L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier/04

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L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 352-378).
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L’APÔTRE DES INDES ET DU JAPON

FRANÇOIS DE XAVIER

IV[1]
VERS LE JAPON


VIII. — L’HORIZON S’ÉLARCIT

Le retour de François à Malaca fut marqué par deux incidens : l’un qui forme aujourd’hui le sujet d’un des vitraux de la cathédrale ; l’autre qui est à l’origine d’une des plus sanglantes tragédies de l’histoire des Missions.

Le premier se rapporte à une attaque nocturne tentée contre la ville par les Mores et le roi d’Achin. Elle aurait pu être désastreuse ; elle ne le fut pas. Les assaillans n’enlevèrent en guise de butin que des oies, qu’ils apportèrent à leur prince pour lui prouver qu’ils avaient vraiment débarqué. On délibéra si la flotte portugaise se jetterait à leur poursuite ; et l’expédition fut décidée, dit-on, sur les instances de François. Les jours passèrent. Aucune voile ne reparaissait. On crut à une défaite qui mettrait Malaca en grand danger. Les sorciers malais ne se faisaient pas faute d’assurer que tous les marins portugais avaient péri jusqu’au dernier. Ils voyaient leurs cadavres au fond de la mer ; et ces beaux masques sinistres soufflaient sur la panique. Ce fut alors que, du haut de la chaire, François gourmanda la population de sa crédulité et lui annonça la victoire des Chrétiens, le jour même où le roi d’Achin était battu, et, en tout cas, bien avant que la nouvelle ait pu lui en parvenir. Il n’en parle pas dans ses lettres ; et le Père Francisco Perez, arrivé à Malaca six mois après l’événement, ne semble pas y avoir attaché l’importance excessive que lui donnèrent plus tard les hagiographes. Mais entre le récit très simple qu’il nous en fait et les dépositions qu’on recueillit au bout d’une dizaine d’années, les imaginations avaient préparé le vitrail. L’expédition prit des proportions épiques, et peu s’en fallut qu’on n’en reversât tout l’honneur sur maître François.

Mais, à ce moment, il en concevait une autre dont les conséquences allaient être plus graves. Il y a dans sa vie, comme dans celle des grands aventuriers, un fort élément de romanesque. La Providence travaille pour lui ; mais elle ne peut se manifester que par des concours de circonstances pareils à ceux dont s’alimentent les romans d’aventures. Les plus belles situations sortent d’une rencontre imprévue. Au moment où tout va finir, l’erreur d’un aubergiste, une diligence manquée, fait que tout recommence.

François avait envoyé d’Amboine, l’année précédente, à Mansilhas et à Jean de Beira l’ordre de venir aux Moluques. Il les destinait à ce séminaire de martyrs, comme il nommait les îles du More, convaincu qu’elles seraient de toutes les terres d’évangélisation celle qui donnerait le plus de martyrs à la Société de Jésus. Il comptait sans le Japon et sans la Chine ! Mansilhas, qui s’était rebellé, avait trouvé un remplaçant ; et les deux missionnaires étaient déjà à Malaca. François put les avertir des labeurs que leur réservait leur nouveau poste. J’imagine que, lorsqu’il les conduisit au navire, il les vit s’éloigner avec une secrète envie sur cette, route où, dix-sept mois plus tôt, il s’était éloigné lui-même. Son retour dans l’Inde et à Goa lui causait des appréhensions. Il aurait voulu revivre encore ses nuits de prière au milieu des Alforous, où son âme s’élançait du plus misérable état des hommes jusqu’à Jésus Notre-Seigneur, sous un ciel dont les étoiles resplendissaient comme la face des Saints. Rien ne lui rendra l’émotion qu’il ressentit à mettre ses pieds hors de tous les chemins tracés. Sainte émotion, mais où entre peut-être un peu de cette curiosité profane qui pousse l’homme à visiter toutes les beautés de la terre. Sainte émotion, mais où perce peut-être un peu de l’amour-propre du voyageur heureux de s’être avancé plus loin que les autres. Il nous semble l’entendre : « Mon Dieu, pardonnez-moi si cet amour-propre, cette curiosité, se sont mélangés aux pieuses convoitises d’un cœur qui ne bat que pour vous ! Désormais, je retourne à un monde défloré, dont je connais les aspects, les tristesses, les dangers, où je connais tout, sauf les nouvelles misères qu’il vous plaira de m’y envoyer…Ce Mansilhas ! Quelle ingratitude !… Je reviens sur mes pas ; mais j’aurais souhaité d’aller au-delà, et encore au-delà. Je reverrai mes pêcheurs de Comorin et ceux du Travancore, et les Portugais de Goa. Et pourtant, ils ont moins besoin de moi que tant d’autres qui vous ignorent comme moi-même j’ignore leur nom. La Chine a des attraits confus. Mais aucune voix ne m’y appelle. Votre volonté ne semble point que j’y aille. Seigneur, où m’avez-vous préparé mon tombeau ? L’Inde est vaste. Et il y a Ceylan. O mon Dieu, donnez-moi d’y annoncer votre parole et d’y établir votre règne. A quoi lui servent les trésors dont elle se vante et les amans dont elle fait la fière ? Mes yeux sont pleins de larmes à l’idée des belles îles que vous avez tirées du sein des flots et qui languissent dans leur opulence, ne sachant pas qui vous êtes, ne sachant même pas que vous êtes ! » Et, tout en songeant ainsi, François se rend à l’église où il doit célébrer un mariage.

Pendant qu’il officie, deux hommes sont entrés et s’arrêtent près du seuil. L’un est Portugais ; l’autre, qui paraît tout petit et tout menu, pourrait être un Malais ; mais son teint est plus foncé, ses yeux plus bridés ; il porte des vêtemens sombres et un sabre dont le fourreau de laque ne ressemble pas à ceux de la Malaisie. Sa main fine serre le manche d’un éventail qu’il a passé dans sa ceinture. Son compagnon s’est penché à son oreille, et, lui indiquant le prêtre : « Voici, dit-il, celui que vous avez tant cherché. » Le petit homme jaune sourit, incline la tête et aspire un peu d’air entre ses dents. La cérémonie se termine. Les nouveaux époux sortent : l’homme, content de lui ; la femme, une métisse, toute brillante de sa vertu neuve, car, n’en doutez pas, ce mariage n’est qu’une réconciliation avec Dieu, que le Père maître François a encore opérée. S’il n’a pas marié autant de Portugais qu’il a baptisé d’indigènes, c’est que les Portugais étaient en infime minorité ; mais, relativement, il en a marié bien davantage. Il va, lui aussi, quitter l’église, quand les deux hommes s’avancent vers lui. « Est-ce vous, George Alvarez, mon cher fils ? s’écrie doucement et joyeusement François. Loué soit Dieu ! » — « Ah ! très cher Père, répond le Portugais, nous nous joignons enfin ! Si vous venez de loin, nous venons d’encore plus loin, du Japon. Mon ami, le seigneur Yagirô, un Japonais, désespérait de vous rencontrer. » Ici, le seigneur Yagirô, qui s’était tenu en arrière, s’approche, et, trois fois de suite, se courbe si bas que sa tête touche presque ses genoux. Mais François lui tend les mains et sourit à cette âme qui l’a cherché et dont il ne sait pas qu’elle lui apporte un monde. « Notre histoire sera longue, reprend Alvarez, et si vous le permettez, bien que mon ami comprenne le portugais et commence à le parler, c’est moi qui vous la conterai. »

C’était, en effet, une assez longue histoire. Depuis cinq ou six ans, les Portugais, portés par un typhon, avaient retrouvé le fameux Cipangu dont Marco Polo avait entrevu les palais, couverts d’or fin. Les indigènes les avaient accueillis avec une politesse dont ils avaient été charmés, et qu’ils ne semblent pas avoir payée de retour, car on les jugea grossiers, mais d’humeur paisible. Peu à peu, des rapports commerciaux s’établirent sur deux points importans de la grande île du Kiushu : à Funai, capitale de la province du Bungo, et dans la baie profonde de Kagoshima. Or, deux ans plus tôt, Alvarez se trouvait à Kagoshima, prêt à appareiller, quand, une nuit, un Japonais, monté dans une barque et accompagné de deux domestiques, accosta son navire. Ce Japonais, le seigneur Yagirô en personne, avait commis un mauvais coup, probablement un crime passionnel, et supplia Alvarez, qu’il connaissait, de le recevoir et de le sauver. Ce n’était point un Samuraï. Ses relations avec Alvarez nous laissent supposer qu’il appartenait à la classe des marchands ou à celle des patrons mariniers qui faisaient le cabotage sur les côtes japonaises. Mais les Portugais le considéraient comme un personnage, et il était trop poli pour les démentir. On leva l’ancre. Pendant la traversée, Alvarez l’entretint de religion et lui parla de son grand ami, le Père maître François de Xavier. Yagirô avait une intelligence supérieure à la moyenne, et, comme beaucoup de ses compatriotes, le goût passionné de la nouveauté. Le remords de son crime le tourmentait-il ? En tout cas, l’idée d’en obtenir l’absolution par le baptême ne l’étonna point. Alvarez avait du reste remarqué des analogies singulières entre le culte japonais et le culte chrétien : les femmes allaient aux temples avec de gros chapelets, et il avait ouï dire que bien des hommes expiaient leurs fautes au fond des monastères. François ne perdait pas un mot de ce récit, et ses yeux s’abaissaient doucement sur le visage impénétrable et souriant du Japonais, qui regardait la terre.

Dès qu’on fut à Malaca, Yagirô s’était présenté au vicaire et lui avait exposé son désir de se faire chrétien avant de retourner au pays, où il avait laissé sa femme : « Vous êtes donc marié ? » lui demanda le vicaire. — « Je suis marié. » — « Et vous irez rejoindre votre femme, une païenne ? » Yagirô lui avoua que c’était son intention. « Alors, reprit le vicaire, il faut que vous renonciez au baptême : je ne puis baptiser un homme qui compte vivre encore avec une femme païenne. » François interrompt : « Etes-vous certain, mon ami Alvarez, que les choses se sont ainsi passées ? » — « J’y étais, très cher Père, et je fus même assez surpris, car je sais que vous avez souvent baptisé des femmes dont le mari restait païen, et des hommes dont la femme n’était pas encore chrétienne. Et je dis à mon ami : « C’est dommage que le Père maître François ne soit pas ici : il vous aurait baptisé, lui. » François soupire et pense en lui-même : « Quelle pitié qu’on ait dans les missions des prêtres aussi ignorans des lois de l’Eglise ! »

Repoussé par le vicaire, Yagirô était reparti pour la Chine, et là, il s’était embarqué sur un vaisseau qui devait le ramener au Japon. Il n’était pas à plus de vingt lieues de son pays, qu’une épouvantable tempête le força de regagner les côtes chinoises. Justement, un bateau portugais y était en partance, et un de ceux qui le montaient lui assura que, cette fois, sûrement, il rencontrerait le Père à Malaca. « Et le voici, Maître François. Dieu ne voulait pas qu’il rentrât chez lui sans vous avoir vu. » — « Christ Jésus, très sainte Trinité ! murmure François, car, dans toutes ses émotions, ces mots lui montaient naturellement aux lèvres. Dieu vous récompense, mon ami Alvarez ! Mais je ne vous tiens pas quitte. Vous me coucherez par écrit tout ce que vous avez vu et observé au Japon, afin que nous fassions connaître ce pays au roi de Portugal et à nos chers Pères de Rome. Et vous, mon enfant, remercions Dieu ensemble d’avoir placé sur votre route des hommes si dévoués au salut de votre âme. » Il lui a pris la main, il lui caresse l’épaule. Yagirô est habitué à des manières douces, mais régulières et froides. Il rougit de la surprise et de la fierté que lui cause l’effusion de cet accueil insolite. A vrai dire, il ne comprend pas très bien qu’un homme d’aussi haute renommée, un des bonzes les plus vénérés parmi les bonzes de l’Occident, se comporte aussi familièrement à l’égard d’un inconnu. En d’autres circonstances, il aurait vu là une marque de faiblesse, un manque de dignité, et il n’en aurait conçu qu’une plus belle opinion de lui-même et de sa race. Mais l’homme qu’il avait en face de lui ne ressemblait à aucun des hommes qu’il avait encore rencontrés. Et le doux saisissement qu’il éprouvait donnait un sens à toutes les complications de sa vie, depuis la nuit de sa fuite jusqu’au jour où, pour la seconde fois, il avait abordé à Malaca.

C’est ainsi que, d’après une lettre de lui et d’après le rapport d’Alvarez, on peut se représenter la première rencontre de François de Xavier et du Japon. Sans l’inintelligence d’un vicaire et sans une tempête, François, qui n’avait plus que quatre ans à vivre, n’aurait point acquis ce qui fait la moitié de sa gloire, pour ne pas dire plus, aux yeux de la postérité.

Pendant huit jours, Yagirô vécut à ses côtés. L’apôtre n’avait pas encore trouvé en Asie de catéchumène comparable. Le Japonais assistait à ses instructions sur la doctrine chrétienne et prenait des notes comme jadis ses élèves du collège de Dormans-Beauvais. Et ce que François disait en public ne lui suffisait pas : il le questionnait sur les points qu’il craignait d’avoir mal compris. Songez à la joie d’un maître qui, pour la première fois, est interrogé par un élève. Jusqu’à présent il n’a parlé qu’à des ignorans dont la docilité était aussi irraisonnée que leur indocilité ou à des savans, comme les brahmes, qui, persuadés qu’il ne savait rien, ne consentaient même pas à discuter avec lui. Et il s’est vainement adressé à leur raison. Un instinct très sûr, — nous en avons la preuve dans son catéchisme traduit en langue malaise, — l’avertit de ne pas trop insister sur le côté surnaturel de la religion. Il n’a point peur d’offusquer l’entendement de ses auditeurs ; mais il se propose avant tout de les ramener par la foi à l’observation de la loi naturelle. Il semble s’être rendu compte que le merveilleux chrétien n’était pas assez merveilleux pour agir sur des esprits saturés d’extravagances. Un évêque italien d’Agra disait, au XIXe siècle : « Dès que nous parlons à un Hindou des miracles de Jehovah ou du Christ, il nous oppose aussitôt les miracles bien plus surprenans de Krichna qui éleva une montagne sur son petit doigt en guise de parapluie. Il ne doute aucunement de la réalité de nos récits : il n’est surpris que de leur simplicité. En pareille matière, rien ne lui parait trop extraordinaire. Si vous lui racontiez que, pour dessiller les yeux des Corinthiens, saint Paul a fait descendre sur la terre le soleil et la lune et les a fait ensuite rebondir à leur place respective comme des ballons, il le croirait sans difficulté ; mais, à l’exemple du chevalier de la Manche, il se rappellerait aussitôt une folie plus incroyable encore de son type idéal, c’est-à-dire de Krichna. » Mais voici un néophyte qui discute, qui veut être persuadé. « Terre ! Terre ! » crièrent les matelots de Colomb qui oubliaient déjà leurs longs roulis sur des gouffres vides ; de même, François eut volontiers crié : « Raison ! Raison ! » Aucun lever d’aurore ne valait à ses yeux ce point du jour de la raison humaine.

Il y avait donc dans cet Extrême-Orient, si tranquillement enivré de mensonges, des hommes capables de s’élever par leur intelligence réfléchie à la connaissance de la vérité. « Yagirô, mon cher fils, si j’allais dans votre pays, vos compatriotes se feraient-ils chrétiens ? » Yagirô penchait la tête de côté, respirait longuement et lui répondait : « Pas tout de suite ; ils vous poseraient d’abord beaucoup de questions. Et si vos réponses les satisfaisaient, si votre vie leur paraissait conforme à vos paroles, au bout d’une expérience de six mois, le Roi, la noblesse et les gens distingués se convertiraient, car notre peuple ne se régit que par la raison. » La réponse de Yagirô, que François transmettait aux Pères de Rome, nous donne une idée avantageuse de ce Japonais. Il était assurément sincère ; et il indiquait avec finesse quelques-uns des traits caractéristiques de ses concitoyens : leur esprit questionneur, leur sens critique qui, du reste, s’attaque moins aux idées qu’aux personnes, et leur prétention aux méthodes rationnelles. Mais il ne pouvait avertir François que leur raison ne raisonnait pas comme la nôtre, que les syllogismes qui nous convainquent ne les touchaient guère, qu’Aristote nous séparait encore plus que les Océans et qu’ils étaient encore plus des imaginaires que des êtres raisonnables.

Après huit jours d’entretiens qui achevèrent d’enflammer l’apôtre, celui-ci s’embarqua pour Cochin. Il n’avait point baptisé Yagirô ; et Yagirô ne l’accompagna pas : en quoi l’un et l’autre rivalisèrent de délicatesse. François prétexta qu’il réservait à l’évêque de Goa la joie de baptiser le premier Japonais ; mais, au fond, il ne voulait pas avoir l’air de blâmer ouvertement le vicaire de Malaca qui lui avait refusé.le baptême. Peut-être aussi, en reculant cette cérémonie, désirait-il s’assurer que Yagirô ne lui échapperait point. Il était en effet de toute importance que ce Japonais vint à Goa, qu’il se perfectionnât dans l’étude du christianisme et de la langue portugaise et qu’on lui inculquât le respect des arts et des industries de l’Europe. Quant à Yagirô, qui eût été heureux de voyager en compagnie du Père, il fit passer avant son plaisir son devoir de reconnaissance envers Alvarez, et, en Japonais fidèle aux obligations de l’intraduisible « giri, » il attendit pour partir que celui qu’il considérait comme son bienfaiteur se mit en route. Il arriva à Goa cinq ou six jours avant François qui s’était arrêté à Cochin.


IX. — RETOUR DANS L’INDE

François revenait dans l’Inde ; mais l’espoir d’évangéliser le Japon marchait devant lui sur les flots. Il eut à subir pendant sa traversée une tempête qui l’effraya plus que les autres parce que la vie, depuis qu’il avait rencontré Yagirô, lui semblait encore plus désirable. L’évêque était à Cochin, en tournée pastorale. La vue de François lui débonda le cœur. Que de nouvelles et quelles nouvelles ! Michel Vaz ? Mort. Diogo de Borba ? Mort. Michel Vaz avait rapporté de Lisbonne son titre d’Inquisiteur qu’il s’était aussitôt appliqué à justifier ; et il était mort dans une forteresse de la côte, à Chaul, empoisonné. Par qui ? On soupçonnait des Juifs ; on soupçonnait des Brahmes ; on soupçonnait de riches Portugais ; on soupçonnait des membres du clergé ; on l’avait même soupçonné, lui, l’évêque ! Le gouvernement ne soupçonnait personne et n’avait manifesté aucun désir de connaître la vérité. Et sa mort en avait causé une autre. Diogo de Dorba se trouvait chez le doyen du chapitre quand on la lui avait annoncée. Il était sorti en poussant des cris et des gémissemens et s’était mis au lit où la fièvre, en quatre jours, l’avait envoyé rejoindre l’Inquisiteur. « Ce n’est pas d’un bon chrétien de se laisser ainsi dominer par la douleur, avait dit le doyen : il devait se soumettre à la volonté de Dieu. » „ Le doyen s’y était soumis avec une satisfaction évidente. Ces événemens étaient déjà vieux de onze mois ; mais l’évêque en tremblait encore. Tout allait de mal en pis : concussions triomphantes, impunités scandaleuses ; les chrétiens indigènes pressurés ; les juges et les capitans toujours à vendre et à revendre. Et le vice-roi ? C’était maintenant Jean de Castro, l’ancien explorateur de la Mer-Rouge. Il avait inauguré son règne par une victoire sur les Musulmans, qui avait sauvé l’empire portugais. Au Nord de Goa, à Diu, ces mécréans avaient juré, de baigner dans le sang des Frangui leurs moustaches retroussées et tordues ; mais Jean de Castro les avait taillés en pièces. En avril, il était rentré à Goa, le front ceint de lauriers, traînant à sa suite des captifs enchaînés ; et de toutes les fenêtres, de tous les balcons pleuvaient sur lui des fleurs et des parfums. Il avait vaincu comme un chrétien et triomphé comme un païen. Il manquait de modestie ; et, bien qu’on n’eût rien à lui reprocher du côté des mœurs, on aurait pu souhaiter un gouverneur plus zélé pour la religion. Le Roi, en réponse aux lettres de François et d’après les rapports de Michel Vaz, lui avait adressé des instructions sur la répression des abus et des idolâtries ; mais elles l’avaient mis de fort méchante humeur. Il se plaignait de l’ingérence de l’Eglise dans les affaires politiques de la colonie. Et l’on en était toujours au même point. A Goa, les artisans païens continuaient de ciseler leurs affreuses idoles. A Cochin, les sorciers continuaient de mêler leurs sorcelleries à la vente du poivre. Les nouveaux convertis n’étaient ni soutenus ni récompensés. Les pêcheurs travaillaient à des prix dérisoires pour le compte des seigneurs capitans. Les Portugais vendaient, comme par le passé, des esclaves aux Infidèles. Et les membres du clergé se déchiraient souvent entre eux.

François écouta les doléances de l’évêque. Elles le confirmèrent dans sa résolution de partir au plus vite pour le Japon ; et il écrivit deux lettres, l’une au Roi, l’autre à Simon Rodriguez. Dans la première, il se déclarait incapable de supporter plus longtemps la situation que le gouvernement de l’Inde faisait à la religion chrétienne ; et il suppliait le prince de sévir. Trois ans auparavant et l’année précédente encore, d’Amboine, il lui avait proposé un remède dangereux : l’Inquisition. Maintenant il lui en proposait un moins dangereux mais plus chimérique, dont Simon Rodriguez était chargé de le convaincre : « Que le Roi s’adresse à son gouverneur de l’Inde, quel qu’il soit, et lui dise : « Je ne me fie à aucun religieux, à commencer par les membres de la Compagnie de Jésus, autant qu’à vous pour étendre dans cette partie de l’Inde la foi de Jésus-Christ. Je vous commande de faire chrétienne l’île de Ceylan et d’accroître le nombre des Chrétiens du cap Comorin : choisissez des religieux, donnez-leur tout pouvoir sur les membres de la Compagnie… et, si l’Ile de Ceylan n’est pas tout entière chrétienne, si notre foi ne se propage pas… » oh ! alors, que le Roi fasse un serment et qu’il le tienne !…« Si vous ne déchargez pas ma conscience, je jure que, dès votre retour à Lisbonne, vous serez saisi, mis aux fers, jeté en prison et que tous vos biens seront confisqués. »

On voudrait effacer ce passage des lettres de François : il n’est ni d’un apôtre, car un apôtre n’abdique pas ainsi entre les mains de l’autorité civile, ni d’un organisateur, car, si le Roi et la Compagnie l’ont envoyé dans l’Inde, c’est afin d’organiser les missions, et non pour en remettre le soin au vice-roi. Rien n’est heureux de ces conseils que lui dictent bien moins son expérience, comme il le dit, que son impatience et son irritation. On sent dans cette menace de jeter le gouverneur aux fers une sorte de réplique au récent triomphe de Jean de Castro. Et je n’aime pas plus son insistance à subordonner humblement les membres de la Compagnie aux volontés du gouverneur : elle semble leur créer une place spéciale même dans l’obéissance. Enfin le Roi n’était pas si coupable. Que pouvait-il contre les « saintes jalousies, » santos ciumes, qui, selon l’euphémisme de François, paralysaient l’action du clergé ? En quoi était-il responsable des négligences que l’on avait apportées dans l’accomplissement de ses ordres ? Et ces ordres étaient-ils tous applicables ? C’est très joli, quand on est à Lisbonne, d’exiger que les emplois importans soient réservés aux nouveaux convertis ; mais, si les nouveaux convertis sont des parias, la politique et le bon sens exigent qu’on ne tienne pas compte des ordres du Roi. Le Roi ne connaissait l’Inde que par des lettres remplies de dénonciations et de contradictions ; et ceux qui lui écrivaient ne voulaient connaître que leurs propres affaires. François lui-même, qui y est arrivé depuis dix ans, la connaît-il quand il parle de christianiser Ceylan en moins de temps qu’il ne faut pour qu’un courrier aille à Lisbonne et en revienne ? Quant au vice-roi, qui devait continuellement lutter contre les ennemis de l’extérieur, il était excusable de reléguer au second plan, si bon chrétien qu’il fut, les intérêts immédiats d’une religion dont l’intérêt permanent dépendait de la sauvegarde des possessions portugaises. Fâcheuse lettre qu’on pouvait interpréter comme une mise en accusation de l’homme dont le courage et la décision avaient épargné au Portugal la ruine de ses colonies.

L’air de l’Inde était décidément mauvais pour François, et le souvenir de son échec politique dans l’affaire de Manar ne l’empêcha pas de retomber aux mêmes erremens. Il s’occupa d’abord de l’état des missions qu’il avait fondées. Le roi du Travancore avait changé de sentiment à l’égard des Portugais et des missionnaires ; et le Père, que François y avait envoyé, avait quitté son poste, découragé. François l’y rappela sévèrement. Au cap Comorin, Antoine Criminale et Henri Enriquez, deux hommes selon son cœur, parlaient déjà le tamoul, composaient une grammaire et un lexique, et se débattaient avec une belle opiniâtreté dans les embarras que leur créaient chaque jour les Musulmans, les Brahmes et leurs chrétiens. On était loin de la grande moisson rêvée.

Le voisinage de Ceylan raviva son ancienne blessure. Une nouvelle occasion d’y implanter la foi semblait s’offrir. A mesure que le roi de Cotta s’était éloigné des Portugais, son rival le roi de Kandy s’était rapproché d’eux. Il prétendit même avoir reçu le baptême d’un moine franciscain, mais que l’heure n’avait pas encore sonné de publier sa conversion ; et il priait, en attendant, qu’on attachât à sa personne cinquante soldats portugais. Les soldats arrivèrent flanqués de moines. Battu par le roi de Cotta, il lui en fallut bientôt cinquante autres. Et tout à coup on ne fut plus bien sûr que le monarque était chrétien. La pagode de Kandy, qu’il avait fait maquiller en église catholique, redevenait un temple bouddhique parfumé de frangipanes. Les gongs n’y sonnaient plus la messe. On se perdait en conjectures. Les uns croyaient à la conversion ; les autres pensaient qu’elle était imminente ; d’autres estimaient que tout n’était que comédie. Il ne devait pourtant pas être extrêmement difficile de retrouver, s’il existait, le Franciscain qui lui avait administré le baptême. Mais nous sommes en plein imbroglio. Et les exigences de Sa Majesté grandissaient. Elle réclamait maintenant cent guerriers européens pour défendre sa couronne et sa conscience. François ne resta pas quinze jours à la Pêcherie. Bien que, dans ses lettres, il ne nous ait pas touché mot de son voyage à Ceylan, nous ne pouvons douter qu’il connut, pendant quelques jours, la cité charmante de Kandy, la ville d’or du Ramayana, et le lac où se miraient ses palais de marbre, ses pagodes, ses arbres aux teintes brillantes pareils à des fleurs gigantesques et sa race, une des plus belles, des plus indolentes et des plus fausses du monde. Mais il ne parvint pas à résoudre l’énigme du baptême. Il admit simplement que le Roi vivrait en chrétien et favoriserait le christianisme dans ses Etats, si le Portugal consentait à le protéger ; et, sur cet espoir, il partit en toute hâte pour Goa, accompagné d’un ambassadeur cinghalais.

Jean de Gastro se préparait à retourner au Nord, à Baçaim, d’où il surveillerait les Musulmans et le golfe de Cambaye. Il n’avait pas le temps ou ne voulut pas prendre le temps d’écouter François. L’arrivée de l’apôtre lui fut d’autant plus importune qu’il ne lui avait pas pardonné la part qu’il avait eue dans les instructions royales, et que sa santé défaillante lui faisait mesurer avec terreur la tâche qui lui restait à accomplir aux jours qui lui restaient à vivre. François ne se tint pas pour battu. En dépit des vents contraires, il le poursuivit jusqu’à Baçaim. Il se passa là, entre eux, une scène qui les honore autant l’un que l’autre. On était dans la semaine sainte. François prêcha ; et Jean de Castro, remué par sa parole, ne vit plus en lui que l’homme qui l’aiderait à mourir. Il avait aimé la gloire, sa patrie et Dieu. La gloire ne l’avait pas trompé ; sa patrie lui serait reconnaissante ; et voici que Dieu lui dépêchait un bon pilote à l’heure difficile de franchir la barre. Il lui accorda l’envoi d’une troupe au roi de Kandy, dont l’ambassadeur fut magnifiquement traité. Cela, il le fit moins par conviction que par lassitude, et aussi parce qu’il lisait dans les yeux de François une grande espérance de conquérir Ceylan et qu’après tout, avec ces hommes inspirés, les prévisions humaines les plus probables ont quelquefois tort. Il ne vécut pas assez pour regretter sa faiblesse ; et nous ignorons si François se repentit de s’être engagé dans une affaire qui tourna à la confusion du Portugal. Le roi de Cotta regagna la confiance du roi de Kandy ; et tous deux tombèrent d’accord que le Portugais était leur seul ennemi.

François n’était point de force à déjouer les ruses des princes tamouls ou cinghalais. L’âme hindoue se dérobait à son autorité, demeurait fermée à sa séduction. J’en vois bien des raisons, mais une surtout qu’il faut noter. C’est qu’au fond, au fin fond de lui-même, malgré toute sa charité, il n’aimait pas l’Inde et n’aimait rien de l’Inde. « Nation la plus ignorante que j’aie encore rencontrée ! écrira-t-il à Ignace. Nation très barbare, inconstante, sensuelle, fourbe, vicieuse, déraisonnable. » Il ne s’intéresse aux Hindous que par volonté. Le ton change, dès qu’il parle des Japonais. Il manifeste à leur endroit une curiosité qui descend jusqu’aux moindres détails. Il a suivi le pinceau de Yagirô et remarque qu’il écrit de haut en bas. « Pourquoi, lui demande-t-il, n’écrivez-vous pas comme nous de gauche à droite ? » Et Yagirô de lui répondre : « Et vous, pourquoi n’écrivez-vous pas comme nous ? Puisque la tête de l’homme est en haut et ses pieds en bas, il est naturel que son écriture aille du haut en bas. » François rapporte à Ignace cette belle raison. Ce sont là de petites choses où se sent la vraie tendresse. Il ne nous donnera pas un seul trait semblable sur les mœurs et les usages de l’Inde.

Jean de Castro avait encouragé son projet d’aller au Japon, mais à la condition qu’il ne s’éloignât point de Goa avant de lui avoir fermé les yeux. François y revint en avril ; et, le mois suivant, le vice-roi l’y rejoignait, abattu par la maladie et par la nouvelle d’un gros échec de sa flotte devant Aden, dont il avait rêvé la conquête. Il s’éteignit le 6 juin. Sa cassette ne contenait qu’une discipline dont les taches rouges prouvaient qu’elle lui avait servi, quelques pièces de monnaie, et une mèche de sa barbe. Au lendemain de la victoire de Diu, à court d’argent, il avait envoyé un de ses fils demander aux habitans de Goa vingt mille perdaos pour payer ses soldats, et il avait joint à sa demande, comme gage, cette mèche de poils. La ville lui renvoya aussitôt l’étrange nantissement avec ses actions de grâce et la somme dont il avait besoin. Les femmes n’avaient pas hésité à se dépouiller de leurs parures et de leurs pierreries. Avant de mourir, il dicta à François et à trois autres témoins un acte où il recommandait au Roi des officiers qui s’étaient distingués et le priait « pour l’amour de Dieu et en considération de l’heure où il se trouvait, » de pardonner à un certain Enrique de Sousa (dont nous ignorons la faute) « eu égard à sa pauvreté personnelle et à celle de l’orpheline qu’il avait épousée. » Nos yeux se reposent sur le lit de mort de ce grand explorateur, grand capitaine, bon politique, gentilhomme chevaleresque et homme de bien qui disparaissait à quarante-huit ans, en pleine gloire et dans toute la noblesse de la pauvreté.

François attendit encore onze mois le moment de partir pour le Japon. Il retourna à la côte de la Pêcherie, il revint à Goa, il redescendit à Cochin, revint une seconde et une troisième fois à Goa. On ne voyait que son embarcation sur les flots. Il réchauffe les courages ; il excite les bonnes volontés. Les missionnaires qui reçoivent ses visites ne tarissent pas, dans leurs lettres, sur les émotions qu’ils ressentent à le voir et à l’entendre. Les instructions, qu’il leur laissera par écrit et qu’il leur répétera jusqu’à la fin de sa vie et que sans doute il leur détaillait dans ses entretiens, ont un caractère universel qui en fait encore aujourd’hui un excellent « manuel » du missionnaire.

D’abord, que le missionnaire se préoccupe de sa conscience avant de se préoccuper de la conscience des autres. « S’il n’est pas « bon » pour lui, comment le serait-il pour autrui ? » Qu’il ne s’étonne pas de rencontrer des doutes sur les Sacremens et l’Eucharistie : « Comment n’en aurait-on pas en nous voyant, nous prêtres, vivre si différens de ce que nous devons être ? » Il insiste sur la gaîté que le visage du prêtre doit refléter, sur sa douceur, sur sa modestie, sur sa bienveillance. Qu’il n’affecte aucune austérité. Mais qu’il ne se livre point ; que, dans ses relations spirituelles, il converse comme si ses amis d’aujourd’hui pouvaient être ses ennemis de demain. (Dure maxime, que les Jésuites n’ont pas inventée, et dont tout homme public appelé à diriger des hommes, et chargé d’intérêts plus considérables que les siens, a souvent, hélas ! vérifié la justesse.) Qu’il n’accepte aucune obligation de personne afin de garder son indépendance. « Il nous en coûte de remplir notre devoir de réprimande envers ceux qui nous ont obligés. » Bien des gens déréglés rechercheront son amitié, qui ne désireront qu’en couvrir leur inconduite. On peut accepter leurs invitations, mais à condition de les sermonner. (On sait combien de conversions lui valurent ces dîners à la table des pêcheurs.) Il ne faut recevoir aucun présent de valeur. « S’il vous arrive des comestibles, envoyez-les aux malades, aux prisonniers et aux pauvres. » Quant aux petits cadeaux faits à la maison, il convient de ne pas les refuser, car « le refus scandalise les Portugais. » Envers le pouvoir civil, respect absolu. Ne jamais rompre avec ceux qui le représentent, quelque erreur qu’ils commettent ; le missionnaire essaiera de les ramener par son exemple et par ses entretiens ; mais il ne se chargera en aucun cas des doléances que les fidèles le prieraient de leur transmettre.

En second lieu, la prédication. « Que le missionnaire ne prêche jamais sur les questions controversées par les docteurs, mais uniquement de choses claires et de doctrine morale. » (Excellent conseil et dont peuvent faire leur profit tous ceux qui vont parler à l’étranger, car il importe d’initier les « gentils » non à nos controverses, mais aux idées nettes et précises qui se dégagent de notre civilisation.) Qu’il s’attache de toute sa force à remuer les passions dans l’âme des auditeurs et qu’il leur tire des larmes. (Ici, je ne puis m’empêcher de remarquer un des traits les plus féneloniens de François de Xavier : l’apôtre des Moluques et l’auteur du Télémaque ont la même conception de l’éloquence et appartiennent à la même famille d’esprits : tous deux impérieux et sensibles, bons observateurs de la nature humaine avec des échappées vers l’utopie, mobiles et autoritaires.) Que le prédicateur ne reprenne jamais du haut de la chaire des hommes importans, car, repris ainsi publiquement, loin de s’amender, ils deviennent pires.

Après la prédication, la confession. Que le confesseur n’inspire aucune crainte aux pénitens jusqu’à ce qu’ils aient achevé l’aveu de leurs péchés. « Faites léger ce qui en soi est grave. » Il y a des personnes qui n’ont jamais osé dévoiler à leurs confesseurs certains péchés, à cause de la confusion qu’elles en ressentaient. « Aidez-les : dites-leur que vous en connaissez qui en ont commis de plus grands ; s’il le faut, découvrez-leur quelques misères de votre vie passée. Parlez de miséricorde et non de désespoir. » (Assurément ce ne sera pas la méthode des Jansénistes, du moins leur méthode avouée ; mais on surprend ici, à son origine même, celle des Jésuites si humaine, et qui date de beaucoup plus loin qu’eux, du premier confesseur qui a connu les fausses hontes du cœur..) Enfin, qu’il n’y ait dans les mortifications imposées rien d’étrange, rien qui excite les moqueries ou les risées du public. (On peut voir dans ce conseil une désapprobation formelle des pénitences à grand fracas dont les Portugais aimaient assez le spectacle.) Et voici qui est plus particulier à l’Inde : « Quand vous aurez à confesser des capitaines et des marchands, faites qu’ils vous exposent d’abord la manière dont ils procèdent dans leurs opérations commerciales. Si vous vous contentez de leur demander : « Avez-vous fait quelque tort ? » ils vous répondront : « Aucun. » (Rappelons-nous les trois jours de confession de Juan de Eyro ! )

Enfin des conseils généraux : « Ne mêlez jamais les séculiers à vos querelles, et ne vous plaignez jamais des indigènes devant les Portugais. Quant aux femmes, voyez-les seulement à l’église ou, si vous êtes obligés d’aller chez elles, que ce soit accompagné d’un homme de bien, et le moins souvent possible. Elles prennent beaucoup de temps ! Si elles sont mariées, occupez-vous surtout des maris : ils sont moins inconstans. S’il y a discorde dans le ménage, traitez avec l’homme ; et n’ayez aucune confiance dans les dévotions de celles qui prétendent qu’elles serviraient Dieu davantage en se séparant de leurs maris. Ces dévotions-là durent peu et se réalisent d’ordinaire en scandales. Ne donnez jamais tort publiquement au mari, même quand il l’aurait ; car les femmes sont endiablées. »

Ces instructions devaient être plus agréables à entendre dans le décousu d’un entretien qu’elles ne le sont à la lecture. Il a beau, quand il les rédige, les numéroter article par article : il en est comme des récits de ses lettres où l’ordre naturel est sans cesse rompu. Il n’ordonne point rigoureusement ses pensées, et c’est un défaut pour un organisateur. Il en avait d’autres. On l’admirait ; on le vénérait ; mais les plus avisés désiraient tout bas un directeur qui ne fût pas uniquement, et par intermittence, un excitateur d’énergie. Ses trois années de Malaca et des Moluques avaient paru lourdes aux nouveaux venus jetés dès leur arrivée dans d’étranges solitudes ou tombés au milieu des stériles agitations de Goa. Ceux qui avaient approché Ignace, comme l’Italien Nicolas Lancilotti, éprouvaient un peu l’impression de gens qui, après avoir travaillé sous la direction d’un homme d’Etat, se trouveraient tout à coup mis aux ordres d’un poète lyrique. L’écho de leurs déceptions et de leurs plaintes était allé jusqu’à Rome. Les lettres peu substantielles de François, ses absences prolongées, avaient surpris Ignace ; et on ne peut attribuer qu’à un étonnement, qui ne voulait pas s’exprimer, le silence qu’il garda et dont François souffrit cruellement. Quand la flotte royale mouilla le 4 septembre 1548 au port de Goa, le courrier de Rome distribua des lettres de lui à plusieurs missionnaires et n’apporta rien à l’apôtre.

Ces bateaux, si vides pour son cœur, lui amenaient de nouvelles recrues, et particulièrement deux hommes qui étaient aux deux pôles de la Société de Jésus : Gaspard Barzée et Antonio Gomez. Barzée, Flamand des îles de Zélande, ancien élève de Louvain, puis soldat des armées de Charles-Quint, puis ermite au Mont Surat, puis domestique d’un trésorier royal de Lisbonne, enfin novice à Coïmbre et membre de la Compagnie, avait l’âme d’un mystique, les audaces spontanées des Xavier et des Loyola, le coup d’œil sûr et prompt, une incroyable ardeur de vie. Sa profession de novice est belle comme un hymne, avec l’accent farouche de la passion. « Je servirai le prochain quel qu’il soit, sans exception aucune, lépreux, pestiféré, cancéreux, tous les infirmes de l’hôpital, quels que soient la nature et le caractère contagieux de leur mal. Je m’offre pour toute espèce de voyages dans les contrées les plus éloignées. J’irai sous des vêtemens grossiers et déchirés. Je m’exposerai à la faim, à la soif, au froid et au chaud, à la pluie et à la neige, à toutes les privations et à toutes les épreuves… » Il dira plus tard : « Je m’aide de tous les artifices que j’ai appris dans le monde pour voir si par eux je puis autant servir Dieu que par eux je l’ai desservi. Je tâche de rire avec ceux qui rient ; je chante quelquefois avec ceux qui chantent… Si je savais qu’à me voir danser quelqu’un dût en tirer un profit spirituel, je danserais. » Pendant la traversée, qui avait été terriblement houleuse, debout près du timonier, il bénissait la tempête. Du premier coup, il se donna entièrement à François dont il n’était pas digne, disait-il, de délier la chaussure.

Quand on passe de Barzée à Gomez, on passe du tumulte de la vie et du grondement de la mer à une salle de conférences ou de théâtre. Gomez était un homme de bonne famille, dont l’intelligence avait été très remarquée au séminaire de Coïmbre, et qui s’était déjà fait au Portugal une belle réputation de prédicateur. Polanco nous dit que les gens quittaient les courses de taureaux pour aller l’entendre. Il en était devenu aussi avantageux qu’un toréador. Nul don n’est mieux fait pour nuire à la modestie et au jugement que celui d’une parole facile et brillante. Simon Rodriguez, le plus pompeux et le moins sûr des compagnons d’Ignace, l’avait fait nommer par ce dernier Recteur du collège de Sainte-Foi, et munir par le Roi de pleins pouvoirs pour jeter aux fers et expédier à Lisbonne ceux qui lui sembleraient mal édifians. La raison en était sans doute dans la conduite de François toujours absent de Goa. On lui envoyait un suppléant. Gomez arrivait, frais émoulu du séminaire, et faisant sonner haut ses nobles relations et ses puissans protecteurs.

Le collège de Sainte-Foi, bien bâti, possédait une grande église et de spacieux terrains. Mais ses fondateurs n’avaient aucune expérience pédagogique. Ils y avaient fourré des Hindous, des Malais, des Cafres, des Ethiopiens, des Cinghalais, des Chinois, des êtres bizarres dont on ne connaissait pas le lieu d’origine, des princes, des fils de pêcheurs, des enfans achetés pour deux francs à Baçaïm, les uns en bas âge, les autres déjà moustachus et probablement mariés. Aucun spectacle de Goa ne passait en pittoresque ce jardin d’acclimatation de l’Eglise goanaise. Vous apercevez d’ici les fiers élèves de l’Université de Coïmbre transplantés dans cette école primaire de Babel. L’un servait de portier ; et feu Diogo de Borba, quand il le voyait armé d’un bâton au seuil de sa loge, croyait voir l’Ange chargé de garder, l’épée à la main, l’entrée du Paradis terrestre ; l’autre apprenait la grammaire latine aux plus intelligens de ces cacatoès, à ceux dont Diogo disait « qu’ils montraient déjà un talent distingué. » Quand on a rêvé, du fond de son Académie de Coïmbre, la gloire de combattre une armée d’infidèles et de prêcher la loi du Christ, comme le Père maître François, devant des centaines de Brahmes ; quand on a, comme saint Paul et comme Ignace, ceint ses reins de vérité, revêtu la cuirasse de la justice, chaussé le zèle de l’Evangile, saisi le bouclier de la foi, le casque du salut et l’épée de l’Esprit, il est dur d’aboutir à une loge de concierge ou à une petite classe d’échantillons humains dépareillés. Lancilotti avait fait contre fortune bon cœur ; et l’humble et charmant Micer Paul de Camerino, une de ces âmes exquises dont le monde ne devine le parfum qu’en les foulant aux pieds, vaquait du matin au soir à tous les soins de l’administration. « Sa sollicitude suffirait à éloigner les démons ! » s’écriait Diogo : elle suffisait du moins à empêcher le coulage.

Après y avoir installé les nouveaux Jésuites, François partit pour la côte de la Pêcherie. Quand il revint à Goa, deux mois après, en novembre, il n’était bruit dans toute la ville que de l’éloquence de Gomez. On s’écrasait à ses sermons. Et l’éloquent Recteur lui exposa doctoralement ses projets : fondation d’un petit séminaire ou école préparatoire à Cochin par exemple, et transformation du collège de Sainte-Foi en un grand séminaire, en une sorte d’université de philosophie et de théologie, en un Coïmbre hindou. Il fallait en finir avec ce caravansérail où ne régnait aucune discipline et où les élèves étaient recrutés en dépit du sens commun. Nous avons une lettre de Gomez où il raconte à Simon Rodriguez la satisfaction profonde avec laquelle François l’écouta : « Je lui ai expliqué que le nerf et la force de la Compagnie, selon la pensée du Père Ignace et selon la vôtre, sont dans les collèges créés pour développer la piété et les lettres. » Que cela est bien dit ! Mais comme Antonio a manqué sa vocation ! Il était né pour professser les belles-lettres dans une petite ville et pour y prêcher le Carême. François l’écoute, moins encore que Gomez ne s’écoute lui-même, et François le juge. Gomez prend pour des marques d’assentiment flatteur le silence et la réserve de l’apôtre. Il est le seul des missionnaires que la présence de François n’intimide pas ou n’exalte pas. Devant cet homme déjà revêtu de sainteté, il ne sent aucune confusion de sa faiblesse, aucun sentiment d’émulation. Je ne serais pas surpris que François lui eût paru un peu surfait.

D’ailleurs, tout n’était pas mauvais dans ses idées ; et l’on ne pouvait rien objecter à sa critique du collège de Sainte-Foi. Mais le moins qu’on pût dire des bouleversemens qu’il préméditait, c’est qu’ils étaient prématurés et qu’ils attestaient chez lui, en même temps qu’une ignorance complète et naturelle de l’Inde, une extraordinaire suffisance. Sa lettre à Simon Rodriguez sent d’une lieue le pédant. François lui exposa-t-il à son tour son opinion telle qu’il la donnait un peu plus tard à Ignace : que la chrétienté ne subsisterait dans l’Inde qu’autant que les prêtres d’Europe y demeureraient et y vivraient, et qu’il fallait renoncer à l’espoir de voir la Compagnie s’y perpétuer par les Hindous ? On a tout lieu de croire qu’il se contenta de lui recommander la prudence et la modération, soit qu’il comptât sur l’expérience pour l’assagir ou qu’il craignît de ne pouvoir persuader un avocat si disert. Il était venu à Goa se plaindre au nouveau gouverneur, le vieux Garcia de Sà, du capitan de Comorin qui pillait et violentait les Paravers. Il repartit ; et, bien que dans sa première lettre à Rodriguez, de janvier 1549, il le remerciât « de la consolation que lui avait procurée l’arrivée d’Antonio Gomez, » il est permis de penser qu’il en éprouva de plus grandes et de moins mélangées d’inquiétude. Mais il ne voulait point attrister ou blesser son cher Simon Rodriguez, le plus cher de ses amis après le Père Le Fèvre.

L’heure approchait de son embarquement pour le Japon. Il était à Cochin, en train d’organiser, non un petit séminaire, mais une simple école, quand tout à coup Barzée l’y rejoignit. Barzée n’aimait point Gomez. L’impérieux Recteur avait décidé d’ouvrir un noviciat sur la côte, à Chali, tout près de la principauté de Tanor, dont le rajah jouait avec les Portugais la même comédie que les rois de Ceylan ; et il avait donné l’ordre à Barzée d’aller reconnaître les lieux. Sa mission remplie, Barzée accourait avertir François et lui apportait les nouvelles de Goa. Les Pères commençaient à murmurer. Les élèves du collège, peu habitués aux façons brusques et à la sévérité d’un recteur qui les traitait comme s’ils avaient eu dix siècles de christianisme dans les veines et qui prétendait les soumettre aux mêmes règlemens que leurs collègues de Coïmbre, se sauvaient par-dessus les murs ; et la peur de la férule les rejetait dans les mille bras de leurs démons. Le manque d’égards d’Antonio Gomez, qui ne daignait même plus le consulter et qui tranchait déjà du Supérieur, et ses agissemens inconsidérés irritèrent d’autant plus François qu’il était à la veille d’entreprendre un long voyage dont ses amis s’efforçaient de le dissuader. On s’effrayait à l’idée qu’il s’aventurât sur des mers si lointaines, infestées de pirates et peuplées de monstres. On lui laissait entendre, et d’aucuns lui disaient sans ambages, que sa présence dans l’Inde ferait plus de bien aux missions que tout l’honneur d’une exploration nouvelle. Les maladresses de Gomez donneraient du poids à leurs argumens. Il reprit en hâte le chemin de Goa, résolu de lui substituer Barzée dans la direction du collège et de le substituer à Barzée au poste d’Ormuz.

Il allait se heurter à plus fort que lui. La faconde et l’esprit superficiel de Gomez convenaient beaucoup mieux aux Goanais que les vertus de François, et il s’était acquis parmi eux des amis influens. Un des fondateurs de Sainte-Foi, le notaire de la matricule, Cosme Anes, qui craignait d’avoir été desservi près de Sa Majesté, avait obtenu de lui qu’il ferait agir en sa faveur les puissans protecteurs qu’il avait à Lisbonne ; et il lui était aussi dévoué qu’on l’est à un homme par qui l’on espère recevoir une décoration. L’évêque, tiraillé entre son clergé d’une part et de l’autre les Dominicains et les Franciscains, n’avait, pour se consoler de toutes ses tribulations, que les fêtes carillonnées et les sermons de Gomez. Bref, à peine François eut-il exprimé sa volonté de déplacer le recteur, que ces hauts personnages intervinrent et protestèrent. L’apôtre dut céder. Il avait touché de la main les limites de son autorité morale. On est fier d’avoir possédé des saints : leurs reliques font la fortune d’une église. Mais qu’ils sont parfois gênans, quand on les a ! Nous enlever le Père Antonio Gomez, qui parle si bien, lorsque vous vous préparez à nous quitter encore ? O mes chers frères, que diriez-vous si je vous annonçais que je reste ?

Il ne pouvait pas rester. Chaque jour l’abreuvait d’amertume. Le vieux gouverneur venait de conclure la paix avec les Musulmans et s’opposait, par crainte de leur déplaire, à l’envoi de missionnaires dans l’île de Socotora. François n’admettait point cette prudence politique. Il essaya de parer aux querelles intestines que la présomption de Gomez menaçait d’allumer après son départ : Paul de Camerino aurait la haute main sur les Pères qui vivaient loin de Goa, et les attributions de Gomez se borneraient au gouvernement du collège. Ce n’était qu’un arrangement précaire. Mais il brûlait de s’éloigner. Sa dernière lettre au Roi est d’une âpreté saisissante : « Vôtre Altesse ne peut rien dans l’Inde pour y propager la foi. Elle ne peut qu’acquérir et garder des richesses temporelles. Que Votre Altesse me pardonne de lui parler aussi clairement… L’heure du jugement approche, qui est l’heure de la mort que nul ne peut fuir, si puissant qu’il soit. Pour moi qui sais ce qui se passe ici, je n’ai aucun espoir de voir exécuter les ordres et les provisions qu’Elle enverra en faveur des chrétiens. Et c’est pourquoi je m’enfuis au Japon. Je ne veux pas perdre plus de temps que dans le passé. Que le Seigneur donne à Votre Altesse de sentir du fond de l’âme sa très sainte volonté, et qu’il Lui fasse la grâce de l’accomplir parfaitement comme Elle souhaiterait de l’avoir accomplie à l’heure de sa mort, lorsqu’Elle devra rendre compte à Dieu de toute sa vie ; et cette heure viendra plus vite que Votre Altesse ne le croit. Qu’Elle s’apprête. Les royaumes et les seigneuries ont une fin. Ce sera une nouveauté pour Votre Altesse et une surprise que d’en être dépossédée à l’heure de la mort et d’entrer dans d’autres seigneuries et royaumes où ce Lui sera encore une nouveauté de recevoir des ordres : et fasse Dieu que ce ne soit pas hors du paradis ! » La traduction ne rend pas les négligences abruptes du texte portugais. Qu’il écrive au Roi ou à Mansilhas, François ne se préoccupe que de sa pensée, et il répète les mêmes expressions sans plus se fatiguer de sa monotonie qu’un sonneur de glas.

Et pendant ce temps-là, que devenaient Yagirô et ses deux domestiques ? Ils étaient logés, hébergés, traités comme des princes cinghalais au collège de Sainte-Foi, et même mieux que des princes. Yagirô était admis à la table des Pères. On l’avait baptisé en grande cérémonie. Fifres, trompettes, timbales, sonnerie des cloches, rien n’avait manqué. Un Père tenait le bassin, un autre les saintes huiles, un autre le cierge. On avait processionné dans le cloître. Et l’évêque avait jubilé. Quel prestige donne la singularité et à quel titre de noblesse équivaut l’avantage d’être seul de son espèce ! Un petit mercier du faubourg Saint-Denis tue son voisin, se sauve, s’embarque sur un navire étranger, et, quand il débarque dans un royaume d’Orient, se voit promu à la dignité de prince ou d’ambassadeur. On l’entoure, on le fête, on le choie, on l’encense. Mais non : les Orientaux sont d’ordinaire un peu plus réservés que nous. Les Brahmes de l’Inde ou les bonzes du Japon n’auraient pas battu tous leurs gongs en l’honneur du petit mercier. Disons-le à l’avantage de Yagirô : il résista à ces vapeurs de gloire. Il édifiait toute la maison. En six mois, il avait appris à lire et à écrire le portugais. Il savait par cœur l’évangile de saint Mathieu et le commentaire que lui en avait composé Cosme de Torrès. C’était près de lui que, pendant ses séjours à Goa, François oubliait ses déboires et reprenait confiance. Il l’interrogeait, il recueillait avidement ses réponses. Était-ce possible ? Qui l’aurait cru ? Le Japon connaissait l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis, les anges, les saints, les pèlerinages, la confession, les jeûnes, les cas de conscience, les sermons où l’on pleure ! L’idée seule de ce Japon lui rend toute sa jeunesse. Son âme s’élance sur la route houleuse avec la même allégresse que, sept ans plus tôt, sur le chemin des Indes. Quelle puissance d’illusion ! Quel ressort incomparable ! Jamais lassé, jamais vaincu. Ses déceptions le font rebondir plus haut et plus loin.


X. — L’ARRIVEE AU JAPON

François emmenait avec lui Yagirô, le Père Cosme de Torrès, récemment admis dans la Compagnie de Jésus, et un jeune Portugais, Juan Fernandez, qu’un coup de la grâce avait retiré du monde et jeté dans l’apostolat. Le choix de ces deux missionnaires était excellent. Cosme de Torrès avait la passion des aventures ; ses longs voyages l’avaient endurci à tous les labeurs ; et il suivait François comme l’étoile apparue au plus sombre de sa nuit. Quant à Juan Fernandez, qui, par amour de l’humilité, avait refusé l’ordination pour rester frère, il offrait à François la garantie d’une obéissance absolue ; et son éducation mondaine était un avantage quand on allait chez un peuple dont on connaissait déjà la politesse raffinée.

Partis le 25 avril, les voyageurs entrèrent au port de Malaca le dernier jour de mai 1549. Ni tempêtes, ni pirates : la mer souriait à l’entreprise. Mais François est triste, de cette tristesse qui surprend souvent les hommes les plus énergiques à la veille du dernier grand effort que réclame la réalisation de leur rêve. L’image des dangers où il court, et que ses amis ont encore exagérés, a peut-être ébranlé son esprit. Et il se mêle à ce sentiment le souvenir des reproches qu’ils lui ont adressés et que pourraient lui adresser les Pères de Rome : on l’a accusé de tenter Dieu. Non ! C’est Dieu qui le pousse vers ces terres lointaines. Il est sûr de ne vouloir que ce que Dieu veut. Et il éprouve, dans ses premières lettres, le besoin de justifier sa conduite. On sent aussi qu’il ne parvient pas à écarter de sa pensée les appréhensions que lui cause Gomez. En écrivant aux missionnaires de Goa, il s’applique à prévenir tous les froissemens d’amour-propre possibles et probables entre les Pères et lui ; et, en écrivant à Simon Rodriguez et à Ignace, il insiste sur la nécessité de nommer un Supérieur pour les Indes, qui ne ressemble pas à Gomez, mais qui le décharge de son autorité, et qui le laisse aux prises avec l’inconnu, sans autre souci que celui des vents, des flots et des âmes.

Malaca fit fête à son apôtre ; et il y fut satisfait du travail accompli par le Père Perez. Pourtant, il eut encore à pâtir de la mauvaise volonté ou de l’indifférence des Portugais. Le capitan, Pedro de Sylva, un des fils de Vasco de Gama, très honnête homme, devait mettre un navire à sa disposition ou, du moins, lui assurer le passage sur un bateau portugais. François s’en allait presque en ambassade à la cour du Japon. C’était la première fois qu’il emportait d’autres présens que son catéchisme et sa charité. « Le capitan, dit-il, nous pourvut abondamment de tout le nécessaire et nous donna, pour être offerts au roi du Japon, divers objets d’une valeur de deux cents cruzados. » Le capitan les pourvut de tout, sauf d’un navire. Parmi les marchands portugais, les uns n’étaient pas prêts à partir ; les autres ne demandaient pas mieux que de prendre le Père et ses compagnons ; mais ils voulaient s’arrêter en Chine où, malgré l’hostilité du gouvernement chinois, ils trafiquaient sur les côtes. Cette escale l’eût retardé d’un an : il refusa. Et il se dévorait d’impatience, car les Portugais, qui étaient au Japon, avaient écrit qu’il se passait dans ces îles des choses merveilleuses. Il y avait là-bas un grand seigneur qui désirait être chrétien, et des maisons hantées dont les démons s’étaient enfuis depuis qu’on avait planté des croix tout autour. François, dont les lettres contiennent si peu d’anecdotes, recueille avidement ces racontars, qui devaient singulièrement étonner Yagirô, bien qu’en fait d’invraisemblances, les Japonais aient une tendance à ne s’étonner de rien. Enfin on mit la main sur la jonque d’un pirate chinois qui n’était connu que sous le nom de Larron (Ladraô), et qui consentit à le transporter au Japon. Ce pirate était marié à Malaca et y possédait quelques biens. On lui notifia que, s’il manquait à ses engagemens, il perdrait ses biens et, par-dessus le marché, sa femme. Ce fut donc sous la protection du dénommé et bien nommé Voleur, que l’Europe députa son premier Ambassadeur à l’Empereur du Japon.

Et quelle jonque que celle où il monta le soir de la Saint-Jean ! Le vrai patron de la nef était un dieu chinois. Il se tenait à la poupe, dans un tabernacle, enfumé de chandelles et de bâtons d’encens. On ne faisait rien sans le consulter. On l’interrogeait sur la durée du vent, sur les tempêtes à venir, sur la marche à suivre, sur les ports où s’arrêter. Toute la journée, Ladraô remuait des sorts. Les escales succédaient aux escales. On ne profitait pas de la mousson ; et François se voyait déjà obligé d’hiverner en Chine. Il était à la merci de l’idole pansue au masque hilare. Quand elle pressait le départ, la joie renaissait dans les cœurs. Si elle annonçait du gros temps, les visages se rembrunissaient. Un jour, elle prédit à Ladraô qu’il arriverait au Japon, mais qu’il ne reviendrait pas à Malaca. Ce jour-là, le Chinois déclara qu’il n’irait pas plus loin que la Chine. La veille de la Sainte-Madeleine, la houle était très forte. Un des serviteurs de l’apôtre, le Chinois baptisé Manoel, trébucha et tomba dans la pompe du bateau que, par mégarde, on avait laissée ouverte. On le crut mort. Heureusement l’eau, dont la pompe était pleine, amortit sa chute. Il en fut quitte pour un bain et pour une blessure à la tête. Comme on le pansait, la fille de Ladraô, que celui-ci avait emmenée on ne sait pourquoi, perdit à son tour l’équilibre, et, précipitée par-dessus bord, sous les yeux de son père, contre le flanc du navire, la malheureuse se noya. Le jour et la nuit se passèrent en lamentations ; puis ce furent des sacrifices et des cérémonies sans fin devant le dieu. On tua des oiseaux. On lui offrit à boire et à manger ; et Ladraô voulut savoir pourquoi sa fille était morte. Les baguettes magiques lui répondirent qu’elle ne serait pas tombée à la mer, si Manoel était mort dans sa pompe. Les Chinois jetèrent des regards farouches sur le renégat dont le salut avait été payé du malheur de leur capitaine.

Ces sorcelleries, la vue de la jeune fille écrasée par les vagues, l’horrible dieu grimaçant qui semblait rire au hourvari des flots, tout parut infernal à François sur ce navire en perdition. L’idole, que ces Chinois encensaient, n’était plus à ses yeux un pauvre morceau de bois doré : c’était Satan en personne qui trônait parmi les élémens déchaînés comme au milieu de son empire et qui, dans chaque hommage qu’il recevait, outrageait Dieu. Le Maudit travaillait à lui soustraire les millions d’âmes qu’il courait sauver. Il connut, selon sa propre expression, « les horribles et effroyables terreurs que l’Ennemi met dans les cœurs quand Dieu le lui permet et qu’il en trouve l’occasion. » Il comprit que la seule défense à faire était de ne manifester aucun signe de couardise et d’opposer au démon « tous les dehors d’un grand courage. » Et il finit par surmonter les tentations de l’épouvante. « Je sentis que les hommes soumis à de semblables épreuves n’ont qu’à se confier éperdument en Dieu. O mes frères, comme le démon serait confus, comme il demeurerait sans force, se voyant vaincu par ceux dont un instant il fut le vainqueur ! » L’alerte avait été chaude.

Les voyageurs en eurent d’autres encore. Ladraô décida d’hiverner à Canton. Puis il feignit de se rendre à leurs prières et à leurs menaces. Mais il se dirigea vers Tchang Tchéou ; et, malgré leurs protestations, leur traversée se fût terminée là, si une jonque ne leur eût signalé dans ce port la présence de pirates ou, plus vraisemblablement, de gendarmes que Ladraô ne désirait point rencontrer. Il remit aussitôt le cap sur Canton ; mais un vent providentiel le chassa dans la direction du Japon, et le 15 août 1549, jour de Notre-Dame, François abordait dans la grande île du Kiushu, à Kagoshima.

C’était une heure solennelle dans l’histoire de l’Asie que celle où ces trois pauvres Jésuites, et le Christ avec eux, descendirent de la jonque chinoise et foulèrent le rivage du Japon. Mais, comme de toutes les heures historiques, le son ne s’en détacha clairement que bien plus tard, dans le souvenir des hommes. Que les héros d’épopée sont heureux ! Ils rencontrent toujours sur la rive où la destinée les conduit l’ombre d’un mort ou le personnage d’un dieu qui, s’il ne leur prophétise pas l’avenir, leur expose la situation présente du peuple chez lequel ils atterrissent. Nos trois pèlerins n’avaient pas l’air épique, et pourtant ils amenaient derrière eux des combats, des douleurs, des massacres, de l’héroïsme et du merveilleux à défrayer une vaste épopée. S’ils avaient eu la chance qu’un être fabuleux leur souhaitât la bienvenue, j’imagine que cet être leur eût ainsi parlé :

« Vous arrivez dans un pays qui est en pleine anarchie. Depuis des siècles, le pouvoir est tombé de la main des Empereurs dans celle de leurs Lieutenans ou Shoguns. Des dynasties d’usurpateurs se sont superposées à la dynastie impériale, censée éternelle et intangible. Chacune de ces dynasties s’est usée dans ses luttes perpétuelles contre les grands vassaux et dans l’exercice onéreux et énervant de sa royauté. En ce moment, les Ashikaga touchent à leur fin. L’odeur cadavérique qu’exhale cette illustre famille surexcite les convoitises. Le Japon est divisé en clans dont les chefs aspirent tous à s’emparer de Kioto et du fantôme impérial. Ces chefs, que vous les appeliez des ducs ou des rois, accueilleront les étrangers s’ils peuvent les utiliser dans leurs querelles, et d’autant plus volontiers que le mouvement d’expansion européenne coïncide avec l’extension de leur commerce et que leur anarchie favorise leur goût d’aventures. Mais gardez-vous bien de les assimiler aux roitelets de Ceylan et aux sultans des Moluques ! La terre volcanique du Japon ne supportera jamais l’insolence d’un fortin portugais ou espagnol. Ils n’accepteront et ne solliciteront de l’étranger que l’aide qu’on attend d’un serviteur ou d’un fournisseur. Pour vous qui n’en avez qu’à leur âme, la situation n’est pas mauvaise. Au milieu de ces féroces rivalités, de ces guerres civiles, de toute cette confusion d’intérêts et d’ambitions, la religion chrétienne peut s’introduire sans éveiller les susceptibilités nationales. Le tumulte des factions empêchera sa voix d’inquiéter un gouvernement qui ne gouverne plus et ne l’empêchera pas de se faire entendre d’un certain nombre d’âmes droites et naturellement pieuses. Sous un ciel assombri par des menaces qui s’épaississent de jour en jour, elle ne portera ombrage à personne qu’aux Bonzes. Il est vrai que ces Bonzes sont très puissans. Mais précisément ils le sont trop. Le morcellement de l’autorité civile les a constitués en parti politique. Leurs sectes les plus acharnées à se combattre s’unissent dès qu’on fait mine de porter atteinte à leurs privilèges. Ils ne suivent que leur intérêt à travers les dissensions ; et ils alimentent un désordre qui entretient leur force. Certaines de leurs bonzeries se sont transformées en forteresses où affluent les gentilshommes déclassés et les ruffians. Leur arrogance amasse des rancunes et des haines contre eux. Et l’homme qui doit préparer la forte centralisation de l’Empire et abattre à tout jamais leur excès d’insolence, Nobunaga, est déjà né. Une nouvelle religion peut donc rencontrer chez les Daïmio, comme dans le peuple, de sourdes sympathies, en tant qu’ennemie de ces potentats que leurs armes font craindre et leurs vices mépriser… »

C’est ainsi que se fût exprimé, avec la voix de l’histoire, cet ambassadeur que les poètes épiques députent au-devant de leurs héros. Mais les nôtres ne trouvèrent au débarqué qu’une foule de petits hommes, armés de sabres, qui écarquillèrent leurs yeux obliques et qui étaient presque aussi ignorans de l’état de leur pays que des nouveautés qu’apportaient ces étrangers.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 mars, et 1er mai.