L’Antéchrist (trad. Henri Albert)

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AVANT-PROPOS

Ce livre appartient au plus petit nombre. Peut-être n’a-t-il pas encore trouvé son public.

Tout au plus me liront ceux qui comprennent mon Zarathoustra. Comment oserais-je me confondre avec ceux pour qui, aujourd’hui déjà, on a des oreilles ? — Après-demain seulement m’appartiendra. Quelques-uns naissent posthumes.

Je connais trop bien les conditions qu’il faut réaliser pour me comprendre, qui me font comprendre nécessairement. Il faut être intègre dans les choses de l’esprit, intègre jusqu’à la dureté pour pouvoir seulement supporter mon sérieux et ma passion. Il faut être habitué à vivre sur des montagnes, — à voir au-dessous de soi le pitoyable bavardage de la politique du jour et de l’égoïsme des peuples. Il faut que l’on soit devenu indifférent, il ne faut jamais demander si la vérité est utile, si elle peut devenir pour quelqu’un une destinée… Une prédilection des forts pour des questions que personne aujourd’hui n’a plus le courage d’élucider ; le courage du fruit défendu ; la prédestination du labyrinthe. Une expérience de sept solitudes. Des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle. Des yeux nouveaux pour les choses les plus lointaines. Une conscience nouvelle pour des vérités restées muettes jusqu’ici. Et la volonté de l’économie de grand style : rassembler sa force, son enthousiasme… Le respect de soi-même ; l’amour de soi ; l’absolue liberté envers soi-même…

Eh bien ! Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes véritables lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu’importe le reste ? — Le reste n’est que l’humanité. — Il faut être supérieur à l’humanité en force, en hauteur d’âme, — en mépris…

Frédéric Nietzsche.

L’ANTÉCHRIST
ESSAI D’UNE CRITIQUE DU CHRISTIANISME

1.

— Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. « Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les hyperboréens » : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — « Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir » — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité, — malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeur du cœur, qui « pardonne » tout, puisqu’elle « comprend » tout, est pour nous quelque chose comme un siroco. Plutôt vivre parmi les glaces qu’au milieu de vertus modernes et d’autres vents du sud !… Nous avons été assez courageux, nous n’avons ménagé ni d’autres, ni nous-mêmes : mais longtemps nous n’avons pas su mettre notre bravoure. Nous devenions sombres et on nous appelait fatalistes. Notre fatalité — c’était la plénitude, la tension, la surrection des forces. Nous avions soif d’éclairs et d’actions, nous restions bien loin du bonheur des débiles, bien loin de la « résignation »… Notre atmosphère était chargée d’orage, la nature que nous sommes s’obscurcissait — car nous n’avions pas de chemin. Voici la formule de notre bonheur : un oui, un non, une ligne droite, un but

2.

Qu’est-ce qui est bon ? — Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même.

Qu’est-ce qui est mauvais ? — Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse.

Qu’est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit — qu’une résistance est surmontée.

Non le contentement, mais encore de la puissance, non la paix avant tout, mais la guerre ; non la vertu, mais la valeur (vertu, dans le style de la Renaissance, virtù, vertu dépourvue de moraline).

Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des hommes. Et qu’on les aide encore à disparaître !

Qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quel vice ? — La pitié qu’éprouve l’action pour les déclassés et les faibles : — le christianisme…

3.

Je ne pose pas ici ce problème : Qu’est-ce qui doit remplacer l’humanité dans l’échelle des êtres (— l’homme est une fin —) ? Mais : Quel type d’homme doit-on élever, doit-on vouloir, quel type aura la plus grande valeur, sera le plus digne de vivre, le plus certain d’un avenir ?

Ce type de valeur supérieure s’est déjà vu souvent : mais comme un hasard, une exception, jamais comme type voulu. Au contraire, c’est lui qui a été le plus craint ; jusqu’à présent il fut presque la chose redoutable par excellence ; — et cette crainte engendra le type contraire, voulu, dressé, atteint : la bête domestique, la bête du troupeau, la bête malade qu’est l’homme, — le chrétien…

4.

L’humanité ne représente pas un développement vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus haut, ainsi qu’on le pense aujourd’hui. Le « progrès » n’est, qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. Dans sa valeur l’Européen d’aujourd’hui reste bien loin au-dessous de l’Européen de la Renaissance. Se développer ne signifie absolument pas nécessairement s’élever, se surhausser, se fortifier.

Par contre, il existe une continuelle réussite de cas isolés, sur différents points de la terre, au milieu des civilisations les plus différentes. Ces cas permettent, en effet, d’imaginer un type supérieur, quelque chose qui, par rapport à l’humanité tout entière, constitue une espèce d’hommes surhumains. De tels coups de hasard de la grande réussite, furent toujours possibles et le seront peut-être toujours. Et même des races tout entières, des tribus, des peuples peuvent, dans des circonstances particulières, représenter de pareils coups heureux.

5.

Il ne faut vouloir ni enjoliver ni excuser le christianisme : Il a mené une guerre à mort contre ce type supérieur de l’homme, il a mis au ban tous les instincts fondamentaux de ce type, il a distillé de ces instincts le mal, le méchant : — l’homme fort, type du réprouvé. Le christianisme a pris parti pour tout ce qui est faible, bas, manqué, il a fait un idéal de l’opposition envers les instincts de conservation de la vie forte, il a gâté même la raison des natures les plus intellectuellement fortes en enseignant que les valeurs supérieures de l’intellectualité ne sont que péchés, égarements et tentations. Le plus lamentable exemple, c’est la corruption de Pascal qui croyait à la perversion de sa raison par le péché originel, tandis qu’elle n’était pervertie que par son christianisme ! —

6.

Un spectacle douloureux et épouvantable s’est élevé devant mes yeux : j’ai écarté le rideau de la corruption des hommes. Ce mot dans ma bouche est au moins à l’abri d’un soupçon, celui de contenir une accusation morale de l’homme. Je l’entends — il importe de le souligner encore une fois — dépourvu de moraline : et cela au point que je ressens cette corruption précisément aux endroits où, jusqu’à nos jours, on aspirait le plus consciencieusement à la « vertu », à la « nature divine ». J’entends corruption, on le devine déjà, au sens de décadence : je prétends que toutes les valeurs qui servent aujourd’hui aux hommes à résumer leurs plus hauts désirs sont des valeurs de décadence.

J’appelle corrompu soit un animal, soit une espèce, soit un individu, quand il choisit et préfère ce qui lui est désavantageux. Une histoire des « sentiments les plus élevés », des « idéaux de l’humanité » — et il est possible qu’il me faille la raconter — donnerait presque l’explication, pourquoi l’homme est si corrompu. La vie elle-même est pour moi l’instinct de croissance, de durée, l’accumulation des forces, l’instinct de puissance : où la volonté de puissance fait défaut, il y a dégénérescence. Je prétends que cette volonté manque dans toutes les valeurs supérieures de l’humanité — que des valeurs de dégénérescence, des valeurs nihilistes, règnent sous les noms les plus sacrés.

7.

On appelle le christianisme religion de la pitié — La pitié est en opposition avec les affections toniques qui élèvent l’énergie du sens vital : elle agit d’une façon dépressive. On perd de la force quand on compatit. Par la pitié s’augmente et se multiplie la déperdition de force que la souffrance déjà apporte à la vie. La souffrance elle-même devient contagieuse par la pitié ; dans certains cas, elle peut amener une déperdition totale de vitalité et d’énergie, perte absurde, quand on la compare à la petitesse de la cause (— le cas de la mort du Nazaréen). Voici le premier point de vue ; pourtant il en existe un plus important encore. En admettant que l’on mesure la pitié d’après la valeur des réactions qu’elle a coutume de faire naître, son caractère de danger vital apparaîtra plus clairement encore. La pitié entrave en somme la loi de l’évolution qui est celle de la sélection. Elle comprend ce qui est mûr pour la disparition, elle se défend en faveur des déshérités et des condamnés de la vie. Par le nombre et la variété des choses manquées qu’elle retient dans la vie, elle donne à la vie elle-même un aspect sombre et douteux. On a eu le courage d’appeler la pitié une vertu (— dans toute morale noble elle passe pour une faiblesse —) ; on est allé plus loin, on a fait d’elle la vertu, le terrain et l’origine de toutes les vertus. Mais il ne faut jamais oublier que c’était du point de vue d’une philosophie qui était nihiliste, qui inscrivait sur son bouclier la négation de la vie. Schopenhauer avait raison quand il disait : La vie est niée par la pitié, la pitié rend la vie encore plus digne d’être niée, — la pitié, c’est la pratique du nihilisme. Encore une fois : cet instinct, dépressif et contagieux croise ces autres instincts qui veulent aboutir à conserver et à augmenter la valeur de la vie ; il est, tant comme multiplicateur que comme conservateur de toutes les misères, un des instruments principaux pour la surrection de la décadence, — la pitié persuade du néant !… On ne dit pas « le néant » : on met en place « l’au-delà » ; ou bien « Dieu » ; ou « la vie véritable » ; ou bien le nirvâna, le salut, la béatitude… Cette innocente rhétorique, qui rentre dans le domaine de l’idiosyncrasie religieuse et morale, paraîtra beaucoup moins innocente dès que l’on comprendra quelle est la tendance qui se drappe ici dans un manteau de paroles sublimes : l’inimitié de la vie. Schopenhauer était l’ennemi de la vie, c’est pourquoi la pitié devint pour lui une vertu… On sait qu’Aristote voyait dans la pitié un état maladif et dangereux qu’on faisait bien de déraciner de temps en temps au moyen d’un purgatif : la tragédie, pour lui, était ce purgatif. Pour protéger l’instinct de vie, il faudrait en effet chercher un moyen de porter un coup à une accumulation de pitié, si dangereuse et si maladive comme elle est représentée par le cas de Schopenhauer (et malheureusement aussi par celui de toute notre décadence littéraire et artistique, de Saint-Pétersbourg à Paris, de Tolstoï à Wagner), afin de la faire éclater… Rien n’est plus malsain, au milieu de notre modernité malsaine, que la pitié chrétienne. Être médecins dans ce cas, implacables ici, diriger le scalpel, cela fait partie de nous-mêmes, cela est notre façon d’aimer les hommes, par elle nous sommes philosophes, nous autres hyperboréens ! ———

8.

Il est nécessaire de dire qui nous considérons intérieurement comme notre constraste : — les théologiens et tout ce qui a du sang de théologien dans les veines — toute notre philosophie… Il faut avoir vu de près cette destinée, mieux encore, il faut l’avoir vécue, il faut avoir manqué périr par elle pour ne plus comprendre la plaisanterie dans ce cas (la libre pensée de messieurs nos hommes de science, de nos physiologistes est à mes yeux une plaisanterie, la passion leur manque dans ces questions, il leur manque d’avoir souffert avec elles). Cet empoisonnement va beaucoup plus loin qu’on ne pense : j’ai trouvé l’instinct théologique de l’orgueil partout où aujourd’hui on se sent « idéaliste », partout où, grâce à une origine plus haute, on s’arroge le droit de regarder la réalité de haut, comme si elle nous était étrangère… L’idéaliste, tout comme le prêtre, a toutes les grandes idées en main (et non seulement en main !), il en joue avec un dédain bienveillant contre la « raison », les « sens », les « honneurs », le « bien-être », la « science », il se sent au-dessus de tout cela, comme si c’étaient des forces pernicieuses et séductrices, au-dessus desquelles « l’esprit » plane en une pure réclusion : comme si l’humilité, la chasteté, la pauvreté, en un mot la sainteté, n’avaient pas fait jusqu’à présent beaucoup plus de mal à la vie que n’importe quelles choses épouvantables, que n’importe quels vices… Le pur esprit est pur mensonge. Tant que le prêtre passera encore pour une espèce supérieure, le prêtre, ce négateur, ce calomniateur, cet empoisonneur de la vie par métier, il n’y a pas de réponse à la question : qu’est-ce que la vérité ? La vérité est déjà placée sur la tête si l’avocat avéré du néant et de la négation passe pour être le représentant de la vérité…

9.

C’est à cet instinct théologique que je fais la guerre : j’ai trouvé ses traces partout ! Celui qui a du sang de théologien dans les veines se trouve, de prime abord, dans une fausse position à l’égard de toutes choses, dans une position qui manque de franchise. Le pathos qui en émane s’appelle la foi : il faut fermer les yeux une fois pour toutes devant soi-même, pour ne pas souffrir de l’aspect d’une fausseté incurable. À part soi, on se fait de cette défectueuse optique une morale, une vertu, une sainteté, on relie la bonne conscience à une vision fausse, — on exige qu’aucune autre sorte d’optique n’ait de valeur, après avoir fait sacro-sainte la sienne propre, avec les noms de « Dieu », de « salut », d’« éternité ». Partout où j’allais j’ai mis à jour l’instinct théologique : c’est la forme vraiment souterraine de la fausseté. Ce qu’un théologien tient pour vrai, doit être faux : c’est presque un critérium de la vérité. C’est son plus bas instinct de conservation qui lui interdit de mettre la réalité en honneur, ou de lui donner la parole en un point quelconque. Partout où atteint l’influence théologique les évaluations sont renversées, partout les concepts « vrai » et « faux » sont nécessairement intervertis : « vrai » c’est dans ce cas ce qui est le plus pernicieux pour la vie ; ce qui l’élève, la surhausse, l’affirme, la justifie et la fait triompher s’appelle « faux »… S’il arrive que les théologiens, à travers la « conscience » des princes (ou des peuples), étendent les mains vers la puissance, ne doutons pas de ce qui arrive chaque fois dans le fond : la volonté de la fin, la volonté nihiliste veut obtenir le pouvoir…

10.

Entre Allemands on m’entendrait de suite, si je disais que la philosophie est corrompue par du sang de théologiens. Le pasteur protestant est le grand-père de la philosophie allemande, le protestantisme lui-même son peccatum originale. Définition du protestantisme : le christianisme paralysé d’un côté — et la raison aussi… On n’a qu’à prononcer le mot de « séminaire de Tubingue » pour comprendre ce qu’est en somme la philosophie allemande — une philosophie par supercherie… Les Souabes sont les meilleurs menteurs de l’Allemagne, ils mentent innocemment… D’où vient l’allégresse qui, à l’apparition de Kant, passa sur l’Allemagne, dans le monde de la science qui se compose aux trois quarts de fils de pasteurs et de maîtres d’école, — d’où vient la conviction allemande qui maintenant encore trouve son écho, la conviction qu’avec Kant s’inaugure un revirement vers le mieux ? L’instinct théologique dans le savant allemand devinait ce qui redevenait possible… Un chemin détourné vers l’idéal ancien était ouvert, le concept du « monde-vérité », le concept de la morale en tant qu’essence du monde (ces deux plus méchantes erreurs qu’il y ait !) était de nouveau, sinon démontrable, du moins impossible à réfuter, grâce à un scepticisme subtil et rusé… La raison, le droit à la raison, n’a pas de grande portée… On avait fait de la réalité une « apparence » ; un monde tout à fait mensonger, celui de l’essence était devenu réalité… Le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien ; Kant n’était, comme Luther, comme Leibnitz, qu’un frein de plus à l’intégrité allemande déjà si peu solide. — —

11.

Un mot encore contre Kant en tant que moraliste. Une vertu doit être notre invention, notre défense et notre nécessité personnelles : prise dans tout autre sens elle n’est qu’un danger. Ce qui n’est pas une condition vitale, est nuisible à la vie : une vertu qui n’existe qu’à cause d’un sentiment de respect pour l’idée de « vertu », comme Kant la voulait, est dangereuse. La « vertu », le « devoir », le « bien en soi », le bien avec le caractère de l’impersonnalité, de la valeur générale — des chimères où s’exprime la dégénérescence, le dernier affaiblissement de la vie, la chinoiserie de Kœnigsberg. Les plus profondes lois de la conservation et de la croissance exigent le contraire : que chacun s’invente sa vertu, son impératif catégorique. Un peuple périt quand il confond son devoir avec la conception générale du devoir. Rien ne ruine plus profondément, plus foncièrement que le devoir impersonnel, le sacrifice devant le dieu Moloch de l’abstraction. — Que l’on n’ait pas trouvé dangereux l’impératif catégorique de Kant !… Seul l’instinct théologique a pu le prendre sous sa protection ! Une action suscitée par l’instinct de vie prouve sa valeur par la joie qui l’accompagne : et ce nihiliste aux entrailles chrétiennes et dogmatiques considérait la joie comme une objection… Qu’est-ce qui débilite plus vite que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité intérieure, sans une profonde élection personnelle, sans joie, tel un automate du « devoir » ? C’est en quelque sorte la recette pour la décadence et même pour l’imbécillité… Kant devint imbécile. — Et c’était là le contemporain de Gœthe ! Cette araignée par destination était considérée comme le philosophe allemand par excellence — et l’est encore !… Je me garde bien de dire ce que je pense des Allemands… Kant ne voyait-il pas dans la Révolution française le passage de la forme inorganique de l’État à la forme organique ? Ne s’est-il pas demandé s’il existe un événement inexplicable autrement que par une aptitude morale de l’humanité, en sorte que, par cet événement, serait démontré, une fois pour toutes, « la tendance de l’humanité vers le bien » ? Réponse de Kant « C’est la Révolution. » L’instinct qui se méprend en toutes choses, l’instinct contre nature, la décadence allemande en tant que philosophie — voilà Kant !

12.

Je mets quelques sceptiques à part, les philosophes de race dans l’histoire de la philosophie : quant au reste, il ignore les premières exigences de la probité intellectuelle. Ils font tous comme les femmes, ces grands enthousiastes, ces bêtes curieuses, ils prennent les « beaux sentiments » pour des arguments, la « poitrine soulevée » pour le soufflet de forge de la divinité, la conviction pour le critérium de la vérité. À la fin de ses jours, Kant, dans son innocence « allemande », a encore cherché à rendre scientifique, sous le nom de « raison pratique », cette forme de la corruption, ce manque de conscience intellectuelle : il inventa ad hoc une raison, où l’on n’aurait pas à s’occuper de la raison, et cette raison se manifestait quand parle la morale, quand la revendication idéale « tu dois » se fait entendre. Si l’on considère que chez presque tous les peuples le philosophe n’est que le développement du type sacerdotal, cet héritage du prêtre, ce faux monnayage devant soi-même, ne surprend plus. Quand on a des devoirs sacrés, par exemple de rendre les hommes meilleurs, de les sauver, de faire leur salut, quand on porte la divinité dans sa poitrine, quand on est le porte-voix des impératifs supraterrestres, on se trouve déjà, avec une pareille mission, en dehors des évaluations purement conformes à la raison, — sanctifié soi-même déjà par une pareille tâche, type soi-même d’une hiérarchie supérieure !… En quoi la science regarde-t-elle un prêtre ! Il se trouve trop haut pour elle ! — Et le prêtre a régné jusqu’ici ! Il détermine la conception du « vrai » et du « faux » !…

13.

Ne restons pas au-dessous de la mesure : nous-mêmes, nous autres esprits libres, nous sommes déjà une « transmutation de toutes les valeurs », une réelle déclaration de guerre et de victoire contre toutes les vieilles conceptions du « vrai » et du « faux ». Les vues les plus précieuses se trouvent les dernières ; mais les vues les plus précieuses sont les méthodes. Toutes les méthodes, toutes les suppositions de notre esprit scientifique actuel, avaient contre elles, pendant des siècles, le plus profond mépris : grâce à elles on était exclus des relations avec les « honnêtes gens », — on était considéré comme un « ennemi de Dieu », un dénigreur de la vérité, un « possédé ». En tant que caractère scientifique on était Tchândâla… Nous avions contre nous tout le pathos de l’humanité — sa conception de ce qui devait être la vérité, le service de la vérité. Chacun des impératifs « tu dois » était jusqu’à présent dirigé contre nous… Nos objets, notre allure silencieuse, circonspecte, méfiante — tout leur semblait absolument indigne et méprisable. — En dernière instance, il y aurait lieu de se demander, avec quelque raison, s’il n’y avait pas un certain raffinement esthétique à retenir l’humanité dans un si long aveuglement : elle exigeait de la vérité un effet pittoresque, elle exigeait de même que celui qui cherche la connaissance produise sur les sens une forte impression. Notre humilité leur fut longtemps contraire… Oh comme ils avaient deviné cela, ces dindons de la divinité ! ——

14.

Nous avons changé notre façon de voir. Nous sommes devenus moins prétentieux en toutes choses. Nous ne faisons plus descendre l’homme de « l’esprit », de la « divinité », nous l’avons replacé parmi les animaux. Il est pour nous l’animal le plus fort, parce qu’il est le plus rusé : notre spiritualité en est une suite. Nous nous défendons d’autre part contre une vanité qui, là aussi, voudrait élever sa voix : comme si l’homme avait été la grande pensée de derrière la tête de l’évolution animale. Il n’est absolument pas le couronnement de la création ; chaque être se trouve à côté de lui au même degré de perfection… Et, en prétendant cela, nous allons encore trop loin : l’homme est relativement le plus manqué de tous les animaux, le plus maladif, celui qui s’est égaré le plus dangereusement loin de ses instincts — il est vrai qu’avec tout cela il est aussi l’animal le plus intéressant ! — En ce qui concerne les animaux, c’est Descartes qui, le premier, a eu l’admirable hardiesse de considérer, l’animal en tant que machine : toute notre physiologie s’évertue à démontrer cette proposition. Aussi, logiquement, ne mettons-nous plus l’homme à part, comme faisait Descartes : ce que l’homme conçoit aujourd’hui ne va pas plus loin que sa conception machinale. Autrefois on donnait à l’homme le « libre arbitre » comme une dotation d’un monde supérieur : aujourd’hui nous lui avons même pris l’arbitre, la volonté, en ce sens qu’il n’est plus permis d’entendre par là un attribut. Le vieux mot de « volonté » ne sert plus qu’à désigner une résultante, une sorte de réaction individuelle qui, nécessairement, fait suite à une série d’irritations soit concordantes, soit contradictoires : — la volonté n’« agit » ni n’« agite » plus… Autrefois on voyait dans la conscience de l’homme, dans l’« esprit », une preuve de son origine supérieure, de sa divinité ; pour perfectionner l’homme on lui conseillait de rentrer en lui-même ses sens, comme la tortue, de supprimer les relations avec les choses terrestres, d’écarter l’enveloppe mortelle : il ne restait de lui que l’essentiel : « le pur esprit ». Là aussi nous avons modifié notre manière de voir : l’« esprit », la conscience, nous semblent précisément être les symptômes d’une relative imperfection de l’organisme, une expérience, un tâtonnement, une méprise, une peine qui use inutilement beaucoup de force nerveuse, — nous nions qu’une chose puisse être faite à la perfection, tant qu’elle est faite consciemment. Le « pur esprit » est une bêtise pure : si nous faisons abstraction du système nerveux, de l’« envoloppe terrestre », nous nous trompons dans notre calcul, rien de plus !…

15.

Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion ne sont en contact avec la réalité. Bien que des causes imaginaires (« Dieu », « l’âme », « moi », « esprit », « libre arbitre » — ou même l’arbitre qui n’est « pas libre ») ; rien que des effets imaginaires (« le péché », « le salut », « la grâce », « l’expiation », « le pardon des péchés »). Une relation imaginaire entre les êtres (« Dieu », « les esprits », « l’âme ») ; une imaginaire science naturelle (anthropocentrique ; un manque absolu du concept des causes naturelles) ; une psychologie imaginaire (rien que des malentendus, des interprétations de sentiments généraux agréables ou désagréables, tels que les états du grand sympathique, à l’aide du langage figuré des idiosyncrasis religieuses et morales — (« le repentir », « la voix de la conscience », « la tentation du diable », « la présence de Dieu ») ; une téléologie imaginaire (« le règne de Dieu », « le jugement dernier », « la vie éternelle »). — Ce monde de fictions pures se distingue très à son désavantage du monde des reves, puisque celui-ci reflète la réalité, tandis que l’autre ne fait que la fausser, la déprécier et la nier. Après que le concept « nature » fut inventé, en tant qu’opposition au concept « Dieu », « naturel » devint l’équivalent de « méprisable », — tout ce monde de fictions a sa racine dans la haine contre le naturel (— la réalité ! —), elle est l’expression du profond déplaisir que cause la réalité… Mais ceci explique tout. Qui donc est seul à avoir des raisons pour sortir de la réalité par un mensonge ? Celui qu’elle fait souffrir. Mais souffrir, dans ce cas, signifie être soi-même une réalité manquée… La prépondérance du sentiment de peine sur le sentiment de plaisir est la cause de cette religion, de cette morale fictive : un tel excès donne la formule pour la décadence

16.

Une critique de la conception chrétienne de Dieu entraîne une conclusion semblable. Un peuple qui a encore foi en lui-même possède aussi un Dieu qui lui est propre. Il vénère en ce Dieu les conditions qui le rendent victorieux, ses vertus, il projette la sensation de plaisir qu’il se cause à lui-même, le sentiment de puissance dans un être qu’il peut en remercier. Celui qui est riche, veut donner ; un peuple fier a besoin d’un Dieu, à qui sacrifier… La religion, dans ces conditions, est une forme de la reconnaissance. On est reconnaissant envers soi-même : voilà pourquoi il faut un Dieu. Un tel Dieu doit pouvoir servir et nuire, doit être ami et ennemi, on l’admire en bien comme en mal. La castration anti-naturelle d’un Dieu, pour en faire un Dieu du bien seulement, se trouverait en dehors de tout ce que l’on désire. On a besoin du Dieu méchant autant que du Dieu bon. On ne doit pas précisément sa propre existence à la tolérance, à la philanthropie… Qu’importerait un Dieu qui ne connaîtrait ni la colère, ni la vengeance, ni l’envie, ni la moquerie, ni la ruse, ni la violence, qui ignorerait peut-être même les radieuses ardeurs de la victoire et de l’anéantissement ? On ne comprendrait pas un Dieu pareil, pourquoi l’aurait-on ? Sans doute, quand un peuple périt, quand il sent disparaître définitivement sa foi en l’avenir, son espoir en la liberté, quand la soumission lui paraît être de première nécessité, quand les vertus de la soumission entrent dans sa conscience, comme une condition de la conservation, alors il faut aussi que son Dieu se transforme. Il devient maintenant cagot, craintif, humble, il conseille « la paix de l’âme », l’absence de la haine, les égards, l’« amour », envers les amis comme envers les ennemis. Il ne fait que moraliser, il rampe dans la tannière de toutes les morales privées, devient le Dieu de tout le monde, le Dieu de la vie privée, il devient cosmopolite… Autrefois il représentait un peuple, la force d’un peuple, tout ce qui est agressif et altéré de puissance, dans l’âme d’un peuple ; maintenant il n’est plus que le Dieu bon… En effet, il n’y a pas d’autre alternative pour les Dieux : ou bien ils sont la volonté de puissance — alors ils seront les Dieux d’un peuple, — ou bien ils sont l’impuissance de la puissance — et alors ils deviendront nécessairement bons

17.

Partout où, d’une façon quelconque, la volonté de puissance diminue, il y a chaque fois un recul physiologique, une décadence. La divinité de la décadence circonscrite dans ses vertus et ses instincts virils devient nécessairement le Dieu de ceux qui sont dans un état de régression physiologique, le Dieu des faibles. Eux-mêmes ne s’appellent pas les faibles, ils s’appellent les « bons ». On comprend, sans qu’il y ait besoin d’une indication, dans quel moment de l’histoire, la fiction dualistique d’un bon et d’un mauvais Dieu devient possible. Avec le même instinct dont se servent les assujettis pour abaisser leur Dieu vers « le bien en soi », ils enlèvent ses bonnes qualités au Dieu de leurs vainqueurs ; ils se vengent de leurs maîtres en diabolisant le Dieu de ceux-ci. Le bon Dieu, aussi bien que le diable : tous deux sont des produits de la décadence. Comment est-il possible de se soumettre encore, de nos jours, à la simplesse des théologiens chrétiens, pour décréter, avec eux, que le développement de la conception de Dieu depuis le « Dieu d’Israël », le Dieu d’un peuple, jusqu’au Dieu chrétien, l’ensemble de toutes les bontés, puisse être un progrès ? Mais Renan même le fait. Comme si Renan avait un droit à la simplesse ! Le contraire saute aux yeux. Si l’on élimine de la conception de Dieu, les conditions de la vie ascendante, tout ce qui est fort, brave, superbe, fier, si cette conception déchoit pas à pas pour devenir le symbole d’un bâton de lassitude, d’une planche de salut pour tous ceux qui se noient, si l’on en fait le Dieu des pauvres gens, des pécheurs, des malades par excellence et si l’attribut de « Sauveur », de « Rédempteur » reste en quelque sorte et d’une manière générale le seul attribut divin : à quoi mènera une pareille transformation ? une telle réduction du divin ? — Sans doute : le « règne de Dieu » en est grandi. Autrefois Dieu n’avait que son peuple, son peuple « élu ». Depuis lors il s’en est allé à l’étranger, tout comme son peuple, il s’est mis à voyager sans plus jamais tenir en place : jusqu’à ce que partout il fût chez lui, le grand cosmopolite, — jusqu’à ce qu’il eût de son côté « le grand nombre » et la moitié du monde. Mais le Dieu du « grand nombre », le démocrate parmi les dieux, ne devint quand même pas un fier Dieu païen : il resta juif, il resta le Dieu des carrefours clandestins, le Dieu des recoins et des lieux obscurs, de tous les quartiers malsains du monde entier. Son royaume universel est, avant comme après, un royaume souterrain, un hôpital, un royaume de ghetto… Et lui-même si pâle, si faible, si décadent… Les plus blêmes parmi les êtres pâles se rendirent maîtres de lui, messieurs les métaphysiciens, ces albinos de la pensée. Tant ils filèrent leur toile autour de lui, qu’hypnotisé par leurs mouvements, il devint araignée lui-même, lui-même métaphysicien. Maintenant, il s’est remis à dévider le monde hors de lui-même — sub specie Spinozae[1] —, il se transfigura en une chose toujours plus mince, toujours plus pâle, il devint « idéal », « esprit pur », « absolutum », « chose en soi »… La ruine d’un Dieu : Dieu devint « chose en soi »…

18.

La conception chrétienne de Dieu — Dieu, le Dieu des malades, Dieu, l’araignée, Dieu, l’esprit — est une des conceptions divines les plus corrompues que l’on ait jamais réalisées sur terre ; peut-être est-elle même au plus bas niveau de l’évolution descendante du type divin : Dieu dégénéré jusqu’à être en contradiction avec la vie, au lieu d’en être la glorification et l’éternel affirmation ! Déclarer la guerre, au nom de Dieu, à la vie, à la nature, à la volonté de vivre ! Dieu, la formule pour toutes les calomnies de l’« en-deçà », pour tous les mensonges de l’« au-delà » ! Le néant divinisé en Dieu, la volonté du néant sanctifiée !…

19.

Que les fortes races du nord de l’Europe n’aient pas repoussé le Dieu chrétien, cela ne fait vraiment pas honneur à leur don religieux, pour ne rien dire de leur goût. Ils auraient dû en finir avec ce produit de la décadence, maladif et débile. Voilà pourquoi une malédiction repose sur eux : ils ont absorbé, dans tous leurs instincts, la maladie, la vieillesse, la contradiction, — depuis lors ils n’ont plus créé de Dieu ! Deux mille ans presque, et pas un seul nouveau Dieu ! Hélas, il subsiste toujours, comme un ultimatum et un maximum de la force créatrice du divin, du creator spiritus dans l’homme, ce pitoyable Dieu, du monotono-théisme chrétien ! Cet hybride édifice de décombres, né de zéro, d’une idée et d’une contradiction, où tous les instincts de décadence, toutes les lâchetés et toutes les fatigues de l’âme trouvent leur sanction ! — —

20.

Par ma condamnation du christianisme je ne voudrais pas avoir fait tort à une religion parente qui le dépasse même par le nombre de ses croyants : le bouddhisme. Tous deux se valent en tant que religions nihilistes — ce sont des religions de décadence — mais tous deux sont séparés de la plus singulière manière. Le critique du christianisme est profondément reconnaissant aux indianisants d’être à même de les comparer maintenant. — Le bouddhisme est cent fois plus réaliste que le christianisme, — il porte, comme héritage, la faculté de savoir objectivement et froidement poser les problèmes, il vient après un mouvement philosophique de plusieurs siècles ; l’idée de « Dieu », dans sa genèse, est déjà fixée quand il arrive. Le bouddhisme est la seule religion vraiment positivite que nous montre l’histoire, même dans sa théorie de la connaissance (un strict phénoménalisme —) il ne dit plus « lutte contre le péché », mais, donnant droit à la réalité, « lutte contre la souffrance ». Il a déjà derrière lui, et cela le distingue profondément du christianisme, l’illusion volontaire des conceptions morales, — il se trouve placé, pour parler mon langage, par delà le bien et le mal. — Les deux faits physiologiques qu’il prend pour base et qu’il considère sont : d’abord, une hypertrophie de la sensibilité, qui s’exprime par une faculté de souffrir raffinée, ensuite une hyperspiritualisation, une vie trop prolongée parmi les idées et les procédures logiques, ou l’instinct personnel a été levé en faveur de l’impersonnalité. (— Deux états que du moins quelques-uns de mes lecteurs, les « objectifs » comme moi, connaissent par expérience.) En raison de ces conditions physiologiques, une depression s’est produite, une dépression que Bouddha combat par l’hygiène. Il emploie, comme remède, la vie en plein air, la vie ambulatoire, la tempérance et le choix des aliments, des précautions contre les spiritueux, contre tous les états affectifs qui font de la bile, qui échauffent le sang : point de soucis, ni pour soi ni pour les autres ! Il exige des représentations qui procurent soit le repos, soit la gaieté, — il invente le moyen de se débarrasser des autres. Il entend la bonté, le fait d’être bon, comme favorable à la santé. La prière est exclue, tout comme l’ascétisme ; pas d’impératif catégorique, aucune contrainte, pas même dans la communauté claustrale — (on peut de nouveau en sortir —). Tout cela n’est considéré que comme moyen pour renforcer cette trop grande sensibilité. C’est pourquoi le bouddhisme n’exige pas la lutte contre les hérétiques ; sa doctrine ne se défend de rien autant que du sentiment de vengeance, de l’aversion, du ressentiment (— « l’inimitié ne met pas fin à l’inimitié » : c’est le touchant refrain de tout le bouddhisme… ). Et cela avec raison : En considération du principal but diététique, ces émotions seraient tout à fait malsaines. Il combat la fatigue spirituelle qu’il trouve à son arrivée, une fatigue qui s’exprime par une trop grande « objectivité » (c’est-à-dire affaiblissement de l’intérét individuel, perte de l’équilibre, de « l’égoïsme ») par un sévère retour, même des intéréts spirituels, sur la personnalité. Dans l’enseignement de Bouddha, l’égoïsme devient un devoir : la « seule chose nécessaire ». La façon de se dégager de la souffrance règle et délimite toute la diète spirituelle (— qu’on se souvienne de cet Athénien qui déclarait également la guerre à « la science pure », de Socrate qui, dans le domaine des problèmes, éleva l’égoisme personnel à la hauteur d’un principe de morale).

21.

La première condition pour le bouddhisme est un climat très doux, une grande douceur, une grande lihéralité dans les mœurs et pas de militarisme. Le mouvement doit avoir son foyer dans les castes supérieures, même dans les castes savantes. On veut comme but suprême la sérénité, le silence, l’absence de désirs et on atteint son but. Le bouddhisme n’est pas une religion où l’on aspire seulement à la perfection ; la perfection est le cas normal. —

Dans le chistianisme, les instincts des soumis et des opprimés viennent au premier plan : ce sont les castes les plus basses qui cherchent en lui leur salut, Ici l’on exerce, comme occupation, comme remède contre l’ennui, la casuistique du péché, la critique de soi, l’inquisition de la conscience, ici l’on maintient sans cesse (par la prière) l’extase devant un puissant appelé « Dieu » ; ici le plus haut est regardé comme inaccessible, comme un présent, une « grâce ». La publicité manque aussi : le huis-clos, le lieu obscur est chrétien. Ici l’on méprise le corps, l’hygiène est repoussée comme sensualité ; l’Église se défend même contre la propreté (— la première mesure chrétienne après l’expulsion des Maures fut la clôture des bains publics — à Cordoue seul il y en avait deux cent soixante-dix). Une certaine disposition à la cruauté, envers soi-même et envers les autres, est essentiellement chrétienne ; de même la haine des incrédules, des dissidents, la volonté de persécuter. Des idées sombres et inquiétantes occupent le premier plan ; les états d’âme les plus recherchés, ceux qu’on désigne sous les noms les plus élevés, sont « épilepsoïdes » ; la diète est ordonnée de manière à favoriser les phénomènes morbides, et à surexciter les nerfs. Chrétienne est la haine mortelle contre les maîtres de la terre, contre les « nobles » — et en même temps une concurrence cachée et secrète (— on leur laisse le « corps » on ne veut que « l’âme » —). Chrétienne est la haine de l’esprit, de la fierté, du courage, de la liberté, du libertinage de l’esprit ; chrétienne est la haine contre les sens, contre la joie des sens, contre la joie en général…

22.

Le christianisme, lorsqu’il quitta son premier terrain, les castes inférieures, le souterrain du monde antique, lorsqu’il chercha la puissance parmi les peuples barbares, n’avait plus devant lui, comme première condition, des hommes fatigués, mais des hommes intérieurement abrutis, qui se déchiraient les uns les autres, l’homme fort, mais l’homme atrophié. Le mécontentement de soi-même, la souffrance du corps ne sont pas ici, comme chez les bouddhistes, hyperesthésie et trop grande faculté de souffrir, au contraire, un énorme désir de faire souffrir, de déchaîner la tension intérieure en des actions et des idées contradictoires. Le christianisme avait besoin d’idées et de valeurs barbares pour se rendre maître des barbares, tels sont le sacrifice des prémices, la consommation du sang dans la Cène, le mépris de l’esprit et de la culture, la torture sous toutes ses formes, corporelle et spirituelle, la grande pompe des cultes. Le bouddhisme est une religion pour des hommes tardifs, pour des races devenues bonnes, douces, spirituelles, qui sont trop susceptibles à la douleur (— l’Europe n’est pas encore mûre pour lui —) : il est un rappel de ces races vers la paix et la sérénité, la diète dans les choses de l’esprit, vers un certain endurcissement corporel. Le christianisme veut se rendre maître de bêtes fauves ; son moyen c’est de les rendre malades, l’affaiblissement est la recette chrétienne pour l’apprivoisement, pour la « civilisation ». Le bouddhisme est une religion pour la fin et la lassitude de la civilisation ; le christianisme ne trouve pas encore cette civilisation, il la crée si cela est nécessaire.

23.

Le bouddhisme, encore une fois, est cent fois plus froid, plus véridique, plus objectif. Il n’a plus besoin de s’apprêter sa douleur, sa faculté de souffrir, par l’interprétation du péché, il dit simplement ce qu’il pense : « Je souffre ». Pour le barbare, au contraire, souffrir n’est rien de convenable : il a d’abord besoin d’une explication pour s’avouer qu’il souffre (son instinct le pousse plutôt à nier la souffrance, à la supporter en silence). Ici le mot « diable » fut un bienfait : on avait un ennemi prépondérant et terrible — on n’avait pas besoin d’avoir honte de souffrir d’un pareil ennemi. —

Au fond du christianisme il y a quelques finesses qui appartiennent à l’Orient. Avant tout, il sait qu’il est tout à fait indifférent en soi qu’une chose soit vraie, mais qu’il est de la plus haute importance qu’elle soit crue vraie. La vérité et la foi en quelque chose : ce sont là deux mondes d’intérêt tout à fait éloignés l’un de l’autre, presque des mondes d’oppositions, — on arrive à l’un et à l’autre sur des chemins foncièrement différents. Le fait d’être initié sur ce point constituait presque le sage en Orient : ainsi l’entendent les brahamanes, ainsi l’entendent Platon, et tous les disciples de la sagesse ésotérique. Si, par exemple, il y a du bonheur à se savoir sauvé d’un péché, il n’est pas nécessaire, comme condition, que l’homme soit coupable, l’essentiel c’est qu’il se sente coupable. Mais, si, de toute façon, la foi est nécessaire avant tout, il faudra mettre en discrédit la raison, la connaissance. la recherche scientifique : le chemin de la vérité devient chemin défendu. — L’espoir intense est un bien plus grand stimulant à la vie que n’importe quel bonheur qui se réalise. Il faut soutenir ceux qui souffrent par un espoir qui ne peut être contredit par aucune réalité, — qui ne peut pas aboutir à une réalisation : un espoir d’au-delà. (À cause de cette faculté de faire languir le malheureux, l’espoir était considéré par les Grecs comme le mal des maux, comme le plus malin de tous, celui qui resta au fond de la boîte de Pandore.) — Pour que l’amour soit possible, Dieu doit être personnel ; pour que les instincts les plus bas puissent être de la partie, il faut que Dieu soit jeune. Pour la ferveur des femmes on met un beau saint au premier plan, pour celle des hommes une Sainte-Vierge. Ceci à condition que le christianisme veuille devenir maître du sol, où le culte d’Aphrodite et le culte d’Adonis avait déjà déterminé la conception du culte. La revendication de la chasteté renforce la véhémence et l’intériorité de l’instinct religieux — elle rend le culte plus chaud, plus enthousiaste, plus intense. — L’amour est l’état où l’homme voit le plus les choses comme elles ne sont pas. La force illusoire est à son degré le plus élevé, de même la force adoucissante, la force glorifiante. On supporte davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie — on ne les voit plus du tout. — Ceci sur les trois vertus chrétiennes, la foi, l’amour et l’espéranee : je les appelle les trois prudences chrétiennes. — Le bouddhisme est trop tardif, trop positif, pour être encore prudent de cette façon. —

24.

Je ne fais que toucher ici le problème de l’origine du christianisme. Le premier point pour arriver à la solution de ce problème s’énonce ainsi : On ne peut comprendre le christianisme qu’en le considérant sur le terrain où il a grandi, — il n’est point un mouvement de réaction contre l’instinct sémitique, il en est la conséquence même, une conclusion de plus dans sa terrifiante logique ; dans la formule du Sauveur : « Le salut par les juifs ». — Voici le second point : — Le type psychologique du Galiléen est encore reconnaissable, mais ce n’est que dans sa complète dégénérescence (qui est en même temps une mutilation et une surcharge de traits étrangers) qu’il a pu servir, ainsi qu’on l’a utilisé, de type au Sauveur de l’humanité. —

Les juifs sont le peuple le plus remarquable de l’histoire universelle, puisque, placés devant la question de l’être ou du non-être, ils ont préféré, avec une clairvoyance inquiétante, l’être à tout prix. Ce prix était la falsification radicale de tout ce qui est nature, naturel, réalité, tant du monde intérieur que du monde extérieur. Ils se barricadèrent contre toutes les conditions qui permettaient jusqu’à présent à un peuple de vivre, ils créèrent une idée contraire aux conditions naturelles, — ils ont retourné, l’un après l’autre, la religion, le culte, la morale, l’histoire, la psychologie, pour en faire, d’une façon irrémédiable, le contraire de ce qui était leur valeur naturelle. Nous rencontrons encore une fois le même phénomène, élevé à des proportions indicibles, et malgré cela, ce n’en est qu’une copie : — il manque à l’église chrétienne, en comparaison du « peuple des élus », toute prétention à l’originalité. C’est par cela même que les juifs sont le peuple le plus fatal de l’histoire universelle : dans leur influence ultérieure, ils ont tellement faussé l’humanité qu’aujourd’hui encore le chrétien peut sentir d’une façon antijuive, sans se considérer comme la conséquence extrême du judaïsme.

Dans ma Généalogie de la morale, j’ai présenté pour la première fois psychologiquement l’idée de contraste entre une morale noble et une morale de ressentiment, l’une née d’un non à l’égard de l’autre : c’est la morale judéo-chrétienne tout entière. Pour pouvoir dire « non » en réponse à tout ce qui représente le mouvement ascendant de la vie, à tout ce qui est bien né, la puissance, la beauté, l’affirmation de soi sur la terre, il fallut que l’instinct de ressentiment, devenu génie, s’inventât un autre monde, d’où cette affirmation de la vie nous apparut comme le mal, la chose réprouvable en soi. Psychologiquement parlant, le peuple juif est celui qui possède la force vitale la plus tenace. Transporté dans des conditions impossibles, il prend parti, librement, par une profonde intelligence de conservation, pour tous les instincts de décadence, non qu’il soit dominé par eux, mais il y a deviné une puissance qui pouvait le faire aboutir contre le « monde ». Les juifs sont l’opposé de tous les décadents : ils ont pu les représenter jusqu’à l’illusion, ils ont su se mettre à la tête de tous les mouvements de décadence, avec un nec plus ultra du génie de comédien (— avec le christianisme de saint Paul —), pour en faire quelque chose qui fût plus fort que tous les partis affirmant la vie. Pour la catégorie d’hommes qui, dans le judaïsme et dans le christianisme, aspirent à la puissance, pour la catégorie sacerdotale, la décadence n’est qu’un moyen : ces hommes ont un intérêt vital à rendre l’humanité malade et à renverser, dans un sens dangereux et calomniateur, la notion de « bien » et de « mal », de « vrai » et de « faux ». —

25.

L’histoire d’Israël est inappréciable comme histoire typique de la dénaturation de toutes les valeurs naturelles ; j’indique cinq faits qui montrent cette dénaturation. Primitivement, surtout du temps des rois, Israël se trouvait, à l’égard de toutes choses, dans un rapport juste, c’est-à-dire naturel. Son Javeh était l’expression du sentiment de puissance, de la joie en soi, de l’espoir en soi : c’est en lui que l’on espérait la victoire et le salut, avec lui que l’on attendait avec confiance que la nature donne ce que le peuple désire, avant tout de la pluie. Javeh est le Dieu d’Israël, donc le Dieu de la justice. Il est la logique de tout peuple qui possède le pouvoir et qui en a la conscience tranquille. Dans le culte solennel s’expriment ces deux côtés de l’affirmation d’un peuple : il est reconnaissant pour les grandes destinées qui l’élevèrent à la domination, il est reconnaissant pour la régularité dans la succession des saisons et pour tout le bonheur dans l’élevage et l’agriculture. — Cet état de choses demeura longtemps encore sous forme d’idéal, même lorsqu’il prit fin d’une triste manière : l’anarchie à l’intérieur, l’Assyrien à l’extérieur. Mais le peuple garda, comme sa plus haute aspiration, cette vision d’un roi qui est un bon soldat et un juge sévère : vision propagée avant tout par ce prophète-type (critique et satiriste du moment) Ésaïe. — Cependant tous les espoirs restèrent inaccomplis. Le Dieu ancien ne pouvait plus rien de ce qu’il avait pu jadis. On aurait dû l’abandonner. Qu’arriva-t-il ? On transforma, on dénatura la notion de Dieu : c’est à ce prix-là que l’on put le garder. Javeh, le Dieu de la « justice », n’est plus un avec Israël, l’expression du sentiment de la dignité nationale : ce n’est plus qu’un Dieu, conditionnel… Sa notion devient un instrument dans les mains d’agitateurs sacerdotaux, qui maintenant interprètent tout le bonheur comme une récompense, tout le malheur comme une punition de la désobéissance envers Dieu, comme un « péché », devient cette manière, la plus mensongère de toutes, d’interpréter une prétendue « loi morale », renversant, une fois pour toutes, la conception naturelle de « cause » et d’« effet ». Lorsque, au moyen de la récompense et de la punition, on a chassé du monde la causalité naturelle, on a besoin d’une causalité contre nature, et maintenant succède tout le reste de ce qui est contraire à la nature. Un Dieu qui demande, — au lieu d’un Dieu qui conseille, qui est, en somme, l’expression de toute inspiration heureuse du courage et de la confiance en soi… La morale, non plus l’expression des conditions de vie et de développement d’un peuple, non plus son instinct vital le plus simple, mais une chose abstraite, contraire à la vie, — la morale, perversion systématique de l’imagination, le « mauvais œil » pour toutes choses. Qu’est-ce que la morale juive, qu’est-ce que la morale chrétienne ? Le hasard qui a perdu son innocence ; le malheur souillé par l’idée du « péché » ; le bien-être un danger, un « tentation » ; le malaise physiologique empoisonné par le ver rongeur de la conscience…

26.

La notion de Dieu faussée ; la notion de la morale faussée : — la prêtraille juive n’en resta pas là. On ne pouvait pas se servir de toute l’histoire d’Israël : on s’en débarrassa. Les prêtres réalisèrent cette merveille de falsification dont une grande partie de la Bible reste un document : Avec un mépris sans égal de toute tradition, à l’encontre de toute réalité historique, ils ont transcrit dans un sens religieux, leur propre passé national. Ils en ont fait un instrument stupide de salut et de culpabilité à l’égard de Javeh, de châtiment, d’adoration pour Javeh, de récompense. Nous ressentirions beaucoup plus douloureusement ce honteux acte de falsification de l’histoire, si l’interprétation ecclésiastique en cours depuis des milliers d’années, ne nous avait pas presque émoussés pour les exigences de la probité in historicis. Et les philosophes secondèrent l’Église : le mensonge de l’« ordre moral » traverse toute l’évolution de la philosophie jusqu’à la plus moderne. Que signifie l’« ordre moral » ? Qu’il existe, une fois pour toutes, une volonté de Dieu, qui décide tout ce que l’homme doit faire ou ne pas faire ; que la valeur d’un peuple ou d’un individu se mesure selon que l’on obéit plus ou moins à la volonté de Dieu ; que, dans les destinées d’un peuple ou d’un individu, la volonté de Dieu se montre dominante, c’est-à-dire qu’elle punit ou récompense, selon le degré d’obéissance. Mise en place de ce pitoyable mensonge, la réalité dit : une sorte d’hommes parasites qui ne prospère qu’aux dépens de toutes les formations saines de la vie, le prêtre, abuse du nom de Dieu : il appelle « règne de Dieu » un état de choses où c’est le prêtre qui fixe les valeurs ; il appelle « volonté de Dieu » les moyens qu’il emploie pour atteindre ou maintenir un tel état de choses ; avec un froid cynisme, il mesure les peuples, les époques, les individus, selon qu’ils ont été utiles ou qu’ils ont résisté à la prépondérance sacerdotale. Voyez-les à l’œuvre : sous les mains des prêtres juifs, la grande époque de l’histoire d’Israël devint une époque de décomposition ; l’exil, le long malheur, se transforma en une punition éternelle pour la grande époque, — une époque où le prêtre n’était pas encore. Ils ont fait selon les besoins, des figures puissantes et très libres de l’histoire d’Israël, de misérables cagots et des hypocrites, ou bien des « impies », ils ont simplifé la psychologie de tous les grands événements jusqu’à la formule idiote « d’obéissance ou de désobéissance envers Dieu ». — Un pas de plus : « la volonté de Dieu », c’est-à-dire la condition de conservation pour la puissance du prêtre, doit être connue, — pour atteindre ce but, il faut une « révélation ». Autrement dit : une grande falsification littéraire devient nécessaire, on découvre les « Saintes Écritures », on les rend publiques avec toute la pompe hiérarchique, avec des jeûnes et des lamentations à cause du long état de péché. La « volonté de Dieu » était fixée depuis longtemps : tout le malheur consiste en ce que l’on s’est éloigné de l’ « Écriture Sainte »… À Moïse déjà, la « volonté de Dieu » s’était manifestée… Qu’est-ce qui s’était passé ? Le prêtre, avec sévérité et pédanterie, avait formulé, une fois pour toutes, les grands et les petits impôts dont on lui était redevable (— ne pas oublier les meilleurs morceaux de viande, car le prêtre est un mangeur de beefsteck), ce qu’il voulait avoir, ce qui « était la volonté de Dieu »… Dès lors toutes les choses de la vie sont ordonnées de telle façon que le prêtre devient partout indispensable. À tous les événements naturels de la vie, la naissance, le mariage, la maladie, la mort, pour ne pas parler du sacrifice, « le repas », le parasite apparaît pour les dénaturer, pour les « sanctifier » dans sa langue… Car il faut comprendre ceci : toute coutume naturelle, toute institution naturelle, (l’État, la justice, le mariage, les soins à donner aux pauvres et aux malades), toute exigence inspirée par l’instinct de vie, en un mot, tout ce qui a sa valeur en soi, est déprécié par principe, rendu contraire à sa valeur par le parasitisme du prêtre. Pour qu’une sanction après coup devienne nécessaire il faut une puissance qui confère une valeur, qui partout nie la nature et qui, par cela seulement, crée une valeur… Le prêtre déprécie, profane la nature : c’est à ce seul prix qu’il existe. — La désobéissance envers Dieu, c’est-à-dire envers le prêtre, envers « la loi », s’appelle maintenant « le péché » ; les moyens de se réconcilier avec Dieu sont, comme de juste, des moyens qui assurent encore plus foncièrement la soumission au prêtre, le prêtre seul « rachète »… Vérifiés psychologiquement, dans toute société sacerdotalement organisée, les « péchés » deviennent indispensables, ils sont proprement les instruments de la puissance, le prêtre vit par les péchés, il a besoin que l’on « pèche »… Dernier axiome : « Dieu pardonne à celui qui fait pénitence », — autrement dit : celui qui se soumet au prêtre. —

27.

Le christianisme grandit sur un terrain tout à fait faux, où toute nature, toute valeur naturelle, toute réalité avaient contre elles les plus profonds instincts des classes dirigeantes, une forme d’inimitié contre la réalité, inimitié à mort qui n’a pas été dépassée depuis lors. Le « peuple élu », qui n’avait gardé pour toutes choses que des valeurs de prêtres, des mots de prêtres et qui a séparé de soi, avec une logique implacable, comme chose « impie, monde, péché », tout ce qui restait encore de puissance sur la terre, ce peuple créa pour ses instincts une dernière formule, conséquente jusqu’à la négation de soi : il finit par renier, dans le christianisme, la dernière forme de la réalité, le « peuple sacré », le « peuple des Élus », la réalité juive elle-même. Le cas est de tout premier ordre : le petit mouvement insurrectionnel, baptisé au nom de Jésus de Nazareth, est une répétition de l’instinct juif, autrement dit, l’instinct sacerdotal qui ne supporte plus la réalité du prêtre, l’invention d’une forme de l’existence encore plus retirée, d’une vision du monde encore plus irréelle que celle que stipule l’organisation de l’Église. Le christianisme nie l’Église…

Je ne vois pas contre qui était dirigée l’insurrection dont Jésus passa, à tort peut-être, pour être le promoteur, si cette insurrection n’était pas dirigée contre l’Église juive, Église pris exactement dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot. C’était une insurrection contre « les bons et les justes », contre les « saints d’Israël », contre la hiérarchie de la société, non pas contre la corruption de la société, mais contre la caste, le privilège, l’ordre, la formule. C’est un manque de foi en les « hommes supérieurs », un non prononcé contre tout ce qui était prêtre et théologien. Mais la hiérarchie qui, par ce fait, était mise en question, ne fût-ce que pour un instant, était la demeure flottante qui seul permettait au peuple juif d’exister au milieu « de l’eau », la dernière possibilité de survivre difficilement acquise, le résidu de l’existence politique autonome : une attaque contre cette existence était une attaque contre son plus profond instinct populaire, contre la plus tenace volonté de vivre d’un peuple qu’il y ait jamais eu sur la terre. Ce saint anarchiste qui appelait le plus bas peuple, les réprouvés et les pécheurs, les Tchândâla du judaïsme, à la résistance contre l’ordre établi, — avec un langage qui, maintenant encore, mènerait en Sibérie, si l’on peut en croire les Évangiles, cet anarchiste était un criminel politique, autant du moins qu’un criminel politique était possible dans une communauté absurdement impolitique. Ceci le conduisit à la croix : l’inscription qui se trouvait sur cette croix en est la preuve. Il mourut pour ses péchés, — il manque toute raison de prétendre, quoi qu’on l’ait fait assez souvent, qu’il est mort pour les péchés des autres.

28.

Une telle contradiction était-elle un fait de la conscience ? c’est ce que l’on paraît être en droit de se demander — ou ne l’éprouverions-nous pas simplement comme une contradiction ? Et c’est ici seulement que nous touchons au problème de la psychologie du Sauveur. — Je reconnais que je lis peu de livres avec autant de difficultés que les évangiles. Ces difficultés sont d’autre ordre que celles qui permirent à la savante curiosité de l’esprit allemand de célébrer ses inoubliables triomphes. Le temps est loin, où, moi aussi, pareil à tout autre jeune savant, je savourais, avec la prudente lenteur du philologue raffiné, l’ouvrage de l’incomparable Strauss. J’avais alors vingt ans, maintenant je suis trop sérieux pour cela. Que m’importent les inconséquences de la « tradition » ? Comment peut-on, en général, appeler « tradition » des légendes de saints ! Les histoires de saints sont la littérature la plus équivoque qu’il y ait : appliquer à elles la méthode scientifique, s’il n’existe pas d’autres documents, c’est là un procédé condamné de prime-abord — simple désœuvrement de savant !…

29.

Ce qui me regarde, moi, c’est le type psychologique du Sauveur. Celui-ci pourrait tenir dans les évangiles, malgré les évangiles, quoique mutilé et chargé de traits étrangers : comme celui de François d’Assise est conservé dans ses légendes, malgré ses légendes. Il ne s’agit pas de la vérité sur ce qu’il a fait, sur ce qu’il a dit, sur la façon dont il est mort : mais de savoir si l’on peut encore se représenter son type, s’il a été « conservé » ? Les tentatives qui ont été faites pour découvrir, même dans les Évangiles, l’histoire d’une « âme », me semblent, autant que je les connais, donner la preuve d’une détestable frivolité psychologique. M. Renan, ce pantin in psychologicis, a fourni pour l’explication du type de Jésus les deux idées les plus indues que l’on puisse donner : l’idée de génie et l’idée de héros. Cependant, si une chose n’est pas évangélique, c’est bien l’idée de héros. Le contraire de toute lutte, de tout sentiment de se trouver au combat, s’est mué en instinct : L’incapacité de résistance, se transforme en morale (« ne résiste pas au mal », la plus profonde parole des évangiles, en quelque sorte la clef), la béatitude dans la paix, dans la douceur, dans l’incapacité d’être ennemi. Que signifie la « bonne nouvelle » ? La vie véritable, la vie éternelle est trouvée, — on ne la promet pas, elle est là, elle est en vous : C’est la vie dans l’amour, dans l’amour sans déduction, sans exclusion, sans distance. Chacun est enfant de Dieu — Jésus n’accapare absolument rien pour lui —, en tant qu’enfant de Dieu, chacun est égal à chacun… Faire de Jésus un héros ! — Et quel malentendu est encore le mot « génie » ! Toute notre notion d’« esprit », cette idée de civilisation, n’a point de sens dans un monde où vit Jésus. À parler avec la sévérité du physiologiste, un tout autre mot serait bien autrement à sa place… Nous connaissons un état morbide d’irritation du sens tactile qui recule devant un attouchement, qui frémit dès qu’il saisit un objet solide. Qu’on réduise un pareil habitus à sa dernière conséquence, — il deviendra un instinct, une haine contre toute réalité, une fuite dans « l’insaisissable », dans « l’incompréhensible », une répugnance contre toute formule, toute notion de temps et d’espace, contre tout ce qui est solide, coutume, institution, Église ; il deviendra l’habitude d’un monde, où aucune sorte de réalité ne touche plus, un monde qui n’est plus qu’« intérieur », d’un monde « véritable », d’un monde « éternel »… « Le royaume de Dieu est en vous »…

30.

La haine instinctive contre la réalité : Suite d’une extrême faculté de souffrir, d’une extrême irritabilité qui, en général, ne veut plus être « touchée », puisqu’elle sent trop vivement tout contact.

L’exclusion instinctive de toute aversion, de toute inimitié, de toutes les frontières et de toutes les distances dans le sentiment : Suite d’une extrême faculté de souffrir, d’une extrême irritabilité, qui éprouve toute résistance, toute nécessité de résister, comme un insupportable déplaisir (c’est-à-dire comme dangereux, déconseillé par l’instinct de conservation) et qui ne connaît la béatitude (le plaisir) qu’en la non-résistance au mal, l’amour, comme unique, comme dernière possibilité de vie…

Voilà les deux réalités physiologiques sur quoi s’est élevée la doctrine de la rédemption. Je les considère comme un sublime développement de l’hédonisme sur des bases tout à fait morbides. L’épicuréisme, la doctrine de rédemption du paganisme, lui reste proche parent, quoique surchargé d’une forte dose de vitalité grecque et d’énergie nerveuse. Épicure un décadent typique : Pour la première fois reconnu comme tel par moi. La crainte de la douleur, même de la douleur infiniment petite, cette crainte ne peut finir autrement que dans une religion de l’amour

31.

J’ai donné d’avance ma réponse au problème. La condition pour pouvoir formuler cette réponse était d’admettre que le type du Sauveur ne nous a été conservé que fortement défiguré. Cette défiguration est très vraisemblable : Pour plusieurs raisons, un pareil type ne pouvait pas rester entièrement libre d’additions. Il faut que le milieu où agissait cette figure étrange ait laissé sur lui des traces, et plus encore l’histoire, les destinées des premières communautés chrétiennes : Le type a été enrichi, rétrospectivement, de traits qui ne peuvent être interprétés que par des raisons de guerre et de propagande. Ce monde étrange et malade, où nous introduisent les Évangiles, un monde comme pris d’un roman russe, où le rebut de la société, les maladies nerveuses et l’imbécillité « enfantine » semblent s’être donné rendez-vous, ce monde doit de toute façon avoir grossi le type : Les premiers disciples en particulier traduisirent dans leur propre crudité, pour pouvoir en comprendre quelque chose, un être entièrement fait de symboles et de choses insaisissables ; pour eux le type n’existait qu’après avoir été moulé dans des moules connus… Le prophète, le messie, le juge futur, le maître de morale, le faiseur de miracle, Jean-Baptiste, autant d’occasions de méconnaître le type. Enfin, n’attachons pas une valeur trop mince à la propriété de toute grande vénération, surtout lorsqu’elle est sectaire ; Elle efface chez les êtres vénérés les traits originaux, souvent péniblement étranges, les idiosyncrasies, elle ne les voit pas elle-même. Il faut regretter qu’un Dostoïewski n’ait pas vécu dans le voisinage de cet intéressant décadent, je veux dire quelqu’un qui saurait ressentir précisément le charme saisissant d’un tel mélange de sublime, de morbide et d’enfantin. Un dernier point de vue : le type, en tant que type de décadence, a pu être, en effet, singulièrement multiple et contradictoire : une telle possibilité n’est pas à entièrement exclure. Pourtant tout semble en dissuader : C’est dans ce cas-là que la tradition devrait être remarquablement fidèle et objective : mais nous avons des raisons d’admettre le contraire. Provisoirement, il existe une contradiction béante entre celui qui prêche sur les montagnes, les lacs et les prairies, qui nous apparaît comme un Bouddha sur un terrain très peu indou, et ce fanatique de l’attaque, ennemi mortel des théologiens et des prêtres que la malice de Renan a glorifié comme « le grand maître en ironie ». Je ne doute pas moi-même qu’une grande dose de fiel (et même d’esprit) ne se soit répandu sur le type du maître qu’à travers l’état d’agitation de la propagande chrétienne : car on connaît abondamment le peu de scrupule des sectaires à s’arranger leur propre apologie dans la personne de leur maître. Lorsque la première communauté eut besoin d’un théologien malin et subtil pour juger, quereller et se mettre en colère contre des théologiens, elle se créa son « Dieu » selon ses besoins, comme aussi elle mit dans sa bouche ces idées, tout à fait contraires à l’Évangile dont maintenant elle ne pouvait se passer, « le retour du Christ », « le jugement dernier ». —

32.

Encore une fois, je m’oppose à ce que l’on inscrive le côté fanatique dans le type du Sauveur : le mot impérieux que Renan emploie annule à lui seul ce type. La « bonne nouvelle » c’est précisément qu’il n’y a plus de contrastes, le royaume de Dieu appartient aux enfants ; la foi qui se réveille ici n’est point une foi conquise par des luttes, — elle est là, primordialement, dans l’esprit demeuré enfantin. Le cas de la puberté retardée et restée à l’état latent dans l’organisme est familier du moins aux physiologistes, comme symptôme secondaire de dégénérescence. — Une telle foi est sans rancune, ne réprimande pas, ne se défend pas : elle ne porte point « l’épée », — elle ne s’imagine même point qu’elle pourrait séparer un jour, créer des discordes. Elle ne se manifeste point, ni par des miracles, ni par des promesses de récompenses, ni même par les Écritures : elle est elle-même, à chaque instant, son propre miracle, sa récompense, sa preuve, son « royaume de Dieu ». Cette foi ne se formule pas — elle vit, elle se défend des formules. Sans doute le hasard du milieu, de la langue, de l’éducation préalable, détermine un certain cercle de conceptions : le premier christianisme ne se sert que de notions judéo-sémitiques (— le manger et le boire dans la sainte Cène en fait partie, cette idée dont on a si malicieusement abusé, comme de tout ce qui est juif). Mais que l’on se garde d’y voir autre chose qu’un langage de signes, une sémiotique, une occasion de voir des paraboles. Qu’aucune de ses paroles ne doive être prise à la lettre, voilà, pour cet antiréaliste, la condition préalable de tout discours. Parmi les Indous, il se serait servi des idées de Sankhyam, parmi les Chinois de celles de Laotsé — sans y voir de différence. — Avec quelque tolérance dans l’expression, on pourrait appeler Jésus un « libre esprit », — il ne se soucie point de tout ce qui est fixe : le verbe tue, tout ce qui est fixe tue. L’idée, l’expérience de « vie », comme seul il les connaît, répugnent chez lui à toute espèce de parole, de formule, de loi, de foi, de dogme. Il ne parle que de ce qu’il y a de plus intérieur : « vie », ou « vérité », ou bien « lumière » sont ses mots pour cette chose intérieure, — tout le reste, toute la réalité, toute la nature, la langue même, n’ont pour lui que la valeur d’un signe, d’un symbole. Il n’est absolument pas permis de se méprendre en cet endroit, si grande que soit la tentation qui se cache dans les préjugés chrétiens, je veux dire ecclésiastiques[2]. Ce symbolisme par excellence, se trouve en dehors de toute religion, de toute notion du culte, de toute science historique et naturelle, de toute sagesse de vie, de toute connaissance, de toute politique, de toute psychologie, de tous les livres, de tout art, — sa « sagesse » est précisément la pure ignorance de pareilles choses. La civilisation ne lui est pas même connue par ouï-dire, il n’a pas besoin de lutter contre elle, — il ne la nie pas… De même pour l’État, de même pour les institutions civiles et l’ordre social, le travail, la guerre, — il n’a jamais eu de raison de nier le « monde », il ne s’est jamais douté de l’idée ecclésiastique de « monde »… La négation est donc pour lui une chose tout à fait impossible. — La dialectique, elle aussi, fait défaut, de même l’idée qu’une croyance, une « vérité », pourrait être démontrée par des arguments (— ses preuves sont des « lumières » intérieures, des sensations de plaisir intérieures et des affirmations de soi, — rien que des « preuves vivifiantes » — ). Une pareille doctrine ne peut pas contredire, elle ne comprend pas du tout qu’il y ait d’autres doctrines, qu’il puisse y en avoir, elle ne peut pas du tout se représenter un jugement contraire… Partout où elle le rencontre, elle s’attriste de cet « aveuglement » par compassion intérieure — car elle voit la « lumière » — mais elle ne fait pas d’objections…

33.

Dans toute la psychologie de « l’Évangile » manque l’idée de culpabilité et de châtiment, de même l’idée de récompense. Le « péché », tout rapport de distance entre Dieu et l’homme est supprimé, — c’est là précisément le « joyeux message ». La félicité éternelle n’est point promise, elle n’est point liée à des conditions : elle est la seule réalité, — le reste n’est que signe pour en parler…

Les conséquences d’un pareil état se dessinent dans une pratique nouvelle, proprement la pratique évangélique. Ce n’est pas sa « foi » qui distingue le chrétien; le chrétien agit, il se distingue par une manière d’agir différente. Il ne résiste à celui qui est méchant envers lui, ni par des paroles, ni dans son cœur. Il ne fait pas de différence entre les étrangers et les indigènes, entre juifs et non-juifs (« le prochain », exactement le coreligionnaire, le juif). Il ne se fâche contre personne, il ne méprise personne. Il ne se montre pas aux tribunaux et ne s’y laisse point mettre à contribution (« ne pas prêter serment »). Dans aucun cas il ne se laisse séparer de sa femme, même pas dans le cas d’infidélité manifeste. Tout cela est au fond un seul axiome, tout cela est la suite d’un instinct. —

La vie du Sauveur n’était pas autre chose que cette pratique, — sa mort ne fut pas autre chose non plus… Il n’avait plus besoin ni de formules, ni de rites pour les relations avec Dieu — pas même de la prière. Il en a fini de tout l’enseignement juif de la repentance et du pardon ; il connaît seul la pratique de la vie qui donne le sentiment d’être « divin », « bienheureux », « évangélique », toujours « enfant de Dieu ». La « repentance », la « prière pour le pardon », ne sont point des chemins vers Dieu : la pratique évangélique seule mène à Dieu, c’est elle qui est « Dieu ». — Ce qui fut détrôné par l’Évangile, c’était le judaïsme de l’idée du « péché », du pardon des « péchés », de la « foi », du « salut par la foi », — toute la dogmatique juive était niée dans le « joyeux message ».

L’instinct profond pour la manière dont on doit vivre, afin de se sentir « au ciel », afin de se sentir « éternel », tandis qu’avec une autre conduite on ne se sentirait absolument pas « au ciel » : cela seul est la réalité psychologique de la « rédemption ». — Une vie nouvelle et non une foi nouvelle…

34.

Si je comprends quelque chose chez ce grand symboliste, c’est bien le fait de ne prendre pour des réalités, pour des vérités, que les réalités intérieures — que le reste, tout ce qui est naturel, tout ce qui a rapport au temps et à l’espace, tout ce qui est historique ne lui apparaissait que comme des signes, des occasions de paraboles. L’idée du « fils de l’homme » n’est pas une personnalité concrète qui fait partie de l’histoire, quelque chose d’individuel, d’unique, mais un fait « éternel », un symbole psychologique, délivré de la notion du temps. Ceci est vrai, encore une fois, et dans un sens plus haut, du Dieu de ce symboliste type, du « règne de Dieu », du « royaume des cieux », du « fils de Dieu ». Rien n’est moins chrétien que les crudités ecclésiastiques d’un Dieu personnel, d’un « règne de Dieu » qui doit venir, d’un « royaume de Dieu » au delà, d’un « fils de Dieu », seconde personne de la trinité. Tout cela est — qu’on me pardonne l’expression — le coup de poing dans l’œil — oh dans quel œil ! — de l’Évangile : un cynisme historique dans l’insulte du symbole… Pourtant on voit clairement — pas tout le monde, j’en conviens — ce qui est indiqué par les signes de « père » et de « fils » : le mot « fils » exprime la pénétration dans le sentiment de la « transfiguration » générale de toutes choses (la béatitude), le mot « père » ce sentiment même, le sentiment d’éternité et d’accomplissement. — J’ai honte de rappeler ce que l’Église a fait de ce symbolisme : n’a-t-elle pas mis une histoire d’Amphitryon au seuil de la foi chrétienne ? Et un dogme de « l’immaculée conception » par-dessus le marché ? — Mais ainsi, elle a maculé la conception. — —

Le « royaume des cieux » est un état du cœur, — ce n’est pas un état « au-dessus de la terre » ou bien « après la mort ». Toute l’idée de la mort naturelle manque dans l’Évangile : la mort n’est point un pont, point un passage ; elle est absente, puisqu’elle fait partie d’un tout autre monde, apparent, utile seulement en tant que signe. L’« heure de la mort » n’est pas une idée chrétienne — « l’heure », le temps, la vie physique et ses crises, n’existent pas pour le maître de « l’heureux message »… Le « règne de Dieu » n’est pas une chose que l’on attend, il n’a point d’hier et point d’après-demain, il ne vient pas en « mille ans », — il est une expérience du cœur ; il est partout, il n’est nulle part…

35.

Ce « joyeux messager » mourut comme il avait vécu, comme il avait enseigné, — non point pour « sauver les hommes », mais pour montrer comment on doit vivre. La pratique, c’est ce qu’il laissa aux hommes : son attitude devant les juges, devant les bourreaux, devant les accusateurs et toute espèce de calomnie et d’outrages — son attitude sur la croix Il ne résiste pas, il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner de lui la chose extrême, plus encore, il la provoque… Et il prie, souffre et aime avec ceux qui lui font du mal… Ne point se défendre, ne point se mettre en colère, ne point rendre responsable… Mais aussi ne point résister au mal, — aimer le mal

36.

— Nous, les tout premiers, nous autres esprits libérés, nous possédons les conditions nécessaires à comprendre quelque chose que dix-neuf siècles ont mal interprété, — cette véracité devenue instinct et passion, qui fait la guerre au « saint mensonge » plus encore qu’à tout autre mensonge… On était indiciblement loin de notre neutralité bienveillante et circonspecte, de cette discipline de l’esprit qui permit seule de deviner des choses si éloignées et si subtiles : avec un égoïsme effronté on voulut, de tous temps, n’y trouver que son propre avantage, de la contradiction avec l’Évangile on a édifié l’Église

Quiconque chercherait encore des indices, pour découvrir la divinité ironique qui, derrière le grand théâtre du monde, agite ses doigts, ne trouverait pas un petit argument dans ce gigantesque point d’interrogation qui s’appelle le christianisme. L’humanité se met à genoux devant le contraire de ce qui était l’origine, le sens, le droit de l’Évangile ; elle a sanctifié dans l’idée d’« Église » ce que le « joyeux messager » considérait précisément comme au-dessous de lui, comme derrière lui. — On cherche en vain une plus grande forme de l’ironie historique. — —

37.

— Notre époque est fière de son sens historique : comment a-t-elle pu se laisser convaincre de cette insanité, qu’il se trouve au seuil du christianisme une grossière fable de sauveur et de faiseur de miracles, et que tout ce qui est spirituel et symbolique ne s’est développé que plus tard ? Bien au contraire : l’histoire du christianisme — depuis la mort sur la croix — est l’histoire d’une graduelle interprétation toujours plus fausse et plus grossière du symbolisme primitif. Chaque fois que le christianisme se répandait sur des masses plus compactes et plus grossières qui comprenaient toujours moins les conditions premières de sa naissance, il devenait nécessaire de vulgariser le christianisme, de le barbariser, — il a absorbé en lui des dogmes et des rites de tous les cultes souterrains de l’empire Romain, le non-sens de toutes les espèces de maladies mentales. La nécessité de rendre la croyance elle-même aussi malade, aussi basse, aussi vulgaire, que les besoins qu’elle devait satisfaire étaient malades, bas et vulgaires, — voilà la nécessité du christianisme. La barbarie malade accumule enfin sa propre puissance dans l’Église, — dans l’Église, cette forme d’inimitié envers toute justice, toute hauteur d’âme, toute discipline de l’esprit, toute humanité libre et bonne. — Les valeurs chrétiennes — et les valeurs nobles : nous autres, esprits libérés, nous avons été les premiers à rétablir ce contraste, le plus grand qu’il y ait ! —

38.

— Ici, je n’étouffe pas un soupir. Il y a des jours, où un sentiment me vient plus noir que la plus noire mélancolie — le mépris des hommes. Et pour ne point laisser de doute sur ce que je méprise, et qui je méprise : je dirai que c’est l’homme d’aujourd’hui avec qui je suis fatalement contemporain. L’homme d’aujourd’hui — son souffle impur me fait étouffer… Pareil à tous les clairvoyants, je suis d’une grande tolérance envers le passé, c’est-à-dire que généreusement je me contrains moi-même : je passe, avec une morne circonspection sur ces milliers d’années d’un monde-cabanon qui s’appelle « christianisme », « foi chrétienne », « église chrétienne », — je me garde de rendre l’humanité responsable de ses maladies mentales, mais mon sentiment se retourne, éclate, dès que j’entre dans le temps moderne, dans notre temps. Notre temps est un temps qui sait… Ce qui, autrefois, n’était que malade, est devenu inconvenant aujourd’hui, — de nos jours c’est une inconvenance d’être chrétien. Et c’est ici que commence mon dégoût. — Je regarde autour de moi : il n’est plus resté un mot de ce qui autrefois s’appelait « vérité », nous ne supportons plus qu’un prêtre prononce le mot de « vérité », même si ce n’est que du bout des lèvres. Même avec les plus humbles exigences d’équité, il faut que l’on sache aujourd’hui qu’un théologien, un prêtre, un pape, à chaque phrase qu’il prononce, ne commet pas seulement une erreur, mais fait encore un mensonge, — qu’il ne lui est plus permis de mentir par « innocence » ou par « ignorance »… Le prêtre, lui aussi, sait comme n’importe qui, qu’il n’y a plus de « Dieu », plus de « péché », plus de « Sauveur », — que le « libre arbitre », « l’ordre moral » sont des mensonges : — le sérieux, la profonde victoire spirituelle sur soi-même ne permettent plus à personne d’être ignorant sur ce point… Toutes les idées de l’Église sont reconnues pour ce qu’elles sont, le plus méchant faux monnayage qu’il y ait, pour déprécier la nature et les valeurs naturelles ; le prêtre lui-même est reconnu pour ce qu’il est, la plus dangereuse espèce de parasite, la véritable tarentule de la vie… Nous savons, notre conscience sait aujourd’hui —, ce que valent ces inquiétantes inventions des prêtres et de l’Église, à quoi elles servaient. Par ces inventions fut atteint un état de pollution de l’humanité dont le spectacle peut inspirer l’horreur. — Les idées d’« au-delà », de « jugement dernier », d’« immortalité de l’âme », l’« âme » elle-même, sont des instruments de torture, des systèmes de cruauté dont les prêtres se servirent pour devenir maîtres, pour rester maîtres… Chacun sait cela : et malgré cela tout reste dans l’ancien état de choses. Où donc est allé le dernier sentiment de pudeur, de dignité devant soi-même, si nos hommes d’État eux-mêmes, une espèce d’hommes généralement très francs, foncièrement anti-chrétiens en action, s’appellent aujourd’hui encore des chrétiens et vont à la communion ?… Un jeune[3] prince à la tête de ses régiments, superbe expression de l’égoïsme et de l’orgueil de son peuple, — mais sans aucune pudeur, s’avouant chrétien !… Que nie donc le christianisme ? Qu’est pour lui le « monde » ? Quand on est soldat, juge, patriote ; quand on se défend ; quand on tient à son honneur ; quand on veut son propre avantage ; quand on est fier… La pratique de tous les moments, chaque instinct, chaque évaluation devenant action, est aujourd’hui antichrétienne ; quel avorton de fausseté doit être l’homme moderne pour ne pas avoir honte, quand même, de s’appeler chrétien ! — — —

39.

— Je reviens sur mes pas, je raconte la véritable histoire du christianisme. — Le mot « christianisme » déjà est un malentendu —, au fond il n’y a eu qu’un seul chrétien, et il est mort sur la croix. L’« Évangile » est mort sur la croix. Ce qui, depuis lors, s’est appelé « Évangile », était déjà le contraire de ce que le Christ avait vécu : un « mauvais message », un dysangelium. Il est faux jusqu’au non-sens de voir dans une « foi », par exemple la foi au salut par le Christ, le signe distinctif du chrétien : Ce n’est que la pratique chrétienne, une vie telle que vécut celui qui mourut en croix, qui est chrétienne… De nos jours encore une vie pareille est possible à certains hommes, nécessaire même : le christianisme véritable et primitif sera possible à toutes les époques… Non pas une foi différente, mais un faire différent, ne pas faire certaines choses, et surtout, mener une autre vie… Les états de conscience, une foi quelconque, par exemple, croire vraie une chose — tout cela est (le psychologue le sait) — complètement indifférent et de cinquième ordre, si on le compare à la valeur des instincts : pour parler plus exactement, toute notion de causalité spirituelle est fausse. Réduire le fait d’être chrétien, le christianisme à un fait de croyance, à une simple phénoménalité de conscience, c’est ce qui s’appelle nier le christianisme. De fait, il n’y a jamais eu de chrétiens. Le « chrétien », ce qui depuis deux mille ans s’appelle chrétien, n’est qu’un malentendu psychologique. À y regarder de plus près, malgré la « foi », les instincts seuls régnaient en lui — et quels instincts ! — La foi ne fut, de tous temps, par exemple chez Luther, qu’un manteau, un prétexte, un voile, cachant le jeu des instincts, un sage aveuglement sur le règne de certains instincts… La « foi » — je l’ai déjà appelée la véritable prudence chrétienne —, on a toujours parlé de « foi », on a toujours agi par instinct… Dans le monde des représentations, chez le chrétien, il n’y a rien qui touche à la réalité : nous reconnaissons, par contre, dans la haine instinctive contre toute réalité, l’élément impulsif, le seul élément impulsif dans les racines du christianisme. Qu’est-ce qui s’ensuit ? Que in psychologicis l’erreur est également radicale, c’est-à-dire déterminante pour les êtres, c’est-à-dire substance. Qu’on enlève ici une seule idée, une seule réalité, et tout le christianisme roule dans le néant. Regardé de haut, ce fait, le plus étrange de tous, reste une religion non seulement motivée par des erreurs, mais inventive et même géniale seulement sur le domaine des erreurs qui mettent le vie en danger et empoisonnent le cœur. — Et c’est là un spectacle pour les dieux — pour ces divinités qui sont en même temps des philosophes et que j’ai rencontrées, par exemple, dans ces célèbres dialogues de Naxos. Au moment où le dégoût les quitte (et nous quitte nous !) ils deviennent reconnaissants pour le spectacle que leur procure le chrétien : la petite étoile, misérablement petite, qui s’appelle la Terre, mérite peut-être seule, à cause de ce curieux cas, un intérêt divin, un regard divin… Mais ne mésestimons pas le chrétien : le chrétien, faux jusqu’à l’innocence, dépasse de beaucoup le singe ; — en ce qui concerne le chrétien, la théorie de descendance devient une pure amabilité…

40.

— Le sort de l’Évangile se décida au moment de la mort, il était suspenduà la « croix »… Ce fut la mort, cette mort inattendue et ignominieuse, la croix qui généralement était réservée à la canaille, — cet épouvantable paradoxe seul amena les disciples devant le véritable problème : « Qui était-ce ? qu’était cela ? » — On ne comprend que trop bien le sentiment ému et offensé jusqu’au fond de l’être, l’appréhension qu’une pareille mort puisse être la réfutatlon de leur cause, le terrible point d’interrogation : « Pourquoi en est-il ainsi ? » — Là tout devait être nécessaire, avoir un sens, une raison, une raison supérieure ; l’amour d’un disciple ne connaît pas le hasard. Alors seulement s’ouvrit l’abîme : « Qui est-ce qui l’a tué ? qui était son ennemi naturel ? » — Cette question surgit comme un éclair. Réponse : le judaïsme régnant, sa classe dirigeante. Depuis lors, on se trouva en révolte contre l’ordre, on considéra postérieurement Jésus comme un révolté contre l’ordre établi. Jusqu’alors ce trait guerrier et négatif manquait à son image : plus encore, il en était la négation. Il est évident que la petite communauté n’avait pas compris l’essentiel, l’exemple donné par cette mort, la liberté, la supériorité sur toute idée de ressentiment : cela prouve combien peu elle le comprenait ! Par sa mort Jésus ne pouvait rien vouloir d’autre, en soi, que de donner la preuve la plus éclatante de sa doctrine… Mais ses disciples étaient loin de pardonner cette mort, ce qui eût été évangélique au plus haut degré ; ou même de s’abandonner à une pareille mort en une douce et sereine tranquillité d’âme… C’est le sentiment le moins évangélique, la vengeance, qui reprit le dessus. Il était impossible que la cause fût jugée par cette mort : on avait besoin de « récompense », de « jugement » (— et pourtant que peut-il y avoir de plus contraire à l’Évangile que « la récompense », la « punition », le « jugement ! ») L’attente populaire d’un messie revint encore une fois au premier plan : un moment historique fut pris en considération : le « royaume de Dieu » descend sur la terre pour juger ses ennemis… Mais c’est là la cause même du malentendu : le « royaume de Dieu » considéré comme acte final, comme promesse ! L’Évangile avait précisément été l’affirmation, l’accomplissement, la réalité de ce « royaume ». C’est la mort du Christ qui fut le « royaume de Dieu ». Maintenant on inscrivit dans le type du maître tout ce mépris et cette amertume contre les pharisiens et les théologiens, — et par là on fit de lui un pharisien et un théologien ! D’autre part, la vénération sauvage de ces âmes dévoyées ne supporta plus le droit de chacun à être enfant de Dieu, ce droit que Jésus avait enseigné : leur vengeance consistait à élever Jésus d’une façon détournée, à le détacher d’eux-mêmes, tout comme autrefois les Juifs, par haine de leurs ennemis, s’étaient séparés de leur Dieu pour l’élever dans les hauteurs. Le Dieu unique, le Fils unique : tous les deux étaient des productions du ressentiment !

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— Et, dès lors, est apparu un problème absurde. « Comment Dieu pouvait-il permettre cela ? » La raison troublée de la petite communauté y trouva une réponse d’une absurdité vraiment terrible : Dieu donna son fils pour le pardon des péchés, en sacrifice. Ah, comme tout à coup c’en fut fini de l’Évangile ! Le sacrifice expiatoire, et cela sous sa forme la plus répugnante, la plus barbare, le sacrifice de l’innocent pour les fautes des pécheurs ! Quel paganisme épouvantable ! — Jésus n’avait-il pas supprimé lui-même l’idée de « péché » ? — N’avait-il pas nié l’abîme entre Dieu et l’homme, vécu cette unité entre Dieu et l’homme, qui était son « joyeux message » ?… Et ce n’était pas pour lui un privilège ! — Dès lors s’introduit peu à peu dans le type du Sauveur : la doctrine du jugement et du retour, la doctrine de la mort par sacrifice, la doctrine de l’ascension, qui escamote toute idée de « salut », toute la seule et unique réalité de l’Évangile — en faveur d’un état après la mort… Saint Paul a rendu logique cette conception — impudeur de conception ! — avec cette insolence rabbinique qui lui est propre en toutes choses : « Si Christ n’est pas ressuscité des morts, notre foi est vaine. » — Et d’un seul coup l’Évangile devint la plus digne de mépris des irréalisables promesses, l’impudente doctrine de l’immortalité personnelle… Saint Paul, lui-même, dans son enseignement, en faisait une récompense !

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On voit ce qui prenait fin par la mort sur la croix : un effort nouveau, tout à fait primesautier, vers un mouvement d’apaisement bouddhique, vers le bonheur sur terre, non seulement promis, mais réalisé. Car — je l’ai déjà relevé — ceci reste la différence essentielle entre les deux religions de décadence : le bouddhisme ne promet pas, mais tient, le christianisme promet tout, mais ne tient rien. — Le « joyeux message » fut suivi de près par le pire de tous : celui de saint Paul. En saint Paul s’incarne le type contraire du « joyeux messager », le génie dans la haine, dans la vision de la haine, dans l’implacable logique de la haine. Combien de choses ce « dysangéliste » n’a-t-il pas sacrifiées à la haine ! Avant tout le Sauveur : il le cloua à sa croix. La vie, l’exemple, l’enseignement, la mort, le sens et le droit de tout l’Évangile — rien n’existait plus que ce qu’entendait dans sa haine ce faux monnayeur, rien que ce qui pouvait lui être utile. Plus de réalité, plus de vérité historique !… Et, encore une fois, l’instinct sacerdotal du Juif commit le même grand crime contre l’histoire, — il effaça simplement l’hier et l’avant-hier du christianisme, il s’inventa une histoire du premier christianisme. Plus encore : saint Paul faussa à nouveau l’histoire d’Israël, pour la faire apparaître comme la préface de ses actes : tous les prophètes ont parlé de son « Sauveur »… L’Église faussa plus tard jusqu’à l’histoire de l’humanité pour en faire le prélude du christianisme… Le type du Sauveur, la doctrine, la pratique, la mort, le sens de la mort, même l’après la mort — rien ne resta intact, rien ne garda plus de sa ressemblance avec la réalité. Saint Paul déplaça tout simplement le centre de gravité de toute l’existence, derrière cette existence, — dans le mensonge de Jésus « ressuscité ». Au fond il ne pouvait pas se servir du tout de la vie du Sauveur, — il avait besoin de la mort sur la croix et encore de quelque chose d’autre… Croire à la sincérité d’un saint Paul qui avait sa patrie au siège principal du rationalisme stoïcien, quand, avec une hallucination, il s’apprêtait une preuve de la survivance du Sauveur, ou même croire au récit que ce fut lui qui eut cette hallucination, serait une véritable niaiserie de la part d’un psychologue : saint Paul voulut le but, donc il voulait aussi les moyens… Ce qu’il ne croyait pas lui-même, les niais chez qui il jeta sa doctrine, le crurent. — Son besoin était la puissance ; avec saint Paul le prêtre voulut encore une fois le pouvoir, — il ne pouvait se servir que d’idées, d’enseignements, de symboles ; qui tyrannisent les foules, qui forment des troupeaux. Qu’est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L’invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale pour former des troupeaux : la foi en l’immortalité — c’est-à-dire, la doctrine du « jugement

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Quand on ne place pas le centre de gravité de la vie dans la vie, mais dans « l’au-delà » — dans le néant, — on a enlevé à la vie son centre de gravité. Le grand mensonge de l’immortalité personnelle détruit toute raison, toute nature dans l’instinct — tout ce qui est dans les instincts est bienfaisant, vital, tout ce qui promet l’avenir, maintenant éveille la méfiance. Vivre de manière à ne plus avoir de raison de vivre, cela devient maintenant la raison de la vie. À quoi bon de l’esprit public, à quoi bon encore de la reconnaissance pour les origines et les ancêtres, à quoi bon collaborer, avoir confiance, s’occuper du bien général et l’encourager ?… Autant de « tentations », autant de déviations du « droit chemin » — « une seule chose est nécessaire »… Que chacun soit « âme immortelle » et de rang égal avec chacun, que, dans l’ensemble des êtres, le « salut » de chacun puisse revendiquer une importance éternelle, que de petits cagots, des toqués aux trois quarts aient le droit de se figurer que pour eux les lois de la nature soient enfreintes sans cesse, — une telle gradation de tous les égoïsmes, jusqu’à l’infini jusqu’à l’impertinent, ne peut pas être marquée d’assez de mépris. Et pourtant le christianisme doit sa victoire à cette pitoyable flatterie de la vanité personnelle, — par là il a attiré à lui tout ce qui est manqué, bassement révolté, tous ceux qui n’ont pas eu leur part, le rebut et l’écume de l’humanité. Le « salut de l’âme », autrement dit : « le monde tourne autour de moi… » Le poison de la doctrine des « droits égaux pour tous » — ce poison le christianisme l’a semé par principe ; le christianisme a détruit notre bonheur sur la terre… Accorder l’immortalité à Pierre et à Paul fut jusqu’à présent l’attentat le plus énorme, le plus méchant contre l’humanité noble. — Et n’estimons pas à une trop faible valeur la fatalité qui du christianisme s’est glissée jusque dans la politique ! Personne aujourd’hui n’a plus l’audace des privilèges, des droits de domination, du sentiment de respect envers soi et son prochain, — du pathos de la distance. Notre politique est malade de ce manque de courage ! L’aristocratisme de sentiment a été le plus souterrainement miné par le mensonge de l’égalité des âmes, et si la foi en les « droits du plus grand nombre » fait des révolutions, et fera des révolutions, c’est, n’en doutons pas, le christianisme, ce sont les appréciations chrétiennes qui transforment toute révolution en sang et en crime ! Le christianisme est une insurrection de tout ce qui rampe, contre ce qui est élevé : l’évangile des « petits » rend petit…

44.

— Les Évangiles sont d’inappréciables documents en faveur de la corruption, déja constante, dans le sein même des premières communautés. Ce que plus tard saint Paul mena à bien avec le cynisme logique du rabbin n’était pourtant qu’un phénomène de décomposition qui commença à la mort du Sauveur. — On ne peut pas les lire avec assez de précautions ces Évangiles ; ils ont leur difficulté derrière chaque mot. J’avoue, et on m’en saura gré, que, par cela même, ils sont pour le psychologue un plaisir de premier ordre, — le contraste de toute corruption naïve, le raffinement par excellence, la maîtrise dans la corruption psychologique. Les Évangiles doivent être pris à part. La Bible en général ne supporte pas de comparaisons. On est entre juifs : premier point de vue pour ne pas entièrement perdre le fil. Cette dissimulation de soi sous une « chose sainte », tout à fait géniale, jamais atteinte ailleurs, même de loin, dans les livres et les hommes, ce faux monnayage de paroles et de gestes devenu un art, n’est pas le hasard d’un don individuel, d’une quelconque nature d’exception. Ici il faut de la race. Dans le christianisme, l’art de mentir saintement, qui est tout le judaïsme, un apprentissage des plus sérieux et une technique de plusieurs siècles, en arrive à la dernière perfection. Le chrétien, cet ultima ratio du mensonge, est le juif, toujours juif, encore juif, triplement juif… La volonté de n’employer par principe que des idées, des symboles, des attitudes démontrées par la pratique du prêtre, le refus instinctif de toute autre pratique, de toute autre perspective de valeur et de nécessité — ce n’est pas seulement tradition, mais hérédité : c’est par cette hérédité seule qu’agit la nature. Toute l’humanité, même les meilleurs cerveaux des meilleures époques — (un seul excepté qui peut-être n’était qu’un monstre) — s’est laissé tromper. On a lu l’Évangile comme le livre de l’innocence : pas le moindre signe qui indique avec quelle maîtrise la comédie a été jouée. Pourtant, si nous les voyions, ne fût-ce qu’en passant, tous ces singuliers cagots, ces saints artificiels, c’en serait fait d’eux, — et puisque je ne lis pas un mot sans voir des attitudes, pour moi c’en est fait d’eux… Ils ont une certaine façon de lever les yeux que je ne puis supporter. — Heureusement que, pour la plupart des gens, les livres ne sont que de la littérature. Il ne faut pas se laisser éconduire : « Ne jugez point ! » disent-ils, mais ils envoient en enfer tout ce qui se trouve sur leur chemin. En laissant juger Dieu, ils jugent eux-mêmes ; en glorifiant Dieu, ils se glorifient eux-mêmes ; en exigeant la vertu dont ils sont capables — plus encore, celle dont ils ont besoin pour se maintenir, — ils se donnent la grande apparence de lutter pour la vertu, l’apparence d’un combat pour le règne de la vertu. « Nous vivons, nous mourons, nous nous sacrifions pour le bien », (la « vérité », la « lumière », le « royaume de Dieu ») : en réalité ils font ce qu’ils ne peuvent s’empêcher de faire. En faisant les humbles, comme des sournois, assis dans leurs coins, vivant dans l’ombre comme des ombres, ils s’en font un devoir : l’humilité de vie leur apparaît comme un devoir, elle est une preuve de plus de leur piété. Ah ! cette sorte de mensonge humble, chaste, apitoyé ! « La vertu elle-même doit rendre témoignage pour nous… » Qu’on lise les Évangiles comme des livres de séduction par la morale : la morale est accaparée par ces petites gens, ils savent ce qu’il en est de la morale ! L’humanité se laisse le mieux mener par le bout du nez au moyen de la morale ! — En réalité, la fatuité consciente de se sentir choisi, joue à la modestie : on s’est placé, soi, la « communauté », les « bons et les justes », une fois pour toutes, d’un côté, de celui de la « vérité » — et le reste, « le monde », de l’autre côté… C’était la plus dangereuse folie des grandeurs qu’il y ait jamais eue sur la terre : de petits avortons de cagots et de menteurs ont accaparé peu à peu les idées de « Dieu », de « vérité », de « lumière », d’« esprit », d’« amour », de « sagesse », de « vie », comme si ces idées étaient en quelque sorte les synonymes de leur propre être, pour en marquer la séparation entre eux et le « monde » ; de vrais petits juifs, mûrs pour toute sorte de petites maisons, retournèrent les valeurs d’après eux-mêmes, comme si le chrétien était le sens, le sel, la mesure et le dernier jugement de tout le reste… C’est ainsi que devint possible l’existence fatale d’une sorte de folie des grandeurs voisine, de même race, que la folie juive : dès que s’ouvrit l’abîme entre juifs et chrétiens circoncis, il ne resta plus de choix pour ces derniers, il leur fallut employer, contre les juifs eux-mêmes, les mêmes procédés de conservation de soi que l’instinct juif leur conseillait, tandis que les juifs ne les avaient employés jusque-là que contre les gentils. Le chrétien n’est qu’un juif de « confession plus libre. » —

45.

— Je donne quelques exemples de ce que ces petites gens s’étaient mis dans la tête, de ce qu’ils ont mis dans la bouche de leur maître : rien que des confessions de « belles âmes ». —

« Et s’il y a quelque part des gens qui ne vous reçoivent, ni ne vous écoutent, retirez-vous de là et secouez la poussière de vos pieds, afin que cela leur serve de témoignage. Je vous le dis en vérité : au jour du jugement Sodome et Gomorrhe seront traitées moins rigoureusement que cette ville-là. » (Marc VI, ll.) — Comme c’est évangélique !

« Mais, si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient, il vaudrait mieux pour lui qu’on mît autour de son cou une meule de moulin et qu’on le jetât dans la mer. » (Marc, IX, 42.) — Comme c’est évangélique !

« Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le ; mieux vaut pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne où le ver ne meurt point et où le feu ne s’éteint point. » (Marc, IX, 47.) — Ce n’est point précisément l’œil qui est en question…

« Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le royaume de Dieu venir avec puissance. » (Marc, IX, 1.) — Bien menti, lion !…

« Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Car… » (Remarque d’un psychologue : La morale chrétienne est réfutée par ses « car » : ses « raisons » réfutent, — cela est chrétien). (Marc, VIII, 34.) —

« Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés… On vous mesurera avec la mesure dont vous vous serez servi. » (Matthieu, VII, I.) — Quelle conception de justice, d’un juge « intègre » !…

« Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains aussi n’agissent-ils pas de même ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens aussi n’agissent-ils pas de même ? » (Matthieu, V, 46.) — Principe de l’« amour chrétien » : il veut en fin de compte être bien payé

« Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre père ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. » (Matthieu, VI, 15.) — Très compromettant pour « le père » en question.

« Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. » (Matthieu, VI, 33.) — Toutes ces choses : c’est-à-dire nourriture, vêtements, toutes les nécessités de la vie. Une erreur, pour s’exprimer discrètement… Immédiatement après, Dieu apparaît comme tailleur, du moins dans certains cas…

« Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez d’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans le ciel ; car c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. » (Luc, VI, 23.) — Impudente racaille ! Elle se compare déjà aux prophètes…

« Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira ; car le temple de Dieu est saint, et c’est ce que vous êtes. » (Saint-Paul : I Corinthiens, III, 16.) On ne peut pas assez mépriser de pareilles idées…

« Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? Et si c’est par vous que le monde est jugé, êtes-vous indignes de rendre les moindres jugements ? » (Saint-Paul : I Corinthiens, VI, 2.) — Malheureusement, ce n’est pas seulement la parole d’un fou enfermé… Cet épouvantable imposteur continue mot à mot : « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? Et nous ne jugerions pas, à plus forte raison, les choses de cette vie ?… »

« Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication… Parmi vous qui avez été appelés, il n’y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. Mais Dieu a choisi les choses faibles du monde, pour confondre les forts ; et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu’on méprise, celles qui ne sont rien, pour réduire au néant celles qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. » (Saint-Paul : I Corinthiens, I, 20 et suiv.). — Pour comprendre ce passage, un témoignage de tout premier ordre pour la psychologie de toute morale de Tchândâla, qu’on lise la première partie de ma Généalogie de la morale : pour la première fois, j’y ai mis en lumière le contraste entre une morale noble et une morale de Tchândâla, née de ressentiment et de vengeance impuissante. Saint Paul était le plus grand des apôtres de la vengeance…

46.

Qu’est-ce qui s’ensuit ? Qu’on fait bien de mettre des gants quand on lit le Nouveau Testament. Le voisinage de tant de malpropreté y oblige presque. Nous fréquenterions des « premiers chrétiens » tout aussi peu que des juifs polonais : ce n’est pas qu’on ait besoin de leur reprocher même la moindre des choses… Tous les deux sentent mauvais. — J’ai cherché en vain, dans l’Évangile, ne fût-ce qu’un seul trait sympathique ; rien ne s’y trouve qui soit libre, bon, ouvert, loyal. L’humanité n’y a pas encore fait son premier commencement, — les instincts de propreté manquent… Il n’y a que de mauvais instincts dans le Nouveau Testament, il n’y a pas même le courage de ces mauvais instincts. Tout y est lâcheté, yeux fermés, duperie volontaire. N’importe quel livre devient propre quand on vient de lire le Nouveau Testament : pour donner un exemple, j’ai lu avec ravissement, immédiatement après saint Paul, ce charmant et insolent moqueur qu’est Pétrone, Pétrone dont on pourrait dire ce que Boccace écrivait sur César Borgia au duc de Parme : è tutto festo — immortellement bien portant, immortellement gai et bien réussi… Mais ces petits cagots se trompent dans l’essentiel. Ils attaquent, mais tout ce qui est attaqué par eux, en devient distingué. Un « premier chrétien » ne souille pas celui qu’il attaque… Au contraire : c’est un honneur d’avoir contre soi des « premiers chrétiens ». On ne lit pas le Nouveau Testament sans une préférence pour tout ce qui y est maltraité, — sans parler de « la sagesse de ce monde » qu’un impudent agitateur essaie inutilement de mettre à néant par de « vains discours »… Mais eux-mêmes les pharisiens et les scribes gagnent à avoir de pareils ennemis : ils ont bien dû valoir quelque chose pour être haïs d’une façon si malhonnête. Hypocrisie — c’est là un reproche que les « premiers chrétiens » osaient faire ! — En fin de compte, ils étaient les privilégiés : cela suffit, la haine de Tchândâla n’a pas besoin de plus de raisons. Le « premier chrétien » — de même que, je le crains bien, le « dernier chrétien » — je vivrai peut-être assez longtemps pour le voir encore — se révolte dans ses bas instincts contre tout ce qui est privilégié, — il vit, il combat toujours pour des « droits égaux » !… À y regarder de plus près, il n’a pas de choix. Si l’on veut être soi-même « élu de Dieu », — ou bien « temple de Dieu », ou bien « juge des anges » —, tout autre principe de choix, par exemple d’après la droiture, d’après l’esprit, la virilité et la fierté, d’après la beauté et la liberté de cœur, devient simplement le« monde », — le mal en soi… Morale : chaque parole dans la bouche d’un « premier chrétien » est un mensonge, chacun de ses actes, une fausseté instinctive, — toutes ses valeurs, tous ses buts sont honteux, mais tout ce qu’il hait, tous ceux qu’il hait gagnent en valeur… Le chrétien, le prêtre chrétien surtout est un criterium pour la valeur des choses. Faut-il encore que je dise que dans tout le Nouveau Testament n’apparaît qu’une seule figure qu’il faille honorer ? Pilate, le gouverneur romain. Prendre au sérieux une querelle de juifs, il ne pouvait s’y décider. Un juif de plus ou de moins — qu’importe ?… La noble ironie d’un Romain devant qui l’on a fait un impudent abus du mot « verité », a enrichi le Nouveau Testament du seul mot qui ait de la valeur, — qui est sa critique, son anéantissement même : « Qu’est-ce que la vérité !… »

47.

— Que nous ne retrouvions Dieu, ni dans l’histoire, ni dans la nature, ce n’est pas cela qui nous sépare, — c’est au contraire de ne pas éprouver le sentiment du divin à l’égard de ce qui est honoré comme Dieu, de trouver cela pitoyable, absurde, nuisible, d’y voir non seulement une erreur mais un attentat à la vie… Nous nions Dieu en tant que Dieu… Si l’on nous démontrait ce Dieu des chrétiens, nous y croirions encore moins. — En formule : deus qualem Paulus creavit, dei negatio. — Une religion comme le christianisme, qui ne touche à la réalité par aucun point, qui s’évanouit, dès qu’en un point quelconque la réalité entre dans ses droits, une telle religion sera, à bon droit, l’ennemie mortelle de la « sagesse du monde », je veux dire de la science, — elle approuvera tous les moyens pour empoisonner, calomnier, décrier la discipline de l’esprit, la pureté et la sévérité dans les affaires de conscience de l’esprit, la noble froideur, la noble liberté de l’esprit. La « foi », en tant qu’impératif, est le veto contre la science, — en pratique le mensonge à tous prix… Saint Paul comprit que le mensonge — que la « foi » — était nécessaire ; et l’Église plus tard recomprit saint Paul. — Ce « Dieu » que saint Paul s’est inventé, un Dieu qui « met à néant » la « sagesse du monde » (dans un sens plus étroit les deux grands adversaires de toute superstition, la philologie et la médecine) n’est en réalité qu’une décision résolue de saint Paul à appeler « Dieu » sa propre volonté : thora, cela est archi-juif. Saint Paul vint mettre à néant la « sagesse du monde » : ses ennemis sont les bons philologues et les médecins de l’école alexandrine — c’est à eux qu’il fait la guerre. En effet, on n’est pas philologue et médecin, sans être en même temps antéchrist. C’est que comme philologue on regarde derrière les « livres saints », comme médecin derrière la décrépitude physiologique du chrétien-type. Le médecin dit « incurable », le philologue « charlatanisme »…

48.

— A-t-on bien compris la célèbre histoire qui se trouve au commencement de la Bible, — l’histoire de la panique de Dieu devant la science ?… On ne l’a pas comprise. Ce livre de prêtre par excellence commence, comme il convient, avec la grande difficulté intérieure du prêtre : pour lui il n’y a qu’un seul grand danger, donc pour « Dieu » il n’y a qu’un seul grand danger. —

Le Dieu ancien, tout à fait « esprit », tout à fait grand prêtre, perfection tout entière, se promène dans son jardin : cependant il s’ennuie. Contre l’ennui, les Dieux mêmes luttent en vain. Que fait-il ? Il invente l’homme, — l’homme est divertissant… Mais voici, l’homme aussi s’ennuie. La pitié de Dieu pour la seule peine qui est le propre de tous les paradis ne connut pas de bornes : alors il créa encore d’autres animaux. Première méprise de Dieu : l’homme ne sut pas se divertir non plus des animaux. — il régna sur eux, il ne voulut même pas être « animal ». — Donc Dieu créa la femme. Et en effet l’ennui cessa, — et bien d’autres choses encore ! La femme fut la seconde méprise de Dieu. — « Par essence toute femme est un serpent, Hera » — c’est ce que sait chaque prêtre : « par la femme vient tout le mal dans le monde » — c’est ce que sait également chaque prêtre. « Donc la science aussi vient d’elle »… La femme a fait manger à l’homme le fruit de l’arbre de la connaissance. — Que se passa-t-il ? Le Dieu ancien fut pris d’une panique. L’homme lui-même était devenu sa plus grande méprise, il s’était créé un rival, la science rend égal à Dieu, c’en est fini des prêtres et des Dieux, si l’homme devient scientifique ! — Morale : la science est la chose défendue en soi, — elle seule est défendue. La science est le premier péché, le germe de tout péché, le péché originel. Cela seul est la morale. — « Tu ne connaîtras point » : — le reste s’ensuit. — La panique de Dieu ne l’empêche pas d’être rusé. Comment se défend-on contre la science ? Ce fut longtemps son plus grand problème. Réponse : Que l’homme sorte du paradis. Le bonheur, l’oisiveté évoquent des pensées, — toutes les pensées sont de mauvaises pensées… L’homme ne doit pas penser. — Et le « prêtre en soi » invente la peine, la mort, le danger mortel de la grossesse, toutes sortes de misères, la vieillesse, le souci, avant tout la maladie, — rien que des moyens de lutte avec la science ! La misère ne permet pas à l’homme de penser… Et malgré tout ! ô épouvante ! l’œuvre de la connaissance se dresse gigantesque, sonnant le glas du crépuscule des Dieux. — Qu’y faire ? — Le Dieu ancien invente la guerre, il sépare les peuples, il fait que les hommes s’anéantissent réciproquement (— les prêtres ont toujours eu besoin de la guerre…). La guerre est, entre autres, un grand trouble-fête de la science ! — Incroyable ! La connaissance, l’émancipation du joug sacerdotal augmentent malgré les guerres. — Et le Dieu ancien prend une dernière décision : « L’homme est devenu scientifique, — cela ne sert de rien il faut le noyer ! »…

49.

— On m’a compris. Le commencement de la Bible contient toute la psychologie du prêtre. — Le prêtre ne connaît qu’un seul grand danger : la science, — la notion saine de cause et d’effet. Mais la science ne prospère en général que sous de bonnes conditions, — il faut avoir le temps, il faut avoir de l’esprit de reste pour « connaître »… « Donc il faut rendre l’homme malheureux », — ce fut de tous temps la logique du prêtre. — On devine ce qui, conformément à cette logique, est entré dans le monde : — le « péché »… l’idée de culpabilité et de punition, tout l’« ordre moral » a été inventé contre la science, — contre la délivrance de l’homme des mains du prêtre… L’homme ne doit pas sortir, il doit regarder en lui-même ; il ne doit pas voir les choses, avec raison et prudence, pour apprendre, il ne doit pas voir du tout : il doit souffrir… Et il doit souffrir de façon à avoir toujours besoin du prêtre. — À bas les médecins ! C’est un Sauveur qu’il faut. — L’idée de faute et de punition, y compris la doctrine de la « grâce », du « salut » et du « pardon » — rien que des mensonges sans aucune réalité psychologique, inventés pour détruire chez l’homme le sens des causes : des attentats contre l’idée d’effet et de cause ! — Et ce n’est point un attentat avec le poing, le couteau, la franchise dans la haine et l’amour. Non, les instincts les plus lâches, les plus rusés, les plus bas sont en jeu. Attentats de prêtres ! Attentats de parasites ! Le vampirisme de sangsues pâles et souterraines !… Si les conséquences naturelles d’un acte ne sont plus « naturelles », mais si on les imagine provoquées par des fantômes de superstition, par « Dieu », des « esprits », des « âmes », comme conséquences « morales », récompense, peine, avertissement, moyen d’éducation, c’est que la condition première de la connaissance est détruite, — c’est que l’on a commis le plus grand crime contre l’humanité. — Le péché, encore une fois, cette forme de pollution de l’humanité par excellence, a été inventé pour rendre impossible la science, la culture, toute élévation, toute noblesse de l’humanité ; le prêtre règne par l’invention du péché. —

50.

— Je ne puis me dispenser ici d’une psychologie de la « foi » et des « croyants », au profit même des « croyants ». Si, aujourd’hui encore, il y en a qui ignorent à quel point il est indécent d’être « croyant » — ou bien combien c’estun symptôme de décadence, de volonté de vie brisée —, demain déjà ils le sauront. Ma voix atteint même ceux qui entendent mal. — Il semble exister entre chrétiens, si j’ai bien compris, une sorte de critérium de vérité que l’on appelle « preuve de la force ». « La foi sauve : donc elle est vraie ». — On pourrait tout d’abord objecter que le salut à venir n’est pas démontré, mais seulement promis : le salut est lié à la condition de « foi », on doit être sauvé, — puisque l’on croit… Mais comment démontrerait-on ce que le prêtre promet au croyant, cet « au-delà » qui échappe à tout contrôle ? — La prétendue « preuve de force » n’est donc au fond qu’une croyance en la réalisation de ce que promet la foi. En formule : « Je crois que la foi sauve ; — donc elle est vraie ». — Mais ceci nous conduit déjà au bout. Ce « donc » serait l’absurdité même, transformée en critérium de vérité. — Admettons pourtant, avec un peu de déférence, que le salut à venir soit démontré par la foi (— non seulement prouvé, non seulement promis de la bouche suspecte d’un prêtre) : Le salut — à parler d’une façon plus technique, le plaisir — serait-il jamais une preuve de la vérité ? Il le serait si peu que, quand des sensations de plaisir se mêlent de répondre à la question « qu’est-ce qui est vrai ? », nous avons presque la preuve du contraire, et en tous les cas la plus grande méfiance de la « vérité. » La preuve du « plaisir » est une preuve de « plaisir », — rien de plus ; comment pourrait-on savoir que les jugements vrais causent un plus grand plaisir que les jugements faux, et que, conformément à une harmonie préétablie, ils entraîneraient nécessairement derrière eux des sensations de plaisir ? — L’expérience de tous les esprits sérieux et proionds enseigne le contraire. On a dû conquérir par la lutte chaque parcelle de vérité, on a dû sacrifier tout ce qui nous tient à cœur, tout ce qu’aimait notre amour et notre confiance en la vie. Il faut avoir pour cela de la grandeur d’âme : Le service de la vérité est le plus dur service. — Qu’est-ce qui s’appelle donc être loyal dans les choses de l’esprit ? Étre sévère pour son cœur, mépriser les « beaux sentiments », se faire une question de conscience de chaque oui et de chaque non ! — — — La foi sauve : donc elle ment…

51.

Que la foi sauve dans certaines circonstances, que la béatitude ne fait pas encore une idée vraie d’une idée fixe, que la foi ne déplace pas de montagnes, mais qu’elle en place souvent, là où il n’y en a point : une visite rapide dans une maison d’aliénés en donnera une preuve suffisante. Cependant pas à un prêtre : car celui-ci nie par instinct que la maladie soit maladie, que la maison d’aliénés soit maison d’aliénés. Le christianisme a besoin de la maladie, à peu près comme l’antiquité grecque a besoin d’un excédent de santé ; rendre malade, voilà la véritable pensée de derrière la tête de tout le système rédempteur de l’Église. Et l’Église elle-même, n’est-elle pas la maison d’aliénés catholique comme dernier idéal ? — La terre tout entière une maison d’aliénés ? — L’homme religieux, tel que le veut l’Église, est un décadent-type ; l’époque où une crise religieuse s’empare d’un peuple est chaque fois marquée par une épidémie de maladie nerveuse ; le « monde intérieur » d’un homme religieux ressemble, à s’y méprendre, au « monde intérieur » d’un homme surmené et épuisé ; les états « supérieurs » que le christianisme a mis au-dessus de l’humanité, comme valeur de toutes les valeurs, sont des formes épileptoïdes, — l’Église n’a canonisé que les déments, ou les grands imposteurs in majorem dei honorem… Je me suis une fois permis de considérer tout le training de la béatitude et du salut chrétiens (qu’aujourd’hui on étudie le mieux en Angleterre), comme une folie circulaire, méthodiquement produite, sur un terrain déjà foncièrement morbide, préparé d’avance. Personne n’a le libre choix de devenir chrétien : on n’est pas « converti » au christianisme, — il faut être assez malade pour cela… Nous autres, qui avons le courage de la santé et aussi du mépris, combien nous avons le droit de mépriser une religion qui enseigna à se méprendre sur le corps ! qui ne veut pas se débarrasser de la superstition de l’âme ! qui fait un « mérite » de la nourriture insuffisante ! qui combat dans la santé une sorte d’ennemi, de démon, de tentation ! qui s’était persuadée que l’on peut porter une « âme parfaite » dans un corps cadavéreux et qui a encore eu besoin de se créer une nouvelle idée de la « perfection », un être pâle, maladif, idiotement fanatique, la « sainteté » — la sainteté qui n’est elle même que le symptôme d’un corps appauvri, énervé, incurablement corrompu !… Le mouvement chrétien, en tant que mouvement européen, est créé dès l’abord par l’accumulation des éléments de rebut et de déchet de toutes espèces (— ce sont eux qui cherchent la puissance dans le christianisme). Il n’exprime point la dégénérescence d’une race, mais il est un conglomérat et une agrégation des formes de décadence venant de partout, accumulées et se cherchant réciproquement. Ce n’est pas, comme on croit, la corruption de l’antiquité, de l’antiquité noble, qui rendit possible le christianisme : On ne peut pas combattre assez violemment l’idiotisme savant qui, aujourd’hui encore, maintient un pareil tait. À l’époque où les couches de Tchândâla malades et perverties se christianisèrent dans tout l’Empire romain, le type contraire, la distinction existait précisément dans sa forme la plus belle et la plus mûre. Le grand nombre devint maître ; le démocratisme des instincts chrétiens fut victorieux… Le christianisme n’était pas « national », il n’était pas soumis aux conditions d’une race, il s’adressait à toutes les variétés parmi les déshérités de la vie, il avait partout ses alliés. Le christianisme a incorporé la rancune instinctive des malades contre les bien portants, contre la santé. Tout ce qui est droit, fier, superbe, la beauté avant tout, lui fait mal aux oreilles et aux yeux. Je rappelle encore une fois l’inappréciable parole de saint Paul : « Dieu a choisi ce qui est faible devant le monde, ce qui est insensé devant le monde, ce qui est ignoble et méprisé » : c’est là ce qui fut la formule, in hoc signo la décadence fut victorieuse. — Dieu sur la croix, — ne comprend-on toujours pas la terrible arrière-pensée qu’il y a derrière ce symbole ? — Tout ce qui souffre, tout ce qui est suspendu à la croix est divin… Nous tous, nous sommes suspendus à la croix, donc nous sommes divins… Nous seuls, nous sommes divins… Le christianisme fut une victoire, une opinion distinguée périt par lui, — le christianisme fut jusqu’à présent le plus grand malheur de l’humanité. — —

52.

Le christianisme se trouve aussi en contradiction avec toute droiture intellectuelle, — la raison malade lui est seule raison chrétienne, il prend parti pour tout ce qui manque d’intelligence, il prononce l’anathème contre l’esprit, contre la superbia de l’esprit bien portant. Puisque la maladie fait partie de l’essence du christianisme, il faut aussi que l’état-type chrétien, « la foi », soit une forme morbide, il faut que tous les chemins droits, loyaux, scientifiques qui mènent à la connaissance soient rejetés par l’Église, comme chemins défendus. Le doute déjà est un péché… Le manque complet de propreté psychologique chez le prêtre — qui se révèle dans le regard — est une suite de la décadence, — qu’on observe les femmes hystériques d’une part, et les enfants rachitiques d’autre part, et l’on verra régulièrement que la fausseté par instinct, le plaisir de mentir pour mentir, l’incapacité de regarder et de marcher droit sont des symptomes de décadence. La « foi », c’est vouloir ignorer ce qui est vrai. Le piétiste, le prêtre des deux sexes, est faux puisqu’il est malade : son instinct exige que la vérité n’entre nulle part dans ses droits. « Ce qui rend malade est bon ; ce qui déborde de la plénitude de la puissance est mauvais » : ainsi pense le croyant. C’est à la restriction du mensonge que je reconnais les théologiens prédestinés. — Un autre signe distinctif des théologiens est leur incapacité philologique. J’entends ici par philologie, dans un sens très général, l’art de bien lire, — de savoir distinguer les faits, sans les fausser par des interprétations, sans perdre, dans le désir de comprendre, la précaution, la patience et la finesse. La philologie comme ephexis dans l’interprétation : qu’il s’agisse de livres ou de nouvelles de journaux, de destinées ou de faits météorologiques, — pour ne point parler du « salut de l’âme »… La façon dont un théologien, que ce soit à Berlin ou à Rome, explique une « parole de la Bible », ou bien un événement quelconque, par exemple la victoire de l’armée nationale sous la lumière des psaumes de David, est toujours tellement osée qu’il fait bondir les philologues. Et comment donc s’y prendra-t-il quand des piétistes et d’autres vaches du pays de Souabe font de leur misérable existence quotidienne et sédentaire une manifestation du « doigt de Dieu », un miracle de la « grâce », de la « providence », de la « miséricorde ». Le plus petit effort de pensée, disons de bienséance, devrait pourtant convaincre ces interprètes de l’enfantillage et de l’indignité d’un tel abus de la dextérité divine. S’ils possédaient seulement une toute petite dose de piété, un Dieu qui guérit à temps dun gros rhume ou qui fait entrer dans une voiture au moment où il pleut à verse, un Dieu aussi absurde devrait être supprimé, même s’il existait. Ce Dieu domestique, facteur, camelot, colporteur, — on finit par en faire l’expression du plus bête de tous les hasards… La « Providence divine », comme aujourd’hui encore l’admet un tiers des citoyens de l’« Allemagne cultivée », serait un argument contre Dieu, plus puissant qu’on ne pourrait se le figurer. Et en tous les cas elle est un argument contre les Allemands !…

53.

— Il est si peu vrai qu’un martyr puisse démontrer la vérité d’une chose que je voudrais affirmer qu’un martyr n’a jamais rien eu à voir avec la vérité. Dans l’allure que prend un martyr pour jeter sa conviction à la tête du monde, s’exprime un degré si inférieur de probité intellectuelle, une telle incapacité à résoudre la question de « vérité », qu’on n’a jamais besoin de réfuter un martyr. La vérité n’est pas une chose que les uns possèdent et que les autres ne possèdent pas : il n’y a que des paysans et des apôtres de paysans, dans le genre de Luther, qui puissent penser ainsi de la vérité. On peut être certain que, selon le degré de conscience dans les choses de l’esprit, la modestie sur ce point deviendra toujours plus grande : Être compétent dans cinq ou six choses, refuser d’une main légère de savoir ailleurs… La « vérité », comme l’entend le prophète, le sectaire, le libre-penseur, le socialiste, l’homme d’église, est une preuve absolue que l’éducation de l’esprit et la victoire sur soi-même, nécessaires pour trouver une vérité, même des plus petites, manquent encore totalement. — Les supplices des martyrs, pour le dire en passant, ont été un grand malheur dans l’histoire : ils ont séduit… Déduire comme font tous les faibles d’esprit, y compris les femmes et le peuple, qu’une cause qui peut mener au martyre (ou même qui provoque une épidémie de sacrifices, comme le premier christianisme) ait quelque valeur, — déduire de la sorte empêche le libre examen, paralyse l’esprit d’examen et de précaution. Le martyr nuit à la vérité… Aujourd’hui encore, il n’est besoin que d’une certaine crudité dans la persécution pour créer à des sectaires quelconques une réputation honorable. Comment ! une cause peut gagner en valeur si quelqu’un lui sacrifie sa vie ! — Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède un charme de séduction de plus : croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion de jouerles martyrs pourvos mensonges ? — On réfute une chose en en démontrant les points faibles avec égard, — c’est ainsi que l’on réfute aussi les théologiens… Ce fut la bêtise historique de tous les persécuteurs, de donner à la cause adverse l’apparence de l’honorabilité, — de lui accorder la fascination du martyre… La femme se met aujourd’hui encore à genoux devant une erreur, puisqu’on lui a dit que quelqu’un est mort sur la croix pour cette erreur. La croix est-elle donc un argument ? — — Mais, sur toutes ces choses, quelqu’un seul a dit le mot dont on aurait eu besoin depuis des milliers d’années — Zarathoustra.

Ils inscrivent des signes de sang sur le chemin qu’ils ont parcouru, et leur folie enseignait qu’avec le sang on témoigne de la vérité.

Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure, et la transforme en folie et en haine des cœurs.

Et quand quelqu’un traverse le feu pour sa doctrine, — qu’est-ce que cela prouve ? C’est bien autre chose, en vérité, quand du propre incendie surgit la propre doctrine.

54.

Qu’on ne se laisse point égarer : les grands esprits sont des sceptiques. Zarathoustra est un sceptique. La force et la liberté issues de la vigueur et de la plénitude de l’esprit, se démontrent par le scepticisme. Pour tout ce qui regarde le principe de valeur ou de non-valeur, les hommes de conviction n’entrent pas du tout en ligne de compte. Les convictions sont des prisons. Elles ne voient pas assez loin, elles ne voient pas au-dessous d’elles : mais pour pouvoir parler de valeur et de non-valeur, il faut voir cinq cents convictions au-dessous de soi, — derrière soi… Un esprit qui veut quelque chose de grand, qui veut aussi les moyens pour y parvenir, est nécessairement un sceptique. L’indépendance de toutes espèces de convictions fait partie de la force, il faut savoir regarder librement !… La grande passion du sceptique, le fond et la puissance de son être, plus éclairé et plus despotique encore qu’il ne l’est lui-même, met toute son intelligence à son service ; elle éloigne toute hésitation ; elle donne le courage des moyens impies ; elle permet des convictions dans certaines circonstances. La conviction en tant que moyen : il y a beaucoup de choses que l’on n’atteint qu’avec une conviction. La grande passion a besoin de convictions, elle use des convictions, elle ne se soumet pas à elles, — elle se sait souveraine. — Au contraire, le besoin de foi, de quelque chose qui ne dépend pas du oui et du non, le carlylisme, si je puis ainsi dire, est un besoin de la faiblesse. L’homme de foi, le « croyant » de toutes espèces, est nécessairement un homme dépendant, —— quelqu’un qui ne se considère pas comme un but, qui ne peut déterminer des buts. Le « croyant » ne s’appartient pas, il ne peut être que moyen, il doit être consommé, il a besoin de quelqu’un qui le consomme. Son instinct rend le plus grand honneur à une morale de sacrifice : tout le persuade de cette morale, sa prudence, son expérience, sa vanité. Toute espèce de foi en une chose est elle-même une sorte de sacrifice, d’éloignement de soi… Si l’on songe combien est nécessaire, pour la plupart des gens, un régulait qui les lie et les immobilise du dehors, que la contrainte, dans un sens plus élevé l’esclavage, est la seule et dernière condition qui permette de prospérer aux hommes de volonté faible, surtout à la femme : on comprendra aussi la conviction, la « foi ». L’homme de conviction a son épine dorsale dans la foi. Ne point voir certaines choses, n’être indépendant sur aucun point, être toujours d’un « parti », avoir partout une optique sévère et nécessaire — cela seul explique pourquoi, en général, une telle sorte d’hommes existe. Mais cela fait qu’elle est le contraire, l’antagoniste, de la véracité, — de la vérité… Le croyant n’a pas la liberté d’avoir une conscience pour la question du « vrai » et du « faux » : ici la probité serait sa perte. La dépendance pathologique de son optique fait du fanatique un convaincu — Savonarole, Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon — le type contraire des esprits forts et libérés. Mais la grande attitude de ces esprits malades, de ces épileptiques des idées, agit sur les masses, — les fanatiques sont pittoresques, l’humanité préfère voir des attitudes que d’entendres des raisons

55.

— Un pas de plus dans la psychologie de la conviction, de la « foi ». Il y a longtemps déjà que j’ai fait remarquer que les convictions sont peut-être des ennemis plus dangereux pour la vérité que les mensonges (Humain, trop humain, Aph. 483). Ici je voudrais poser la question définitive : Existe-t-il, d’une façon générale, une antithèse entre le mensonge et la conviction ? — Tout le monde le croit, mais qu’est-ce que tout le monde ne croit pas ? — Toute conviction a son histoire, ses formes primitives, ses tentatives et ses méprises : elle devient conviction, après ne l’avoir point été pendant longtemps et sans qu’elle puisse le rester. Comment ! sous cette forme embryonnaire de la conviction, ne pourrait-il y avoir un mensonge ? — Quelquefois il n’est besoin que d’un changement de personnes : chez le fils devient conviction ce qui, chez le père, était encore mensonge. — J’appelle mensonge se refuser à voir certaines choses que l’on voit, se refuser à voir quelque chose comme on le voit : il importe peu, si oui ou non, le mensonge a eu lieu devant des témoins. Le mensonge le plus fréquent est celui qu’on se fait à soi-même ; mentir aux autres n’est qu’un cas relativement exceptionnel. — Mais ne point vouloir voir ce qu’on voit, ne point vouloir voir comme on voit, ceci est condition première pour tous ceux qui sont de tel ou tel parti. Les historiens allemands, par exemple, sont persuadés que l’Empire romain était le despotisme, que les Germains ont apporté l’esprit de liberté dans le monde : quelle différence y a-t-il entre cette conviction et un mensonge ? Peut-on s’étonner encore que, par instinct, tous les partis, y compris les historiens allemands, se servent du grand mot de morale, — que la morale continue à exister presque uniquement puisque l’homme de parti en a besoin à tout instant ? — « Ceci est notre conviction : nous la reconnaissons devant tout le monde, nous vivons et nous mourons pour elle ; — que l’on respecte avant tout celui qui a des convictions ! » — C’est ce que j’ai entendu, même de la bouche des antisémistes. Au contraire, Messieurs, en mentant par principe, un antisémite n’en devient pas plus décent… Les prêtres qui, dans ces sortes de choses, sont beaucoup plus fins, ont très bien compris la contradiction que renferme l’idée de conviction, c’est-à-dire une habitude de mentir par principe, dans un but précis. Ils ont emprunté aux Juifs la prudence d’introduire, dans ce cas, l’idée de « Dieu », de « volonté de Dieu », de « révélation divine ». Kant lui aussi, avec son impératif catégorique, se trouvait sur la même voie : ici, sa raison devint pratique. — Il y a des questions où l’homme ne peut pas décider du vrai ou du faux ; toutes les questions supérieures, tous les problèmes de valeur supérieure, se trouvent par delà la raison humaine… Comprendre les frontières de la raison, — cela seul est la véritable philosophie… Dans quel but Dieu donna-t-il à l’homme la révélation ? Comment, Dieu aurait-il fait quelque chose de superflu ? L’homme ne peut pas savoir par lui-même ce qui est bien ou mal, c’est pourquoi Dieu lui enseigne sa volonté… Morale : le « prêtre » ne ment pas, — la question du « vrai » et du « faux » dans les choses dont parlent les prêtres ne permet pas du tout le mensonge. Car, pour mentir, il faudrait pouvoir décider ce qui est vrai. Mais c’est ce que l’homme ne peut pas ; et c’est pourquoi le prêtre n’est que le porte-parole de Dieu. — Un pareil syllogisme de prêtre n’est pas absolument le propre d’un juif et d’un chrétien ; le droit au mensonge et la prudence de la « révélation » appartiennent au type du prêtre, aux prêtres décadents tout aussi bien qu’aux prêtres païens (— païens sont tous ceux qui affirment la vie, pour qui « Dieu » est l’expression grande de l’affirmation de toutes choses). — La « loi », la « volonté de Dieu », le « livre sacré », l‘« inspiration » — des mots qui ne désignent que les conditions nécessaires au pouvoir du prêtre, pour maintenir le pouvoir du prêtre, — ces idées se trouvent au fond de toutes les organisations sacerdotales, de tous les gouvernements ecclésiastiques et philosophiques. Le « saint mensonge » — commun à Confucius, au livre de Manou, à Mahomet et à l’Église chrétienne — : ce mensonge se retrouve chez Platon. « La vérité est là » : cela signifie partout, le prêtre ment

56.

— En dernier lieu, il importe de savoir à quelle fin l’on ment. J’objecte au christianisme son manque de buts « sacrés ». Il n’y a que des fins mauvaises : empoisonnement, calomnie, négation de la vie, mépris du corps, dégradation et avilissement de l’homme par l’idée du péché, — par conséquent ces moyens sont également mauvais. — C’est avec un sentiment opposé que je lis la Loi de Manou, un livre incomparablement spirituel et supérieur ; le nommer d’une seule haleine avec la Bible serait un péché contre l’esprit. On le devine de suite : il y a une philosophie véritable derrière ce livre et non pas seulement un mélange nauséabond de rabbinisme et de superstition. — Il donne quelque chose à mettre sous la dent même aux psychologues les plus délicats. N’oublions pas l’essentiel ; ce qui le distingue de toute espèce de Bible : les castes nobles, les philosophes et les guerriers s’en servent pour dominer la foule ; partout des valeurs nobles, un sentiment de perfection, une affirmation de la vie, un triomphal bien-être, — le soleil luit sur le livre tout entier. — Toutes choses que le christianisme couvre de sa vulgarité inépuisable, par exemple la conception, la femme, le mariage, prennent ici du sérieux et sont traitées avec respect, amour et confiance. Comment peut-on mettre entre les mains des enfants et des femmes un livre qui contient ces paroles abjectes : « Toutefois pour éviter l’impudicité que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… car il vaut mieux se marier que de brûler » ? Et a-t-on le droit d’être chrétien tant que la création des hommes est christianisée, c’est-à-dire souillée par l’idée de l’immaculée conception. Je ne connais pas de livres où il soit dit autant de choses douces et bonnes à la femme que dans la Loi de Manou ; ces vieilles barbes et ces saints avaient une façon d’être aimables envers les femmes qui n’a peut-être pas été dépassée depuis : « La bouche d’une femme, y est-il dit, le sein d’une jeune fille, la prière d’un enfant, la fumée du sacrifice sont toujours purs. » Ailleurs : « Il n’y a rien de plus pur que la lumière du soleil, l’ombre d’une vache, l’air, l’eau, le feu et l’haleine d’une jeune fille. » Et ailleurs encore, — et c’est peut-être aussi un saint mensonge — : « Toutes les ouvertures du corps au-dessus du nombril sont pures, toutes celles qui sont au-dessous sont impures ; mais chez la jeune fille le corps tout entier est pur. »

57.

On surprend en flagrant délit l’irréligiosité des moyens chrétiens, si l’on compare les buts chrétiens avec les buts de la Loi de Manou, — si l’on éclaire d’une lumière très vive la grande contradiction de ces deux buts. Le critique du christianisme ne peut se dispenser de le rendre méprisable. — Une loi comme celle de Manou s’élabore, comme tous les bons codes : elle résume la pratique, la prudence et la morale expérimentale de quelques milliers d’années, elle conclut, elle ne crée plus rien. Les conditions premières pour une codification de cette espèce, ce serait de se convaincre que les moyens, pour créer de l’autorité à une vérité lentement et difficilement acquise sont tout différents de ceux par lesquels on aurait démontré cette vérité. Un code ne raconte jamais, dans sa préface, l’utilité, la raison, la casuistique de ses lois : cela lui ferait perdre son ton impératif, le « tu dois » — première condition pour se faire obéir. C’est là que se trouve exactement le problème. — En un certain point du développement d’un peuple, son livre le plus circonspect, celui qui aperçoit le mieux le passé et l’avenir, déclare arrêter la pratique d’après laquelle on doit vivre, c’est-à-dire d’après laquelle on peut vivre. Son but est de récolter, aussi richement et aussi complètement que possible, les expériences des temps mauvais. Ce qu’il faut donc éviter surtout, c’est de continuer à faire des expériences, de continuer à l’infini l’état instable de l’étude, de l’examen, du choix, de la critique des valeurs. On y oppose un double mur : d’une part, la révélation, c’est-à-dire l’affirmation que la raison de ces lois n’est pas d’origine humaine, qu’elle n’a pas été cherchée et trouvée lentement, avec des méprises, qu’elle est d’origine divine, entière, parfaite, sans histoire, qu’elle est un présent, un miracle rapporté. D’autre part, la tradition, c’est-à-dire l’affirmation que la loi a existé de temps immémorial, que ce serait un manque de respect, un crime envers les ancêtres que de la mettre en doute. L’autorité de la loi est fondée sur ces deux thèses : Dieu l’a donnée, les ancêtres l’ont vécue. — La raison supérieure de cette procédure se découvre dans l’intention d’éloigner peu à peu la conscience de la vie dont la justesse est reconnue (c’est-à-dire démontrée par une expérience énorme et soigneusement passée au crible) : c’est ainsi que l’on atteint ce complet automatisme de l’instinct — condition première de toute maîtrise, de toute perfection dans l’art de la vie. Dresser un code dans le genre de celui de Manou, c’est accorder dès lors à un peuple le droit d’être maître, de devenir parfait, — d’ambitionner le plus sublime art de la vie. Pour ce, il faut le rendre inconscient : c’est le but de tous les saints mensonges. — L’ordre des castes, la loi supérieure et dominante, n’est que la sanction d’un ordre naturel, d’une loi naturelle de premier ordre qu’aucune volonté arbitraire, nulle idée moderne, ne saurait renverser. Dans toute société saine on distingue trois types psychologiques qui gravitent différemment, mais qui sont soumis l’un à l’autre, ayant chacun sa propre hygiène, son propre domaine de travail, son propre sentiment de perfection et de maîtrise. C’est la nature et non Manou qui sépare les hommes de prépondérance intellectuelle et ceux de prépondérance musculaire et de tempéraments forts et ceux qui ne se distinguent par aucune prépondérance, les troisièmes, les médiocres — les derniers sont le grand nombre, les premiers sont l’élite. La caste supérieure — c’est celle du plus petit nombre — étant la plus parfaite, a aussi les droits du plus petit nombre : il faut donc qu’elle représente le bonheur, la beauté, la bonté sur la terre. Seuls les hommes les plus intellectuels ont droit à la beauté, à l’aspiration au beau, chez eux seulement la bonté n’est point faiblesse. Pulchrum est paucorum hominum : la prérogative est à ce qui est bon. Rien ne leur est moins permis que les manières laides, le regard pessimiste, l’œil qui enlaidit, — ou même l’indignation à cause de l’aspect général des choses. L’indignation est la prérogative de Tchândâla : le pessimisme de même. « Le monde est parfait, — ainsi parle l’instinct des plus intellectuels, l’instinct affirmatif — : l’imperfection, tout ce qui est au-dessous de nous, la distance, le pathos de la distance, le Tchândâla lui-même, fait encore partie de cette perfection. » Les intellectuels, étant les plus forts, trouvent leur bonheur là où d’autres périraient : dans le labyrinthe, dans la dureté envers soi-même et les autres, dans la tentation ; leur joie c’est de se vaincre soi-même : chez eux l’ascétisme devient nature, besoin, instinct. La tâche difficile est leur prérogative, jouer avec des fardeaux qui écrasent les autres leur est un délassement… La connaissance — c’est une des formes de l’ascétisme. — Ils sont la classe d’hommes la plus honorable et cela n’exclut pas qu’ils soient en même temps la plus joyeuse et la plus aimable. Ils règnent, non parce qu’ils veulent régner, mais puisqu’ils sont : ils n’ont point la liberté d’être les seconds. — Les seconds, ce sont les gardiens du droit, les administrateurs de l’ordre et de la sûreté, ce sont les nobles guerriers, c’est avant tout le roi, la formule supérieure du guerrier, du juge, du soutien de la loi. Les seconds : c’est l’exécutive des intellectuels, ce qui leur est plus proche, ce qui les décharge de tout ce qui est grossier dans le travail de régner, — leur suite, leur main droite, leurs meilleurs élèves. — En tout cela, encore une fois, il n’est rien d’arbitraire, rien de « factice » ; ce qui est autre, est artificiel — c’est qu’alors la nature a été profanée… L’ordre des castes, le règlement des rangs ne formulent que les règles supérieures de la vie même ; la séparation des trois types est nécessaire pour conserver la société, pour rendre possible les types supérieurs, — l’inégalité des droits est la première condition pour l’existence des droits. — Un droit est un privilège. Dans sa façon d’être chacun trouve aussi son privilège. N’estimons pas trop bas les privilèges des médiocres. À mesure que la vie s’élève, elle devient plus dure, — le froid augmente, la responsabilité augmente. Une haute culture est une pyramide : elle ne peut se dresser que sur un large terrain, elle a besoin, comme condition première, d’une médiocrité sainement et fortement consolidée. Le métier, le commerce, l’agriculture, la science, la plus grande partie de l’art, en un mot, toutes les occupations quotidiennes ne peuvent s’accorder qu’avec une certaine moyenne dans le pouvoir et dans le vouloir ; de telles choses seraient déplacées chez les êtres d’exception, l’instinct nécessaire serait en contradiction tant avec l’aristocratisme qu’avec l’anarchisme. Pour être une utilité publique, un rouage, une fonction, il faut y être prédestiné : ce n’est point la société, l’espèce de bonheur accessible au grand nombre, qui fait de ce grand nombre des machines intelligentes. Pour le médiocre, être médiocre est un bonheur ; la maîtrise en une seule chose, la spécialisation lui est un instinct naturel. Il serait tout à fait indigne d’un esprit profond de voir une objection dans la médiocrité même. La médiocrité est la première nécessité pour qu’il puisse y avoir des exceptions : une haute culture dépend d’elle. Si l’homme d’exception traite le médiocre avec plus de douceur que lui-même et ses égaux, ce n’est pas seulement politesse de cœur, — c’est tout simplement son devoir… Qui est-ce que je hais le plus parmi la racaille d’aujourd’hui ? La racaille socialiste, les apôtres de Tchândâla qui minent l’instinct, le plaisir, le contentement de l’ouvrier à petite existence, — qui rendent l’ouvrier envieux, qui lui enseignent la vengeance… L’injustice ne se trouve jamais dans les droits inégaux, elle se trouve dans la prétention à des droits « égaux »… Qu’est-ce qui est mauvais ? Je l’ai déjà dit : Tout ce qui a son origine dans la faiblesse, l’envie, la vengeance. — L’anarchiste et le chrétien ont une même origine…

58.

Il faut en effet considérer pour quel but on ment : il est bien différent si c’est pour conserver ou pour détruire. On peut mettre complètement en parallèle le chrétien et l’anarchiste : leurs buts, leurs instincts ne sont que destructeurs. L’histoire démontre cette affirmation avec une précision épouvantable. Nous avons vu tout à l’heure une législation religieuse ayant pour but d’« éterniser » une grande organisation de la société, condition supérieure pour faire prospérer la vie ; — le christianisme au contraire a trouvé sa mission dans la destruction d’un pareil organisme, puisque la vie y prospérait. Là-bas les résultats de la raison, durant de longues années d’expérience et d’incertitude, devaient être semés pour servir dans les temps les plus lointains et la récolte devait être aussi grande, aussi abondante, aussi complète que possible : ici l’on voudrait, au contraire, empoisonner la récolte pendant la nuit… Ce qui existait aere perennius, l’Empire romain, la plus grandiose forme d’organisation, sous des conditions difficiles, qui ait jamais été réalisée, tellement grandiose que, comparé à elle, tout ce qui l’a précédé et tout ce qui l’a suivi n’a été que dilettantisme, chose imparfaite et gâchée, — ces saints anarchistes se sont fait une « piété » de détruire « le monde », c’est-à-dire l’Empire romain, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus pierre sur pierre, — jusqu’à ce que les Germains mêmes et d’autres lourdauds aient pu s’en rendre maîtres… Le chrétien et l’anarchiste sont décadents tous deux, tous deux incapables d’agir autrement que d’une façon dissolvante, venimeuse, étiolante, partout ils épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout ce qui promet de l’avenir à la vie… Le christianisme a été le vampire de l’Empire romain, — il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. — Ne comprend-on toujours pas ? — L’Empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement, son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années, — jamais jusqu’à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire, en une égale mesure sub specie œterni ! — Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses — premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… Cette sourde vermine qui s’approchait de chacun au milieu de la nuit et dans le brouillard des jours douteux, qui soutirait à chacun le sérieux pour les choses vraies, l’instinct des réalités, cette bande lâche, féminine et doucereuse, a éloigné, pas à pas, l’ « âme » de cet énorme édifice, — ces natures précieuses, virilement nobles qui voyaient dans la cause de Rome leur propre cause, leur propre sérieux et leur propre fierté. La sournoiserie des cagots, la cachotterie des conventicules, des idées sombres comme l’enfer, le sacrifice des innocents, comme l’union mystique dans la dégustation du sang, avant tout le ieu de la haine lentement avivé, la haine des Tchândâla — c’est cela qui devint maître de Rome, la même espèce de religion qui, dans sa forme préexistante, avait déjà été combattue par Épicure. Qu’on lise Lucrèce pour comprendre ce à quoi Épicure a fait la guerre, ce n’était point le paganisme, mais le « christianisme », je veux dire la corruption de l’âme par l’idée du péché, de la pénitence et de l’immortalité. — Il combattit les cultes souterrains, tout le christianisme latent, — en ce temps-là nier l’immortalité était déjà une véritable rédemption. — Et Épicure eût été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain était épicurien : alors parut saint Paul. Saint Paul, la haine de Tchândâla contre Rome, contre le « monde » devenu chair, devenu génie, saint Paul le juif, le juif errant par excellence ! Ce qu’il devina, c’était la façon d’allumer un incendie universel avec l’aide du petit mouvement sectaire des chrétiens, à l’écart du judaïsme, comment, à l’aide du symbole « Dieu sur la Croix », on pourrait réunir en une puissance énorme tout ce qui était bas et secrètement insurgé, tout l’héritage des menées anarchistes de l’Empire. « Le salut vient par les Juifs. » — Faire du christianisme une formule pour surenchérir les cultes souterrains de toutes les espèces, ceux d’Osiris, de la grande Mère, de Mithras par exemple — une formule pour me résumer : cette pénétration fait le génie de saint. Paul. Son instinct y était si sûr qu’avec un despotisme sans ménagement pour la vérité il mit dans la bouche de ce « Sauveur » de son invention les représentations dont se servaient, pour fasciner, ces religions de Tchândâla, et non seulement dans la bouche — il fit de son sauveur quelque chose qu’un prêtre de Mithras, lui aussi, pouvait comprendre… Ceci fut son chemin de Damas : il comprit qu’il avait besoin de la foi en l’immortalité pour déprécier « le monde », que l’idée d’« enfer » pouvait devenir maîtresse de Rome, — qu’avec l’« au-delà » on tue la vie. — Nihiliste et chrétien : les deux choses s’accordent…

59.

En vain tout le travail du monde antique : je ne trouve pas de mot pour exprimer mon sentiment sur quelque chose d’aussi monstrueux. — Et, en considérant que ce travail n’était qu’un travail préliminaire, qu’avec une conscience de soi dure comme du granit, on venait à peine de jeter le fondement pour un travail de plusieurs milliers d’années — en vain tout le sens du monde antique !… À quoi bon des Grecs, à quoi bon des Romains ? — Toutes les conditions premières pour une civilisation savante, toutes les méthodes scientifiques étaient déjà là, on avait déjà fixé le grand, l’incomparahle art de bien lire, — cette condition nécessaire pour la tradition de la culture, pour l’unité des sciences ; les sciences naturelles liées aux mathématiques et à la mécanique se trouvaient sur le meilleur chemin, le sens des faits, le dernier et le plus précieux de tous les sens, avait son école, sa tradition de plusieurs siècles ! Comprend-on cela ? Tout ce qui était essentiel, pour se mettre au travail, avait été trouvé : — les méthodes, il faut le dire dix fois, sont l’essentiel, et aussi les choses les plus difficiles, celles qui ont le plus longtemps contre elles les habitudes et la paresse. Ce qu’aujourd’hui nous avons regagné avec une indicible victoire sur nous-mêmes — car nous avons tous encore les mauvais instincts, les instincts chrétiens en nous — le regard libre devant la réalité, la main circonspecte, la patience et le sérieux dans les plus petites choses, toute la probité dans la recherche de la connaissance — tout cela existait déjà il y a plus de deux mille ans. Et plus encore, le bon goût, le tact fin et sûr ! Non point comme une « dressure » du cerveau, non point comme la culture « allemande », avec des manières de lourdaud ! Mais comme corps, comme geste, comme instinct — comme réalité en un mot… Tout cela en vain ! Plus qu’un souvenir du jour au lendemain ! — Grecs ! Romains ! La noblesse des instincts, le goût, la recherche méthodique, le génie de l’organisation et de l’administration, la volonté de l’avenir humain et la foi en l’avenir, la grande affirmation de toutes choses, visible sous forme d’Empire romain, visible pour tous les sens, le grand style, non seulement art, mais réalité, vérité, vie… — Et ce n’est pas un cataclysme de la nature qui a détruit tout cela du jour au lendemain ! ce n’est pas le piétinement des Germains ou d’autres tardigrades ! Des vampires rusés, clandestins, invisibles et anémiques l’ont déshonoré ! Non vaincu — mais seulement épuisé !… La soif de vengeance cachée, la petite envie prenant des allures de maîtres ! Tout ce qui est pitoyable, souffreteux, visité par de mauvais penchants, tout le monde de ghetto de l’âme mis subitement au premier rang ! — Qu’on lise un agitateur chrétien quelconque, saint Augustin par exemple, pour comprendre, pour sentir quels êtres malpropres avaient eu la haute main. On se tromperait du tout au tout, si l’on présumait un manque d’intelligence chez les chefs du mouvement chrétien : — ah ! ils sont rusés jusqu’à la malpropreté Messieurs les Pères de l’Église ! Ce qui leur manque c’est tout autre chose. La nature les a négligés, — elle a oublié de les doter, au moins modestement, d’instincts convenables et propres… Soit dit entre nous, ce ne sont pas même des hommes… Si l’Islam méprise le christianisme, il a mille raison pour cela ; l’Islam a des hommes pour condition première…

60.

Le christianisme nous a frustrés de l’héritage du génie antique, il nous a frustrés plus tard de l’héritage de l’Islam. La merveilleuse civilisation maure de l’Espagne, plus voisine en somme de nos sens et de nos goûts que Rome et la Grèce, cette civilisation fut foulée aux pieds (— je ne dis pas par quels pieds —), pourquoi ? puisqu’elle devait son origine à des instincts nobles, à des instincts d’hommes, puisqu’elle disait Oui à la vie, et encore avec les magnificences rares et raffinées de la vie mauresque !… Les croisés luttèrent plus tard contre quelque chose qu’ils auraient mieux fait d’adorer dans la poussière, — une civilisation qui ferait paraître notre dix-neuvième siècle très pauvre et très « tardif ». — Il est vrai qu’ils voulaient faire du butin : l’Orient était riche… Soyons donc impartiaux ! Les Croisades — de la haute piraterie, rien de plus ! La noblesse allemande — noblesse de vikings au fond — se trouvait dans son élément. L’Église savait trop bien comment on met la noblesse allemande de son côté… La noblesse allemande, toujours les « Suisses » de l’Église, toujours au service des mauvais instincts de l’Église, mais bien payée… C’est avec l’aide de l’épée allemande, du sang et du courage allemands que l’Église a mené sa guerre à mort contre tout ce qui est noble sur la terre ! On pourrait poser ici bien des questions douloureuses. La noblesse allemande manque presque toujours dans l’histoire de la haute culture… Christianisme, alcoolisme — les deux grands moyens de corruption… En somme il ne pouvait y avoir de choix entre l’Islam et le christianisme, tout aussi peu qu’entre un Arabe et un Juif. La décision est prise ; personne n’a plus la liberté de choisir. Ou bien on est Tchândâla, ou bien on ne l’est pas… « Guerre à mort avec Rome ! Paix et amitié avec l’Islam !… » Ainsi le voulut ce grand esprit libre, le génie parmi les empereurs allemands, Frédéric II. Comment ? faut-il qu’un Allemand soit génie, soit esprit libre pour devenir convenable ? Je ne comprends pas comment un Allemand ait jamais pu se sentir chrétien…

61.

Il est nécessaire de toucher ici un souvenir encore cent fois plus douloureux pour les Allemands. Les Allemands ont empêché en Europe la dernière grande moisson de culture qu’il était possible de récolter, — la Renaissance. Comprend-on enfin, veut-on enfin comprendre, ce qu’était la Renaissance ? la transmutation des valeurs chrétiennes, la tentative de donner la victoire, avec tous les instincts, avec tout le génie, aux valeurs contraires, aux valeurs nobles… Il n’y eut jusqu’à présent que cette seule grande guerre, il n’y eut pas jusqu’à présent de problème plus concluant que celui de la Renaissance, — nos problème sont les mêmes — : il n’y a jamais eu de forme d’attaque plus fondamentale, plus droite, plus sévère, dirigée contre le centre, sur toute la ligne. Attaquer à l’endroit décisif, au siège même du christianisme, mettre sur le trône papal les valeurs nobles, c’est-à-dire introduire ces valeurs dans les instincts, dans les besoins et les désirs inférieurs de ceux qui étaient au pouvoir… Je vois devant moi la possibilité d’une magie supra-terrestre, d’un parfait charme de couleurs : — il me semble que cette possibilité éclate dans tous les frissons d’une beauté raffinée, qu’un art s’y révèle, un art si divin, si diaboliquement divin, qu’on chercherait en vain à travers les âges une seconde possibilité pareille ; je vois un spectacle si significatif et en même temps si merveilleusement paradoxal que toutes les divinités de l’Olympe auraient eu l’occasion d’un immortel éclat de rire — je vois César Borgia pape… Me comprend-on ?… Vraiment cela eût été la victoire que je suis seul à demander maintenant — : cela eût supprimé le christianisme ? — Qu’arriva-t-il ? Un moine allemand, Luther, vint à Rome. Ce moine chargé de tous les instincts de vengeance d’un prêtre malheureux se révolta à Rome contre la Renaissance… Au lieu de saisir, plein de reconnaissance, le prodige qui était arrivé : le christianisme surmonté à son siège même — sa haine ne sut tirer de ce spectacle que sa propre nourriture. Un homme religieux ne songe qu’à lui-même. — Luther vit la corruption de la papauté, tandis qu’il aurait dû s’apercevoir du contraire : la vieille corruption, le peccatum originale, le christianisme, n’était plus sur le siège du pape ! Il était remplacé par la vie, le triomphe de la vie, le grand oui à l’égard de toutes les choses hautes, belles et audacieuses !… Et Luther rétablit l’Église : il l’attaqua… La Renaissance —, devint un événement dépourvu de sens, un grand en vain ! — Ah, ces Allemands, ce qu’ils nous ont déjà coûté ! En vain — c’est ce qui fut toujours l’œuvre des Allemands. — La Réforme ; Leibnitz ; Kant et ce qu’on appelle la philosophie allemande ; les guerres de « liberté » contre Napoléon Ier ; le nouvel Empire allemand — chaque fois un en vain pour quelque chose qui était prêt à se réaliser, pour quelque chose d’irréparable… Ce sont mes ennemis, je l’avoue, ces Allemands : je méprise en eux toute espèce de malpropreté d’idées et de valeurs, de lâcheté devant la probité de chaque oui et de chaque non. Depuis près de mille ans ils ont épaissi et embrouillé tout ce qu’ils ont touché de leurs doigts, ils ont sur la conscience toutes les demi-mesures, tous les compromis dont est malade l’Europe, — ils ont également sur la conscience l’espèce la plus malpropre de christianisme qu’il y ait, la plus incurable, la plus irréfutable, le protestantisme… Si on n’arrive pas à en finir du christianisme, les Allemands en seront cause…

62.

— Je termine ici et je prononce mon jugement. Je condamne le christianisme, j’élève contre l’Église chrétienne la plus terrible des accusations, que jamais accusateur ait prononcée. Elle est la plus grande corruption que l’on puisse imaginer, elle a eu la volonté de la dernière corruption imaginable. L’Église chrétienne n’épargna nulle part sa corruption, elle a fait de toute valeur une non-valeur, de chaque vérité un mensonge, de chaque intégrité une bassesse d’âme. Qu’on ose encore me parler de ses bienfaits « humanitaires ». Supprimer une misère était contraire à son plus profond utilitarisme, elle vécut de misères, elle créa des misères pour s’éterniser… Le ver du péché par exemple : une misère dont l’Église seule enrichit l’humanité ! L’« égalité des âmes devant Dieu », cette fausseté, ce prétexte aux rancunes les plus basses, cet explosif de l’idée, qui finit par devenir Révolution, idée moderne, principe de dégénérescence de tout l’ordre social — c’est la dynamite chrétienne… Les bienfaits « humanitaires » du christianisme ! Faire de l’humanitas une contradiction, un art de pollution, une aversion, un mépris de tous les instincts bons et droits ! Voilà les bienfaits du christianisme ! — Le parasitisme, seule pratique de l’Église, buvant, avec son idéal d’anémie et de sainteté, le sang, l’amour, l’espoir de la vie ; l’au-delà, négation de toute réalité ; la croix, signe de ralliement pour la conspiration la plus souterraine qu’il y ait jamais eue, — conspiration contre la santé, la beauté, la droiture, la bravoure, l’esprit, la beauté d’âme, contre la vie elle-même


Je veux inscrire à tous les murs cette accusation éternelle contre le christianisme, partout où il y a des murs, — j’ai des lettres qui rendent voyants même les aveugles… J’appelle le christianisme l’unique grande calamité, l’unique grande perversion intérieure, l’unique grand instinct de haine qui ne trouve pas de moyen assez venimeux, assez souterrain, assez petit — je l’appelle l’unique et l’immortelle flétrissure de l’humanité…


Et l’on mesure le temps à partir du jour néfaste qui fut le commencement de cette destinée, — à partir du premier jour du christianisme ! — Pourquoi ne le mesurerait-on à partir de son dernier jour ?À partir d’aujourd’hui — Transmutation de toutes les valeurs !…

  1. En dehors du rapprochement qui saute aux yeux, Nietzsche essaye un vague jeu de mots sur Spinne (araignée) et Spinoza. — N. d. T.
  2. Différence entre chrétien et ecclésiastique. Nietzsche fait un jeu de mots sur christlich et kirchlich. — N. du T.
  3. Jeune a été supprimé dans le texte allemand. On comprendra !… — N. du T.