L’Appel du Sol/Chapitre 8

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Calmann-Lévy (p. 148-171).

CHAPITRE VIII

LA BATAILLE

— Voici le moment de se préparer, dit le capitaine de Quéré.

Les ordres circulèrent : « Allons, debout, debout !… Aux armes !… Faites former les sections… » Les sergents s’affolaient, couraient de groupe en groupe. Certains chasseurs dormaient comme des masses, malgré le branle-bas. D’autres battaient le briquet, frottaient des allumettes : c’était à croire, ma parole, qu’ils allaient faire le café et allumer du feu ! Le bois s’était empli d’un bourdonnement que troublait de temps à autre le cliquetis d’une baïonnette, le juron d’un homme qui ne retrouvait pas son sac ou son fusil.

À droite, dans une clairière, deux batteries venaient d’arriver. Elles se mettaient en position en quelques secondes. Les artilleurs coupaient des branches pour cacher leurs pièces. Les conducteurs ramenaient leurs chevaux en silence. Les servants, enveloppés dans leur manteau sombre, battaient tranquillement la semelle. Huit canons s’alignaient : on les distinguait dans l’ombre.

L’éclairage vacillant des lanternes qu’on promenait faisait scintiller, comme un coffre d’or, les douilles des obus bien alignés dans les caissons. Il n’y avait pas de bruit superflu, pas un geste de trop. On eût dit l’agitation sage des abeilles autour de la ruche. Il se dégageait de là une impression d’ordre qui réconfortait les chasseurs. Quelques-uns s’étaient approchés des artilleurs.

— Vous allez leur en envoyer, hein ? pour nous soutenir, dit Bégou.

— On est ici pour ça, répondit un maréchal des logis.

Et il passait sa main sur le long affût gris, le caressant. Il y avait dans son ton un peu de pitié pour les fantassins ; dans la voix de Bégou, il y avait eu un accent de supplication et de foi.

— Si seulement on avait suffisamment de munitions, dit le sous-officier.

— Ah ! on en manque ? demanda Bégou avec angoisse.

— Ce n’est pas qu’on en manque, déclara l’artilleur. Mais il n’y en a jamais assez.

L’aube parut. Une lumière blafarde buvant la nuit et très bas, vers l’orient, dans le brouillard, un soleil pâle.

L’air parut éclater. Comme s’il y avait eu une entente entre les adversaires, les canons allemands, là-bas par delà les crêtes, et les canons français, ici dans la clairière, venaient d’envoyer une rafale, pour saluer, semblait-il, le lever du jour. Puis, le silence absolu et la paix des matinées d’automne.

De Quéré se tenait avec Fabre à la lisière du bois. Ils observaient en face, sur la hauteur, les positions ennemies, qu’envahissait la clarté de l’aurore. Plus bas, dans un ravin, la première division du bataillon attendait l’ordre d’attaque. Un officier d’artillerie les rejoignit. Il expliqua :

— Je dois soutenir l’offensive de votre bataillon.

— Je ne comprends pas, dit le capitaine, que les Allemands ne soient point déjà sur nous. Leur armée déclenchée est en branle depuis la Belgique, avançant toujours, chassant nos troupes devant elle. Elle a l’air de savoir que nous allons maintenant lui barrer le chemin de l’invasion. Elle semble hésiter.

— Le commandement ennemi doit être prévenu de nos mouvements et de nos intentions, dit Lucien. Il attend sans doute d’avoir derrière lui des masses plus profondes pour donner l’assaut.

— Nos aéroplanes ont signalé ces dernières, qui arrivent, fit l’artilleur. Mais vous ne serez pas attaqués sans une forte préparation d’artillerie.

Il ajouta, en s’en allant :

— Vous savez où est mon poste. Prévenez-moi, si je puis vous rendre service.

En effet, quelques instants après, des obus allemands tombèrent en avant de la lisière du bois. Ils n’étaient pas assez nombreux pour être dangereux, mais ils étaient inquiétants. Un percutant, explosant au milieu d’une escouade qui se tenait au bord d’une allée forestière, avait fauché un orme et trois pruniers sauvages, tué cinq hommes, les enterrant dans l’immense entonnoir qu’il avait creusé, aspergeant la tombe d’une averse dorée de petites prunes mûres.

Le capitaine de Quéré courut vers la fosse ouverte. La terre remuée dans ses profondeurs se tachait d’une nappe de sang. Il leva les yeux vers le ciel où s’épanouissait la lumière, comme pour le prendre à témoin du sacrifice de ces enfants. Il se signa. Après une seconde de méditation, semblant répondre aux paroles du prêtre invisible, qui absolvait ces martyrs, humble servant ainsi qu’en son enfance et tout pénétré de son sacerdoce, il murmura :

Et lux perpetua luceat eis !

Il se hâta de rejoindre Lucien qui observait devant lui la chute des engins de l’ennemi et tâchait de reconnaître ses mouvements.

Après l’orée du bois, il y avait un terrain nu à franchir qui s’infléchissait d’une pente de plus en plus rapide vers un ruisseau. Pour descendre, on pouvait se défiler : il y avait des arbustes, deux ou trois chemins encaissés, des haies, des ravins, quelques meules de paille.

Mais ensuite, il fallait remonter la pente jusqu’au village de Laumont, l’objectif de l’attaque : une véritable falaise, pas le moindre accident sur ce sol, un terrain tout à fait découvert, pas le moindre pli, pas même sur un espace d’un kilomètre, un bouquet d’arbres : un véritable glacis. Près du ruisseau, des prairies, puis des champs, dont les paysans avaient coupé et rentré le blé.

Le soleil levant faisait luire le clocher de Laumont, éclairait de rayons obliques le champ de bataille.

— Ceux de nous qui dîneront là-haut ce soir pourront s’estimer heureux, déclara le capitaine de Quéré.

Il s’obstinait à étudier avec ses jumelles les tranchées allemandes, en haut de la crête, en avant du village, et toutes les défenses de l’ennemi.

— Il faudrait savoir, dit-il, s’ils n’ont pas eu le temps d’établir un réseau de fil de fer.

Et il expliquait à Fabre :

— À droite votre secteur. À gauche le mien. Vous essayerez de rester en liaison avec moi. Il s’agit d’avancer quelles que soient les pertes. Cette fois-ci, c’est pour tout de bon.

— Je suis sûr de ma compagnie, répondit Fabre. Quand même elle serait réduite à dix hommes, ces dix hommes arriveront à Laumont.

— Nous tâcherons de progresser aussi rapidement l’un que l’autre, reprit le capitaine. Nous nous engagerons dès que les deux premières compagnies auront franchi le ruisseau et monteront le glacis. Nous formons la seconde vague. Il y en a une troisième derrière nous, si nous ne pouvons aborder.

En effet, les deux premières compagnies, éparses en tirailleurs, attendaient de franchir le filet d’eau. Elles étaient cachées en bas dans les sillons, dans les terres ravinées, derrière les boqueteaux. L’ennemi ne pouvait les voir. Mais son artillerie prodigue envoyait de temps à autre quelques obus sur leurs abris comme sur la forêt où se tenait la deuxième division.

Le fracas de la bataille s’accentua. La crête de Laumont, les maisons du village, les fermes brillaient d’éclairs rapides. Par moments c’était un jet de soleil frappant une vitre. Le plus souvent c’était le feu de batteries allemandes mal défilées. Parfois c’était un de nos obus qui explosait. Mille flèches de lumières se croisaient, blanches, métalliques, dans la clarté rose de l’aube. On aurait cru que des projecteurs fonctionnaient. Cela fatiguait le regard.

En même temps, un bruit étrange assourdissait les oreilles. Ce n’était plus le fracas des explosions et le bruit des obus ou des balles trouant l’air. C’était un son plus lointain, plus ample, plus dense, plus compact. Toute l’atmosphère vibrait. Les tempes et les dents en étaient énervées. Le son ne croissait, ni ne diminuait. C’était le tumulte immense et régulier de la bataille.

— Mon capitaine, c’est à notre tour, dit Fabre.

Il avait retrouvé ce calme et toute cette lucidité qui ne l’avaient pas quitté pendant l’attaque de Vassinville.

En effet, la première division s’ébranlait. Le fanion jaune du fourrier, agité un instant, avait prévenu Lucien. Et les chasseurs, ayant franchi le ruisseau, escaladaient le glacis.

— À Dieu vat ! fit le capitaine de Quéré, fils d’une lignée de marins bretons.

Il tendit la main au jeune homme, qui l’étreignit. Puis ils se séparèrent en courant pour prendre leur place en tête de leur compagnie. Lucien trouva la sienne qui attendait, toute prête. Il n’eut que le temps d’échanger un regard avec Vaissette : ils se comprirent. L’angoisse leur serrait la gorge ; mais ils sourirent.

Quelques secondes après, la quatrième compagnie déboucha du bois. Les sections formées en lignes de tirailleurs couraient sur le plateau. À leur gauche s’engageait aussi la troisième, de Quéré en avant, la tête haute, son grand corps maigre se détachant dans la lumière, agitant un bâton, sa seule arme, en larges moulinets.

Un bond, puis un autre. Un autre encore. Bientôt on aurait franchi tout l’espace découvert. Les sections, enlevées par leurs gradés, ne sentaient point la tragédie de s’offrir sans abri à la grande clarté limpide du jour. Les uniformes bleus se levaient de terre, couraient le dos baissé, le béret enfoncé, se recouchaient, se dressaient encore pour franchir quelques mètres. On eût dit les courtes lames successives de la marée qui monte, les vagues bleues de la Méditerranée.

Les obus allemands, rares d’abord, tombaient à présent sur le terrain en une averse régulière. Il y avait des morts et des blessés dans chaque section. En avant, les projectiles éventraient la terre, s’y enfonçaient en laissant rejaillir, comme l’eau d’un bassin, des gerbes de poussière. C’était un tir de barrage si puissant qu’il était impossible de passer.

Depuis une heure la compagnie était allongée, sans un mouvement, dans la prairie. Les chasseurs d’abord n’avaient pas été trop émus.

— Ce n’est guère nouveau, avait dit Angielli.

Maintenant, on trouvait que la plaisanterie durait trop longtemps. Plus le temps passait, plus la crainte de la mort saisissait les hommes. Ils suaient à grosses gouttes. Le soleil et le roulement des obus leur alourdissaient le cerveau. Un immense halètement d’angoisse contractait et dilatait leur poitrine. Des blessés hurlaient.

— Aussi, c’est pas la guerre, c’est la boucherie, fit Rousset.

— Imbécile, tais-toi, cria le caporal Gros.

Rousset s’obstinait :

— C’est la boucherie.

L’ennemi était si près, sur la crête voisine, qu’on entendait le grincement des mitrailleuses qui crachaient sur la première division.

— Ce moulin-là fait du sale café, cria Angielli.

Il clignait de l’œil au caporal, au sergent, à tous les gradés : il fallait distraire les camarades.

Mais ses plaisanteries n’avaient aucun succès. Les camarades restaient immobiles dans l’herbe, comme des lézards. Servajac coupait du foin avec ses dents. Un éclat venait d’atteindre Diribarne, le décapitant ; la tête était presque détachée du tronc, et le sang, en bouillonnant, maculait la face, trempait le costume.

Rousset répéta :

— C’est la boucherie.

— As-tu fini, cria Gros, ou je te tape dessus ?

Il ajouta :

— C’est les meilleurs qui sont tués, et c’est les plus vaches qui se plaignent…

» Bon Dieu, regardez l’officier !

Le lieutenant Fabre était debout. Sous l’avalanche des shrapnells, des éclats et des balles de plomb, il restait impassible, regardant avec ses jumelles, vers la position ennemie, consultant sa carte, écrivant des notes. Le déplacement d’air provoqué par les obus était tel que son béret s’envola. Il courut après lui, le ramassa par terre, comme si un coup de vent le lui eût enlevé sur le boulevard, le battit contre sa jambe pour faire partir la poussière, et le remit sur son chef. Il avait aperçu de Quéré, arrêté aussi par le tir et lui envoyait des signes d’amitié.

Douze pièces allemandes se trouvaient à mille mètres. Une batterie de canons lourds était à peine plus distante et pas mieux cachée. On voyait les éclairs secs et blancs au départ de chaque coup. Deux fois depuis une heure Fabre les avait signalées à notre artillerie, dans le bois. Vainement. Cette fois encore le commandant lui répondait que ses renseignements étaient trop vagues pour permettre de régler un tir. Alors il s’était levé, repérait la place exacte sur sa carte d’état-major, dessinait un croquis, appelait son ordonnance.

— Apporte ça aux artilleurs, dit-il.

Le chasseur se mit à ramper, puis, pour aller plus vite, se dressa, détalant vers la forêt. Un obus explosa, juste au-dessus de sa tête, à quelques mètres de hauteur. La gerbe de balles et d’éclats s’arrondit, comme une ombrelle. L’ordonnance s’était arrêté, cloué au sol. L’averse tomba. Il disparut dans le nuage blanc de l’éclatement. La fumée se dissipa : l’homme était debout, sans une blessure, sans une contusion. Il était étonné de vivre. Il riait. Il tendit le bras, la main ouverte, en un geste immense de simplicité, comme on fait pour constater qu’il ne pleut plus, et, rassuré, reprit sa course.

Une demi-heure passa : dix siècles. Le tir ennemi se poursuivait. L’ordonnance revint : l’officier d’artillerie lui avait donné un mot : « Il me fallait un renseignement précis. Nous manquons de munitions. Je n’ai pas assez d’obus pour arroser sans un objectif nettement défini. »

— Bien, bien, dit Fabre. Les sacrifices de l’infanterie rachètent le manque de matériel. Le sang de mes hommes ne leur coûte pas cher.

Il était furieux. C’était encore la faute des états-majors ! À quoi pensaient-ils d’envoyer ces compagnies à l’assaut sans préparation d’artillerie ? Il se leva encore une fois, contempla ses hommes étendus par le champ, le dos rond, prosternés, tels des musulmans pour leur prière.

— Qu’importe, dit-il, nous vaincrons !

Un agent de liaison lui apportait un mot de Vaissette.

« Qu’attendons-nous ? » demandait celui-ci.

Il ajoutait une réflexion plaisante : « Je songe sous ce bombardement que le Fabrice de Stendhal a assisté à la bataille de Waterloo sans s’en douter. Je vous assure que, pour l’instant, je me doute que nous participons à une bataille qui comptera dans l’histoire… »

En post-scriptum, le sous-lieutenant avait griffonné : « Si nous ne nous revoyons pas, songez à mon portefeuille. »

Mais la figure de Lucien se rasséréna : nos batteries avaient ouvert le feu. Quelques flocons de fumée venaient d’éclater sur Laumont, s’étaient joyeusement dissipés dans l’air : on réglait le tir. Puis, avec une rapidité folle, les rafales se succédaient. On entendait les obus passer. Ils explosaient en même temps sur les pièces allemandes, et tout de suite arrivait une nouvelle rafale. Les maisons du village s’effondraient, des morceaux d’acier et de bois sautaient en l’air, pulvérisés. Nos obus pénétraient dans les positions ennemies comme une faux dans les blés. Les batteries prussiennes s’étaient tues brusquement.

— Ces braves soixante-quinze ! murmura Lucien.

Il s’était dressé.

Profitant du répit, il enlevait sa compagnie, la lançait vers les ravins qui descendaient au ruisseau, lui faisant franchir par surprise tout l’espace découvert. On s’engageait sur le terrain protégé par des mouvements du sol, des fourrés et des pépinières de jeunes poiriers. Pour un moment, on était sauvé.

Mais on ne devait pas rester longtemps dans le ravin. Les premières compagnies d’assaut remontaient le glacis en rampant sous la fusillade continue de l’ennemi. À gauche, de Quéré continuait sa progression. À droite, des fantassins surgissaient d’un petit bois, d’autres d’un village. Plus loin encore, des zouaves débouchaient d’un talus. Cela formait une chaîne ininterrompue. On sentait les bataillons soudés aux autres bataillons. On avait l’impression d’une masse.

Les chasseurs suffoquaient… Le soleil les cuisait, augmentait leur transpiration. Ils gardaient dans les oreilles le bruit des détonations, le souvenir de l’horreur subie en silence l’heure précédente. Ils savaient que ce n’était qu’un commencement. Plusieurs avaient pâli. Servajac se taisait farouchement ; il songeait à son camarade Diribarne, décapité à côté de lui. Ils se sentaient condamnés à mort.

Mais une force immense, qu’ils ne comprenaient pas, s’était emparée d’eux, les poussait à l’action. Nul ne songeait à marchander son sacrifice. Ils étaient le jouet des événements et du destin. Ils obéissaient à l’appel du sol.

Rousset répétait machinalement :

— C’est la boucherie, c’est la boucherie.

— Mais oui, c’est la boucherie, répondit Angielli, puisque c’est la guerre.

Il ajouta :

— Ça ira !

Il fredonna l’air révolutionnaire.

Ils regardaient les fantassins qui entraient dans la zone du feu. Plusieurs tombaient. Les pantalons rouges parsemaient, comme des fleurs d’été, les sillons et les champs.

À leur tour ils allaient pénétrer dans la fournaise. Ils regardaient le terrain devant eux. Un peu d’eau à franchir, un lit presque desséché, et l’on serait dans la région infernale. À quelques mètres, une ligne de tirailleurs était étendue. Tous les hommes étaient correctement alignés : on les eût dits à l’exercice. Ils ne bougeaient pas. La même mitrailleuse les avait allongés et raidis. Il faudrait les franchir.

Après, c’était le vide, le vide immense, le vide épouvantable du champ de bataille. Quelques cadavres épars ne se distinguaient pas, se confondaient avec les mottes de terre ou l’herbe. Rien. L’immensité déserte. C’est cet espace qu’il fallait traverser, tout ce glacis, interminable, jusqu’à la ligne ennemie.

Les chefs des quatre sections s’étaient mis à la tête de leurs hommes dispersés en tirailleurs. Brusquement, Lucien Fabre enjamba le ruisseau, courut par le terrain uni. Le déclenchement s’opéra. Toute la compagnie, comme une machine, suivait. Les balles faisaient frémir l’air. Le vent paraissait siffler. Il n’y avait pas un souffle. Quelques hommes s’écrasèrent à terre. Les autres suivaient, de leurs yeux enivrés, les gestes de leur sergent. Le bond était terminé : ils se couchèrent.

Il fallut se relever. Vingt mètres à franchir. On s’allongea de nouveau. Se redresser c’était narguer la mort. Le caporal Bégou, la gorge traversée par une balle, étouffant, s’était assis, battant l’air de ses bras. D’autres projectiles lui trouèrent les poumons. Au troisième bond Rousset s’effondra. Un obus l’avait scalpé, faisant voler le crâne et la cervelle. Même lorsqu’on s’aplatissait les balles ricochaient, vous couvraient de terre et de cailloux, vous frappaient. Les bidons et les gamelles traversés rendaient un son métallique et sec : quelques-uns étaient percés comme une écumoire. Le bruit était sourd des balles entrant dans les sacs, pénétrant dans les chairs.

Cependant les rafales d’artillerie se suivaient, se croisaient dans le plus infernal tapage. La terre semblait tressaillir. Tout le ciel grondait. L’air flambait.

Vaissette, au début, essayait de suivre les indications de Fabre. Il tâchait de rester en liaison avec ses sous-officiers et, à sa gauche, avec une section du capitaine de Quéré. À présent, ce n’était plus possible. Il avait la tête en feu. Il sentait vaciller sa raison.

Il ne savait qu’une chose, qu’il répétait machinalement :

— C’est trop long… c’est trop long…

Et il n’avait plus qu’un désir, impérieux et violent : arriver coûte que coûte sur l’ennemi. La colère grondait en lui contre ses hommes qui n’avançaient pas.

Lucien Fabre sentait également la folie le gagner. Mais il conservait encore toute sa présence d’esprit. Il fallait progresser plus vite : sinon, pas un homme n’aborderait aux défenses prussiennes. Derrière lui, il voyait d’autres échelons, d’autres vagues qui suivaient sa compagnie. On était à présent trop près de l’ennemi, pour que le mouvement continuât d’être si lent. C’était lui offrir une cible par trop facile.

— Il faut en finir, dit Lucien.

Il regarda derrière lui. Il avait un clairon, son ordonnance, un caporal-fourrier. Il les envoya tous trois commander aux chefs de sections de faire activer les bonds. Lui-même se porta auprès de Vaissette pour exposer ses ordres.

— Par bonds de vingt mètres. Un bond toutes les minutes. Dans un quart d’heure nous serons assez rapprochés pour l’assaut.

Les serre-files, derrière les sections, poussaient les hommes.

— Attention : pour un bond jusqu’aux betteraves, hurla Vaissette… En avant !

La section, hypnotisée, se soulevait de terre, ondulait, s’abouchait dans le champ.

— Pour un nouveau bond de vingt mètres… En avant !

Un blessé hurlait. Un autre labourait la terre avec ses pieds.

— Attention… Jusqu’au sillon, criait Vaissette… En avant !

On obéissait, en pliant la nuque, en courbant la tête sous l’orage. Les balles, comme une pluie, cinglaient.

— Courez à toutes jambes, nom de Dieu ! en rasant le sol. Comblez les vides, comblez les vides… Serrez sur moi. Serrez sur moi !

La voix de Vaissette tonnait au milieu de la fusillade et des déflagrations.

— Encore un peu de courage, et c’est fini… Garde à vous… Pour un bond… Jusqu’à la fin du labour… Garde à vous… En avant !…

Il franchit l’espace désigné. Mais il le franchit seul. La section n’avait pas suivi…

Du coup, il éclata.

Sans souci du péril, debout sous l’averse, il se démenait comme un possédé, revenant à sa section.

— Allez-vous me suivre, bougres de cochons ?

Les chasseurs, terrifiés par le feu, ne bougeaient pas.

Vaissette continua :

— Je vais vous apprendre à bouffer la terre, salauds !… Je vais vous taper dessus.

Et, du pied, il frappait un homme qui ne remuait pas. Vaissette, qui n’y voyait goutte, se pencha sur lui. C’était un cadavre.

— Ah ! dit-il, il est mort, l’imbécile !

Il eut un mot sublime :

— Si vous n’avancez pas, je vous abats à coups de revolver.

La menace de son arme était dérisoire, en présence du torrent de feu qui mugissait sur les têtes.

Il cria :

— En avant !

— Vive la Sociale ! clama Angielli.

Le débardeur se leva et courut derrière Vaissette. Toute la section, en hurlant, s’ébranla, se précipita par le terrain, franchit cent mètres.

— Nous y sommes, criait le sous-lieutenant. Il triomphait. Un soulèvement léger du sol mettait ses tirailleurs à l’abri.

— Serrez sur le centre ! disait-il… Baïonnette au canon… Faites aligner la section… Mon Dieu, j’ai cru que nous n’y arriverions jamais… Ah, je parie qu’il y a encore des traînards.

Il allait se lever. Mais il se sentit tiré par sa vareuse ; c’était Angielli.

— Ne bougez pas, nom de Dieu, dit le Marseillais. Sans ça vous êtes fichu.

Il se colla la face contre terre. Il n’avait plus notion de rien. Il ne savait plus où il était. Il savait seulement qu’il ne fallait pas faire de mouvement.

Soudain, un tressaillement parcourut son corps. Il se souleva sur les poignets, prêtant l’oreille. Là-bas, à gauche, il venait d’entendre l’appel du clairon. Cela semblait venir des sections du capitaine de Quéré. Mais non, le rythme des obus seulement, la fusillade, le crachement saccadé des mitrailleuses. Il avait été l’objet d’une hallucination.

Ah, cette fois, c’étaient bien les notes du clairon. Elles éclataient, lointaines encore, perçant le fracas de la bataille. Tous les hommes les avaient entendues. Ils les écoutaient, haletants. La musique cuivrée avait des ailes. C’était un ordre impérieux de victoire : l’air de la Marseillaise volait par les airs.

Ce fut un frisson qui courut par la troupe. Là-bas, les derniers accents du chant national s’éteignaient. Mais ils retentissaient, plus proches. Le sous-lieutenant Vaissette se levait, transporté. Il était ivre de gloire. La lumière du jour flamboyait. Derrière lui des notes résonnaient. Il se retourna. Sans un ordre, le clairon Marsanne, debout sous la mitraille, ruisselant de sueur, les joues gonflées, écarlate, faisant passer toute son âme dans le souffle de ses poumons, sonnait aussi la Marseillaise.

— Serrez sur moi, clamait l’officier. Pour l’assaut… Pour l’assaut !… Les chasseurs s’étaient tous levés. Plusieurs hurlaient. Ils répétaient :

— Pour l’assaut, pour l’assaut !

À droite, à gauche, partout, très loin, des autres bataillons, ou, tout à côté, des sections voisines, les appels du chant sublime se répondaient, se mêlaient, s’épanouissaient.

— En avant. À la baïonnette !

Vaissette courait à l’ennemi.

La section suivait. Les bérets bleus couvraient le glacis. Ils sortaient de chaque sillon, de chaque motte de terre, de chaque trou. À côté d’eux, les képis rouges surgissaient aussi des labours et des blés. C’était la plaine, avec ses fleurs, rouges et bleues, qui marchait.

L’immense vague humaine déferlait sur la ligne allemande.