L’Arbre (Rodenbach)/I

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Ollendorf (p. 1-22).


I

Le rendez-vous.


Joos attendait Neele depuis un long moment au grand chêne des Trois-Chemins. Elle était en retard, contre son habitude. Qu’était-il arrivé ? Joos s’inquiéta un peu, attristé déjà par le crépuscule qui tombait maintenant, en tulles noirs et rapides, sur la petite île de Zélande. Toute sa fraîche couleur de jardin sur les flots, de bouquet parmi les écumes inconsolables de la mer du Nord, se fanait. Joos sentit du soir descendre en lui aussi. Et, plus distincte, retentit l’éternelle plainte de la mer, sur les dunes, autour de l’île. Détresse du cœur humain qui regarde venir le soir et qui n’a pas d’amour ! Mais Joos aimait Neele, sa belle promise. Les accordailles étaient faites. Sa mère, Barbara Lam, était d’accord avec Pieter De Roo, le père de Neele. Et s’ils se donnaient rendez-vous ainsi, loin de chez eux, dans la campagne, le soir, c’était pour exciter leur amour en se créant l’illusion d’amants contrariés, pour jouir du mystère, des cachotteries, de l’aventure, et aussi parce qu’il y a des choses que les amants ne sentent et ne se disent qu’en face de la nature et de la nuit.

D’ailleurs c’était la tradition immémoriale dans l’île d’aller s’aimer au grand chêne des Trois-Chemins. Aucun couple n’y manqua jamais.

L’arbre apparaissait extraordinaire, vieux de plusieurs siècles, maquillé par combien de saisons accumulées, bronzé par cent tonnerres. L’écorce en était rugueuse, épaisse, comme minérale. On aurait dit un tronc découpé dans un rocher. D’indéfinies et d’inextricables branches sortaient de ce tronc, s’engendraient l’une de l’autre, se multipliaient sans cesse. L’architecture en était merveilleuse. C’était comme le résumé d’une cathédrale : le tronc montait en haut pilier ; le feuillage déployait sa voûte ; les rameaux se courbaient en ogives ; entre les branches, le ciel s’intercalait, comme un vitrail entre des meneaux de pierre ; cependant que toutes les feuilles remuaient ainsi que des lèvres, faisaient leur bruit de foule tassée et priante.

Témoin immuable, le vieux chêne vit passer tous les amants de l’île. Il avait un peu oublié, depuis des siècles ; un peu retenu, aussi. Combien voulurent marquer, là, leur passage, tout au long de son tronc immense, sur cette écorce fantasque comme une mémoire. Signes d’amour, cœurs gravés, ex-voto symboliques, lettres enlacées, initiales. Une partie survivait, une autre s’effaçait, une autre avait péri. C’était un cimetière de noms…

Joos regardait, déchiffrait. Il chercha le joli nom de Neele, qu’il avait aussi écrit là, avec la pointe de son couteau, au commencement de leur amour. Maintenant le nom avait dû grandir dans l’écorce, comme dans son cœur. Il le trouva grandi, en effet, mais moins net. Les lettres s’étaient foncées, avaient repris le ton glauque de l’écorce, au lieu de la blancheur intérieure du bois mis à vif. Joos, du bout de son couteau, raviva le nom de Neele sur l’arbre ; et, bientôt, il éclata, frais et neuf, comme une plante arrosée, dans ce cimetière.

Au même moment Neele arriva :

— Quel autre nom écris-tu déjà, méchant ?

— Je joue avec ton nom ; fit le jeune homme. Tu as le nom de ton visage.

Et il l’embrassa. Et ils s’enlacèrent, d’une chaste étreinte. Ils s’assirent sur le banc, qui circule tout autour du tronc vénérable. Le soir tombait, décidément. Une brume ondulait sur les plaines. Les troupeaux de moutons rentraient, déjà vagues eux-mêmes, un peu plus de brume qui s’agglomère sur un point et qui va se dissoudre. Un dernier nuage clair se dédorait. Les moulins se ralentissaient, s’immobilisaient. Bientôt ils ouvrirent leurs grandes croix noires sur le tombeau du jour. De la ville voisine arrivaient des sons de cloches… La mer commença sa plainte nocturne aux rivages de l’île.

Quelle ivresse grave donne à l’amour le soir qui tombe ! Douceur de se sentir deux quand tout, autour de soi, s’efface, dépérit, disparaît, glisse aux ténèbres, qui sont l’image sensible du néant, et au sommeil qui est une petite mort. Les amants les plus obscurs s’en rendent compte, et ils se cherchent au crépuscule.

Neele s’abandonna à la douceur de l’heure. Joos s’abandonna à la douceur de Neele. Et ils recommencèrent l’éternel Cantique des Cantiques.

— Que ta main gauche soit sous ma tête, disait Neele, et que ta droite caresse mon visage.

Joos répliqua : — Tu es toute belle, ma grande amie ! Tes dents sont comme les poissons, écaillés d’argent, qui se montrent et se cachent dans le canal. Tes lèvres sont rouges comme les tuiles de nos toits. Tes cheveux sont blonds comme le chaume qui recouvre nos métairies. Tes bras sont les ailes d’un moulin, et ils amusent le vent.

Neele écoutait, ravie, et si troublée aussi, dans une divine émotion qui semblait arrêter son cœur, retirer le sang de sa figure.

— Neele, qu’as-tu ? tu es pâle, interrogea Joos, un peu inquiet.

— Si je suis pâle, c’est que la lune m’a regardée.

— Et moi aussi, je t’ai regardée. Tu es toute belle, ma grande amie. Comme elle te va bien, ta guimpe de dentelle ; qu’il est éclatant, ton fichu de soie ; qu’elle bombe bien, ta robe juponnée et ronde comme une cloche ! Et tes beaux bijoux : les pendants d’oreilles, les tire-bouchons d’or, la plaque du front, les larges bagues qui mettent ton petit doigt comme dans un étui en vermeil ! Ici où le soleil est avare, tu en apprivoises les rayons, tu en multiplies le retentissement autour de toi ; mais est-ce avec tes bijoux, est-ce avec ton visage ? N’importe ! nulle ne porte comme toi l’antique costume de notre île. Nulle n’est belle comme toi.

Neele répliquait :

— Toi aussi, tu es beau. Mon bien-aimé est entre les jeunes hommes, comme le grand chêne des Trois-Chemins est entre les arbres de l’île ; j’ai désiré son ombrage, et m’y suis assise ; et les fruits de ses paroles ont été doux à mon palais.

Joos et Neele s’enlacèrent de nouveau et ne parlèrent plus…

L’enchantement du grand chêne des Trois-Chemins opérait. C’est d’y venir qu’ils s’aimaient ainsi. L’amour est un fluide, et les fluides se localisent, se transposent. On peut douer un arbre de fluide magnétique. Il y a des arbres chargés de foi, où des miracles s’accomplissent à cause d’une Vierge, et qui communiquent la foi. De même le vieux chêne de l’île était chargé d’amour, tout l’amour exhalé ici par des millions d’amants, au long des siècles, et qu’il assuma, aspira, mêla à sa sève, à ses racines, à son tronc, à ses feuilles. Il vécut dans de l’amour comme dans une atmosphère spéciale, une serre chaude aux vitres invisibles. Il eut, pour chaleur, des baisers ; pour pluie, des larmes. À jamais, il est tout amour. Il dégage sans cesse celui qu’il a résorbé…

Tout lieu de rendez-vous fréquenté : une grotte, une berge de canal, un banc solitaire, pourrait devenir un bon conducteur de cette électricité d’amour. Mais cela arrive surtout aux arbres, mystère de nature, souvenir héréditaire de l’Éden dont la scène constitue le seul Drame humain, toujours le même, au pied de l’arbre identique qui peut tout le bien et tout le mal, toute la joie et toute la douleur…

Sous le grand chêne des Trois-Chemins, Joos et Neele recommençaient le Paradis.

Enchantement d’un amour innocent ! Leurs doigts se tressaient, mais sans fièvre, sans plus de fièvre que les cheveux partagés d’une vierge quand elle les réunit en natte. Ils s’étaient tus longuement, trouvant au silence le même charme qu’aux paroles. Puis ils parlèrent de nouveau, à voix basse, pour ne pas effaroucher les idées frêles et douces qui naissaient entre eux. L’heure avait fui… Neele voulait partir.

Joos suppliait :

— Reste ! Encore un peu. Ne pars pas avant que la campagne soit toute noire, avant que tes yeux soient tout à fait noirs.

Il la ressaisit, renversa sa tête : « Il fait encore clair dans tes yeux. J’y vois l’arbre qui s’y mire tout entier, la cime en bas, comme dans une eau. J’y vois du paysage, les fermes lointaines, le moulin que tu regardes. Et je me vois, moi aussi, dans tes yeux. Je me ris à moi-même… Ne pars pas… tu partiras quand je ne m’apercevrai plus. »

Neele acquiesça : « Oui ! mon bien-aimé ; que ta main gauche soit sous ma tête ; et que ta droite caresse mon visage… »

Heure divine ! Pure extase face à face, où leur amour se réciproquait dans leurs yeux !

Tout à coup, parmi la solitude muette, des voix s’entendirent, des cris discords, des chants hurlés. Le silence parut souffrir… Ce n’était pas la langue reconnaissable de l’île. Joos et Neele avaient dressé l’oreille. Déjà le tumulte était tout proche. Des silhouettes se dessinèrent, imprécises, dans l’ombre. Mais Joos les avait reconnues.

— Ce sont les étrangers ! dit-il ; ceux qui sont venus ici pour établir le chemin de fer…

C’étaient eux, en effet. Une minute après, ils défilèrent en bande devant le banc où Joos et Neele continuaient à se tenir enlacés. Tous étaient ivres et accablèrent les ingénus amants de mots crus, de rires épais, de quolibets, de hoquets avinés, de gestes obscènes, tout un hourvari dont Joos trembla pour Neele. Lui-même s’en sentit comme souillé, découronné de la couronne bleue et grise dont ce soir inoubliable avait ceint leurs deux fronts en même temps.

Il murmura, avec rancune : « Ces maudits étrangers ! »

Neele se leva pour l’adieu. Et tous deux eurent la sensation, à cette minute, que leur amour était comme l’eau du canal traversant l’île, quand on y a jeté des pierres, détruit tous les beaux reflets. Les étrangers avaient jeté des pierres dans leur amour.