Les Heures de mystère/08

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L’APAISEMENT


Une pudeur invincible contraignait Fernande à prendre son bain plus tôt que les autres invités. Le regard d’inconnus lui importait moins. Mais tous ces gens que le caprice d’un riche banquier avait réunis sur cette plage déserte, il lui déplaisait de se retrouver, une heure après, en leur compagnie. Leurs yeux, qui avaient vu, la gênaient. Ne se souvenaient-ils pas ? Elle n’osait bouger.

Elle sortit de l’eau, ce matin-là, au moment où trois de ces messieurs débouchaient de la valleuse. L’un d’eux, Morège, se hâta vers le peignoir. Mais elle s’en enveloppa rapidement, salua d’un coup de tête et courut à sa cabine.

Une bassine d’eau chaude l’attendait. S’étant dévêtue, elle y trempa ses pieds et s’assit, nonchalante et engourdie de bien-être.

Des pas grincèrent sur le galet. Une voix d’homme cria :

— Tu pourrais nous attendre !

La voix de Morège répondit :

— Non ; je vais me déshabiller.

Il approchait. Vivement, Fernande se dressa pour boucher le petit carré de la lucarne avec son peignoir. Mais la porte, non fermée, s’ouvrit, et Morège la vit debout, nue.


L’APAISEMENT

En rentrant, elle se coucha. L’insistance de son mari ne put la décider à venir à table. La châtelaine et quelques amies tâchant de la distraire, cela l’importunait au point qu’elle les pria de se retirer. Le grand jour aussi l’agaçait. Elle fit baisser les stores. Et, toute l’après-midi, elle se blottit sous ses draps, frissonnante de fièvre.

Il fallait bien cependant descendre au diner. Son apparition en corsage montant, parmi les robes décolletées, surprit les convives, et elle avait un air si défait qu’on la crut très malade. Un à un, les hommes lui présentèrent leurs hommages. Morège s’avança. Elle défaillit, prête à lui refuser la main. Il s’inclina simplement. Durant le repas, elle ne sentit pas une fois sur elle l’inquisition de son regard. Mais, au cours de la soirée, il n’affecta point une réserve blessante et lui dit à haute voix quelques phrases banales, comme si rien ne se fût passé entre eux.

La nuit, elle eut des cauchemars où elle se promenait nue devant une foule hurlante. Et ainsi, toute une semaine, quoique l’amertume de sa plaie se calmât, elle vécut en une sorte d’abattement douloureux.

Loin de Morège, elle recouvrait un peu de gaieté. Lui présent, elle tremblait de honte. Elle avait froid. Il lui semblait que ses vêtements ne la cachaient pas assez fidèlement, et elle s’emmaillotait de châles et de fichus.

À la longue, elle crut s’apercevoir que la conduite de Morège se transformait. Il ne devint pas plus empressé, mais il rôdait toujours autour d’elle, amusé sans doute par le spectacle de son trouble. Elle l’observa furtivement. Il avait un visage dur, l’attitude hautaine, la phrase rare et des mots ironiques qui s’accordaient avec l’expression générale de sa physionomie.

Leurs yeux, une fois, se rencontrèrent. Elle rougit. Lui, son ironie se précisa en un sourire vague. Elle ne l’imagina plus que de la sorte, la moquerie aux lèvres. Il la hantait. Pourquoi raillait-il ? Son orgueil, autant que sa pudeur, la soulevait contre cet homme. Personne avant lui n’avait contemplé le mystère de sa chair, personne, ni son mari ni elle-même. Elle était vierge de tout regard, comme de la neige au coin de quelque roche inaccessible. Et le viol de cette blancheur l’avait déchirée plus que, jadis, la ruine de sa chasteté.

L’heure du lever surtout lui était odieuse. Il fallait s’occuper de cette chair polluée, qu’elle prenait en horreur. Des coins de peau luisaient. Elle répugnait à y toucher.

Épouvantable supplice ! Elle avait la sensation étrange d’être enfermée dans un vêtement de regard, dans l’enveloppe impalpable que les yeux de Morège avaient instantanément tissée autour de son corps. L’épiant, elle pensait : « Entre ces paupières d’homme est ma prison. Je suis l’esclave enchainée. Il n’a qu’à fermer les yeux, et son souvenir a le droit de m’évoquer telle que je suis. C’est plus qu’un droit, peut-être aussi une nécessité. Qui sait si je ne le hante point ? Je ne suis pas seulement nue sous mes vêtements, mais dans son cerveau, de façon ininterrompue, nue toujours, nue absolument. »

En dépit de son honnêteté, elle eût préféré qu’un regard d’amant eût pris possession de son corps. Librement s’offrir à qui l’on aime, soit. Mais Morège l’avait volée. Elle le haïssait. Souvent elle était prête à lui crier :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! Vous ne comprenez donc pas que je vous déteste ? Voleur ! voleur !

Un jour, pour qu’il ne fût pas seul à la connaître, elle se planta devant sa glace, nue. Une grande joie la saisit, car elle apprit la magnificence de son corps. Elle s’oublia en une langueur rêveuse et elle se demandait : « Comment me trouve-t-il ? La vision a été si brusque que l’image doit être bien confuse. De quoi se souvient-il spécialement ? De ma poitrine, de mes hanches, de mes jambes ? »

Le soir, elle le surprit les yeux fixés à son corsage. Ce fut comme une plaque de feu qui s’appliqua sur la poitrine. Elle ne bougea pas. Son attitude marquait de l’orgueil, car elle savait la splendeur de sa gorge. Il la considérait toujours. Et, peu à peu, elle sentit que ses seins se dressaient et qu’une sève brûlante les gonflait.

Cette minute lui laissa une sorte d’inassouvissement. Il y en eut d’autres où Morège imposa cette impression à ses bras, à son cou, partout où se dirigeait son regard. Ainsi se précisa la gêne inexplicable dont elle souffrait. Il lui manquait quelque chose. La logique de sa vie se trouvait contrariée. Au moral comme au physique, elle jugeait que l’aventure était inachevée, bête. Le mal fait à son orgueil et à sa pudeur serait, lui semblait-il, moins irritant s’il était plus complet, plus absolu. Mais comment ? Cela devenait une obsession torturante.

Et, une nuit d’insomnie, il fallut que cette gêne cessât, il le fallut. Et, vraiment, c’est en inconscience, comme on cherche un remède, qu’elle alla vers la chambre de Morège. Et, se penchant sur lui, elle disait avec une voix de haine :

— Regardez-moi ; j’ai besoin que vous me regardiez… mieux que cela… Vous ne comprenez donc pas que votre regard était incomplet, et que j’en souffre, et que je le veux tout entier, pour qu’il m’apaise ?…

Elle se dévêtit.

— Tenez, voici ma gorge. Votre regard est dessus, autour, il l’emprisonne. Mais il faut qu’il entre en moi, qu’il y reste bien…

Et elle lui offrit son corps nu :

— Prends toute ma chair… Puisque tu l’as vue, elle t’appartient.. Prends-la : il est naturel, il est logique que tu la prennes… et puis je ne souffrirai plus…

Maurice Leblanc.