L’Arc d’Ulysse/Premier Livre

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L’Arc d’UlysseÉditions Georges Crès et Co (p. 27-29).

PREMIER LIVRE

Il va naître, celui qui fera rayonner
Par le monde ta gloire en ses poses choisies,
Et ton cœur sous la presse avec tes Poésies
Sait l’angoisse et l’orgueil du livre nouveau-né.

Tu n’y veux rien souffrir de mesquin ni de bas.
Pour le bel elzevir et l’ivoirine marge
Le petit in-quarto sera-t-il assez large,
Dont le Japon ravit l’honneur aux Pays-Bas ?

Ce livre, à quel prestige empruntes-tu son nom ?
Au murmure marin d’une conque ? À l’Automne,
Sous ses hêtres rougis t’effeuillant des couronnes ?
Au chœur des Boucs noués aux Satyresses ? — Non.

À la Nonne qui va parmi les buis amers
Sous les rosiers saignant comme la chair des saintes,
Tendrement ébranlée à la cloche qui tinte,
Qui tinte dans son cœur au rythme de tes vers.

Beaux yeux que le Céleste a guéris de l’Humain !
Pas chastes et prudents qui surent les gavottes !
C’est ton Poème, Ardeur amoureuse et dévote,
Haut comme un lys dans la prière de tes mains.

Mais hâte-toi d’aimer ton bien mélodieux.
Qu’Orgueil le multiplie en ses glaces profondes.
Le cisèle une Muse en sa bouche rotonde.
Hâte-toi de l’aimer, Poète, un an ou deux !

La Mode a des décrets que le cœur doit subir :
Elle a désenvoûté du divin Lamartine
Les Amantes qui sanglotaient sur sa poitrine ;
Les Harpes ne voient plus de belles mains souffrir.

Demain, te confrontant à tes traits d’autrefois,
Tu diras : « Est-ce moi, cet homme pâle et mince,
« Macéré dans le tendre ennui de sa province ?
« Le métal est plus grave aujourd’hui de ma voix.

« Gare aux dieux restaurés qu’outrage mon bouquin !
« Que de tropes fâcheux ! De formes désuètes ! »
Pour le ravoir, aux quais tu fouilleras les boîtes.
Tu le rachèterais de ton dernier sequin.

Souvent le premier fils est un bâtard. L’aveu
Nous fait rouges devant les puînés légitimes,
Purs, eux ! d’amour naïf, purs du lyrique crime.
Et c’est la règle : Au feu, le premier livre. Au feu !

Mais si ton premier chant est ton dernier sanglot,
Si la mort t’ouvre au Styx un sillage sinistre,
Ton vol brisé survit, ô Cygne du Caïstre,
Gloire d’un peu de sang et de plume sur l’eau.

Que le sort en décide : ou Relique, ou Remords !
Remords en ta vieillesse Académicienne,
Ou Lampe d’or des piétés Athéniennes,
Fin rameau sur la tempe creuse de la Mort.

Tout est vain ; et pourtant, jouets d’un dieu caché,
L’émailleur cuit, le peintre peint, le sculpteur moule.
Poète, fais des vers, et que Sisyphe roule,
Roule éternellement l’inutile Rocher !


2 décembre 1917.