L’Arbitrage international et la Paix

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L’Arbitrage international et la Paix
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 184-210).
L’ARBITRAGE INTERNATIONAL
ET
LA PAIX PERPETUELLE


I.

La Société française de l’arbitrage international a résolu de tenir un congrès pendant l’Exposition. Cette Société s’appelait autrefois, si je ne me trompe, la Ligue des amis de la paix; elle a bien fait de changer son nom, les mauvais plaisans ne peuvent plus affecter de la confondre avec certaines sectes religieuses dont elle ne partage point les idées.

Les vrais amis de la paix sont les quakers, et un vrai quaker pense que tout homme qui a senti une fois dans sa vie le tremblement de l’inspiré, qui a entendu la voix « du Christ intérieur, » se fait une loi d’aimer ses ennemis, de ne pas repousser la force par la force, de ne jamais verser le sang, et qu’il se refuse non-seulement à venger ses injures personnelles, mais à s’armer pour la défense commune. On raconte que quand George Fox, fondateur de la secte, à qui on reprochait de traiter de scélérats les gens de guerre et d’hypocrites les gens d’église, fut cité devant le juge de paix, il se présenta avec un bonnet de cuir sur la tête. Un sergent le souffleta, en lui remontrant qu’un gueux tel que lui devait parler tête nue à son juge. Fox tendit l’autre joue et pria le sergent de lui donner un autre soufflet pour l’amour de Dieu. Les membres de la Société de l’arbitrage international ne sont point des quakers, mais de bons patriotes, et ils n’admettent pas que leur pays reçoive un soufflet sans en rendre deux. Mais ils pensent aussi que le monde irait bien mieux si l’on n’y souffletait personne, que, si les peuples étaient raisonnables, ils aboliraient la guerre, cette loi de rigueur et de sang, et s’arrangeraient d’un commun accord pour vider pacifiquement leurs querelles, en les soumettant à la décision d’arbitres impartiaux.

C’est un rêve, c’est une chimère, a-t-on dit plus d’une fois, et après avoir rêvé, on se réveille ; mais rien ne décourage les gens convaincus. Il est bon qu’il y ait des prêcheurs d’utopies ; leurs prédications ne sont pas tout à fait inutiles, il en reste quelque chose. Les chevaliers errans passaient, eux aussi, pour des rêveurs, et pourtant s’il n’y avait point eu de chevaliers, la société moderne vaudrait moins qu’elle ne vaut. Au surplus, les partisans de l’arbitrage international allèguent, avec quelque apparence de raison, qu’ils s’inspirent de l’esprit du temps, que la guerre paraît être une sorte d’anachronisme dans un siècle comme le nôtre, qu’on peut appeler à la fois le plus humain et le plus scientifique de tous les siècles.

Jamais on ne s’est tant occupé d’adoucir les mœurs et les lois, d’instruire les ignorans, d’améliorer le sort des classes souffrantes, d’augmenter et la durée et le prix de la vie. Jamais non plus les inventions du génie n’ont contribué davantage à répandre le bien-être, à rendre l’existence facile, et faciles aussi les communications entre tous les peuples, qui, grâce aux miracles de la vapeur et de l’électricité, se sentent aujourd’hui plus voisins les uns des autres que ne l’étaient jadis les provinces d’un même royaume. Jamais cependant, par un étrange contraste, la préparation de la guerre n’a tenu tant de place dans les préoccupations des chefs d’état. Jour et nuit les nations montent la garde, mèche allumée, sur leurs frontières ; l’Europe est un camp, et les arts destructifs sont cultivés avec autant d’ardeur que les arts de la paix. Le service universel et obligatoire, cette intention prussienne adoptée presque partout, a hérissé de baïonnettes les monts et les plaines. Un gouvernement qui en a deux millions à ses ordres trouve que ce n’est pas assez, qu’il lui en faut trois pour répondre de la sûreté publique. Cette contradiction afflige les philanthropes. Il leur semble qu’un bon et un mauvais démon se disputent la possession de l’Europe, qu’incertaine dans ses voies, partagée entre sa raison el ses passions, elle conclut tour à tour un pacte avec les enfans de lumière et avec le diable, et, pour la dégoûter du diable, ils se proposent d’en dire beaucoup de mal dans leur congrès. Tel philosophe leur répondra peut-être que le diable a un rôle à jouer ici-bas, que d’ailleurs l’esprit humain a toujours été en proie aux contradictions, qu’elles ne sont pas ce qu’il y a de pire dans ce monde.

La Société de l’arbitrage international était plus autorisée que beaucoup d’autres à célébrer le centenaire de la révolution française; mais. si elle s’était piquée d’exactitude dans les dates, elle aurait remis son congrès à l’an prochain. Ce fut en effet dans la mémorable séance du 14 mai 1790 que l’assemblée nationale décréta en quelque sorte l’abolition de la guerre. Aux préparatifs belliqueux de l’Angleterre, le roi Louis XVI avait répondu par l’armement de quatorze vaisseaux de ligne. L’assemblée profita de l’occasion pour déclarer que la paix est le premier des biens, qu’un peuple libre n’attaque personne. Les Robespierre, les Pétion affirmaient, la main sur le cœur, que la France avait abjuré à jamais tout projet ambitieux, qu’elle regardait « ses limites comme posées par les destinées éternelles. » — « Vous allez, s’écriait Volney, délibérer pour l’univers; vous allez, j’ose le dire, convoquer l’assemblée des nations. — Que tous les peuples soient libres comme nous, disait le curé Rollet, et on ne se battra plus. »

D’autres orateurs ajoutaient que l’art de traiter n’étant que l’art d’intriguer, on n’avait plus besoin de diplomates, que les représentans de la France devaient se réserver le droit de conduire eux-mêmes les négociations et protéger le repos du monde contre les souverains et leurs agens. Mirabeau leur répondit qu’ils s’abusaient : «C’est toujours sous le charme de la passion, disait-il, que les assemblées politiques ont déclaré la guerre. Nous avons entendu un de vos orateurs vous proposer, si l’Angleterre faisait à l’Espagne une guerre injuste, de franchir sur-le-champ les mers, de renverser une nation sur l’autre, de jouer dans Londres même, avec ces fiers Anglais, au dernier homme et au dernier écu. Et nous avons tous applaudi, et un mouvement oratoire a suffi pour tromper un instant votre sagesse. Croyez-vous que de pareils mouvemens ne vous porteront jamais à des guerres désastreuses? Vous ne serez pas trompés par des ministres ; ne le serez-vous jamais par vous-mêmes ? »

Mirabeau avait vu clair ; il venait de révéler à la révolution son secret, mais la révolution ne l’en crut pas, et cet homme de génie ne put avoir raison de ce qu’il appelait lui-même le fanatisme de l’espérance. « Ce fut, a dit M. Sorel, une nuit du 4 août de la guerre et de la conquête... Le décret qui fut voté était le vœu platonique d’un congrès de métaphysiciens. Ignorant que la guerre couvait dans leurs âmes, que l’impulsion héréditaire du sang français qui coulait dans leurs veines les conduirait irrésistiblement à propager la révolution après l’avoir accomplie, que, pour régénérer l’Europe, il faudrait la soumettre, que le règne de la vérité n’y pouvait prévaloir que par la flamme et le fer, ils se refusaient aux leçons de l’histoire et à l’évidence des faits[1]. »

On avait promis au monde la paix perpétuelle. Le 20 avril 1792, l’assemblée législative obligeait Louis XVI à déclarer la guerre à l’Autriche, et deux mois après, le vieux Luckner prenait Menin, Ypres et Courtrai. Quelqu’un devrait écrire l’histoire des bonnes intentions ; ce n’est pas le chapitre le moins intéressant de l’histoire universelle.

La plupart des philosophes du XVIIIe siècle ont pensé que la guerre est un mal qui déshonore le genre humain, mais que ce mal est nécessaire, inévitable, et ils n’ont pas pris au sérieux les moyens proposés par l’abbé de Saint-Pierre pour rendre la paix perpétuelle ; ils ont regardé ses projets comme les rêves d’un homme de bien. Montesquieu engageait les souverains à ne pas se fonder sur des principes arbitraires de gloire, de bienséance ou d’utilité pour ensanglanter la terre; il leur représentait « que, si la réputation de leur puissance augmente la force de leurs états, la réputation de leur justice l’augmente tout de même. » Il exhortait les conquérans à se conformer dans leurs entreprises à la loi de la nature, qui veille sans relâche sur la conservation des espèces, à la loi de la lumière naturelle, qui veut que nous fassions à autrui, autant qu’il est possible, ce que nous voudrions qu’on nous fit, à l’esprit d’acquisition, qui porte avec lui l’esprit de ménagement et d’usage. Mais il n’a pas nié le droit de conquête ; il s’est contenté d’établir que ce droit légitime et malheureux laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine.

Dans les premières années du XIXe siècle, la guerre eut ses apologistes, ses défenseurs officieux et zélés. Des théosophes l’ont considérée comme une dispensation céleste, comme une sorte de maladie sacrée, comme un châtiment qui améliore le coupable, comme un fléau divin qui doit être respecté. Un grand penseur allemand a déclaré qu’il n’y a point de société saine et valide sans une classe militaire, destinée à donner tous les grands exemples, à représenter les idées d’honneur, l’esprit de discipline, de sacrifice et d’abnégation, et qu’est-ce qu’un soldat qui ne se bat jamais? Il tenait la guerre pour un remède héroïque, pour un instrument de salut et de régénération, pour le meilleur préservatif contre la dégénérescence des peuples que corrompt le bien-être, pour le seul moyen de purifier les eaux croupissantes et de désinfecter les marécages. « Les prédicateurs, disait-il, discourent éloquemment sur l’instabilité des choses de ce monde, sur la vanité des joies et des espérances. On les écoute avec émotion ; mais chacun se dit : Je m’arrangerai pour sauver mon bien. Le plus éloquent des prédicateurs est un hussard, le sabre au poing, et bon gré mal gré, il faut bien qu’on l’en croie. On le maudit, on le charge d’imprécations ; le torrent dévastateur s’écoule, après quoi les moissons repoussent, et les vains bavardages se taisent devant les sérieuses répétitions de l’histoire. »

Après 1815, quand la fortune eut trahi le grand capitaine qui avait lassé la patience des hommes, l’Europe échappée comme par miracle des griffes du lion, encore toute froissée et meurtrie, occupée de reprendre haleine et de lécher le sang de ses blessures, se figura quelque temps que sa vraie destinée était le repos. On vit paraître alors en Angleterre les premières sociétés de la paix, qui ne tardèrent pas à se répandre sur le continent : « Un travail sourd s’accomplit chez tous les peuples, écrivait-on. L’influence de la littérature et de la presse tend à la formation d’une confédération européenne. L’Europe aura de nouveau son sacré-collège, mais digne de ce nom, et son conseil des amphictyons; une férocité insensée sera proscrite du sein des nations comme elle l’est entre les individus, et la guerre tombera pour toujours en désuétude. » Puis vinrent les socialistes ; mais ils pensaient que pour pacifier les nations, il fallait commencer au préalable par transformer les sociétés, et ce n’est pas ce qu’ils disaient de moins sensé. Aux bâtisseurs de sociétés nouvelles succédèrent les positivistes, puis les darwiniens, qui dans cette fin de siècle sont les vrais maîtres de l’esprit public. Mais ils ne s’accordent pas tous dans leurs conclusions. Les uns nous disent que l’instinct belliqueux est une disposition héréditaire que nous tenons des premiers hommes, qui la tenaient eux-mêmes des animaux, lesquels sont nés pour s’entre-dévorer, et ils nous font espérer que dans le cours des siècles le genre humain ayant dépouillé de plus en plus sa nature animale, ses instincts naturels changeront, que sa raison sera plus forte que ses appétits, et que les doux feront la loi aux violens. D’autres estiment au contraire que la concurrence vitale et la victoire incessante des forts sur les faibles étant la loi suprême de ce monde, il appartiendra jusqu’à la fin à la force aidée de la ruse, que, comme les airs, comme les eaux, la terre sera toujours un champ de bataille et de destruction.

Théosophes et philosophes, socialistes, spiritualistes et darwiniens, quels que soient leurs dissentimens, tous s’accordent à demander que la guerre, si on ne peut l’abolir, devienne de plus en plus humaine. Mais les généraux allemands, dont la compétence en cette matière ne peut être contestée, nous ont enseigné plus d’une fois que la guerre la plus humaine consiste à faire à l’ennemi le plus de mal possible pour le décider dans son propre intérêt à implorer promptement la paix, et les partisans de l’arbitrage international sont fondés à en conclure que le seul moyen d’adoucir certains fléaux est de les supprimer. — « Eh! quoi, disent-ils, les habitans d’un même pays ont substitué depuis longtemps dans leurs relations réciproques un régime de justice et d’équité à l’état de nature. Est-il donc écrit que l’état de nature subsistera à jamais entre les peuples? Quand nous avons des difficultés avec nos voisins, nous ne pensons pas nous déshonorer en allant devant le juge. Pourquoi les peuples, se défaisant de leurs préjugés barbares, n’iraient-ils pas, eux aussi, devant un juge qu’ils auraient agréé ou choisi? C’est un usage à introduire, une habitude à prendre; il n’y a de vraiment difficile dans toutes les entreprises que les commencemens. »

Nous souhaitons que les orateurs du congrès de la paix répondent victorieusement à toutes les objections qu’on ne peut manquer de leur faire. On leur dira sans doute que leur proposition est de nature à être accueillie et goûtée des petits états, des gouvernemens faibles ; redoutant les hasards, ils sont portés à s’accommoder. Mais rien ne sera fait si l’on ne réussit à convertir les forts, si l’on n’obtient qu’ils renoncent à se faire justice à eux-mêmes, qu’ils consentent à se présenter, eux aussi, devant le tribunal sur un pied d’égalité avec les petits. Ils y consentiront, selon toute apparence, dans certains cas particuliers, quand il s’agira de questions insignifiantes ou d’un médiocre intérêt, dans lesquelles ils ont peu à gagner et encore moins à perdre. M. de Bismarck a soumis à l’arbitrage du pape son démêlé avec l’Espagne au sujet des Carolines, et cette condescendance d’un puissant et d’un superbe fit sensation. M. de Bismarck attachait peu d’importance à la possession des Carolines, et il tenait beaucoup en ce temps à se concilier les bonnes grâces du saint-père. Proposez-lui de soumettre à quelque arbitre que ce soit la question de l’Alsace-Lorraine, et vous verrez quel accueil il fera à votre indiscrète et insolente requête. M. Gladstone écrivait naguère au marquis de Riso que la question romaine lui semblait trop importante pour ne pas mériter l’intervention d’un arbitrage international. Quelle réponse eût-il reçue s’il avait adressé sa lettre à M. Crispi?

Une autre difficulté que devra résoudre le congrès est de savoir comment on s’y prendra pour donner quelque autorité à un tribunal d’arbitres et quelque sanction à ses arrêts, comment on lui procurera les moyens de les mettre à exécution. C’est un dur et épineux métier que celui des appointeurs de débats. Ils font toujours un mécontent au moins, et le plus souvent ils en font deux. On épluche, on discute leur sentence, on les accuse de parti-pris et de n’avoir pas tenu la balance égale. S’ils décident en faveur du faible, le fort n’en appellera-t-il pas? Useront-ils de contrainte? auront-ils des armées? auront-ils seulement des gendarmes? Ils en seront réduits à dire : « Soyez raisonnable, soumettez-vous. » Mais le miracle de la raison est un puissant qui convient de ses torts et passe condamnation.

Jusqu’à ce qu’un congrès ait résolu ces délicates questions, jusqu’à ce qu’il ait prouvé que l’impossible est possible, il est permis de craindre que le seul moyen efficace et pratique de pacifier l’univers ne soit l’établissement d’une monarchie universelle. C’est du moins le seul qu’on ait inventé jusqu’aujourd’hui. Durant plusieurs siècles, Rome a donné la paix aux nations, à qui elle imposait ses volontés par ses légions, recrutées partout, mais formées à son image, dressées à la discipline romaine. De la Tamise au Nil et du Tage jusqu’à l’Euphrate, elle mettait en arbitrage les différends de ville à ille, de peuple à peuple, de souverains à sujets. Longtemps le monde affamé de repos bénit cette main tantôt douce, tantôt violente, qui le tenait sous son obéissance, matait les querelleurs, protégeait les petits contre les usurpations des grands. Comme l’a dit Tacite : Omnem potestatem ad unum conferri pacis interfuit. Quels que fussent les vices des empereurs, Rome était presque seule à en souffrir ; les peuples étrangers ne se ressentaient que de leurs bienfaits et, oubliant leurs dieux nationaux, dressaient des autels à César. N’était-il pas le patron, le préteur souverain, le haut justicier du monde?

L’Europe a bien changé. Quand on lui promettrait de ne lui donner jamais pour maîtres que des Trajan ou des Marc-Aurèle, il serait bien difficile de lui faire accepter une monarchie universelle. Depuis des siècles, comme on l’a dit, l’Europe est une espèce de grande république, partagée en plusieurs états, et ces états, tous défians et ombrageux, sont aussi jaloux de leur indépendance que l’étaient les cités grecques au temps de Périclès. Le seul principe de droit public sur lequel ils s’entendent est celui de l’équilibre, de la balance entre les possessions territoriales ; c’est l’âme de leur politique. On les a vus se réunir et conspirer ensemble contre toute puissance qui avait assez grandi pour rompre cet équilibre, pour déranger cette balance. Depuis Charles-Quint jusqu’à Louis XIV et à Napoléon Ier, toutes les entreprises de domination universelle ont été déjouées par des coalitions, et Montesquieu a dit fort justement que cet équilibre européen est un état d’efforts de tous contre tous.

Ce qui prouve que la guerre n’est pas le plus grand des maux, c’est qu’on ne trouverait pas aujourd’hui dans toute l’Europe un peuple qui consentît à acheter les douceurs de la paix au prix de son indépendance, et vraiment les peuples ont raison. Le plus précieux des droits est celui de s’appartenir et d’être soi. Mieux vaut mener une vie hasardeuse, pleine de dangers, troublée pas de perpétuelles alertes que de goûter une éternelle tranquillité sous la main d’un protecteur. La civilisation elle-même y trouve son compte. L’effort des nations pour se défendre et se conserver les préserve de cette indolence à penser que produisent les longs repos. Les époques les plus fécondes, les plus brillantes pour les arts, pour les sciences, pour tous les développemens de l’esprit humain, furent des époques guerroyantes et troublées ; l’histoire de la Grèce et de l’Italie en fait foi. Quand l’existence est trop douce et trop assurée, le génie s’engourdit, l’esprit d’invention disparaît comme il avait disparu de l’empire romain dans le siècle pacifique des Antonins. On ne cherche, on ne trouve plus rien ; on devient un peu chinois, on ne connaît plus que le culte des traditions et la sainte autorité dos habitudes. La vie est un conte usé, commun et rebattu ; on est déchargé du soin de la défendre ; mais, selon le mot du poète, on perd l’une après l’autre toutes les raisons de vivre.


II.

Les puissances européennes n’ont pas attendu qu’un congrès change l’arbitrage entre peuples en institution permanente pour en faire quelquefois l’essai. Il faut avouer que ces essais furent le plus souvent malheureux et ne sont pas propres à encourager beaucoup les espéranccs des sociétés de la paix, de tous les hommes de bonne volonté qui rêvent de remplacer l’état de nature par un système de justice internationale.

Le grand conseil des amphictyons, lequel représentait douze peuples de la Grèce et tenait ses assemblées tantôt aux Thermopyles, à l’ombre du temple de Déméter, déesse de la paix et des sermons, tantôt à Delphes, près du trépied de la Pythie et sous l’invocation d’Apollon, dieu de l’équité, a bien rarement réussi à réconcilier deux cités, à leur faire tomber les armes des mains. Si pures que fussent leurs intentions, ces arbitres imprudens ont allumé des guerres sacrées, dont l’une fournit à Philippe, roi de Macédoine, l’occasion d’entrer en scène et de réduire la Grèce en servitude. Plus d’une fois dans ce siècle, les principaux états de l’Europe, s’érigeant en amphictyons, se sont concertés pour résoudre pacifiquement certaines questions litigieuses et pour se porter garans des droits des petits. Ils n’ont point allumé de guerre sacrée ; mais on a pu remarquer que le plus souvent ils restaient fidèles à leur mission aussi longtemps qu’elle s’accordait avec leur intérêt, que plus tard leur intérêt ayant changé, ils trouvaient quelque biais, quelque échappatoire, quelque faux-fuyant pour se dérober à leurs devoirs, il est toujours facile à un homme d’état d’en trouver.

Un professeur de droit constitutionnel à l’université de Belgrade, M. Milovanovitch, qui avait pris son grade de docteur à la faculté de Paris, vient de publier un livre fort bien fait et fort mélancolique sur les traités de garantie au XIXe siècle[2]. C’est l’histoire impartialement écrite de toutes les conventions signées dans ce siècle et de toutes les infractions que les signataires y ont faites. Les actes de garantie sont, selon l’expression de l’auteur serbe, « des traités par lesquels une ou plusieurs puissances s’engagent soit à respecter, soit à faire respecter un certain état de choses concernant la situation internationale ou même la situation intérieure d’un ou de plusieurs autres états. » Le garant apparaît comme le protecteur des droits du garanti ; mais la garantie diffère du protectorat en ce que le protecteur exerce des droits de tutelle, tandis que, le garant jouant plutôt le rôle de mandataire, la personnalité d’un petit état ne se trouve point diminuée par l’acte passé à son profit.

M. Milovanovitch divise les traités de garantie en quatre classes, selon qu’il s’agit de reconnaître et d’assurer soit l’indépendance et l’intégrité territoriale d’un état impuissant à se défendre lui-même, soit sa neutralité perpétuelle, soit le maintien d’un gouvernement, soit enfin certains droits politiques ou civils d’une classe particulière de citoyens. Quel que soit l’objet d’un traité de garantie, il ne sera qu’une vaine formalité, un leurre de dupe, si les garans ne se sentent pas tenus par leurs engagemens, s’ils ne sont pas résolus à payer de leur personne, le cas échéant, pour assurer l’exécution du contrat. Ils ont promis de donner aide et secours au garanti, s’il était lésé dans un de ses droits ; quoi qu’il puisse leur en coûter, ils doivent lui prêter main-forte et faire l’acquit de leur charge. Malheureusement, comme le remarque M. Milovanovitch, les états souverains sont leurs propres juges, ce sont eux qui décident jusqu’à quel point ils sont tenus de faire honneur à leur signature ; peut-être leur conviendra-t-il de la laisser protester. Les états souverains ne relèvent que de Dieu et de leur épée, et quand ils le veulent, Dieu se tait et leur épée reste au fourreau.

Les morts vont vite, la mémoire des peuples est courte, et on ne pense plus guère à la cruelle aventure qui termina les jours de la petite république de Cracovie. Les cours de Russie, d’Autriche et de Prusse s’étaient engagées à respecter et à faire respecter en tout temps la neutralité de cette ville libre et de son territoire, où qu’une force armée ne pouvait être introduite sous quelque prétexte que ce fut. Ces dispositions avaient été mises sous la sauvegarde des huit puissances signataires de l’acte final de Vienne. On entendait faire de ce petit pays un véritable paradis terrestre ; on avait décidé « que, placé sous la protection des trois puissances libératrices et unies, il jouirait du bonheur et de la tranquillité en se consacrant uniquement aux arts, aux sciences, au commerce et à l’industrie, qu’il serait l’éternel monument d’une politique généreuse et magnanime. »

Toutefois, dès 1846, un mouvement insurrectionnel ayant éclaté en Galicie, Cracovie fut occupée par les troupes des trois puissances protectrices et annexée à l’Autriche. M. de Metternich allégua que les garantis n’avaient pas rempli les conditions mises à leur indépendance, qu’ils ne s’étaient pas consacrés uniquement à l’industrie, aux sciences et aux beaux-arts, qu’ils avaient participé secrètement aux insurrections, donné assistance aux émigrés polonais, qu’on s’était vu dans la nécessité de les occuper militairement. L’agneau aurait eu sans doute beaucoup de choses à répondre ; mais, pour le mettre hors d’état de raisonner, le loup l’avait croqué sans autre cérémonie. Que firent l’Angleterre et la France ? Elles protestèrent par des actes séparés et on put croire qu’elles allaient se fâcher. « S’il est des puissances signataires du traité de Vienne, avait dit lord Palmerston à la chambre des communes, qui aient intérêt à ce qu’il ne soit pas violé, ce sont les puissances allemandes, et ces gouvernemens sont trop perspicaces pour ne pas avoir compris que, s’il n’est pas bon sur la Vistule, il doit être également mauvais sur le Rhin et sur le Pô. » M. Guizot, de son côté, déclara que la France, à qui les traités de 1815 avaient impose de douloureux sacrifices, avait le droit d’exiger qu’ils fussent respectés des bénéficiaires, qu’autrement elle se croirait autorisée « à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts. » Ce fut tout. On avait crié au voleur, on le laissa courir, et il garda son butin.

Les hommes d’état anglais font peu de cas, comme on sait, des vertus chevaleresques et des devoirs onéreux. Ils ont les premiers posé en principe qu’il y a deux sortes d’engagemens, ceux qui lient et ceux qui ne lient pas. Le 14 juin 1867, M. Labouchère interpellait le cabinet tory et lui reprochait l’imprudence qu’il avait commise en consentant à garantir avec les autres puissances la neutralité du grand-duché de Luxembourg, après que les Prussiens en auraient évacué la forteresse. Lord Stanley, ministre des affaires étrangères, répondit que l’engagement contracté par l’Angleterre n’était pas sérieux, et il s’attacha à démontrer que, la garantie donnée à la neutralité luxembourgeoise étant collective, toutes les puissances signataires, en cas de violation, pourraient être appelées à agir collectivement, mais qu’aucune ne pourrait être mise en demeure d’agir seule, au refus des autres, que c’était un cas de responsabilité limitée, que les droits ne sont pas des obligations.

Quelques jours plus tard, le premier ministre de la reine expliquait à la chambre des lords que les garanties personnelles obligent les individus, que les garanties collectives reposent sur un engagement d’honneur de toutes les parties intéressées ; mais que, s’il plaît à l’une d’elles de manquer à l’honneur, les autres ne sont tenues que d’en prendre acte et de s’en laver publiquement les mains. Quatre ans auparavant, lord Palmerston, pour se dispenser d’intervenir en faveur des Polonais, avait déclaré à la chambre des communes « que, lorsqu’un traité est conclu entre différentes puissances, sauf le cas d’une stipulation expresse, chacune des parties contractantes a le droit d’imposer par la force l’observation de la parole donnée si elle croit en avoir le moyen, mais qu’elle n’est point dans l’obligation de le faire. » Il est vrai que précédemment, quand la France avait manifesté le désir de profiter de la création du royaume de Belgique pour améliorer sa frontière du nord-est, ce même lord Palmerston s’était montré le rigide et inexorable garant des traités : « Du moment, avait-il écrit, que nous donnerions à la France un potager ou une vigne, tout deviendrait une question de plus et de moins, et nous déserterions les principes. » Il aurait pu ajouter : Nos principes sont nos convenances, et nous sommes les seuls juges de ce qui nous convient.

Les garans les plus honnêtes sont ceux qui respectent les traités, sans se croire tenus de s’imposer aucun effort, aucun dérangement, aucune dépense pour les faire respecter de leurs co-signataires. Les garans malhonnêtes sont ceux qui les violent sans scrupule, et qui, le cas échéant et l’occasion leur semblant favorable, cherchent chicane au garanti, spolient sans façons le petit qu’ils avaient promis de protéger. Les garans malhonnêtes sont toujours des gens inventifs et ingénieux ; ils n’ont pas de peine à colorer leurs iniquités, à sauver les apparences. Ils savent qu’il y a des fraudes autorisées et des ruses permises, que la foi jurée n’est pas une de ces lois dont on ne peut s’affranchir, que le grand point est de réussir, que l’histoire est bonne fille, qu’elle est pleine d’indulgence pour les grands et heureux pécheurs, pour les glorieux larrons, qu’elle fait grâce aux perfidies auxquelles la fortune sourit.

Les philanthropes, parmi lesquels se recrutent les sociétés de la paix, estiment que les conventions faites entre états sont aussi sacrées que les accords passés entre particuliers, qu’il n’y a pas deux morales, la publique et la privée, qu’il n’y en a qu’une également obligatoire pour les souverains et pour le moindre de leurs sujets. Mais quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent, la politique ne sera jamais un chapitre du traité des offices. Une loi morale n’est applicable qu’à des individus, à des personnes, à des êtres censés libres et responsables ; les états sont des communautés, et les communautés n’ont pas de conscience. La morale est l’expression d’une volonté générale, qui est en droit de s’imposer aux volontés particulières, d’exiger que les individus lui sacrifient dans l’occasion leurs goûts, leurs penchans, leurs intérêts. Les gouvernemens sont eux-mêmes l’expression d’une volonté générale ; ils représentent la cause publique, le bien public, le salut public. L’homme qui ment pour s’enrichir se déshonore ; l’homme d’état qui accroît par ses tromperies la puissance ou le territoire de son pays est sur d’être absous, pourvu qu’il ne se laisse pas prendre, qu’il trompe avec art, qu’il joigne l’élégance à l’effronterie. Un ambassadeur de Louis XI se plaignait à son maître que les ministres du duc de Bourgogne montaient toujours : « Eh, bête ! lui répondit le roi, que ne mens-tu plus et mieux qu’eux ! »

La plupart des politiques, sentant le besoin de ménageries préjugés des peuples, n’ont garde d’avouer publiquement leurs méfaits et leurs maximes. Jadis, ils cherchaient des autorités ou des excuses dans les livres historiques de l’Ancien-Testament, que les croyans prenaient pour un code de morale et qui sont l’incomparable manuel d’une politique crûment réaliste. On y trouve des exemples de tous les procédés que peut employer un prince qui craint l’Éternel pour tout se permettre sans rien risquer. Le roi David, ayant juré de ne jamais attenter à la vie de Séméi, recommanda à son fils Salomon de le faire assassiner. « David, nous dit un pieux et savant publiciste du XVIIe siècle, ne trahit point son serment : il ne s’était engagé que pour lui seul. » Salomon se conforma aussi aux instructions de son père en ne permettant pas que les cheveux blancs de Joab descendissent en paix dans le séjour des morts. Ne fallait-il pas que la race de David fût à jamais sauve ? Le grand Frédéric, politique aussi réaliste qu’aucun roi d’Israël ou de Juda, eut le mérite de préférer le cynisme à l’hypocrisie et de se donner pour ce qu’il valait. Etranger à tout aspect humain comme à la crainte du Seigneur, il dit tout haut ce qu’on disait tout bas. Il dépouilla la chenille de son cocon, et la montra nue, telle qu’elle est. — « Vaut-il mieux, disait-il, que le peuple périsse ou que le prince rompe son traité? Quel serait l’imbécile qui balancerait à décider cette question? » Il ajoutait qu’avec quelque surprise que le public lise le récit des traites jurés et rompus, l’intérêt de l’état doit servir de règle aux souverains, qu’un particulier est tenu de garder sa parole, l’eût-il donnée inconsidérément, qu’un roi responsable de l’existence de son royaume ne doit pas hésiter un instant à violer la sienne quand il n’y a pas d’autre moyen de salut : « Apprenez, monsieur le philosophe, qu’il ne faut pas avoir la conscience trop étroite lorsqu’on a la prétention de gouverner le monde. »

Frédéric disait encore « que toutes les garanties sont comme de l’ouvrage de filigrane, plus propre à satisfaire les yeux qu’à être de quelque utilité. » C’est aussi l’avis de M. Milovanovitch. J’ai dit que son livre laissait au lecteur une impression mélancolique; on y voit combien est illusoire l’efficacité des conventions internationales. Ce sont les oiseaux de proie qui gouvernent les affaires humaines, sans avoir d’autre droit, comme on l’a dit, que celui de leur bec et de leurs serres. Plus dangereux encore que les aigles, les faucons et les vautours sont les chats-huans, dont la grave physionomie impose aux naïfs et qui se plaisent à moraliser en plumant leur victime. Risquer ou se cacher, voilà le sort des faibles ; mais, si petit qu’il soit, un peuple ne peut se cacher; on sait toujours où le prendre.

Les puissances avaient garanti l’indépendance de la république de Cracovie ; elles avaient garanti aussi l’intégrité de l’empire ottoman et celle du petit royaume de Danemark. Qu’est-il advenu de leurs promesses? Il n’y a guère que la Belgique et la Suisse à qui on ait tenu parole et dont la neutralité ait été respectée. Encore la Suisse fut-elle menacée en 1847 d’une intervention peu justifiée, et on ne peut nier que la Belgique n’ait couru de grands hasards en 1866. M. Milovanovitch en conclut que non-seulement les traités de garantie sont le plus souvent inefficaces, mais qu’ils peuvent avoir de pernicieux effets, en inspirant à l’état garanti une aveugle confiance, en endormant ses inquiétudes. Il est dangereux de traverser un torrent sur une planche pourrie. Si le Danemark avait eu moins de confiance dans ses garans, qui l’ont abandonné, il eût été plus circonspect, il eût négocié avec le conquérant et en eût obtenu peut-être des conditions plus favorables. Si la Belgique faisait moins de fond sur la garantie donnée à sa neutralité, elle aurait adopté depuis longtemps la loi militaire destinée à accroître sa force défensive. Ses fondateurs, hommes fort avisés, lui représentaient qu’être neutre, c’est être chargé de se défendre soi-même, que pour être efficace, une neutralité doit être armée. C’est l’opinion du roi des Belges; il a pris la peine de s’en expliquer dans une brochure verte, qui a fait quelque bruit. Il est fermement convaincu « que la vie des nations est un combat, que c’est le décret divin. » Les partisans de la paix perpétuelle ne parviendront jamais à abroger ce décret. Le train du monde sera toujours un train de guerre.


III.

Si dure, si haïssable que soit la justice rigoureuse, les peuples la préfèrent encore à la justice arbitraire, et le règne de la force leur est moins insupportable que celui du bon plaisir. Ceux qui voudraient voir vider tous les différends internationaux par voie d’arbitrage ne considèrent pas dans quel embarras se trouveront souvent les juges les plus sages, les plus impartiaux, les mieux intentionnés. Sauf quelques principes de droit des gens universellement acceptés, mais qu’il est toujours facile de fausser ou d’interpréter à sa guise, il n’est pas de textes qui règlent les rapports des nations et leur droit de propriété, et, à défaut de lois écrites, les arbitres ne consulteront que la loi naturelle. Elle leur suffira pour résoudre des questions très simples, et nous souhaitons qu’ils en résolvent beaucoup. C’est un précieux service qu’ils rendront aux plaideurs. Les petits procès, toujours coûteux, en engendrent souvent de grands ; ils ressemblent à ces petites pluies qui gâtent les chemins. Ce serait un grand avantage pour tout le monde si dans toutes les questions où il n’y va ni de leur honneur ni de leur salut, les gouvernemens consentaient à dompter leur humeur contentieuse et à recourir aux bons offices du juge de paix.

Mais dans toutes les affaires compliquées, dans tous les litiges où intervient le droit historique, dans toutes les causes qui ont une origine lointaine et qu’on ne saurait approfondir sans exhumer de vieux litres, sans fouiller les archives et la cendre des siècles morts, la justice naturelle devient bien vite trouble et flottante, et il faut recourir à l’histoire, qui est la sage conseillère des princes, mais qui est aussi le tourment des juges chargés de découvrir quelque certitude dans un amas d’incertitudes et de voir clair dans les ténèbres. Il n’est pas d’iniquités que le temps n’ait fini par consacrer, ni d’abus qu’il n’ait rendus respectables, ni d’acquéreurs malhonnêtes qui n’aient des titres en bonne forme à produire. Il n’est pas non plus de droits si évidens qu’ils ne deviennent douteux après un certain nombre d’années de non-exercice et d’abandon forcé. C’est surtout en matière de politique qu’on peut dire que la prescription est un moyen d’acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps. Le code civil ajoute : sous les conditions déterminées par la loi. Mais en ce qui concerne la justice internationale, il n’y a pas de loi, et on ne peut déterminer les conditions que doit remplir un détenteur de territoire pour acquérir le droit de ne plus être troublé dans sa jouissance ni inquiété dans sa possession. Ea res agatur, cujus non est possessio longi temporis, dit le droit romain. Mais qui dira combien d’années doivent s’écouler pour éteindre les dettes d’un conquérant, pour justifier une usurpation, pour transformer un voleur de grand chemin en propriétaire honorable et légitime? Il n’y a pas un seul pays en Europe ou ailleurs qui ne possède des provinces acquises jadis par dol, par fraude ou par violence, et des arbitres qui voudraient tout remettre sur le pied de la justice naturelle devraient refaire le monde et l’histoire universelle. Ils seront parfois aussi embarrassés qu’un expert nommé d’office pour accommoder le différend du saint-siège et du saint-empire romain. « Certes, les papes eurent raison de se croire le droit de donner l’empire et même de le vendre, a dit un historien, puisqu’on le leur demandait et qu’on l’achetait, et puisque Charlemagne lui-même avait reçu le titre d’empereur du pape Léon III. Mais aussi on avait raison de dire que Léon III, en déclarant Charlemagne empereur, l’avait déclaré son maître, que ée prince avait pris les droits attachés à sa dignité, que c’était à son successeur à confirmer les papes et non à être choisi par eux. Le temps, l’occasion, l’usage, la prescription, la force, font tous les droits. »

Si l’examen des pièces les embarrasse, s’ils n’ont à invoquer aucun texte qui ne donne matière à controverse, les arbitres, dira-t-on, en seront quittes pour juger selon l’équité et selon leur bon sens. Mais quand il s’agit de grands intérêts nationaux, on ne s’en remet pas facilement à son bon sens ; on éprouve le besoin de fonder ses jugemens sur quelque principe général et de s’autoriser par des maximes. Qu’à cela ne tienne! les arbitres conformeront leurs décisions à l’esprit de leur siècle, ils s’inspireront des doctrines qui ont le plus de cours aujourd’hui. Malheureusement, ces doctrines sont fort diverses et souvent contradictoires et toujours contestables. Au vieux système d’équilibre européen, qu’on trouvait trop empirique, trop terre-à-terre, et qui pourtant avait rendu de grands services sinon à la paix de l’Europe, du moins à sa liberté, on a voulu substituer des maximes plus nobles, plus relevées, plus humaines, plus dignes d’un siècle de civilisation et de lumières. En cent ans, on a inventé trois principes de politique internationale, et il s’est trouvé que ces trois principes engendraient des conséquences qu’on n’avait pas prévues et qui ont paru fâcheuses : « Je ne sais pas si elles en découlent nécessairement, disait un homme d’esprit; mais je suis certain qu’elles en dégoûtent. »

Après avoir prêche en 1790 la politique de paix, de désintéressement et d’abstention, la révolution française, par la force des événemens, se convertit à la politique de propagande. Les girondins posent les premiers en principe que, pour sauver la liberté, il faut la répandre sur le monde. Ils déclarent que tous les peuples sont frères, que la France, ayant reconquis les droits de la nature, manquerait à sa mission si elle se refusait à en faire part à ses voisins. Des étrangers, partisans fanatiques des idées nouvelles, la convient à cette généreuse entreprise, Anacharsis Clootz se présente à la barre de l’assemblée législative en qualité d’orateur du genre humain. Il demande que trois armées s’acheminent sur Bruxelles, Liège et Coblentz, pour gagner les bouches de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin : «Les peuples allemands, bohémiens, catalans, allobroges, bataves, germains, secoueront et briseront leurs chaînes avec fureur. » Le 29 novembre, le fougueux Isnard avait représenté à l’assemblée combien il est beau de tirer le glaive pour la justice et de mourir pour la liberté : « Un peuple en état de révolution est invincible. Disons à l’Europe que le peuple français, s’il tire l’épée, en jettera le fourreau, qu’il n’ira le chercher que couronné des lauriers de la victoire. Disons que tous les combats que se livreront les peuples ressemblent aux coups que deux amis, excites par un instigateur perfide, se portent dans l’obscurité; si la clarté du jour vient à paraître, ils jettent leurs armes, s’embrassent et châtient celui qui les trompait. De même, si au moment que les armées ennemies lutteront avec les nôtres, le jour de la philosophie frappe leurs yeux, les peuples s’embrasseront à la face des tyrans détrônés, de la terre consolée et du ciel satisfait. » L’assemblée législative, transportée par cette harangue, en vota l’envoi aux départemens, et M. Sorel a eu raison de dire que jamais « guerre de magnificence » ne fut présentée à une nation sous de plus éblouissantes couleurs, qu’à cette fougue de prosélytisme, à ce besoin d’expansion, à cet amour désordonné de la gloire et des aventures, se mêlait une sorte de prodigalité de cœur et comme une fièvre de vertu.

L’esprit des croisades semblait revivre, la France était le chevalier errant de l’humanité. Il ne s’agissait pas de délivrer le saint-sépulcre, mais d’affranchir l’univers et d’y répandre avec la liberté le parfait bonheur, qui, disait-on, était une idée neuve. La félicité des peuples, voilà la loi suprême. Mais pourquoi faut-il que le bonheur soit, de toutes les choses de ce monde, la plus difficile à définir? Rechercher le souverain bien, a-t-on dit, c’est chercher la pierre philosophale : il n’existe pas plus que le souverain carré ou le souverain cramoisi. Et puis chacun a sa façon particulière d’être heureux, comme chacun a sa couleur favorite. Il y a des peuples qui se passent à merveille de la liberté ou qui réussissent à se la procurer telle qu’ils l’aiment dans un état de choses qui nous paraîtrait la pire des servitudes. Telle nation tient plus à ses coutumes, à ses usages, à ses traditions, à ses vieilleries, à ses préjugés héréditaires qu’à tous les droits de l’homme et à toutes les métaphysiques sociales. Telle autre s’accommode d’un souverain absolu, lui abandonne volontiers l’administration des affaires de l’état, pourvu qu’il permette aux petites gens de s’occuper des affaires de leur village et de les gérer selon les règles que leur ont léguées leurs pères. Imposez à telle province russe les libertés dont jouit un citoyen américain, elle se sentira moins libre et moins heureuse.

La France révolutionnaire rencontra de vives et opiniâtres résistances, et tout étonnée, elle s’indigna de ses déceptions. Elle eut affaire à des peuples qui, à toutes les félicités qu’elle leur proposait, préféraient leur antique malheur tourné en habitude. Possédée de la fureur d’avoir raison, elle jura de les rendre libres et contens malgré eux. Elle avait promis de respecter leur indépendance ; elle découvrit que, pour les affranchir, il fallait les prendre. Elle décréta l’enthousiasme obligatoire et universel ; quiconque restait froid fut traité en suspect et en ennemi. « c’est parce que je veux la paix que je demande la guerre, avait dit Clootz. Savez-vous quel est le plus redoutable des pamphlets? les assignats. Inondons leurs provinces de nos assignats à l’aide de nos armées. Les cases du damier de la France seront augmentées de douze cases nouvelles, dont le rebord sera le Rhin, et le sommet les Alpes. » Et ce fut ainsi que la politique de propagande, qui semblait neuve, se changea subitement en une politique de conquête, vieille comme le monde.

La sainte-alliance fut la contre-partie de la révolution française. Elle proclama, elle aussi, la solidarité du genre humain et des intérêts de l’Europe; mais la révolution avait travaillé à rendre les peuples heureux, et ce fut surtout du bonheur des rois que s’occupèrent les souverains alliés. Par l’article 6 du traité du 20 novembre 1815, ils s’étaient engagés « à tenir à des époques déterminées, soit en personne, soit par l’entremise de leurs ministres, des réunions consacrées aux grands intérêts communs et à l’examen des mesures jugées les plus salutaires pour le repos et la prospérité des peuples comme pour le maintien de la paix. » S’ils parlaient quelquefois de la prospérité des peuples, ils parlaient plus souvent « des bons principes, de la nécessité de restaurer partout l’autorité légitime et de détourner ou abréger les maux qui naissent de la violation des idées d’ordre et de morale. » Comme la révolution, la sainte-alliance se piquait d’idéalisme et de politique humanitaire ; mais c’était un habit retourné.

Il en est des idées d’ordre, de morale et des bons principes comme du bonheur : il y a bien des manières de les entendre. Pour que l’ordre règne parmi les nations, pensait la sainte-alliance, il faut que le dogme de la souveraineté du droit divin soit universellement reconnu. Sous prétexte que la propagande de la révolution avait empoisonné le monde, elle voulait que l’entente des rois embrassât toute l’Europe, et elle s’arrogeait le droit d’intervenir partout où quelque peuple mécontent cherchait des querelles à son prince, lui donnait des mortifications, des dégoûts.

Les traités de Vienne avaient fait de l’Allemagne une association d’états se protégeant les uns les autres contre la guerre et contre le désordre, ou plutôt, pour employer une expression de M. de Bismarck, la confédération germanique était « une société d’assurance mutuelle contre tous les courans d’air. » On voulait assurer les mêmes garanties à toute l’Europe, la défendre contre les vents d’orage. Les hauts souverains, n’admettant pas que personne déclinât leur compétence, prétendaient régler toutes les difficultés entre les gouvernans et les peuples ; mais il était convenu d’avance que les peuples ont toujours tort, que leur premier devoir est d’être contens, qu’il n’appartient qu’aux rois de se plaindre, que s’il leur arrive de prêter dans des conjonctures difficiles un serment dangereux à tenir, on peut les en délier, que la foi jurée n’engage que ceux qui sont nés pour obéir. On enseigna cette morale aux Napolitains, aux Espagnols, et comme ils faisaient la sourde oreille, on usa de contrainte, on leur envoya l’huissier d’abord, puis le gendarme. Mais, l’auguste aréopage s’étant divisé sur la question de l’émancipation des Grecs, et dès lors les sujets de défiance et de jalousie augmentant tous les jours, on ne s’entendit plus sur rien. La politique de l’universelle félicité et celle des bons principes avaient trompé l’une et l’autre l’espérance de l’Europe. On avait découvert que le bonheur prêché les armes à la main enfante beaucoup de malheurs, et que dans certains cas le triomphe du bien public n’est pas autre chose que la victoire d’intérêts très particuliers.

Après la révolution de 1848, on vit paraitre et se propager rapidement un nouveau principe de politique internationale, que ses partisans nous donnent pour une loi sacrée, aussi indiscutable qu’une vérité géométrique, aussi juste que la justice elle-même. Le principe des nationalités, qui a joué un si grand rôle dans les événemens de ces trente dernières années, eut cette bonne fortune qu’un souverain au cœur généreux et à l’esprit trouble n’hésita pas à le prendre sous son haut patronage et qu’il se donna beaucoup de peine pour lui gagner les bonnes grâces de l’Europe. Il y voyait à la fois un remède à tous les maux et un moyen d’anéantir les traites de Vienne qu’il détestait cordialement, comme il le dit un jour à Auxerre. Il ne se doutait pas que l’arme qu’il avait fabriquée pouvait se retourner contre lui, que de plus habiles sauraient s’en emparer, qu’ils en apprendraient bien vite le maniement, et qu’il y avait dans ce monde de pires traités que ceux de Vienne.

La politique des nationalités est devenue de fait la politique des grandes agglomérations. Elle a pour principe qu’il y a dans l’espèce humaine des familles et des groupes naturels, que les populations de même race et de même origine sont faites pour avoir le même gouvernement et pour vivre ensemble, que tout ce qui parle italien doit revenir au royaume d’Italie, que tout ce qui parle allemand est une appartenance et une dépendance de l’empire d’Allemagne. La politique des nationalités met les races au-dessus des peuples, et on peut soutenir au contraire que, dans l’ordre des choses morales, il n’est pas de création supérieure à celle d’un peuple composé d’élémens hétérogènes qui, par l’action lente du temps, se sont mariés et fondus ensemble.

Il y a du mystère dans la formation d’un vrai peuple comme dans les œuvres du génie. Des commencemens obscurs et confus, un chaos qui se débrouille, des guerres où l’on apprend à se connaître, un intérêt général triomphant des rivalités, de l’esprit de séparation et des fiertés farouches, des liens qui se resserrent par degrés, une soudure qui se fait on ne sait comment, de communes entreprises, heureuses ou malheureuses, où les cœurs ont battu plus violemment qu’à l’ordinaire, où l’on a connu les ivresses de l’enthousiasme et dont le souvenir brodé de légendes se perpétue de père à fils, des héros dont on se partage la gloire, des grands hommes que de génération en génération chacun s’approprie et considère comme son bien, les vicissitudes d’un long voyage à travers les siècles, des joies, des douleurs ressenties de tous, l’habitude d’aimer et de haïr les mêmes choses, la même façon de concevoir la vie, le pacte social, la liberté, l’honneur, une conformité dans les idées comme dans les désirs et les espérances, le sentiment profond d’un destin collectif où se confondent les destinées particulières et qui oblige les individus à placer leur bonheur plus haut qu’eux-mêmes : c’est ainsi que se forment des groupes humains qui ne sont pas des agglomérations.

Les rois de France ont accompli un travail qui semble tenir du prodige quand ils ont métamorphosé en Français des Gascons et des Provençaux, des Bretons et des Flamands, des Basques et des Allemands d’Alsace. Ailleurs, comme en Suisse, on voit des populations de trois races et de trois langues, à qui il suffit pour être un peuple d’avoir un attachement passionné à de communes institutions. Ailleurs encore, comme en Autriche, des provinces jalouses les unes des autres sont retenues en faisceau par leur culte pour une famille de princes, seul bien qu’elles possèdent en commun. Que gagnerait-on à détruire ces glorieux édifices, dont les épaisses murailles, chargées d’inscriptions, tiennent chaud à leurs habitans et leur racontent le passé? Un caravansérail n’est pas une maison, personne n’y est chez soi. Vouloir rompre des liaisons que le temps a cimentées pour y substituer à des groupemens plus naturels, c’est s’insurger contre l’histoire, contre les souvenirs, et ramener la politique à l’état d’enfance, et il parlait d’or, le cardinal secrétaire d’état, Mgr Rampolla, lorsqu’il déclarait dans sa circulaire aux nonces apostoliques « que le soi-disant droit des nationalités, si on essayait de l’appliquer aux états constitués, serait une cause de troubles universels et rouvrirait l’ère des conquêtes des barbares. »

Le principe des nationalités, rigoureusement appliqué, remplirait le monde de confusion et de trouble, et ce qui serait pire encore, il mettrait la civilisation en danger. Au moyen-âge, le régime féodal, répandu partout, donnait un air de famille à tous les peuples; ils avaient la même religion, le même fond d’idées, la même architecture, des mœurs semblables et une langue savante qui permettait à tous les clercs de l’Europe d’avoir commerce ensemble. A l’époque de la renaissance, la grande famille se partagea en nations diverses, dont chacune suivit ses destinées, développa à sa façon son génie, sa littérature, ses institutions. Mais elles ne cessèrent pas de se communiquer leurs sentimens et leurs pensées; elles étaient curieuses les unes des autres, elles se faisaient des emprunts, et la civilisation moderne est née de l’esprit d’échange joint à l’esprit de concurrence. Si par malheur l’esprit exclusif de nationalité devenait la vertu suprême, les arts et les sciences ne tarderaient pas à s’en ressentir. L’orgueil de race, qui rétrécit les cerveaux et racornit les cœurs, est le plus sot de tous les orgueils; il met au-dessus de tout l’heureux hasard d’une naissance illustre. Il ressemble à ce baron saxon qui faisait remonter ses origines jusqu’à Vitikind et ne pouvait parler d’autre chose; cette gloire le consolait d’être le plus médiocre des hommes.

Un peuple qui se croit mieux né que les autres méprise ses voisins et n’a garde de s’occuper de ce qu’ils font ; il s’enferme, s’enfonce en lui-même, il vit de sa graisse ; adieu l’esprit de concurrence, adieu l’esprit d’échange! L’Allemagne se distinguait autrefois entre les peuples par ses curiosités qui s’étendaient à tout et par la largeur de ses idées. Les historiens qu’elle produit depuis peu ont décide que tout ce qui est sain, juste et fort est d’origine allemande, que tout ce qui s’est fait de remarquable dans le cours des siècles a été fait par des Allemands, que les Allemands ont tout trouvé, tout inventé, et que, sous peine de se déshonorer, ils ne doivent rien emprunté à leurs voisins. Ces historiens ne seront contens que le jour où ils seront parvenus à effacer de la langue de Goethe jusqu’au dernier vocable français et où la cuisine française sera remplacée à Berlin par une cuisine vraiment nationale. « Leur ambition secrète, me disait un diplomate, est de trouver une méthode spécifiquement allemande de faire l’amour et les enfans. »

Mais ce qui contribue plus que tout le reste à dégoûter le monde de la politique des nationalités, ce sont les inconséquences volontaires et calculées de ceux qui la pratiquent ; le monde a toujours préféré le péché à l’hypocrisie. L’empereur Napoléon III, qui n’a jamais séparé le principe des nationalités du principe de la souveraineté populaire, voulait qu’avant de décider de leur sort on consultât les populations. On lui objectait que les peuples ne savent pas toujours ce qu’ils veulent, que leur humeur est aussi changeante que leurs désirs sont confus, que, comme les individus, ils sont sujets à se de juger, qu’ils s’engagent aujourd’hui, que demain ils voudront se dégager, qu’il n’y a rien de fixe dans leurs résolutions, qu’on ne bâtit pas sur un terrain mouvant. Napoléon III ne laissa pas de proposer sa panacée à la conférence de Londres. Le seul moyen d’accorder et de terminer la querelle des puissances allemandes et du Danemark était, selon lui, de faire voter les intéressés, d’appliquer la méthode du plébiscite dans les districts du Slesvig à population mixte. « Eh ! quoi, s’écriait M. de Brunnow, c’est aux paysans du Slesvig qu’on s’adresse pour tracer les frontières d’une contrée qui est en ce moment l’objet des délibérations de la conférence de Londres ! » Le baron de Beust se montra plus coulant. Le 1er juin 1864, il écrivait à lord Russell que, «puisqu’on désirait que les populations fussent consultées, il ne pensait pas qu’il existât dans ce cas particulier de raisons majeures de s’y refuser. »

Cependant on n’en fit rien, et l’Angleterre ayant en fin de compte proposé de confier la délimitation à un arbitrage, cette proposition ayant été rejetée, le résultat le plus net de la politique suivie par le gouvernement français dans la question des duchés de l’Elbe fut le démembrement d’un petit état dont l’Europe avait garanti l’intégrité. Abandonné de ses garans, livré à ses seules forces, le Danemark, après une belle défense, devait fatalement succomber et se mettre à la merci de ses vainqueurs. Le 1er août, le roi Christian IX cédait à l’empereur d’Autriche et au roi de Prusse tous ses droits sur les duchés de Slesvig, de Holstein et de Lauenbourg. Alors se produisit un incident à jamais mémorable. C’est au nom du principe des nationalités qu’on avait procédé à la saisie des duchés, et la diète de Francfort demandait qu’on les constituât en état allemand, sous l’administration du duc d’Augustenbourg. Mais la Prusse, résolue à garder pour elle ce qu’elle avait pris, allégua qu’une pareille affaire méritait réflexion, qu’il y avait plusieurs prétendans, qu’il fallait au préalable peser, examiner leurs titres, que la question lui semblait obscure, qu’il lui était venu des doutes, des scrupules, qu’elle éprouvait le besoin d’éclairer sa conscience, qu’avant de rien décider, elle consulterait les syndics de la couronne. Les syndics ne tardèrent pas à rendre leur arrêt, et cet arrêt portait que le seul prétendant qui eût des droits sérieux était Christian IX, roi de Danemark, qu’on venait de déposséder. On avait longtemps nié qu’il en eut aucun ; depuis qu’il les avait cédés à la Prusse par un traité en bonne forme, on les trouvait fort bons, excellens, au-dessus de toute discussion. Ce fut ainsi que la Prusse mangea l’huître à la barbe de tous les plaideurs déconfits. A quelque temps de là, après une guerre victorieuse contre l’Autriche, elle créait la confédération de l’Allemagne du Nord, et par une loi électorale, on y incorporait de force, malgré leurs vives protestations, tous les Polonais du grand-duché de Posen.

Les arbitres qui jugeront les procès internationaux du XXe siècle feront bien de se défier des théories, d’examiner les précédens et de se souvenir que dans certains cas le fameux principe des nationalités n’est qu’un attrape-nigaud.


IV.

On a dit que l’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains, qu’il n’y a pas d’autre difficulté à lever que leur résistance. Les partisans de l’arbitrage international prétendent avoir les peuples pour eux ; ils s’avancent beaucoup. Les peuples ont leurs appétits, leurs ambitions et leurs colères; ce ne sont pas toujours les souverains qui donnent l’impulsion, elle leur vient souvent d’en bas. Si M. de Bismarck avait par miracle refusé d’incorporer l’Alsace dans l’empire allemand, il aurait eu contre lui toute l’Allemagne qui réclamait impérieusement cette annexion. Un homme conçut jadis, comme on sait, le projet insensé d’être parfaitement sage, et, par conséquent, parfaitement heureux. Il s’était dit que, pour être sage, il suffit d’être sans passions et que rien n’était plus aisé; avant que le soleil se couchât, il avait fait trois grosses folies. Les peuples sont des êtres passionnés, et quand ils voient rouge, ils sont capables de toutes les déraisons. La paix perpétuelle règnera dans ce monde quand les nations seront parfaitement sages, et quand les rois seront semblables à ces dieux d’Epicure qui, du haut de leurs intermondes, contemplent avec indifférence toutes les agitations de ce globule terraqué.

Les partisans de la paix perpétuelle sont des optimistes; ils sont persuadés qu’il suffit de raisonner pour faire entendre raison aux hommes. Il est bon qu’il y ait des optimistes, il est bon aussi qu’il y ait des philosophes, qui se défient. Le divin Platon, Platon l’idéaliste, qui disait qu’il faut prendre Dieu p0ur la mesure de toutes les affaires humaines et juger les choses d’ici-bas en les comparant aux idées archétypes, immuables et éternelles, n’était guère optimiste et ne se faisait aucune illusion sur ce qui se passe dans les cités. Il enseignait qu’il y a dans le règne animal beaucoup d’espèces et qu’elles sont toutes adaptées au genre de vie qu’elles doivent mener. II distinguait parmi les quadrupèdes ceux qui ont le pied fendu et ceux qui ont des sabots, ceux qui ont des cornes et ceux qui n’en ont point, et parmi les bipèdes ceux qui ont des ailes et ceux qui ne sont pas nés pour voler, ceux qui vivent solitaires et ceux qui se rassemblent en troupes. il en inférait que cet animal politique qu’on appelle l’homme est un de ces bipèdes qui n’ont pas d’ailes et qui ne laissent pas de vivre en société, et il définissait la politique l’art de prendre soin d’une espèce particulière de troupeaux.

Comme il s’amusait quelquefois à habiller de fables les vérités, il racontait à ses disciples que, quand le temps de créer des êtres mortels fut venu, les dieux les formèrent d’argile, de feu et d’autres élémens, et qu’ils chargèrent Épiméthée et Prométhée de les douer de facultés heureuses, qu’Épiméthée, plus étourdi qu’habile, favorisa les animaux privés de raison, donna aux uns la force, aux autres l’agilité ou une taille avantageuse, à tous les moyens de se nourrir et de défendre leur vie contre le froid, contre le chaud et contre leurs ennemis. Il avait été si prodigue pour eux qu’il ne resta rien à donner à l’homme, animal nu, à peau rase, exposé aux intempéries, sans chaussure, sans vêtemens, sans défense, et condamné à périr si, pour réparer la sottise de son frère, Prométhée n’avait dérobé à Vulcain et à Minerve les arts mécaniques et le feu, dont il enseigna l’usage à cet être si dénué. Il lui apprit aussi à articuler des sons et à former des mots. Jupiter lui-même y ajouta l’art politique, et comme il veut que tout le monde vive, les cités ne pouvant subsister longtemps dans le désordre, il chargea Mercure de communiquer aux hommes une parcelle de la nature divine, de jeter dans leurs âmes des semences de justice et d’honneur, αἰδῶ τε ϰαὶ δίϰην. Il en résulta que cet animal raisonnant, pourvu de mains industrieuses, d’une tête capable d’abstractions, d’une langue assez souple pour les exprimer, et qui connaissait vaguement au moins l’honneur et la justice, forma un genre de troupeau tout particulier. Le bouvier, comme le remarque Platon, se charge lui-même de nourrir ses bœufs, de les abreuver, de les soigner dans leurs maladies, de présider à leurs accouplemens, de leur procurer même d’agréables distractions en leur faisant entendre la musique qui leur plaît. Mais l’homme étant une bête beaucoup plus compliquée, beaucoup plus artificielle que toutes les autres, il a besoin d’un maitre qui, laissant à d’autres le soin de le nourrir, de le guérir, de le bercer par des chants, ne se réserve que le soin de le gouverner. Si ce maître était un sage, le troupeau vivrait toujours dans l’ordre et dans la paix. Malheureusement les hommes préfèrent leurs passions à leur raison, ils recherchent ceux qui les flattent, et il s’ensuit que ce n’est pas la sagesse qui gouverne les sociétés humaines, que c’est la force aidée de la ruse, et que, comme le dit expressément Platon, la guerre est une partie essentielle de l’art politique. Ainsi raisonnait ce grand penseur. Il prenait la politique pour ce qu’elle est, et en particulier il goûtait peu le principe des nationalités, qu’on avait déjà inventé de son temps et qui enfanta la guerre du Péloponnèse. Il trouvait que l’orgueil de race est la pire des sottises ; il se permettait de croire que les Égyptiens, les Perses et tous ceux qu’on appelait les barbares étaient bons à fréquenter, et tout Athénien qu’il fût, il faisait cas des Doriens, il pensait que ces grands batailleurs, passionnés pour les jeux gymniques, qu’on reconnaissait à leurs oreilles déchirées ou saignantes, étaient des hommes qui en valaient d’autres, et on l’accusait de laconiser.

De l’aveu de Platon, toute politique qui ne part pas du principe que l’homme n’est qu’un animal perfectionné risque fort d’être une utopie et conduit aux déceptions. Mais si les peuples n’ont qu’une raison intermittente, s’il faut renoncer à les dégoûter à jamais de la guerre, on peut combattre leurs passions par leurs intérêts et les rendre pacifiques par calcul autant que leur nature le comporte.

Il en va de même de l’esclavage ; il est moins utile d’en décréter l’abolition que de créer des intérêts qui lui soient contraires. M. Savorgnan de Brazza, ce conquérant pacifique du Congo français, comme l’appelait M. Gréard, me disait l’autre jour qu’il attendait peu de certains projets de croisade contre la traite. Il estime que les gouvernemens qui affectent de les encourager le plus se promettent d’y trouver leur profit, qu’il faut se défier de leurs vues humanitaires qui couvrent des ambitions secrètes, qu’au surplus si ces puissances songeaient sérieusement à purger l’Afrique de tous les marchands d’esclaves, ce n’est pas 2,000 soldats, mais 200,000 qu’il leur faudrait, et que la dépense monterait à plus de 200 millions. Mais il croit aussi qu’il y a des moyens détournés de détruire l’esclavage, que ce sont les meilleurs. Il en use lui-même au Congo, et il commence à être récompensé de ses peines. Lors de son premier voyage dans le bassin de l’Ogooué, la vente de la chair d’ébène passait pour un genre de négoce aussi légitime que tout autre. Parmi les premiers esclaves qu’il racheta se trouvaient un gros homme de forte taille et un petit homme maigre. Il les renvoya de compagnie dans leur village. A peine leur pirogue eut-elle doublé un promontoire voisin, le gros se jeta sur le petit, le ficela, le garrotta, et quelques jours après, il le menait au marché, la fourche au cou, les entraves aux pieds. M. de Brazza parvint à les retrouver ; ce qui l’étonna le plus, c’est que le petit s’affligeait de son aventure, mais ne songeait point à s’en indigner; il trouvait tout naturel que son compagnon de servitude eût voulu s’enrichir par une bonne affaire, et tout le monde était de son avis. Aujourd’hui l’opinion publique commence à se modifier. En développant l’esprit de commerce, en supprimant les monopoles de navigation, cause d’hostilités incessantes entre les tribus riveraines, en ouvrant à chacune d’elles le cours entier des fleuves, en leur accordant le droit de pagayer à leur aise, de porter à la côte leur ivoire, leur caoutchouc et d’en rapporter des étoffes, des allumettes, de la pommade dont les Célimènes noires sont avides, M. de Brazza a changé par degrés les habitudes et les idées. On trouve plus de profit à commercer qu’à vendre des hommes. Les captures et les ventes d’esclaves, devenant de plus en plus rares, excitent l’étonnement; avant peu, elles causeront du scandale, et on en verra la fin.

La traite et ses horreurs disparaîtront du Congo français; le brigandage, sous toutes ses formes, est un désordre inhérent à certains états sociaux, et on peut le supprimer en changeant les lois et les mœurs. La guerre est un mal plus, universel et plus résistant; barbares ou civilisés, républicains ou monarchiques, libéraux ou absolutistes, tous les gouvernemens l’ont faite. Les philanthropes qui se flattent de la rendre impossible en la dénonçant comme une erreur, en soulevant contre elle l’opinion publique, parlent de convoquer les états-généraux de l’Europe. La phrase est belle ; mais si le quinquina guérit la fièvre d’accès, les phrases n’ont jamais guéri de rien. D’autres, plus modestes et convaincus que tous les grands changemens s’opèrent par des gradations, par des passages insensibles, ne veulent rien brusquer. Ils se défient des coups de théâtre; ils comptent, pour pacifier le monde, sur l’action lente des parlemens, sur la bienfaisante influence des assemblées électives. Les assemblées, selon les cas, font beaucoup de bien ou beaucoup de mal. M. de Bismarck vantait dernièrement les bienfaits du régime monarchique tel qu’il l’entend. Il disait que les vraies monarchies sont, de tous les gouvernemens, celui qui se dispense le plus facilement de recourir aux voies extrêmes; que leur politique extérieure est plus souple; qu’elles peuvent, sans compromettre leur dignité, se départir de leurs droits, se désister de leurs plus justes prétentions, comme il assure l’avoir fait dans l’affaire des Carolines ; que de telles condescendances et de tels retours sont interdits aux gouvernemens populaires. Il arrangeait les choses à sa façon; mais s’il ne dit pas toujours la vérité, il y a du vrai dans tout ce qu’il dit.

La meilleure raison qu’on ait d’espérer qu’à l’avenir les guerres seront moins fréquentes et plus courtes est l’importance croissante et toujours plus décisive des intérêts économiques. Les changemens qui se sont faits dans la vie des sociétés, le perfectionnement des arts mécaniques, qui permet de travailler plus vite et à moins de frais, l’offre excédant la demande, la production devenue plus facile, plus abondante et obligée de s’ouvrir sans cesse de nouveaux marchés, les peuples étonnés de découvrir qu’ils ont besoin les uns des autres, des nécessités et des désirs jusqu’alors inconnus, des habitudes de bien-être se répandant de plus en plus dans toutes les classes, un adoucissement des mœurs qu’il faut attribuer sans doute aux progrès de la raison publique et des idées humaines, peut-être aussi à l’affaiblissement des caractères, tout cela dispose les nations européennes à sentir davantage le prix comme les douceurs de la paix. Les guerres inutiles, les guerres de conquête ou de magnificence, sont vues de mauvais œil. Les conquérans sont tenus plus que jamais de mentir avec art, de sauver les apparences, de donner de belles couleurs à leurs entreprises, de persuader au monde qu’ils ont le cœur débonnaire et pacifique, qu’on leur met de force l’épée à la main, qu’ils se défendent quand ils attaquent.

Mais la meilleure sauvegarde contre les guerres de conquête est le nouveau mode de recrutement, le service universel et obligatoire, qui les rend plus terribles, plus dangereuses et plus funestes. Commines expliquait, avec sa sagacité ordinaire, la longue durée de la guerre des deux Roses, par l’habitude où étaient les chefs de parti de ménager beaucoup les gens de ri(m : « Leur coutume d’Angleterre, écrivait-il, est que, quand ils sont au-dessus de la bataille, ils ne tuent rien, et par especial du peuple, car ils connoissent que chacun quiert leur complaire parce qu’ils sont les plus forts. » Les princes s’égorgeaient, la noblesse était décimée; les petits bourgeois jugeaient des coups, comptaient les morts; après quoi, retournant à leurs affaires, ils laissaient le monde aller comme il veut. Désormais, quand on se bat, il n’y a plus de bourgeois. Selon l’expression des écrivains militaires d’Allemagne, toute armée est une nation en armes, et la guerre est devenue un fléau véritablement national.

Nous ne la reconnaissons plus dans les peintures qu’on en faisait au siècle dernier. Voltaire nous représente des princes qui, convoitant le bien de leurs voisins et jugeant leur droit évident, rassemblent aussitôt autour d’eux un ramas d’hommes sans aveu et n’ayant rien à perdre. Ils les habillent d’un gros drap bleu, bordent leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les font tourner à droite et à gauche et les mènent à la gloire. Des peuples assez éloignés entendent parler de cette aventure ; on leur apprend qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour qui se met de la partie, et, comme deux bandes de moissonneurs, ils vont offrir leurs bras au patron qui paie le mieux. Ce n’est plus ainsi que se passent les choses. Les princes ou les peuples avides du bien de leur voisin continuent de trouver leur droit évident ; mais ce ne sont pas des mercenaires qui se battront pour eux, il faut que chacun s’en mêle, que chacun paie de sa personne : tant que dure la guerre, la vie de deux nations demeure comme suspendue, et il n’y a point de cœur qui n’ait sa blessure à soigner.

Le poids des responsabilités s’est accru, les chefs d’état les plus guerroyans le savent. Mais il est bon de savoir aussi que, dans la situation présente de l’Europe, un peuple qui passerait pour aimer la paix comme un quaker et laisserait soupçonner à ses voisins qu’il se soucie peu d’en découdre, qu’on peut l’offenser impunément, qu’il préfère son repos à sa fierté, verrait bientôt s’abattre sur lui le fléau dont il rêvait de se garantir à jamais et la verge sanglante qui lui fait peur. Quoi qu’en disent les partisans de l’arbitrage international et quoi que décident les congrès, je crains que Platon n’ait raison. Au XXe siècle encore, selon toute apparence, la guerre sera une partie considérable de cet art politique que Jupiter lit enseigner aux hommes par Mercure, dieu des gymnases, de l’éloquence et des voleurs.


G. VALBERT.

  1. L’Europe et la Révolution française, par Albert Sorel. Deuxième partie : la Chute de la royauté; librairie Plon, 1887.
  2. Les Traités de garantie au XIXe siècle, étude de droit international et d’histoire diplomatique, par M. Milovanovitch. Paris, 1888 ; Arthur Rousseau, éditeur.