L’Antisémitisme (Lazare)/IV

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CHAPITRE IV


L’ANTISÉMITISME DEPUIS CONSTANTIN JUSQU’AU HUITIÈME SIÈCLE


L’Église triomphante. — La décadence du Judaïsme. — La Pâque et les hérésies judaïsantes. — La Judaïsation. — Le Concile de Nicée. — L’antijudaïsme théologique se transforme. — La fin des Apologies. — Antijudaïsme des Pères et du clergé. — Les Insultes. — Hosius, le pape Sylvestre, Eusèbe de Césarée, Grégoire de Nysse et saint Augustin. — Saint Ambroise, saint Jérôme et saint Cyrille de Jérusalem. — Saint Jean Chrysostome. — Les écrivains ecclésiastiques. — L’édit de Milan et les Juifs. — Prosélytisme juif et prosélytisme chrétien. — Les Juifs, l’Église et les empereurs chrétiens. — Action de l’Église sur la législation impériale. — Les lois romaines. — Les vexations contre les Juifs. — Les mouvements populaires. — La défense des Juifs, leurs révoltes. — Isaac de Sepphoris et Natrona. — Benjamin de Tibériade et la conquête de la Palestine. — Julien l’Apostat et la nationalité juive. — Les Juifs parmi les peuples. — Généralisation de l’antijudaïsme. — En Perse. — Les mages, les docteurs juifs et les académies juives. — En Arabie. — L’influence des Juifs dans le Yemen. — La victoire du Mahométisme et les persécutions contre les Juifs. — L’Espagne et les lois wisigothiques. — Les Burgondes. — Les Francs et la législation romaine. — Le droit canonique, les conciles et le Judaïsme. — La situation des Juifs, leur attitude. — Le Catholicisme.


Pendant trois siècles, l’Église avait eu à lutter contre tous ceux qui liaient la grandeur de Rome au culte séculaire des Dieux. Toutefois, la résistance du pouvoir, celle des pontifes, celle des philosophes n’avaient pu arrêter sa marche ; les persécutions, les haines, les colères avaient accru sa puissance de propagande ; d’ailleurs elle avait su s’adresser à ceux dont l’esprit était trouble, dont la conscience vacillait et à qui elle apportait une idée et cette certitude morale qui leur manquait. De plus, à cette heure où, trop vaste, l’Empire romain craquait de toutes parts, alors que Rome ayant abdiqué tout pouvoir et toute autorité, recevait ses Césars de la main des légions, et que de tous les coins des provinces surgissaient des compétiteurs à la pourpre, l’Église catholique donnait à ce monde expirant une unité qu’il cherchait.

Mais, si elle lui donnait une unité intellectuelle, elle ruinait en même temps ses institutions, ses coutumes et ses mœurs. En effet, à Rome et dans l’Empire, les fonctions publiques étaient en même temps civiles et religieuses, le magistrat, le procurateur, le dux étaient aussi des prêtres, et nul acte public ne s’accomplissait sans rite ; le gouvernement était en quelque sorte théocratique, et il finit par se symboliser entièrement dans le culte des Empereurs. Tous ceux qui voulaient se soustraire à ce culte étaient considérés comme des ennemis de César et de l’Empire, on les tenait pour mauvais citoyens. Ces sentiments expliquent l’animosité romaine contre les religions orientales et contre les Juifs, ils expliquent les mesures prises contre les sectateurs de Iahvé, et mieux encore ils font comprendre les rigueurs qui furent exercées contre les adorateurs de Mithra, de Sabazios et surtout contre les chrétiens, car ceux-là n’étaient pas des étrangers, comme les Juifs, mais des citoyens rebelles.

Aussi, c’est grâce à des motifs politiques que le christianisme triompha, et encore dut-il, pour affermir sa victoire et pour dominer, adopter beaucoup des pratiques cérémonielles de la Rome ancienne. Lorsque les chrétiens eurent accru leur nombre, lorsqu’ils formèrent un parti considérable, ils furent sauvés et virent luire l’aurore de la victoire, car les prétendants au trône purent s’appuyer sur eux et les faire servir à consolider leur autorité. C’est ce qui arriva pour Constantin, c’est ce que Constance peut-être avait prévu, alors qu’il commandait les légions gauloises. L’Église victorieuse hérita de Rome. Elle hérita aussi de sa morgue, de son exclusivisme, de son orgueil et, sans transition presque, de persécutée elle devint persécutrice, disposant à son tour du pouvoir qui l’avait combattue, prenant en main les faisceaux consulaires et la hache et dirigeant les légionnaires.

En même temps que Jésus s’emparait de la ville superbe et qu’ainsi commençait son règne universel, le judaïsme agonisait en Palestine ; les docteurs de Tibériade étaient impuissants à retenir auprès d’eux les jeunes Judéens, et « l’illustre, très glorieux, très respecté » patriarche n’avait plus que l’ombre d’une autorité. C’est en Babylonie que florissaient les écoles juives, c’est là qu’était le centre de la vie intellectuelle d’Israël, mais partout encore où le christianisme portait son influence, il avait à compter avec l’influence du judaïsme, et à la combattre, bien qu’à dater de la fin du troisième siècle elle ait peu d’importance, au moins d’une façon directe. À cette heure, en effet, les hérésies judaïsantes proprement dites s’éteignaient. Ces Nazaréens, ces chrétiens circoncis, attachés à la loi ancienne dont parlent saint Jérôme et saint Épiphane, n’étaient plus qu’une poignée de doux croyants réfugiés à Berée (Alep), à Kokabé dans la Batanée, et à Pella dans la Décapole. Ils parlaient le syro-chaldaïque, et, débris de la primitive église de Jérusalem, ils n’exerçaient plus aucune action, noyés qu’ils étaient au milieu des Églises de langue grecque.

Mais, si l’Ebionisme se mourait on judaïsait quand même ; les chrétiens fréquentaient les synagogues, ils célébraient les fêtes juives et les querelles au sujet de la Pâque n’étaient pas closes. Une grande partie des églises d’Orient s’obstinaient à la célébrer en même temps que les Juifs. Il fallut le concile de Nicée pour affranchir le christianisme de cette dernière et faible attache qui le liait encore à son berceau. Après le Synode, tout fut fini, du moins officiellement et au point de vue de l’orthodoxie entre l’Église et le Temple, mais il fallut encore d’autres décisions conciliaires pour empêcher les fidèles de se conformer à l’ancien usage, et ce ne fut qu’en 341 que s’effectua l’unité de célébration de la Pâque, lorsque le Concile d’Antioche eut excommunié les Quartodécimans.

Quand l’Église fut armée, l’antijudaïsme se transforma. Simplement théologique au début, fait de discussions et de controverses, il se précisa, s’aggrava, devint plus âpre et plus dur. À côté des écrits, on vit paraître les lois ; avec les lois se produisirent les manifestations populaires. Encore les écrits se modifièrent-ils. Pendant les siècles de persécutions l’apologétique avait fleuri, et toute une littérature était née du besoin qu’éprouvaient les chrétiens de convaincre leurs adversaires. Ils s’adressaient soit aux Juifs, soit aux païens, soit aux empereurs, et tous : Justin, Athénagore, Tatien, Ariston de Pella, Meliton s’efforçaient de prouver à César que leurs doctrines étaient sans danger pour la chose publique, qu’ils pouvaient, sans sacrifier aux Dieux, être de bons sujets, d’une obéissance égale et d’une moralité supérieure à celle des païens. En outre, ils démontraient aux Juifs qu’ils étaient, eux chrétiens, les seuls fidèles à la tradition, qu’ils accomplissaient les prophéties et que les moindres détails de leurs dogmes étaient prévus et annoncés par les Écritures. Vainqueur, le christianisme n’eut plus besoin d’apologètes : César était désormais convaincu et Cyrille d’Alexandrie qui écrivait un ouvrage contre Julien l’Apostat fut le dernier des apologètes. Quant à Israël, si l’on persista, jusqu’à nos jours même, à lui montrer son entêtement, on le fit d’une façon moins insidieuse et moins persuasive, on lui parla en maître, et dès le milieu du cinquième siècle, les apologies proprement dites cessent pour ne reparaître que plus tard transformées et modifiées.

On n’essaya plus uniquement de ramener les Juifs au Christ ; d’ailleurs, quelques années d’efforts avaient pu montrer aux théologiens la vanité de leur œuvre et combien peu leurs raisonnements, basés le plus souvent sur une exégèse fantaisiste ou quelques contresens de la traduction alexandrine de la Bible, persuadaient ces endurcis qui écoutaient plutôt leurs docteurs, et tenaient davantage à leur foi à mesure qu’elle était plus honnie. Aux arguments, on mêla les insultes, on vit moins dans le juif le chrétien possible que le déicide sans remords ; on injuria ces hommes dont la persistance choquait et qui, par leur unique présence, empêchaient le triomphe de l’Église d’être complet. On s’efforça d’oublier l’origine judaïque de Jésus, celle des apôtres, et que c’était à l’ombre de la synagogue que le christianisme avait grandi, et cet oubli s’est perpétué, et maintenant encore, dans la chrétienté tout entière, qui donc voudrait reconnaître qu’il se courbe devant un pauvre Juif et une humble Juive de Galilée ?

Les pères, les évêques, les prêtres qui avaient à combattre les Juifs les traitaient fort mal. Hosius, en Espagne, le pape Sylvestre, Paul évêque de Constantinople, Eusèbe de Césarée[1], les injurient ; ils les appellent « secte perverse, dangereuse et criminelle ».

Quelques-uns, comme Grégoire de Nysse[2], restent sur le terrain dogmatique et reprochent simplement aux Juifs d’être des incrédules qui refusent d’accepter le témoignage de Moïse et des prophètes sur la Trinité et l’Incarnation. Saint Augustin[3] est plus violent ; irrité par les objections des talmudistes, il les appelle falsificateurs et affirme qu’on ne doit pas chercher la religion dans l’aveuglement des Juifs, le judaïsme ne pouvant servir que comme terme de comparaison pour démontrer la beauté du christianisme. Saint Ambroise[4] les attaquait d’un autre côté, il reprenait les arguments de l’Antiquité, ces arguments qui avaient servi contre les premiers chrétiens et il accusait les Juifs de mépriser les lois romaines. Saint Jérôme[5] assurait que l’esprit immonde avait saisi les Juifs, et lui qui avait appris l’hébreu à l’école des rabbins il disait, songeant sans doute à la malédiction des Minéens dont il dénaturait le sens : « Il faut haïr les Juifs qui, chaque jour, insultent Jésus-Christ dans leurs synagogues » ; et saint Cyrille de Jérusalem[6] injuriait les patriarches juifs, prétendant qu’ils étaient de basse race.

Mais nous trouvons ces procédés théologiques et polémiques réunis dans les six sermons prononcés à Antioche par saint Jean Chrysostome[7] contre les Juifs ; l’analyse de ces homélies nous permettra de nous rendre compte des procédés de discussion et aussi de la situation réciproque des chrétiens et des Juifs, et des rapports existant entre eux.

Les Juifs, dit Chrysostome dans le premier de ses sermons, sont des ignorants qui ne comprennent pas leur loi et par conséquent sont des impies. Ils sont des misérables, des chiens, des cervelles obstinées, leur peuple est semblable à un troupeau de brutes, de bêtes féroces. Ils ont repoussé Christ, donc ils ne sont aptes qu’au mal. Leurs synagogues sont comparables à des lieux de spectacle, ce sont des cavernes de brigands, la demeure de Satan. Obligé qu’il est de reconnaître que les Juifs n’ignorent pas le Père, il ajoute que cela est peu, puisqu’ils ont crucifié le Fils, qu’ils repoussent l’Esprit et que leur âme est habitée par le démon. Aussi, faut-il se défier d’eux, il faut prendre garde à la Maladie juive. Et Chrysostome apostrophe ses fidèles : Ne fréquentez pas les synagogues, crie-t-il, ne suivez pas le sabbat, les jeûnes et les autres rites juifs. Si vous rencontrez des judaïsants, avertissez-les du péril, car vous êtes l’armée du Christ, ne vous laissez pas détourner, ce serait de la démence extrême. Que retirerez-vous de ce repaire d’hommes qui nient Moïse et les prophètes ? Si les doctrines juives excitent votre admiration, vous devez trouver fausses les doctrines chrétiennes.

Le second sermon renouvelle encore ces diatribes, il atteste les soucis que l’influence juive causait à Chrysostome. « Nos brebis, clame-t-il, sont entourées par les loups juifs », et il répète : Fuyez-les, fuyez leurs impiétés, ce ne sont pas d’insignifiantes controverses qui nous séparent d’eux, mais bien la mort du Christ. Si vous pensez que le Judaïsme est le vrai, laissez l’Église, sinon quittez le Judaïsme. Ne savez-vous pas que les Juifs sacrifient en tous les endroits de la terre, excepté au seul endroit où le sacrifice est valable, c’est-à-dire à Jérusalem ; ignorez-vous que là seulement ils peuvent célébrer la Pâque, ainsi que le dit la loi[8] ; ne vous conformez donc pas à leur Pâque illusoire.

Les quatre autres sermons sont plus théologiques. Chrysostome, s’emparant des invectives des prophètes, traite bien les Juifs de voleurs, d’impurs, de débauchés, de rapaces, d’avares, d’artisans de ruses, d’oppresseurs des pauvres qui ont mis le comble à leurs crimes en immolant Jésus, mais il ne se borne pas à cela. Il donne des arguments pour combattre les controverses qui devaient être très actives à Antioche. Il fait l’apologie de l’Église, il montre qu’Israël est dispersé à cause de la mort du Christ : il tire des prophètes, des récits bibliques, les preuves de la divinité de Jésus, et il recommande à ses ouailles de ne pas accourir aux sermons de ces Juifs qui appellent la croix une abomination, et dont la religion est nulle et inutile pour ceux qui connaissent la vraie foi. En un mot, termine-t-il, c’est une chose absurde de frayer avec les hommes qui ont si indignement traité Dieu, et d’adorer en même temps le Crucifié.

Ces homélies de Chrysostome sont caractéristiques et précieuses. On y trouve toute la tactique que les prédicateurs chrétiens emploieront pendant des siècles, ce mélange de raisonnements et d’apostrophes, de persuasion et d’injures qui est resté le propre de la prédication antijuive. On saisit surtout le rôle du clergé dans le développement de l’antijudaïsme, religieux d’abord, car l’antijudaïsme social n’est venu que plus tard dans la société chrétienne. En lisant ces sermons, on a un très animé et très vivant tableau des rapports du judaïsme et du christianisme au quatrième siècle, rapports qui ont persisté longtemps encore, jusqu’au neuvième siècle environ.

Les Juifs n’étaient pas encore arrivés à cette conception exclusive de leur personnalité et de leur nationalité qui fut l’œuvre des talmudistes. Leur manière de vivre, au point de vue extérieur, n’était pas différente de celle des peuples au milieu desquels ils vivaient ; ils se mêlaient à la vie publique, et cela partout, en Asie Mineure comme en Italie, en Gaule comme en Espagne. En contact perpétuel avec les chrétiens, ils agissaient sur eux, et ne s’étant pas encore confinés dans cet isolement farouche que plus tard leurs docteurs préconisèrent, ils attiraient à leur culte beaucoup d’indécis et d’irrésolus. Leur ardeur prosélytique n’était pas morte, ils ne se rendaient pas compte qu’ils avaient définitivement perdu l’empire moral du monde et ils persistaient à lutter. Ils incitaient païens et chrétiens à judaïser, et ils trouvaient des adhérents, au besoin même ils en faisaient par force et n’hésitaient pas à circoncire leurs esclaves. Ils étaient les seuls ennemis que l’Église pouvait trouver en face d’elle, car le paganisme s’éteignait doucement, ne laissant plus en les âmes que des survivances légendaires, survivances qui ne sont pas mortes même de nos jours. S’il s’opposait encore par la voix de ses derniers philosophes et de ses derniers poètes à la diffusion du christianisme, il ne cherchait plus, à partir du quatrième siècle, à gagner à lui ceux que Jésus tenait en ses liens. Les Juifs, eux, n’avaient pas abdiqué : ils estimaient, au même titre que les chrétiens, être en possession de la vraie religion, et aux yeux du peuple leur affirmation avait tout l’attrait qui émane des convictions inébranlables. Au matin de son triomphe, l’Église n’avait pas cet ascendant universel qu’elle eut plus tard, elle était faible encore, bien que puissante, mais ceux qui la dirigeaient aspiraient à cette universalité, et ils devaient logiquement considérer les Juifs comme leurs pires adversaires, ils devaient tout faire pour affaiblir leur propagande et leur prosélytisme. Les Pères suivirent d’ailleurs en cela une tradition séculaire ; sur ce point du combat on les trouve unanimes, et ils sont légion ceux qui, théologiens, historiens ou écrivains, pensent et écrivent sur les Juifs comme Chrysostome : Épiphane, Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste, Théodoret de Cyr, Cosmas Indicapleuste, Athanase le Sinaïte, Synésius, parmi les Grecs ; Hilaire de Poitiers, Prudentius, Paul Orose, Sulpice Sévère, Gennadius, Venantius Fortunatus, Isidore de Séville parmi les Latins.

Toutefois, après l’édit de Milan, l’antijudaïsme ne pouvait plus se borner à des disputes oratoires ou écrites, et il n’était plus question de querelle entre deux sectes également détestées ou méprisées. Avant sa conversion, Constantin, qui ne voulait pas d’abord accorder des privilèges aux seuls chrétiens, avait reconnu, par l’édit de tolérance, le droit pour chacun de pratiquer la religion qu’il avait acceptée. Les Juifs étaient ainsi mis sur le même pied que les chrétiens ; les pontifes païens, les prêtres de Jésus, les patriarches et docteurs d’Israël jouissaient des mêmes faveurs et étaient exemptés des charges municipales. Mais en 323, après la défaite et la mort de Licinius qui régnait en Orient, Constantin, vainqueur et maître de l’Empire, soutenu par tous les chrétiens de ses états, les traita en favorisés. Il en fit ses grands dignitaires, ses conseillers, ses généraux, et désormais l’Église disposa, pour asseoir sa domination, de la puissance impériale. Le premier usage qu’elle fit de cette autorité fut de poursuivre ceux qui lui étaient hostiles : elle trouva Constantin tout disposé à la servir. D’une part, l’empereur interdit la divination, ferma les temples, prohiba les sacrifices, fit fondre même, pour embellir les églises, les statues d’or et d’argent des Dieux, d’autre part, il consentit à réprimer le prosélytisme juif et remit en vigueur une ancienne loi romaine qui défendait aux Juifs de circoncire leurs esclaves, en même temps, il leur enleva une grande partie des privilèges qu’ils possédaient et leur ferma l’entrée de Jérusalem, ne les autorisant à entrer dans la ville que le jour anniversaire de la destruction du temple et contre un tribut payé en argent. Ainsi, en aggravant les charges qui pesaient sur les Juifs, Constantin favorisait le prosélytisme chrétien, et les prédicateurs ne manquaient pas d’exposer aux Israélites les avantages qu’apportait le baptême. Pour encourager même les hésitants, ceux qui, craignant la vengeance de leurs coreligionnaires, se gardaient de l’apostasie par crainte des mauvais traitements, l’empereur promulgua une loi qui condamnait au feu les Juifs qui poursuivaient leurs apostats à coups de pierres[9].

Cependant malgré son animosité, factice peut-être, contre les Juifs car, on ne sait s’il faut accepter comme véridique la lettre qu’Eusèbe lui attribue[10], et dont les termes sont très violents, Constantin prit soin de les protéger contre les coups que leur prodiguaient leurs propres renégats. Avec ses successeurs, de semblables ménagements ne furent plus gardés. L’influence de l’Église sur les empereurs fut toute-puissante. La religion catholique devint religion d’état, le culte chrétien fut le culte officiel, l’importance des évêques s’accrut de jour en jour ainsi que leur prépondérance. Ils firent passer dans l’âme des souverains les sentiments qui les animaient et si leur antijudaïsme se manifesta par des écrits, l’antijudaïsme impérial se manifesta par des lois. Ces lois, le clergé les inspira, non seulement d’ailleurs contre les Juifs, mais aussi contre les hérétiques. Cela est tellement vrai que, pendant ce cinquième siècle fertile en hérésies, les orthodoxes furent inquiétés parfois, lorsque les théologiens hérésiaques conduisirent les Empereurs.

De ces lois, édictées toutes du quatrième au septième siècle, la plupart sont dirigées contre le prosélytisme juif. On renouvelle les défenses faites à ceux qui circoncisent des chrétiens[11], on condamne les contrevenants à l’exil perpétuel et à la confiscation des biens. On défend aux Juifs d’avoir des esclaves chrétiens[12] ; on leur interdit d’épouser des femmes chrétiennes, comme aux Juives d’épouser des chrétiens et on assimile de telles unions aux crimes d’adultère[13]. D’autres lois favorisent la propagande et le prosélytisme parmi les Juifs, soit directement, en protégeant les apostats[14] et en empêchant les Juifs de déshériter leurs fils et petits-fils convertis[15], soit indirectement et au moyen de mesures vexatoires. Ces mesures vexatoires consistèrent d’abord à restreindre les privilèges des Juifs. On décida que l’argent qui était envoyé en Palestine par les Israélites serait versé dans le trésor impérial[16] ; on leur défendit d’exercer les fonctions publiques[17] ; on leur imposa les charges curiales, si dures et si oppressives[18] ; on leur enleva à peu près leurs tribunaux spéciaux[19]. Les vexations ne se bornèrent pas à cela ; on tracassa même les Juifs dans l’exercice de leur culte ; on réglementa leur façon d’observer le sabbat[20], on les obligea à ne pas célébrer leur Pâque avant les Pâques chrétiennes, et Justinien alla jusqu’à les contraindre à ne pas réciter la prière journalière, le Schema, qui proclamait le Dieu un contre la Trinité.

Encore, et malgré la bienveillance impériale, l’Église n’avait pas été absolument libre de ses mouvements sous Constantin. En dépit des restrictions que le souverain avait mises à la liberté religieuse des païens et des Juifs, il avait été obligé à de certains ménagements ; les adorateurs des Dieux étaient nombreux encore sous son règne, et il n’osait pas provoquer des émeutes dangereuses. Les Juifs bénéficièrent, jusqu’à un certain point de ces hésitations. Avec Constance tout changea. Constantin, baptisé seulement au lit de mort par Eusèbe de Nicomédie, avait été un politique et un sceptique qui s’était servi du christianisme comme d’un instrument ; Constance fut un orthodoxe, un orthodoxe intolérant et fanatique comme le clergé et les moines de son temps. Avec lui, l’Église devint dominatrice, et son pouvoir s’exerça dès lors, en grande partie, par la vengeance, elle eut à cœur, semble-t-il, de faire chèrement payer à ses persécuteurs d’antan tout ce qu’elle avait souffert. Sitôt armée, elle oublia ses plus élémentaires principes, et elle dirigea contre ses adversaires le bras séculier. Les païens et les Juifs furent poursuivis avec la plus dure âpreté ; ceux qui sacrifiaient à Zeus comme ceux qui adoraient Jehovah se virent maltraités, et l’antijudaïsme marcha de concert avec l’antipaganisme.

Les docteurs juifs de Judée furent exilés, on les menaça de mort s’ils persistaient à donner leur enseignement, on les obligea à abandonner Tibériade, et même à fuir la Palestine, tandis que dans toutes les provinces de l’Empire on leur déniait leurs droits de citoyens romains. Aux lois, s’ajoutèrent des tracasseries nombreuses. Pendant le séjour en Judée des légions romaines qui allaient combattre le roi des Perses, Schabur II, les Juifs furent traités comme les habitants d’un pays conquis. On les soumit à de durs impôts, on les força à payer la taxe judaïque, ainsi que des patentes et des amendes nouvelles, on les contraignit à cuire le pain pour les soldats pendant les jours de sabbat et de fêtes.

Durant ce temps, par les villes, les moines et les évêques parlaient contre les païens et les Juifs, ils surexcitaient contre eux les populations chrétiennes, et ils conduisaient des bandes fanatiques à l’assaut des temples et des synagogues. Sous Théodose Ier, sous Arcadius, on brûle des synagogues à Rome et à Callinicus en Mésopotamie. Sous Théodose II, à Alexandrie, saint Cyrille ameute la foule, les anachorètes entrent dans la ville, ils massacrent ceux des Juifs et des païens qu’ils rencontrent, ils tuent Hypathie, ils saccagent les synagogues, ils incendient les bibliothèques, ils chassent tout ce qui n’est pas chrétien, malgré les efforts du préfet Oreste que l’empereur désavoue. À Imnestar, près d’Antioche, l’ascète Siméon accomplit la même œuvre et sous Zénon, des scènes semblables se reproduisent à Antioche. Une furie de destruction s’empare des chrétiens, on dirait qu’ils veulent anéantir jusqu’au souvenir du vieux monde pour préparer le doux règne du Christ.

Les Juifs cependant ne restaient pas impassibles en face de leurs ennemis, ils n’avaient point acquis encore cette opiniâtre et touchante résignation qui les caractérisa plus tard.

Aux discours véhéments des prêtres, ils répliquaient par des discours, aux actes ils répondaient par des actes ; au prosélytisme chrétien qui s’exerçait parmi eux, ils opposaient leur prosélytisme et vouaient aux malédictions leurs apostats. Les prédications les plus violentes retentissaient dans les synagogues. Les prédicateurs juifs tonnaient contre Edom, c’est-à-dire contre Rome, la Rome des Césars devenue la Rome de Jésus, qui violait les consciences après avoir violé la nationalité. Ils ne se bornaient pas à des lieux communs oratoires, ils excitaient leurs frères à la révolte. Pendant que Gallus, neveu de Constance, gouvernait les provinces orientales, Isaac de Sepphoris soulevait les Judéens ; il était aidé dans ses entreprises par un homme intrépide, Natrona, que les Romains nommaient Patricius. « Natrona, criait Isaac, nous délivrera d’Edom comme Mardochée et Esther nous ont délivrés des Mèdes, comme les Hasmonéens nous ont libérés des Grecs. » Les Juifs prirent les armes, mais ils furent durement réprimés par Gallus et son général Ursicinus. On égorgea les femmes, les vieillards et les enfants, Tibériade et Lydda furent à demi détruites, Sépphoris fut rasée, et les souterrains de Tibériade s’emplirent de fugitifs qui s’y tinrent cachés pendant des mois pour échapper aux recherches et à la mort.

Sous le règne de Phocas, les Juifs d’Antioche, las des persécutions, des avanies et des massacres, se ruèrent un jour contre les chrétiens, massacrèrent le patriarche Anastase le Sinaïte et régnèrent en maîtres dans la ville. Phocas envoya contre eux une armée que commandait Kotys, les Juifs repoussèrent d’abord les légions impériales, mais impuissants à lutter contre les troupes plus considérables qui furent conduites à Antioche, ils furent réduits à se soumettre, à se laisser égorger, mutiler ou exiler. Toutefois leur soumission n’était qu’apparente, ils attendaient une occasion de lutter encore : elle se présenta. Lorsque Kosru II, roi de Perse, pour venger son gendre Maurice, dont Phocas avait usurpé le trône, marcha contre l’empire byzantin, les Juifs se joignirent à lui. Scharbazar envahit l’Asie Mineure, malgré les propositions pacifiques d’Héraclius qui venait de détrôner Phocas, et il vit venir sous ses armes les Juifs guerriers de Galilée. Benjamin de Tibériade fut l’âme de la révolte, c’est lui qui arma les rebelles, lui qui les guida. Les Juifs voulaient reconquérir la Palestine, la rendre à sa pureté que le culte chrétien avait pour eux souillée. Ils brûlèrent les églises, saccagèrent Jérusalem, détruisirent les couvents, et, soulevant sur leur passage tous leurs coreligionnaires, attirant à eux les Israélites de Damas, du sud de la Palestine, de l’île de Chypre, ils vinrent même assiéger Tyr, dont ils durent lever le siège. Ils occupèrent durant quatorze ans la Judée en maîtres, tandis que les chrétiens palestiniens se convertissaient en masse au judaïsme. Héraclius les détacha des Perses, qui avaient manqué à leurs promesses en ne rendant pas à leurs alliés la cité sainte, Jérusalem ; il s’entendit avec Benjamin de Tibériade, promettant aux Juifs l’impunité et d’autres avantages ; mais lorsque l’empereur eut reconquis ses provinces sur Kosru, il fit, à l’instigation des moines et du patriarche Modeste, massacrer ceux qu’il avait accueillis. Comme il avait fait serment aux Juifs de ne les point inquiéter, Modeste le délia de ce serment, et institua, par compensation sans doute, un jeûne que les Maronites et les Coptes observèrent longtemps.

Mais les Juifs de Judée n’étaient qu’une poignée et leur histoire en Palestine était close. Lorsque Julien l’Apostat, qui avait aboli les lois restrictives de Constantin et de Constance contre les Juifs, voulut reconstruire le temple de Jérusalem, les communautés israélites étrangères restèrent sourdes à l’appel impérial : elles s’étaient détachées de la cause nationale, du moins d’une façon immédiate. Pour tous les Juifs de ce temps, la reconstitution du royaume de Juda était liée à l’avènement du Messie et ils ne pouvaient l’espérer d’un philosophe couronné ; ils n’avaient qu’à attendre le roi du ciel qui leur était promis et ces sentiments persistèrent durant des siècles. Quand Gamaliel VI, le dernier patriarche, mourut, le fantôme de la royauté et de la nationalité juives, fantôme qui subsistait encore, disparut et il n’y eut plus pour Israël, qu’un chef de l’exil, l’Exilarque de Babylonie qui disparut au onzième siècle. D’ailleurs, les Juifs répandus dans le monde, constitués en puissantes et riches communautés, s’étaient créés de multiples patries d’intérêts, et ces intérêts les liaient au sol qu’ils occupaient. Ils ne les attachaient pas cependant complètement, car leur religion sociale les maintenait quand même dans un fâcheux isolement et, mêlés à tous les peuples, ils subissaient partout où des religions précises et dogmatiques s’établissaient, les conséquences de leur opposition confessionnelle. Aussi voyons-nous l’antijudaïsme fleurir non seulement dans les contrées catholiques, mais aussi en Perse et en Arabie.

En Perse, en Babylonie, les Juifs étaient établis depuis la captivité ; après la ruine de Jérusalem beaucoup encore se réfugièrent en cet admirable et fertile pays, où des terres arables leur furent distribuées et où ils vécurent heureux sous la bienveillante autorité des Arsacides. Ils fondèrent des écoles à Sora, à Néhardéa et à Pumbaditha, et firent de nombreux prosélytes. Mais, au milieu du troisième siècle, la dynastie des Arsacides, très impopulaire, tomba avec Artaban, et Ardéchir fonda la dynastie des Sassanides. C’était un mouvement national et religieux. Les Néo-Perses, les Guèbres, détestaient les Arsacides hellénisants qui avaient délaissé le culte du feu. Le triomphe d’Ardéchir fut le triomphe des Mages, qui sévirent durement contre les Hellénisants, les chrétiens d’Edesse et les Juifs, car, en Perse, l’antijudaïsme des Mages fut lié à l’antichristianisme, et les frères ennemis furent persécutés simultanément, quoique les Juifs, plus nombreux, plus puissants et plus redoutables aient eu plus particulièrement à souffrir pendant ces périodes de trouble. Du reste, ces persécutions ne furent jamais de très longue durée. Tourmentés à la fin du troisième siècle par Schabur II qui avait amené d’Arménie à Ispahan 70.000 prisonniers juifs, les Israélites restèrent de longues années sans être inquiétés, mais au cinquième et au sixième siècles, sous Yesdigerd II, sous Phéroces et sous Kavadh, des mesures de restriction furent prises, à l’instigation des Mages. On interdit aux Juifs de célébrer le sabbat ; on ferma les écoles, on supprima les tribunaux juifs. Pendant le règne de Kavadh, Mazdak le Mage fut le promoteur de ces vexations. Fondateur de la secte des Zendik, Mazdak prêchait le communisme et faisait dépouiller Juifs et chrétiens de leurs femmes et de leurs biens. Sous la conduite de l’exilarque Mar Zutra II, les Juifs se révoltèrent et les chroniques persanes rapportent qu’ils vainquirent les partisans du mage et fondèrent un état dont la capitale fut Mahuza, ville peuplée de Perses convertis au judaïsme. Cet état subsista sept ans, jusqu’à la mort de Mar Zutra, qui fut vaincu et tué.

Dès lors, les Juifs connurent en Perse des alternatives de paix et de trouble, heureux sous Kosroës Nuschirvan et sous Kosru II, malheureux sous Hormisdas IV, jusqu’au jour où, lassés de cette situation précaire, ils aidèrent, de concert avec les chrétiens du royaume Sassanide, Omar à s’emparer du trône de Perse, servant ainsi au triomphe de Mahomet et des Arabes.

Cependant, les Juifs n’avaient pas eu à se réjouir du joug musulman. Leur établissement dans l’Arabie, si on fait abstraction des légendes qui les font arriver dès Josué ou dès Saül, doit remonter au temps de la captivité, à la destruction du premier temple. Le noyau primitif fut augmenté par les fugitifs de Judée qui gagnèrent l’Arabie au moment où Rome conquérait la Palestine. Au commencement de l’ère chrétienne, il y avait en Arabie quatre tribus juives, dont le centre était Médine.

Les Juifs firent la conquête morale et intellectuelle des Arabes, ils les convertirent au judaïsme, ou tout au moins leur en firent adopter les rites. Les affinités des deux peuples rendaient la chose facile d’autant que, dans le Yémen, les Juifs avaient, à leur tour, accepté les mœurs arabes, mœurs peu différentes de celles des Israélites d’antan. Ils étaient agriculteurs, pasteurs et guerriers, pillards aussi, et poètes. Divisés en petits groupes, luttant entre eux et prenant partie dans les querelles qui partageaient les tribus arabes, ils fondaient en même temps des écoles à Yatrib, élevaient des temples et propageaient leur religion jusque chez les Himyarites, avec qui les commerçants de leur nation entretenaient des relations. Au sixième siècle, sous le règne de Zorah-Dhou-Nowas, le Yémen entier était juif. Avec la conversion au christianisme d’une tribu arabe de Nedjran, les difficultés commencèrent, mais elles furent de courte durée, car la propagande chrétienne fut arrêtée court en Arabie par Mahomet. Mahomet fut nourri de l’esprit juif ; en fuyant la Mecque où sa prédication avait soulevé contre lui les Arabes fidèles aux vieilles traditions, il se réfugia à Médine, la cité juive, et, comme les apôtres trouvant leurs premiers adhérents parmi les prosélytes hellènes, il trouva ses premiers disciples parmi les Arabes judaïsants. Aussi les mêmes causes religieuses provoquèrent-elles la haine de Mahomet et celle de Paul. Les Juifs se montrèrent rebelles à la prédication du prophète, ils l’accablèrent de railleries et Mahomet qui jusqu’alors avait été disposé à entrer en composition avec eux les répudia violemment, écrivant une Soura célèbre, la Soura de la Vache, dans laquelle il les invectivait cruellement. Mais lorsque le prophète eut rassemblé autour de lui une armée de partisans, il ne se borna pas aux injures, il marcha contre les tribus juives, les vainquit et ordonna de ne pas prendre pour amis « les chrétiens et les Juifs ». Tous les Juifs se soulevèrent et s’allièrent avec ceux des Arabes qui repoussaient les doctrines nouvelles, mais l’extension du mahométisme triompha d’eux. À la mort de Mahomet, ils étaient très affaiblis ; Omar acheva l’œuvre. Il chassa de Khaïbar et de Whadi-l-Kora les dernières tribus juives, ainsi que les chrétiens de Nedjran, car chrétiens et Juifs polluaient le sol sacré de l’Islam.

Mais partout où Omar porta ses armes, les Juifs, opprimés en vertu de cette affinité qui les liait quand même aux Arabes, favorisèrent le second Kalife, qui s’empara de la Perse et de la Palestine. Omar imposa de sévères lois aux Juifs qui l’avaient secondé ; il les soumit à une législation très restrictive, leur défendant de construire de nouvelles synagogues, les obligeant à porter un vêtement d’une couleur spéciale, leur interdisant de monter à cheval, les assujettissant à un impôt personnel et à un impôt foncier. Il en fit de même pour les chrétiens. Néanmoins, les Juifs jouirent sous l’autorité des Arabes d’une plus grande liberté que sous la domination chrétienne. La législation d’Omar ne fut pas rigoureusement observée d’une part ; de l’autre la masse musulmane, malgré la différence des religions, et en laissant de côté quelques manifestations de fanatisme, se montra pour eux très bienveillante. Aussi verrons-nous plus tard, lors de l’expansion islamique, les Arabes être acclamés comme des libérateurs par tous les Juifs de l’Occident.

La condition des Juifs occidentaux depuis l’écroulement du fragile empire romain et la ruée des barbares sur le vieux monde fut soumise à toutes les vicissitudes. Les Césars, ces pauvres Césars qui s’appelaient Olybrius, Glycerius, Julius Nepos et Romulus Augustule, tombèrent, mais les lois romaines persistèrent ; et si pendant de courtes périodes elles ne furent pas appliquées aux Juifs, elles restèrent toujours vivantes et les souverains germains purent à leur gré s’en servir.

Du cinquième au huitième siècle le bonheur ou le malheur des Juifs dépendit uniquement de causes religieuses qui leur étaient extérieures, et leur histoire parmi ceux qu’on appelait les barbares est liée à l’histoire de l’Arianisme, à son triomphe et à ses défaites. Tant que les doctrines ariennes prédominèrent, les Juifs vécurent dans un relatif état de bien-être, car le clergé et même les gouvernements hérétiques luttaient contre l’orthodoxie et se souciaient assez peu des Israélites, qui n’étaient pas pour eux les ennemis qu’il fallait réduire. Théodoric fit exception cependant. À peine l’empire Ostrogoth était-il assis, que le roi, poussé peut-être par Cassiodore, son ministre, qui paraît avoir eu fort peu de sympathie pour les Juifs — il les qualifiait de scorpions, d’ânes sauvages, de chiens, de licornes — défendit aux Juifs de construire des synagogues et essaya de les convertir. Mais, malgré cela, il les protégea contre les agressions populaires, et obligea le sénat de Rome à faire rebâtir les synagogues que la foule catholique, insurgée contre l’Arien Théodoric, avait incendiées.

D’ailleurs, en Italie, sous la domination byzantine, si tracassière pour eux, ou sous la domination lombarde plus indifférente, car les Lombards ariens et païens ignoraient à peu près l’existence d’Israël, les Juifs furent sauvegardés des colères et des rages convertisseuses du bas clergé et de ses ouailles par la bienveillance de l’autorité pontificale qui, à de rares exceptions près, semble, à dater du moment où s’accroît sa puissance, vouloir conserver la synagogue comme un vivant témoignage de sa victoire.

En Espagne, la situation des Juifs fut tout autre. De temps immémorial ils habitaient la péninsule, où ils s’étaient établis librement ; leur nombre s’était accru sous Vespasien, Titus et Hadrien, pendant les guerres judéennes et après la dispersion ; ils possédaient de grands biens, étaient riches, puissants, honorés, et avaient pris une grande influence sur la population au milieu de laquelle ils vivaient. L’impression même que les peuples d’Espagne reçurent du judaïsme persista pendant des siècles, et cette terre fut la dernière qui vit encore une fois le combat, à armes presque égales, entre l’esprit juif et l’esprit chrétien. À plusieurs reprises l’Espagne faillit être juive, et c’est faire l’histoire de ce pays, jusqu’au quinzième siècle, que de faire l’histoire de ses Juifs, car ils furent mêlés à sa littérature, à son développement intellectuel, national, moral et économique, de la plus intime et de la plus remarquable façon. Contre les tendances, contre le prosélytisme juifs, l’Église combattit dès son premier établissement en Espagne et elle ne les extirpa complètement — et encore ! — qu’après douze siècles de lutte.

Jusqu’au sixième siècle, les Juifs espagnols jouirent du plus parfait bonheur. Ils furent heureux comme en Babylonie, et en Espagne ils retrouvèrent une autre patrie. Les lois romaines ne les atteignirent pas là, et les prescriptions ecclésiastiques du concile d’Elvire[21], qui interdisaient aux chrétiens d’avoir des rapports avec eux, restèrent lettre morte. Leur état ne fut pas modifié par la conquête visigothique, et les Visigoths ariens se bornèrent à persécuter les catholiques. Les Juifs jouirent des mêmes droits civils et politiques que les conquérants, d’ailleurs ils entrèrent dans leurs armées et ce furent des troupes juives qui gardèrent les frontières pyrénéennes. Avec la conversion du roi Reccared, tout changea ; le clergé triomphant accabla les Juifs de persécutions et de vexations, et dès cette heure (589) commença pour eux une précaire existence. Ils furent soumis à une législation tatillonne et dure, législation progressivement édictée par les rois Visigoths, et préparée par les nombreux conciles qui, pendant cette période, furent tenus en Espagne. Ces lois successives se trouvent toutes dans l’édit publié par Receswinth (652) ; elles furent remises en vigueur et aggravées par Erwig qui les fit approuver par le douzième concile de Tolède (680)[22]. On défendait aux Juifs de pratiquer la circoncision, d’établir des différences entre les mets, d’épouser leurs parents jusqu’à la sixième génération, de lire des livres condamnés par la foi chrétienne. On ne leur permettait pas de témoigner contre les chrétiens, ni d’intenter contre eux une action judiciaire, ni d’exercer un emploi civil quelconque. Ces lois, qui avaient été constituées peu à peu, ne furent pas toujours appliquées par les seigneurs visigoths qui vivaient dans une certaine indépendance, mais le clergé redoubla d’efforts pour obtenir leur stricte observance. Le but des évêques et des dignitaires de l’Église était d’obtenir la conversion des Juifs et de tuer en Espagne l’esprit judaïque, l’autorité séculière leur prêta son appui. À plusieurs reprises, les Juifs furent obligés de choisir entre l’exil et le baptême ; c’est de cette époque que date la formation de cette classe des Marranes, des chrétiens judaïsants, que plus tard l’Inquisition dispersa. Jusqu’au huitième siècle, les Juifs espagnols vécurent dans cet état d’incertitude et de détresse, ne comptant que sur la bienveillance passagère de quelques rois, comme Swintila et Wamba. Ce fut Tarik, le conquérant mahométan, qui les libéra, en détruisant l’empire visigothique, avec l’aide des Juifs restés en Espagne. Après la bataille de Xerès et la défaite de Roderic (711), les Juifs respirèrent.

A peu près à la même époque, une ère meilleure s’ouvrait pour eux en France. Ils avaient fondé des colonies en Gaule au temps de la République romaine ou de César, et ils avaient prospéré, bénéficiant de leur état de citoyens romains. Quand arrivèrent les Burgondes et les Francs, leur situation ne fut pas changée et les envahisseurs ne les traitèrent pas autrement que les Gaulois. Leur histoire suivit les mêmes fluctuations et les mêmes rythmes qu’en Italie et en Espagne. Libres sous la domination païenne ou arienne, ils furent opprimés sitôt que l’orthodoxie domina. Sigismond, roi des Burgondes, édicta contre eux des lois dès sa conversion au catholicisme, et ses successeurs les confirmèrent[23]. Quant aux Francs, qui ignoraient l’existence des Juifs, ils se laissèrent uniquement guider par les évêques et, après Clovis, ils commencèrent tout naturellement à appliquer aux Juifs les dispositions du code théodosien. Ces dispositions furent aggravées et compliquées par l’autorité ecclésiastique qui laissa au pouvoir séculier le soin d’exécuter et de faire observer ses décisions. Du cinquième au huitième siècle la partie du droit canonique relative aux Juifs s’élabora en Gaule. Ce furent les conciles qui formulèrent les lois que corroborèrent par leurs édits les rois mérovingiens.

Toute la préoccupation de l’Église, pendant ces trois siècles, semble avoir été de séparer les Juifs des chrétiens, d’empêcher la judaïsation de ses fidèles, et d’arrêter le prosélytisme israélite. Cette législation qui, au huitième siècle, était devenue extrêmement sévère pour les Juifs et pour les judaïsants, ne s’est pas établie d’un seul coup ; au début, dès le concile de Vannes de 465, les synodes se bornent à des défenses platoniques. Le clergé ne disposant à cette époque que d’une très mince autorité, ne pouvait décréter des châtiments, et ce n’est qu’à partir du sixième siècle que, grâce à l’appui des chefs francs, il put instituer une pénalité progressive, applicable d’abord aux seuls clercs qui contrevenaient aux décisions conciliaires, puis aux laïques. Mais ces peines canoniques qui comprenaient l’excommunication et parfois, pour les prêtres, la bastonnade, ne visaient que les fidèles ; quant aux Juifs, les synodes ne prenaient contre eux aucune mesure afflictive, c’est ce qui a permis à beaucoup d’établir victorieusement, en apparence, la bienveillance de l’Église vis-à-vis des Juifs[24].

Il n’en est rien cependant. Il ne faut pas oublier en effet que l’Église n’avait pas le droit de légiférer civilement, mais les règlements synodaux, les interdictions et les défenses ecclésiastiques, les considérants dont ils étaient accompagnés, avaient une influence énorme sur les autorités politiques ; de plus l’épiscopat exerçait sur les rois mérovingiens ou visigoths une directe et manifeste influence, et l’on peut affirmer que Childebert ou Clotaire II, par exemple, ou Receswinth, donnèrent une sanction aux décrets ecclésiastiques, et que leurs édits furent publiés à l’instigation des évêques.

Du reste le clergé ne se bornait pas à influencer les proclamateurs des mesures légales, c’est lui qui, perpétuellement, excitait contre les Juifs des populations dont l’orthodoxie n’était pas très intolérante. C’est sous la conduite de ses prêtres que la foule se ruait contre les synagogues et qu’elle mettait les Juifs dans l’alternative du massacre, de l’exil ou du baptême.

Toutefois, il ne faudrait pas se représenter l’état des Juifs à cette époque comme très misérable. Du côté juif, comme du côté chrétien, on observe un mélange de tolérance et d’intolérance qui s’explique, soit par le mutuel désir de faire des prosélytes, soit même par une certaine bienveillance religieuse réciproque. Les Juifs se mêlaient à la vie publique, les chrétiens mangeaient à leur table[25], ils s’unissaient entre eux[26], ils prenaient part aux deuils et aux réjouissances comme aux luttes des partis. Ainsi les voit-on à Arles se liguer avec le parti visigoth contre l’évêque Césaire[27] et plus tard suivre les funérailles du même évêque en criant : Vae vae ! Ils étaient les clients des grands seigneurs (comme en témoignent deux lettres de Sidoine Apollinaire[28]), et ceux-ci les aidaient à se soustraire aux ordonnances vexatoires. En beaucoup de régions, les clercs les fréquentaient et de même que bien des chrétiens venaient dans les synagogues, des Juifs assistaient aux offices catholiques pendant la durée de la messe des catéchumènes. Ils résistaient autant que possible aux efforts faits pour les convertir, efforts nombreux, parfois accompagnés de violences, malgré les recommandations de quelques papes[29], et ils controversaient hardiment avec les théologiens qui tentaient de les persuader par les mêmes moyens qu’employèrent les Pères des âges précédents. Nous reparlerons de ces controverses et de ces écrits lorsque nous étudierons la littérature antijuive.

Ainsi, comme on a pu le voir, durant les sept premiers siècles de l’ère chrétienne, l’antijudaïsme eut des causes exclusivement religieuses, et il fut à peu près uniquement dirigé par le clergé. Les excès populaires, la répression législative, ne doivent pas faire illusion, car jamais ils ne furent spontanés, et leurs inspirateurs furent toujours des évêques, des prêtres ou des moines. Ce n’est qu’à partir du huitième siècle que des causes sociales vinrent s’ajouter aux causes religieuses, c’est après le huitième siècle aussi que commencèrent les véritables persécutions. Elles coïncidèrent avec l’universalisation du catholicisme, la constitution de la féodalité et aussi avec le changement intellectuel et moral des Juifs, changement dû, en majeure partie, à l’action des talmudistes et à l’exagération des sentiments d’exclusivisme des Juifs. Nous allons maintenant assister à cette transformation nouvelle de l’antijudaïsme.


  1. Demonstratio evangelica.
  2. Testimonia adversus Judæos ex vetere Testamento, Migne, P. G., XLVI.
  3. Oratio adversus Judæis, Migne, P. L., XLII.
  4. De Tobia, Migne, P. L., XIV.
  5. Ep. cli. Quæst., 10, Migne, P. L., XXII.
  6. Ep. cli. Quaest., 10, Migne, P. G., XXIII.
  7. Adversus Judœis, Migne, P. G., XLVIII.
  8. Deutéronome, XII.
  9. Codex Justinianus, l. I, tit. VIII, 3.
  10. Eusèbe, Vita Constantini, III, 18, 20.
  11. Codex Justinianus, l. I, tit. IX, 16.
  12. Code Théodosien, l. XVI, tit. IX, 3, 4 et 5.
  13. Codex Justinianus, l. I, tit. IX, 6.
  14. Code Théodosien, l. XVI, tit. VIII, 5.
  15. Code Théodosien, l. XVI, tit. VIII, 28.
  16. Codex Justinianus, l. I, tit. IX, 17, et Code Théodosien, l. XVI, tit. VIII, 14.
  17. Codex Justinianus, l. I, tit. IX, 18.
  18. Justinien, Novelle, 45.
  19. Codex Justinianus, l. I. tit. IX, 15.
  20. Codex Justinianus, l. I. tit. IX, 13, et Cod. Théod., l. VIII, tit. IX, 8.
  21. Au quatrième siècle.
  22. Leges, Visigoth., L. XII. tit. II, 5.
  23. Lex Burgundionum, tit. XV, 1, 2, 3.
  24. Les Conciles se bornent à ordonner le baptême des enfants issus d’unions mixtes, ainsi que la dissolution du mariage, si le conjoint juif ne se convertit pas. En outre ils déclarent que tout Juif qui tentera de convertir ses esclaves, perdra ces esclaves qui deviendront la propriété du fisc. (Conciles d’Orléans, 533 ; de Tolède, 589 ; de Chalcédoine, 541 ; de Mâcon, 581 ; de Reims, 625, etc.)
  25. Concile de Vannes (465), canon XII ; Concile d’Epaones (517), canon XV ; Concile de Mâcon (581), canon XV, etc.
  26. 2e Concile d’Orléans (533), canon XIX ; Concile de Clermont (535), canon VI
  27. Vie de saint Césaire, Migne, Patrologie latine, t. LXVII.
  28. Sidoine Apollinaire, l. III, ép. iv, et l. IV, ép. v.
  29. Frédégaire (Chronique, XV) et Aimoin (Chroniqua Moissiacensis, XLV) rapportent que, à l’instigation de l’empereur Héraclius, Dagobert donna le choix aux Juifs entre la mort, l’exil ou le baptême (Gesta Dagoberti, XXIV). La même chose est rapportée du roi Visigoth Sisebut (Appendice à la chronique de l’évêque Marius, ann. 588, Dom Bouquet, t. II, p. 19). Chilpéric obligea beaucoup de Juifs à se faire baptiser (Grégoire de Tours, H. F., l. VI, ch. XVII). L’évêque Avitus contraignit les Juifs de Clermont à abjurer ou à quitter la ville. (Grégoire de Tours, H. F. l. V., ch. XI). D’autres évêques employaient la force, et il fallut l’intervention du pape saint Grégoire pour modérer leur zèle. « Les Juifs ne doivent pas être baptisés par la violence, mais amenés par la douceur », dit-il dans des lettres adressées à Virgile, évêque d’Arles, à Théodore évêque de Marseille et à Paschasius, évêque de Naples (Regesta Pontificum Romanorum édit. Jaffé, no 1115 et 1879). Mais l’autorité du pape ne fut pas toujours efficace.