L’Apologue dans la société hindoue
L’APOLOGUE
DANS LA SOCIÉTÉ HINDOUE
Le langage figuré est naturel aux Orientaux. Tous les peuples de l’Asie l’ont employé comme étant le plus favorable à l’expression d’une vérité pratique ; on peut même avancer, sans courir le risque d’être contredit, que les apologues les plus populaires en Europe appartiennent au vieux fonds de l’antique sagesse. Ce vieux fonds, on le retrouve presque en entier dans un recueil de fables récemment traduit du sanskrit, — l’Hitopadésa, — non à l’état primitif et rudimentaire, mais sous la forme de contes charmans, tour à tour naïfs et satiriques, légers et sérieux. La littérature indienne était à son apogée et presque sur son déclin lorsque ce recueil fut rédigé, et l’art s’y montre partout ; mais comme l’apologue prend son sujet dans la nature, comme il exprime des sentimens éternellement vrais, comme il se plaît à mettre en scène les animaux, dont l’instinct et les mœurs ne se modifient jamais, il conserve sa fraîcheur et sa grâce jusque sous les ornemens empruntés que lui imposent parfois le génie de certains peuples et la fantaisie des poètes. Bien qu’il soit écrit avec une élégance qui n’est pas exempte de recherche, l’Hitopadésa a de la simplicité à sa manière ; il se distingue surtout par son originalité, et c’est là ce qui le recommande particulièrement à l’attention du lecteur européen. Ce livre que tout le monde comprend, qui se fait lire sans effort, n’en reste pas moins une œuvre essentiellement indienne ; son histoire, fort courte à retracer, prouve qu’il a pris naissance sur les bords du Gange, et qu’il est sorti du sein même de la civilisation brahmanique.
Dans l’Inde, où l’homme vit face à face avec la nature et en un commerce familier avec tous les animaux de la création, il y eut, comme dans les autres sociétés primitives, des récits légendaires dont les bêtes étaient les véritables héros, et qui se racontaient au bord des étangs, à l’ombre des grands arbres. Les brahmanes occupés d’études philosophiques et spéculatives, les poètes appliqués à recueillir les traditions épiques, ne songèrent point d’abord à réunir en faisceau ces simples fables, ces petits contes populaires, qui se transmettaient de génération en génération. Cependant quelques recueils d’apologues furent rédigés et circulèrent dans l’Inde centrale avant l’ère chrétienne, mais on en a perdu les traces, et le nom des auteurs ne nous est pas parvenu. Le plus ancien de ceux que l’on connaisse, le Pantchatantra ou les Cinq Ruses[2], paraît avoir été rédigé sous sa forme actuelle vers le Ve siècle de notre ère, par un pandit nommé Vichnou-Sarma. Dans cet ouvrage, respectable par son antiquité et très estimé des Hindous, avaient trouvé place les fables anciennes que la tradition attribue à Bidpay ou Pilpay, personnage fabuleux dont on ne connaît ni la vie ni la patrie véritable. Traduit en pehlvi (l’ancienne langue des Perses) cent ans après la rédaction de Vichnou-Sarma, le Pantchatantra fut reproduit moins littéralement en arabe au VIIIe siècle, puis dans les diverses langues de l’Asie, d’où il passa bientôt dans les idiomes de l’Europe.
Ce fut donc par suite, de l’invasion musulmane que nous arriva la connaissance de ces fables indiennes, dont les peuples de l’Occident ne soupçonnaient pas l’existence ; mais tandis que ce recueil d’apologues voyageait à travers l’Asie et l’Europe en se dénaturant ou en s’altérant dans sa forme, il en était resté dans l’Inde des manuscrits, lus avidement par les poètes et appréciés d’un peuple sensible aux charmes de la poésie autant que prompt à saisir la finesse d’une allégorie. Enfin, à une époque moins éloignée de nous, vraisemblablement vers le XIe ou le XIIe siècle (qui furent ceux de la renaissance pour l’Inde), un pandit du nom de Nârâyana, s’inspirant du Pantchatantra et puisant à d’autres sources vaguement indiquées par lui, composa l’Hitopadésa ou Instruction utile. Bien qu’elle ait été écrite plus de cinq cents ans après le Pantchatantra, l’Instruction utile s’en rapproche beaucoup par la forme comme par le fond ; mais le second de ces deux recueils a sur le premier l’avantage d’offrir un cadre plus régulier et plus de logique dans la distribution des diverses parties qui le composent. Il se fit aussitôt un très grand nombre de copies de cet ouvrage attrayant pour tous, et on le reproduisit dans les principaux dialectes modernes de l’Inde. Traduit plusieurs fois déjà en allemand et en anglais, l’Hitopadésa méritait de l’être en français tout au long, et sur les textes les plus complets. Nous devons donc nous féliciter d’en posséder aujourd’hui une version faite en notre langue avec beaucoup de soin, et munie d’un appendice indiquant les imitations nombreuses auxquelles a donné lieu l’apologue indien dans les littératures de l’Europe.
L’Hitopadésa, comme l’indique son nom, qui signifie littéralement instruction utile, est tout à fait un livre de morale. Au lieu d’enfiler les fables les unes à la suite des autres, à l’exemple de son devancier, — et d’en faire ce qu’il eût pu appeler dans sa langue expressive un collier d’apologues, — le docte Nârâyana a divisé son travail en quatre parties, dans chacune desquelles domine une idée principale représentée par un titre spécial : l’Acquisition des amis, la Désunion des amis, la Guerre, la Paix. À la rigueur, ces quatre divisions pourraient se réduire à deux : Amitié et Discorde, ou mieux Union et Désunion. Toutefois, en procédant comme il l’a fait, l’auteur a voulu séparer les petites choses des grandes, et montrer ce que produisent de biens précieux et de maux terribles, dans les familles comme dans les empires, les deux états opposés de paix et de guerre.
Voilà donc un plan bien tracé, une tour à quatre faces, dont les apologues forment les pierres, et qui a pour ciment les sentences et les citations de toute sorte largement mêlées au récit. Quant au procédé employé par l’auteur de l’Hitopadésa, et qui consiste à donner sommairement le début d’un apologue d’où sortent, comme les rameaux du tronc, d’autres fables dans lesquelles apparaissent de nouveaux personnages, il faut recourir aux citations pour le faire bien comprendre. La fable intitulée le Daim, le Chacal et le Corbeau nous fournira un excellent exemple.
« Dans le pays de Magadha, il y avait une forêt… Dans cette forêt habitaient un daim et un corbeau, unis depuis longtemps par une étroite amitié. Un jour que le daim, gros et gras, errait en liberté, il fut aperçu par un chacal. En le voyant, le chacal se dit en lui-même : « Ah ! comment pourrai-je manger la chair délicate de ce daim ? Il faut essayer… Je vais d’abord chercher à gagner sa confiance. » Cette réflexion faite, il s’approcha du daim et lui dit : « Mon ami, je te salue. — Qui es-tu ? demanda le daim. — Je suis un chacal ; je vis seul, sans parens et comme un mort dans cette forêt. Maintenant que j’ai rencontré en toi un ami, je ne suis plus sans famille, et je rentre au nombre des vivans. Je veux être désormais ton compagnon et passer ma vie avec toi. — J’y consens, dit le daim. »
« Lorsque l’astre divin qui répand la lumière se fut retiré derrière la montagne du couchant, les deux nouveaux amis allèrent vers l’habitation du daim. Là demeurait aussi sur les branches d’un tchampaka[3] un corbeau, qui était un vieil ami du daim. « Mon ami, dit le corbeau en les voyant tous les deux, quel est cet animal qui t’accompagne ? — C’est un chacal qui vient nous demander notre amitié. — Mon ami, reprit le corbeau, nous ne devons pas accorder notre confiance à l’étranger qui vient vers nous sans aucun motif ; cela ne vaut rien. On a dit : « Il ne faut pas donner l’hospitalité à celui dont on ne connaît ni la famille ni le caractère : la perfidie d’un chat causa la mort d’un vautour. »
« — Comment cela se fit-il ? demandèrent le daim et le chacal ? »
Le lecteur européen, qui croyait avoir retrouvé tout uniment la fable du cheval et du loup, s’aperçoit qu’il a affaire à un conteur peu pressé de lui livrer la moralité de son apologue. Fermera-t-il le livre avec impatience, ou plutôt, entraîné par le désir de savoir ce que devinrent les deux animaux qui caractérisent la confiance et la perfidie, demandera-t-il avec eux : Comment cela se fit-il ? La seconde supposition semble plus probable que la première, et alors le corbeau répondra en débitant la ravissante histoire que voici :
« Sur les bords du Gange, au sommet d’un mont, il y avait un grand figuier. Dans le creux de cet arbre demeurait un vautour nommé Djaradgava (vieux bœuf) que le sort avait privé de ses serres et de ses yeux. Les oiseaux qui habitaient l’arbre, émus de compassion, lui donnaient pour subsister une partie de leur nourriture ; c’était avec cela qu’il vivait. Un jour, un chat nommé Dirghakarna (longue oreille) vint en ce lieu pour manger les petits des oiseaux. À son approche, les oisillons effrayés poussèrent le cri d’alarme. « Qui va là ? » demanda le vautour dès qu’il eut entendu ce cri. Le chat, apercevant le vautour, fut saisi de frayeur et se dit : « Ah ! je suis perdu ! »
Forcé de répondre au qui vive du vieux vautour, le chat décline son nom en parlant de sa plus douce voix ; mais l’oiseau, qui connaît la nature perverse du quadrupède, lui enjoint de s’éloigner, sous peine de recevoir un coup de bec. C’est alors que le chat, pour apaiser le gros volatile, a recours à ce langage hypocrite, à ces paroles mielleuses et tendres que le bon La Fontaine a si souvent reproduites en ses vers immortels.
« Dis-moi, reprit le vautour, pourquoi tu es venu ? — Tous les jours, répondit le chat, je fais mes ablutions ici, sur les bords du Gange ; je m’abstiens de manger de la viande, je suis étudiant brahmane et j’accomplis une rude pénitence. J’entends continuellement tous les oiseaux vous vanter comme un personnage voué à l’étude de la loi et digne de confiance. Vous êtes vieux par la science non moins que par l’âge ; je suis venu ici pour m’instruire sur la religion et la morale… Il faut accorder l’hospitalité, même à un ennemi, et le recevoir d’une manière convenable quand il vient dans notre maison. L’arbre ne refuse pas l’abri de son ombrage au bûcheron. »
Et le saint homme de chat continue de débiter les plus belles maximes en véritable sage qu’il est. Le vautour cependant refuse de croire à la sincérité de la bête hypocrite ; il soupçonne qu’elle est venue sur son arbre pour croquer les petits oiseaux dont il la sait friande.
« À ces mots, le chat se prosterna à terre, et, passant ses pattes sur ses oreilles, il s’écria : — Krichna ! Krichna ! J’ai étudié le livre des lois ; j’ai renoncé aux passions et fait vœu d’accomplir une pénitence difficile. Quoique les livres des lois différent d’opinions sur certains points, ils s’accordent cependant tous à dire que le premier des devoirs est de ne faire de mal à personne.
« Les gens qui s’abstiennent de faire du mal à qui que ce soit, qui supportent tout avec patience et accordent leur protection à tout le monde, vont dans le ciel. »
Beati pacifici ! tel est le vrai sens de cette stance indienne ; maxime si belle et si sainte, que les brahmanes eux-mêmes ont renoncé à la mettre en pratique. Notre chat à la conscience timorée ne manque pas de dévorer les petits oiseaux qui perchaient sur le grand arbre, et tous ceux du voisinage, persuadés que le vautour est l’auteur de ces méfaits, fondent sur lui et le mettent à mort. Or, cette histoire tragique, le corbeau la racontait, on s’en souvient, au daim, son vieil ami, et au chacal, qui cherchait à gagner les bonnes grâces de celui-ci. Le chacal trouva l’apologue fort peu de son goût ; le daim, d’humeur facile et médiocrement habitué à réfléchir, jugea qu’il valait mieux vivre en paix et causer amicalement que de discuter sur l’amitié.
« — Je le veux bien, répondit le corbeau. Les trois amis partaient le matin et allaient où bon leur semblait. Un jour, le chacal tira le daim à l’écart et lui dit : — Mon ami, dans un endroit de cette forêt, il y a un champ rempli de blé ; je vais t’y conduire et te le montrer… — Cependant le maître du champ, voyant son blé mangé, tendit ses lacs. Le daim, étant retourné au champ, se trouva pris, et se dit à lui-même : Me voilà pris dans le piège du chasseur comme dans le lacet de la mort. Qui pourra me tirer de là, si ce n’est un ami ?… »
Cet ami, on le devine, ne sera pas le chacal ; celui-ci au contraire se réjouit de voir pris au piège l’animal gras et dodu qu’il convoite comme sa proie.
« Ces liens sont solides, pensa le chacal après les avoir examinés plusieurs fois. Puis il dit au daim : — Mon ami, ces lacs sont faits de cordes à boyaux. C’est aujourd’hui le jour consacré au soleil : comment pourrais-je les toucher avec mes dents ? Demain, si tu le veux bien, je ferai ce que tu me demandes. — Et il alla se coucher loin de là.
« Cependant, lorsque le soir fut venu, le corbeau, ne voyant pas revenir le daim, alla de tous côtés à sa recherche. En l’apercevant dans cet état, il lui dit : — Mon ami, que vois-je ? — Voilà, répondit le daim, ce que m’a valu le mépris des conseils d’un ami. — Le lendemain matin, le corbeau vit arriver le maître du champ, un bâton à la main. — Mon ami, dit-il au daim, fais le mort, retiens ta respiration, raidis tes membres et reste immobile. Je vais te becqueter les yeux, et lorsque je pousserai un cri, tu te relèveras bien vite et tu prendras la fuite. — Le daim suivit le conseil du corbeau. Le maître du champ, l’ayant vu dans cet état, ouvrit des yeux étincelans de joie. — Ah ! s’écria-t-il, tu es mort de toi-même ! — Il débarrassa le daim de ses liens, et se mit en devoir de ramasser ses lacs. Le daim, entendant le cri du corbeau, se releva aussitôt et s’enfuit. Le maître du champ lança son bâton contre lui ; mais au lieu de l’atteindre, il tua le chacal. »
Le chacal, il faut l’avouer, se trouve là fort à propos pour recevoir le châtiment de sa trahison. C’est que l’auteur voulait tirer des deux apologues que nous venons de citer deux moralités différentes et également vraies. En procédant ainsi, il peignait plus fidèlement les mœurs des animaux qu’il met en scène. Si le chacal est doué d’un naturel tout aussi méchant que le chat, il est moins rusé que celui-ci, moins habile, et partant il a moins de chances de réussir en ses projets. La première qualité du fabuliste consiste à connaître jusque dans leurs plus fins détails les habitudes des animaux qu’il prend pour types des vices et des vertus, et cette qualité précieuse, le pandit Nârâyana la possède au même degré qu’Ésope, Phèdre et La Fontaine. Il est même plus naturaliste qu’eux. Les bêtes de l’Hitopadésa portent des noms, significatifs qui révèlent leurs caractères : le chacal se nomme Pensée étroite, le corbeau, Bonne Intelligence. Dans le daim à l’humeur facile, qui aime à flâner en broutant l’herbe verte, dans l’herbivore que l’embonpoint gagne vite et dont l’esprit a perdu son acuité, l’auteur indien personnifie l’homme doux, replet, de mœurs complaisantes, ami de la paix, aisé à duper et lent à la défiance. Le vautour chauve, qui aime à percher sur les cimes nues et sur les branches mortes, devient le symbole du guerrier accablé par l’âge et les infirmités, qui essaie de résister encore aux assauts de l’ennemi, mais dont la vigilance se lasse à la fin ; pour le faire périr, il faut encore que toute la populace des oisillons, trompée par un traître, se rue sur lui à grands coups de bec. Tous ces traits sont finement saisis ; l’écrivain qui les trace avec autant de vérité n’avait point étudié les animaux dans les livres d’histoire naturelle, encore moins dans les galeries d’un musée. Il avait vécu dans l’intimité de ces bêtes familières, quadrupèdes, reptiles, oiseaux, qui, au milieu des villages de l’Inde comme au fond des forêts, semblent rechercher plutôt que fuir la présence de l’homme.
Les apologues de l’Hitopadésa sont écrits en prose ; les vers y jouent cependant un grand rôle, mais un rôle à part : ils servent à exprimer l’idée morale. Entre les morceaux de prose, qui contiennent le récit, s’intercalent des sentences, des axiomes, des maximes, des vers empruntés aux drames, aux petits poèmes, aux épopées même de l’Inde ; ce sont là les ornemens de l’édifice, les fleurs de l’arbre qui nous surprennent par leur abondance et leur éclat, la partie véritablement succulente que les Hindous savourent avec délices. Le fabuliste indien ne se contente donc pas de recueillir au passage la fable qui a cours autour de lui, quitte à la jeter dans un moule plus achevé. Il veut composer un code de sagesse à l’usage des petits et des grands. Polir de beaux vers, lancer le trait, donner le coup de griffe en ayant l’air de faire patte de velours, ce n’est là ce qu’il cherche ; il a la prétention d’enseigner directement, parce qu’il est non-seulement poète, mais brahmane, et le brahmane dans l’Inde a le droit exclusif d’enseigner et de dogmatiser. Aussi, après avoir parlé dans les deux premières parties de son livre (l’Acquisition et la Désunion des amis) au peuple, à la société en général, — société déjà sur son déclin, que la corruption envahit de toutes parts, — l’auteur de l’Hitopadésa s’adresse hardiment aux rois. Il leur donne des conseils sur la politique intérieure, sur les rapports avec les princes leurs voisins, sur la diplomatie, sur l’art de la guerre. Nârâyana est pandit, ce qui signifie docteur ès sciences universelles ; il connaît tout, depuis la grammaire jusqu’à la manière de rédiger les traités.
Comment ces connaissances si vastes trouvent-elles à se développer et peuvent-elles briller dans le cadre étroit d’un apologue ? Par le moyen des stances poétiques et des maximes vigoureusement formulées qui se déroulent en longues guirlandes au beau milieu des fables. Ces hors-d’œuvre élégans, ces pensées tour à tour pleines de noblesse et mordantes jusqu’à la cruauté, ne s’appliquent pas toujours à la situation d’une façon rigoureuse ; mais elles ont l’avantage de nous faire connaître au vrai l’état de la société indienne et la morale du brahmanisme. Or la morale que proclame l’Hitopadésa n’est pas la pure morale du christianisme, quoi qu’on en ait dit. Elle s’éloigne même beaucoup de cette morale dite naturelle qui ressort des apologues d’Ésope et de Phèdre. Le pandit Nârâyana se place au point de vue de sa caste et de son pays, qui n’est pas celui du reste de l’humanité et du monde. Dès les premières lignes de l’introduction de l’Hitopadésa, le brahmane fabuliste, après avoir vanté les avantages de la science, supérieure selon lui à la vertu, résume sa pensée dans la stance suivante :
« Une contrée privée du Gange est une contrée stérile. Une famille dépourvue de science est une famille détruite. Une femme qui n’a point d’enfans est une femme morte. Un sacrifice qui n’est point accompagné de présens est un sacrifice inutile. »
Dans ces quatre phrases se trahit d’abord l’esprit de nationalité incompatible avec la vraie philosophie, quand il s’agit de devoirs ou de vertus. Loin des rives du fleuve sacré, l’humanité ne produit plus rien de bon, ce qui peut se traduire par ces mots : Hors de l’Inde, il n’y a que barbarie. Toute famille qui n’a pas été initiée à la science brahmanique, aux dogmes sortis du Véda, est détruite ; les vertus qu’elle pratique ne produisent aucun fruit dans le présent et dans l’avenir. La femme à qui la Providence refuse d’être mère ne mérite plus ni respect, ni sympathie ; la société la rejette ; elle est morte. Enfin, pour que le sacrifice soit efficace, il faut que le brahmane officiant s’en retourne chez lui bien gorgé et les mains pleines. — Non, ce n’est pas là l’éternelle morale ; je reconnais l’Hindou fier de son pays plus que le Grec ne le fut jamais, le brahmane vain des prérogatives de sa caste, toujours avide de présens et jaloux de conserver à sa postérité le haut rang qu’il doit au hasard de sa naissance. L’homme qui a écrit cette stance et qui la proclame avec autorité ne s’adresse point à ses semblables, dans la grande acception du mot ; il parle aux gens de sa nation le langage qu’il leur a enseigné lui-même, celui de ses préjugés.
Voyez cependant comme ce brahmane dédaigneux et gourmé sait trouver des paroles pleines de justice et de douceur, quand il s’agit de l’hospitalité, cette antique vertu de l’Orient. Quoi de plus charmant et de plus généreux à la fois que cette stance où le poète enseigne le pardon des injures au maître de maison : « Il faut accorder l’hospitalité même à un ennemi ;… l’arbre ne refuse pas son ombrage même au bûcheron ! » Et voyez comme le caractère de l’hôte devient sacré aux yeux de ces Asiatiques d’ordinaire si peu confians envers les étrangers : « Qu’un enfant, un vieillard ou un jeune homme se présente chez vous, vous devez le recevoir avec honneur, car pour tout le monde un hôte est un personnage digne de vénération. » Enfin la distinction des castes disparaît complètement dans ce distique tout à fait indien par la forme et presque chrétien par l’idée : « Les gens de bien sont compatissans, même à l’égard des êtres les plus méprisables. La lune ne refuse pas sa lumière à la demeure du tchândala (paria). » Et plus loin : « Cet homme est-il un des nôtres, ou est-ce un étranger ? Ainsi raisonnent les petits esprits. Pour les hommes généreux, le monde entier n’est qu’une seule famille. »
C’est ainsi que le moraliste indien, entraîné par la netteté de son jugement, par la bonté de son cœur et aussi par cet élan de poésie qui agrandit les idées, brise les limites étroites que lui impose la tradition. L’amitié est encore un des sentimens naturels que l’auteur de l’Hitopadésa traite de la façon la plus délicate. « La vertu est le seul ami qui nous suive après la mort ; tout le reste périt avec le corps. » Et ailleurs : « On reconnaît un ami dans l’adversité, un héros dans le combat, un honnête homme dans le paiement d’une dette ; c’est quand on a perdu sa fortune qu’on reconnaît une femme dévouée ; c’est dans le malheur qu’on reconnaît un parent. » — « Le véritable ami, est-il dit encore, ne nous abandonne ni à la cour du prince ni au cimetière. » Ces vérités-là appartiennent au monde entier, et on aime à les rencontrer dans un ouvrage si fortement empreint de l’esprit brahmanique : elles sont un témoignage de plus de l’extrême ressemblance qui existe entre tous les hommes éclairés et bienveillans, en quelque lieu qu’ils soient nés. Malheureusement, si les mêmes sentimens généreux font battre le cœur des gens de bien aux quatre coins du monde, les mêmes vices aussi souillent l’âme des méchans. Nous avons vu avec quelle verve le pandit Nârâyana trace les portraits du pervers et de l’hypocrite, cachés sous le masque du chacal et du chat. Tout en flétrissant ainsi le vice odieux de l’hypocrisie, remarquons-le bien, l’auteur de l’Hitopadésa ne cherche point à déverser le blâme ou le ridicule sur ceux qui se livrent aux mortifications et mènent au fond des forêts la vie des ascètes. L’esprit d’agression contre les croyances et les pratiques religieuses, qui se trahit si souvent chez les écrivains de l’Europe anciens et modernes, ne se fait jour nulle part dans la littérature indienne : l’impiété n’est pas de race asiatique. La famille et les liens sacrés du mariage, si violemment attaqués dans nos pays de civilisation, et de tant de meunières, ont toujours été l’objet du plus grand respect dans la société brahmanique, où la distinction des classes établit comme une loi l’hérédité des professions. Par contre, autant la femme vertueuse, l’épouse irréprochable est honorée dans les apologues de l’Hitopadésa, autant les femmes en général (woman-kind) y sont traitées avec dédain et mépris. Quoi de moins galant que cet adage : « La fausseté, la haine, la perfidie, l’envie, la cupidité, la méchanceté et l’impudicité sont des vices innés chez les femmes ? » Voilà sept péchés capitaux mis à la charge de la plus belle moitié du genre humain par l’autre moitié. Et pourquoi ? Parce que dans la société indienne, telle que la dépeint l’auteur de l’Hitopadésa, s’est introduite la courtisane, qui ruine les fils de famille, trompe les hommes faits, et attire encore à elle ceux-là mêmes qui la maudissent, parce que la polygamie, tolérée par le brahmanisme, a fait tomber la nation hindoue au rang des peuples asiatiques corrompus et efféminés, qui perdent peu à peu leur éclat avec leurs vertus.
À la stance citée plus haut, et que l’on dirait écrite par un libertin attristé et devenu vieux, je préfère cette autre, où perce une franche gaieté, une humour de bon aloi qui en atténue la malice : « Les femmes, dit-on, mangent comme deux, ont de l’esprit comme quatre, de la malice comme six et de la passion comme huit. » On peut encore rapprocher de cette boutade la plainte de ce vieillard troublé dans son ménage par toute sorte de petites et de grandes misères : « Avoir une femme vicieuse, un mauvais ami, des serviteurs qui répliquent, et habiter une maison infestée de serpens, c’est la mort, en vérité ! » Cette courte stance ne résume-t-elle pas toutes les infortunes d’un homme à qui rien ne manque pour être heureux ? Il est riche, puisqu’il a des serviteurs ; mais ces serviteurs paresseux et gourmands ne travaillent point et répondent avec insolence. Sa compagne jalouse et grondeuse le tourmente du matin au soir ; un ami perfide courtise les plus jeunes de ses femmes et lui emprunte de l’argent qu’il ne rendra jamais ; enfin des serpens attirés par la fraîche humidité de ses jardins se glissent jusque sous ses oreillers, et lui causent des frayeurs mortelles. Que l’on retranche ce dernier, trait, qui est particulier à la nature indienne, et que l’on affuble cet homme du costume moderne : on aura une de ces entrées en scène comme les entendait Molière, où le personnage de la comédie se révèle tout entier aux premiers mots qu’il prononce.
La verve comique se mêle donc, dans les fables de l’Hitopadésa, à la fable elle-même, aux sentences les plus sérieuses et aux maximes les plus graves. On dirait une moralité en action où les personnages, ôtant à tout propos les masques d’animaux qui recouvrent leurs visages, raisonnent, rient et déclament comme des hommes. À travers le brahmane que la personnalité égare souvent et que l’esprit de caste entraîne dans les régions du paradoxe, on aperçoit dans l’auteur de l’Hitopadésa deux hommes bien distincts, — le moraliste et le poète. Dans les apologues ainsi entendus, la raison et la fantaisie se donnent la main et marchent côte à côte, comme on voit dans la clairière de la forêt, au bord d’un ruisseau, le vieux brahmane qui passe conversant avec son jeune disciple au gazouillement des oiseaux. L’âge a donné de l’expérience au moraliste indien ; il y a du Théophraste, de l’Ésope, du Plaute, du Juvénal, du Rabelais même dans ces fables où l’humanité se montre sans voiles, avec ses faiblesses et ses misères ; il y a aussi ce que le dessinateur Grandville avait su mettre dans ses illustrations des chefs-d’œuvre de La Fontaine, — des trésors de verve et d’imagination, — d’où il résulte que Platon, qui tolérait Ésope dans sa république, en eût chassé probablement le pandit Nârâyana.
Les deux derniers livres de l’Hitopadésa, qui traitent de la paix et de la guerre, offrent le même intérêt que les deux premiers au point de vue de l’apologue ; mais le côté moral présente un aspect tout à fait étranger à nos habitudes littéraires. Quoi de plus bizarre à nos yeux que de faire de la politique et de la diplomatie pratiques sous le voile de la fable ? Grâce au procédé employé par l’auteur, et qui consiste à mettre dans la bouche des personnages un grand nombre de stances dogmatiques, l’enseignement de ces deux sciences si hautes et si profondes se déroule librement. Il faut convenir d’ailleurs que dans l’Inde la politique est peu compliquée. Le roi s’occupe le moins possible du gouvernement, dont il confie tous les détails à son ministre ; choisir le moins mal possible cet intendant suprême, chargé du maniement des deniers publics, tel est à vrai dire le seul problème que le souverain ait à résoudre. « Le roi est fait pour s’amuser et non pour s’occuper d’affaires, » a dit un écrivain hindou, un brahmane-ministre, selon toute apparence. Voilà donc le ministre parfaitement libre d’agir à son gré ; mais qu’il y prenne garde : le roi peut se réveiller un beau matin de sa torpeur et le foudroyer en un clin d’œil. Le peuple applaudira volontiers à cette exécution, car le ministre devient en peu de temps la bête noire de ceux qu’il pressure, ou dans son propre intérêt, ou dans celui de son maître. Le moraliste indien, flattant à la fois la puissance du souverain et les préjugés populaires, aiguise sans pitié contre le premier fonctionnaire de l’état ses traits les plus acérés. « Les ministres, lorsqu’on les presse, dégorgent la substance du souverain ; ils ressemblent, pour la plupart, à des abcès. — Il faut que les rois tourmentent continuellement leurs ministres ; un vêtement de bain, si on le tordait une seule fois, pourrait-il rendre beaucoup d’eau ? » Ce langage convient à un pamphlétaire mieux qu’à un fabuliste. Le ministre, qu’il est bon de faire dégorger de temps à autre, de tordre fort et ferme comme un linge imbibé, a-t-il nécessairement commis quelques méfaits ? Non, mais il a possédé le pouvoir, et le souverain doit le punir de ce qu’il a osé prendre sa part du butin, ou peut-être de ce qu’il a montré trop de zèle. Si l’auteur de l’Hitopadésa ne parle pas de pendre le ministre, ne lui faites pas un mérite de sa modération : ce fonctionnaire appartient d’ordinaire à la caste inviolable des brahmanes, et en aucun cas il ne peut être mis à mort.
Quelles sont les qualités requises pour faire de bons ministres ? L’Hitopadésa ne s’exprime pas très clairement, quoiqu’il énumère avec complaisance les défauts qui se rencontrent le plus souvent dans cette classe d’hommes. — Le ministre, est-il dit, ne doit être ni ami, ni ennemi, ni connu, ni inconnu du prince qui l’emploie. Le vieux serviteur ne craindra plus son maître, même quand il l’a offensé ; le vieux serviteur méprisera son maître et n’agira plus que selon son caprice. Un ministre qui a rendu des services à son prince ne croit jamais l’offenser. Enfin le ministre à qui son souverain accorde trop de familiarité se rit du maître et usurpe le rang suprême. — Tels sont les axiomes formulés par Nârâyana, et je crois comprendre sa pensée. Un ministre sera intelligent, dévoué jusqu’à la lâcheté, flatteur et empressé d’obéir per fas et nefas ; quant au souverain, il se permettra à l’égard de ses serviteurs de petits actes d’une ingratitude bien noire, brisant les instrumens de sa tyrannie dans un accès de mauvaise humeur, écartant de sa personne ceux à qui l’âge et de longs services ont donné le droit de parler avec liberté. Un pareil langage fait supposer que les bons ministres sont rares dans l’Inde, et cela est vrai : le roi fainéant y a produit quelquefois le ministre trop actif, le ministre ambitieux arrivant à l’usurpation par l’assassinat.
De là, vient sans doute que le législateur et les poètes, aussi bien que le fabuliste Nârâyana, aiment à rappeler aux souverains qu’ils sont tout-puissans, et qu’aucune autorité rivale ne doit s’élever en face du trône. D’ailleurs une flatterie coûte si peu aux écrivains orientaux ! « La foudre et la colère du roi sont deux choses très redoutables, dit l’Hitopadésa, mais l’une ne tombe qu’à une seule place, tandis que l’autre frappe tout autour de nous. » Tantôt le souverain est comparé à un lion qui doit rugir de temps en temps pour se faire craindre, tantôt il est montré comme formé de l’essence de huit divinités terribles dont il soutire l’éclat et la puissance. Qu’il veille surtout, qu’il fasse rentrer sous terre les ambitions menaçantes, qu’il découvre dans le cœur des Macbeth le premier germe de la trahison. Et pourtant, comme il appartient à la race humaine, le roi a ses faiblesses que le fabuliste marque au doigt. « L’esprit d’un roi est changeant, dit-il quelque part, et il est difficile de le fixer… Des serviteurs capables et dévoués deviennent odieux à leur prince, tandis que d’autres, en lui faisant du mal…., s’attirent ses bonnes grâces. »
Ces maximes ne manquent pas de sagesse, et celui qui les énonce sera capable sans nul doute de donner au souverain d’excellens avis. C’est bien le cas d’user de cette liberté de langage qui se fait jour à chaque page. Hélas ! la politique astucieuse de l’Asie était professée hautement dans l’Inde à l’époque de sa décadence. Au lieu de ces belles et nobles paroles qui formaient les Titus, les Trajan et les Marc-Aurèle à la vertu et à la clémence, je lis ce qui suit : « Et surtout, sire, sachez bien ceci : de même qu’une courtisane, un roi habile en politique se montre sous divers aspects ; il est sincère et faux, dur et aimable, cruel et compatissant, avare et libéral. Il dépense toujours, et amasse d’autre part une immense quantité de pierres précieuses et de richesses ! » Inviter un roi à prendre pour modèle la courtisane rompue au mensonge, lui recommander par-dessus toute qualité la fausseté, le vice des âmes basses et des cœurs faibles, quelle étrange morale ! Est-il étonnant après cela d’entendre le même moraliste prescrire au roi d’avoir des espions partout, et même des espions vêtus en ascètes qui s’introduisent jusque dans les écoles où l’on enseigne la science religieuse, afin de savoir ce qui se passe ?
La morale de l’intérêt serait-elle donc le dernier mot de la sagesse indienne en fait de politique ? L’espèce humaine est-elle donc si perverse et si méprisable, qu’à tant de siècles d’intervalle, aux deux extrémités du monde et sous l’influence de deux religions si opposées dans leurs enseignemens, l’auteur de l’Hitopadésa et l’auteur du Prince se trouvent à peu près d’accord sur l’art de gouverner les hommes ? Une pareille croyance répugne aux cœurs généreux, et Nârâyana, qui a proclamé cette désolante doctrine, semble se rétracter lui-même quand il laisse tomber sur l’instabilité des choses humaines ces belles et profondes paroles : « Où sont-ils allés, ces maîtres du monde, avec leurs gardes, leurs armées et leurs équipages ? La terre reste encore aujourd’hui comme un témoin qui atteste leur absence. » Le pouvoir qui passe sans laisser de traces ne mérite donc pas d’être acquis ni conservé par des moyens odieux !
Une fois qu’il a abordé le thème de la fragilité des choses d’ici-bas, le poète indien se met à le poursuivre avec le sentiment du détachement et de l’abnégation que lui inspirent les instincts de quiétisme et d’inertie qui sont le principe de la philosophie brahmanique : « La jeunesse, la beauté, la vie, la fortune, la puissance, et la société de ceux qu’on aime, sont des choses qui ne durent pas toujours ; elles ne doivent donc pas troubler l’esprit du sage. » Qu’on ne s’y trompe pas, la sagesse dont il est ici question n’a qu’un rapport apparent avec celle que Salomon demanda au Seigneur : c’est la sagesse négative de l’ascète indien qui, vers la fin de sa vie, s’assied au pied d’un figuier sacré pour méditer, dans une longue somnolence, sur l’inanité des biens de ce monde. J’en trouve la preuve dans ce distique où se trahit le découragement de l’âme : « À force de songer à la mort impitoyable, l’activité de l’homme se relâche comme une courroie mouillée par la pluie. » Ainsi, sous le climat merveilleux de l’Inde, l’esprit de l’homme, longtemps séduit par les attraits d’une nature étincelante et prestigieuse, se trouble à l’idée de la mort qui approche ; il a peur, il s’ennuie, s’inquiète, puis se calme peu à peu en cherchant à s’engourdir dans une indifférence croissante. Cet affaissement n’est point la sagesse, et malgré l’abondance des strophes dans lesquelles le poète peint la vanité des choses humaines, l’oubli des joies passées semble être le seul but qu’il se propose ; il ferme les yeux du corps au spectacle de la nature, sans ouvrir ceux de l’âme pour regarder le ciel.
Nous avons indiqué déjà la cause des incohérences d’idées et de doctrines qu’on remarque dans les diverses fables de l’Hitopadésa. L’auteur, invoquant à l’appui de son sujet tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a lu dans les ouvrages de ses devanciers, poètes et philosophes de sectes diverses, arrive presque à se contredire lui-même sans s’en apercevoir. Et puis les Indiens, même les penseurs et les sages, sont faciles à se laisser entraîner à la pente d’une idée ; ils ressemblent aux rivières d’un pays tropical, tour à tour lentes dans leur cours, torrentielles et impétueuses, selon la masse d’eau que leur verse la saison des pluies. Voilà pourquoi, dans une contrée où l’on recommande à l’homme de ne pas ôter la vie au plus vil animal, l’art de la guerre ne laisse pas d’être en grand honneur. Que sont les gigantesques épopées attribuées à Vyâsa et à Vâlmiki, — le Mahâbhârata et le Râmâyana, dont l’Europe peut aujourd’hui apprécier les beautés, — sinon la glorification de l’héroïsme guerrier joint à la piété ? L’Hitopadésa s’étend longuement sur l’art de la guerre ; il traite avec complaisance de l’entrée en campagne, de la marche de l’armée en pays ennemi, et surtout des ruses à employer, car la ruse convenait au caractère des Indiens comme à celui des Grecs. L’armée d’un râdja de premier ordre se compose de quatre corps : les éléphans, les chars, la cavalerie et l’infanterie ; de là une théorie assez compliquée, et qui se formule en axiomes du genre de ceux-ci : « Dans les chemins raboteux, dans les marécages et dans les montagnes, il faut marcher avec les éléphans….. ; pour combattre en plaine, il faut se servir des chars et des chevaux…… ; dans les lieux couverts d’arbres et de buissons, on doit faire usage de l’arc ; en rase campagne, employer l’épée, le bouclier et les autres armes. » La bravoure est la première vertu du soldat ; la tactique et la prudence sont les principales qualités du capitaine ou du roi. En thèse générale, un prince ne doit attaquer par la force qu’après avoir tenté de triompher par la ruse. « Les insensés qui se précipitent avec témérité sur l’armée ennemie vont embrasser la pointe des épées, » dit le texte indien, tant il est vrai que l’intrépidité, la valeur bouillante, l’ardeur chevaleresque, ces vertus militaires si communes de nos jours, se sont acclimatées en Europe mieux qu’en aucune autre partie du globe ! Le guerrier de l’Inde, s’il meurt en combattant, va droit au ciel, mais il peut sans rougir employer toute sorte de moyens pour obtenir la victoire. Un roi attaquera l’armée ennemie quand elle est fatiguée par une longue marche, arrêtée par des fleuves ou des montagnes, quand elle souffre de la faim et de la soif, quand elle est tourmentée par des maladies ou harcelée par d’autres ennemis. Autant vaut dire : Attaquez sans crainte une armée déjà vaincue à moitié ! Mais comme il est rare que toutes les circonstances favorables à l’assaillant se trouvent réunies, il en résulte que dans la pratique les Hindous se montrent souvent plus braves que dans la théorie. Leur histoire prouve qu’ils ont vaillamment combattu l’invasion musulmane sur divers points de leur territoire et résisté parfois avec énergie aux envahissemens des nations européennes. Seulement ils n’ont pas connu la passion de la guerre pour la guerre, la passion des conquêtes qui a poussé hors de chez elles les autres nations sorties de l’Asie. Civilisés dès les temps anciens et divisés en royaumes plus ou moins puissans, qui obéissaient aux mêmes lois religieuses et parlaient la même langue, les peuples de l’Inde formaient comme une vaste confédération, souvent troublée par les discordes des rois, mais que ne divisait pas l’antipathie des races.
La paix convenait donc mieux que la guerre aux instincts et au génie des Hindous ; aussi l’auteur de l’Hitopadésa en fait-il ressortir habilement les avantages. Sur le point délicat qui consiste à conclure la paix après la guerre, l’Inde a sa théorie comme sur toute chose, théorie basée sur l’intérêt et qui fait trop bon marché de l’honneur des rois et de la dignité des nations. Partant de ce principe, — qu’il faut désirer la paix même avec un égal, parce que la victoire est douteuse et qu’il y a imprudence à courir les chances d’une bataille dans laquelle le roi expose ses alliés, sa personne, son armée, ses trésors et sa réputation même, — l’auteur admet comme une vérité fondamentale la sentence que voici : « Il vaut mieux nous lier avec un ennemi qui nous rend un service qu’avec un ami qui nous nuit. Nous ne devons donner à l’un ou à l’autre le nom d’ami ou d’ennemi que suivant le bien ou le mal qu’ils nous font. » Soit, mais pourquoi, dans le livre de la Guerre, a-t-il été recommandé aux rois de se tendre des pièges, de faire des traités pour les rompre, et de se voler réciproquement des provinces ? L’avidité des princes cause leur perte : telle est la vérité suprême que Nârâyana cherche à établir au chapitre qui traite de la paix, et à l’appui de sa démonstration il raconte la petite fable que voici :
« Dans la ville de Dèvikota (sur la côte de Coromandel) vivait un brahmane du nom de Dévasarman. Pendant l’équinoxe du printemps, il trouva un plat qui était plein de farine d’orge. Il prit ce plat, puis alla se coucher chez un potier, dans un hangar où il y avait une grande quantité de cruches. Pour garder sa farine, il prit un bâton dans sa main, et pendant la nuit il lit cette réflexion : Si je vends ce plat de farine, j’en aurai dix pièces de monnaie ; avec cette somme, j’achèterai des jarres, des plats et d’autres ustensiles que je vendrai. Après avoir ainsi augmenté peu à peu mon capital, j’achèterai du bétel, des vêtemens et divers objets. Je revendrai tout cela, et quand j’aurai amassé une grande somme d’argent, j’épouserai quatre femmes ; je m’attacherai de préférence à celle qui sera la plus belle ; puis, lorsque ses rivales jalouses lui chercheront querelle, je les frapperai ainsi avec mon bâton. — En parlant de la sorte, il se leva et lança son bâton. Le plat d’orge fui mis en morceaux, une grande quantité de vases furent brisés. Le potier arriva à ce bruit, et voyant ses pots en un pareil état, il fit des reproches au brahmane et le chassa de son hangar. »
Qui se serait attendu à trouver ici la laitière et son pot au lait servant de texte à un moraliste indien en train de faire de la haute diplomatie ? Ce petit conte du brahmane et de ses pots ne laisse pas d’être fort agréable, quoiqu’il reste bien au-dessous de l’apologue mis en vers par La Fontaine. Je ne doute pas qu’il ne soit très goûté du peuple de l’Hindostan, d’abord parce qu’il montre un brahmane dupe de sa propre avidité, puis parce que ce brahmane est un habitant de la province lointaine de Coromandel, où les poètes aiment à faire naître ceux qu’ils livrent à la risée des lecteurs. La moralité de cette fable a le mérite d’être acceptée par tous les peuples ; elle rentre dans le domaine commun de la sagesse universelle, et j’aimerais à m’y arrêter, afin de donner une idée meilleure de celle de Nârâyana. Cependant je ne puis m’empêcher de citer ici la stance étrange qui termine l’ouvrage. Après avoir épuisé le sujet des alliances et des traités, qui sont de seize espèces différentes, après avoir recommandé aux souverains de ne se point laisser éblouir par l’ambition ou par le succès de leurs armes, le sage brahmane Nârâyana, le compilateur de l’Hitopadésa, termine son livre par ce trait caractéristique : « Puissent tous les souverains victorieux trouver toujours leur bonheur dans la paix !… Puisse la science de la politique se reposer continuellement sur le sein des ministres, comme la courtisane, et y prodiguer ses baisers !… » Encore cette malencontreuse évocation de la courtisane. C’est bien la peine d’être brahmane pour employer de semblables comparaisons ! Ne semble-t-il pas que le moraliste indien, après avoir édifié le monde par ses graves enseignemens, se hâte d’essuyer sa plume de roseau pour aller écouter les propos moins sérieux de quelque bayadère aux yeux de gazelle, dont le souvenir le trouble jusque dans la méditation ?
L’Hitopadésa ne ressemble guère, comme on vient de le voir, aux recueils d’apologues que nous ont légués les Grecs et les Romains. La fable y tient comparativement fort peu de place, le cadre en a été singulièrement agrandi, et la moralité, que nous sommes accoutumés à trouver resserrée en une ou deux phrases vives et précises, s’y développe sous la forme de stances, d’aphorismes, qui donnent naissance à de nouveaux récits. C’est pour cette raison que nos citations ont principalement porté sur les vers qui contiennent des idées philosophiques ; on y trouve l’esprit de l’auteur, le fond de sa pensée bien mieux que dans la fable elle-même. Celle-ci d’ailleurs, malgré sa perfection, ne peut nous intéresser autant que l’idée morale. Tel qu’il apparaît dans l’Hitopadésa, l’apologue indien offre une certaine analogie avec le figuier multipliant, dont les rameaux portent des racines flottantes qui s’implantent à leur tour dans le sol dès qu’elles le touchent, produisant bientôt toute une forêt sortie d’un même arbre. On peut dire aussi que cet ouvrage présente un tableau complet et animé de la société indienne dans son ensemble. Fixé sous sa forme actuelle depuis des siècles, ce livre n’a point subi d’altération, parce que rien n’a changé dans l’Inde, ni les mœurs ni la croyance. Indépendans ou soumis à l’Angleterre, les râdjas sont demeurés jusqu’à ces derniers temps à peu près ce qu’ils étaient à l’époque de l’invasion musulmane ; les autres classes se tiennent dans la même immobilité, et si quelque changement commence à s’opérer dans la vie de cette vieille société, les effets n’en sont pas encore bien sensibles. Les fables qui avaient cours à Bénarès, à Hastinapoura (l’ancienne Dehly), à Mathoura, du Gange à l’Indus, sont venues se fondre dans deux recueils, le Pantchatantra et l’Hitopadésa, qui en est une imitation. Combien de transformations, au contraire, n’ont pas subies les fables, sorties peut-être de la même source, que l’Europe sait par cœur et répète de génération en génération ? C’est que celles-ci ont traversé bien des peuples et bien des civilisations avant d’arriver jusqu’à nous. Le plus ancien des fabulistes orientaux dont les apologues nous aient été transmis, Lokman-el-Hakim (Lokman le Sage, à qui Mahomet a consacré le trente et unième chapitre de son Coran), était né en Éthiopie ou en Nubie, selon toute apparence. Amené d’Afrique en Judée en qualité d’esclave, si l’on en croit la tradition, il répandit dans l’Asie occidentale ses petites fables, restées populaires parmi les Arabes. Le Phrygien Esope légua sa sagesse aux populations grecques, qui se transmirent les apologues de l’esclave bossu durant deux cent trente années, les polissant, les perfectionnant toujours, jusqu’à Démétrius de Phalère, qui les recueillit pour leur donner une forme définitive.
Que Lokman et Ésope soient un même personnage, qu’ils n’aient vécu ni l’un ni l’autre, peu importe ; il n’en demeure pas moins évident que les anciens considéraient la fable comme originaire de l’Orient, et qu’elle fut le langage employé par l’esclave ou par le peuple opprimé. À son tour, Rome hérita des apologues de Phèdre le Macédonien, qui avait su faire parler aux animaux la langue de Cicéron. Bien que le langage figuré se conservât toujours dans ces compositions nouvelles, l’esprit de l’Orient s’altérait ; la précision, la netteté du style, la perfection qui naît de l’art, l’emportaient de plus en plus sur l’ampleur des images et sur la naïveté du fonds. En s’éloignant de l’original, les traducteurs et les imitateurs s’éloignaient aussi de la nature et de l’ignorante crédulité des conteurs anciens. Lorsque l’affranchi d’Auguste, après avoir donné droit de cité à Rome aux apologues d’Ésope, mourait victime de la hardiesse tempérée de sa parole, saint Pierre s’acheminait déjà vers la ville sainte, et la vérité éternelle allait luire sur le monde. On dut oublier pour quelque temps les enseignemens incomplets des fabulistes ; les paraboles de l’Évangile avaient une bien autre portée, et elles faisaient sur les cœurs une impression bien autrement profonde. Cependant, comme ce qui est humain vit autant que l’humanité, le goût de la fable ne pouvait périr. Elle reparut au moyen âge, en Italie, en France, en Espagne, chez toutes les nations qui relevaient d’une façon plus ou moins directe de la civilisation romaine : le latin la reproduisit concurremment avec les dialectes nouveaux qui allaient devenir des langues ; mais chacune de ces nations y ajoutait un trait particulier à son génie. On la vit tourner à la satire dans les romans en vers, dans les fabliaux, dans les contes, et le poète s’en fit une arme pour attaquer tout ce que le peuple blâmait justement ou injustement, tout ce qui excitait son envie ou sa colère. La fable, sortie d’abord de la bouche d’un esclave, n’oubliait point son origine ; seulement, au lieu de faire penser, elle faisait rire ; au lieu de tourner les esprits vers la réflexion, elle les excitait à l’indépendance. Durant des siècles, elle marcha ainsi sous une double forme ; l’apologue, qui avait produit le conte grivois et le fabliau licencieux, vivait toujours, mais certainement moins lu, moins goûté des beaux esprits que ces mêmes récits de mœurs auxquels la renaissance avait communiqué sa verve, son ironie mordante et son allure à demi païenne. Enfin La Fontaine vint au plus beau moment de la langue française, comme tout exprès pour résumer ce double genre de littérature. Esprit à la fois naïf et sérieux, indifférent et sensible, doué de cette bonhomie apparente qui se fait pardonner tant de choses, l’immortel ami de Mme de La Sablière donna à la fable sa forme irrévocable ; il y mit son cachet et la rendit inimitable, bien qu’il ne fût lui-même qu’un imitateur. L’étude même qu’il fit des fables du moyen âge et de la renaissance française et italienne le conduisit à produire à son tour ces autres récits beaucoup moins naïfs que, du temps de Mme de Sévigné, le beau monde lisait sans scrupule et vantait tout haut.
Sous le rapport de la forme littéraire, il y a loin des premiers apologues mis sous le nom d’Ésope et de Lokman aux chefs-d’œuvre de La Fontaine ; il y a plus loin encore de l’esprit sage et sérieux qui a dicté la morale de ces fables antiques aux licencieuses railleries des fabliaux et des contes. Dans la bouche et sous la plume de ces anciens, que l’on peut appeler des sages, la fable n’est qu’une remontrance adoucie, un conseil détourné, un blâme indirect qui s’adresse à tous sans blesser personne. Lokman, Ésope et Phèdre sont des étrangers ; même après leur affranchissement, ils demeurent inférieurs à ceux qui les écoutent, et la mort des deux derniers prouve assez qu’il y avait péril en ce temps-là à donner trop de liberté à sa langue. Ésope mourut pour avoir ri d’un oracle, Phèdre pour avoir offensé Séjan. Combien différente était la position des écrivains hindous qui ont traité le même genre de littérature ! L’auteur du Pantchatantra et celui de l’Hitopadésa furent l’un et l’autre brahmanes. Inviolables dans leur personne, la suprématie de leur caste, établie par la tradition, leur conférait le droit d’enseigner, de dogmatiser, de tout dire en un mot. Ils ont pu parler librement aux rois et aux peuples, aux grands et aux petits avec une égale indépendance. Non-seulement ils ont vécu chez eux, mais ils occupaient le premier rang au sein de la société qu’ils instruisaient en la dominant. De cette situation exceptionnelle, qui était dévolue par droit de naissance aux fabulistes indiens, il est résulté deux choses. Lettrés et érudits, ils ont donné du premier coup à leurs œuvres une forme achevée que les siècles ont respectée ; placés au milieu d’une civilisation avancée, qu’ils ne craignaient pas de montrer telle qu’elle était et dont ils semblent avoir partagé les préjugés et les vices, ils ont mêlé au récit moral de la fable des légèretés à demi licencieuses qui tiennent du conte italien. Leur excuse légitime, c’est qu’ils ont été païens. Nous ne pouvons pas trop leur reprocher, même au point de vue du goût, le procédé littéraire que nous avons signalé, et qui consiste à intercaler dans le récit des pensées plus ou moins en harmonie avec l’idée principale. L’Hitopadésa y a gagné d’être un tableau de mœurs aussi instructif qu’amusant ; l’Inde s’y révèle, s’y trahit au naturel avec les incohérences de ses idées, la richesse de sa poésie, et le sentiment très vif des choses de ce monde qu’elle accorde avec la théorie du renoncement. On y retrouve sa sagesse pratique, sa morale assez élastique et sa docilité aux doctrines traditionnelles, qui la font ressembler un peu à Alcibiade, disciple de Socrate, homme de guerre intelligent et vicieux, qui préférait encore à l’étude de la philosophie les entretiens de la belle Sicilienne.