L’Antéchrist (Renan)/Introduction

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Michel Lévy (p. i-li).


INTRODUCTION


CRITIQUE DES PRINCIPAUX DOCUMENTS ORIGINAUX
EMPLOYÉS DANS CE LIVRE.


Après les trois ou quatre ans de la vie publique de Jésus, la période que le présent volume embrasse fut la plus extraordinaire de tout le développement du christianisme. On y verra, par un jeu étrange de ce grand artiste inconscient qui semble présider aux caprices apparents de l’histoire, Jésus et Néron, le Christ et l’Antéchrist opposés, affrontés, si j’ose le dire, comme le ciel et l’enfer. La conscience chrétienne est complète. Jusqu’ici elle n’a guère su qu’aimer ; les persécutions des juifs, quoique assez rigoureuses, n’ont pu altérer le lien d’affection et de reconnaissance que l’Église naissante garde dans son cœur pour sa mère la Synagogue, dont elle est à peine séparée. Maintenant, le chrétien a de quoi haïr. En face de Jésus, se dresse un monstre qui est l’idéal du mal, de même que Jésus est l’idéal du bien. Réservé comme Hénoch, comme Élie, pour jouer un rôle dans la tragédie finale de l’univers, Néron complète la mythologie chrétienne, inspire le premier livre saint du nouveau canon, fonde par un hideux massacre la primauté de l’Église romaine, et prépare la révolution qui fera de Rome une ville sainte, une seconde Jérusalem. En même temps, par une de ces coïncidences mystérieuses qui ne sont point rares aux moments des grandes crises de l’humanité, Jérusalem est détruite, le temple disparaît ; le christianisme, débarrassé d’une attache devenue gênante pour lui, s’émancipe de plus en plus, et suit, en dehors du judaïsme vaincu, ses propres destinées.

Les dernières épîtres de saint Paul, l’épître aux Hébreux, les épîtres attribuées à Pierre et à Jacques, l’Apocalypse, sont, parmi les écrits canoniques, les documents principaux de cette histoire. La première épître de Clément Romain, Tacite, Josèphe, nous fourniront aussi des traits précieux. Sur une foule de points, notamment sur la mort des apôtres et les relations de Jean avec l’Asie, notre tableau restera dans le demi-jour ; sur d’autres, nous pourrons concentrer de véritables rayons de lumière. Les faits matériels des origines chrétiennes sont presque tous obscurs ; ce qui est clair, c’est l’enthousiasme ardent, la hardiesse surhumaine, le sublime mépris de la réalité, qui font de ce mouvement le plus puissant effort vers l’idéal dont le souvenir ait été conservé.

Dans l’Introduction de notre Saint Paul, nous avons discuté l’authenticité de toutes les épîtres qu’on attribue au grand apôtre. Les quatre épîtres qui se rapportent à ce volume, les épîtres aux Philippiens, aux Colossiens, à Philémon, aux Éphésiens, sont de celles qui prêtent à certains doutes. Les objections élevées contre l’épître aux Philippiens sont de si peu de valeur, que nous y avons à peine insisté. On a vu et on verra par la suite que l’épître aux Colossiens donne beaucoup plus à réfléchir, et que l’épître aux Éphésiens, quoique très-autorisée, présente une physionomie à part dans l’œuvre de Paul. Nonobstant les graves difficultés qu’on peut soulever, je tiens l’épître aux Colossiens pour authentique. Les interpolations qu’en ces derniers temps d’habiles critiques ont proposé d’y voir ne sont pas évidentes[1]. Le système de M. Holtzmann, à cet égard, est digne de son savant auteur ; mais que de dangers dans cette méthode, trop accréditée en Allemagne, où l’on part d’un type a priori qui doit servir de criterium absolu pour l’authenticité des œuvres d’un écrivain ! Que l’interpolation et la supposition des écrits apostoliques aient été souvent pratiquées durant les deux premiers siècles du christianisme, on ne saurait le nier. Mais faire en pareille matière un strict discernement du vrai et du faux, de l’apocryphe et de l’authentique, est une tâche impossible à remplir. Nous voyons avec certitude que les épîtres aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates sont authentiques. Nous voyons avec la même certitude que les épîtres à Timothée et à Tite sont apocryphes. Dans l’intervalle, entre ces deux pôles de l’évidence critique, nous tâtonnons. La grande école sortie de Christian Baur a pour principal défaut de se figurer les juifs du ier siècle comme des caractères entiers, nourris de dialectique, obstinés en leurs raisonnements. Pierre, Paul, Jésus même, ressemblent, dans les écrits de cette école, à des théologiens protestants d’une université allemande, ayant tous une doctrine, n’en ayant qu’une et gardant toujours la même. Or ce qui est vrai, c’est que les hommes admirables qui sont les héros de cette histoire changeaient et se contredisaient beaucoup ; ils usaient dans leur vie trois ou quatre théories ; ils faisaient des emprunts à ceux de leurs adversaires envers qui, à une autre époque, ils avaient été le plus durs. Ces hommes, envisagés à notre point de vue, étaient susceptibles, personnels, irritables, mobiles ; ce qui fait la fixité des opinions, la science, le rationalisme, leur était étranger. Ils avaient entre eux, comme les juifs de tous les temps, des brouilles violentes, et néanmoins ils faisaient un corps très-solide. Pour les comprendre, il faut se placer bien loin du pédantisme inhérent à toute scolastique ; il faut étudier plutôt les petites coteries d’un monde pieux, les congrégations anglaises et américaines, et principalement ce qui s’est passé lors de la fondation de tous les ordres religieux. Sous ce rapport, les facultés de théologie des universités allemandes, qui seules pouvaient fournir la somme de travail nécessaire pour débrouiller le chaos des documents relatifs à ces curieuses origines, sont le lieu du monde où il était le plus difficile qu’on en fît la vraie histoire. Car l’histoire, c’est l’analyse d’une vie qui se développe, d’un germe qui s’épanouit, et la théologie, c’est l’inverse de la vie. Uniquement attentif à ce qui confirme ou infirme ses dogmes, le théologien, même le plus libéral, est toujours, sans y penser, un apologiste ; il vise à défendre ou à réfuter. L’historien, lui, ne vise qu’à raconter. Des faits matériellement faux, des documents même apocryphes ont pour lui une valeur, car ils peignent l’âme, et sont souvent plus vrais que la sèche vérité. La plus grande erreur, à ses yeux, est de transformer en fauteurs de thèses abstraites ces bons et naïfs visionnaires dont les rêves ont été la consolation et la joie de tant de siècles.

Ce que nous venons de dire de l’épître aux Colossiens, et surtout de l’épître aux Éphésiens, il faut le dire à plus forte raison de la première épître attribuée à saint Pierre, et des épîtres attribuées à Jacques, à Jude[2]. La deuxième épître attribuée à Pierre est sûrement apocryphe. On y reconnaît au premier coup d’œil une composition artificielle, un pastiche composé avec des lambeaux d’écrits apostoliques, surtout de l’épître de Jude[3]. Nous n’insistons pas sur ce point, car nous ne croyons pas que la IIª Petri ait, parmi les vrais critiques, un seul défenseur. Mais la fausseté de la IIª Petri, écrit dont l’objet principal est de faire prendre patience aux fidèles que lassaient les longs retards de la réapparition du Christ, prouve en un sens l’authenticité de la Iª Petri. Car, pour être apocryphe, la IIª Petri est un écrit assez ancien ; or l’auteur de la IIª Petri croyait bien que la Iª Petri était l’œuvre de Pierre, puisqu’il s’y réfère et présente son écrit comme une « seconde épître », faisant suite à la première (iii, 1-2)[4]. La Iª Petri est un des écrits du Nouveau Testament qui sont le plus anciennement et le plus unanimement cités comme authentiques[5]. Une seule grave objection se tire des emprunts qu’on y remarque aux épîtres de saint Paul et en particulier à l’épître dite aux Éphésiens[6]. Mais le secrétaire dont Pierre dut se servir pour écrire la lettre, si réellement il l’écrivit, put bien se permettre de tels emprunts. À toutes les époques, les prédicateurs et les publicistes ont été sans scrupules pour s’approprier ces phrases tombées au domaine public, qui sont en quelque sorte dans l’air. Nous voyons de même le secrétaire de Paul qui a écrit l’épître dite aux Éphésiens copier largement l’épître aux Colossiens. Un des traits qui caractérisent la littérature des épîtres est d’offrir beaucoup d’emprunts aux écrits du même genre composés antérieurement[7].

Les quatre premiers versets du chapitre v de la Iª Petri excitent bien quelques soupçons. Ils rappellent les recommandations pieuses, un peu plates, empreintes d’un esprit hiérarchique, qui remplissent les fausses épîtres à Timothée et à Tite. En outre, l’affectation que met l’auteur à se donner pour « un témoin des souffrances du Christ » soulève des appréhensions analogues à celles que nous causent les écrits pseudo-johanniques par leur persistance à se présenter comme les récits d’un acteur et d’un spectateur. Il ne faut pourtant point s’arrêter à cela. Beaucoup de traits aussi sont favorables à l’hypothèse de l’authenticité. Ainsi les progrès vers la hiérarchie sont dans la Iª Petri à peine sensibles. Non-seulement il n’y est pas question d’episcopos[8] ; chaque Église n’a même pas un presbyteros ; elle a des presbyteri ou « anciens », et les expressions dont se sert l’auteur n’impliquent nullement que ces anciens formassent un corps distinct[9]. Une circonstance qui mérite d’être notée, c’est que l’auteur[10], tout en cherchant à relever l’abnégation dont Jésus fit preuve dans sa Passion, omet un trait essentiel raconté par Luc, et donne ainsi à croire que la légende de Jésus n’était pas encore arrivée, lorsqu’il écrivait, à tout son développement.

Quant aux tendances éclectiques et conciliatrices qu’on remarque dans l’Épître de Pierre, elles ne constituent une objection que pour ceux qui, avec Christian Baur et ses disciples, se figurent la dissidence de Pierre et de Paul comme une opposition absolue. Si la haine entre les deux partis du christianisme primitif avait été aussi profonde que le croit cette école, la réconciliation ne se serait jamais faite. Pierre n’était point un juif obstiné comme Jacques. Il ne faut pas, en écrivant cette histoire, songer seulement aux Homélies pseudo-clémentines et à l’Épître aux Galates ; il faut aussi rendre compte des Actes des apôtres. L’art de l’historien doit consister à présenter les choses d’une façon qui n’atténue en rien les divisions des partis (ces divisions furent plus profondes que nous ne saurions l’imaginer), et qui permette néanmoins d’expliquer comment de pareilles divisions ont pu se fondre en une belle unité.

L’Épître de Jacques se présente à la critique à peu près dans les mêmes conditions que l’Épître de Pierre. Les difficultés de détail qu’on peut y opposer n’ont pas beaucoup d’importance. Ce qui est grave, c’est cette objection générale tirée de la facilité des suppositions d’écrits, dans un temps où il n’existait aucune garantie d’authenticité, et où l’on ne se faisait aucun scrupule des fraudes pieuses. Pour des écrivains comme Paul, qui nous ont laissé, de l’aveu de tout le monde, des écrits certains, et dont la biographie est assez bien connue, il y a deux criterium sûrs pour discerner les fausses attributions : c’est 1o de comparer l’œuvre douteuse aux œuvres universellement admises, et 2o de voir si la pièce en litige répond aux données biographiques que l’on possède. Mais s’il s’agit d’un écrivain dont nous n’avons que quelques pages contestées et dont la biographie est peu connue, on n’a le plus souvent pour se décider que des raisons de sentiment, qui ne s’imposent pas. En se montrant facile, on risque de prendre au sérieux bien des choses fausses. En se montrant rigoureux, on risque de rejeter comme fausses bien des choses vraies. Le théologien, qui croit procéder par des certitudes, est, je le répète, un mauvais juge pour de telles questions. L’historien critique a la conscience en repos, quand il s’est étudié à bien discerner les degrés divers du certain, du probable, du plausible, du possible. S’il a quelque habileté, il saura être vrai quant à la couleur générale, tout en prodiguant aux allégations particulières les signes de doute et les « peut-être ».

Une considération que j’ai trouvée favorable à ces écrits (première épître de Pierre, épîtres de Jacques et de Jude) trop rigoureusement exclus par une certaine critique, c’est la façon dont ils s’adaptent à un récit organiquement conçu. Tandis que la deuxième épître attribuée à Pierre, les épîtres prétendues de Paul à Timothée et à Tite sont exclues du cadre d’une histoire logique, les trois épîtres que nous venons de nommer y rentrent pour ainsi dire d’elles-mêmes. Les traits de circonstance qu’on y rencontre vont au-devant des faits connus par les témoignages du dehors, et s’en laissent embrasser. L’Épître de Pierre répond bien à ce que nous savons, surtout par Tacite, de la situation des chrétiens à Rome vers l’an 63 ou 64. L’Épître de Jacques, d’un autre côté, est le tableau parfait de l’état des ébionim à Jérusalem dans les années qui précédèrent la révolte ; Josèphe nous donne des renseignements tout à fait du même ordre[11]. L’hypothèse qui attribue l’Épître de Jacques à un Jacques différent du frère du Seigneur n’a aucun avantage. Cette épître, il est vrai, ne fut pas admise dans les premiers siècles d’une façon aussi unanime que celle de Pierre[12] ; mais les motifs de ces hésitations paraissent avoir été plutôt dogmatiques que critiques ; le peu de goût des Pères grecs pour les écrits judéo-chrétiens en fut la cause principale.

Une remarque du moins qui s’applique avec évidence aux petits écrits apostoliques dont nous parlons, c’est qu’ils ont été composés avant la chute de Jérusalem. Cet événement introduisit dans la situation du judaïsme et du christianisme un tel changement, qu’on discerne facilement un écrit postérieur à la catastrophe de l’an 70 d’un écrit contemporain du troisième temple. Des tableaux évidemment relatifs aux luttes intérieures des classes diverses de la société hiérosolymitaine, comme celui que nous présente l’Épître de Jacques (v, 1 et suiv.), ne se conçoivent pas après la révolte de l’an 66, qui mit fin au règne des sadducéens.

De ce qu’il y eut des épîtres pseudo-apostoliques, comme les épîtres à Timothée, à Tite, la IIª Petri, l’épître de Barnabé, ouvrages où l’on eut pour règle d’imiter ou de délayer des écrits plus anciens, il suit donc qu’il y eut des écrits vraiment apostoliques, entourés de respect, et dont on désirait augmenter le nombre[13]. De même que chaque poëte arabe de l’époque classique eut sa kasida, expression complète de sa personnalité ; de même chaque apôtre eut son épître, plus ou moins authentique, où l’on crut garder la fine fleur de sa pensée.

Nous avons déjà parlé de l’Épître aux Hébreux[14]. Nous avons prouvé que cet ouvrage n’est pas de saint Paul, comme on l’a cru dans certaines branches de la tradition chrétienne ; nous avons montré que la date de sa composition se laisse fixer avec assez de vraisemblance vers l’an 66. Il nous reste à examiner si l’on peut savoir qui en fut le véritable auteur, d’où elle a été écrite, et qui sont ces « Hébreux » auxquels, selon le titre, elle fut adressée.

Les traits de circonstance que présente l’épître sont les suivants. L’auteur parle à l’Église destinataire en maître bien connu d’elle. Il prend à son égard presque un ton de reproche. Cette Église a reçu depuis longtemps la foi ; mais elle est déchue sous le rapport doctrinal, si bien qu’elle a besoin d’instruction élémentaire et n’est pas capable de comprendre une bien haute théologie[15]. Cette Église, du reste, a montré et montre encore beaucoup de courage et de dévouement, surtout en servant les saints[16]. Elle a souffert de cruelles persécutions, vers le temps où elle reçut la pleine lumière de la foi ; à cette époque, elle a été comme en spectacle[17]. Il y a de cela peu de temps ; car ceux qui composent actuellement l’Église ont eu part aux mérites de cette persécution, en sympathisant avec les confesseurs, en visitant les prisonniers, et surtout en supportant courageusement la perte de leurs biens. Dans l’épreuve, cependant, il s’était trouvé quelques renégats, et on agitait la question de savoir si ceux qui par faiblesse avaient apostasié pouvaient rentrer dans l’Église. Au moment où l’apôtre écrit, il semble qu’il y a encore des membres de l’Église en prison[18]. Les fidèles de l’Église en question ont eu des chefs[19] illustres, qui leur ont prêché la parole de Dieu et dont la mort a été particulièrement édifiante et glorieuse[20]. L’Église a néanmoins encore des chefs, avec lesquels l’auteur de la lettre est en rapports intimes[21]. L’auteur de la lettre, en effet, a connu l’Église dont il s’agit, et paraît y avoir exercé un ministère élevé ; il a l’intention de retourner près d’elle, et il désire que ce retour s’effectue le plus tôt possible[22]. L’auteur et les destinataires connaissent Timothée. Timothée a été en prison dans une ville différente de celle où l’auteur réside au moment où il écrit ; Timothée vient d’être mis en liberté. L’auteur espère que Timothée viendra le rejoindre ; alors tous deux partiront ensemble pour aller visiter l’Église destinataire[23]. L’auteur termine par ces mots : ἀσπάζονται ὑμᾶς οἱ ἀπὸ τῆς Ἰταλίας[24], mots qui ne peuvent guère désigner que des Italiens demeurant pour le moment hors de l’Italie[25].

Quant à l’auteur lui-même, son trait dominant est un usage perpétuel des Écritures, une exégèse subtile et allégorique, un style grec plus abondant, plus classique, moins sec, mais aussi moins naturel que celui de la plupart des écrits apostoliques. Il a une médiocre connaissance du culte qui se pratique au temple de Jérusalem[26], et pourtant ce culte lui inspire une grande préoccupation. Il ne se sert que de la version alexandrine de la Bible, et il fonde des raisonnements sur des fautes de copistes grecs[27]. Ce n’est pas un juif de Jérusalem ; c’est un helléniste, en rapport avec l’école de Paul[28]. L’auteur, enfin, se donne non pour un auditeur immédiat de Jésus, mais pour un auditeur de ceux qui avaient vu Jésus, pour un spectateur des miracles apostoliques et des premières manifestations du Saint-Esprit[29]. Il n’en tenait pas moins un rang élevé dans l’Église : il parle avec autorité[30] ; il est très-respecté des frères auxquels il écrit[31] ; Timothée paraît lui être subordonné. Le seul fait d’adresser une épître à une grande Église indique un homme important, un des personnages qui figurent dans l’histoire apostolique et dont le nom est célèbre.

Tout cela néanmoins ne suffit pas pour se prononcer avec certitude sur l’auteur de notre épître. On l’a attribuée avec plus ou moins de vraisemblance à Barnabé, à Luc, à Silas, à Apollos, à Clément Romain. L’attribution à Barnabé est la plus vraisemblable. Elle a pour elle l’autorité de Tertullien[32] qui présente le fait comme reconnu de tous. Elle a surtout pour elle cette circonstance que pas un seul des traits particuliers que présente l’épître ne contredit une telle hypothèse. Barnabé était un helléniste chypriote, à la fois lié avec Paul et indépendant de Paul. Barnabé était connu de tous, estimé de tous. On conçoit, enfin, dans cette hypothèse que l’épître ait été attribuée à Paul : ce fut, en effet, le sort de Barnabé d’être toujours perdu en quelque sorte dans les rayons de la gloire du grand apôtre, et si Barnabé a composé quelque écrit, comme cela paraît bien probable, c’est parmi les œuvres de Paul qu’il est naturel de chercher les pages sorties de lui.

La détermination de l’Église destinataire peut être faite avec assez de vraisemblance. Les circonstances que nous avons énumérées ne laissent guère de choix qu’entre l’Église de Rome et celle de Jérusalem[33]. Le titre Πρὸς Ἑϐραίους fait d’abord songer à l’Église de Jérusalem[34]. Mais il est impossible de s’arrêter à une telle pensée. Des passages comme v, 11-14 ; vi, 11-12, et même vi, 10[35], sont des non-sens, si on les suppose adressés par un élève des apôtres à cette Église mère, source de tout enseignement. Ce qui est dit de Timothée[36] ne se conçoit pas mieux ; des personnes aussi engagées que l’auteur et que Timothée dans le parti de Paul n’auraient pu adresser à l’Église de Jérusalem un morceau supposant des relations intimes. Comment admettre, par exemple, que l’auteur, avec cette exégèse uniquement fondée sur la version alexandrine, cette science juive incomplète, cette connaissance imparfaite des choses du temple, eût osé faire la leçon de si haut aux maîtres par excellence, à des gens parlant hébreu ou à peu près, vivant tous les jours autour du temple, et qui savaient beaucoup mieux que lui tout ce qu’il leur disait ? Comment admettre surtout qu’il les eût traités en catéchumènes à peine initiés et incapables d’une forte théologie ? — Au contraire, si l’on suppose que les destinataires de l’épître sont les fidèles de Rome, tout s’arrange à merveille. Les passages, vi, 10 ; x, 32 et suiv. ; xiii, 3, 7, sont des allusions à la persécution de l’an 64[37] ; le passage xiii, 7 s’applique à la mort des apôtres Pierre et Paul ; enfin οἱ ἀπὸ τῆς Ἰταλίας se justifie alors parfaitement ; car il est naturel que l’auteur porte à l’Église de Rome les salutations de la colonie d’Italiens qui était autour de lui. Ajoutons que la première épître de Clément Romain[38] (ouvrage certainement romain) fait à l’Épître aux Hébreux des emprunts suivis, et en calque le mode d’exposition d’une manière évidente.

Une seule difficulté reste à résoudre : Pourquoi le titre de l’épître porte-t-il Πρὸς Ἑϐραίους ? Rappelons que ces titres ne sont pas toujours d’origine apostolique, qu’on les mit assez tard et quelquefois à faux, comme nous l’avons vu pour l’épître dite Πρὸς Ἐφεσίους. L’épître dite aux Hébreux fut écrite, sous le coup de la persécution, à l’Église qui était la plus poursuivie. En plusieurs endroits (par exemple, xiii, 23), on sent que l’auteur s’exprime à mots couverts. Peut-être le titre vague Πρὸς Ἑϐραίους fut-il un mot de passe pour éviter que la lettre ne devînt une pièce compromettante. Peut-être aussi ce titre vint-il de ce qu’on regarda, au IIe siècle, l’écrit en question comme une réfutation des ébionites, qu’on appelait Ἑϐραῖοι. Un fait assez remarquable, c’est que l’Église de Rome eut toujours sur cette épître des lumières toutes particulières ; c’est de là qu’elle émerge, c’est là qu’on en fait d’abord usage. Tandis qu’Alexandrie se laisse aller à l’attribuer à Paul, l’Église de Rome maintient toujours qu’elle n’est pas de cet apôtre, et qu’on a tort de la joindre à ses écrits[39]. De quelle ville l’Épître aux Hébreux fut-elle écrite ? Il est plus difficile de le dire. L’expression οἱ ἀπὸ τῆς Ἰταλίας montre que l’auteur était hors d’Italie. Une chose certaine encore, c’est que la ville d’où l’épître fut écrite était une grande ville, où il y avait une colonie de chrétiens d’Italie, très-liés avec ceux de Rome. Ces chrétiens d’Italie furent probablement des fidèles qui avaient échappé à la persécution de l’an 64. Nous verrons que le courant de l’émigration chrétienne fuyant les fureurs de Néron se dirigea vers Éphèse. L’Église d’Éphèse, d’ailleurs, avait eu pour noyau de sa formation primitive deux juifs venus de Rome, Aquila et Priscille ; elle resta toujours en rapport direct avec Rome. Nous sommes donc portés à croire que l’épître en question fut écrite d’Éphèse. Le verset xiii, 23, est, il faut l’avouer, alors assez singulier. Dans quelle ville, différente d’Éphèse et de Rome, et cependant en rapport avec Éphèse et Rome, Timothée avait-il été emprisonné ? Quelque hypothèse que l’on adopte, il y a là une énigme difficile à expliquer.

L’Apocalypse est la pièce capitale de cette histoire. Les personnes qui liront attentivement nos chapitres xv, xvi, xvii, reconnaîtront, je crois, qu’il n’est pas un seul écrit dans le canon biblique dont la date soit fixée avec autant de précision. On peut déterminer cette date à quelques jours près. Le lieu où l’ouvrage fut écrit se laisse aussi entrevoir avec probabilité. La question de l’auteur du livre est sujette à de bien plus grandes incertitudes. Sur ce point, on ne peut, selon moi, s’exprimer avec une pleine assurance. L’auteur se nomme lui-même en tête du livre (i, 9)[40] : « Moi, Jean, votre frère et votre compagnon de persécution, de royauté et de patience en Christ. » Mais deux questions se posent ici : 1o l’allégation est-elle sincère, ou bien ne serait-elle pas une de ces fraudes pieuses dont tous les auteurs d’apocalypses sans exception se sont rendus coupables ? Le livre, en d’autres termes, ne serait-il pas d’un inconnu, qui aurait prêté à un homme de premier ordre dans l’opinion des Églises, à Jean l’apôtre, une vision conforme à ses propres idées ? — 2o Étant admis que le verset 9 du chapitre i de l’Apocalypse soit sincère, ce Jean ne serait-il pas un homonyme de l’apôtre ?

Discutons d’abord cette seconde hypothèse ; car c’est la plus facile à écarter. Le Jean qui parle ou qui est censé parler dans l’Apocalypse s’exprime avec tant de vigueur, il suppose si nettement qu’on le connaît et qu’on n’a pas de difficulté à le distinguer de ses homonymes[41], il sait si bien les secrets des Églises, il y entre d’un air si résolu, qu’on ne peut guère se refuser à voir en lui un apôtre ou un dignitaire ecclésiastique tout à fait hors de ligne. Or Jean l’apôtre n’avait, dans la seconde moitié du premier siècle, aucun homonyme qui approchât de son rang. Jean-Marc, quoi qu’en dise M. Hitzig, n’a rien à faire ici. Marc n’eut jamais des relations assez suivies avec les Églises d’Asie pour qu’il ait osé s’adresser à elles sur ce ton. Reste un personnage douteux, ce Presbyteros Johannes, sorte de sosie de l’apôtre, qui trouble comme un spectre toute l’histoire de l’Église d’Éphèse, et cause aux critiques tant d’embarras[42]. Quoique l’existence de ce personnage ait été niée, et qu’on ne puisse réfuter péremptoirement l’hypothèse de ceux qui voient en lui une ombre de l’apôtre Jean, prise pour une réalité, nous inclinons à croire que Presbyteros Johannes a en effet son identité à part[43] ; mais qu’il ait écrit l’Apocalypse en 68 ou 69, comme le soutient encore M. Ewald, nous le nions absolument. Un tel personnage serait connu autrement que par un passage obscur de Papias et une thèse apologétique de Denys d’Alexandrie. On trouverait son nom dans les Évangiles, dans les Actes, dans quelque épître. On le verrait sortir de Jérusalem. L’auteur de l’Apocalypse est le plus versé dans les Écritures, le plus attaché au temple, le plus hébraïsant des écrivains du Nouveau Testament ; un tel personnage n’a pu se former en province ; il doit être originaire de Judée ; il tient par le fond de ses entrailles à l’Église d’Israël. Si Presbyteros Johannes a existé, il fut un disciple de l’apôtre Jean, dans l’extrême vieillesse de ce dernier[44] ; Papias paraît l’avoir touché d’assez près ou du moins avoir été son contemporain[45]. Nous admettons même que parfois il tint la plume pour son maître, et nous regardons comme plausible l’opinion qui lui attribuerait la rédaction du quatrième Évangile et de la première épître dite de Jean. La deuxième et la troisième épître dites de Jean, où l’auteur se désigne par les mots ὁ πρεσϐύτερος, nous paraissent son œuvre personnelle et avouée pour telle[46]. Mais certainement, à supposer que Presbyteros Johannes soit pour quelque chose dans la seconde classe des écrits johanniques (celle qui comprend le quatrième Évangile et les trois épîtres), il n’est pour rien dans la composition de l’Apocalypse. S’il y a quelque chose d’évident, c’est que l’Apocalypse, d’une part, l’Évangile et les trois épîtres, d’autre part, ne sont pas sortis de la même main[47]. L’Apocalypse est le plus juif, le quatrième Évangile est le moins juif des écrits du Nouveau Testament[48]. En admettant que l’apôtre Jean soit l’auteur de quelqu’un des écrits que la tradition lui attribue, c’est sûrement de l’Apocalypse, non de l’Évangile. L’Apocalypse répond bien à l’opinion tranchée qu’il semble avoir adoptée dans la lutte des judéo-chrétiens et de Paul ; l’Évangile n’y répond pas. Les efforts que firent, dès le IIIe siècle, une partie des Pères de l’Église grecque pour attribuer l’Apocalypse au Presbyteros[49], venaient de la répulsion que ce livre inspirait alors aux docteurs orthodoxes[50]. Ils ne pouvaient supporter la pensée qu’un écrit dont ils trouvaient le style barbare et qui leur paraissait tout empreint des haines juives fut l’ouvrage d’un apôtre. Leur opinion était le fruit d’une induction a priori sans valeur, non l’expression d’une tradition ou d’un raisonnement critique.

Si l’ἐγὼ Ἰωάννης du premier chapitre de l’Apocalypse est sincère, l’Apocalypse est donc bien réellement de l’apôtre Jean. Mais l’essence des apocalypses est d’être pseudonymes. Les auteurs des apocalypses de Daniel, d’Hénoch, de Baruch, d’Esdras, se présentent comme étant Daniel, Hénoch, Baruch, Esdras, en personne. L’Église du IIe siècle admettait sur le même pied que l’Apocalypse de Jean une Apocalypse de Pierre, qui était sûrement apocryphe[51]. Si, dans l’Apocalypse qui est restée canonique, l’auteur donne son nom véritable, c’est là une surprenante exception aux règles du genre. — Eh bien, cette exception, nous croyons qu’il faut l’admettre. Une différence essentielle sépare, en effet, l’Apocalypse canonique des autres écrits analogues qui nous ont été conservés. La plupart des apocalypses sont attribuées à des auteurs qui ont fleuri ou sont censés avoir fleuri des cinq et six cents ans, quelquefois des milliers d’années en arrière. Au IIe siècle, on attribua des apocalypses aux hommes du siècle apostolique. Le Pasteur et les écrits pseudo-clémentins sont de cinquante ou soixante ans postérieurs aux personnages à qui on les attribue. L’Apocalypse de Pierre fut probablement dans le même cas ; au moins, rien ne prouve qu’elle eût rien de particulier, de topique, de personnel. L’Apocalypse canonique, au contraire, si elle est pseudonyme, aurait été attribuée à l’apôtre Jean du vivant de ce dernier, ou très-peu de temps après sa mort. N’était les trois premiers chapitres, cela serait strictement possible ; mais est-il concevable que le faussaire eût eu la hardiesse d’adresser son œuvre apocryphe aux sept Églises qui avaient été en rapport avec l’apôtre ? Et si l’on nie ces rapports, avec M. Scholten, on tombe dans une difficulté plus grave encore ; car il faut admettre alors que le faussaire, par une ineptie sans égale, écrivant à des Églises qui n’ont jamais connu Jean, présente son prétendu Jean comme ayant été à Patmos, tout près d’Éphèse[52], comme sachant leurs secrets les plus intimes et comme ayant sur elles une pleine autorité. Ces Églises, qui, dans l’hypothèse de M. Scholten, savaient bien que Jean n’avait jamais été en Asie ni près de l’Asie, se fussent-elles laissé tromper à un artifice aussi grossier ? Une chose qui ressort de l’Apocalypse, dans toutes les hypothèses[53], c’est que l’apôtre Jean fut durant quelque temps le chef des Églises d’Asie. Cela établi, il est bien difficile de ne pas conclure que l’apôtre Jean fut réellement l’auteur de l’Apocalypse ; car, la date du livre étant fixée avec une précision absolue, on ne trouve plus l’espace de temps nécessaire pour un faux. Si l’apôtre, en janvier 69, vivait en Asie, ou seulement y avait été, les quatre premiers chapitres sont incompréhensibles de la part d’un faussaire. En supposant, avec M. Scholten, l’apôtre Jean mort au commencement de l’an 69 (ce qui ne paraît pas conforme à la vérité), on ne sort guère d’embarras. Le livre, en effet, est écrit comme si le révélateur était encore vivant ; il est destiné à être répandu sur-le-champ dans les Églises d’Asie ; si l’apôtre eût été mort, la supercherie était trop évidente. Qu’eût-on dit à Éphèse, vers février 69, en recevant un pareil livre comme censé provenir d’un apôtre qu’on savait bien ne plus exister, et que, selon M. Scholten, on n’avait jamais vu ?

L’examen intrinsèque du livre, loin d’infirmer cette hypothèse, l’appuie fortement. Jean l’apôtre paraît avoir été, après Jacques, le plus ardent des judéo-chrétiens ; l’Apocalypse, de son côté, respire une haine terrible contre Paul et contre ceux qui se relâchaient dans l’observance de la loi juive. Le livre répond à merveille au caractère violent et fanatique qui paraît avoir été celui de Jean[54]. C’est bien là l’œuvre du « fils du tonnerre », du terrible boanerge, de celui qui ne voulait pas qu’on usât du nom de son maître si on n’appartenait au cercle le plus étroit des disciples, de celui qui, s’il l’avait pu, aurait fait pleuvoir le feu et le soufre sur les Samaritains peu hospitaliers. La description de la cour céleste, avec sa pompe toute matérielle de trônes et de couronnes, est bien de celui qui, jeune, avait mis son ambition à s’asseoir, avec son frère, sur des trônes à droite et à gauche du Messie. Les deux grandes préoccupations de l’auteur de l’Apocalypse sont Rome (ch. xiii et suiv.) et Jérusalem (ch. xi et xii). Il semble qu’il a vu Rome, ses temples, ses statues, la grande idolâtrie impériale. Or un voyage de Jean à Rome, à la suite de Pierre, se laisse facilement supposer. Ce qui concerne Jérusalem est plus frappant encore. L’auteur revient toujours à « la ville aimée » ; il ne pense qu’à elle ; il est au courant de toutes les aventures de l’Église hiérosolymitaine durant la révolution de Judée (qu’on se rappelle le beau symbole de la femme et de sa fuite au désert) ; on sent qu’il avait été une des colonnes de cette Église, un dévot exalté du parti juif. Cela convient très-bien à Jean[55]. La tradition d’Asie Mineure semble de même avoir conservé le souvenir de Jean comme celui d’un sévère judaïsant. Dans la controverse de la Pâque, qui troubla si fortement les Églises durant la seconde moitié du IIe siècle, l’autorité de Jean est le principal argument que font valoir les Églises d’Asie pour maintenir la célébration de la Pâque, conformément à la loi juive, au 14 de nisan. Polycarpe, en 160, et Polycrate, en 190, font appel à son autorité pour défendre leur usage antique contre les novateurs qui, s’appuyant sur le quatrième Évangile, ne voulaient pas que Jésus, la vraie pâque, eût mangé l’agneau pascal la veille de sa mort, et qui transféraient la fête au jour de la résurrection[56].

La langue de l’Apocalypse est également une raison pour attribuer le livre à un membre de l’Église de Jérusalem. Cette langue est tout à fait à part dans les écrits du Nouveau Testament. Nul doute que l’ouvrage n’ait été écrit en grec[57] ; mais c’est un grec calqué sur l’hébreu, pensé en hébreu, et qui ne pouvait guère être compris et goûté que par des gens sachant l’hébreu[58]. L’auteur est nourri des prophéties et des apocalypses antérieures à la sienne à un degré qui étonne ; il les sait évidemment par cœur. Il est familier avec la version grecque des livres sacrés[59] ; mais c’est dans le texte hébreu que les passages bibliques se présentent à lui. Quelle différence avec le style de Paul, de Luc, de l’auteur de l’Épître aux Hébreux, et même des Évangiles synoptiques ! Un homme ayant passé des années à Jérusalem, dans les écoles qui entouraient le temple, pouvait seul être à ce point imprégné de la Bible et participer aussi vivement aux passions du peuple révolutionnaire, à ses espérances, à sa haine contre les Romains.

Enfin, une circonstance qu’il n’est pas permis de négliger, c’est que l’Apocalypse présente quelques traits qui ont du rapport avec le quatrième Évangile et avec les épîtres attribuées à Jean. Ainsi l’expression ὁ λόγος τοῦ θεοῦ, si caractéristique du quatrième Évangile, se trouve pour la première fois dans l’Apocalypse[60]. L’image des « eaux vives »[61] est commune aux deux ouvrages. L’expression d’« agneau de Dieu », dans le quatrième Évangile[62], rappelle l’expression d’Agneau, qui est ordinaire dans l’Apocalypse pour désigner le Christ. Les deux livres appliquent au Messie le passage de Zacharie, xii, 10, et le traduisent de la même manière[63]. Loin de nous la pensée de conclure de ces faits que la même plume ait écrit le quatrième Évangile et l’Apocalypse ; mais il n’est pas indifférent que le quatrième Évangile, dont l’auteur n’a pu être sans lien quelconque avec l’apôtre Jean, offre dans son style et ses images quelques rapports avec un livre attribué pour des motifs sérieux à l’apôtre Jean.

La tradition ecclésiastique est hésitante sur la question qui nous occupe. Jusque vers l’an 150, l’Apocalypse ne semble pas avoir eu dans l’Église l’importance qui, d’après nos idées, aurait dû s’attacher à un écrit où l’on eût été assuré de posséder un manifeste solennel sorti de la plume d’un apôtre. Il est douteux que Papias l’admît comme ayant été rédigée par l’apôtre Jean. Papias était millénaire de la même manière que l’Apocalypse ; mais il paraît qu’il déclarait tenir cette doctrine « de la tradition non écrite ». S’il avait allégué l’Apocalypse, Eusèbe le dirait[64], lui qui relève avec tant d’empressement toutes les citations que cet ancien Père fait d’écrits apostoliques. L’auteur du Pasteur d’Hermas connaît, ce semble, l’Apocalypse et l’imite[65] ; mais il ne suit pas de là qu’il la tînt pour un ouvrage de Jean l’apôtre. C’est saint Justin qui, vers le milieu du IIe siècle, déclare le premier hautement que l’Apocalypse est bien une composition de l’apôtre Jean[66] ; or saint Justin, qui ne sortit du sein d’aucune des grandes Églises, est une médiocre autorité en fait de traditions. Méliton, qui commenta certaines parties de l’ouvrage[67], Théophile d’Antioche[68] et Apollonius[69], qui s’en servirent beaucoup dans leurs polémiques, semblent cependant, comme Justin, l’avoir attribué à l’apôtre. Il en faut dire autant du Canon de Muratori[70]. À partir de l’an 200, l’opinion la plus répandue est que le Jean de l’Apocalypse est bien l’apôtre. Irénée[71], Tertullien[72], Clément d’Alexandrie[73], Origène[74], l’auteur des Philosophumena[75], n’ont là-dessus aucune hésitation. L’opinion contraire est toutefois fermement soutenue. Pour ceux qui s’écartaient de plus en plus du judéo-christianisme et du millénarisme primitifs, l’Apocalypse était un livre dangereux, impossible à défendre, indigne d’un apôtre, puisqu’il renfermait des prophéties qui ne s’étaient pas accomplies. Marcion, Cerdon et les gnostiques la rejetaient absolument[76] ; les Constitutions apostoliques l’omettent dans leur Canon[77] ; la vieille Peschito ne la contient pas. Les adversaires des rêveries montanistes, tels que le prêtre Caïus[78], les aloges[79], feignirent d’y voir l’œuvre de Cérinthe. Enfin, dans la seconde moitié du IIIe siècle, l’école d’Alexandrie, en haine du millénarisme renaissant par suite de la persécution de Valérien, fait la critique du livre avec une excessive rigueur et une mauvaise humeur non dissimulée ; l’évêque Denys démontre parfaitement que l’Apocalypse ne saurait être du même auteur que le quatrième Évangile, et met à la mode l’hypothèse du Presbyteros[80]. Au IVe siècle, l’Église grecque est tout à fait partagée[81]. Eusèbe, quoique hésitant, est en somme défavorable à la thèse qui attribue l’ouvrage au fils de Zébédée. Grégoire de Nazianze et presque tous les chrétiens lettrés du même temps refusèrent de voir un écrit apostolique dans un livre qui contrariait si vivement leur goût, leurs idées d’apologétique et leurs préjugés d’éducation. On peut dire que, si ce parti avait été le maître, il eût relégué l’Apocalypse au rang du Pasteur et des ἀντιλεγόμενα dont le texte grec a presque disparu. Heureusement, il était trop tard pour que de telles exclusions pussent réussir. Grâce à d’habiles contre-sens, un livre qui renferme d’atroces injures contre Paul s’est conservé à côté des œuvres mêmes de Paul, et forme avec celles-ci un volume censé provenir d’une seule inspiration.

Cette protestation persistante, qui constitue un fait si important de l’histoire ecclésiastique, est-elle d’un poids bien considérable aux yeux de la critique indépendante ? On ne saurait le dire. Certainement Denys d’Alexandrie est dans le vrai, quand il établit que le même homme n’a pas pu écrire le quatrième Évangile et l’Apocalypse. Mais, placée devant ce dilemme, la critique moderne a répondu tout autrement que la critique du IIIe siècle. L’authenticité de l’Apocalypse lui a paru bien plus admissible que celle de l’Évangile, et si, dans l’œuvre johannique, il faut faire une part à ce problématique Presbyteros Johannes, c’est bien moins l’Apocalypse que l’Évangile et les épîtres qu’il conviendrait de lui attribuer. Quel motif eurent, au IIIe siècle, ces adversaires du montanisme, au IVe siècle, ces chrétiens élevés dans les écoles helléniques d’Alexandrie, de Césarée, d’Antioche, pour nier que l’auteur de l’Apocalypse fût réellement l’apôtre Jean ? Une tradition, un souvenir conservé dans les Églises ? En aucune façon. Leurs motifs étaient des motifs de théologie a priori. D’abord, l’attribution de l’Apocalypse à l’apôtre rendait presque impossible pour un homme instruit et sensé d’admettre l’authenticité du quatrième Évangile, et l’on eût cru alors ébranler le christianisme en doutant de l’authenticité de ce dernier document. En outre, la vision attribuée à Jean paraissait une source d’erreurs sans cesse renaissantes ; il en sortait des recrudescences perpétuelles de judéo-christianisme, de prophétisme intempérant, de millénarisme audacieux ? Quelle réponse pouvait-on faire aux montanistes et aux mystiques du même genre, disciples parfaitement conséquents de l’Apocalypse, à ces troupes d’enthousiastes qui couraient au martyre, enivrés qu’ils étaient par la poésie étrange du vieux livre de l’an 69 ? Une seule : prouver que le livre qui servait de texte à leurs chimères n’était pas d’origine apostolique. La raison qui porta Caïus, Denys d’Alexandrie et tant d’autres à nier que l’Apocalypse fût réellement de l’apôtre Jean est donc justement celle qui nous porte à la conclusion opposée. Le livre est judéo-chrétien, ébionite ; il est l’œuvre d’un enthousiaste ivre de haine contre l’empire romain et le monde profane ; il exclut toute réconciliation entre le christianisme, d’une part, l’empire et le monde, de l’autre ; le messianisme y est tout matériel ; le règne des martyrs pendant mille ans y est affirmé ; la fin du monde est déclarée très-prochaine. Ces motifs, où les chrétiens raisonnables, sortis de la direction de Paul, puis de l’école d’Alexandrie, voyaient des difficultés insurmontables, sont pour nous des marques d’ancienneté et d’authenticité apostolique. L’ébionisme et le montanisme ne nous font plus peur ; simples historiens, nous affirmons même que les adhérents de ces sectes, repoussés par l’orthodoxie, étaient les vrais successeurs de Jésus, des Douze et de la famille du Maître. La direction rationnelle que prend le christianisme par le gnosticisme modéré, par le triomphe tardif de l’école de Paul, et surtout par l’ascendant d’hommes tels que Clément d’Alexandrie et Origène, ne doit pas faire oublier ses vraies origines. Les chimères, les impossibilités, les conceptions matérialistes, les paradoxes, les énormités, qui impatientaient Eusèbe, quand il lisait ces anciens auteurs ébionites et millénaristes, tels que Papias, étaient le vrai christianisme primitif. Pour que les rêves de ces sublimes illuminés soient devenus une religion susceptible de vivre, il a fallu que des hommes de bon sens et de beaux génies, comme étaient ces Grecs qui se firent chrétiens à partir du IIIe siècle, aient repris l’œuvre des vieux visionnaires, et, en la reprenant, l’aient singulièrement modifiée, corrigée, amoindrie. Les monuments les plus authentiques des naïvetés du premier âge devinrent alors d’embarrassants témoins, que l’on essaya de rejeter dans l’ombre. Il arriva ce qui arrive d’ordinaire à l’origine de toutes les créations religieuses, ce qui s’observa en particulier durant les premiers siècles de l’ordre franciscain : les fondateurs de la maison furent évincés par les nouveaux venus ; les vrais successeurs des premiers pères devinrent bientôt des suspects et des hérétiques. De là ce fait que nous avons eu souvent occasion de relever, savoir que les livres favoris du judéo-christianisme ébionite et millénaire[82] se sont bien mieux conservés dans les traductions latines et orientales que dans le texte grec, l’Église grecque orthodoxe s’étant toujours montrée fort intolérante à l’égard de ces livres et les ayant systématiquement supprimés.

Les raisons qui font attribuer l’Apocalypse à l’apôtre Jean restent donc très-fortes, et je crois que les personnes qui liront notre récit seront frappées de la manière dont tout, en cette hypothèse, s’explique et se lie. Mais, dans un monde où les idées en fait de propriété littéraire étaient si différentes de ce qu’elles sont de nos jours, un ouvrage pouvait appartenir à un auteur de bien des manières. L’apôtre Jean a-t-il écrit lui-même le manifeste de l’an 69 ? On en peut certes douter. Il suffit pour notre thèse qu’il en ait eu connaissance, et que, l’ayant approuvé, il l’ait vu sans déplaisir circuler sous son nom. Les trois premiers versets du chapitre Ier, qui ont l’air d’une autre main que celle du Voyant, s’expliqueraient alors. Par là s’expliqueraient aussi des passages comme xviii, 20 ; xxi, 14, qui inclinent à croire que celui qui tenait la plume n’était pas apôtre. Dans Eph., ii, 20, nous trouvons un trait analogue, et là nous sommes sûrs qu’entre Paul et nous il y a l’intermédiaire d’un secrétaire ou d’un imitateur. L’abus qui a été fait du nom des apôtres pour donner de la valeur à des écrits apocryphes[83] doit nous rendre très-soupçonneux. Beaucoup de traits de l’Apocalypse ne conviennent pas à un disciple immédiat de Jésus[84]. On est surpris de voir un des membres du comité intime où s’élabora l’Évangile nous présenter son ancien ami comme un Messie de gloire, assis sur le trône de Dieu, gouvernant les peuples, et si totalement différent du Messie de Galilée que le Voyant à son aspect frissonne et tombe à demi mort. Un homme qui avait connu le vrai Jésus pouvait difficilement, même au bout de trente-six ans, avoir subi une telle modification dans ses souvenirs. Marie de Magdala, apercevant Jésus ressuscité, s’écrie : « O mon maître ! » et Jean ne verrait le ciel ouvert que pour y retrouver celui qu’il aima transformé en Christ terrible !… Ajoutons que l’on n’est pas moins étonné de voir sortir de la plume d’un des principaux personnages de l’idylle évangélique une composition artificielle, un vrai pastiche, où l’imitation à froid des visions des anciens prophètes se montre à chaque ligne. L’image des pêcheurs de Galilée qui nous est offerte par les Évangiles synoptiques ne répond guère à celle d’écrivains, de lecteurs assidus des anciens livres, de rabbins savants. Reste à savoir si ce n’est pas le tableau des synoptiques qui est faux, et si l’entourage de Jésus ne fut pas beaucoup plus pédant, plus scolastique, plus analogue aux scribes et aux pharisiens, que le récit de Matthieu, Marc et Luc ne porterait à le supposer.

Si l’on admet l’hypothèse que nous avons dite, et d’après laquelle Jean aurait plutôt accepté l’Apocalypse qu’il ne l’aurait écrite de sa main, on obtient un autre avantage, c’est d’expliquer comment le livre fut si peu répandu, durant les trois quarts de siècle qui suivirent sa composition. Il est probable que l’auteur, après l’an 70, voyant Jérusalem prise, les Flavius solidement établis, l’empire romain reconstitué, et le monde obstiné à durer, malgré le terme de trois ans et demi qu’il lui avait assigné, arrêta lui-même la publicité de son ouvrage. L’Apocalypse, en effet, n’atteignit toute son importance que vers le milieu du IIe siècle, quand le millénarisme devint un sujet de discorde dans l’Église, et surtout quand les persécutions redonnèrent aux invectives contre la Bête du sens et de l’à-propos[85]. La fortune de l’Apocalypse fut ainsi attachée aux alternatives de paix et d’épreuves que traversa l’Église. Chaque persécution lui donna une vogue nouvelle ; c’est quand les persécutions sont finies que le livre court de véritables dangers, et se voit sur le point d’être chassé du Canon, comme un pamphlet mensonger et séditieux.

Deux traditions dont j’ai admis en ce volume la plausibilité, savoir la venue de Pierre à Rome et le séjour de Jean à Éphèse, ayant donné lieu à de longues controverses, j’en ai fait l’objet d’un appendice à la fin du volume. J’ai en particulier discuté le récent mémoire de M. Scholten sur le séjour des apôtres en Asie avec le soin que méritent tous les écrits de l’éminent critique hollandais. Les conclusions auxquelles je suis arrivé, et que je ne tiens, du reste, que pour probables, exciteront certainement, comme l’emploi que j’ai fait du quatrième Évangile en écrivant la Vie de Jésus, les dédains d’une jeune école présomptueuse, aux yeux de laquelle toute thèse est prouvée dès qu’elle est négative, et qui traite péremptoirement d’ignorants ceux qui n’admettent pas d’emblée ses exagérations. Je prie le lecteur sérieux de croire que je le respecte assez pour ne rien négliger de ce qui peut servir à trouver la vérité dans l’ordre des études dont je l’entretiens. Mais j’ai pour principe que l’histoire et la dissertation doivent être distinctes l’une de l’autre. L’histoire ne peut être bien faite qu’après que l’érudition a entassé des bibliothèques entières d’essais critiques et de mémoires ; mais, quand l’histoire arrive à se dégager, elle ne doit au lecteur que l’indication de la source originale sur laquelle chaque assertion s’appuie. Les notes occupent le tiers de chaque page dans ces volumes que je consacre aux origines du christianisme. Si j’avais dû m’obliger à y mettre la bibliographie, les citations d’auteurs modernes, la discussion détaillée des opinions, les notes eussent rempli au moins les trois quarts de la page. Il est vrai que la méthode que j’ai suivie suppose des lecteurs versés dans les recherches sur l’Ancien et le Nouveau Testament, ce qui est le cas de bien peu de personnes en France. Mais combien de livres sérieux auraient le droit d’exister si, avant de les composer, l’auteur avait dû être sûr qu’il aurait un public pour les bien comprendre ? J’affirme d’ailleurs que même un lecteur qui ne sait pas l’allemand, s’il est au courant de ce qui a été écrit dans notre langue sur ces matières, peut fort bien suivre ma discussion. L’excellent recueil intitulé Revue de théologie, qui s’imprimait jusqu’à ces dernières années à Strasbourg, est une encyclopédie d’exégèse moderne, qui ne dispense pas sûrement de remonter aux livres allemands et hollandais, mais où toutes les grandes discussions de la théologie savante depuis un demi-siècle ont eu leur écho. Les écrits de MM. Reuss, Réville, Scherer, Kienlen, Coulin, et en général les thèses de la faculté de Strasbourg[86] offriront également aux lecteurs désireux de plus amples renseignements une solide instruction. Il va sans le dire que ceux qui pourront lire les écrits de Christian Baur, le père de toutes ces études, de Zeller, de Schwegler, de Volkmar, de Hilgenfeld, de Lücke, de Lipsius, de Holtzmann, d’Ewald, de Keim, de Hausrath, de Scholten, seront mieux édifiés encore. J’ai proclamé toute ma vie que l’Allemagne s’était acquis une gloire éternelle en fondant la science critique de la Bible et les études qui s’y rapportent. Je l’ai dit assez haut pour qu’on n’eût pas dû m’accuser de passer sous silence des obligations que j’ai cent fois reconnues. L’école des exégètes allemands a ses défauts ; ces défauts sont ceux qu’un théologien, quelque libéral qu’il soit, ne peut éviter ; mais la patience, la ténacité d’esprit, la bonne foi qui ont été déployées dans cette œuvre d’analyse sont chose vraiment admirable. Entre plusieurs très-belles pierres que l’Allemagne a posées dans l’édifice de l’esprit humain, élevé à frais communs par tous les peuples, la science biblique est peut-être le bloc qui a été taillé avec le plus de soin, celui qui porte au plus haut degré le cachet de l’ouvrier.

Pour ce volume, comme pour les précédents, je dois beaucoup à l’érudition toujours prête et à l’inépuisable complaisance de mes savants confrères et amis, MM. Egger, Léon Renier, Derenbourg, Waddington, Boissier, de Longpérier, de Witte, Le Blant, Dulaurier, qui ont bien voulu me permettre de les consulter journellement sur les points se rapportant à leurs études spéciales. M. Neubauer a revu la partie talmudique. Malgré ses travaux à la Chambre, M. Noël Parfait a bien voulu ne pas me discontinuer ses soins de correcteur accompli. Enfin, je dois exprimer ma vive reconnaissance à MM. Amari, Pietro Rosa, Fabio Gori, Fiorelli, Minervini, de Luca, qui, durant un voyage d’Italie que j’ai fait l’année dernière, ont été pour moi les plus précieux des guides. On verra comment ce voyage se rattachait par plusieurs côtés au sujet du présent volume. Quoique je connusse déjà l’Italie, j’avais soif de saluer encore une fois la terre des grands souvenirs, la mère savante de toute renaissance. Selon une légende rabbinique, il y avait à Rome, durant ce long deuil de la beauté qu’on appelle le moyen âge, une statue antique conservée en un lieu secret, et si belle que les Romains venaient de nuit la baiser furtivement. Le fruit de ces embrassements profanes fut, dit-on, l’Antéchrist[87]. Ce fils de la statue de marbre est bien certainement au moins un fils de l’Italie. Toutes les grandes protestations de la conscience humaine contre les excès du christianisme sont venues autrefois de cette terre ; de là encore elles viendront dans l’avenir.

Je ne cacherai pas que le goût de l’histoire, la jouissance incomparable qu’on éprouve à voir se dérouler le spectacle de l’humanité, m’a surtout entraîné en ce volume. J’ai eu trop de plaisir à le faire pour que je demande d’autre récompense que de l’avoir fait. Souvent je me suis reproché de tant jouir en mon cabinet de travail, pendant que ma pauvre patrie se consume dans une lente agonie ; mais j’ai la conscience tranquille. Lors des élections de 1869, je m’offris aux suffrages de mes concitoyens ; toutes mes affiches portaient en grosses lettres : « Pas de révolution ; pas de guerre ; une guerre sera aussi funeste qu’une révolution. » Au mois de septembre 1870, je conjurai les esprits éclairés de l’Allemagne et de l’Europe de songer à l’affreux malheur qui menaçait la civilisation. Pendant le siège, dans Paris, au mois de novembre 1870, je m’exposai à une forte impopularité en conseillant la réunion d’une assemblée, ayant les pouvoirs pour traiter de la paix. Aux élections de 1871, je répondis aux ouvertures qu’on me fit : « Un tel mandat ne peut être ni recherché, ni refusé. » Après le rétablissement de l’ordre, j’ai appliqué tout ce que j’ai d’attention aux réformes que je considère comme les plus urgentes pour sauver notre pays. J’ai donc fait ce que j’ai pu. Nous devons à notre patrie d’être sincères avec elle ; nous ne sommes pas obligés d’employer le charlatanisme pour lui faire accepter nos services ou agréer nos idées.

Peut-être, d’ailleurs, ce volume, bien que s’adressant avant tout aux curieux et aux artistes, contiendra-t-il plus d’un enseignement. On y verra le crime poussé jusqu’à son comble et la protestation des saints élevée à des accents sublimes. Un tel spectacle ne sera pas sans fruit religieux. Je crois autant que jamais que la religion n’est pas une duperie subjective de notre nature, qu’elle répond à une réalité extérieure, et que celui qui en aura suivi les inspirations aura été le bien inspiré. Simplifier la religion n’est pas l’ébranler, c’est souvent la fortifier. Les petites sectes protestantes de nos jours, comme le christianisme naissant, sont là pour le prouver. La grande erreur du catholicisme est de croire qu’on peut lutter contre les progrès du matérialisme avec une dogmatique compliquée, s’encombrant chaque jour d’une nouvelle charge de merveilleux.

Le peuple ne peut plus porter qu’une religion sans miracles ; mais une telle religion pourrait être bien vivante encore, si, prenant leur parti de la dose de positivisme qui est entrée dans le tempérament intellectuel des classes ouvrières, les personnes qui ont charge d’âmes réduisaient le dogme autant qu’il est possible, et faisaient du culte un moyen d’éducation morale, de bienfaisante association. Au-dessus de la famille et en dehors de l’État, l’homme a besoin de l’Église. Les États-Unis d’Amérique ne font durer leur étonnante démocratie que grâce à leurs sectes innombrables. Si, comme on peut le supposer, le catholicisme ultramontain ne doit plus réussir, dans les grandes villes, à ramener le peuple à ses temples, il faut que l’initiative individuelle crée des petits centres où le faible trouve des leçons, des secours moraux, un patronage, parfois une assistance matérielle. La société civile, qu’elle s’appelle commune, canton ou province, État ou patrie, a des devoirs pour l’amélioration de l’individu ; mais ce qu’elle fait est nécessairement limité. La famille doit beaucoup plus ; mais souvent elle est insuffisante ; quelquefois elle manque tout à fait. Les associations créées au nom d’un principe moral peuvent seules donner à tout homme venu en ce monde un lien qui le rattache au passé, des devoirs envers l’avenir, des exemples à suivre, un héritage de vertu à recevoir et à transmettre, une tradition de dévouement à continuer.

  1. H. J. Holtzmann, Kritik der Epheser- und Kolosserbriefe, Leipzig, 1872.
  2. Sur cette dernière, voir Saint Paul, p. 300 et suiv.
  3. Comparez surtout le second chapitre de la IIª Petri à l’épître de Jude. Des traits comme IIª Petri, i, 14, 16-18 ; iii, 1, 2, 5-7, 15-16, sont aussi des indices certains de fausseté. Le style n’a aucune ressemblance avec celui de la Iª Petri (observation de saint Jérôme, Epist. ad Hedib., c. 11 ; cf. De viris ill., c. 1). Enfin l’épître n’est pas citée avant le IIIe siècle. Irénée (Adv. hær., IV, ix, 2) et Origène (dans Eusèbe, H. E., VI, 25) ne la connaissent pas ou l’excluent. Cf. Eus., H. E., iii, 25.
  4. Les imitations que l’auteur des épîtres à Timothée et à Tite ferait, dit-on, de la Iª Petri, en ce qui concerne les devoirs des femmes et des anciens, ne sont pas évidentes. Comp. cependant I Tim., ii, 9 et suiv. ; iii, 11, à I Petri, iii, et suiv. ; I Petri, v, 1 et suiv., à Tit., i, 5 et suiv.
  5. Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39 ; Polycarpe, Epist., 1 (cf. I Petri, i, 8 ; Eusèbe, H. E., IV, 14) ; Irénée, Adv. hær., IV, ix, 2 ; xvi, 5 (cf. Eusèbe, H. E., V, 8) ; Clément d’Alex., Strom., III, 18 ; IV, 7 ; Tertullien, Scorpiace, 12 ; Origène, dans Eusèbe, H. E., VI, 25 ; Eusèbe, H. E., III, 25.
  6. Voir ci-dessous, p. 112-113.
  7. Voir, outre les épîtres insérées au Canon, les épîtres de Clément Romain, d’Ignace, de Polycarpe.
  8. I Petri, ii, 25, montre que le sens du mot n’était pas encore spécialisé.
  9. I Petri, v, 1 : πρεσϐυτέρους ἐν ὑμῖν, leçon de Vat. et Sin. ; πρεσϐυτέρους τοὺς ἐν ὑμῖν, leçon reçue.
  10. I Petri, ii, 23. Cf. Luc, xxiii, 34.
  11. Voir ci-dessous, p. 52-53.
  12. Clément Romain (I ad Cor., c. 10 et 11 ; cf. Jac., ii, 21, 23, 25), l’auteur du Pasteur (mand., xii, § 5 ; cf. Jac., iv, 7), Irénée (Adv. hær., IV, xvi, 2 ; cf. Jac., ii, 23) paraissent l’avoir lue. Origène (In. Joh., tom. XIX, 6), Eusèbe (H. E., II, 23), saint Jérôme (De viris ill., 2) expriment des doutes.
  13. Voir IIª Petri, iii, 15-16, où les épîtres de Paul sont expressément mises parmi les Écritures sacrées.
  14. Saint Paul, p. li-lxi.
  15. Hebr., v, 11-14 ; vi, 11-12 ; x, 24-25 ; xiii entier.
  16. Διακονήσαντες τοῖς ἁγίοις καὶ διακονοῦντες. vi, 10.
  17. Hebr., x, 32 et suiv. ; cf. xii, 4 et suiv., 23.
  18. Hebr., xiii, 3.
  19. Ἡγούμενοι.
  20. Hebr., xiii, 7.
  21. Hebr., xiii, 17, 24.
  22. Hebr., xiii, 19.
  23. Hebr., xiii, 23.
  24. Hebr., xiii, 24.
  25. Telle est la force de ἀπό. Opposez οἱ ἐν τῇ Ἀσίᾳ (II Tim., i, 15), ἡ ἐν Βαϐυλῶνι συνεκλεκτή (I Petri, v, 13). Notez cependant Act., xvii, 13.
  26. Hebr., ix, 1 et suiv.
  27. Hebr., x, 5, 37-38.
  28. Hebr., iii, 23.
  29. Hebr., ii, 3-4.
  30. Hebr., v, 11-12 ; vi, 11-12 ; x, 24-25 ; xiii entier.
  31. Hebr., xiii, 19-24.
  32. De pudicitia, 20. « Exstat enim et Barnabæ titulus ad Hebræos. » Ces mots prouvent que le manuscrit dont se servait Tertullien offrait en tête de l’épître le nom de Barnabé. Cf. saint Jérôme, De viris ill., 5. C’est à tort qu’on a présenté l’assertion de Tertullien comme une conjecture personnelle, mise en avant pour renforcer l’autorité d’un écrit qui servait ses idées montanistes. Sur l’argument tiré de la stichométrie du Codex claromontanus, voyez Saint Paul, p. liii-liv, note. L’épître d’ordinaire attribuée à saint Barnabé est un ouvrage apocryphe, écrit vers l’an 110 après J.-C.
  33. C’est bien gratuitement qu’on a pensé à l’Église d’Alexandrie. D’abord, il n’est pas prouvé qu’Alexandrie eût déjà une Église vers l’an 66. Cette Église, en tout cas, si elle existait, n’eut aucun rapport avec l’école de Paul ; elle ne devait pas connaître Timothée. Les passages v, 12 ; x, 32 et suiv., et bien d’autres encore, ne conviendraient pas à une telle Église.
  34. Comp. Act., vi, 1 ; Irénée, Adv. hær., III, i, 1 ; Eusèbe, Hist. eccl., III, 24, 25.
  35. Διακονεῖν τοῖς ἁγίοις (cf. surtout Rom., xv, 25) s’applique aux devoirs de toutes les Églises envers l’Église de Jérusalem, et ne convient pas bien à l’Église de Jérusalem.
  36. Hebr., xiii, 23.
  37. Θεατριζόμενοι surtout prend alors un sens précis.
  38. Comp. Epist. Clem. Rom. ad Cor. I, ch. 17, à Hebr., xi, 37, — c. 36 à Hebr., i, 3, 5, 7, 13 ; — c. 9 à Hebr., xi, 5, 7 ; — c. 12 à Hebr., xi, 31.
  39. Voir Saint Paul, p. lvii.
  40. Comp. Apoc., i, 4, et xxii, 8. Cf. i, 1-2.
  41. Apoc., xxii, 8.
  42. Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. lxxii-lxxiii et p. 160.
  43. Papias, dans Eus., H. E., III, 39 ; Denys d’Alexandrie, dans Eus., H. E., VII, 25. Ces deux passages ne créent pas la certitude. En effet, Denys d’Alexandrie se contente d’induire a priori de la différence du quatrième Évangile et de l’Apocalypse la distinction de deux Jean, hypothèse dont il trouve la confirmation dans deux tombeaux « qu’on dit avoir existé à Éphèse et porter tous les deux le nom de Jean. » Le passage de Papias est peu précis, et, en toute hypothèse, paraît avoir besoin de correction. Le passage Const. apost., VII, 46, est de médiocre autorité. Quant à Eusèbe (H. E., III, 39), il fait simplement un rapprochement entre le passage de Papias et celui de Denys, et il n’affirme nullement l’existence des deux tombeaux. Saint Jérôme, De viris ill., 9, 18, affirme la réalité des tombeaux ; mais il nous apprend que de son temps beaucoup de personnes y voyaient memoriæ de l’apôtre Jean.
  44. Étant admis que le passage Constit. apost., VII, 46, se rapporte à lui, et que ce passage ait quelque valeur, Presbyteros aurait été le successeur de l’apôtre Jean dans l’épiscopat d’Éphèse.
  45. Papias, dans Eus., H. E., III, 39. Il semble qu’il faut lire, dans ce passage, οἱ τοῦ κυρίου [μαθητῶν] μαθηταὶ λέγουσιν. Car λέγουσιν suppose Aristion et Presbyteros Johannes vivant vers le temps de Papias. La phrase met Aristion et Presbyteros Johannes dans une autre catégorie que les apôtres, « disciples du Seigneur ». Eusèbe exagère, en tout cas, en concluant de la phrase de Papias que ce dernier a été auditeur d’Aristion et du Presbyteros.
  46. Nous reviendrons sur tous ces points dans notre tome V.
  47. C’est ce que Denys d’Alexandrie, dans la seconde moitié du IIIe siècle, avait déjà parfaitement aperçu. Sa thèse, bornée à cela, est un modèle de dissertation philologique et critique. Eusèbe, H. E., VII, 25.
  48. Le nom de « Juif », toujours pris comme synonyme « d’adversaire de Jésus », dans le quatrième Évangile, est dans l’Apocalypse le titre suprême d’honneur (ii, 9 ; iii, 9).
  49. Denys d’Alexandrie, dans Eusèbe, H. E., VII, 25 ; Eusèbe, H. E., III, 39 ; saint Jérôme, De viris ill., 9.
  50. Vie de Jésus, 13e édit., p. 297, note 3, et ci-après, p. 460.
  51. Canon de Muratori, lignes 70-72 ; stichométrie du Codex claromontanus, dans Credner, Gesch. der neutest. Kanon, p. 177.
  52. Supposer l’apôtre venu à Patmos, c’est le supposer venu à Éphèse, Patmos étant en quelque sorte une dépendance d’Éphèse, au point de vue de la navigation.
  53. Voir l’appendice à la fin du volume, p. 559 et suivantes.
  54. Voir ci-dessous, p. 347-348.
  55. Gal., ii, Jean paraît très-souvent en compagnie de Pierre : Act., iii, 1, 3, 4, 11 ; iv, 13, 19 ; viii, 14.
  56. Polycrate et Irénée, dans Eusèbe, H. E., V, 24.
  57. « Je suis l’alpha et l’oméga. » — Les mesures et les poids sont grecs.
  58. Sans parler des mots sacramentels et du chiffre de la Bête, qui sont en hébreu (ix, 11 ; xvi, 16), les hébraïsmes se remarquent à chaque ligne. Notez en particulier, i, 4, l’indéclinabilité de la traduction grecque du nom de Jéhovah.
  59. Il adopte plusieurs des expressions des Septante, même dans ce qu’elles ont d’inexact : σκηνὴ τοῦ μαρτυρίου = אהל מועד ; ὁ παντοκράτωρ = Jéhovah Sebaoth. Le verset du Ps. ii, qu’il cite souvent : « Il les fera paître avec une houlette de fer, » est entendu d’après les Septante, et non d’après l’hébreu, sans doute parce que le passage était passé sous cette forme dans l’exégèse messianique des chrétiens.
  60. Apoc., xix, 13.
  61. Apoc., xxi, 6 ; xxii, 1, 17. Cf. Jean, iv et x.
  62. Jean, i, 29, 36.
  63. Apoc., i, 7 ; Jean, xix, 37. Cette traduction diffère de celle des Septante, et est plutôt conforme à l’hébreu.
  64. Hist. eccl., III, 39. Les témoignages d’André et d’Aréthas de Cappadoce sur ce point sont peu concluants.
  65. Voir surtout Vis., iv, 1, 2 ; Simil., ix, et suiv.
  66. Dial. cum Tryph., 81.
  67. Eusèbe, H. E., IV, 26 ; saint Jérôme, De viris ill., 24. Comp. Méliton, De veritate, sub fin.
  68. Eus., H. E., IV, 24. On peut se demander si le mot Ἰωάννου, dans les deux passages d’Eusèbe relatifs à Méliton et à Théophile, n’est pas une addition explicative de l’historien ecclésiastique. Mais Eusèbe étant attentif à relever les passages d’où il résulte qu’on a douté de l’authenticité de l’Apocalypse, on doit supposer qu’il n’eût pas ajouté le mot Ἰωάννου, s’il ne l’eût rencontré dans les auteurs dont il parle.
  69. Eusèbe, H. E., V, 18.
  70. Lignes 47-48, 70-72. Ce second passage semble cependant marquer une tendance à placer le livre parmi les apocryphes.
  71. Adv. hær., IV, xx, 11 ; V, xxvi, 1 ; xxviii, 2 ; xxx, 1 ; xxxiv, 2, etc. Cf. Eusèbe, H. E., V, 8.
  72. Adv. Marc., III, 14 ; IV, 5.
  73. Strom., VI, 13 ; Pædag., II, 12.
  74. Dans Eus., H. E., VI, 25 ; In Matth., tom. XVI, 6 ; In Joh., tom. I, 14 ; II, 4, etc.
  75. Philosoph., VII, 36.
  76. Tertullien, Adv. Marc., IV, 5 ; livre Adv. omnes hæreses, parmi les œuvres de Tertullien, 6.
  77. Constit. apost., II, 57 ; VIII, 47 (Canons apost., no 85).
  78. Caïus, dans Eusèbe, H. E., III, 28. Les doutes que peut laisser ce passage sont levés par le fragment de Denys d’Alexandrie, dans Eusèbe, VII, 25, et par ce qu’Épiphane dit des aloges. La traduction « comme s’il était un grand apôtre » est insoutenable. Cf. Théodoret, Hær. fab., II, 3.
  79. Épiph., hær. li, 3-4, 32-35.
  80. Hist. eccl., VII, 25. Il est probable que la question avait déjà été discutée par saint Hippolyte. Voir la liste de ses écrits dans Corpus inscr. gr., no 8613, A, 3.
  81. Eus., H. E., III, 24 ; saint Jérôme, Epist. cxxix, ad Dardanum, 3.
  82. Livre d’Hénoch, Apocalypse de Baruch, Assomption de Moïse, Ascension d’Isaïe, 4e livre d’Esdras, et jusqu’à ces derniers temps, le Pasteur, l’Épître de Barnabé. Par là s’explique aussi la perte plus ou moins complète du texte grec de Papias, de saint Irénée.
  83. Aux preuves tant de fois alléguées, ajoutez Caïus et Denys d’Alexandrie, dans Eusèbe, H. E., III, 28.
  84. Le verset Apoc., i, 2, ne signifie pas que l’auteur ait été témoin de la vie de Jésus. Comp. i, 9, 19, 20 ; vi, 9 ; xx, 4 ; xxii, 8.
  85. Voir la lettre des Églises de Vienne et de Lyon, dans Eusèbe, H. E., V, i, 10, 58 (notez ἡ γραφή).
  86. On m’a si souvent reproché les courtes listes bibliographiques d’ouvrages français que j’ai données dans les volumes antérieurs, bien que j’eusse formellement averti que ces listes n’avaient d’autre but que de répondre à ceux qui m’accusaient de supposer chez le lecteur français des connaissances antérieures qu’il ne pouvait avoir, que je me les interdis cette fois-ci. Le pédantisme, l’ostentation du savoir, le soin de ne négliger aucun de ses avantages, sont tellement devenus la règle de certaines écoles, qu’on n’y admet plus l’écrivain sobre qui, selon la maxime de nos vieux maîtres de Port-Royal, sait se borner, ne fait jamais profession de science, et dans un livre ne donne pas le quart des recherches que ce livre a coûtées. L’élégance, la modestie, la politesse, l’atticisme passent maintenant pour des manières de gens arriérés.
  87. Voir Buxtorf, Lex. chald. talm. rabb., p. 222.