L’Anti-christianisme de M. Proudhon

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L’Anti-christianisme de M. Proudhon
L’ANTI-CHRISTIANISME


DE M. PROUDHON.




La Révolution sociale démontrée par le Coup d’État du 2 décembre,
par M. Proudhon; 1 vol. in-18.




« Pour moi, je ne m’en cache pas, écrit M. Proudhon dans son dernier livre, j’ai poussé de toutes mes forces à la désorganisation politique, non par impatience révolutionnaire, non par amour d’une vaine célébrité, non par ambition, envie ou haine, mais par prévoyance d’une réaction inévitable, et en tout cas par la certitude où j’étais que, dans l’hypothèse gouvernementale où elle persistait à se tenir, la démocratie ne pouvait opérer rien de bon. Quant aux masses, si pauvre que fût leur intelligence, si faible que je connusse leur vertu, je les craignais moins en pleine anarchie qu’au scrutin.... De nouveaux faits ont rendu inutile cette tactique désespérée, pour laquelle j’ai bravé long-temps l’animadversion publique, et je me rallie sans réserve aux hommes honnêtes de tous les partis, qui, comprenant que démocratie c’est démopédie, éducation du peuple, — acceptant cette éducation comme leur tâche et plaçant au-dessus de tout la liberté, désirent sincèrement, avec la gloire de leur pays, le bien-être des travailleurs, l’indépendance des nations et le progrès de l’esprit humain. » Ailleurs on lit encore : « Je n’ai nulle envie de rallumer des discordes éteintes. Je sais que je n’écris point un article du Représentant du Peuple, qu’il n’y a plus de multitude qui me lise, et que je remuerais en vain ce foyer qui n’est que cendre. »

D’après ces paroles, on aurait tort de croire à une rétractation. M. Proudhon n’a rien changé à ses idées, mais au moins il fait aux circonstances une concession dont nous devons lui savoir gré. Au lieu de s’adresser aux passions pour les conduire à la bataille, il s’adresse aux intelligences pour appeler leur examen sur ses opinions. Nous accepterons cette invitation. Puisque la cause n’est plus portée devant un tribunal qui n’eût point écouté ce que nous pouvons avoir à dire, nous répondrons et au dernier plaidoyer de M. Proudhon et à son système général de plaidoirie. « Le socialisme, disait-on récemment, n’a plus la même signification. Aujourd’hui il signifie des ennemis vaincus et désarmés, des prisonniers et des exilés, et la France n’aime pas à frapper des ennemis à terre : elle a trop de générosité. » Voilà sous quel beau nom on fait l’apothéose de ses faiblesses. Les hommes qui se donnent mission d’instruire leurs semblables prêchent au pays l’oubli de la veille et la douce insouciance qui a toujours été sa perte. Ils l’encouragent à ne point se repentir et à ne point s’inquiéter des principes d’erreur, qui, pour avoir éclaté seulement chez quelques-uns, n’en sont pas moins les élémens vicieux de la nation. Ils lui font un devoir d’imiter les étourdis de tous les âges, qui s’emportent contre une fraude quand elle les touche au vif, mais qui ne réfléchissent pas qu’une fraude veut dire un fraudeur, et qui, le premier dépit passé, se remettent à fraterniser sans défiance avec celui qui s’est montré capable de fausseté, absolument comme ils traitent sans confiance celui qui s’est montré incapable de tromper. Oublions les fautes, si l’on veut, mais n’oublions pas les défauts d’esprit ou de caractère dont elles ont attesté l’existence, et tant qu’ils subsistent, à l’état de sommeil ou à l’état d’action, combattons sans répit les défauts.

Plus que jamais, ce nous semble, c’est aujourd’hui le moment de nous occuper de cette guerre, nous dirions presque de la commencer, car jusqu’ici on s’est à peu près borné à combattre les fautes. On a repoussé les agressions et réfuté les systèmes, on a cherché à montrer que telle institution, attaquée comme un mal, était au contraire un bien, que tel plan, proposé comme admirable, serait au contraire très funeste. Cela n’était pas de trop assurément, et à l’heure de la lutte on ne pouvait pas plus; mais nous doutons fort qu’en réfutant les systèmes, on ait beaucoup amendé la raison des hommes. Si la jeunesse et tous les demi-intelligens qui mènent les masses n’ont pas vu l’utilité des choses utiles, c’est par suite d’une incompétence dont le propre est de ne pas pouvoir discerner. Eût-on passé des années à faire le panégyrique des choses condamnées à tort, l’impuissance resterait toujours une impuissance : ce qui est visible pour les clairvoyans continuerait à être invisible pour ceux qui n’ont pas la faculté de voir, — et les clairvoyans n’auraient convaincu qu’eux-mêmes d’illusion, s’ils s’imaginaient qu’avec des argumens ils ont pu démontrer quoi que ce soit à des aveugles. C’est l’ophthalmie elle-même qu’il convient de prendre à partie. Pour amener le peu de hausse que la parole d’un homme peut déterminer dans la raison d’une masse d’hommes, il s’agit, à notre avis, de pénétrer sous les jugemens erronés; ils sont l’habit qu’il faut déchirer, afin de mettre à nu les vices d’esprit qu’il recouvre et afin de les montrer au doigt, si l’on peut, pour le profit de quiconque est susceptible de profiter.

C’est une étude de ce genre que nous désirons essayer à l’égard de M. Proudhon. — Nous serons forcé de toucher au système pour que l’œuvre nous permette de connaître l’ouvrier; mais c’est surtout le penseur lui-même que nous entendons discuter. Il a voulu tout réformer d’un seul coup : en fait d’économie politique, il applique simplement le même principe, dont il tire et dont il veut les conséquences en tout sens, en politique, en philosophie, en religion. A notre tour, nous voudrions juger ce que vaut le genre d’esprit qui n’a admis que ce principe; d’après les conséquences qu’il en a tirées, nous voudrions vérifier ce que vaut le mécanisme logique avec lequel il produit ses idées, le tout afin d’apprécier quelles garanties peuvent offrir les idées d’un pareil esprit armé d’une pareille logique.

Aujourd’hui encore, et le succès de son dernier volume le prouve assez, M. Proudhon compte beaucoup de lecteurs. Il n’y a donc pas lieu de le traiter comme un mort; nous pouvons ajouter qu’il n’y a pas lieu non plus de le dédaigner comme un parleur sans importance. Il a sur le gros des tribuns un avantage immense, celui d’être une intelligence vraiment forte sous un rapport. Comme conception, la nouvelle organisation sociale qu’il a imaginée est de tous points une erreur; mais, si elle est une fausse conclusion, c’est uniquement parce qu’elle représente le moyen d’obtenir sans mesure ce qui n’est bon et possible que dans une certaine mesure. A la mesure près, M. Proudhon ne demande pas moins ce qui est bon en effet et réellement sympathique à tous : la liberté et la décentralisation. Il a prise ainsi sur tous par le but qu’il se propose, et son manque de mesure ne peut que doubler son influence, car un tel défaut est précisément la règle générale; c’est le péché qu’on peut commettre le plus impunément, avec pleine certitude que peu de personnes le découvriront, et qu’il sera une cause de succès auprès du plus grand nombre.

Entre autres fatalités attachées aux temps de révolutions, la plus triste peut-être est celle qui condamne une masse de facultés vraiment remarquables à n’enfanter que des œuvres de mort. Dans ce monde, où le moindre résultat valable a besoin d’être préparé par mille ébauches, il s’opère en temps de paix comme un travail collectif où chacun vient en aide à tous en faisant ce qu’il peut. Les intelligences qui sont propres à élaborer des notions élémentaires se trouvent naturellement retenues dans leur sphère. Elles ont beau se faire illusion sur les produits de leurs recherches, elles ont beau donner pour une vérité complète ce qui n’est qu’un élément de vérité, — comme elles se contentent d’émettre leurs jugemens, il y a toujours moyen de les utiliser suivant leur valeur. Mais qu’une révolution vienne à éclater au milieu de cet accord, aussitôt une malédiction s’abat sur une infinité de capacités. Chacun veut faire à lui seul toute la besogne. Le praticien qui eût pu rendre de bons services en se bornant à dégrossir les marbres apporte lui-même sur la place publique ses statues informes; l’observateur qui est admirablement doué pour saisir un coin des questions prétend faire accepter le coin pour la totalité : en sortant de leurs rôles, toutes les aptitudes deviennent ainsi des inepties. Les bonnes intentions s’emploient à batailler pour des causes qui ne peuvent que faire le mal, et les hommes sont réduits à redouter et à combattre les uns chez les autres jusqu’aux plus nobles qualités.

A lire attentivement les écrits de M. Proudhon, ces réflexions se présentent naturellement à l’esprit, car à chaque page on rencontre des idées qui, à leur place, auraient pu contribuer à l’éducation générale. Chez lui, le point de départ a été bon. M. Proudhon a senti et bien dit que « les lois de l’économie sociale étaient indépendantes de la volonté de l’homme et du législateur, que notre privilège était de les reconnaître, notre dignité d’y obéir. » Toucher ainsi la terre, ne fût-ce que d’un pied, c’était devenir en tout cas une moitié d’Antée pour culbuter les filles des nuages, les utopies du jour et de la veille, et en effet il a porté de rudes coups à l’association et à son principe de solidarité, au radicalisme et à son gouvernement direct du peuple, à Rousseau et à a sa maxime mensongère, spoliatrice, homicide, que l’individu seul est bon et que la société le déprave. » S’il s’est jeté d’un extrême dans un autre, il a au moins concouru à faire la lumière en répétant que c’était folie de chercher la forme sociale définitive où tendait l’humanité, que l’humanité marchait pour avancer et non pour arriver à l’immobilité. M. Proudhon a fait plus, il a sapé la base de toutes les théories destructives, sans excepter la sienne, en rappelant « qu’il ne peut être question de toucher à la société elle-même, qui doit être considérée comme un être supérieur doué d’une vie propre, et qui par conséquent exclut toute idée de reconstitution arbitraire. » Comme critique en un mot, l’auteur des Contradictions économiques a fait œuvre utile en réfutant les erreurs des diverses écoles, et même en dénonçant les inconvéniens inhérens à nos institutions : si ces inconvéniens ne prouvent pas contre elles, ils ne sont pas moins les dangers qu’il importe de connaître et auxquels notre tâche est de parer. Voilà déjà de nombreux mérites, et ils ne sont pas les seuls. Malheureusement nous vivons à une époque de révolutions, et de tous ces dons de nature il est sorti un projet de désorganisation générale et une série de décrets déjà tout rédigés pour accomplir la liquidation de notre société.


Jusqu’en 1848, M. Proudhon s’était à peu près renfermé dans le rôle de critique. Tout en faisant le procès des institutions et des spéculations de notre temps, il avait sans doute émis des principes; mais il n’avait soumis à la discussion aucun système arrêté, aucun corps de voies et moyens. C’est à l’heure même d’agir qu’il a formulé pour la première fois le plan d’organisation que ses actes ont visé tout de suite à mettre en pratique. D’abord il a proposé et développé tout à la fois ses vues économiques dans ses brochures ou ses projets de loi sur le crédit, sur la banque d’échange et sur la réduction des loyers et fermages; puis il a complété sa doctrine dans son Idée de la Révolution, qui est comme son dernier mot. Administration, éducation, religion, intérêts matériels et moraux, politique intérieure et extérieure, il a tout embrassé dans cette refonte révolutionnaire, pour en tirer une synthèse sociale qu’il s’est encore hâté d’offrir comme un programme aux électeurs de 1852.

En reprenant dernièrement la parole, M. Proudhon a été beaucoup moins explicite sur ses plans de réforme. Tout en les rappelant souvent à l’attention, il a repris l’attitude d’un homme d’opposition. Au lieu de développer ses conclusions et ses moyens pratiques, il s’est appliqué de nouveau à agir sur les esprits, à recueillir des chefs d’accusation contre l’ordre de choses établi, à propager les tendances d’où sont sorties ses propres idées. Prenant pour thèse le 2 décembre, il a entrepris de rechercher les causes qui l’ont amené, et qui en même temps indiquent au nouveau pouvoir ce qu’il doit faire, sous peine de ne pas avoir avec lui la force des choses. De là une série de chapitres pour expliquer l’avortement de la république de février, pour réfuter les idées fausses que les chefs de la démocratie s’étaient faites sur la révolution, pour démontrer quel est le desideratum réel des sociétés de nos jours, — puis d’autres chapitres pour discuter les actes du président et la manière dont il a compris sa mission, pour montrer par où a péché l’empereur Napoléon, et par où la légende impériale peut servir de leçon, enfin pour désigner la vraie solution du problème, — la chose à faire.

Comme jugement porté sur les faits contemporains, la Révolution sociale n’a rien que nous voulions discuter. En réalité, il nous semble que le juge n’a ni jugé, ni tenté de juger. Il a abordé les événemens du jour avec une sentence déjà rédigée; il les a interprétés avec un esprit qui, à l’avance, ne voulait y apercevoir que l’opération de certaines lois. Le titre seul de son volume le dit assez haut. Lui qui proclamait, en 1848, que les vieilles institutions étaient déjà de l’histoire ancienne comme la loi Gombette, il n’a vu dans le succès du coup d’état qu’un nouveau motif de croire à sa clairvoyance. Les sept millions de suffrages accordés au prince-président lui ont seulement donné à penser qu’il avait raison de demander l’anarchie, et que l’autorité en effet ne répondait à aucun besoin. C’est par un autre côté que l’œuvre de M. Proudhon appelle l’attention : elle est fort propre à nous faire connaître l’écrivain lui-même. Ailleurs il a énoncé plus complètement son système, ici il nous conduit à la source du système. A propos du 10 décembre, c’est sa propre philosophie historique qu’il a exposée, surtout dans ses pages sur le progrès. Nous dire les lois et les causes dont les événemens du passé ne sont à ses yeux que les effets, c’était nous dire du même coup les élémens d’après lesquels il prévoit et conçoit ce que doit être l’avenir, ce qui peut être désirable ou nuisible. Son opinion sur la marche des affaires humaines n’est pas seulement une idée isolée de son esprit, elle est la matière première de toutes ses idées. Est-elle juste, c’est l’esprit du penseur qui est juste; est-elle fausse, c’est son esprit qui est faux. Lequel des deux?

La théorie de M. Proudhon, c’est qu’on s’est complètement trompé en regardant le progrès comme une croissance, en supposant qu’il consistait pour les peuples à développer et améliorer peu à peu leurs institutions. Suivant lui, les sociétés naissantes commencent par être emprisonnées dans des croyances et des lois qui ne sortent nullement de leurs besoins, qui représentent seulement les rêves de quelques penseurs, et qui de la sorte ne peuvent manquer d’amener bientôt oppression et révolte. Alors commence contre le pouvoir un travail de destruction qui ne doit plus s’arrêter: la nation ne tend plus à transformer sa constitution primitive, mais à rejeter toute constitution, à se dévêtir. — Ainsi, lorsque Bacon eut contesté l’autorité en matière philosophique, lorsqu’il eut revendiqué pour chacun la liberté d’observer et le droit de conclure d’après ses observations, quelle fut la conséquence de ce fait? Plusieurs crurent qu’il s’agissait de reconstruire une nouvelle philosophie : erreur. Rien ne pouvait plus rester debout que la critique, « c’est-à-dire la faculté de construire des systèmes à l’infini, ce qui équivaut à la nullité de système. Après le Novum Organum, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de doctrine philosophique. La vraie philosophie, c’est de savoir comment et pourquoi nous philosophons, en combien de façons et sur quelles matières nous pouvons philosopher. » — De même, depuis Luther, — toujours suivant l’écrivain, — il n’est plus resté place pour aucune église, aucune confession religieuse. Le libre examen ayant été proclamé en matière de foi, il était impossible désormais d’admettre des croyances obligatoires pour tous sans se déjuger soi-même. « On ne pouvait pas, au nom de la critique, engager la critique; la négation devait aller à l’infini, et tout ce qu’on ferait pour l’arrêter était condamné d’avance comme une dérogation au principe, une usurpation du droit de la postérité. »

De la philosophie et de la religion, M. Proudhon passe à la politique, et c’est encore le même raisonnement qui se reproduit. « Lorsque Jurieu, appliquant au temporel le principe que Luther avait invoqué au spirituel, eut opposé au gouvernement de droit divin la souveraineté du peuple, quelle conséquence en tirèrent les publicistes? Qu’aux formes du gouvernement monarchique il fallait substituer les formes d’un autre gouvernement qu’on supposait en tout l’opposé du premier, et qu’on appelait par anticipation gouvernement républicain... Après avoir démoli, il fallait réédifier, pensait-on. Eh bien ! ici encore l’histoire prouve, et la logique est d’accord avec l’histoire, que ces réformateurs politiques se trompaient. Il n’y a pas deux sortes de gouvernement, il n’y en a qu’une…… Ce qu’on appelle ici aristocratie, là démocratie ou république, n’est qu’une monarchie sans monarque. Or, la forme du gouvernement royal une fois entamée par le contrôle démocratique, que la dynastie soit conservée comme en Angleterre ou supprimée comme aux États-Unis, peu importe; il est nécessaire que de dégradation en dégradation cette forme périsse tout entière, sans que le vide qu’elle laisse après elle puisse jamais être comblé. Après la royauté, il n’y a rien. »

Ce sont là à notre avis d’étranges conclusions, étrangement rattachées à des prémisses du reste fort perspicaces, et pour nous il y a quelque chose de douloureux à voir ainsi côte à côte des données qui dénotent une intelligence remarquable et des conclusions qui révèlent seulement qu’avec de hautes facultés on peut n’aboutir qu’au zénith de l’aberration. Si une pareille argumentation était juste, nous serions obligés d’admettre que l’homme, la plante, l’animal, tout ce qui se développe tend seulement à se dépouiller de toute forme, c’est-à-dire à s’anéantir le plus tôt possible. En voyant l’enfant grandir, la physiologie avait supposé jusqu’ici qu’il était appelé à devenir un adolescent, puis un homme : erreur! après l’état embryonnaire il n’y a rien. La vie qui est venue animer le nouvel être est un principe de libre transformation; c’est pour lui la faculté de prendre une série de conformations successives, ce qui équivaut à la nullité de conformation. — Sa loi étant de changer sans cesse, tout état de santé et toute conformation physique que sa nature pourrait se donner seraient condamnés d’avance comme une dérogation au principe, une usurpation des droits du lendemain. Ce serait engager la vie au nom de la vie. Donc la destinée des hommes est de n’avoir ni corps ni figure, et pour les faire vivre suivant la loi de leur nature, il convient de les exterminer!

Une théorie comme celle de M. Proudhon tombe d’elle seule; à vrai dire, elle n’est pas même un faux raisonnement, car la conclusion n’a point été déterminée par les considérations sur lesquelles elle s’appuie, ni en réalité par aucune considération. Au contraire, ce qu’elle représente, c’est comme une croyance instinctive engendrée par l’absence de certaines considérations. Dans les faits dont l’histoire est le théâtre, l’écrivain a saisi un mouvement fort réel, qui tendait à étendre de plus en plus la part faite à la liberté; mais, en voyant cela, il a eu le tort de ne voir que cela, — et n’apercevoir qu’une force à l’œuvre, c’était l’apercevoir sans frein et sans mesure. Ne distinguer dans tout ce qui a vie que la tendance à se transformer, c’était prendre la force de croissance pour un élan effréné vers la désorganisation ; c’était se condamner à ne pas découvrir que, dans toute vie, le progrès est un effort pour élargir de plus en plus les formes de vie, autrement dit pour s’émanciper des imperfections de la veille, et non pas pour se dévêtir.

Un esprit exclusif, une intelligence qui n’a regardé que d’un côté, voilà donc ce que dénote la manière dont l’écrivain s’explique les choses du passé; et, comme tous les points d’une sphère conduisent à son centre, toutes les idées de M. Proudhon, tous ses jugemens comme historien ou ses appréciations comme critique auraient pu nous conduire à la même découverte. Il n’y a pas jusqu’à sa méthode négative, jusqu’aux formules scolastiques dont il aime à s’envelopper, qui n’attestent un penseur asservi à une idée unique. M. Proudhon, on le sait, a voulu innover. « Jusqu’ici, a-t-il écrit, toute philosophie avait commencé par poser un dogme qui, servant de base et de point de départ, ne se prouvait pas lui-même; notre principe à nous au contraire est la négation de tout dogme, notre première donnée le néant,... et c’est en suite de cette méthode négative que nous avons été conduit à poser comme principe — en religion l’athéisme, — en politique l’anarchie, — en économie politique la non-propriété. »

Tout cela n’est qu’apparence, et de fait il n’y a point là de méthode nouvelle. L’auteur des Contradictions, lui aussi, est parti d’un axiome pour se borner à en tirer les conséquences. Peu importe qu’il ait préféré affirmer la liberté absolue sous le nom d’anarchie, — on est toujours libre de donner, si l’on veut, à la marche le nom d’anti-repos; — en réalité, il a commencé par croire sciemment, ou à son insu, que la liberté était le seul besoin de l’homme, puis il a fait lui-même ce qu’il avait reproché aux autres théoriciens : il s’est contenté de regarder le monde à travers cette croyance ou cet instinct; il l’a fait rayonner sur toutes les parties de l’ordre social, et, pour se façonner toutes ses décisions, il s’est encore contenté de condamner tout ce qui, dans les choses établies, contredisait son principe.

Nous venons de toucher l’axiome fondamental du publiciste; il nous suffit de nous former une idée de sa logique, et nous verrons en quelque sorte sa notion unique se transformer sous nos yeux en son système. Ici malheureusement il s’en faut de beaucoup que M. Proudhon ait seul à répondre de ce qu’il peut y avoir de funeste dans ses procédés. En dépit de Bacon et des programmes officiels de nos écoles, la plupart de nos écrivains continuent à pratiquer une manière de raisonner qui n’a rien de commun avec l’observation. Ceux même qui ont élevé la voix au nom des conditions vitales de la société n’ont que trop concouru, par leur exemple, à propager les habitudes d’esprit qui mènent droit aux révolutions. Il faut bien le dire, nous en sommes encore à l’antique dogmatisme, à la vieille scolastique radicale, qui de nos jours a été de nouveau rédigée en système par M. de Lamennais, qui au fond est tout simplement la façon dont le vulgaire raisonne faute de mieux pouvoir, et qui, depuis des siècles, reste emprisonnée dans le même dilemme. Ou une opinion est vraie, ou elle est fausse, — voilà cet immortel argument. Telle doctrine philosophique est-elle la vérité? alors elle est ce qui convient à toutes les époques. N’est-elle pas la vérité? alors elle est l’erreur, ce qui ne convient à aucune époque. Ainsi des formes de gouvernement. Ou telle constitution sociale n’est pas le gouvernement légitime, et alors c’est qu’elle est l’illégitime, ce qui doit être renversé quand même, comme mauvais et damnable en tout temps et en tout lieu; ou elle n’est pas illégitime, et alors c’est qu’elle est la combinaison qui partout et toujours peut produire, n’importe avec quoi, tous les résultats désirables, ou qui est sainte sui juris en dépit de tous les funestes résultats qu’elle peut produire; bref c’est le gouvernement qui doit être voulu et imposé quand même par ses partisans, dût le monde en périr. Oui ou non, rien au milieu, rien à côté! Ainsi raisonnent la révolution et la majorité de ses adversaires. Les uns attaquent la société en soutenant qu’un certain type de démocratie est le seul système social qui ait pour lui le droit. Les autres se font les champions de la propriété et de nos autres institutions en revendiquant pour elles ce même droit intrinsèque d’éternelle légitimité. Quant à M. Proudhon, il combat les uns et les autres avec les mêmes armes. Il nie qu’aucun genre de gouvernement ait en lui-même ce don de valeur absolue, et, parce qu’il est impossible de trouver une forme d’autorité qui soit bonne à tout et à toujours, il conclut que toutes les formes possibles d’autorité ne sont bonnes à rien. « Gouvernement ou non-gouvernement ! a-t-il écrit; réfutez ce dilemme, réactionnaires, et vous aurez frappé au cœur la révolution. »

Ace dilemme la seule réponse à faire, c’est qu’il n’aborde pas même la question qu’il s’agit d’examiner. Chose remarquable, M. Proudhon qui a écrit nombre de volumes sur les systèmes philosophiques et les établissemens religieux, sur le capital et l’autorité, ne s’est, pour ainsi dire, pas demandé quel rôle les institutions de ce genre jouaient en effet dans nos sociétés. Il a argumenté, comme nous le disions, il a raisonné contre ceux qui croyaient ou pouvaient croire que ces choses avaient leur raison d’être dans leur propre nature; mais rien n’indique qu’il ait beaucoup regardé si elles ne répondaient pas à quelque besoin en dehors d’elles-mêmes, si elles n’étaient pas nécessaires, non plus de par une légitimité intrinsèque, mais de par des nécessités qui demandaient satisfaction et auxquelles pour le moment il était impossible de mieux satisfaire. Nous avons vu comment il en finit avec les philosophes, , les églises et les gouvernemens : il ne s’inquiète pas si en réalité tous les hommes sont capables de conclure par eux-mêmes, et si, à côté du droit d’examen, il n’est pas bon d’instituer une conclusion toute faite à l’usage de ceux qui ne pourraient pas s’en faire une. Il ne s’inquiète pas davantage s’il a existé des monarchies tempérées, comme la monarchie anglaise, et si de fait elles ont produit des fruits de vie ou de mort, si les peuples se sont bien ou mal trouvés de conserver le droit de changer leurs lois, et pourtant de toujours reconnaître une loi obligatoire pour tous. Nullement. Les faits n’existent pas même pour M. Proudhon; il leur tourne le dos, et il déclare qu’en dehors de la monarchie absolue il ne peut plus y avoir que l’anarchie absolue, parce que, après avoir admis le principe de la souveraineté populaire, on ne peut plus admettre sans contradiction le principe d’autorité.

A l’égard de l’économie politique, sa manière de procéder est entièrement identique. D’un côté, il conçoit un principe d’échange qui consiste dans le droit d’acquérir, de vendre et de suivre à son choix toute profession, c’est-à-dire de disposer librement de sa propre industrie; d’un autre côté, il nomme principe de louage la faculté légale de prêter des capitaux à intérêt, de donner des terres à fermage, de retirer, en un mot, des bénéfices périodiques d’une valeur, en en concédant seulement l’usage. Cela posé, et sans prendre encore conseil des faits, il arrive à sa conclusion par une simple arithmétique de formules : il décide théoriquement qu’il n’y a pas de milieu possible entre le règne absolu du seul principe d’échange et le règne absolu du seul principe de louage. La féodalité, nous dit-il, n’accordait à personne le droit de posséder en nue propriété; elle ne l’accordait pas même aux grands vassaux, qui ne pouvaient pas aliéner leurs domaines; elle était donc le règne exclusif du louage. En dehors de la féodalité, il n’y a plus de place que pour le système d’échange qui supprime entièrement ce contrat. Le jour où la France a proclamé pour tous la liberté de posséder la terre et la liberté du travail, elle s’est mise dans l’inévitable nécessité d’enlever à l’argent le privilège de se prêter à intérêt. Et pourquoi cela? Parce qu’il y aurait contradiction à ne pas le faire; parce qu’admettre un des deux principes, c’est nier l’autre; parce que laisser au capital et à la terre la faculté de se louer, c’est leur reconnaître et le droit de fermer l’accès de la propriété au cultivateur, et le droit de constituer des fortunes ayant puissance de refuser crédit à qui veut travailler, partant d’enlever au prolétaire son droit au travail.

Il s’agit bien, en vérité, de savoir si tel axiome, quand on a commencé par l’affirmer sans mesure, ne permet plus d’affirmer tel autre axiome. Il s’agit bien de disserter sur les affirmations qui peuvent, oui ou non, se combiner au fond de l’esprit d’un penseur. Dans notre monde réel, sur notre planète toute peuplée de corps complexes, il est entièrement faux que l’autorité soit inconciliable avec la liberté, ou que le droit de louage ne puisse pas se combiner avec le droit d’échange. Au contraire, il y a toujours eu et il n’y a jamais eu que des sociétés constituées par un compromis entre ces deux élémens, absolument comme il existe des sels qui sont le produit d’un acide et d’un alcali. Nous dire que la liberté exclut l’autorité, c’est simplement nous dire qu’on est soi-même incapable de vouloir un principe sans le vouloir immodérément, à l’état de superlatif absolu ; c’est avouer et démontrer qu’on est une intelligence qui ne peut renfermer à la fois qu’une notion, parce que chaque notion qui s’y trouve en action en chasse toutes les autres, — une intelligence enfin qui ressemble à ce que serait la terre, si, avec ses corps simples, elle ne pouvait produire aucun composé.

Toute cette dialectique du réformateur peut se résumer en quelques mots. Au lieu d’examiner d’abord quelles étaient les données du problème, au lieu de chercher à découvrir les nécessités humaines que les gouvernemens avaient été jusqu’à ce jour un moyen de satisfaire, M. Proudhon s’est borné à fermer les yeux et à tirer les conséquences d’une hypothèse gratuite. Il est parti de l’idée que, quand on admettait un principe, on ne pouvait admettre que ce principe. En conséquence, il nous a sommés ou d’accepter la monarchie despotique, qui est exclusivement l’application du principe d’autorité, ou de nous mettre au régime de l’anarchie absolue ; et, comme depuis 89, on avait déjà reconnu le principe de liberté, il a conclu que la seule chose à faire était d’inventer une nouvelle société dont toutes les fonctions seraient uniquement l’opération d’un unique moteur : la liberté. — Tout cela, nous l’avons dit, revient à déclarer que, dans ce monde, il ne peut pas y avoir de composés, parce que l’écrivain ne peut pas concevoir d’idées complexes. Telle est du reste la base de toute cette funeste logique, qui, depuis si long-temps, raisonne en France au profit de toutes les conclusions possibles, en argumentant d’après les seuls principes. Les procédés qu’elle se borne à mettre en pratique sont faciles à suivre chez M. Proudhon. Ils se réduisent à trois. — Vous admettez chez l’homme un principe d’activité, un besoin de mouvement ; donc vous ne pouvez pas reconnaître en lui le besoin de sommeil, parce que l’idée du sommeil exclut l’idée d’activité. — Tels faits dénotent une certaine tendance : la création du crédit foncier, par exemple, indique que la France tend à abaisser l’intérêt des capitaux ; donc ce qu’il faut à la France, c’est la suppression de tout intérêt. En allant à Rouen, vous vous dirigez du côté du pôle, donc c’est au pôle que vous avez besoin d’arriver. — Deux choses renferment un élément commun, donc elles sont identiques. En Russie comme aux États-Unis, il existe un principe d’autorité ; donc les deux sociétés ne sont qu’une même forme de gouvernement. Il y a cela, donc il n’y a que cela.

De la théorie du progrès au système même de M. Proudhon, de l’explication qu’il donne du passé aux plans qu’il propose pour l’avenir, la transition est facile et naturelle. Dans son dernier ouvrage, il le disait encore au prince-président : « Ce qui doit être le point de départ et le but, c’est la révolution démocratique et sociale, tous les deux, entendez-vous? Louis Bonaparte, continuait-il, a défini lui-même sa véritable mission : la fin des partis; définition qui se traduit en cette autre : la fin de la politique machiavélique ou personnelle, c’est-à-dire la fin de l’autorité elle-même. » D’un autre côté, qui dit fin des partis dit aussi fin du capitalisme, car, « aussi long-temps que la société sera livrée à une économie politique de hasard, il est inévitable qu’il y ait des exploiteurs et des exploités, un parasitisme et un paupérisme, et aussi long-temps que pour soutenir ce parasitisme et pour en pallier les ravages, la société se donnera un pouvoir concentrique et fort, il y aura des partis qui se disputeront ce pouvoir. » Donc ce qu’il nous faut, c’est la révolution de toutes pièces, telle que M. Proudhon l’a décrite dans son Idée de la Révolution au XIXe siècle!

Pour faire comprendre en quoi consiste le système du réformateur, nous rappellerons d’abord ce qu’on oublie souvent : c’est qu’il ne nie pas, à proprement parler, la propriété. Il veut bien que l’on puisse posséder un domaine ou une valeur quelconque; seulement il veut enlever à l’argent et à la terre le droit de se prêter à intérêt. Il demande que tout emprunteur, en payant tant par an au prêteur, amortisse d’autant sa dette, et que tout fermier d’un domaine ou tout locataire d’une maison se substituent peu à peu au propriétaire par le seul acquittement de leurs redevances. En un mot, il remplace les intérêts par des annuités. Ce qu’il prétend supprimer, c’est le capital en tant qu’organe du crédit. Dans son système, il n’y a plus d’intermédiaire entre la consommation et la production; il n’y a plus d’or dont le travailleur ait besoin pour produire, et qui puisse ainsi l’arrêter en lui refusant son appui. — La société n’a pas besoin de ce rouage; il lui suffit d’appliquer en grand ce qu’on voit se produire dans une maison où plusieurs amis sont réunis pour jouer. Le banquier donne à chacun des jetons contre espèces ou contre promesse de payer; puis les joueurs s’entendent pour accepter les jetons l’un de l’autre, et à la fin de la partie le banquier règle les comptes. Que les consommateurs et les producteurs se fassent ainsi crédit mutuellement sur toute l’échelle des relations commerciales; que tout homme qui a livré des marchandises, ou qui a recueilli des commandes en s’engageant à les satisfaire, obtienne, contre sa livraison ou sa promesse de livrer, une promesse de paiement; puis, qu’au moyen d’un système de banque, il puisse échanger son titre sur Pierre ou Paul contre un billet de crédit, c’est-à-dire contre une sorte de traite à vue sur tout le monde, qui lui permette de prendre n’importe chez qui l’équivalent de ses fournitures faites ou à faire : — de la sorte, nous dit M. Proudhon, ce sera le règne de l’échange dans toute sa vérité. Nul ne sera tenu qu’à remplir ses engagemens; chacun, en s’engageant à fournir les fruits de son travail, pourra acheter des instrumens de travail, et tous ainsi seront libres de produire ce qu’ils voudront, avec la certitude d’obtenir contre leurs marchandises toute espèce d’objets ou services représentant une égale valeur.

L’ordre politique est traité comme l’ordre économique. Entre les individus et la société, entre la liberté de chacun et celle de son voisin, nul modérateur ne doit rester debout. Plus de pouvoirs représentatifs d’aucun genre : être gouverné, même par les mandataires qu’on a nommés, c’est encore être gouverné, c’est-à-dire « gardé à vue, espionné, réglementé, emprisonné, légiféré... » Plus d’administration, plus d’armée nationale, partant plus de grand-livre : le pays peut bien se garder et gérer ses affaires. Plus de pouvoir judiciaire, plus de tribunaux, plus de codes, plus de lois, plus de police ni de recors. De quel droit la société prétend-elle juger? nous dit M. Proudhon. « Après avoir édicté ce qu’il lui a plu, comment ose-t-elle punir ceux qui violent une loi qu’elle seule a faite? Quelles conditions avaient-ils acceptées qu’ils aient violées? Quelles limites imposées au débordement de leurs passions et reconnues par eux ont-ils franchies?» Plus d’intermédiaire non plus entre les ouvriers et le travail, plus d’enseignement séparé de l’apprentissage, plus de division des capacités. « Que les prolétaires y songent : si l’école des mines est autre chose que le travail des mines, accompagné des études propres à l’industrie minérale, l’école n’aura pas pour objet de faire des mineurs, mais des chefs de mineurs, des aristocrates. »

A la place de tous ces rouages, le seul contrat d’échange : « le contrat résout tous les problèmes. » Que tous les habitans d’une même commune s’entendent entre eux pour régler à leur gré leur police rurale et morale, leurs moyens de défense, leurs travaux d’utilité générale, leurs lois de succession, toutes les garanties que les uns peuvent désirer des autres, et que les autres consentent à leur accorder contre retour; qu’un pacte analogue se répète entre les communes limitrophes, puis entre les départemens, et l’anarchie est réalisée. Il n’y aura plus de juges, mais seulement, des arbitres librement choisis, « s’il reste encore des procès! » Il n’y aura plus de loi imposée. mais seulement des traités. Chacun ne s’obligera qu’à ce qu’il voudra, et tous seront sûrs de recevoir autant qu’ils auront donné.

Comme sanction de ce nouvel ordre de choses, M. Proudhon supprime encore un dernier intermédiaire. « Qu’est-ce que le prêtre? dit-il : un mystique modérateur entre les instincts de l’homme et la raison. » Plus de culte public, plus de religion venant intervenir au milieu des affaires humaines avec ses décalogues qui ordonnent au nom du ciel. « La révolution succède à la révélation. La raison expose à l’homme les lois de la nature et de la société, puis elle lui dit : Nul homme ne les a faites, nul ne te les impose. Déjà plusieurs de tes semblables ont reconnu que la justice était meilleure pour chacun et pour tous que l’iniquité, et ils sont convenus de se garder mutuellement la foi et le droit. Veux-tu adhérer à leur pacte? Tu es libre d’accepter comme de refuser. Si tu refuses, tu fais partie de la société des sauvages, et rien ne te protège. Si tu jures le pacte, tu fais partie de la société des hommes libres, et tous tes frères s’engagent avec toi. »

Telle est, suivant M. Proudhon, la solution du problème des temps modernes : « la substitution de l’économie à la politique, des intérêts à l’autorité. » Et « rien n’est plus aisé quand on le voudra, ajoute-t-il, que d’accomplir sans la moindre secousse cette révolution sociale, dont l’attente paralyse la France et l’Europe. » Qu’elle s’accomplisse, et désormais « les autres révolutions de l’espèce seront comme celles de la planète; rien ne les troublera, et personne ne les sentira. »

Ce sera donc le millenium : M. Proudhon en est convaincu, et il a décrit à l’avance ce règne du bonheur sans trouble et sans fin. Ce qu’il se propose par son système d’échange et ce qu’il croit pouvoir réaliser sans peine, c’est la fin des partis et des inégalités sociales, l’abolition de la misère et de toute exploitation de l’homme par l’homme, l’égalité de bien-être pour tous et l’équation des valeurs. Cela veut dire un état social où toutes les branches de l’industrie humaine rapporteront mêmes avantages et même honneur à égalité de travail; cela veut dire encore un milieu où tous les produits, ceux qui réclament seulement des capacités communes ou ceux qui réclament des capacités exceptionnelles, auront une même valeur mercantile, pourvu qu’ils représentent une somme analogue d’avantages pour le consommateur et une même dépense de force humaine et de déboursés de la part du producteur. C’est bien là, on le voit, le millenium, le vieil idéal de tous les visionnaires religieux qui, pendant des siècles, ont rêvé le christianisme primitif, la perfection primitive, l’église des saints vraiment saints, qui seraient à tout jamais exempts du péché, des conséquences du péché et de la loi instituée à cause du péché. M. Proudhon s’est contenté de séculariser la dévote utopie, et, qui plus est, il l’a reproduite dans ses causes comme dans ses effets. S’il est arrivé au même aboutissant que les croyans du passé, c’est en suivant la même route, comme c’est par les mêmes moyens qu’il a cru pouvoir réaliser ses espérances. A l’exemple de ses devanciers, il a commencé par relever le mal qui se produisait sous ses yeux; il a constaté les abus et les souffrances auxquels les institutions établies pouvaient donner occasion; puis il a cru que les institutions elles-mêmes étaient la seule cause de tout ce mal que les incompétences et les malhonnêtetés humaines en pouvaient tirer. Et parce qu’il est parti de cette croyance, parce qu’il n’a pas vu que la racine des abus était dans la nature humaine, il a cru que, pour en finir avec les misères et les malversations, il suffirait d’en finir avec les institutions. Le quaker Fox en était venu aussi à conclure que, pour guérir les hommes de toutes les vanités, de toutes les superstitions, il suffirait de leur enlever leurs sept sacremens et leurs prêtres, leurs titres honorifiques et le droit de se donner des coups de chapeau. Réformateur au temporel, c’est à la civilisation temporelle de son temps que M. Proudhon s’est attaqué. Il avait devant lui un état avancé de société, un riche ensemble d’efficacités résultant d’un riche ensemble de forces actives; il a pris à partie tous les inconvéniens qu’entraînent forcément les complexités d’un organisme supérieur, et, pour nous délivrer de ce tribut payé à la fatalité, il a voulu nous ramener à l’état rudimentaire. Afin de couper court aux maladies que les humeurs corrompues peuvent faire sortir du jeu des organes dans un semblable corps, il retranche d’un seul coup tous les organes qu’une société avancée a besoin de se donner pour coordonner ses multiples élémens. Plus d’organe du crédit, plus d’organe judiciaire, plus d’organe ordonnateur, plus d’organe de la police, plus d’organe pour rien : — des intérêts, des molécules disjointes et pas autre chose; liberté absolue pour toutes les intentions, toutes les volontés et les idées qui peuvent germer chez les hommes; liberté de naître, liberté de faire ensuite tout ce qu’il leur plaira pour trouver librement leur rapport !

Mais si tous ces intérêts ne trouvaient pas leur rapport! s’ils s’entrechoquaient au lieu de s’accorder, si dans ce milieu, où les incompétences et les malveillances seraient aussi libres de naître que les nobles penchans et les larges vues, elles n’usaient de leur libre action que pour échanger des fraudes et des agressions!... M. Proudhon est loin d’avoir passé en revue toutes les objections, tous les doutes; pourtant il en a assez pressenti pour avoir peur et pour comprendre que son système, — son moyen d’arriver à l’égalité de bien-être, — n’était nullement capable d’y conduire sans certains complémens. Aussi a-t-il dû, en dernier terme, se démentir lui-même, absolument comme les utopistes religieux avaient été forcés de se déjuger tôt ou tard. Après avoir annoncé son libre examen, Luther avait abouti à la confession d’Augsbourg; après avoir prêché l’oracle intérieur qui suffit à tout et dispense de tout, le quakérisme s’était vu réduit à transporter la discipline dans la morale et à soumettre la conduite des amis à une surveillance inquisitoriale. De même M. Proudhon. Après s’être mis en marche pour découvrir l’indépendance absolue, l’anti-gouvernement, il a fini par arriver à son organisation de la valeur. C’est qu’après avoir voulu l’anarchie en raison des avantages qu’elle est susceptible de produire, il fallait l’empêcher de produire les inconvéniens que la nature humaine est capable d’en tirer, et la chose n’était pas aisée. Enlever à la propriété le droit de s’affermer, retirer à l’argent la liberté de se placer à intérêt, cela ne coûtait qu’un décret; mais cela ne détruisait ni l’exploitation ni l’inégalité de bien-être. Un orage éclate, et, pour fruit d’une longue année de travail, Jacques le vigneron ne recueille que deux barriques de vin; — lui permettra-t-on de hausser ses prix pour se dédommager de sa mauvaise récolte? voilà l’agio rétabli ; — lui enlèvera-t-on cette faculté? voilà la misère dans ce qu’elle a de plus injuste. Vingt hommes se sont entendus, ce qui n’est pas facile, pour construire une maison; il leur est défendu de la louer en en gardant la nue-propriété; rien n’empêche qu’ils se disent : Puisque nous sommes forcés de louer à fonds perdu, nous exigerons des annuités en conséquence de nos locataires. — Et, s’ils se disent cela, si cette idée leur vient, où sera l’égalité d’échange que le réformateur s’était fait fort de nous procurer? Il fallait donc des empêchemens pour arrêter la liberté, des institutions pour compléter le laissez-faire, et le logicien s’est vu réduit à plier : il a dû recourir à l’autorité et à la réglementation. Dans son système, les communes restent propriétaires pour une quote-part de toutes les terres de leur circonscription. Les colons sont tenus envers elles à des redevances qui doivent varier de manière à égaliser le produit des terrains, bons et mauvais, et avec le produit de ces impôts les communes sont chargées d’égaliser pour les cultivateurs les produits des diverses années. Bien plus, pour assurer l’égalité des valeurs, elles doivent provisoirement traiter au rabais pour la fourniture de tous les produits et services qui peuvent être nécessaires aux populations. « En assurant aux soumissionnaires, soit un traitement fixe, soit une masse suffisante de commandes, elles exigeront d’eux l’engagement de ne vendre qu’à un prix maximum de...; puis les tarifs arrêtés seront affichés chez tous les fournisseurs et entrepreneurs, et le juste prix sera ainsi assuré. » Mais c’est là du communisme pur, et M. Proudhon lui-même l’a bien senti, car il ne propose son plan que comme une ressource en attendant. Il reconnaît que le consentement universel et tacite de tous les producteurs et consommateurs peut seul constituer la valeur sans atteinte portée à la liberté; mais « il ne doute pas qu’avec un peu de persévérance de la part du peuple une telle convention ne se réalise. Elle n’a rien d’illogique; elle seule peut assurer le bien-être et la sécurité des populations; elle peut donc, elle doit donc se réaliser. » Imaginez tous les intérêts obligés de s’entendre et s’accordant fraternellement pour ne plus surfaire ou pour se tarifer mutuellement à la satisfaction générale de tous! pour être possible, cela supposerait la suppression préalable de la fraude et des autres influences qu’il s’agit précisément de contenir.

C’est encore bien autre chose à l’égard des usines et de toutes les industries où la force collective est indispensable. Comment organiser le travail en commun sous le régime de l’anarchie? Comment admettre seulement ce règne d’une seule volonté qui commande au milieu de beaucoup de bras qui obéissent? M. Proudhon a cherché à répondre, car, tout en rejetant la division des professions et la spécialisation des capacités, il n’a pas osé nier la division du travail; mais comment a-t-il répondu? Lui, l’adversaire de l’association et de la machine représentative, il a eu recours à un procédé, mi-partie sociétaire, mi-partie représentatif, avec lequel on vient à bout de tous les miracles. Qu’est-ce que ses compagnies ouvrières? Un régiment dont le colonel ne reçoit son mandat que des soldats, et dont les soldats n’obéissent qu’au colonel qu’ils ont nommé. « Tout individu employé dans une de ces associations, homme, femme ou enfant, contre-maître, ouvrier ou apprenti, aura un droit indivis dans la propriété de la compagnie; de plus, il aura droit d’en remplir successivement tous les grades et toutes les fonctions; de plus, son éducation, son instruction et son apprentissage doivent être dirigés de telle sorte qu’en lui faisant supporter sa part des corvées répugnantes et pénibles, ils lui fassent parcourir une série de travaux et de connaissances, et lui assurent à l’époque de la maturité une aptitude encyclopédique et un revenu suffisant. D’ailleurs les fonctions sont électives, et les règlemens soumis à l’adoption des associés. »

Ceci n’est plus du communisme, c’est l’idylle même de l’optimisme, et sur toute la ligne nous arrivons ainsi aux deux aboutissans des anciens mystiques : ou M. Proudhon en revient à la contrainte pour parer aux dangers de la liberté, ou il y fait face en refusant d’y croire. C’est qu’il eût été plus qu’un magicien, s’il eût réussi à organiser, ne fût-ce que sur le papier, un travail collectif sans ordonnateur, un vaste commerce sans fluctuation de la valeur, une société avancée sans inégalités sociales; — car en face de ces questions il touchait à la raison d’être même du capital et des autorités. Il se proposait d’obtenir les avantages de la civilisation sans accepter les moyens qui peuvent seuls les procurer, et sans subir la dose d’abus que les moyens ne sauraient manquer d’entraîner. Le problème qu’il s’était posé était aussi insoluble que la quadrature du cercle. En résumé, ce qu’il y a de faux dans toute cette construction idéale du logicien, c’est plus que les pièces dont elle se compose : c’est la masse latente des suppositions S sur lesquelles elle est échafaudée. Elle est fausse d’une manière qu’il est difficile d’indiquer en peu de mots. Avec une rare habileté d’exécution, M. Proudhon a conçu un édifice fort large, fort homogène sous certains rapports; seulement il l’a fait à l’usage d’une humanité imaginaire qui ne serait plus régie par les lois de notre nature, et, pour le bâtir, il a compté sur un monde où toutes les choses n’auraient plus les propriétés qu’elles ont ici-bas. Son système en bloc ou plutôt la croyance qu’il a en son efficacité est simplement la somme ou le produit d’un ensemble de convictions primaires qui nous apparaissent, à nous, comme tout-à-fait gratuites. Pour démasquer le système, c’est jusqu’à ces racines qu’il faudrait aller; malheureusement les disséquer toutes nous est impossible, et il faut se borner à en citer quelques-unes.

Ainsi un de ses axiomes fondamentaux, c’est que le capital n’est qu’un intermédiaire, — et rien n’est moins vrai. Comme institution économique, il est un organe modérateur et directeur. Entre les consommateurs et les producteurs, entre les travailleurs et les travaux à exécuter, il fonctionne sans repos, pour prévenir les péchés d’action et d’omission, qui, sans lui, empêcheraient les consommateurs d’obtenir ce qu’il faut, ou qui entraîneraient les producteurs à produire ce qui resterait sans débit, ce qu’il ne faut pas. Nous sommes intéressés, par exemple, à avoir des chemins de fer, et c’est le capital, avec son droit de louage, qui représente comme nos voies et moyens à l’égard de ce besoin ; c’est lui qui est chargé d’accumuler les vastes amas de ressources qui viennent seuls à bout des vastes entreprises. Rien que pour produire en grand des clous, il faut qu’une même volonté dirige une multitude de bras et qu’elle soit obéie, quand elle donne à vingt ouvriers la tâche de filer le fer, à côté de vingt autres qui ne font que tailler les fils ou les aiguiser. Chez nous encore, c’est le capital qui sert à faire converger vers chacun de ces buts spéciaux le nombre voulu d’hommes, qui, sans cela, seraient sujets à s’éparpiller. De par son droit de commander et de par la nécessité où les travailleurs sont d’accepter ses conditions, c’est lui qui a mission d’assurer l’obéissance là où elle est urgente et où il serait à craindre qu’elle ne vînt pas spontanément. C’est lui encore qui nous rend un autre service non moins inappréciable. En permettant à beaucoup de vivre sur le rapport d’un avoir une fois acquis, il est ce qui procure à la société ses grands hommes d’état et ses grands hommes de science, les éleveurs qui dépensent des millions à améliorer les espèces bovines et les antiquaires qui dépensent leur vie à déchiffrer les hiéroglyphes du passé, les généraux qui, en sus du courage, ont le point d’honneur héréditaire ou la fermeté morale d’un esprit à larges vues, tous les hommes enfin qui, en sus de ce qu’on peut apprendre en tâchant de gagner sa vie, ont encore au service de tous ce qu’on acquiert seulement par une étude absorbante ou par les traditions d’une famille où les idées déjà supérieures du père sont le premier jouet de l’enfant.

M. Proudhon a admis encore que nos lois, faites par quelques-uns et imposées à tous, étaient un reste de la théocratie primitive, et que les religions comme les législations, avec leurs décalogues et leurs codes impératifs, avaient leur arrière-fondement dans l’esprit de tyrannie. Cela n’est pas : c’est dans la nature des masses humaines qu’il faut chercher la racine de ces ordonnances. Nous ne voulons pas dire que le magistrat puise son titre de légitimité dans le consentement tacite des consciences individuelles : nullement. S’il a autorité pour condamner ceux qui ont violé une loi que jamais ils n’avaient consentie, il la tient d’une nécessité qui, si vous voulez, n’a nul droit pour exister, qui n’aurait nul passeport à exhiber si les logiciens et les théoriciens lui demandaient ses papiers, mais qui est parce qu’elle est, et qu’il faut accepter par la seule raison qu’on ne peut faire autrement. Il faut des législations obligatoires pour tous, bien qu’elles n’aient pas été acceptées par tous, parce que les majorités sont et seront toujours incapables de comprendre la nécessité de tout ce qui leur est nécessaire. Ce n’est pas tout : la mesure dans laquelle les nations sont forcées d’obéir à des codes qui n’ont pas été rédigés par tous leurs justiciables est tout au juste la mesure de leur supériorité. De même qu’un animal qui marche et se souvient est au-dessus d’un animal qui a le mouvement sans la mémoire, un état social est supérieur à un autre parce qu’il comporte plus de possibilités différentes; et c’est précisément le nombre des aptitudes qui entraîne une proportion égale de lois injonctives. Plus le commerce se complique, plus il y a de personnes qui se trouvent impliquées dans le commerce et qui sont intéressées à obtenir justice en matière commerciale sans être à même ni de juger, ni d’être justes, ni de concevoir quelles sont les règles les plus justes en pareilles affaires. Quand le patriarche ou le sauvage est à la fois son tailleur, son palefrenier et son armée, il peut aussi être son législateur et son juge; mais là où il y a beaucoup d’intérêts entraînant beaucoup d’enchevêtremens, il faut des lois qui ne sont faites que par quelques-uns et des juges qui ne sont que juges, comme il faut une tête distincte des pieds chez un animal pour qu’il s’élève, par ses facultés, au-dessus du polype qui respire avec son estomac et qui pense avec son ventre. La raison substituée à la révélation ne changerait rien à cela.

Le publiciste révolutionnaire a enfin admis que nos inégalités sociales procédaient exclusivement de notre établissement économique, et surtout du contrat de louage, qui permet aux capitaux acquis de s’accroître en roulant : — cela n’est pas. La nature et l’effectif relatifs de nos diverses classes dépendent sans doute de la forme de notre société; mais, quant au fait même d’une hiérarchie composée de chefs et de soldats, il repose sur le solide terrain de la nature humaine, que les hommes ne sauraient refaire à nouveau. En changeant de régime, on modifie l’assise des conditions; mais qu’un régime quelconque s’établisse, et aussitôt la masse de la population commence un travail intérieur de répartition, comme pour exhiber tous les genres de caractères dont elle peut trouver en elle l’étoffe sous une telle influence. La nébuleuse cherche à s’organiser en planètes. En temps de guerre, il se dessinera une série de types qui représenteront tous les rôles militaires, toutes les capacités ou les incapacités guerrières dont la matière existe dans le pays. Que le régime de la force fasse place à une ère industrielle, aussitôt il se formule d’autres catégories. La race cherche à montrer ce qu’elle peut produire en fait d’aptitudes industrielles, en fait d’hommes plus ou moins doués pour épargner ou gaspiller, pour manier des capitaux, ou pour procurer à une société industrielle ce qu’elle peut désirer. Encore quelques années, et il se fondera des classes qui seront simplement la traduction officielle de ces castes de nature, et les classes chercheront à assurer leur propagation, et tous s’y prêteront. S’il y a des majorités pour souhaiter qu’on les protège contre des émeutes et des réformateurs excessifs, celui qui pourra assurer la paix aura droit de faire ses conditions. Si l’intelligence qu’on acquiert par une consécration exclusive à la pensée trouve un jour, un seul jour, l’occasion de montrer ce qu’elle peut pour satisfaire des besoins, ces besoins seront les premiers à voter les lois et les privilèges qui pourront désormais aider ces capacités à se multiplier. Certain médecin dont le nom nous échappe s’était intéressé à suivre dans leur carrière les enfans qu’il avait introduits dans le monde. Il a consigné combien il avait trouvé parmi eux d’hommes supérieurs, combien d’esprits moyens, combien d’ineptes, et, chose frappante, sa statistique coïncide presque identiquement avec le cadre d’un régiment et l’effectif de ses grades. Si l’on regardait bien, on s’apercevrait aussi que l’échelle de nos fortunes et de nos conditions correspond non-seulement avec les divers degrés d’activité et de paresse, de prévoyance et d’étourderie, qui existent dans nos populations, mais encore avec les proportions dans lesquelles ils se rencontrent au sein de la masse commune. S’en prendre au principe même des inégalités sociales, comme l’a fait M. Proudhon, c’est donc repousser d’une main la civilisation qu’on appelle de l’autre; c’est toujours s’efforcer de faire rentrer les branches de l’arbre dans sa tige, les planètes dans la nébuleuse, la société déjà faite dans son embryon; c’est vouloir donner à la nature la peine de recommencer ab ovo.

Cela nous semble répondre à tout, et nous ne voyons nulle utilité à discuter pièce à pièce le modèle de société que M. Proudhon nous propose. Nous ne soutiendrons pas que le soleil ne verra jamais son avènement : nous n’en avons pas le droit, hélas! En parcourant un jardin abandonné, nous remarquions avec quelle promptitude l’arbre cultivé retourne au sauvageon; nous réfléchissions tristement que la civilisation gravite sans cesse vers l’état sauvage, comme l’homme vers la terre d’où il est sorti, et qu’une suite incessante d’efforts intelligens peut seule l’empêcher de retomber. Il se pourrait donc que le système d’échange eût son jour; bien plus, en se créant des rouages complémentaires pour réparer les omissions de son inventeur, il se pourrait qu’il se rendît viable, et que la nature humaine trouvât moyen de préparer sous son influence une nouvelle civilisation; mais nous ne voyons nul motif pour tenter l’aventure, car nous voyons que le but du réformateur ne serait pas atteint par son moyen, et que le mal avec lequel il a voulu en finir ne serait nullement terminé.

Nous n’irons pas plus loin dans l’énumération des hypothèses dont la théorie de M. Proudhon est le produit. Au lieu de les examiner une à une, réduisons-les toutes à leur commun diviseur, et nous aurons comme la faute primaire de l’écrivain. Il ne connaît pas l’homme; il n’a pas surpris le double et éternel secret des faits humains; il n’a pas pénétré comment toutes nos volontés, nos actions et nos idées sont les résultats de deux agens, et comment, pour prévoir ce que feraient et voudraient les individus ou les communes sous un nouveau régime, il fallait calculer leur orbite d’après ces deux forces. L’homme collectif ou individuel est une intelligence limitée et une vertu limitée; il y a chez lui en conséquence une dose d’ignorance et une dose de connaissance, une dose de bon vouloir et une dose de malveillance : ce sont là ses deux électricités positive et négative, la chaîne et la trame de tout ce qui se produit en lui. Remuez tant qu’il vous plaira l’humanité, il n’en restera pas moins des hommes avec leurs deux électricités, et un règne humain composé de mille espèces d’humains. Le lendemain comme la veille, il y aura chez tous des incompétences : chez les majorités, un énorme excédant d’ignorance et d’immoralité; — et sans cesse le péché, partout où il existera, portera immanquablement son double fruit : la folie pour premier acte, la terreur ensuite.

A notre avis, ne pas voir cela ou ne pas se le rappeler sans cesse, c’est n’avoir pas le sens du mystère qui est la vie de tout ce qui vit, la manière dont s’engendre tout ce qui s’engendre, et ce déficit aussi entraîne fatalement ses conséquences. M. Proudhon avait péché par là, et, parce qu’il n’avait pas vu l’éternelle action des incapacités humaines, il a dû ne pas comprendre l’utilité de tous les intermédiaires, de tous les modérateurs, de toutes les institutions, qui sont comme nos assurances contre les risques et périls de nos manquemens.


Afin de tirer au moins quelque profit de cette pénible étude, il nous est impossible de ne pas jeter un regard vers le passé pour y chercher le ruisseau qui s’est fait rivière de nos jours. Avec son amour pour les expressions immodérées, M. Proudhon s’est résumé lui-même en ces termes : « Louis-Napoléon chef du socialisme, c’est l’antechrist. » Ailleurs, l’écrivain invoque et salue comme son maître l’éternel tentateur, l’esprit des révolutions qui, sur le haut de la montagne, avait offert au Nazaréen l’empire de la terre. Tous ces mots sont inutilement violens. Pourtant leur rudesse nous va; nous croyons qu’ils posent bien sous son vrai jour la question qui se débat depuis bientôt deux siècles.

L’antechrist! c’est peut-être en effet ce que nous cherchons, et cela depuis long-temps. Voltaire, on le sait, a ouvert la voie en annonçant que toutes les misères de ce monde venaient des prêtres et des religions. Son dogme, à lui, c’était que les hommes n’avaient rien de mieux à faire que de rejeter les croyances et les règles morales qu’on leur avait apprises, et de s’abandonner à leurs penchans de nature. On aimait fort la nature à cette époque. Pendant un siècle, il n’a été question que de religion naturelle et de morale naturelle. Suivant le mot de Calderon, la France était certainement alors le pays de la loi de nature, et cela en pratique comme en théorie. Sous Louis XV, les penchans mettaient largement en action le mépris de toute contrainte, et, quant à la philosophie, avec Rousseau et son école, elle ne faisait guère que traduire ce même mépris en enthousiasme sentimental : elle donnait à l’incontinence les airs d’une noble protestation dictée par des convictions réfléchies et des intentions généreuses. Hélas! si des intentions généreuses se mêlaient en effet chez quelques-uns à cette propagande, nous avons grand’ peur qu’en général l’école n’atteste rien d’aussi glorieux. A nos yeux, toute cette glorification de l’instinct dénote sans doute beaucoup d’activité d’esprit, mais elle dénote surtout des hommes qui étaient eux-mêmes esclaves de l’instinct, des natures énervées où la volonté n’agissait pas, et pour qui tout entraînement était si irrésistible, que l’empire sur soi leur semblait une impossible monstruosité. On a fait honneur à ces penseurs d’avoir affirmé les premiers la perfectibilité sociale; ce qu’on a moins remarqué, c’est que leur manière d’entendre ce dogme revenait à en affirmer un autre : celui de l’imperfectibilité de l’homme. Ils voulaient dire que l’homme ne doit jamais accuser ses propres imperfections de ses malheurs, qu’il doit toujours en rejeter la faute sur les institutions sociales, et qu’il n’a point à prendre la peine ou qu’il n’est point capable de s’amender lui-même. Il n’était nullement besoin que les sages enseignassent cette doctrine aux ignorans, qui la pratiquent assez et de reste; pourtant c’est à enseigner cette doctrine sous toutes les formes que le XVIIIe siècle a dépensé une bonne partie de ses facultés. Il a célébré les sauvages, il a célébré les ignorans; il a mis la barbarie au-dessus de la civilisation, l’enfance au-dessus de l’âge mûr : son véritable dieu, c’était la nature brute, l’état inculte, l’état embryonnaire.

Aujourd’hui nous recueillons les fruits de ces semailles, ou plutôt nos sectes politiques paraphrasent la tradition de ces idées. Dernièrement nous ouvrions un nouvel évangile (l’Arche de la nouvelle alliance), publié par un apôtre évadien, et nous y lisions ceci : « La résignation est un blasphème. » Mais qu’est-ce qu’un apôtre évadien? Celui qui fut Caillaux a répondu lui-même : « C’est un homme qui dit frère au forçat, sœur à la prostituée; c’est un homme qui ne dit plus : Beaucoup sont appelés, peu sont élus; mais qui s’écrie au contraire dans la mansuétude de son cœur : Tous sont appelés, tous sont élus. » Eh bien! celui qui fut Caillaux est un emblème assez exact de l’œuvre qu’ont accomplie nos théoriciens dans le domaine de la philosophie. Lui, il a su trouver un dogme qui résumait bien la pensée du XVIIIe siècle; eux, avec plus de talent sans doute, avec du génie d’exécution parfois, ils ont travaillé et réussi à formuler la même pensée en systèmes sociaux.

L’anti-christianisme est donc formulé. Dogme et doctrine politique, il a pris corps. Soit! c’est un pas de fait; il est au moins possible de le saisir, et les soufflets de l’expérience peuvent l’atteindre. Déjà il y a moyen de peser les affirmations qu’il a tirées des impalpables négations du XVIIIe siècle; déjà il est facile de voir si le passé, qu’il accusait d’aveugle crédulité, était en effet le plus crédule. Laissons de côté les dogmes de la grâce et de la déchéance originelle, qui sont des causes invoquées pour expliquer certains faits. Au lieu de discuter si le christianisme explique bien ce qu’il reconnaît dans la nature humaine, envisageons seulement ce qu’il y reconnaît : il nous restera une doctrine qui avait su voir et dire comment l’homme est un être sujet à errer et à faire le bien, comment il y a lieu de tout redouter et de tout espérer de lui, comment il est un mystérieux théâtre où opèrent sans cesse la grâce qui mène au mieux et le péché qui demande le frein d’une loi. Comme philosophie rationnelle, comme moyen de nous rendre compte de ce que nous sommes et de notre position sur la terre, cette doctrine-là est bien autrement conforme à l’expérience que la foi de nos régénérateurs politiques. Elle est bien autrement humaine aussi, bien autrement adaptée à nos besoins, car elle est une foi qui tend à développer ou à remplacer par des craintes et des espérances la faculté qui est la plus rare et dont on paie le plus cher l’absence : celle de se redouter et se dominer soi-même. C’est que le christianisme, — que disons-nous? — c’est que toutes les religions, même les plus informes, ont sur les axiomes de M. Proudhon et de M. Caillaux un terrible avantage : elles descendent en droite ligne des époques primitives où les hommes, faute de sens, ne faisaient pas de contre-sens, et où, faute d’éducation, ils songeaient à regarder les choses pour les juger, au lieu de ne songer qu’à contredire les idées de leurs pères. Aussi ont-ils au moins entrevu le véritable mystère de la vie. Les horribles sacrifices et les divinités cannibales des premiers barbares, des terrorisés de l’ignorance, pouvaient être de grossiers symboles, mais le symbole voulait dire qu’ils sentaient à leur manière l’existence des forces inconnues. Ils se doutaient que la destinée de l’homme ici-bas n’est pas une bergerie, que dans la partie qu’il joue il a pour adversaires les fatalités qui tuent, et que c’est beaucoup quand il les triche au jeu au point de leur disputer sa vie. Nous, au contraire, derrière nos paravens, nous soupirons langoureusement pour le bonheur absolu; nous réduisons la sagesse à prendre les ordres de nos désirs, et, pour avoir l’agréable droit de croire que tout nous est possible, ou peut-être faute de pouvoir reconnaître aucun impossible, nous déclarons qu’on a calomnié l’espèce humaine en la supposant capable d’égaremens. Il faut cependant qu’on dise à ces choses leurs vérités, car ce sont elles qui désorganisent notre société, à commencer par les âmes. Si un pareil anti-christianisme était une philosophie, il serait simplement celle de l’étourderie, qui ne craint rien parce qu’elle ne prévoit rien ; mais il n’est pas même une philosophie, pas même une opinion : il est le contraire, il est l’antithèse d’une idée. Il ressemble à ces pseudo-jugemens que la jeunesse de vingt à vingt-huit ans se fabrique avec ses premières déceptions, et par pure rancune contre ses premières espérances. — Pour des hommes de vingt-huit ans, c’est fort bien; mais, quand une nation ne va pas au-delà, quand du christianisme elle se laisse emporter vers l’anti-christianisme, pour être rejetée le lendemain de l’anti-christianisme à son antipode, elle ne marche pas; loin de là : elle donne à supposer qu’elle est incapable d’avancer, incapable de se tenir sur ses jambes.

Ceci est une douloureuse morale à tirer, et nous ne voudrions pas l’étendre outre mesure. Toutefois nous pensons certainement que, parmi nos écrivains, — théoriciens et romanciers, — la grande majorité est faite pour nous donner des inquiétudes sur l’avenir du pays. L’impression qu’ils laissent, c’est que le pays est malade et qu’il ne trouve pas de médecins; c’est que parmi nous le don de la parole est très répandu, mais que le plus souvent les hommes qui s’élèvent au-dessus du niveau commun ne se distinguent de la foule que par un excédant d’éloquence et de puissance pour prêcher et mettre en œuvre les plus aveugles tendances de la foule.

M. Proudhon, ce nous semble, nous a donné un spectacle de ce genre. Il a des facultés et même des qualités. Malgré ses virulences, il ne manque pas d’une rude noblesse, et, quoiqu’il soit de la famille des esprits qui n’ont pas de largeur pour comprendre l’ensemble des choses, il possède évidemment cet autre genre de capacité qui sert à concevoir les applications d’une idée. Avec quelque peu d’empire sur lui-même, il eût pu prendre rang parmi les penseurs qui, sans pouvoir trouver les conclusions pratiques qu’il faut aux hommes, travaillent à en préparer les élémens. Au lieu de se renfermer dans cette tâche, il a été comme une pierre projetée dans le vide par ses propres facultés. Sans connaître la nature humaine et sans douter de rien, il s’est fait fort de transformer le monde à vue, en dépit des hommes, des choses et de Dieu. Tout en étant presque seul de son opinion, et le sachant; tout en n’ayant point le droit de la croire réalisable, — il a dit lui-même que, pour s’établir, il faut que les pouvoirs aient avec eux les esprits, — il a débuté par pousser en tout cas à la désorganisation. Fasciné par son propre besoin d’accuser les institutions et les convictions reçues, il n’a pas songé à discuter ses propres conceptions, et il s’est laissé aller à des visions qu’il aurait été le premier à trouver impossibles, fort probablement, s’il eût employé son esprit critique à les examiner. En un mot, au lieu d’être un penseur, il a été un logicien pur, c’est-à-dire l’esclave de son propre esprit; car avoir en tête des notions qui veulent toutes leurs conséquences et rien que leurs conséquences, c’est avoir des idées incontinentes qui se conduisent comme les passions de la jeunesse, c’est raisonner sans avoir conscience de ce qu’est un raisonnement, du degré de confiance qu’il mérite et des chances de danger qu’il comporte; c’est avoir enfin des nerfs et pas de muscles, un esprit actif à qui il vient des inspirations, mais nulle puissance pour examiner, contrôler et diriger ce qui lui vient. Par là même, M. Proudhon nous semble comme une démonstration vivante contre ses propres espérances, car il est une preuve de plus, entre mille autres, que la France de notre temps n’a point le sentiment de son humanité, qu’elle ne sent pas comment le gouvernement par soi-même s’achète par l’empire sur soi-même, et qu’en parlant beaucoup de liberté, elle a fort peu la qualité qui rend la liberté réalisable.


J. MILSAND.