L’Arétin, sa vie et ses oeuvres/02
SA VIE ET SES ŒUVRES.
Richelieu reprochait à Corneille de n’avoir pas d’esprit de suite : c’est celui qui conduit à la richesse ; c’est l’esprit d’ordre dans les affaires, de calcul personnel, d’intérêt vigilant ; l’art de ne négliger aucun avantage, de mettre à profit les chances, d’accumuler les gains, de prévoir les pertes, de réparer les torts du hasard, de préparer l’avenir, de tendre ses filets et d’aiguiser les hameçons de sa fortune. Il est rare que la supériorité de l’intelligence s’allie à ce talent utile. Vous ne l’aviez pas, pauvres grands hommes, Cervantès et Corneille, Shakspeare et Tasse, Dante et Milton ; vous, tout ce que l’humanité a créé de plus grand et de plus malheureux ! L’Arétin, au contraire, mettait, dans sa vie en apparence désordonnée, un admirable esprit de conduite. Boire, rire, jouer, chansonner, railler, courir la campagne, faire la cour aux cuisinières, servir les amours du prince, avoir un pied dans le mauvais lieu et l’autre dans le cabaret ; rien de tout cela ne l’empêchait d’avoir l’œil à ses affaires. Cet homme sans patrimoine et grand dépensier n’est pas dans l’embarras un seul instant. Médicis mort, il écrit à tous les Médicis ses parens, fait sonner bien haut les services qu’il a rendus au capitaine, vante sa fidélité, son dévouement au mort, réclame, ou plutôt exige des secours, flatte les autres en s’exaltant lui-même ; on lui envoie des ducats, des habits, des remerciemens, des pensions.
Le 27 mars 1527[2], il fait son entrée à Venise. À peine arrivé, il écrit au doge Gritti l’épître la plus plate, la plus adulatrice, la plus agenouillée. Il a deviné que, pour être heureux à Venise, il suffit de payer à l’aristocratie qui gouverne un tribut d’idolâtrie. Il le paie. Bien accueilli, il prend courage et cherche à se venger de son ennemi Giberti, ce dataire, qui avait refusé de punir Achille della Volta. Il écrit et répand une lettre assaisonnée des plus furieuses invectives, digne réponse aux vers de Berni. Cette lettre, qui n’a pas été imprimée, existe dans la bibliothèque Nani à Venise[3] ; elle a échappé aux recherches savantes de Mazzuchelli et à la curiosité de Ginguené. Presque aussitôt, il adresse à Charles-Quint, à François Ier, au marquis de Mantoue, des cargaisons d’éloges que chacun de ces personnages paie en nature. Voici venir cent écus, des pièces de brocards d’or et de velours envoyés par le marquis da Fermo ; — cinquante écus et un pourpoint d’or, envoyés par le marquis de Mantoue ; — un bonnet orné de diamans, une médaille d’or, envoyés par César Fregoso ; — et tout cela dès la première année. L’Arétin se trouve en paradis. Il commence à s’établir, tient exactement sa correspondance, rencontre Titien, Sansovino, Sébastien del Piombo, s’introduit chez eux, se lie plus particulièrement avec Titien, lui procure des commandes et devient bientôt l’ami intime de ce grand artiste. Cette amitié ne rapportait rien à l’Arétin ; il rendait au peintre plus de services que ce dernier ne pouvait lui en rendre. Aussi, ne doit-on attribuer cette liaison qu’à l’une des plus remarquables spécialités de son caractère. Lui qui ne respectait rien, il respectait les arts. Devant le grand talent de l’artiste supérieur, sa langue médisante était muette, son habitude adulatrice cessait, son éloge était sincère, son émotion vraie. Comme il représentait l’Italie en beaucoup de choses mauvaises, il fallait bien qu’il la représentât sous son point de vue le plus brillant.
L’art dominait en Italie. Il était maître ; il était tyran ; il avait tout envahi. Lui seul était la moralité, la loi, le bonheur, la religion, l’amour, la philosophie. Lui seul faisait les grandes choses et les grandes actions. À lui le dévouement, les sacrifices, l’abnégation de soi, la hauteur d’ame, la profondeur et la vérité du sentiment. Vers 1530, en Italie, les philosophes ne sont que des rhéteurs ; les cardinaux, des seigneurs impudiques ; les princes, des surintendans de plaisirs ; l’art d’agencer les paroles et de tresser des guirlandes de madrigaux passe pour éloquence et poésie : peu d’écrivains sont énergiques, clairs, précis, observateurs. Chez les artistes, ces grandes qualités se retrouvent. Ils sont forcés, eux, d’étudier la nature, de lutter avec elle et de conserver la naïveté de l’instinct. Lisez Benvenuto Cellini ; vous verrez à nu l’ame de l’artiste ; fanatique sans le savoir, sacrifiant tout à son unique pensée, épris de la beauté, ardent à la reproduire, sentant sa force, se croyant Dieu, comprenant la nature et s’associant à elle ; marchant de pair avec les rois, et ne connaissant d’égaux que ses frères artistes ; de patrie, que l’église, le palais, l’atelier peuplés de ses œuvres, et le monde, son modèle.
En Italie, l’équilibre des facultés humaines se trouvait rompu. La prépondérance de l’art avait écrasé jusqu’au sentiment du juste et de l’injuste. On eût pardonné à Michel-Ange tout, même le parricide. Les princes n’avaient de vénération réelle que pour le sculpteur, le graveur et le peintre. La foi chrétienne, cette foi sévère, née dans les catacombes, nourrie des argumens de l’école, propagée par le sang des martyrs, se transforme, devient artiste à son tour, oppose à Luther le Vatican et la splendeur des rites. Ce pontife est-il un homme infâme ? Peu importe. Il est pape. Il est fils de Dieu. Il siège sur un trône qui commande à la ville et au monde. Il fulmine, il est vieux, il est magnifique, il est adoré. De l’encens, des fleurs, de la musique, des statues, des coupoles, des vases, des fontaines, des tableaux à ce peuple ; il oubliera Dieu, les notions du bien et du mal, et l’asservissement, et la peste, et les désastres, et les opprobres de l’étranger, et la misère !
Phénomène que la Grèce n’avait pas offert aussi complet, aussi magnifique, aussi nu, aussi fatal. Jamais il n’aurait pu se développer dans le Nord. L’homme septentrional ne naît point assez heureux pour avoir tant de vices et tant de jouissances impunément. La moralité lui est imposée avec le travail et la patience. S’il n’est dur à lui-même, que deviendra-t-il ?
Cet homme du Nord ne parvient aux jouissances des arts que par une voie détournée ; il les force de s’épanouir par une culture artificielle ; il les élève en serre chaude. Leur croissance n’est pas spontanée, indigène, exubérante. Alors même qu’une civilisation très active les sollicite, les arts du Nord gardent toujours le caractère de leur origine. En Angleterre, c’est la vie privée, l’esprit de famille, le génie biblique ; en Allemagne, la piété tendre, le mysticisme, qui font éclore les arts. À Dieu ne plaise que je rabaisse Wilkie ou Reynolds, Holbein ou Albert Durer : grands hommes assurément ! Mais où trouvez-vous ceux chez lesquels s’est incarné, pour ainsi dire, le culte de la beauté visible ? ceux qui n’ont pas d’autre idée, d’autre vie, d’autre espoir, d’autre avenir que de tailler le marbre ou de colorer la toile ? ceux qui, pour quelques scudi, se suspendent aux voûtes, s’attachent aux grandes coupoles, et peignent ; aimant l’art pour lui-même et en lui-même, si profondément ensevelis dans l’idolâtrie de la forme, qu’ils damneraient leur âme pour atteindre à sa perfection ; nommant vertu (virtù), vertu par excellence, le talent qui la reproduit ; étrangers aux distinctions de l’honnête ou du malhonnête ; sauvages en tout le reste, sublimes en un seul point ? Dans l’Italie du xvie siècle. Alors tout se rapporte aux sens et aux arts qui les flattent. La femme, en dépit des diseurs platoniciens, n’est qu’une belle statue vivante ; le jeune garçon, c’est presque une femme : ne parlez pas morale à ces gens, qui n’ont de morale que le beau physique, et qui, le comprenant avec une délicatesse exquise, ne comprennent que lui. Croyez-vous que Cellini, Michel-Ange, Raphaël, fussent des moralistes ? qu’ils rêvassent seulement l’idéal que vous leur prêtez ? Non. Les vierges de Raphaël étaient des courtisanes. Mais Dieu a joint par un lien indissoluble la beauté de la forme et la beauté intime. À force d’amour pour l’art, et de puissance d’enthousiasme, les plus grands artistes ont accompli un miracle : celui de laisser entrevoir l’ame dans la forme.
Chose plus merveilleuse ! cet enthousiasme devient une seconde vertu ! Voyez Cellini, le mauvais garçon : avec toutes ses passions haineuses et son ame dure, il se relève par un seul amour ; cet amour lui donne l’ardeur de bien faire, le dévouement sans bornes à son entreprise, le besoin d’accomplir consciencieusement, religieusement, tout ce que l’art exige de l’artiste ; cet amour fait naître à son usage une espèce de moralité supplémentaire, et lance, au milieu de ses vices, mille jets lumineux et inattendus de désintéressement, de fierté, de grandeur et de courage !
Ainsi le sensuel Arétin, perdu dans son intérêt personnel et ses jouissances, est encore sensible à la puissance des arts. Il les comprend et il les aime ; leur séduction, la seule séduction immatérielle qui parvienne jusqu’à lui, le charme d’autant plus qu’elle remplace pour lui la religion, la vertu, la probité, la sincérité et l’honneur. Sa liaison longue et désintéressée avec Titien est le côté noble et pur de sa vie. Comme d’ailleurs le même amour des plaisirs, du luxe, de la table et des femmes, se retrouve chez les artistes, l’Arétin, qui admire leur génie et qui aime leurs mœurs, n’est heureux qu’auprès d’eux. Il excite leur verve, il anime leurs passions, il les flatte et les amuse, comme il amusait Jean de Médicis, mais sans espérer d’eux autre chose que leur amitié. Il invite à ses festins les plus célèbres courtisanes de Venise ; ainsi sont nés les trop célèbres Dialogues ou Conversations[4], modèles de tous les livres obscènes des temps modernes. L’odyssée galante de Faublas, et toutes les impuretés dont l’Europe a été couverte depuis le xvie siècle n’ont pas d’autre type que cet ouvrage, base honteuse de la gloire de l’Arétin et composé dans les premiers temps de son séjour à Venise, pour l’amusement des courtisanes et des artistes.
C’est assurément ce que l’on a écrit de plus immonde. Jamais les païens, qui avaient divinisé la volupté brutale, ne parvinrent à ce degré de raffinement et de véhémence dans la luxure, dont l’Arétin a donné l’exemple, sous la loi chrétienne, en face de la papauté. Comme on avait vu, à l’agonie du polythéisme, une réaction s’opérer en faveur de la chasteté, l’ascétisme éclore du relâchement même des mœurs, se punir, s’immoler, s’armer de cordes et de fouets, et expier la licence générale ; de même, quand les chastes commandemens du christianisme eurent dépassé leurs limites, on vit le sens brutal, l’esprit immonde, se trouvant cloîtré, se révolter avec furie. Il se mit à rugir et à bondir dans sa prison ; poussé d’une rage inouie, il peignit sur les murs de sa geôle d’infâmes images. Petrone et Martial sont moins obscènes que Meursius et de Sade. Les uns sont impudiques comme des courtisanes antiques ; les autres sont effrénés comme des moines dans l’orgie. On ne citerait pas une page de Petrone, jeune débauché de Rome, qui soit comparable, pour l’impureté, à un récit en vers du Baffo, patricien du xviiie siècle, Vénitien et homme grave.
Arétin, cet homme à vendre, à louer, à acheter, qui avait des sens ardens, l’expérience d’une vie lubrique, et qui savait combien ses lubricités se vendraient et trouveraient d’écho, écrit donc ses Discours cyniques, comme il va écrire la Vie du Christ. À vous, jeunes artistes, libertins de Venise, vieux cardinaux en rut, vieux abbés mariés à demi ; à vous, femmes curieuses de toutes les cités italiennes, qui expiez vos péchés par le chapelet et vos lectures impures par la lecture des Psaumes ; à vous, chez qui la civilisation, les arts, le luxe, la richesse, l’indolence, une vie sans patrie et sans principes ont exalté les propensions sensuelles du climat ; à vous mes Ragionamenti : — à vous autres, chez qui ces élémens se sont transformés en dévotion et en mysticisme, dévotes, bonnes femmes, cardinaux assez honnêtes pour croire ; à vous la Vie du Christ et de la Vierge ! — Donnez la barrette à l’Arétin !
Oui, la barrette à l’Arétin ! — Il l’a demandée.
J’aurais bien voulu voir Pietro d’Arezzo, ce bâtard immortel, traverser l’avenir coiffé de la barrette rouge.
Sur ces dialogues il m’est impossible de m’arrêter davantage. Qu’il me suffise de dire que l’un est consacré à la vie et aux amours des courtisanes, l’autre à celles des femmes mariées ; un autre, à celles des religieuses ; que dans le quatrième une mère endoctrine sa fille, etc. : galerie comique, cynique, variée dans son impudeur incroyable. À peine ce livre fut-il composé, lu à ses amis, mais non encore imprimé, l’Arétin, de la même plume, se mit à traduire les Psaumes de la Pénitence.
Ce fut pendant ces premières années fécondes de son séjour à Venise qu’il prépara ses Comédies, ses poèmes chevaleresques et héroï-comiques, ses Poésies burlesques, mit la première main à l’édifice de sa renommée littéraire, et fonda celui de sa fortune. Le manège et l’habileté y contribuèrent bien plus que la publication de ses ouvrages. Vous allez voir comment.
L’Arétin est synonyme de calomniateur et de médisant ; c’est la satire personnifiée. Eh ! bon Dieu ! voilà ce que l’Arétin désirait le plus. C’est la renommée qu’il ambitionnait ; c’est le fondement de son opulence. Au fond, l’Arétin, le plus fade des panégyristes et des parasites, n’a laissé de complet qu’un grand ouvrage, six volumes de lettres laudatives. Ô renommée ! ô voix populaire, histoires, biographies ! pauvres sottes que vous êtes ! Il faut enfin mettre à jour l’immense diplomatie de ce spéculateur sur la vanité et sur la crainte : homme d’une conduite admirable, qui mettait enseigne de satire pour donner du prix à ses éloges ; qui, une fois reconnu flagellum principum (fléau des princes), dormait tranquille ; ses panégyriques étaient sûrs d’un bon débit. Si l’on n’avait pas craint sa mordacité insolente, qui diable aurait donné un écu de ses éloges ? À force de répéter : Je suis libre, il forçait le sot public de le croire sur parole. Il attaquait les rois, les cardinaux, les papes, en général : il s’agenouillait devant eux en particulier. Tous ses volumes sont pleins des témoignages de l’humilité la plus basse pour quiconque est à craindre.
Quelquefois, lorsqu’il croyait avoir trouvé son homme, et qu’il était certain d’avoir affaire à un caractère doux et timide, il se jetait avec rage sur cette proie et la déchirait à belles dents : c’est ainsi que, renfermé dans les murs de Venise et entouré des lagunes protectrices, il attaqua avec frénésie Clément vii, emprisonné dans le château Saint-Ange et son dataire Giberti. C’est ainsi qu’il accabla d’injures le bon et pacifique cardinal Gaddi. Mais aviez-vous la dent aiguë, la serre forte et la vengeance à cœur ; vous étiez respecté de notre homme. Il flattait Berni, l’auteur de ce terrible sonnet[5] contre lui : il versait l’encens à flots à tous les littérateurs contemporains. Par un prodige d’habileté, au milieu de cette bassesse vigilante et de cette adulation dont toutes ses lettres font foi, il trouvait moyen de ne pas perdre sa réputation d’homme satirique, de railleur effréné, de cynique redoutable ; il avait juré de ne pas se défaire de ce prestige de terreur lucrative, de ne pas décrocher cette enseigne qui l’enrichissait. De temps en temps il se lançait sur quelque pauvre misérable sans appui, sur quelque petit seigneur ignoré, sur quelque poète méprisé et sans coterie, qu’il lacérait pour faire un exemple. Quand sa réputation fut bien consolidée, il en vécut, il sut l’entretenir avec un art merveilleux ; il ne se trompa jamais sur ce que pourrait lui rapporter le mensonge tourné en éloge et le mensonge tourné en satire, ni sur l’opportunité d’un cadeau, d’une lettre, ou d’un envoi, ni sur le degré de crainte qu’il pouvait inspirer à celui-ci, ni sur le degré d’avilissement qu’il fallait employer avec celui-là. Ses lettres fournissent le modèle le plus ingénieux de l’art de mendier, et d’obtenir. C’est la diplomatie de l’aumône dans ce qu’elle a de plus subtil. Il ne se lasse pas ; il revient à la charge, il se fait pauvre, il se fait petit, il se fait grand, il se fait vieux, il se fait malade, il se fait spadassin ; il a des colères, des amours, des recherches de style, des menaces lointaines, des promesses gracieuses, des mots foudroyans, des paroles de miel. Il stimule la munificence de celui-ci en vantant la générosité de celui-là ; il est dévot, insolent, libertin ; il écrit à un jeune débauché :
« Voici mes sonnets luxurieux. Merci de tes cent écus. Dépensons, vivons, buvons frais et… soyons hommes libres[6] ! »
Et à la marquise de Pescaire, une demi-sainte, femme sentimentale et mystique, qui l’avait encouragé à ne faire que des œuvres pieuses, il écrit de la même plume :
« Je confesse (dit mon impudent) que je suis moins utile au monde et moins agréable à Jésus, en dépensant mes veilles à des bagatelles menteuses, au lieu de les donner à des œuvres de vérité. Mais quelle en est la cause ? La sensualité d’autrui, et ma pauvreté. Si les princes étaient aussi dévots que je suis besoigneux, ma plume ne tracerait que des Miserere. Excellente dame, tout le monde ne possède pas l’inspiration de la grâce divine. Le feu de la concupiscence brûle la plupart ; et vous, vous ne brûlez que de la flamme angélique. Pour vous, les offices et prédications sont ce que sont pour nous les musiques et les comédies. Vous ne détourneriez pas les yeux pour regarder Hercule dans les flammes, ni Marsyas écorché ; nous ne regarderions pas davantage saint Laurent sur le gril, ou l’apôtre que l’on dépouille de sa peau.
« Voyez un peu ! j’ai un ami nommé Bruciolo, qui a dédié sa Bible au roi très chrétien. Depuis cinq ans il n’a pas reçu de réponse. Moi, ma comédie de la Courtisane a arraché à ce même roi une grande chaîne d’or. Aussi, ma Courtisane serait-elle bien tentée de se moquer du Vieux Testament, si cela était honnête.
« Accordez-moi donc mon excuse pour les balivernes que j’ai écrites, non par malice, mais pour vivre. Que Jésus vous inspire de me faire compter par messer Sebastien de Pesaro le reste de la somme sur laquelle j’ai reçu trente écus, et dont je vous suis d’avance débiteur. »
Sublime mendiant !
Ne vous étonnez donc pas qu’avec un talent si consommé et si hardi, notre Arétin, dès sa troisième année à Venise, soit maître d’un palais, chargé de pensions, bien logé, bien repu, bien couvert, entouré de parasites et de maîtresses, et menant d’un cours rapide la gloire, la fortune et les amours. Parlons un peu de ces derniers, important chapitre de sa vie, bien plus important que son mérite littéraire, auquel il tenait fort peu, auquel il donnait à peine deux heures par jour, et sur lequel nous reviendrons.
Paola, Laura, Angela Zaffetta, la contessa Madrina, Caterina Sandella, Angela Sarra, Franceschina, Paolina, Sirena, la Marietta dall’ Oro, la Chiara, la Margherita, Perina Riccia, etc. En voilà beaucoup, et ce n’est pas tout encore. Je vous fais grace du reste.
Notre homme a eu des amours de toutes les espèces ; sa carte de Tendre n’en finit pas, et la liste féminine qu’il déroule vaut la liste de notre vieil ami don Juan. Je ne vous parlerai point des amours les plus grossières ; la cuisinière de Rome suffit sans doute. À Reggio, il accompagnait Jean de Médicis dans ses excursions amoureuses, l’attendait sous le porche de ses maîtresses pendant la nuit[7], formait pour son compte et celui du patron des intrigues de toute espèce, afin de tenir compagnie à ce Jean Médicis, si facile dans ses mœurs et si difficile à contenter[8] ; — il allait, au milieu du mois d’août, briguer un regard de Laure, autre cuisinière de Reggio[9], et se rôtir, dit-il, au feu de ses fourneaux : — enfin c’était un homme qui avait tous les courages et tous les honneurs de son apostolat libertin
Nous pouvons, sans nous arrêter à ces degrés infimes de sa vie érotique, trouver dans une sphère moins ignoble une assez belle armée, qui lui appartient, de femmes et de fantaisies : amourettes légères, caprices d’un jour, frasques de jeunesse, tours joués aux maris, choix dictés par la beauté ou par l’esprit, préférences marquées, boutades d’orgie, affections presque paternelles, amours achetées et vendues (si celles-là doivent compter), amours de vanité et de parade ; puis, cantatrices et danseuses, filles de barcarols et de pêcheurs, veuves délaissées, grandes dames complaisantes ; cela ne vous étonne pas. — Mais attendez : — c’est qu’on y trouve aussi des sentimens sérieux et graves, un amour platonique, et, qui le croirait ? la passion la plus sentie, la plus profonde et la plus malheureuse. — Vous en jugerez.
Ils menaient une terrible vie à Reggio, lui et Jean de Médicis. Ce Grand-Diable, amoureux comme un soldat, quand sa maîtresse ne l’avait pas regardé d’un œil assez doux, faisait atteler ses chevaux les plus fougueux à son char (carretta), et roulait ainsi à travers la ville avec un fracas vraiment diabolique ; on eût dit que le ciel et la terre allaient s’abîmer. Ensuite, « afin d’amortir[10], dit l’Arétin, la flamme qui lui brûlait le cœur, il se ruait, avec son ami, dans les festins, dans les fêtes, dans les joutes, tantôt noyant sa passion au fond des verres, tantôt portant d’immenses coups de lance aux innocentes colonnes qui soutenaient le portique de sa maîtresse. » Pendant ce temps, l’Arétin prenait ses ébats ! Favori d’un chef redouté, jeune, brillant, téméraire, le voilà, sur son beau cheval, blanc comme l’ivoire, avec sa barbe d’ébène et son pourpoint d’étoffe d’or, qui vole et passe comme l’éclair (balenava) à travers la cité qui l’admire[11]. Une bonne comtesse, la contessa Madrina, oublie aisément son sot mari pour le jeune homme. L’Arétin vient présenter à la comtesse une lettre de ce mari qui se trouve à Milan. Après l’avoir lue : « Mon mari, lui dit-elle, m’écrit de faire pour vous tout ce que je ferais pour lui ; — venez ce soir (giacer con mi). » — La passion de Madrina devint si vive, qu’on la vit dans les églises (nelle chiese) et dans les rues embrasser cette tête si chère. Un jour l’Arétin s’oublia et s’endormit chez la dame, fort près d’elle, la tête sul piumaccio. — Voilà le bonhomme de comte (c’était un mari commode) qui arrive de Casal. Il secoue l’Arétin vivement, et lui crie : « Habille-toi ! Debout ! et va-t-en ! » L’Arétin s’en va.
C’étaient là les aventures qui faisaient rire et reverdir, long-temps après, sa vieillesse impénitente. Dans ses lettres, il aime à s’entourer de ces beaux souvenirs ; il raconte aux autres ses exploits ; il en tire vanité ; et les mœurs du temps, si commodes pour la luxure, restent en arrière de son impudence. Protecteur universel et providence des filles publiques, il leur conférait par ses éloges les dignités et les chevrons de leur métier. Personne ne l’ignorait. Les auteurs comiques faisaient paraître sur la scène de jeunes courtisanes et de vieilles entremetteuses qui affirmaient que toute leur science, elles la devaient à l’Arétin, et qu’après sa mort[12] elles ne trouveraient plus de quoi vivre. Femmes de plaisir et femmes honnêtes, peu importe, se trouvent pêle-mêle dans ses lettres : il confond leurs éloges, et les mêle à ceux de Charles-Quint, de François Ier, de Titien et de Michel-Ange.
En général, elles ne s’en formalisaient guère ; il passait pour le premier homme de son temps. « Je vous suis bien obligé, écrit-il à l’une (je ne sais quelle Paolina), d’avoir cessé d’être sage pour moi. C’est une folie passagère que je regarde comme un des meilleurs instans de ma vie[13]. » Telle est son épitre laconique. Avec Franceschina, son style est sinon plus tendre, au moins plus fleuri et plus poétique. Ce n’est que miel et que rose, lune et soleil, encens et parfum, comparaisons et galanteries alambiquées que les plus ridicules auteurs de l’hôtel de Rambouillet n’eussent pas dédaignées. « Il se rafraîchit sous la pluie de ses faveurs ; » il dit que sa beauté est « la dorure qui enveloppe un excellent gâteau de frangipane ; mais la beauté trompeuse des autres femmes n’est que la feuille d’argent qui enveloppe des pilules empoisonnées. »
Franceschina était cantatrice : ambassadeurs, ducs et princes accouraient chez elle pour l’entendre. Sa renommée et son talent faisaient sa fortune, et l’Arétin, le vrai journaliste du xvie siècle, lui qui avait deviné et créé ce pouvoir, lui qui s’était emparé des clés et des portes de la gloire, n’eut pas de peine à se mettre bien avec la femme artiste. Cette liaison dura peu.
En outre, il avait un sérail, comme je vous l’ai dit. Celles qui le composaient, grisettes, cuisinières, courtisanes, étaient tenues en respect dans leurs rivalités par la magnificence, la générosité et la volonté ferme du maître. Il prenait soin des enfans qui provenaient de cet étrange ménage ; on ne lui connaît que des filles. L’une d’elles, fille de Catherina Sandella, reçut le nom d’Adria pour marquer qu’elle était née dans cette ville de Venise qui l’adorait. Adria fut aimée de son père avec une tendresse que la médisance n’épargna pas. Il fit frapper des médailles en son honneur, fit contribuer les ducs et les princes à lui constituer une dot, la maria à un riche habitant d’Urbin et parsema la plupart de ses lettres des éloges de sa fille. Mais les Arétines n’étaient pas nées pour la vie domestique : Adria se brouilla bientôt avec son mari et revint trouver son père. Nous ne parlerons pas de ses autres filles qu’il négligea toujours de faire légitimer. Il faisait des réponses extravagantes à ceux qui lui demandaient pourquoi il ne remplissait pas cette formalité. « Elles sont légitimées dans mon cœur, » s’écriait-il.
Angela Sarra tient sa place dans cette nombreuse troupe. Il paraît que c’était une femme assez prétentieuse, assez grave (sans détriment de ses plaisirs), et qui aimait l’emphase, la poésie, les gâteaux et l’amour : « Sarra ! plus belle que la lune et plus courtoise que le soleil, lui écrit-il, » et il lui envoie un beau gâteau de frangipane.
Dans une autre lettre, il lui dit qu’en passant dans sa gondole sous le balcon de cette dame, il a été brûlé de ses regards « honnêtement lascifs, modestement fiers et doucement passionnés. » Je ne sais pourquoi le soleil et la lune tiennent toujours une place dans les lettres qu’il écrit à celle-là. Il lui dit qu’elle est « pure et ronde comme l’astre de la nuit, et que la pureté de sa perfection n’a d’autres taches que celles qui ternissent un peu la pureté de l’astre nocturne. » C’était tout bonnement une courtisane vénitienne, ainsi que Mme Angela Zaffetta dont il se plut à faire la réputation, et à laquelle il donna le prix d’honneur parmi les joyeuses filles de Venise. Zaffetta venait s’asseoir entre lui et le Titien ; c’était elle qui régnait dans les repas joyeux auxquels il convoquait les musiciens et les peintres : il lui porte une certaine considération comme à la suzeraine de son métier.
« Je vous donne la palme, lui écrit-il, parmi toutes celles qui ont mené vie joyeuse. La licence chez vous a le masque de la décence. Qui dépense de l’argent pour vous est persuadé qu’il en gagne. Comment faites-vous pour avoir des amis nouveaux sans perdre les anciens ? c’est ce qu’on ne peut dire. Vous distribuez si bien les œillades, les sourires et les rendez-vous nocturnes, que jamais plaintes, querelles ou malédictions ne se font entendre chez vous. Vous laissez aux autres femmes les feintes douleurs et les feintes amours ; vous n’avez pas de larmes et de soupirs à volonté ; ces mille stratagèmes, dont on a fait un art, ne vous appartiennent pas ; vous ne prétendez pas que vous allez vous tuer, parce que votre amant a été rendre visite à une autre dame ; votre science féminine procède à la royale avec franchise et majesté ; vous rejetez les charlataneries de votre sexe. Des pratiques honorables jouissent de votre gentille beauté ; l’envie, la haine, la médisance, ne tiennent pas votre âme et votre langue dans un mouvement perpétuel. Enfin, vous aimez et choyez les talens et vous honorez le mérite, chose rare chez quiconque se plie aux volontés d’autrui et reçoit le prix de ses caresses ! »
Au milieu de cette vie dissolue, il tint sur les fonts baptismaux la fille d’un de ses amis, nommé Jean-Antoine Sirena. La femme de ce dernier était jolie, faisait bien les vers, chérissait son mari, et l’Arétin, par amour de la nouveauté sans doute, s’avisa d’en être platoniquement épris. Le voilà écrivant des stances en l’honneur de la sirène (ce jeu de mots ne lui échappait pas), protestant hautement de la pureté de son amour, de la chasteté de ses intentions, et de sa vénération pour elle. La vie ignoble et désordonnée de l’Arétin rendait ces éloges publics assez dangereux pour la réputation de Sirena. Ses parens, son mari et elle-même craignirent qu’on ne la confondît avec la foule des maîtresses de l’Arétin. Elle ferma sa porte au poète et s’abstint de le saluer quand il passait. Pourquoi aussi s’avisait-il de faire du platonisme et de la vertu ? Cela lui convenait si mal. Il écrivit au mari une lettre furibonde, modèle d’orgueil et d’absurdité : « Ma plume, dit-il, a rendu immortelle Mme Angela Sirena ; apprenez que les papes, les rois et les empereurs s’estiment heureux quand je veux bien les ménager. Sachez que le duc de Ferrare m’envoie un ambassadeur avec de l’argent, parce que je n’ai pas voulu lui rendre visite chez lui ! Sachez qu’il n’y a pas de femme qui ne s’enorgueillisse d’être chastement chantée et célébrée dans mes vers. Il viendra un temps où cette lettre que je vous envoie et que je daigne signer de ma main sera un titre d’orgueil et de noblesse pour vos fils. » Malgré ce langage outrecuidé, la signora fut inexorable et refusa de saluer non-seulement l’Arétin, mais le troupeau des Arétines qui, par ordre du maître, la saluait toujours quand elle passait.
Au surplus, l’Arétin avait arrangé sa vie pour le plaisir et non pour l’amour. Au temps de sa jeunesse, avant qu’il eût un sérail, la comtesse Madrina l’avait préféré ; maintenant, au milieu de ce tourbillon de femmes, il est trompé par toutes celles qu’il courtise, volé de temps en temps par les Arétines, et méprisé par celles qui conservent quelque respect humain. Marietta Dall’ Oro, une des habitantes de son harem, avait envie de le quitter : il lui promet de la marier si elle veut rester chez lui. Au moyen d’un peu d’argent, mobile éternel, il persuade à Ambroise Degli Eusebi, son secrétaire et son élève, d’épouser la Marietta, et d’habiter avec elle sa maison. Ambroise avait vingt ans, il accepta les conditions de son maître. Peu de temps après la noce, l’Arétin, pour se débarrasser du jeune mari, l’envoie en France toucher une somme que François Ier avait promise. À trompeur, trompeur et demi. L’Arétin accompagne pendant quelques lieues son élève sur la route pour s’assurer de son départ, couche à l’auberge et ne revient que le lendemain. La Marietta était déjà partie. « Hélas, dit-il, elle m’a assassiné, elle m’a tout volé. » En effet, elle n’avait laissé dans cette maison dont on lui avait confié le gouvernement ni un écu d’or, ni une pièce d’argenterie, ni un seul vêtement. En vain l’Arétin fit des recherches : la Marietta s’était embarquée dès l’aurore avec son pillage sur un vaisseau qui faisait voile pour l’île de Chypre. Toute la ville de Venise se moqua de l’Arétin, et quand il passait dans la rue, on criait : « Regardez-le, regardez-le ! » — Ce ne fut pas tout encore ; Ambroise, qui revenait avec six cents écus donnés par François Ier, joua les écus et les perdit.
Oh ! l’Arétin se fâchait quand on lui enlevait de l’argent. Les six cents écus donnés par ce bonhomme de roi ne lui échapperont pas. Il s’enquiert et apprend que le cardinal Gaddi était présent pendant que le jeune homme hasardait chez Strozzi l’argent de son maître. Aussitôt il écrit au cardinal :
« D’abord je voulais ne vous dire mot de ce qui s’est passé, ni de la grosse somme d’argent que mon serviteur a perdue au jeu, chez vous, pendant que vous étiez là : chose indigne d’un manant, et encore plus d’un cardinal ! Certes, monseigneur, la longue amitié qui me liait à monseigneur Luigi, à messer Giovanni, à Sinibaldo et à vous méritait récompense et non assassinat. Mais je m’émerveille que vous ayez osé manquer de respect, maître Nicolas, non pas à moi, non pas à moi, maître Nicolas ; mais à ce roi, qui a donné de la gloire à votre indignité, à ce roi dont la libéralité dépasse vos espérances. Le don était encore dans la bourse royale, quand vous l’avez pris. Mais vous ne seriez pas bon prélat, si vous aviez la moindre reconnaissance des bienfaits reçus. Aussi n’ai-je pu résister au besoin de me venger de votre injure ; et cette vengeance, vous la verrez bientôt imprimée. En attendant, je baise les mains à votre illustrissime seigneurie, moi qui honorerais le rang que vous déshonorez. »
Quelle colère ! ô Pierre Arétin ! On lui a volé les écus qu’il volait à François Ier. Et il ne se fâche pas contre Ambroise, pauvre, besoigneux et coupable, mais contre l’innocent et puissant cardinal, qu’il effraie et qui rendra les six cents écus. — Le cardinal les rendit.
Mais cette vie impure trouva sa punition, une punition bien étrange.
Il y avait à Venise une jeune fille de quinze ans, pâle et svelte, singulièrement belle et plus jolie que belle. C’était cette beauté triste des poitrinaires, une grâce toute spéciale, et souffrante, éthérée, vague et presque transparente ; une existence morbide et délicate dont l’Arétin parle avec transport ; une élégance et une douceur naturelles[14] ; ce quelque chose d’aérien et de mélancolique, commun dans les régions du Nord, et qui devait sembler prodige sous le soleil méridional. Elle se nommait Perina Riccia. Quand l’Arétin la vit pour la première fois, elle venait d’épouser, toute pauvre qu’elle était, un mari plus riche qu’elle ; Polo, c’était son nom, l’aimait tendrement. Nous ne dirons pas, aucun mémoire n’apprend, l’Arétin lui-même ne se donne pas la peine d’expliquer par quel moyen il écarta le mari : seulement il est certain qu’elle vint habiter la maison du poète, que les Arétines l’accueillirent avec amitié, que sa mère donna les mains à cet arrangement, que son oncle monsignor Zicotto n’y trouva pas à redire, et que les plus tendres soins de l’Arétin lui furent prodigués. Perina était menacée de consomption.
L’Arétin, cette nature robuste et fougueuse, ce composé du soldat et du moine, fut-il ému d’un contraste si complet ? Était-ce pour lui un sujet d’étonnement que cette vie délicate, frêle, tremblante, si peu semblable à la sienne, toute prête à s’éclipser comme la flamme qui ondoie plus lumineuse autour d’un flambeau qui va s’éteindre ?
On peut conjecturer ce que l’on voudra.
Toutefois Riccia était chargée d’une sorte de mission providentielle, mission de singulière vengeance : elle devait punir l’Arétin, lui faire subir un long chagrin moral, à lui qui avait renié l’ame, qui n’avait accepté que les plaisirs physiques ; elle devait être aimée, profondément, inutilement, douloureusement aimée de cet homme qui riait de tout au monde et qui a laissé un nom synonyme de la volupté brutale ! Chercherez-vous dans la fiction, romanciers, une création plus frappante que cette situation, que ces deux caractères et le drame qui va en résulter !
Nous ne changerons, nous n’ajouterons pas un mot à l’histoire, que nous avons recueillie par lambeaux, et reconstruite avec amour, d’après les nombreuses lettres de l’Arétin. À peine admise dans sa maison, il passe des journées à l’admirer[15] ; soit qu’elle couse, brode, se lève, marche, s’asseie, parle ou se taise, il croit que chacun de ses gestes, que chacune de ses actions appartiennent à un ange plutôt qu’à une femme[16] ; il veut que la Caterina (la plus puissante des Arétines) l’embrasse comme une sœur ; il jure que de sa vie il n’a rien contemplé de pareil, et que jamais jeune personne aussi jolie n’a tenu ses attraits plus vertueusement enfermés dans le rocher de sa vertu (c’est son style). Il s’attendrit jusqu’à verser des larmes en la voyant souffrir ; il l’envoie à la campagne, sur les bords de la Brenta, dans l’espoir[17] que la beauté du site, l’influence salutaire d’un air pur, la nouveauté du spectacle et la distraction lui feront du bien. C’est une tendresse si vraie et si vive, qu’on est tenté de l’aimer à son tour, cet Arétin. La voici couverte de brocard d’or, de perles, de velours et de soie[18]. Cependant la pauvre enfant languit, sa maladie s’aggrave. L’Arétin oublie tout pour elle ; bientôt le mal prend une forme hideuse et dégoûtante ; les poumons de Riccia se détachent par lambeaux purulens ; il ne se décourage pas ; il ne quitte plus son lit ; il appelle les médecins les plus célèbres ; il la veille, il la soigne, il baise ces yeux flétris, ces joues brûlantes, ces lèvres imprégnées de sanie (il mostruoso de gli occhi, l’orrido delle guance e lo schifo de la bocca), comme si ces yeux, ces joues et ces lèvres eussent conservé leur éclat et leur fraîcheur natives. Combien de fois, pendant l’hiver, après l’avoir transférée dans une ville voisine, que les médecins jugeaient plus favorable à son rétablissement, fut-il obligé de vaincre, à force de présens et de promesses, les refus des barcarols que le mauvais temps effrayait, et qui ne voulaient pas exposer leur vie !
« Souvent, dit-il, pendant le plus cruel décembre, le plus affreux janvier, le plus triste février que l’on ait subis, il ne pouvait trouver de barque disponible. Alors, sous la pluie qui l’inondait, sous la neige qui le glaçait, il se mettait en route et arrivait près du lit de Perina, seul et désespéré ; et les gouttes d’eau froide, les flocons de neige, les morsures de la bise lui semblaient encens, parfums et nuages de fleurs[19] ! »
Cela dura treize mois.
Enfin, à force de soins, Perina retrouva quelque apparence de santé. Elle remerciait l’Arétin ; « vous êtes mon père et ma mère, lui disait-elle ! » Elle ne lui parlait pas d’amour, mais elle lui témoignait toute sa reconnaissance ; et l’Arétin recommençait à la combler de présens.
Un an se passe. Elle est rétablie. Le 2 août 1540, un jeune amant l’enlève ; elle quitte furtivement la maison du Canal-Grande ; et l’Arétin trouve sa Perina disparue.
Reconnaissance ! c’est un mot qui va si mal, qui s’accorde si peu avec l’amour ! Il faut entendre une vérité dure, fixer son regard sur une de ces lumières sombres et tristes, qui effraient et qui éclairent. La reconnaissance a toujours tué l’amour. Qui veut les accorder se trompe. D’une part, servitude ; de l’autre, liberté : ici devoir, là indépendance ; ici une chaîne pesante que l’on ne peut briser sans crime, là une impulsion tellement spontanée, qu’elle échappe à la volonté même. Qui sait si la pauvre Riccia que nous blâmons n’a pas subi de douloureux combats ? Qui sait si cet Arétin, qui l’avait rendue à la vie, ne lui déplaisait pas horriblement ; si elle ne le méprisait pas du fond de l’ame ; si elle n’a pas fait pour l’aimer ces efforts cruels et vains qui n’aboutissent qu’à la terreur et à la haine ? Je ne l’excuse pas ; je l’explique. Quoi qu’il en soit, elle partit ; et l’on peut imaginer la rage de l’Arétin. Il l’accable dans ses lettres à ses amis des noms les plus infâmes ; il la maudit, il l’exècre ; mais il ne peut l’oublier.
« Oui, dit-il[20] dans une lettre passionnée que la vérité de la douleur rend éloquente, je me réjouis de voir en débris la plus vile chaîne qui ait jamais asservi un cœur d’homme ! La voilà dissipée, cette illusion qui, pendant cinq années, m’a contraint à l’adorer ! Est-il possible que je l’aie aimée et qu’elle n’ait pas cessé de payer de haine cet indigne et fatal amour ! Je voyais bien que mon idole était trompeuse ; mais je savais qu’en essayant d’étouffer et de violenter mon penchant, je ne réussirais pas mieux que ceux dont les mains imprudentes essaient de courber les branches des jeunes arbres, toujours prêtes à se redresser vers leur cime. Peut-on aimer ou désaimer à sa guise ? Aujourd’hui même, je le sens, mon ame privée de ce qu’elle chérissait est comme une contrée livrée au pillage, toute couverte de ruines et qui n’a plus que des larmes[21] ! » Que cet accent est vrai ! jamais l’auteur de tant de mauvais livres, qui passaient pour divins, n’écrivit une seconde page semblable !
Soit que Perina Riccia ait été délaissée à son tour, ou que le remords l’ait ramenée auprès de l’Arétin, on la retrouve encore chez lui trois ans après sa fuite. Il l’aime toujours malgré ses fautes, en dépit des résolutions qu’il a prises : il la soigne encore ; elle retombe malade ; la lésion organique des poumons va la conduire à la mort ; il lui rend les mêmes soins qu’elle avait payés d’ingratitude ; il la veille, « gisante dans son lit, comme un cadavre dans le sépulcre[22]. » Il écrit à sa mère : « L’ho amata, l’amo e l’amero, fin chè la sententia del di novissimo giudicherà le vanità nostrè[23]. » Il assiste à une agonie qui se prolonge ; « c’est, dit-il[24], une passion folle ; il a tort, la raison aurait dû la lui faire haïr ; mais plus il pense à cette jeune femme qui l’a si maltraité, qui n’a pas vingt ans, et qui, morte et vivante à la fois, n’a plus ni voix, ni pouls, ni odorat, et ne conserve que le sentiment de son martyre, plus il s’attendrit malgré lui-même. » Elle expire dans ses bras. Il la pleure. Un an plus tard il la pleure encore ; cette femme, qui ne l’a jamais aimé, est la pensée dominante et le fantôme de toute sa vie. Au milieu de ses combats littéraires, de ses forfanteries, de ses bravades, de ses splendeurs, de ses festins, de ses orgies, de ses débauches, du mépris et de la crainte qu’il inspire, le souvenir de Perina le poursuit. « La mort ne peut la lui arracher du cœur[25]. Il se croit fou. Il gémit sans cesse. Il sait qu’elle était ingrate et qu’il devrait l’abhorrer ; il se reproche sa faiblesse. Il ne peut se persuader qu’elle est morte ; il la cherche et ne veut pas croire qu’elle ait cessé de respirer. »
Voilà ses paroles. Et ne croyez pas que ce deuil va se calmer, cette douleur s’effacer, ces larmes s’essuyer : à la fin de sa vie, bien des années après, ce désespoir reparaît encore plus vif, tant la plaie est profonde et incurable.
« Je ne sais, écrit-il au professeur de philosophie Barbaro, si les années guériront le mal affreux que m’a laissé dans le cœur l’affection que je portais à Perina ; je crois que je suis mort, du jour où elle est morte : ou plutôt je crois que cette peste d’amour (cotal peste d’amore) ne me quittera pas même quand je mourrai. Le mal est au fond de mes entrailles, et mille siècles ne l’en arracheraient pas. Docteur célèbre en philosophie, si vous pouviez m’apprendre l’oubli[26] ! »
Ô Riccia ! Riccia ! vous avez vengé tous les sentimens honnêtes, flétris par la plume et la vie de l’Arétin !
- ↑ Voyez le numéro du 15 octobre.
- ↑ Lettere, t. 1, 83.
- ↑ Lettera di Pietro Aretino a Gian Matheo Mulo vescovo di Verona indegnamente.
- ↑ Raggionamento della Nanna e dell’ Antonia fatto in Roma sotto una Ficara, composto dal divino Aretino per suo cappricio a correzione dei tre stati della donna. Parigi, 1534. — Dialogo di messer Pietro Aretino, etc.… Torino, 1536.
- ↑ V. la première partie.
- ↑ F . . . . o alla libéra !
- ↑ T. 1, 242.
- ↑ T. 2, 82.
- ↑ Ibid.
- ↑ Lettere, t. 2. pag. 83.
- ↑ id. ib.
- ↑ « Benedetta sia l’anima de quel dottore Aretino, che fu cagione ch’ io imparassi quest’ arte. O Pietro Aretino, o Pietro Divino, se tu potessi vedere con quante lagrime onoro la tua morte, forse che tu non mi riputeresti indegna del benefizio che tu m’hai fatto ! Oh quante Giovani ti farei godere ? »
Ainsi parle la Medusa, personnage infâme de la comédie intitulée il Fedele, par Luigi Pasqualigo. (Rare) Venize, 1576, in-12.
- ↑ T. 5, pag. 244.
- ↑ Lettere, t. 1, 148
- ↑ V. la lettre à son oncle, monsignor Zicotto, t. 1, pag. 148, 149.
- ↑ L’amor che quattro padri tenerissimi portano ai lor figliuoli, non arrivarebbe a la minor parte del ben’, ch’io voglio a si viva ed a si leggiadra fanciulla, la bontà de la quale tien’ chiusa la bellezza sua nella rocca de l’honesta in un’ modo si accorto, e si piacevole ; che mi fa lagrimar’ di piacere pur’ a pensarci : come è possibile che ella in men’ di xiiii anni habbia saputo elerggersi un’ marito, che habbia piu caro lei, che le sue cose ? Io vado perdendo i giorni interi nel considerare, mentre cuscie, legge, ricama, e quando assetta e se, e robbe proprie, a la maniera de la politezza, che ella si ha portata della culla, etc.
- ↑ id. pag. 144, 145.
- ↑ id. t. 2, pag. 221.
- ↑ T. 2, pag. 229.
- ↑ id. ib. 221, Lettre à Ferraguto di Lazzara.
- ↑ Rallegrativi meco, da che io mi son’ discosto de la piu vil’ catena, che mai legasse affetto di core humano : e se non che nell’ errore che cinque anni mi ha sforzato ad adorarla, etc., etc.
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Gran’ causa che una si fatta femina habbia di continua atteso ad accrescermi tanto piu d’odio quanto tuttavia si è piu accorta, che io le accrescevo di benivolenza, etc
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Certo è che il poter disamare a sua posta, non e in arbitrio di chi ama e benche gli andari d’amore siano oltra modo perfidi, bisogna starci ; peroche un petto depredato dal viso et da gli occhi de la cosa amata, simile a una terra offerta a la licentia, et a la crudeltà dei nimici, etc., etc.
- ↑ T. 3, 187. Lettre au médecin Helia.
- ↑ id. ib. 188.
- ↑ Lettre à Mme Fiordiligi D.
- ↑ T. 3, pag. 289.
- ↑ T. 4, pag. 137.