. 367 et suiv. Notez surtout Apoc., xxi, 14, qui exclut Paul du nombre des apôtres.
  18. Voir l’Apocalypse tout entière.
  19. Lettre de Clément à Jacques, en tête des Homélies pseudo-clémentines, 1.
  20. Tacite, Ann., XIV, 12, 22 ; XV, 22 ; Suétone, Néron, 36, 30 ; Dion Cassius, lxi, 16, 18 ; Philostrate, Apoll., IV, 43 ; Sénèque, Quæst. nat., VI, 1, p. 454 ; Eusèbe, Chron., aux années 7, 9, 10 de Néron.
  21. Voir l’Apocalypse.
  22. II Cor., iv, 4 ; Eph., vi, 12 ; Jean, xii, 31 ; xiv, 30.
  23. Suétone, Néron, 12. V. ci-après, p. 44.
  24. I Petri, v, 13. Comp. Apocal., xiv-xviii ; Carm. sibyll., V, 142, 158.
  25. C’est ainsi qu’Édom servit à désigner Rome et l’empire romain. V. Buxtorf, Lex. chald., talm., rabb., au mot אדום. Il en fut de même du nom de Cuthéen, appliqué aux Samaritains et en général aux gentils.
  26. Tacite, Ann., XV, 44 (cf. Hist., V, 5) ; Suétone, Néron, 16.
  27. Cf. I Petri, iv, 4. « Pessimus quisque, spretis religionibus patriis… » Tacite, Hist., V, 5.
  28. Tacite, Ann., XV, 41, 44 ; Hist., V, 5.
  29. « Quos… vulgus christianos appellabat. » Tacite, Ann., XV, 44.
  30. « Rursus erumpebat. » Tacite, Ann., XV, 44.
  31. « Multitudo ingens. » Tacite, ibid.
  32. « Genus hominum superstitionis novæ ac maleficæ. » Suétone, Néron, 16.
  33. « Genus hominum in civitate nostra et vetabitur semper et retinebitur. » Tac., Hist., I, 22 ; cf. Ann., XII, 52. Κολουσθὲν μὲν πολλάκις, αὐξηθὲν δὲ ἐπὶ πλεῖστον. Dion Cassius, XXXVII, 17.
  34. Rom., xiii, 1 et suiv. ; I Petri, ii, 13, 18.
  35. Tacite, Ann., XV, 44 ; Suétone, Néron, 16 ; Sénèque, cité par saint Augustin, De civ. Dei, VI, 11 ; I Petri, ii, 12, 15 ; iii, 16 ; cf. II Petri, ii, 12.
  36. I Petri, iv, 4.
  37. I Petri, i, 6 ; ii, 19-20 ; iii, 14 ; iv, 12 et suiv. ; v, 9, 10 ; Jac., ii, 6 ; Tertullien, Ad nat., I, 7.
  38. De Rossi, Bull. di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv.
  39. M. de Rossi (Bull., 1864, p. 72) croit avoir lu sur les murs d’une salle de Pompéi qui lui semble avoir servi à des réunions chrétiennes : Mulus hic muscellas docuit (V. Zangemeister, Inscr. parietariæ, no 2016 : musciillas). Comp. la pierre gravée publiée par Stefanone (Gemmæ, Venise, 1646, tab. xxx), représentant un âne faisant le maître d’école devant quelques enfants respectueusement inclinés (republiée par Fr. Münter, Primordia Ecclesiæ africanæ, Hafniæ, 1829, p. 218 [cf. p. 167 et suiv.], et par F.-X. Kraus, Das Spott-crucifix vom Palatin, Vienne, 1869, traduit par Ch. de Linas, Arras, 1870). Le musée de Luynes (Bibl. nat., cabinet des antiques, terres cuites, no  779) possède une terre cuite, provenant de Syrie, qui semble représenter Jésus en caricature, sous la forme d’un petit homme à longue robe, tenant un livre ; grosse tête d’âne, longues oreilles, yeux auxquels on a voulu donner une expression mystique et doucereuse, détail obscène. Comp. aussi le crucifix grotesque du Palatin (Garrucci, Il crocifisso graffito, Rome, 1837 ; Kraus-Linas précité ; Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1870, p. 32-36 : les doutes de la page 36 se sont fortifiés pour nous). Voir Tertullien, Apol., 16; Minutius Félix, 9, 28 Celse, dans Origène, Contra Celsum, VI, 31.
  40. Luc, iv, 6 ; Jean, xii, 31 ; Eph., vi, 12.
  41. I Petri, ii, 18 ; Col., iii, 22, 25 ; iv, 1 ; Eph., vi, 5 et suiv., et l’épisode d’Onésime.
  42. I Petri, ii, 13 et suiv.
  43. Jean, xix, 11.
  44. I Petri, ii, 11-12 ; iv, 15.
  45. Ibid., ii, 23.
  46. Ἀλλοτριοεπίσκοποι.
  47. I Petri, iv, 15.
  48. Voir ci-dessous, p. 157-159.
  49. Suét., Nér., 34, 36, 40 ; Tac., Hist., I, 22.
  50. Homélies pseudo-clém., ii, 34 ; Récognitions, I, 74 ; III, 47, 57, 63, 64 ; Faux actes de Pierre, Tischendorf, p. 30 et suiv. ; Pseudo-Lin, en Bibl. max. Patrum, II, 1re partie, p. 67 ; Pseudo-Marcellus, dans Fabricius, Codex apocr. N. T., III, p. 635 et suiv. ; Pseudo-Abdias, I, 16 et suiv. ; Const. apost., VI, 9 ; Irénée, Adv. hær., I, xxiii, ; Eusèbe, H. E., II, 14 ; Pseudo-Hégésippe, De excidio Hieros., III, 2 ; Épiphane, hær. xxi, 5 ; Arnobe, Adv. gentes, II, 13 ; Philastre, hær. xxix ; Sulpice Sévère, II, 28, etc. Cf. de Rossi, Bullettino, 1867, p. 70-71.
  51. Apoc., xiii, 14-17 ; xvi, 13 ; xix, 20.
  52. Récognitions, II, 9 ; Philosophumena, VI, 20 ; Constit. apost., VI, 9.
  53. Apoc., xiii, 11.
  54. Suétone, Néron, 12 ; Dion Chrysostome, Orat. xxi, 9 ; Juvénal, iii, 78-80. Cf. Récognitions, II, 9. Juvénal suppose le faux Icare né en Grèce.
  55. Phil., iv, 5 ; Jac., v. 8 ; I Petri, iv, 7 ; Hebr., x, 37 ; I Joh., ii, 18.
  56. Phil., i, 20 ; Jean, xxi, 19. Comp. l’expression τρόπαια dans Caïus, cité par Eus., H. E., II, 25.
  57. Suétone, Caius, 57; Juvénal, viii, 186 et suiv. ; Martial, Spectac., vii.