L’Arbre (Rodenbach)/V

La bibliothèque libre.


Ollendorf (p. 117-150).


V

La Saint-Nicolas.


Le jour de la Saint-Nicolas, il y eut fête dans tout le pays, joyeux train de violoneux et de danses parmi les auberges. Ce jour-là est la grande fête immémoriale, fête pour les enfants devenue la fête pour tous, où on échange des cadeaux, des amitiés, des visites. Les routes résonnaient de rondes populaires, de traîneaux aux formes de barques, qui filaient sur la neige avec le bruit des grelots du cheval, carillon de cuivre, petit bruit salé, très doux dans le silence ouaté de l’air. En ce début de décembre, l’hiver était rude déjà. Depuis des jours, la neige s’accumulait en couche épaisse. Les moulins émergeaient, noirs et blancs, ailes en demi-deuil, moins blanches de la farine que de la neige. Ils donnaient l’impression de moudre des flocons. Il gelait en même temps. Le canal, qui traverse l’île, était pris. Des bandes de patineurs le sillonnaient. Et il y avait, installées sur la glace, des échoppes, où on vendait de l’anisette, du punch chaud, des crêpes, et aussi des fichus, de la bimbeloterie pour les cadeaux de Saint-Nicolas.

À l’auberge de la Demi-Lune, chez Pieter De Roo, la foule surtout afflua. Liesse bruyante ! On venait d’y installer un orgue nouveau, un grand orgue mécanique, venu des continents, véritable orchestre aux bruits vastes et compliqués : on y entendait tour à tour un gazouillis d’aube, cent oiseaux chantant, perchés sur de petites notes, des sons de flûte ; puis des airs allègres, guerriers, passionnés ; une mélodie qui s’enfle ; et soudain comme des coups de tonnerre de musique. L’orgue jouait aussi des danses. Chacun avait voulu le voir, l’entendre. Tout le jour ce fut un long défilé. Il fallut défoncer plusieurs tonnes de capiteuse bière blonde pour contenter tous les buveurs, dont la gaîté un peu ivre faisait une cour de bruyants galants autour de Neele, immobile au comptoir et surveillant les servantes.

Même le bourgmestre et le pasteur Tyteca étaient venus honorer de leur présence l’inauguration de l’orgue chez Pieter De Roo. Ils le félicitèrent, le firent s’attabler avec eux. Et le compère alla chercher, à leur intention, dans sa cave, un de ses plus vénérables cruchons de vieux schiedam. Il dit avec fierté : « Hein ? cela brûle doux comme nos soleils d’hiver. » Le pasteur le complimenta également sur le bel orgue. Mais il ajouta : « C’est dommage qu’il provienne de l’argent étranger… » De Roo prit un air embarrassé : « C’est vrai ; mais, de l’argent, cela ne se refuse pas. »

Le bourgmestre interrogea :

— Vous voilà tout à fait riche ?

— Riche ! riche ? Les étrangers ont voulu une partie de ma terre pour le chemin de fer. D’abord il devait passer beaucoup plus loin. Puis ils ont décidé qu’il passerait par ici. Et ils ont scindé mes pâtures. Il fallait bien m’indemniser.

— Il paraît, fit Tyteca, que vous leur avez mis un rude marché à la main.

— Ne fallait-il pas en profiter ? Des étrangers !

— Oh ! là-dessus vous avez raison… Donc ils vous ont donné une fortune…

Le bourgmestre questionna :

« Il paraît que cela vous a brouillé avec votre frère ?

— Oui ! répondit De Roo ; j’en suis même désolé ! » Et il eut un gros soupir. « Est-ce ma faute ? Mon frère fut déraisonnable. C’est l’envie, voyez-vous ! Il reçut en partage, de feu notre père, juste le même bien que moi. Il ne peut pas supporter que nous ayons à présent un pécule différent. »

— C’était le secret du bonheur dans l’île, dit le pasteur. Tous pareils ; ayant la même part, comme ils font la même ombre au soleil. J’avais bien prévu les divisions, les haines, les jalousies, le malheur de tous, quand l’égalité serait rompue. Vous, maintenant, vous avez plus que les autres. Donc vous avez trop.

— Dites simplement que je ne suis plus pauvre, observa De Roo, d’un ton navré. J’ai de quoi partager avec Neele, quand elle aura un épouseur.

Tyteca demanda : « Mais je croyais qu’elle était promise à Joos, le fils de Barbara Lam ? »

— Elle a voulu ; et puis, elle n’a plus voulu. Les jeunes filles, ça ne sait pas. C’est fantasque. Moi, je donnais mon consentement. À présent, j’ignore où en sont ses idées. Elle est absorbée, elle est triste. Elle doit avoir un chagrin caché, quelque chose qu’elle ne me dit pas.

Le bourgmestre et le pasteur, d’un même mouvement, s’étaient tournés du côté du comptoir où Neele trônait, un peu pâlie et soucieuse, en effet, dans ses fichus de fête et ses clairs bijoux.

— C’est égal ; elle est ravissante, dit Tyteca. Et elle est si bien la fleur de notre race, le type unique de l’île. Le bourgmestre acquiesça, et il ajouta :

— D’ailleurs, aujourd’hui, tout s’harmonise ici. On s’aperçoit que ces maudits étrangers sont partis. L’île redevient elle-même. Où trouver ailleurs ce spectacle ? Regardez.

À ce moment, l’auberge de la Demi-Lune regorgeait. Toute une jeunesse attifée et galante buvait, riait, dansait, ainsi qu’aux soirs de kermesse. Dans les verres comme des tulipes, tremblaient des liqueurs comme un soleil de brume.

Les femmes offraient le tabernacle des corsages, les cloches brimballées des jupes, les multiples bijoux, où des lueurs ricochent. Linges, dentelles, rubans fleuris, galons de velours, colliers de corail, tous les détails des costumes séculaires. Et les hommes mêmement, glabres, vêtus de drap noir, coupé selon des formes étranges et immuables, avec des bijoux multiples aussi, toujours pareils à leurs ancêtres qu’on voit peints dans les vieux portraits de syndics et d’échevins.

Tyteca exulta. Son patriotisme jaloux et particulariste s’enfla d’orgueil. « Nous sommes restés nous-mêmes, cria-t-il. Encore une fois, les étrangers n’ont rien pu contre nous. Rien n’a changé. Qu’ils aillent ailleurs porter leur farce du progrès, de la civilisation. Tous les grands mots — pour cacher tous les grands vices ! »

Tyteca vaticina, ouvrit des gestes de triomphe, défia le monde et l’avenir !

Tout à coup la conversation du pasteur et du bourgmestre fut troublée par la cessation brusque des danses, tandis que l’orgue continuait à jouer. Une nouvelle, apportée du dehors par de nouveaux arrivants, avait fait s’immobiliser tous les couples. Une stupeur était peinte sur les visages. Un instant après, on avait arrêté la manivelle de l’orgue, comme si la musique devenait sacrilège en présence de l’événement. Qu’était-il arrivé ? Le bourgmestre courut s’informer. Aussitôt il s’en revint, livide, vers la table où Tyteca et Pieter De Roo étaient restés assis : « C’est horrible ! leur jeta-t-il. Joos, le fils de la vieille Barbara Lam, s’est pendu. On l’a trouvé au chêne des Trois-Chemins, mort et tout froid. Des hommes l’ont rapporté déjà chez sa mère… Il paraît que la vieille Lam est folle et court, en criant, sur les routes… »

Il n’avait pas fini de parler que la porte s’ouvrit violemment. Barbara Lam entra… Si blême, qu’elle semblait une morte. Ses vieux cheveux gris s’étaient défaits. On aurait dit que, démente, elle s’était couvert la tête et le visage de toiles d’araignées. D’un trait, elle bondit vers Neele qui, seule au comptoir, ne savait pas encore. On s’interposa, car ses mains se tendaient comme des griffes. Elle cria : « Joos est mort ! Mon Joos est mort. C’est la faute de Neele. Ah ! la coquine. Mon Joos est mort. »

Un silence immense avait, d’un coup, régné. Tous se découvrirent devant cette douleur, auguste comme la mort. Les hommes restaient debout, tête nue, rangés. Les femmes avaient agenouillé les cloches de leur robe et elles prièrent. Barbara Lam criait toujours, avec sa voix de corneille dans des ruines : « Joos est mort, Joos est mort. »

Neele s’était évanouie dans les bras des servantes accourues. Le pasteur, le bourgmestre s’approchèrent de la vieille Barbara, eurent des mots calmants de vieillards qui connaissent la vie. Ils cherchèrent à l’interroger, à savoir tout le drame.

Sa colère alors devint de la douleur, une douleur prolixe qui laissait aller des paroles avec les larmes. Elle raconta ce qu’elle savait : Joos aimait trop Neele. Et elle ne l’aimait plus. C’est depuis l’arrivée de ces maudits étrangers. Elle avait connu l’un d’eux. Elle l’avoua elle-même à Joos. Mais Joos avait un si grand cœur. Il lui pardonna. Il voulut l’épouser quand même et tout de suite. Neele refusa. C’est son fils lui-même qui, un soir, lui avait raconté l’histoire, tous les détails.

Après ce refus de Neele, Joos tomba en mélancolie. Il n’eut plus goût à rien. Il renonça à sortir, passa toutes les journées dans sa chambre, les volets clos. Il ne dormait plus, la nuit. Et il se mit à errer, dès qu’il ne faisait plus clair, à courir par la campagne. Ah ! tout ce qu’il a dû remuer d’idées noires, et souffrir ! Aujourd’hui, il aurait souffert davantage, parmi la fête de saint Nicolas et la joie de tous. Il n’a pas voulu voir cette joie. Ce matin, il n’était pas rentré. Elle s’inquiéta, chercha partout. Et tout à l’heure, on l’a trouvé au grand chêne des Trois-Chemins, à la même place où s’est pendu l’étranger. Barbara Lam cria de nouveau : « Mon Joos, mon Joos est mort ! » Puis, réfléchissant tout à coup : « Mais pourquoi Neele avoua-t-elle elle-même qu’elle avait connu un étranger et pourquoi, puisque Joos lui avait pardonné, refusa-t-elle de se marier. Voilà ce que je n’ai jamais compris. »

À ce moment, Neele revenait à elle.

Elle ouvrit de grands yeux, si tristes, si mouillés, si effarés. On aurait dit qu’il y avait plu longtemps. La conscience lui revint. Elle éclata en sanglots. Les larmes débordèrent, inondèrent son visage. Barbara Lam, reprise de fureur, voulut s’élancer ; elle l’aurait piétinée, griffée, tuée. Des mains s’interposèrent. Alors elle se dirigea vers le pasteur : « Mais demandez-lui donc ! Pourquoi n’a-t-elle pas voulu, puisque Joos pardonna ? Pourquoi ? Pourquoi ? » Elle se tourna vers Neele, suppliante : « Neele, dis-le-moi ? Je te pardonnerai aussi. Dis-le-moi. Je saurai du moins pourquoi mon Joos est mort. »


Alors Neele, comme si, dans cette confession publique, elle allait se faire absoudre de ses fautes et se régénérer par la franchise, lasse, au surplus, du poids de son péché qui, invisible aux autres jusqu’ici, était déjà lourd en elle, fit un effort et, avec une voix d’agonie, répondit :

— Barbara Lam, approche ; je te le dirai.

Un moment après, tous surent à leur tour la terrible vérité. Quelques-uns s’attendrirent sur Neele qui, en effet, ne pouvait pas épouser Joos, lui imposer l’enfant de l’étranger. La plupart s’indignèrent.

Le pasteur Tyteca s’exalta, frémit d’une patriotique douleur. « Nous ne sommes plus nous-mêmes. Nous sommes atteints dans le sang de la race. C’est un crime de lèse-patrie. Neele est indigne. Il faut qu’elle subisse l’indignité. »

Dans le silence, le mot redoutable avait jailli, comme un arrêt. C’était le nom d’une peine publique, le châtiment ancestral, la coutume du passé de l’île, toujours observée : une sorte de dégradation civile, appliquée, sans appel, par les habitants, sur l’ordre du pasteur, à ceux qui avaient failli. Ici, puisqu’il s’agissait d’une jeune fille, ce sont toutes les jeunes filles présentes qui durent exécuter la sentence. Elles s’avancèrent, l’une derrière l’autre, vers Neele, passive et toute en larmes, soutenue par les bras des servantes. Chacune, à tour de rôle, eut à lui arracher quelque chose de sa parure : l’une, la guimpe de dentelle de son corsage ; l’autre, les tire-bouchons d’or de son bonnet ; une autre encore, la plaque ciselée de son front ; d’autres, le collier de corail à trois rangs de son cou, les galons de velours des manches, son fin tablier d’un bleu de ciel de mai, ses larges bagues occupant les doigts jusqu’à la phalange. Chaque fois, elle apparaissait plus dénudée, assombrie, perdant, un à un, chacun des détails colorés qui constituent le costume original de l’île.

Tyteca s’écria : « Voyez ce qu’il en adviendra de nous. Neele n’est plus vêtue comme les nôtres… Elle est vraiment la femme de l’étranger. »

Neele pleurait, grelottante dans sa toilette dont les ornements clairs étaient tombés, sa toilette déjà comme celle des autres pays, sa toilette sombre. Elle semblait en deuil d’elle-même, en deuil de l’île…

Le pasteur Tyteca, que ces révélations avaient bouleversé, ne cessait pas de s’exalter, de vaticiner le pire avenir… « Nous devrions, nous aussi, arracher nos habits, nous couvrir de deuil et de cendre. Le malheur est parmi nous. Les étrangers nous ont perdus. Ils nous ont apporté tout le mal : l’ivrognerie, la haine, la luxure — et aussi le suicide qui était ignoré ici, et qui maintenant va sévir. Car le suicide est contagieux. C’est pour cela que Joos est allé se pendre au chêne des Trois-Chemins, à l’endroit même où l’étranger se pendit, enseigna ce péché abominable. Joos, à son tour, y a été entraîné par une occulte attirance, les miasmes de cette épidémie mentale qu’est le suicide. D’autres maintenant vont se tuer… »

Abattons l’arbre ! cria une voix.

— L’arbre sera la mort quand même, répondit le pasteur. Abattu, il continuera la contagion. Qu’on l’enterre, il nous attirera dans la terre. Il est la mort, vous dis-je. Nos cercueils sont déjà dans son bois. Nous sommes morts ! L’île est morte !

— Abattons l’arbre, répétèrent des voies grossies, décidées, bientôt innombrables. Soudain, il y eut une poussée violente du côté de la porte. Toute une foule sortit, se rua, s’élança, muette et noire, à travers la campagne blanche de neige… On arriva au carrefour des Trois-Chemins. Des hommes, en route, s’étaient munis de haches, de torches. Il y eut une minute d’indécision. Fallait-il abattre l’arbre ou l’incendier ?

Le chêne défiait. Il s’élançait, compliqué et vaste. Sa ramure ouvrageait l’air, solide et délicate ferronnerie. Il semblait qu’il fût invulnérable, à l’abri du feu et des coups. Une neige bleuissante adhérait aux branches, les habillait d’argent mat et de tulles dociles. C’était comme de la douceur sur de la force. Un printemps d’hiver, eût-on dit, qui mettait sur la vieillesse de l’arbre la floraison des flocons.

Le tronc gardait sa patine de bronze. Même dans les ornières des lettres gravées, aucune gelée n’avait insinué des galons. Les noms des amants nouveaux régnaient, récents et vainqueurs sur les anciens noms effacés. Chacun y retrouva un peu de soi. Personne n’osa donner un coup de hache dans le vieux tronc plein d’amour et qui éternisait toutes les fiançailles de l’île. Le frapper, ç’aurait été comme se frapper soi-même au cœur. Mais l’arbre aussi avait failli. Arbre des soirs d’Éden, Arbre du Bien qui était devenu l’Arbre du Mal. Arbre d’Amour qui était devenu l’Arbre de Mort. Il allait maintenant vouloir des pendus, comme naguère des amants. Lui aussi était indigne.

Soudain l’arbre fut rouge. Des torches incendiaires l’avaient atteint. Les flammes une à une procédèrent. Ce fut aussi comme une dégradation de l’arbre. L’une fit fondre aussitôt toutes les ganses de neige, les tulles, l’argent vif de la gelée au long des branches. La ferronnerie des hauts rameaux céda. Mais le tronc résista comme une tour de fer où le feu ne pourrait pas mordre. Les flammes s’éteignirent, sous les souffles d’un grand vent glacé. L’arbre survécut et n’en fut que dénudé ; il s’obstina, noir, sur le ciel. Tous pensèrent à Neele. Le chêne des Trois-Chemins était comme elle. Il n’avait perdu que ses ornements, la parure de la neige, des fines branches, quelques détails. Mais tout ce qui fut, était…

Neele continuerait à dire l’amour de l’étranger. L’arbre continuerait à dire la mort de l’étranger. Dans l’île, heureuse d’être restée toute proche de la Nature, un mal inévitable, nommé la Civilisation, était entré qui avait dégradé Neele, qui avait dégradé l’arbre. Le mal serait contagieux…

Et chacun rentra, pensif, dans sa demeure, songeant à l’enfant futur de l’étranger, qui allait commencer dans l’île une autre Race.