Les Heures de mystère/09

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CES DEMOISELLES LEBAUDRU


Aux fenêtres et au seuil des boutiques qui bordent la rue principale, des gens se dirent :

— Il est deux heures, voilà ces demoiselles Lebaudru qui font leur petit tour.

Elles passaient en effet, l’une trottinant sur les talons de l’autre et la première se retournant à toute minute pour adresser à la seconde quelques mots affectueux.

À vingt ans Angélique Lebaudru perdait son père et sa mère, aubergistes à Saint-Romain. De petites rentes lui permirent de louer une maison au centre du bourg et d’y vivre à sa guise.

Par suite de circonstances diverses, elle ne se maria point. Élevée dans un couvent, elle se montrait fort difficile. Ceux qui la demandèrent lui déplurent. D’autres qu’elle eût acceptés ne songèrent pas à elle.

L’âge vint. Déjà laide, elle se flétrit. Son corps se dessécha. Sa timidité l’empêchait d’étendre ses relations. Sauf le curé et deux ou trois vieux amis, elle ne voyait personne. Ainsi nulle joie ne lui échut. Elle s’ennuyait sans le savoir et marchait vers la vieillesse, vers la mort, sans se douter qu’il est d’autres plaisirs que de faire l’aumône et d’autres chagrins que de pleurer le supplice du Seigneur.

Un événement transforma cette existence. À l’anniversaire de sa trente-septième année, un matin d’octobre — date inoubliable — elle aperçut un homme qui jetait une portée de chiens dans un étang. Elle s’approcha, indignée. Une seule bête restait, toute blanche, poilue.

— La voulez-vous, mademoiselle ? dit l’homme. C’est la plus jolie. Regardez ce signe noir sur le front… Vous pourrez l’appeler Léda, puisqu’on parle toujours de Léda et de son signe.

Elle emporta la bête.

Elles vécurent heureuses. La chienne grandit et embellit. Angélique eut enfin une compagne. Elle la chérit de toutes les forces affectueuses qui dormaient en elle. On s’attache aux êtres en raison du temps qu’on leur consacre et l’on fractionne ainsi son cœur entre ses devoirs de fils, de sœur, d’amant ou d’épouse. Mademoiselle Lebaudru n’eut qu’un amour, qu’une occupation, sa chienne. Léda devint l’amie. Sa maîtresse la consultait. Elles avaient d’interminables conversations. Elles mangeaient à la même table. La même chambre abritait leur sommeil.

Au bout de quelques années, dans le pays, on s’habitua si bien à les voir ensemble et à ne jamais penser à l’une sans penser à l’autre qu’on finit par les englober sous un seul nom. On les appela ces demoiselles Lebaudru. M. le curé lui-même disait :

— Je sors de chez ces demoiselles Lebaudru.

Angélique ne l’ignorait pas. Elle en riait, touchée néanmoins de cette désignation qui la liait davantage à sa chère Léda, la joie de sa vie.

Ce jour-là elles entrèrent dans la boutique de l’épicier. L’aînée des Lebaudru s’y plaignit d’une grosse erreur à son détriment sur la facture du dernier mois. Une discussion s’éleva. Les livres furent feuilletés, le commis pris à témoin.

Tout à coup Angélique s’écria :

— Tiens ! où est Léda ? je ne la vois plus.

Elle sortit précipitamment. Mais, sur le trottoir, elle s’arrêta, les yeux fixes, les bras en l’air. Et elle gémissait :

— Oh !… oh !… Léda…

Au milieu de la chaussée, la chienne, accouplée à une espèce de roquet jaune et misérable, tirait la langue, mélancolique.

Une colère fouetta mademoiselle Lebaudru. En trois pas elle rejoignit la criminelle, l’empoigna par le cou et voulut l’enlever. Mais ainsi elle trainait le complice, et les deux bêtes geignaient.

Un attroupement se forma. Des gamins examinaient curieusement ce spectacle. L’un d’eux, plus âgé, se tenait les côtes.

Une minute, Angélique resta atterrée, rouge de honte. C’était elle-même, lui semblait-il, qui se trouvait exposée aux ricanements. Elle souffrait dans sa propre pudeur. Quelle ignominie ! Alors, ne sachant que faire, elle s’enfuit, abandonnant la petite Lebaudru.

Enfermée dans sa chambre, elle y passa des heures cruelles. Elle entendit bien la coupable gratter à la porte et se lamenter, mais elle n’ouvrit point.

Elles ne se rencontrèrent que le soir, comme Angélique descendait à la cuisine pour y préparer le repas. Nul mot ne fut échangé. L’aînée dîna seule. En un coin de pièce qui servait d’office, elle mit une pâtée. Puis elle monta et se coucha, toujours seule.

Les choses continuèrent ainsi. La rupture s’affirma définitive. Jamais, elle le sentait, elle ne pardonnerait à Léda son exécrable faute. Elle la condamnait impitoyablement, avec la même rigueur qu’une mère la déchéance de sa fille. En son cœur maternel tout un bloc s’était écroulé, de respect, d’estime, de confiance, de tendresse. Elle avait cru, sans même y réfléchir, que sa compagne était comme elle, honnête et chaste. Et, déçue, elle la taxait maintenant d’hypocrisie et de dévergondage.

Il lui eût été impossible physiquement de la caresser. Cette bête l’écœurait. Elle lui paraissait souillée, d’une souillure indélébile.

Et surtout Angélique se rappelait le scandale ridicule, en plein village. Elle entendait les rires des assistants ; elle devinait les racontars ironiques, la nouvelle colportée de bouche en bouche, la honte de Léda devenue publique.

De ces potins, des échos lui parvinrent. Le notaire ne l’aborda-t-il pas par cette demande :

— Eh bien, mademoiselle, comment va madame Lebaudru ?

Le mot fit fortune. Journellement on l’en flagellait. Ce ne furent plus ces demoiselles Lebaudru, mais madame et mademoiselle Lebaudru.

Que de fois Angélique fut tentée de chasser l’infâme ! Hélas, la faute n’en subsisterait pas moins. En outre d’obscurs motifs l’en empêchaient.

Elles vécurent côte à côte comme certains de ces époux qu’un monstrueux secret divise, mais que la fatalité et les convenances du monde obligent à supporter le fardeau de la vie commune. Elles vécurent, l’une haineuse, implacable, l’autre humble, suppliante, avide de pardon. Jamais Léda ne sortait. Ses avances étaient repoussées avec une froideur déconcertante. Si elle s’obstinait, Angélique quittait la pièce.

Le ventre grossit. La dernière espérance de mademoiselle Lebaudru s’effondra. L’œuvre maudite s’accomplirait jusqu’au bout. Oh ! ce ventre ; elle en suivit durant des semaines le détestable progrès. Ses yeux ne s’en pouvaient détacher.

Et d’autres pensées aussi la hantaient. À voir l’effet elle se souvenait de la cause, de l’acte commis, l’acte dont elle avait surpris le dénouement. Malgré sa révolte, une comparaison s’imposait à son esprit entre elle-même et cette bête. Léda savait maintenant. Elle, non. Léda connaissait le mystère, le mystère troublant où se scelle l’amour des êtres, le mystère incompréhensible où s’élabore la vie d’autres êtres. Elle, ne le connaissait point, ne le connaîtrait jamais. Et, pour cela, elle la regardait parfois d’un regard étonné, où se cachait peut-être un peu d’envie inconsciente, où se révélait, assurément, une certaine déférence.

Mais ces rêveries malsaines ne se prolongeaient guère. Un incident futile, une allusion quelconque à l’état de la chienne, lui rendaient plus vivaces encore sa colère et son mépris.

Ce fut en vérité une bien triste époque. Et la destinée lui enseigna, durement et d’un coup, toutes ces douleurs dont elle ignorait l’amertume jadis.

La délivrance eut lieu en juillet. Une nuit, Angélique entendit une plainte. Elle se leva. Cela venait d’en bas. Elle tressaillit de haine. Des preuves, des preuves visibles et palpables du crime allaient donc se produire !

Les gémissements s’interrompaient, puis reprenaient. Elle aurait voulu les étouffer pour que le bruit n’en arrivât pas à l’extérieur. Elle attendit, la poitrine haletante. Nulle compassion ne l’envahissait, nul besoin de secourir la malade. Elle l’abhorrait trop profondément !

Au matin tout s’apaisa. Angélique se vêtit, calme, résolue. L’heure solennelle du châtiment sonnait. Le fruit du crime devait disparaître.

Elle descendit. D’un pas ferme, avec la lenteur grave du justicier elle ouvrit la chambre de misère.

Sur un coussin, Léda gisait, harassée. Près d’elle, le long de ses jambes, de petites choses remuaient. Impassible, Angélique s’agenouilla devant ces nouveaux-nés. Elle les compta. Il y en avait quatre.

Un à un, elle les prit et se releva. Mais soudain ses doigts se mirent à trembler. Ses yeux avaient rencontré les yeux de la mère, Et en même temps elle sentait dans la paume de ses mains la chaleur douce de ces morceaux d’être. Et elle se rappela la sensation analogue qu’elle avait autrefois éprouvée à pétrir les menus membres de Léda.

Tout son cœur se fondit. Une infinie pitié la désarmait, pitié pour les souffrances de la chienne, pitié pour les fragiles enfants, pitié pour sa vieille compagne. Elle comprit que les préjugés du monde ne sont rien devant les manifestations de la nature. Elle comprit que la maternité est chose sainte. Et son âme de grande sœur, son âme de grand’mère tressaillit de dévouement et d’amour.

Alors, elle éclata en pleurs et, retombant à genoux, elle posa sur la tête de Léda le baiser de pardon, tandis que son amie lui léchait les mains, toute heureuse et toute reconnaissante.

MAURICE LEBLANC