L’Antéchrist (Renan)/XX. Conséquences de la ruine de Jérusalem

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (p. 525-549).


CHAPITRE XX.


CONSÉQUENCE DE LA RUINE DE JÉRUSALEM.


Titus paraît être resté environ un mois aux environs de Jérusalem, offrant des sacrifices, récompensant ses soldats[1]. Les dépouilles et les captifs furent envoyés à Césarée. La saison déjà fort avancée empêcha le jeune capitaine de partir pour Rome. Il employa l’hiver à visiter diverses villes d’Orient, et à donner des fêtes. Il traînait avec lui des troupes de prisonniers juifs qu’on livrait aux bêtes, qu’on brûlait vifs, ou qu’on forçait de combattre les uns contre les autres[2]. À Panéas, le 24 octobre, jour de la naissance de son frère Domitien, plus de deux mille cinq cents Juifs périrent dans les flammes ou dans des jeux horribles. À Beyrouth, le 17 novembre, le même nombre de captifs fut sacrifié pour célébrer le jour de naissance de Vespasien. La haine des Juifs était le sentiment dominant des villes syriennes ; ces hideux massacres étaient salués avec joie. Ce qu’il y a de plus affreux peut-être, c’est que Josèphe et Agrippa ne quittèrent pas Titus durant ce temps et furent témoins de ces monstruosités.

Titus fit ensuite un long voyage en Syrie et jusqu’à l’Euphrate. À Antioche, il trouva la population exaspérée contre les juifs. On les accusait d’un incendie qui avait failli consumer la ville. Titus se contenta de supprimer les tables de bronze où étaient gravés leurs privilèges[3]. Il fit présent à la ville d’Antioche des chérubim ailés qui recouvraient l’arche. Ce trophée singulier fut placé devant la grande porte occidentale de la ville, qui prit de là le nom de porte des Chérubim. Près de là, il consacra un quadrige à la Lune, pour le secours qu’elle lui avait prêté durant le siège. À Daphné, il fit élever un théâtre sur l’emplacement de la synagogue ; une inscription indiquait que ce monument avait été construit avec le butin fait en Judée[4].

D’Antioche, Titus revint à Jérusalem. Il y trouva la 10e Fretensis sous les ordres de Terentius Rufus, toujours occupée à fouiller les caves de la ville détruite. L’apparition de Simon, fils de Gioras, sortant des égouts, lorsqu’on croyait qu’il ne s’y trouvait plus personne, avait fait recommencer les battues souterraines ; en effet, chaque jour on découvrait quelque malheureux et de nouveaux trésors. En voyant la solitude qu’il avait créée, Titus ne put, dit-on, se défendre d’un mouvement de pitié. Les Juifs qui l’approchaient exerçaient sur lui une influence croissante ; la fantasmagorie d’un empire oriental, que l’on avait fait briller aux yeux de Néron et de Vespasien, reparaissait autour de lui, et allait jusqu’à exciter des ombrages à Rome[5]. Agrippa, Bérénice, Josèphe, Tibère Alexandre étaient plus en faveur que jamais, et plusieurs auguraient pour Bérénice le rôle d’une nouvelle Cléopâtre. Au lendemain de la défaite des révoltés, on s’irritait de voir des gens de la même sorte honorés, tout-puissants[6]. Quant à Titus, il acceptait de plus en plus l’idée qu’il remplissait une mission providentielle ; il se complaisait à entendre citer les prophéties où l’on disait qu’il était question de lui. Josèphe[7] prétend qu’il rapporta sa victoire à Dieu, et reconnut qu’il avait été l’objet d’une faveur surnaturelle. Ce qu’il y a de frappant, c’est que Philostrate[8], cent vingt ans après, admet pleinement cette donnée et y prend l’occasion d’une correspondance apocryphe entre Titus et son Apollonius. À l’en croire, Titus aurait refusé les couronnes qu’on lui offrait, alléguant que ce n’était pas lui qui avait pris Jérusalem, qu’il n’avait fait que prêter son ministère à un dieu irrité. Il n’est guère admissible que Philostrate ait connu le passage de Josèphe. Il puisait à la légende, devenue banale, de la modération de Titus.

Titus revint à Rome vers le mois de mai ou de juin 71. Il tenait essentiellement à un triomphe qui surpassât tout ce qu’on avait vu jusque-là. La simplicité, le sérieux, les façons un peu communes de Vespasien n’étaient pas de nature à lui donner du prestige auprès d’une population qui avait été habituée à demander avant tout à ses souverains la prodigalité, le grand air. Titus pensa qu’une entrée solennelle serait d’un excellent effet, et parvint à surmonter à cet égard les répugnances de son vieux père. La cérémonie fut organisée avec toute l’habileté des décorateurs romains de ce temps ; ce qui la distingua fut la recherche de la couleur locale et de la vérité historique[9]. On se plut aussi à reproduire les rites simples de la religion romaine, comme si on eût voulu l’opposer à la religion vaincue. Au début de la cérémonie, Vespasien figura en pontife, la tête plus qu’à demi voilée dans sa toge, et fit les prières solennelles ; après lui, Titus pria selon le même rite. Le défilé fut une merveille ; toutes les curiosités, toutes les raretés du monde, les précieux produits de l’art oriental, à côté des œuvres achevées de l’art gréco-romain, y figurèrent ; il semble qu’au lendemain du plus grand danger que l’empire eût couru, on tînt à faire un pompeux étalage de ses richesses. Des échafaudages roulants, s’élevant à la hauteur de trois et quatre étages, excitaient l’universelle admiration ; on y voyait représentés tous les épisodes de la guerre ; chaque série de tableaux se terminait par la vive effigie de l’apparition étrange de Bar-Gioras et de la façon dont il fut pris. Le visage pâle et les yeux hagards des captifs étaient dissimulés par les superbes vêtements dont on les avait revêtus. Au milieu d’eux était Bar-Gioras, mené en grande pompe à la mort. Puis venaient les dépouilles du temple, la table d’or, le chandelier d’or à sept branches, les voiles de pourpre du Saint des saints, et, pour clore la série des trophées, le captif, le vaincu, le coupable par excellence, le livre de la Thora. Les triomphateurs fermaient la marche. Vespasien et Titus montaient deux chars séparés[10]. Titus était rayonnant ; quant à Vespasien, qui ne voyait en tout cela qu’un jour perdu pour les affaires, il s’ennuyait, ne cherchait pas à dissimuler sa vulgaire tournure d’homme occupé, exprimait son impatience de ce que la procession ne marchait pas plus vite, et disait à mi-voix : « C’est bien fait !… Je l’ai mérité !… Ai-je été assez inepte !… À mon âge[11] ! » Domitien, richement costumé, monté sur un cheval magnifique, caracolait autour de son père et de son frère aîné.

On arriva ainsi par la voie Sacrée au temple de Jupiter Capitolin, terme ordinaire de la marche triomphale. Au pied du clivus capitolinus, on faisait une halte pour se débarrasser de la partie triste de la cérémonie, l’exécution des chefs ennemis. Cet odieux usage fut observé de point en point. Bar-Gioras, extrait de la troupe des captifs, se vit traîné la corde au cou, avec d’ignobles outrages, à la roche Tarpéienne ; là on le tua. Quand un cri eut annoncé que l’ennemi de Rome n’était plus, une immense acclamation s’éleva ; les sacrifices commencèrent. Après les prières accoutumées, les princes se retirèrent au Palatin ; le reste de la journée s’écoula pour toute la ville dans la joie et les festins.

Le volume de la Thora et les tentures du sanctuaire furent portés au palais impérial ; les objets d’or et en particulier la table des pains et le chandelier furent déposés dans un grand édifice que Vespasien fit bâtir vis-à-vis du Palatin, de l’autre côté de la voie Sacrée, sous le nom de temple de la Paix, et qui fut en quelque sorte le musée des Flavius[12]. Un arc de triomphe en marbre pentélique, qui existe encore aujourd’hui, garda le souvenir de cette pompe extraordinaire et l’image des objets principaux qui y furent portés[13]. Le père et le fils prirent à cette occasion le titre d’imperatores ; mais ils récusèrent l’épithète de Judaïque[14], soit parce qu’il s’attachait au nom de judæi quelque chose d’odieux et de ridicule[15] ; soit pour indiquer que cette guerre de Judée avait été, non pas une guerre contre un peuple étranger, mais une simple révolte d’esclaves comprimée ; soit par suite de quelque pensée secrète analogue à celle dont Josèphe et Philostrate nous ont transmis l’expression exagérée. Un monnayage où figurait la Judée enchaînée, pleurant sous un palmier, avec la légende IVDAEA CAPTA, IVDAEA DEVICTA, garda le souvenir de l’exploit fondamental de la dynastie des Flavius. On continua de frapper des pièces à ce type jusque sous Domitien[16].

La victoire était complète, en effet. Un capitaine de notre race, de notre sang, un homme comme nous[17] à la tête de légions dans le rôle desquelles nous rencontrerions, si nous pouvions le lire, plusieurs de nos aïeux, venait d’écraser la forteresse du sémitisme, d’infliger à la théocratie, cette redoutable ennemie de la civilisation, la plus grande défaite qu’elle eût jamais reçue. C’était le triomphe du droit romain, ou plutôt du droit rationnel, création toute philosophique, ne présupposant aucune révélation, sur la Thora juive, fruit d’une révélation. Ce droit, dont les racines étaient en partie grecques, mais où le génie pratique des Latins eut une si belle part, était le don excellent que Rome faisait aux vaincus en retour de leur indépendance. Chaque victoire de Rome était un progrès de la raison ; Rome apportait dans le monde un principe meilleur à plusieurs égards que celui des Juifs, je veux dire l’État profane, reposant sur une conception purement civile de la société. Tout effort patriotique est respectable ; mais les zélotes n’étaient pas seulement des patriotes ; c’étaient des fanatiques, sicaires d’une tyrannie insupportable. Ce qu’ils voulaient, c’était le maintien d’une loi de sang, qui permettait de lapider le mal pensant. Ce qu’ils repoussaient, c’était le droit commun, laïque, libéral, qui ne s’inquiète pas de la croyance des individus. La liberté de conscience devait sortir à la longue du droit romain, tandis qu’elle ne fût jamais sortie du judaïsme. Du judaïsme ne pouvait sortir que la synagogue ou l’Église, la censure des mœurs, la morale obligatoire, le couvent, un monde comme celui du Ve siècle, où l’humanité eût perdu toute sa vigueur, si les barbares ne l’eussent relevée. Mieux vaut, en effet, le règne de l’homme de guerre que le règne temporel du prêtre ; car l’homme de guerre ne gêne pas l’esprit ; on pense librement sous lui, tandis que le prêtre demande à ses sujets l’impossible, c’est-à-dire de croire certaines choses et de s’engager à les trouver toujours vraies.

Le triomphe de Rome était donc légitime à quelques égards. Jérusalem était devenue une impossibilité ; laissés à eux-mêmes, les Juifs l’eussent démolie. Mais une grande lacune devait rendre cette victoire de Titus infructueuse. Nos races occidentales, malgré leur supériorité, ont toujours montré une déplorable nullité religieuse. Tirer de la religion romaine ou gauloise quelque chose d’analogue à l’Église était une entreprise impossible. Or tout avantage remporté sur une religion est inutile, si on ne la remplace par une autre, satisfaisant au moins aussi bien qu’elle le faisait aux besoins du cœur. Jérusalem se vengera de sa défaite ; elle vaincra Rome par le christianisme, la Perse par l’islamisme, détruira la patrie antique, deviendra pour les meilleures âmes la cité du cœur. La plus dangereuse tendance de sa Thora, loi en même temps morale et civile, donnant le pas aux questions sociales sur les questions militaires et politiques, dominera dans l’Église. Durant tout le moyen âge, l’individu, censuré, surveillé par la communauté, redoutera le prône, tremblera devant l’excommunication, et ce sera là un juste retour après l’indifférence morale des sociétés païennes, une protestation contre l’insuffisance des institutions romaines pour améliorer l’individu. C’est certainement un détestable principe que le droit de coercition accordé aux communautés religieuses sur leurs membres ; c’est la pire erreur de croire qu’il y a une religion qui soit exclusivement la bonne, la bonne religion étant pour chaque homme celle qui le rend doux, juste, humble et bienveillant ; mais la question du gouvernement de l’humanité est difficile ; l’idéal est bien haut et la terre est bien bas ; à moins de ne hanter que le désert du philosophe, ce qu’on rencontre à chaque pas, c’est la folie, la sottise et la passion. Les sages antiques ne réussirent à s’attribuer quelque autorité que par des impostures qui, à défaut de la force matérielle, leur donnaient un pouvoir d’imagination. Où en serait la civilisation, si durant des siècles on n’avait cru que le brahmane foudroyait par son regard, si les barbares n’avaient été convaincus des vengeances terribles de saint Martin de Tours ? L’homme a besoin d’une pédagogie morale, pour laquelle les soins de la famille et ceux de l’État ne suffisent pas.

Dans l’enivrement du succès, Rome se souvenait à peine que l’insurrection juive vivait encore dans le bassin de la mer Morte. Trois châteaux, Hérodium[18], Machéro[19] et Masada[20] étaient toujours entre les mains des Juifs. Il fallait avoir pris son parti de fermer les yeux à l’évidence pour garder encore quelque espoir après la prise de Jérusalem. Les rebelles se défendirent avec autant d’acharnement que si la lutte en avait été à son début. Hérodium n’était guère qu’un palais fortifié ; il fut pris sans de grands efforts par Lucilius Bassus. Machéro présenta beaucoup de difficultés ; les atrocités, les massacres, les ventes de troupeaux entiers de Juifs recommencèrent. Masada fit une des plus héroïques résistances dont l’histoire militaire se souvienne. Éléazar, fils de Jaïre, petit-fils de Judas le Gaulonite, s’était emparé de cette forteresse dès les premiers jours de la révolte, et en avait fait un repaire de zélotes et de sicaires. Masada occupe le plateau d’un immense rocher de près de cinq cents mètres de haut, sur le bord de la mer Morte. Pour s’emparer d’une telle place, il fallut que Fulvius Silva fît de véritables prodiges. Le désespoir des Juifs fut sans bornes, quand ils se virent forcés dans un asile qu’ils avaient cru imprenable. À l’instigation d’Éléazar, ils se tuèrent les uns les autres, et mirent le feu au monceau qu’ils avaient fait de leurs biens. Neuf cent soixante personnes périrent ainsi. Ce tragique épisode arriva le 15 avril 72.

La Judée, par suite de ces événements, fut bouleversée de fond en comble. Vespasien ordonna de vendre toutes les terres qui étaient devenues sans maître par la mort ou la captivité de leurs propriétaires[21]. On lui suggéra, paraît-il, l’idée qui vint plus tard à Adrien, de rebâtir Jérusalem sous un autre nom et d’y établir une colonie. Il ne le voulut pas, et annexa tout le pays au domaine propre de l’empereur[22]. Il donna seulement à huit cents vétérans le bourg d’Emmaüs, près de Jérusalem[23], et en fit une petite colonie, dont la trace s’est conservée jusqu’à nos jours dans le nom du joli village de Kulonié. Un tribut spécial (fiscus) fut imposé aux Juifs. Dans tout l’empire, ils durent payer annuellement au Capitole la somme de deux drachmes qu’ils avaient accoutumé de payer jusque-là au temple de Jérusalem[24]. La petite coterie des Juifs ralliés, Josèphe, Agrippa, Bérénice, Tibère Alexandre, choisit Rome pour séjour. Nous la verrons continuer d’y jouer un rôle considérable, tantôt amenant pour le judaïsme des moments de faveur à la cour, tantôt poursuivie par la haine des croyants exaltés, tantôt concevant plus d’une espérance, notamment quand il s’en fallut de peu que Bérénice ne devînt la femme de Titus et ne tînt le sceptre de l’univers.

Réduite en solitude, la Judée resta tranquille ; mais l’énorme ébranlement dont elle avait été le théâtre continua de provoquer des secousses dans les pays voisins. La fermentation du judaïsme dura jusque vers la fin de l’an 73. Les zélotes échappés au massacre, les volontaires du siège, tous les fous de Jérusalem se répandirent en Égypte et en Cyrénaïque. Les communautés de ces pays, riches, conservatrices, fort éloignées du fanatisme palestinien, sentirent le danger que leur apportaient ces forcenés. Elles se chargèrent elles-mêmes de les arrêter et de les livrer aux Romains. Beaucoup s’enfuirent jusque dans la haute Égypte, où ils furent traqués comme des bêtes fauves[25]. À Cyrène, un sicaire nommé Jonathas, tisserand de son métier, fit le prophète, et, comme tous les faux messies, persuada à deux mille ébionim ou pauvres de le suivre dans le désert, où il promettait de leur faire voir des prodiges et d’étonnantes apparitions[26]. Les Juifs sensés le dénoncèrent à Catulle, gouverneur du pays ; mais Jonathas s’en vengea par des délations, qui amenèrent des maux sans fin. Presque toute la juiverie de Cyrène, l’une des plus florissantes du monde[27], se vit exterminée ; ses biens furent confisqués au nom de l’empereur. Catulle, qui montra en cette affaire beaucoup de cruauté, fut désavoué par Vespasien ; il mourut dans d’affreuses hallucinations, qui, selon certaines conjectures, auraient fourni le sujet d’une pièce de théâtre à décors fantastiques, « le Spectre de Catulle[28] ». Chose incroyable ! Cette longue et terrible agonie ne fut pas immédiatement suivie de la mort. Sous Trajan, sous Adrien, nous verrons le judaïsme national revivre et livrer encore de sanglants combats ; mais le sort était évidemment jeté ; le zélote était vaincu sans retour. La voie tracée par Jésus, comprise d’instinct par les chefs de l’Église de Jérusalem, réfugiés en Pérée, devenait décidément la véritable voie d’Israël. Le royaume temporel des Juifs avait été odieux, dur, cruel ; l’époque des Asmonéens, où ils jouirent de l’indépendance, fut leur plus triste époque. Était-ce l’hérodianisme, le sadducéisme, cette honteuse alliance d’un principat sans grandeur avec le sacerdoce, qu’il fallait regretter ? Non certes ; là n’était pas le but du « peuple de Dieu ». Il fallait être aveugle pour ne pas voir que les institutions idéales que poursuivait « l’Israël de Dieu » ne comportaient pas l’indépendance nationale. Ces institutions, étant incapables de créer une armée, ne pouvaient exister que dans la vassalité d’un grand empire, laissant beaucoup de liberté à ses raïas, les débarrassant de la politique, ne leur demandant aucun service militaire. L’empire achéménide avait entièrement satisfait à ces conditions de la vie juive ; plus tard, le califat, l’empire ottoman y satisferont encore, et verront se développer dans leur sein des communautés libres comme celles des Arméniens, des Parsis, des Grecs, nations sans patrie, confréries suppléant à l’autonomie diplomatique et militaire par l’autonomie du collège et de l’Église.

L’empire romain ne fut pas assez flexible pour se prêter ainsi aux nécessités des communautés qu’il englobait. Des quatre empires, ce fut, selon les juifs, le plus dur et le plus méchant[29]. Comme Antiochus Épiphane, l’empire romain fit dévoyer le peuple juif de sa vocation véritable en le portant par réaction à former un royaume ou un État séparé. Cette tendance n’était nullement celle des hommes qui représentaient le génie de la race. À quelques égards, ces derniers préféraient les Romains. L’idée d’une nationalité juive devenait chaque jour une idée arriérée, une idée de furieux et de frénétiques, contre laquelle des hommes pieux ne se faisaient pas scrupule de réclamer la protection des conquérants. Le vrai juif, attaché à la Thora, faisant des livres saints sa règle et sa vie, aussi bien que le chrétien, perdu dans l’espérance de son royaume de Dieu, renonçait de plus en plus à toute nationalité terrestre. Les principes de Judas le Gaulonite qui furent l’àme de la grande révolte, principes anarchiques, d’après lesquels, Dieu seul étant « maître », aucun homme n’a le droit de prendre ce titre[30], pouvaient produire des bandes de fanatiques analogues aux Indépendants de Cromwell ; ils ne pouvaient rien fonder de durable. Ces éruptions fébriles étaient l’indice du profond travail qui minait le sein d’Israël, et qui, en lui faisant suer le sang pour l’humanité, devait nécessairement l’amener à périr dans d’affreuses convulsions.

Les peuples doivent choisir, en effet, entre les destinées longues, tranquilles, obscures de celui qui vit pour soi, et la carrière troublée, orageuse de celui qui vit pour l’humanité. La nation qui agite dans son sein des problèmes sociaux et religieux est presque toujours faible comme nation. Tout pays qui rêve un royaume de Dieu, qui vit pour les idées générales, qui poursuit une œuvre d’intérêt universel, sacrifie par là même sa destinée particulière, affaiblit et détruit son rôle comme patrie terrestre. Il en fut ainsi de la Judée, de la Grèce, de l’Italie ; il en sera peut-être ainsi de la France. On ne porte jamais impunément le feu en soi. Jérusalem, ville de bourgeois médiocres, aurait poursuivi indéfiniment sa médiocre histoire. C’est parce qu’elle eut l’incomparable honneur d’être le berceau du christianisme qu’elle fut victime des Jean de Gischala, des Bar-Gioras, en apparence fléaux de leur patrie, en réalité instruments de son apothéose. Ces zélateurs que Josèphe traite de brigands et d’assassins étaient des politiques du dernier ordre, des militaires peu capables ; mais ils perdirent héroïquement une patrie qui ne pouvait être sauvée. Ils perdirent une ville matérielle ; ils ouvrirent le règne de la Jérusalem spirituelle, assise, en sa désolation, bien plus glorieuse qu’elle ne le fut aux jours d’Hérode et de Salomon.

Que voulaient, en effet, les conservateurs, les sadducéens ? Ils voulaient quelque chose de mesquin : la continuation d’une ville de prêtres, comme Émèse, Tyane ou Comane. Certes, ils ne se trompaient pas, quand ils affirmaient que les soulèvements d’enthousiastes étaient la perte de la nation. La révolution et le messianisme ruinaient l’existence nationale du peuple juif ; mais la révolution et le messianisme étaient bien la vocation de ce peuple, ce par quoi il contribuait à l’œuvre universelle de la civilisation. Nous ne nous trompons pas non plus, quand nous disons à la France : « Renonce à la révolution, ou tu es perdue ; » mais, si l’avenir appartient à quelqu’une des idées qui s’élaborent obscurément au sein du peuple, il se trouvera que la France aura justement sa revanche par ce qui fit en 1870 et en 1871 sa faiblesse et sa misère. À moins de bien violentes entorses données à la vérité (tout en ce genre est possible), nos Bar-Gioras, nos Jean de Gischala ne deviendront jamais de grands citoyens ; mais on fera leur part, et on verra peut-être que mieux que les gens sensés, ils étaient dans les secrets du destin.

Comment le judaïsme, privé de sa ville sainte et de son temple, va-t-il se transformer ? Comment le talmudisme sortira-t-il de la situation que les événements ont faite à l’Israélite ? C’est ce que nous verrons dans notre cinquième livre. En un sens, après la production du christianisme, le judaïsme n’avait plus de raison d’être. Dès ce moment, l’esprit de vie est sorti de Jérusalem. Israël a tout donné au fils de sa douleur, et s’est épuisé dans cet enfantement. Les élohim qu’on crut entendre murmurer dans le sanctuaire : « Sortons d’ici ! sortons d’ici ! » disaient vrai. La loi des grandes créations est que le créateur expire virtuellement en transmettant l’existence à un autre : après l’inoculation complète de la vie à celui qui doit la continuer, l’initiateur n’est plus qu’une tige sèche, un être exténué. Il est rare cependant que cette sentence de la nature s’accomplisse sur-le-champ. La plante qui a porté sa fleur ne consent pas à mourir pour cela. Le monde est plein de ces squelettes ambulants qui survivent à l’arrêt qui les a frappés. Le judaïsme est du nombre. L’histoire n’a pas de spectacle plus étrange que celui de cette conservation d’un peuple à l’état de revenant, d’un peuple qui, pendant près de mille ans, a perdu le sentiment du fait, n’a pas écrit une page lisible, ne nous a pas transmis un renseignement acceptable. Faut-il s’étonner qu’après avoir ainsi vécu des siècles hors de la libre atmosphère de l’humanité, dans une cave, si j’ose le dire, à l’état de folie partielle, il en sorte pâle, étonné de la lumière, étiolé ?

Quant aux conséquences qui résultèrent pour le christianisme de la ruine de Jérusalem, elles sont si évidentes que dès à présent on peut les indiquer. Déjà même plusieurs fois nous avons eu l’occasion de les laisser entrevoir[31].

La ruine de Jérusalem et du temple fut pour le christianisme une fortune sans égale. Si le raisonnement prêté par Tacite à Titus est exactement rapporté[32], le général victorieux crut que la destruction du temple serait la ruine du christianisme aussi bien que celle du judaïsme. On ne se trompa jamais plus complètement. Les Romains s’imaginaient, en arrachant la racine, arracher en même temps le rejeton ; mais le rejeton était déjà un arbuste qui vivait de sa vie propre. Si le temple avait survécu, le christianisme eût été certainement arrêté dans son développement. Le temple survivant aurait continué d’être le centre de toutes les œuvres judaïques. On n’eût jamais cessé de l’envisager comme le lieu le plus saint du monde[33], d’y venir en pèlerinage, d’y apporter des tributs. L’Église de Jérusalem, groupée autour des parvis sacrés, eût continué, au nom de sa primauté, d’obtenir les hommages de toute la terre, de persécuter les chrétiens des Églises de Paul, d’exiger que, pour avoir le droit de s’appeler disciple de Jésus, on pratiquât la circoncision et on observât le code mosaïque. Toute propagande féconde eût été interdite ; des lettres d’obédience signées de Jérusalem eussent été exigées du missionnaire[34]. Un centre d’autorité irréfragable, un patriarcat composé d’une sorte de collège de cardinaux, sous la présidence de personnes analogues à Jacques, juifs purs, appartenant à la famille de Jésus, se fût établi[35], et eût constitué un immense danger pour l’Église naissante. Quand on voit saint Paul, après tant de mauvais procédés, rester toujours attaché à l’Église de Jérusalem, on conçoit quelles difficultés eût présentées une rupture avec ces saints personnages. Un tel schisme eût été considéré comme une énormité, équivalant à l’abandon du christianisme. La séparation d’avec le judaïsme eût été impossible ; or cette séparation était la condition indispensable de l’existence de la religion nouvelle, comme la section du cordon ombilical est la condition de l’existence d’un être nouveau. La mère allait tuer l’enfant. Le temple, au contraire, une fois détruit, les chrétiens n’y pensent plus ; bientôt même ils le tiendront pour un lieu profane[36] ; Jésus sera tout pour eux.

L’Église de Jérusalem fut du même coup réduite à une importance secondaire. Nous la verrons se reformer autour de l’élément qui faisait sa force, les desposyni, les membres de la famille de Jésus, les fils de Clopas ; mais elle ne régnera plus. Ce centre de haine et d’exclusion une fois détruit, le rapprochement des partis opposés de l’Église de Jésus deviendra facile. Pierre et Paul seront réconciliés d’office, et la terrible dualité du christianisme naissant cessera d’être une plaie mortelle. Oublié au fond de la Batanée et du Hauran, le petit groupe qui se rattachait aux parents de Jésus, aux Jacques, aux Clopas, devient la secte ébionite, et meurt lentement d’insignifiance et d’infécondité.

La situation ressemblait en bien des choses à celle du catholicisme de nos jours. Aucune communauté religieuse n’a jamais eu plus d’activité intérieure, plus de tendance à émettre hors de son sein des créations originales que le catholicisme depuis soixante ans. Tous ces efforts sont pourtant restés sans résultat pour une seule cause ; cette cause, c’est le règne absolu de la cour de Rome. C’est la cour de Rome qui a chassé de l’Église Lamennais, Hermes, Dœllinger, le P. Hyacinthe, tous les apologistes qui l’avaient défendue avec quelque succès. C’est la cour de Rome qui a désolé et réduit à l’impuissance Lacordaire, Montalembert. C’est la cour de Rome qui, par son Syllabus et son concile, a coupé tout avenir aux catholiques libéraux. Quand est-ce que ce triste état de choses changera ? Quand Rome ne sera plus la ville pontificale, quand la dangereuse oligarchie qui s’est emparée du catholicisme aura cessé d’exister. L’occupation de Rome par le roi d’Italie sera probablement un jour comptée dans l’histoire du catholicisme pour un événement aussi heureux que la destruction de Jérusalem l’a été dans l’histoire du christianisme. Presque tous les catholiques en ont gémi, de même sans doute que les judéo-chrétiens de l’an 70 regardèrent la destruction du temple comme la plus sombre calamité. Mais la suite montrera combien ce jugement est superficiel. Tout en pleurant sur la fin de la Rome papale, le catholicisme en tirera les plus grands avantages. À l’uniformité matérielle et à la mort on verra succéder dans son sein la discussion, le mouvement, la vie et la variété.




FIN DE L’ANTECHRIST
  1. Inscription dans Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re partie, p. 290.
  2. B. J., VII, ii ; iii, 1 : v, 1.
  3. Jos., B. J., VII, iii, 2-4.
  4. Malala, p. 261 ; cf. p. 281 (édit. de Bonn).
  5. Suétone, Titus, 5.
  6. Juvénal, sat. i, 128-130, passage qui se rapporte à Tibère Alexandre.
  7. B. J., VI, ix, 1. Sans doute on peut soupçonner ici une arrière-pensée systématique de Josèphe (voyez ci-dessus, p. 504-505, note, 509 et 510-513). Cependant Titus, quelques années après, ayant, dit-on, approuvé de tels passages (Jos., Vita, 65), on peut en conclure qu’ils répondaient par quelques côtés à sa nature et à sa pensée. Et, si l’on doute de la réalité d’une telle approbation, il reste au moins que Josèphe crut faire sa cour en écrivant ainsi.
  8. Vie d’Apoll., VI, 29.
  9. Jos., B. J., VII, v, 3-7.
  10. Josèphe, qui vit la cérémonie, le dit formellement. Zonaras (XI, 17) les place sur un même char ; encore le dit-il d’une manière peu expresse.
  11. Suétone, Vesp., 12.
  12. Ce temple, dédié en 75, fut brûlé entièrement sous Commode. Il y a donc bien peu de fond à faire sur ce que dit Procope (De bello vand., II, 9).
  13. Il ne fut achevé que sous Domitien. Voir l’inscription dans Orelli, no 758.
  14. Dion Cassius, LXVI, 7.
  15. Voir la plaisanterie de Cicéron sur Hierosolymarius (Ad Att., II, ix).
  16. Madden, Jewish coinage, p. 183-197.
  17. Les Flavius étaient originaires de la Gaule cisalpine. Les portraits de Titus et de Vespasien nous montrent deux figures communes, du genre de celles auxquelles nous sommes le plus habitués.
  18. Saulcy, Voyage en terre sainte, I, p. 168 et suiv. ; Guérin, Descr. de la Pal., III, p. 122 et suiv.
  19. Parent, Machærous (Paris, 1869) ; Vignes, notes.
  20. Saulcy, Voy. autour de la mer Morte, I, p. 199 et suiv. ; pl. xi, xii et xiii ; G. Rey, Voy. dans le Haouran, p. 285 et suiv. ; pl. xxv et xxvi.
  21. Jos., B. J., VII, vi, 6.
  22. Ἰδίαν αὑτῷ τὴν χώραν φυλάττων (l. c.). Cela contredit un peu κελεύων πᾶσαν γῆν ἀποδόσθαι. Φυλάττων doit sans doute s’appliquer au prix de vente. Sur le sens de ἰδίαν, comp. Corpus inscr. græc., no 3751 ; Mommsen, Inscr. regni Neap., no 4636 ; Henzen, no 6926 ; Strabon, XVII, i, 12.
  23. Voir ci-dessus, p. 301-302, note.
  24. Jos., B. J., VII, vi, 6 ; Dion Cassius, LXVI, 7 ; Suétone, Domitien, 12 ; Appien, Syr., 50 ; Origène, Epist. ad Afric., de Susanna, vol. I, p. 28 a, édit. de la Rue ; Martial, VII, liv ; la célèbre monnaie de Nerva, Madden, p. 199.
  25. Jos., B. J., VII, x, 1 ; Eusèbe, Chron., ad ann. 73.
  26. Jos., B. J., VII, xi, 1.
  27. Strabon, cité par Jos., Ant., XIV, vii, 2.
  28. Juvénal, sat. viii, v. 186.
  29. Apocalypse de Baruch, dans Ceriani, Monum. sacra et prof., I, p. 82, et V, p. 136.
  30. Jos., B. J., VII, viii, 6 ; x, 1.
  31. Voir Saint Paul, p. 495-496.
  32. Voir ci-dessus, p. 511.
  33. Voir ci-dessus, p. 401.
  34. Voir Saint Paul, p. 292, et surtout les lettres en tête des Homélies pseudo-clémentines.
  35. De nos jours, un fait analogue se produit dans le judaïsme, et semble susceptible d’acquérir beaucoup de gravité. Les juifs de Jérusalem passent tous pour des hakamim ou savants, n’ayant d’autre métier que la méditation de la Loi. Comme tels, ils ont droit à l’aumône, et s’envisagent comme devant être nourris par les juifs du monde entier. Leurs quêteurs circulent dans tout l’Orient, et même les riches israélites de l’Europe se regardent comme obligés de subvenir à leurs besoins. Voir Saint Paul, p. 94, 421 et suiv. D’un autre côté, les décisions du grand rabbin de Jérusalem tendent à obtenir une autorité universelle, tandis qu’autrefois les docteurs étaient égaux ou que du moins leur crédit dépendait de leur réputation. De la sorte se formera peut-être dans l’avenir pour le judaïsme un centre doctrinal à Jérusalem.
  36. « Ecclesia Dei jam per totum orbem uberrime germinante, hoc (templum) tanquam effœtum ac vacuum nullique usui bono commodum arbitrio Dei auferendum fuit. » Orose, VII, 9.