L’Antéchrist (Renan)/X. La révolution en Judée

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Michel Lévy (p. 226-248).


CHAPITRE X.


LA RÉVOLUTION EN JUDÉE.


L’état d’exaltation que traversait l’imagination chrétienne fut bientôt compliqué par les événements qui se passaient en Judée. Ces événements semblaient donner raison aux visions des cerveaux les plus frénétiques. Un accès de fièvre qu’on ne peut comparer qu’à celui qui saisit la France durant la Révolution, et Paris en 1871, s’empara de la nation juive tout entière. Ces « maladies divines », devant lesquelles la médecine antique se déclarait impuissante, semblaient devenues le tempérament ordinaire du peuple juif. On eût dit que, décidé aux outrances, il voulait aller jusqu’au bout de l’humanité. Durant quatre ans, l’étrange race qui semble créée pour défier également celui qui la bénit et celui qui la maudit fut dans une convulsion en face de laquelle l’historien, partagé entre l’admiration et l’horreur, doit s’arrêter avec respect comme devant tout ce qui est mystérieux.

Les causes de cette crise étaient anciennes, et la crise elle-même était inévitable. La loi mosaïque, œuvre d’utopistes exaltés, possédés d’un puissant idéal socialiste, les moins politiques des hommes, était, comme l’islam, exclusive d’une société civile parallèle à la société religieuse. Cette loi, qui semble être arrivée à l’état de rédaction où nous la lisons au VIIe siècle avant J.-C, aurait, même indépendamment de la conquête assyrienne, fait voler en éclats le petit royaume des descendants de David. Depuis la prépondérance prise par l’élément prophétique, le royaume de Juda, brouillé avec tous ses voisins, pris d’une rage permanente contre Tyr, en haine avec Édom, Moab et Ammon, n’était plus capable de vivre. Une nation qui se voue aux problèmes religieux et sociaux se perd en politique. Le jour où Israël devint « un pécule de Dieu, un royaume de prêtres, une nation sainte[1] », il fut écrit qu’il ne serait pas un peuple comme un autre. On ne cumule pas des destinées contradictoires ; on expie toujours une excellence par quelque abaissement.

L’empire achéménide mit Israël un peu en repos. Cette grande féodalité tolérante pour toutes les diversités provinciales, fort analogue au califat de Bagdad et à l’empire ottoman, fut l’état où les Juifs se trouvèrent le plus à l’aise. La domination ptolémaïque, au IIIe siècle avant J.-C, semble également leur avoir été assez sympathique. Il n’en fut pas de même des Séleucides. Antioche était devenue un centre d’active propagande hellénique ; Antiochus Épiphane se croyait obligé d’installer partout, comme signe de sa puissance, l’image de Jupiter Olympien. Alors éclata la première grande révolte juive contre la civilisation profane. Israël avait supporté patiemment la disparition de son existence politique depuis Nabuchodonosor ; il ne garda plus aucune mesure, quand il entrevit un danger pour ses institutions religieuses. Une race en général peu militaire fut prise d’un accès d’héroïsme ; sans armée régulière, sans généraux, sans tactique, elle vainquit les Séleucides, maintint son droit révélé, et se créa une seconde période d’autonomie. La royauté asmonéenne néanmoins fut toujours travaillée par de profonds vices intérieurs ; elle ne dura qu’un siècle. La destinée du peuple juif n’était pas de constituer une nationalité séparée ; ce peuple rêve toujours quelque chose d’international ; son idéal n’est pas la cité ; c’est la synagogue ; c’est la congrégation libre. Il en est de même pour l’islam, qui a créé un empire immense, mais qui a détruit toute nationalité chez les peuples qu’il a subjugués, et ne leur laisse plus d’autre patrie que la mosquée et la zaouia.

On applique souvent à un tel état social le nom de théocratie, et on a raison, si l’on entend dire par là que l’idée profonde des religions sémitiques et des empires qui en sont sortis est la royauté de Dieu, conçu comme unique maître du monde et suzerain universel ; mais théocratie chez ces peuples n’est pas synonyme de domination des prêtres. Le prêtre proprement dit joue un faible rôle dans l’histoire du judaïsme et de l’islamisme. Le pouvoir appartient au représentant de Dieu, à celui que Dieu inspire, au prophète, au saint homme, à celui qui a reçu mission du ciel et qui prouve sa mission par le miracle ou le succès. À défaut de prophète, le pouvoir est au faiseur d’apocalypses et de livres apocryphes attribués à d’anciens prophètes, ou bien au docteur qui interprète la loi divine, au chef de synagogue, et plus encore au chef de famille, qui garde le dépôt de la Loi et le transmet à ses enfants. Un pouvoir civil, une royauté n’ont pas grand chose à faire avec une telle organisation sociale. Cette organisation ne fonctionne jamais mieux que dans le cas où les individus qui s’y soumettent sont répandus, à l’état d’étrangers tolérés, dans un grand empire où ne règne pas l’uniformité. Il est dans la nature du judaïsme d’être subordonné, puisqu’il est incapable de tirer de son sein un principe de pouvoir militaire. Le même fait se remarque chez les Grecs de nos jours ; les communautés grecques de Trieste, de Smyrne, de Constantinople, sont bien plus florissantes que le petit royaume de Grèce, parce que ces communautés sont dispensées de l’agitation politique, où une race vive, mise prématurément en possession de la liberté, trouve sa perte assurée.

La domination romaine, établie en Judée l’an 63 avant J.-C. par les armes de Pompée, sembla d’abord réaliser quelques-unes des conditions de la vie juive. Rome, à cette époque, n’avait pas pour règle d’assimiler les pays qu’elle annexait successivement à son vaste empire. Elle leur enlevait le droit de paix et de guerre, et ne s’arrogeait guère que l’arbitrage sur les grandes questions politiques. Sous les restes dégénérés de la dynastie asmonéenne et sous les Hérodes, la nation juive conserva cette demi-indépendance qui aurait dû lui suffire, puisque son état religieux y était respecté. Mais la crise intérieure du peuple était trop forte. Au delà d’un certain degré de fanatisme religieux, l’homme est ingouvernable. Il faut dire aussi que Rome tendait sans cesse à rendre son pouvoir plus effectif en Orient. Les petites royautés vassales, qu’elle avait d’abord conservées, disparaissaient de jour en jour, et les provinces faisaient retour pur et simple à l’empire. Depuis l’an 6 après J.-C, la Judée fut gouvernée par les procurateurs, subordonnés aux légats impériaux de Syrie, et ayant à côté d’eux le pouvoir parallèle des Hérodes. L’impossibilité d’un tel régime se dévoilait de jour en jour. Les Hérodes étaient peu considérés en Orient des hommes vraiment patriotes et religieux. Les habitudes administratives des Romains, même dans ce qu’elles avaient de plus raisonnable, étaient odieuses aux Juifs. En général, les Romains montraient la plus grande condescendance à l’égard des scrupules méticuleux de la nation[2] ; mais cela ne suffisait pas ; les choses en étaient venues à un point où l’on ne pouvait plus rien faire sans toucher à une question canonique. Ces religions absolues, comme l’islamisme, le judaïsme, ne souffrent pas de partage. Si elles ne règnent pas, elles se disent persécutées. Si elles se sentent protégées, elles deviennent exigeantes, et cherchent à rendre la vie impossible aux autres cultes autour d’elles. Cela se voit bien en Algérie, où les Israélites, se sachant appuyés contre les musulmans, deviennent insupportables pour ceux-ci, et occupent sans cesse l’autorité de leurs récriminations.

Certes, nous voulons croire que, dans cette expérience d’un siècle que firent les Romains et les Juifs pour vivre ensemble, et qui aboutit à un si terrible déchirement, les torts furent réciproques. Plusieurs procurateurs furent de malhonnêtes gens[3] ; d’autres purent être brusques, durs, et se laisser aller à l’impatience contre une religion qui les agaçait et dont ils ne comprenaient pas l’avenir. Il aurait fallu être parfait pour ne pas s’irriter de cet esprit borné, hautain, ennemi de la civilisation grecque et romaine, malveillant pour le reste du genre humain, que les observateurs superficiels tenaient pour l’essence d’un Juif. Que pouvait penser d’ailleurs un administrateur d’administrés toujours occupés à l’accuser auprès de l’empereur et à former des cabales contre lui, même quand il avait parfaitement raison ? Dans cette grande haine qui, depuis plus de deux mille ans, existe entre la race juive et le reste du monde, qui a eu les premiers torts ? Une telle question ne doit pas être posée. En pareille matière, tout est action et réaction, cause et effet. Ces exclusions, ces cadenas du ghetto, ces costumes à part, sont choses injustes ; mais qui les a d’abord voulues ? Ceux qui se croyaient souillés par le contact des païens, ceux qui cherchèrent pour eux la séparation, la société à part. Le fanatisme a créé les chaînes, et les chaînes ont redoublé le fanatisme. La haine engendre la haine, et il n’y a qu’un seul moyen pour sortir de ce cercle fatal, c’est de supprimer la cause de la haine, ces séparations injurieuses qui, d’abord voulues et cherchées par les sectes, deviennent ensuite leur opprobre. À l’égard du judaïsme, la France moderne a résolu le problème. En abaissant toutes les barrières légales qui entouraient l’Israélite, elle a enlevé au judaïsme ce qu’il avait d’étroit et d’exclusif, je veux dire ses pratiques et sa vie séquestrée, si bien qu’une famille juive transportée à Paris cesse à peu près de mener la vie juive au bout d’une ou deux générations.

Il serait injuste de reprocher aux Romains du premier siècle de n’avoir point agi de la sorte. Il y avait opposition absolue entre l’empire romain et le judaïsme orthodoxe. C’étaient les juifs qui le plus souvent étaient insolents, taquins, agresseurs. L’idée d’un droit commun, que les Romains portaient en germe avec eux, était antipathique aux stricts observateurs de la Thora. Ceux-ci avaient des besoins moraux en totale contradiction avec une société purement humaine, sans nul mélange de théocratie, comme était la société romaine. Rome fondait l’État ; la juiverie fondait l’Église. Rome créait le gouvernement profane et rationnel ; les juifs inauguraient le royaume de Dieu. Entre cette théocratie étroite, mais féconde, et la proclamation la plus absolue de l’État laïque qui ait jamais existé, une lutte était inévitable. Les juifs avaient leur loi, fondée sur de tout autres bases que le droit romain, et au fond inconciliable avec ce droit. Avant d’avoir été cruellement matés, ils ne pouvaient se contenter d’une simple tolérance, eux qui croyaient avoir les paroles de l’éternité, le secret de la constitution d’une cité juste. Il en était d’eux comme des musulmans d’Algérie à l’heure présente. Notre société, quoique infiniment supérieure, n’inspire à ces derniers que de la répugnance. Leur loi révélée, à la fois civile et religieuse, les remplit d’orgueil, et les rend incapables de se prêter à une législation philosophique, fondée sur la simple notion des rapports des hommes entre eux. Ajoutez à cela une profonde ignorance, qui empêche les sectes fanatiques de se rendre compte des forces du monde civilisé et les aveugle sur l’issue de la guerre qu’elles engagent avec légèreté.

Une circonstance contribuait beaucoup à maintenir la Judée à l’état d’hostilité permanente contre l’empire ; c’est que les Juifs ne prenaient point de part au service militaire. Partout ailleurs, les légions étaient formées de gens du pays, et c’est ainsi qu’avec des armées numériquement faibles les Romains tenaient des régions immenses[4]. Le soldat des Romains et les habitants de la contrée se trouvaient compatriotes. Il n’en était pas ainsi en Judée. Les légions qui occupaient le pays étaient recrutées pour la plus grande partie à Césarée et à Sébaste, villes opposées au judaïsme. De là l’impossibilité d’une entente quelconque entre l’armée et le peuple. La force romaine était à Jérusalem cernée dans ses retranchements et comme en un état de siège permanent.

Il s’en faut, du reste, que les sentiments des diverses fractions du monde juif fussent les mêmes à l’égard des Romains. Si l’on excepte des mondains comme Tibère Alexandre, devenus indifférents à leur vieux culte et regardés par leurs coreligionnaires comme des renégats, tout le monde était malveillant pour les dominateurs étrangers ; mais tous étaient loin de pousser à la révolte. On pouvait distinguer à cet égard quatre ou cinq partis dans Jérusalem[5] :

1o Le parti sadducéen et hérodien, les restes de la maison d’Hérode et de sa clientèle, les grandes familles de Hanan et de Boëthus, en possession du sacerdoce ; monde d’épicuriens et de voluptueux incrédules, haï du peuple à cause de sa fierté, de son peu de dévotion, de ses richesses ; ce parti, essentiellement conservateur, trouvait une garantie de ses privilèges dans l’occupation romaine, et, sans aimer les Romains, était fortement opposé à toute révolution ;

2o Le parti de la bourgeoisie pharisienne, parti honnête, composé de gens sensés, établis, calmes, rangés, aimant leur religion, l’observant exactement, dévots même, mais sans imagination, assez instruits, connaissant le monde étranger et voyant clairement qu’une révolte ne pouvait aboutir qu’à la destruction de la nation et du temple : Josèphe est le type de cette classe de personnes, dont le sort fut celui qui semble toujours réservé aux partis modérés en temps de révolution, l’impuissance, la versatilité et le suprême désagrément de passer pour des traîtres aux yeux de la plupart ;

3o Les exaltés de toute espèce, zélotes, sicaires, assassins, amas étrange de fanatiques mendiants, réduits à la dernière misère par l’injustice et la violence des sadducéens, s’envisageant comme les seuls héritiers des promesses d’Israël, de ce « pauvre » chéri de Dieu ; se nourrissant de livres prophétiques tels que ceux d’Hénoch, d’apocalypses violentes, croyant le royaume de Dieu près de se révéler, arrivés enfin au degré d’exaltation le plus intense dont l’histoire ait gardé le souvenir ;

4o Brigands, gens sans aveu, aventuriers, palicares dangereux, fruit de la complète désorganisation sociale du pays ; ces gens, pour la plupart d’origine iduméenne ou nabatéenne, étaient assez peu soucieux de la question religieuse ; mais ils étaient des fauteurs de désordre et ils avaient avec le parti exalté une alliance toute naturelle ;

5o Rêveurs pieux, esséniens, chrétiens, ébionim, attendant tranquillement le royaume de Dieu, dévotes personnes groupées autour du temple, priant, pleurant. Les disciples de Jésus étaient de ce nombre ; mais ils étaient encore si peu de chose aux yeux du public, que Josèphe ne les compte pas parmi les éléments de la lutte[6]. On voit tout d’abord qu’au jour du danger ces saintes gens ne sauront que fuir. L’esprit de Jésus, plein d’une divine efficacité pour tirer l’homme hors du monde et pour le consoler, ne pouvait inspirer le patriotisme étroit qui fait les sicaires et les héros.

Les arbitres de la situation allaient naturellement être les exaltés. Le côté démocratique et révolutionnaire du judaïsme se manifestait en eux d’une façon effrayante. Ils étaient persuadés, avec Judas le Gaulonite, que tout pouvoir vient du mal, que la royauté est une œuvre de Satan (théorie que des souverains, tels que Caligula, Néron, vrais démons incarnés, ne justifiaient que trop), et ils se laissaient hacher plutôt que de donner à un autre que Dieu le nom de maître[7]. Imitateurs de Mattathias, le premier des zélotes, qui, voyant un Juif sacrifier aux idoles, le tua[8], ils vengeaient Dieu à coups de poignard. Le seul fait d’entendre un incirconcis parler de Dieu ou de la Loi leur suffisait pour qu’ils cherchassent à le surprendre seul ; alors ils lui donnaient le choix entre la circoncision ou la mort[9]. Exécuteurs de ces sentences mystérieuses qu’on abandonnait à « la main du ciel », et se croyant chargés de rendre effective cette peine redoutable de l’excommunication, qui équivalait à la mise hors la loi et à la mort[10], ils formaient une armée de terroristes, en pleine ébullition révolutionnaire. On pouvait prévoir d’avance que ces consciences troubles, incapables de distinguer leurs grossiers appétits de passions que leur frénésie leur représentait saintes, iraient aux derniers excès et ne s’arrêteraient devant aucun degré de la folie.

Les esprits étaient sous le coup d’une sorte d’hallucination permanente ; des bruits terrifiants se répandaient de toutes parts. On ne rêvait que présages ; la couleur apocalyptique de l’imagination juive teignait tout d’une auréole de sang. Comètes, épées au ciel, batailles dans les nues, lumière spontanée brillant de nuit au fond du sanctuaire, victimes engendrant au moment du sacrifice des produits contre nature, voilà ce qu’on se racontait avec terreur. Un jour, c’étaient les énormes portes d’airain du temple qui s’étaient ouvertes d’elles-mêmes et refusaient de se laisser fermer. À la pâque de l’an 65, vers trois heures après minuit, le temple fut durant une demi-heure tout éclairé comme en plein jour ; on crut qu’il se consumait intérieurement. Une autre fois, le jour de la Pentecôte, les prêtres entendirent le bruit de plusieurs personnes faisant dans l’intérieur du sanctuaire comme les préparatifs d’un déménagement, et se disant les unes aux autres : « Sortons d’ici ! sortons d’ici[11] ! » Tout cela ne fut rapproché qu’après coup ; mais le trouble profond des âmes était le meilleur signe qu’il se préparait quelque chose d’extraordinaire.

C’étaient surtout les prophéties messianiques qui excitaient dans le peuple un invincible besoin d’agitation. On ne se résigne pas à une destinée médiocre, quand on s’attribue la royauté de l’avenir. Les théories messianiques se résumaient pour la foule en un oracle qu’on disait tiré de l’Écriture, et selon lequel « il devait sortir vers ce temps-là de la Judée un prince qui serait maître de l’univers[12] ». Il est inutile de raisonner contre l’espérance obstinée ; l’évidence n’a aucune force pour combattre la chimère qu’un peuple a embrassée de toutes les forces de son cœur.

Gessius Florus, de Glazomènes, avait succédé à Albinus comme procurateur de Judée vers la fin de 64 ou le commencement de 65. C’était, à ce qu’il semble, un assez méchant homme ; il devait la fonction qu’il occupait à l’influence de sa femme Cléopâtre, laquelle était amie de Poppée[13]. L’animosité entre lui et les Juifs arriva bientôt au dernier degré de l’exaspération. Les Juifs lui étaient devenus insupportables par leur susceptibilité, leur habitude de se plaindre pour des vétilles et le peu de respect qu’ils témoignaient aux autorités civiles et militaires ; mais il paraît que, de son côté, il prenait plaisir à les narguer et qu’il en faisait parade. Le 16 et le 17 mai de l’an 66, une collision eut lieu entre ses troupes et les Hiérosolymites pour des motifs assez futiles. Florus se retira à Césarée, ne laissant qu’une cohorte dans la tour Antonia. Ce fut là un acte très-blâmable. Un pouvoir armé doit à une ville qu’il occupe, et où se manifeste une révolte populaire, de ne l’abandonner à ses propres fureurs qu’après avoir épuisé tous ses moyens de résistance. Si Florus fût resté dans la ville, il n’est nullement probable que les Hiérosolymites l’eussent forcé, et tous les malheurs qui suivirent auraient été évités. Florus une fois parti, il était écrit que l’armée romaine ne rentrerait dans Jérusalem qu’à travers l’incendie et la mort.

La retraite de Florus était loin, cependant, de créer une rupture déclarée entre la ville et l’autorité romaine. Agrippa II et Bérénice étaient en ce moment à Jérusalem. Agrippa fit des efforts consciencieux pour calmer les esprits ; tous les modérés se joignirent à lui ; on usa même de la popularité de Bérénice, dans laquelle l’imagination du peuple croyait voir revivre sa bisaïeule, Mariamne l’Asmonéenne. Pendant qu’Agrippa haranguait la foule dans le xyste, la princesse se montra sur la terrasse du palais des Asmonéens, qui dominait le xyste. Tout fut inutile. Les hommes sensés représentaient que la guerre serait la ruine certaine de la nation ; on les traita de gens de peu de foi. Agrippa, découragé ou effrayé, quitta la ville, et se retira dans ses domaines de Batanée. Une bande des plus ardents partit sur-le-champ, et s’empara par surprise de la forteresse de Masada[14], située sur le bord de la mer Morte, à deux journées de Jérusalem, et presque inexpugnable[15].

C’était là un acte d’hostilité bien caractérisé. Dans Jérusalem, la lutte s’établit, de jour en jour plus vive, entre le parti de la paix et celui de la guerre. Le premier de ces deux partis était composé des riches, qui avaient tout à perdre dans un bouleversement ; le second, outre les enthousiastes sincères, comprenait cette masse de prolétaires auxquels un état de crise nationale, supprimant les conditions ordinaires de la vie, apporte plus d’un profit. Les modérés s’appuyaient sur la petite garnison romaine, logée dans la tour Antonia. Le grand prêtre était un homme obscur, Matthias, fils de Théophile[16]. Depuis la destitution de Hanan le Jeune, qui fit mourir saint Jacques, il semble qu’on eut pour système de ne plus prendre le grand prêtre dans les puissantes familles sacerdotales des Hanan, des Canthéras, des Boëthus. Mais le vrai chef du parti sacerdotal était l’ancien grand prêtre Ananie, fils de Nébédée, homme riche, énergique, peu populaire à cause de la rigueur impitoyable avec laquelle il poursuivait ses droits, haï surtout pour l’impertinence et la rapacité de ses valets[17]. Par une singularité qui n’est pas rare en temps de révolution, le chef du parti de l’action fut justement Éléazar, fils de ce même Ananie[18]. Il exerçait la charge importante de capitaine du temple. Son exaltation religieuse paraît avoir été sincère. Poussant à l’extrême le principe que les sacrifices ne pouvaient être offerts que par des juifs et pour des juifs, il fit supprimer les vœux qu’on offrait pour l’empereur et pour la prospérité de Rome[19]. Toute la jeunesse était pleine d’ardeur. C’est un des traits du fanatisme qu’inspirent les religions sémitiques de se montrer avec le plus de vivacité chez les jeunes gens[20]. Les membres des anciennes familles sacerdotales, les pharisiens, les hommes raisonnables et assis voyaient le danger. On mit en avant des docteurs autorisés, on fit des consultations de rabbins, des mémoires de droit canonique, bien en pure perte ; car il était visible que le bas clergé faisait déjà cause commune avec les exaltés et avec Éléazar.

Le haut clergé et l’aristocratie, désespérant de rien gagner sur une masse populaire livrée aux suggestions les plus superficielles, envoyèrent supplier Florus et Agrippa de venir au plus vite écraser la révolte, leur faisant remarquer que bientôt il ne serait plus temps. Florus, selon Josèphe, voulait une guerre d’extermination, qui fît disparaître du monde la race juive tout entière ; il se garda de répondre. Agrippa envoya au parti de l’ordre un corps de trois mille cavaliers arabes. Le parti de l’ordre, avec ces cavaliers, occupait la ville haute (le quartier arménien et le quartier juif actuels[21]). Le parti de l’action occupait la ville basse et le temple (quartier musulman, mogharibi, haram actuels). Une véritable guerre s’engagea entre les deux quartiers. Le 14 août, les révolutionnaires, commandés par Eléazar et par Menahem, fils de ce Juda le Gaulonite qui le premier, soixante ans auparavant, avait soulevé les Juifs en leur prêchant que le véritable adorateur de Dieu ne doit reconnaître aucun homme pour supérieur, forcèrent la ville haute, brûlèrent la maison d’Ananie, les palais d’Agrippa et de Bérénice. Les cavaliers d’Agrippa, Ananie, son frère et tous les notables qui purent se joindre à eux se réfugièrent dans la plus haute partie du palais des Asmonéens.

Le lendemain de ce succès, les insurgés attaquèrent la tour Antonia ; ils la prirent en deux jours et y mirent le feu. Ils assiégèrent ensuite le haut palais et le forcèrent (6 septembre). Les cavaliers d’Agrippa furent laissés libres de sortir. Quant aux Romains, ils se renfermèrent dans les trois tours dites d’Hippicus, de Phasaël et de Mariamne. Ananie et son frère furent tués[22]. Selon la règle des mouvements populaires, la discorde se mit bientôt entre les chefs de la faction victorieuse. Menahem se rendit insupportable par son orgueil de démocrate parvenu. Éléazar, fils d’Ananie, irrité sans doute de l’assassinat de son père, le chassa et le tua ; les débris du parti de Menahem se sauvèrent à Masada, qui va être jusqu’à la fin de la guerre le rempart du parti le plus exalté des zélateurs.

Les Romains se défendirent longtemps dans leurs tours. Réduits à l’extrémité, ils ne demandèrent que la vie sauve. On la leur promit ; mais, dès qu’ils eurent rendu les armes, Éléazar les fit tous tuer, à l’exception de Métilius, primipilaire de la cohorte, qui promit de se faire circoncire. Ainsi Jérusalem fut perdue par les Romains vers la fin de septembre de 66, un peu plus de cent ans après sa prise par Pompée. La garnison romaine du château de Machéro, craignant de se voir couper la retraite, capitula. Le château de Kypros, qui domine Jéricho[23], tomba aussi aux mains des insurgés[24]. Il est probable qu’Hérodium fut occupé par les révoltés vers le même temps[25]. La faiblesse que montrèrent les Romains dans toutes ces rencontres est quelque chose de singulier, et donne une certaine vraisemblance à l’opinion de Josèphe, selon laquelle le plan de Florus aurait été de tout pousser à l’extrême. Il est vrai que les premiers élans révolutionnaires ont quelque chose d’entraînant, qui rend très-difficile de les arrêter et fait que les esprits sages préfèrent les laisser s’user par leurs excès.

En cinq mois, l’insurrection avait réussi à s’établir d’une façon formidable. Non-seulement elle était maîtresse de la ville de Jérusalem ; mais, par le désert de Juda, elle se trouvait en communication avec la région de la mer Morte, dont elle tenait toutes les forteresses ; par là elle donnait la main aux Arabes, aux Nabatéens, plus ou moins ennemis de Rome. La Judée, l’Idumée, la Pérée, la Galilée étaient avec les révoltés. À Rome, pendant ce temps, un odieux souverain livrait les fonctions de l’empire aux plus ignobles et aux plus incapables. Si les Juifs avaient pu grouper autour d’eux tous les mécontents de l’Orient, c’en était fait de la domination romaine en ces parages. Malheureusement pour eux, l’effet fut tout contraire ; leur révolte inspira aux populations de la Syrie un redoublement de fidélité à l’empire. La haine qu’ils avaient inspirée à leurs voisins suffit, pendant l’espèce d’engourdissement de la puissance romaine, pour exciter contre eux des ennemis non moins dangereux que les légions.

  1. Exode, xix, 5-6.
  2. Se rappeler l’inscription découverte par M. Ganneau. Revue archéol., avril et mai 1872 ; Journal asiatique, août-sept. 1872.
  3. Voir le proverbe juif sur la justice qui se rendait à Césarée. Midrasch Esther, i, init.
  4. Voir le curieux discours prêté par Josèphe à Agrippa II, B. J., II, xvi, 4.
  5. Josèphe, B. J., II, xvi, 4 : Vita, 3.
  6. Juste de Tibériade, qui écrivit l’histoire de la guerre des Juifs, ne parlait pas non plus des chrétiens. Photius, Biblioth., cod. xxxiii.
  7. Cf. Vie de Jésus, p. 62-64.
  8. I Macch., ii, 27.
  9. Philosophumena, IX, 26.
  10. Notez les formules נכרתה, קנאים פגעים בו, בידי שמים, הנפש ההיא מעמיה. Cf. Journal asiatique, août-sept. 1872, p. 178 et suiv. Comp. Jos., B. J., II, viii, 8.
  11. Jos., B. J., II, xxii, 1 ; VI, v, 34 ; Tacite, Hist., V, 13 ; Talm. de Bab., Pesachim, 57 a ; Kerithôth, 28 a ; Ioma, 39 b.
  12. Josèphe, B. J., VI, v, 4 ; Suétone, Vesp., 4, 5 ; Tacite, Hist., V, 13.
  13. Jos., Ant., XX, xi, 1 ; B. J., II, xiv, 2, 3. Certainement Josèphe est partial contre Gessius Florus. Josèphe écrit ad probandum. Son système est : 1o que la guerre a été amenée (notez τὸν πόλεμον ὁ καταναγκάσας ἠμᾶς ἄρασθαι… ὅσα δρᾶν ἠναγκάσθημεν, Ant. XX, xi, 1) par les excès de Florus ; 2o que cette guerre a été non l’œuvre de la nation, mais le fait d’une bande de brigands et d’assassins, qui terrorisaient la nation. Il faut se défier des mensonges que ce système lui fait commettre. Cependant, en ce qui concerne Florus, Tacite (Hist., V, 9, 10) paraît d’accord avec Josèphe. Il fait peser au moins une grande responsabilité sur les procurateurs.
  14. Saulcy, Voy. autour de la mer Morte, I, p. 199 et suiv. ; pl. xi, xii, xiii ; Rey, Voy. dans le Haouran, p. 284 et suiv. ; pl. xxv et xxvi.
  15. Jos., B. J., II, ch. xiv-xvii.
  16. Jos., Ant., XX, ix, 7.
  17. Voir Saint Paul, p. 528, et ci-dessus, p. 52.
  18. C’est bien ici la preuve de ce qu’il y a de faux dans le système de Josèphe, prétendant que le parti de la guerre se composait uniquement de brigands et de jeunes gens voulant s’enrichir dans le trouble.
  19. Cf. Talmud de Babylone, Gittin, 56 b ; Tosiphtha Schabbath, xvii.
  20. Chez les musulmans, le fanatisme est particulièrement sensible dans les enfants de dix à douze ans.
  21. Pour la topographie de Jérusalem à cette époque, voir Vogüé, Le temple de Jér., pl. xxxvi ; Saulcy, Les derniers jours de Jérus. (plans et nivellement de M. Gélis) ; plan de Jérus. de Tobler et Van de Velde (1858) ; Ordnance Survey of Jérusalem, by captain Ch. Wilson (1864-65) ; Bibelatlas de Menke, no 5.
  22. Comp. Act., xxiii, 3
  23. Ritter, Erdkunde, XV, p. 458-459.
  24. Jos., B. J., II, xvii ; xviii, 6.
  25. Jos., B. J., IV, ix, 5 ; VII, vi, 1.