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L’Apparition

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Ô vous ! qui, recueillant ma première parole,
Au ménestrel quêteur glissâtes votre obole,
Je vous devais un hymne, et je soupire un lai ;
Au poëte insolvable accordez un délai.
J’ai promis d’exploiter les trésors de nos fastes ;
À tous nos jours de gloire, à tous nos jours néfastes,
J’ai promis un salut, et ma voix sommeillait
Quand celle du canon cria : Vingt-neuf Juillet.
La rime, dont Boileau se plaignait à Molière,
Regimbe quelquefois sous ma plume écolière ;
Il est de ces moments de fatigue et d’ennuis
Où l’on dort, enfumé par la lampe des nuits,
Où le front soucieux est labouré de rides,
Sans qu’il fleurisse un vers dans leurs sillons arides.
Pour déranger le vol des habitants de l’air,
Il ne faut qu’un atome ; or, il advint qu’hier,
Mon sylphe pélerin, dansant autour du globe,
S’égara par hasard dans les plis d’une robe,

Et depuis, loin du jour, fermant ses ailes, d’or,
Dans ce filet de soie il se berce et s’endort.
Et pourtant, je rêvais à ce plan d’épopée,
Le plus large de ceux qu’on taille à coups d’épée ;
Je voulais étourdir sur les chagrins présents,
Les Français, à ma voix rajeunis de trois ans ;
Galvaniser, armer pour leur œuvre qui tombe,
Ces morts qu’un deuil railleur insulte dans leur tombe ;
Ce peuple qui, sur l’or jonché devant ses pas,
Vainqueur, marchait pieds nus, et ne se baissait pas :
Et ces adolescents déjà mûrs pour la gloire,
Déjà fiers de mourir, et qui ne pouvaient croire,
Hélas ! qu’ils se livraient en pâture aux canons
Pour conquérir des mots et détrôner des noms ;
Et puis, j’aurais fouetté d’ardentes philippiques
Les Thersites fuyards de nos combats épiques,
Spectateurs nonchalants qui, de leur balcon d’or,
Applaudissaient Paris comme un toréador ;
Qui, le drame achevé, tombèrent de leur loge
Pour s’inscrire vivants sur un martyrologe,
S’enivrer au banquet dressé pour les vainqueurs,
Et rougir de cordons leurs poitrines sans cœurs.

Je marchais : les rayons qui brûlaient mes paupières,
Comme des diamants faisaient briller les pierres.

Et je me rappelais qu’aux Trois-Jours le soleil
Sur les dalles du Louvres étincelait pareil.
J’explorais du regard les maisons pavoisées
De bannières au vent, de femmes aux croisées :
Errant de groupe en groupe, avec des yeux ravis,
Je m’arrêtai soudain, car je vis… oh ! je vis
Une de ces beautés qu’entre mille on rencontre,
Que le ciel ironique un seul instant nous montre,
Frais mirage qui glisse aux yeux du pélerin
Dans un désert brûlant et sous un ciel d’airain,
Types de la peinture et de la statuaire,
Si pures que leur toit devient un sanctuaire,
Si belles qu’un cœur mort s’épanouit auprès,
Et qu’en se rappelant, un demi-siècle après,
Cette femme sans nom qu’on n’a plus retrouvée,
On se dit : L’ai-je vue ou bien l’ai-je rêvée ?
L’étendard, agitant son ombre sur le sol,
Nous éventait tous deux de son frais parasol ;
Mais, rouge de pudeur, la figure charmante
S’abrita sous ses plis, comme sous une mante.
Immobile à la place où son œil me troubla,
Je répétai longtemps encore : Elle était là !
Et cependant la foule inondait l’avenue…
Je tressaillis, touché par une main connue,
Et la voix d’un ami : Par Apollon, mon cher

Quelle rime, béant, flaires-tu donc dans l’air ?

Dans mon obscur Éden pourtant j’avais une Ève
Que je m’étais créée et que j’aimais en rêve.
Pour essuyer des pleurs, le succube chéri
Inclinait sur mes yeux ses yeux bleus de péri,
Ses baisers enivraient mes lèvres altérées,
Mes doigts vierges palpaient ses formes éthérées ;
Je m’élançais la nuit, emporté dans ses bras,
Vers un monde idéal parsemé d’Alhambras,
Et lorsque, fatigués de leurs métamorphoses,
Les Sylphes vont dormir dans le hamac des roses :
À ce soir, disait-il en fuyant ; et le soir,
Sur mes genoux encore il revenait s’asseoir.
De ma blanche statue, ici-bas sans modèle,
Je fus longtemps l’époux et le prêtre fidèle ;
Mais je t’ai vue, ô toi dont j’ignore le nom.
Je t’ai vue, et, soudain, honteux Pygmalion,
T’inaugurant déesse en mon âme exaltée,
J’ai sur son piédestal brisé ma Galatée ;
Contre un doux souvenir j’ai lutté, mais en vain :
L’ange a ployé Jacob sous son genou divin.

Patriotes martyrs, pardonnez… Mais, que dis-je ?…
Quelle tête brûlante est pure de vertige ?

Ceux que j’ai vu passer sur le fatal brancard,
Que mes pleurs ont bénis dans leur fosse à l’écart,
Quand ils tombaient au pied des Suisses victimaires,
Soupiraient d’autres noms que le nom de leurs mères.
En donnant des baisers à des cadavres saints,
Le peuple fossoyeur découvrait sur leurs seins
Des boucles de cheveux, odorantes encore,
Scapulaires d’amour qu’à vingt ans l’on adore.
Les tribuns précurseurs, dont le nom nous est cher,
Dans leur forte poitrine avaient un cœur de chair :
Danton, l’ours montagnard, souffrant qu’on le muselle,
Grognait d’amour, charmé par les des yeux de gazelle ;
Louvet, dans les déserts où la loi le traqua,
Comme la liberté pleurait Lodoïska ;
Un ange blond veillait au chevet de Camille ;
Vergniaud, pour parer un sein de jeune fille,
Condamné, détachait de son sein de martyr
La montre qui tintait le moment de partir ;
Et quand Chénier frappait sa tête volcanique
Que livrait à la hache un tribunal inique,
Sentant battre son cœur qu’une image brûla,
Il pouvait dire aussi : « J’ai quelque chose là. »

Et nous prétendrions, nous, enfants que nous sommes,
Marcher droit dans la route où chancelaient des hommes !

Oh ! nous pouvons comme eux unir avec fierté
Au culte de l’honneur celui de la beauté.
Grâce à ton souvenir, toi que j’ai vue éclore
Au soleil de juillet, sous un pli tricolore,
Avec plus de ferveur mes hymnes salûront
L’étendard amoureux qui caressa ton front,
Et je me souviendrai, si son vol me réclame,
Que ces nobles couleurs sont celles de ma dame…

Mais, paladin rêveur, mon culte extravagant
N’aura pas conquis même un baiser sur le gant :
Comme dans un harem, captive au gynécée,
Nul souffle ne ternit sa limpide pensée ;
Dans les sentiers connus on ne la froisse pas,
Le grand air est trop vif pour ses frileux appas,
Ainsi, dans nos vallons la rose orientale,
Que Thibaut transplanta de la rive natale,
S’exilant à l’écart, semble dire à nos fleurs :
Pâles filles du Nord, vous n’êtes pas mes sœurs.
Si la presse demain, bruyante entremetteuse,
Lui glisse, humide encor, mon épître flatteuse,
Hélas ! comme au hasard, sa main froide ouvrira
Cette page qui brûle, et rien ne lui dira
Qu’un souffle de sa bouche a fait vibrer ma lyre,
Que son regard créa les vers qu’il vient de lire ;

Et, peut-être, la feuille où je les ai semés
Bouclera sur son front ses cheveux parfumés.

6 août 1833



LES NOCES DE CANA