L’Arc d’Ulysse/Prophétie

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L’Arc d’UlysseÉditions Georges Crès et Co (p. 34-36).

PROPHÉTIE

« Tu mourras par la mer ! »


Que la mer m’aime, et que j’en meure, mais je veux
Autour des îles d’or où chante ma carène,
Sous leur croupe luisante attaquer les sirènes,
Et pâmer sur leurs seins salés et leurs cheveux.

Gonflé du lait des pis innombrables qui sautent,
Je coulerai, inerte, en la profonde mer.
Son herbe aromatique et ses filtres amers
M’assainiront des lits anciens et de mes fautes.

Par le poison de l’or et l’ongle du désir
L’amour n’a jamais fait que tuer ce qu’il aime.
Quand Elle me voudra je mourrai sans blasphème ;
Je me débattrai bien pour crisper son plaisir.

Que son remords batte du cou sur sa victime,
Selon l’us féminin des grands accablements.
Il faut qu’elle s’emporte et pleure rauquement,
Et montre aux astres son pauvre amant sur ses cimes.

Quand l’après de la mort garde à mes molécules
Ce grand destin, sied-il de mourir morfondu ?
Bon pour qui ne fera qu’un sec et long pendu
Dans l’air suave du Seigneur, au crépuscule.

Mais moi j’attends sans peur le beau voyage blanc,
Où paravant d’être dissous en perle, ou squale,
Je fuirai sur la vague agile et musicale
La terre dure où l’on ne sent pas battre un flanc.

La mer me roulera sur son ventre élastique
Que fouette, verte ou blanche, ou jaune, sa toison,
Et qui, mieux que la terre en ses lentes saisons,
N’a pas besoin d’un an pour changer de tunique.

Pour me voir, ses anciens amants, les Noyés blets,
D’yeux fondus, de phlegmons qui font l’orbite en ove,
D’une bouche tordue où l’anguille se love,
Ocelleront les verrières de ses palais ;

Colleront aux hublots du goufre de haineuses
Faces d’enfant vénal et bouffi, de mignons
Mous et vidés, jaloux du nouveau compagnon
Qu’à son tour va mûrir la couche vénéneuse.

Oh ! d’un spasme crever ces flancs répudiés !
En hurlant régner sa minute inassouvie !
Et vous fouillant-la bouche, et vous lappant la vie,
Ces langues de la vague obscène, par milliers !

Enfin calme, couler aux livides prairies
Sous des herbes de mille pieds, où mon choc mou
Débande de glissants troupeaux, dont un remous
Brusque de queue avale un vol blanc d’astéries…

D’avoir vomi tant de désirs paradoxaux
Ne plus sentir son cœur pesant comme une pierre.
Être une chose si légère, si légère,
Au dos gélatineux des monstres abyssaux.

Ne pas donner du chouan aux faims républicaines
De la taupe, de la mouche à viande, et du ver…
Loin des hommes sentir qu’à son cadavre vert
L’épais cristal fluide est moins lourd que la haine.