L’Archipel des Philippines/01

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L’Archipel des Philippines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 447-464).
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L'ARCHIPEL
DES PHILIPPINES

I.
LE CLIMAT ET LES RACES.

C’est surtout aux îles Philippines que les événemens dont la Havane est le théâtre ont été suivis et le sont encore aujourd’hui avec une inquiète attention. En présence du déchirement intérieur de la Péninsule, de la lutte soutenue avec une rare ténacité par les Cubains, les créoles des Philippines ont-ils cru à l’opportunité d’un soulèvement contre les Espagnols, ont-ils trouvé l’heure propice pour abattre la domination séculaire des moines ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on a vu dernièrement à Manille, dans une colonie éminemment catholique, trois prêtres monter le même jour sur l’échafaud pour y souffrir le dernier supplice par le garote vil : accusés d’avoir cherché à préparer l’avènement de la république dans ces contrées nouvelles, ils ont été jugés et condamnés par un conseil de guerre. Ils sont morts en protestant de leur innocence, et bénissant de leurs mains enchaînées les Indiens qui par milliers s’étaient agenouillés sur leur passage. Ces exécutions ont été suivies d’un grand nombre d’emprisonnemens et de déportations aux îles Mariannes. Par ces moyens violens, les Espagnols ont voulu jeter une terreur profonde dans l’âme des créoles innocens ou coupables. Leur but a été atteint ; mais, si à la surface les esprits ont paru se calmer, la haine survit au fond de quelques âmes énergiques, et, le jour où elle pourra se manifester, des représailles terribles sont à craindre. Ceux qui connaissent les Philippines savent que souvent les naturels de cet archipel ont eu des momens d’emportemens furieux précédés de plusieurs années de calme.

Avant le rétablissement de la monarchie dans la Péninsule, les Philippines et la Havane eussent pu être rattachées pour toujours à la mère-patrie, si on leur eût offert d’entrer aux cortès par des députés de leur choix. Cette concession eût été acceptée avec reconnaissance par les chefs des insurgés cubains et par les créoles des Philippines. On a préféré combattre les uns au risque de perdre dans une longue lutte et sous un climat meurtrier l’élite de l’armée, déporter et étrangler les autres par peur d’une révolution dont l’explosion n’est peut-être qu’ajournée. Il suffit d’envisager le passé et l’état présent de l’archipel des Philippines pour se rendre compte des causes qui pourront un jour enlever cette colonie à l’Espagne. Une séparation immédiate n’est cependant pas à désirer : les habitans de cet archipel sont en général trop nouveaux en politique pour avoir la prétention de se gouverner aujourd’hui eux-mêmes. Ils retomberaient sans aucun doute sous le joug de maîtres plus durs et plus exigeans que ne le sont les Espagnols. En transcrivant ici mes notes, je n’ai qu’une pensée, exempte de tout sentiment hostile contre un noble pays ; cette pensée, ce désir est de convaincre l’Espagne de la nécessité de compléter, (moralement comme matériellement, une conquête commencée il y a déjà plus de trois siècles.


I

Les Philippines sont situées entre les 5e et 20e degrés de latitude nord et les 115e et 125e degrés de longitude est. Lorsqu’à Manille, leur capitale, midi sonne, il est à Paris sept heures cinquante-quatre minutes du soir. Criblées de cônes volcaniques éteints ou en activité, ces îles sont plus que notre vieille Europe soumises aux causes actives qui travaillent sans cesse à transformer l’écorce terrestre. Nulle part le mouvement des eaux et des matières ignées ne produit des tremblemens de terre aussi formidables et aussi fréquens. En 1627, c’est une des hauteurs les plus élevées des montagnes du Caraballo qui s’effondre dans un gouffre immense. En 1675, à Mindanao, le versant d’un mont se déchire, et il en sort un torrent d’eau salée qui inonde pour toujours de vastes plaines couvertes jusqu’alors de cultures. En 1767, le Mayon de l’île Luçon rejette de son sein une telle quantité d’eau que cinq villages sont détruits. En 1754, le cratère du volcan de Taal, qui n’est éloigné de Manille que de 48 kilomètres, vomit des ruisseaux de bitume et de soufre qui détruisent trois villages. De nos jours, en 1872, la formation soudaine du cratère de l’île de Caminguin, d’où est sortie une effroyable coulée de lave, atteste que les foyers souterrains sont encore en pleine combustion.

On suppose que les Philippines faisaient autrefois partie d’un vaste continent dont la pointe est commençait à Atchin, dans l’île de Sumatra, et s’étendait à l’ouest jusqu’aux îles de Pâques ; l’Anglais Sklater lui a même donné le nom de Lémurie, d’après les prosimiens qui le caractérisaient. Cette terre aurait été habitée par les Papous ou Négritos, dont les descendans vivent encore aujourd’hui dans les archipels épars de ce continent brisé. Il est certain que la présence de ces petits noirs dans un si grand nombre d’îles, uniformes dans leur faune et dans leur flore, ajoute une preuve nouvelle à cette supposition. S’il faut en croire aussi les naturalistes modernes, Haeckel en particulier, là aurait été le berceau du premier être humain. Malheureusement pour les poétiques croyances au sein desquelles nous avons été bercés, ce premier homme ne serait que le Papou ou le Négrito, c’est-à-dire un sauvage particulièrement rebelle à toute dépendance, et qui, depuis qu’il existe, ne s’est amélioré ni au physique, ni au moral. Ce n’est pas un être semblable qui eût inspiré à Milton son Paradis perdu, ni servi de modèle à Michel-Ange pour ses admirables fresques de la chapelle Sixtine.

Si l’on a sous les yeux une carte détaillée des îles Philippines, on verra qu’une longue chaîne de montagnes, flanquée de contreforts considérables, court du nord au sud de l’archipel. S’il y a des îles sans hauteur et sans cône volcanique émergeant à peine des flots, c’est que leur formation est récente, et n’est due, comme aux Maldives, qu’à des efflorescences madréporiques. Le point culminant des soulèvemens se trouve placé au nord de l’île Luçon et porte le nom de Caraballo sur. C’est la montagne mère d’où partent trois cordillères : la première se dirige vers le nord-est, la seconde au nord jusqu’à la pointe Pata et la mer, et la troisième au sud jusqu’au mont Majaijay, où elle fléchit un peu vers l’est, à l’entrée du détroit de San-Bernardino. Les parties montagneuses du groupe des îles Visayas, de Mindanao et de l’archipel des Soulou, continuent leur direction méridionale vers Bornéo, qu’elles coupent en deux parties égales, et finalement se perdent dans la mer, juste en face du détroit de la Sonde.

A l’exception de quelques hauteurs du Caraballo et des pics volcaniques des Visayas, les montagnes des Philippines sont restées vierges de visiteurs européens. Le croira-t-on, après trois siècles de conquête, pas un Espagnol n’y habite, et elles demeurent le partage de diverses races sauvages, dont nous aurons à parler. Ce qu’on sait de leur faune est sans doute incomplet, cependant on peut affirmer qu’il n’y existe aucune bête féroce. Toutes abondent en sangliers, en cerfs, en axis au pelage étoilé, en chevreuils et en buffles, auxquels les indigènes insoumis font une guerre incessante, car c’est de la chair de ces animaux et de racines que se nourrissent ces montagnards. Dans les montagnes de Nueva-Ecija, on trouve le cochon d’Inde que les Négritos apprécient beaucoup, le coq de montagne, des tourterelles d’une variété infinie, dont la plus remarquable est celle appelée « tourterelle poignard, » et l’aigle. Les forêts qui couvrent les cordillères ne peuvent être contemplées que de loin, entourées de leurs nuages bleuâtres, malgré la présence à Manille d’un inspecteur des montagnes, chargé d’inspecter des hauteurs qui ne sont pas abordables. Les essences qui dominent dans ces forêts sont pourtant connues : c’est le cèdre, autour duquel la liane aime à s’enrouler pour retomber jusqu’à terre en guirlandes fleuries, le bambou aux rejets puissans, aux tiges délicates, le jonc, qui malgré sa flexibilité rendra l’accès des fourrés longtemps impossible en raison de son exubérante reproduction.

C’est à la disposition de ces montagnes que les Philippines sont redevables d’être soumises à deux saisons bien tranchées, l’une de pluie, l’autre de beau temps, sans pour cela que la température éprouve de grandes variations. Lorsque la mousson ou série de vents qui soufflent du sud-ouest commence à s’établir, la pluie tombe dans les régions qui sont au sud et à l’ouest des hauteurs. Pour les contrées du nord, le mauvais temps n’arrive que lorsque règne la mousson du nord-est. La saison sèche commence à Manille vers la moitié de novembre et dure jusqu’en juin. Pendant les autres mois de l’année, des nuages obscurcissent le ciel, et déversent tous les jours sur la terre de grandes cataractes d’eau. Les orages sont fréquens en juin et en juillet. La foudre tombe alors journellement et fait beaucoup de victimes. L’observatoire météorologique de l’Athénée municipal de Manille a donné en 1867 les observations suivantes : température moyenne, 27° 9 ; la plus haute température a été de 37° 7, le 15 avril à trois heures de l’après-midi ; la plus basse, le 30 janvier à six heures du matin, de 19° 4. L’évaporation journalière fut pendant cette année-là d’environ 6mm, 3, et le pluviomètre, pour les douze mois, atteignit la hauteur de 3m,072, En septembre, il tomba 1m,5 d’eau, presque autant qu’il en tombe à Londres pendant une année. Les changemens de mousson produisent dans ces parages les terribles ouragans auxquels on a donné le nom chinois de typhons, sans doute parce qu’annuellement ils ravagent les côtes du Céleste-Empire. Un jour qu’un de ces effroyables ouragans se déchaînait sur Manille, nous résolûmes, un de mes amis et moi, de sortir de la ville marchande et de nous rendre sur la plage pour voir la baie et la périlleuse situation des navires qui s’y trouvaient malheureusement. en trop grand nombre. Nous mîmes quatre heures, en nous étreignant fortement par le bras, pour franchir un espace qu’en temps ordinaire nous eussions atteint en trente minutes. Le ciel était bas, parcouru avec une rapidité prodigieuse par des nuées grises que des éclairs sillonnaient ; le tonnerre grondait sans interruption, mais, le bruit de ses roulemens, emporté par les vents déchaînés, arrivait affaibli jusqu’à nous. Lorsque nous eûmes atteint le rivage, nous fûmes surpris de voir que les vagues étaient courtes et sans hauteur, oubliant que ce n’est qu’après les tourmentes qu’elles deviennent formidables. Enveloppés d’embruns, la face fouettée par une grosse pluie, c’est à peine si nous pûmes distinguer deux ou trois navires chassant sur leurs ancres. Nous revînmes au logis, vent arrière cette fois, beaucoup plus vite que nous n’étions partis, non sans avoir couru un danger sérieux, car pendant quelques minutes, nous fûmes enveloppés débranches d’arbres brisées, d’éclats de tuiles et d’innombrables morceaux de cette nacre transparente qui sert de vitres aux maisons du pays. Les tremblemens de terre sont tellement fréquens dans l’archipel que le cristal, trop cassant, y est remplacé par des petits carrés d’huîtres perlières. Le lendemain, nous apprîmes qu’une dizaine de navires avaient été jetés à la côte, qu’on y avait ramassé les cadavres d’une cinquantaine de Chinois noyés et qu’environ deux mille maisons indiennes en bambous jonchaient le sol. En 1865, un ouragan fit aussi échouer dix-sept navires ; la vitesse du vent pendant la soirée de cette tempête aurait été de 38 mètres, par seconde, plus de 33 lieues à l’heure.

Au milieu du siècle dernier, l’astronome Legentil constata que les changemens de vents ou de mousson, n’avaient pas aux Philippines une régularité semblable à celle des autres parties de la zone torride, et que, lorsque la bise soufflait sur mer de l’ouest, sur terre elle venait du sud-est. Cette anomalie, qui dure parfois quinze jours, est généralement le prélude d’une bourrasque plus ou moins violente. Legentil a aussi observé que la couche inférieure des nuages d’où sortaient les ouragans avait une hauteur perpendiculaire de 900 mètres, et qu’au-dessus de cette couche il y avait d’autres nuages suivant une direction différente.

L’influence du climat des Philippines a moins de prise sur les hommes adultes européens que sur les jeunes gens. Après un séjour de cinq à huit ans, beaucoup d’entre eux s’affaiblissent ; la dyssenterie les atteint presque tous, et pour échapper aux funestes conséquences de la maladie il n’y a qu’un remède, le retour immédiat au pays natal. Les femmes européennes, et les Françaises en particulier, s’acclimatent très difficilement. J’ai remarqué que ceux de nos compatriotes qui avaient une transpiration abondante y jouissaient plus longtemps d’une santé parfaite ; dès que l’épidémie devient sec et rugueux, il faut se préparer à partir. Inutile de dire sans doute qu’en mangeant très sobrement, en évitant le soleil et en vivant à la façon des créoles, on est moins sujet à contracter les maladies régnantes. Les fièvres sont fréquentes chez les personnes indigènes ou étrangères qui vivent dans les provinces nord de Cagayan, de Nueva-Viscaya, de Pangasinan et de Nueva-Ecija. Comme ces contrées sont encore très boisées, les vents qui les traversent apportent les fièvres intermittentes à ceux qui vivent loin de l’air vivifiant de la mer. Le choléra fait dans l’archipel de fréquentes apparitions, mais sans y sévir avec beaucoup de violence ; les Indiens, qui ne prennent aucun soin de leur santé, sont les plus éprouvés : il est rare qu’un Européen en soit frappé. Les insolations sont fréquentes et mortelles. Parmi les maladies du pays qui n’atteignent que les Indiens, il faut citer la lèpre, l’éléphantiasis, de nombreuses éruptions cutanées et la gale, dont ceux qui en souffrent ne paraissent, avec raison, nullement honteux. Du reste, ils savent enlever de leur peau, avec une patience et une adresse admirables, l’acarus qui dévore leurs mains. Il y a une grande léproserie à Manille même, qui est un véritable foyer de pestilence. On laisse les lépreux se marier entre eux, courir la ville une fois par semaine pour recueillir des aumônes, et c’est ainsi que cette hideuse maladie se perpétue. Un simple attouchement de la main d’un lépreux, une pantoufle chaussée par mégarde, le pied nu sur un parquet souillé, suffisent pour communiquer l’infection. Il y a beaucoup de phthisie pulmonaire, parce que les Indiens se baignent, malades ou bien portans, glacés ou en sueur, à jeun ou en sortant de table. Ils appellent auprès d’eux des empiriques de leur race ou des médecins chinois d’une ignorance épaisse. La diète n’est jamais ordonnée, et c’est la bouche pleine qu’un Indien passe ordinairement de vie à trépas.

On ne connaît bien des Philippines que le littoral et quelques vallées encaissées entre des plateaux où vivent des tribus indépendantes. L’indifférence des Espagnols à cet égard est telle que des fenêtres des maisons de Manille on distingue parfaitement au fond de la baie le Marivelès, montagne habitée depuis un temps immémorial par les sauvages Négritos.

L’aspect des plaines et des régions cultivées ne répond pas à ce que l’imagination d’un voyageur attend d’un pays placé entre le tropique et l’équateur. A l’époque où les campagnes offrent aux regards de vastes étendues de verdure, on se trouve dans la saison des pluies, et les routes sont à un tel point impraticables qu’il faut être buffle ou Indien pour oser s’y aventurer. Lorsque les riz se coupent, l’été commence, et les champs se transforment alors en chaumes monotones et brûlés du soleil. Dans les pays où vient la canne à sucre, la verdure de ces graminées toujours ondoyantes repose les yeux de l’éclat du jour, mais les tiges ne sont bien élancées et belles qu’aux époques où la chaleur est extrême ; alors, par crainte d’insolation, on évite de voyager pendant les heures où le soleil est ardent. Il faut aussi remonter bien haut le cours des fleuves pour ne pas être mortellement ennuyé à la vue de leurs berges monotones ; les rives sont sans arbres, sans ombre, et déchiquetées par des crues annuelles. Parfois cependant on y voit des bouquets de palmier éventail dont les racines ont réussi à s’attacher au sol. Il est rare de ne pas y rencontrer, à l’heure la plus chaude du jour, deux ou trois buffles qui, plongés jusqu’aux yeux dans la vase, s’y abritent du soleil. Des martins, des corbeaux, perchent sur les cornes noires de ces gros animaux, aussi confians que s’ils étaient perchés sur des branches mortes. La végétation des tropiques reprend ses droits dans les régions où la charrue de l’Indien n’a point passé, aux alentours des habitations, sur les chaussées des petits cours d’eau, au bord des lacs et sur les collines qui séparent les plaines des montagnes. Quoi de plus charmant en effet que ces routes bordées de mimosas énormes, d’aréquiers et de haies d’hibiscus, qui conduisent de Manille aux provinces de l’intérieur ? Le soleil n’en peut traverser les feuillages épais ; vertes retraites où habite tout un monde de loriots au plumage d’or, de tourterelles et de palombes. Les villages n’ont rien de la saleté qui distingue les villages européens. Chaque maison indienne est séparée de la maison voisine par de petites barrières en bambou, des massifs de bananiers, ou abritée par un immense manguier dont les fruits, d’un jaune éclatant à leur maturité, sont les plus savoureux que je connaisse. S’il y a une eau courante dans les environs, la population s’y baigne pêle-mêle tous les matins. Dans d’autres parties des îles, les maisons sont enfouies dans des bois de bambous ou de cocotiers qui les dissimulent aux regards. Là, les singes abondent, et si partout on leur fait une chasse impitoyable, c’est qu’ils font un grand mal aux récoltes et principalement aux champs de cannes à sucre. Les villages bâtis sur pilotis aux bords des lacs sont les plus pittoresques. Une végétation désordonnée les entoure, car les habitans s’y adonnent plus à la pêche et à la chasse qu’à la culture. Indépendamment d’une prodigieuse quantité de poissons blancs, ces lacs abondent en alligators et en scies énormes ; les canards sauvages s’y abattent par milliers ainsi que les sarcelles, les plongeons, les pélicans, les grues et les hérons ; mais l’hôte le plus gracieux des rives, c’est l’aigrette, dont les plumes d’une blancheur de neige se détachent, comme de légères nuées, sur le fond vert des arbres ou l’azur des eaux. Dès qu’arrive le crépuscule, que ce soit au lever du soleil ou à son coucher, des troupeaux de chevreuils et de sangliers sortent des fourrés pour se désaltérer ; les derniers s’y disputent avec les buffles sauvages les endroits les plus marécageux des lacs, et leurs ébats remplissent de bruit ces belles solitudes. Dès que le soleil s’est élevé à l’horizon, le calme y revient comme par enchantement, et l’on n’y entend plus que le chant monotone des cigales noires, le bourdonnement des abeilles, et le cri sauvage des calaos aux gros becs.

Les pythons y sont communs, et l’un de ceux qui figurent au Jardin des Plantes de Paris a été pris dans le jardin du consulat à Manille ; je l’envoyai il y a déjà bon nombre d’années, à M. de Montigny, alors ministre plénipotentiaire en Chine, qui à son tour l’expédia en France. A l’exception de l’aspic et du serpent de riz, les autres reptiles des Philippines n’ont rien de venimeux. Le buffle sauvage est l’animal le plus dangereux de l’archipel ; c’est les oreilles et les yeux injectés de sang, brisant avec un bruit de tempête les obstacles qui s’opposent à sa course, qu’il s’élance vers l’Européen, dont l’odeur toute particulière, paraît-il, lui déplaît au point de le rendre furieux. Seuls, les Indiens ont le privilège de ne pas l’exaspérer, et jamais on n’a vu un buffle sauvage ou soumis faire du mal à un enfant. Les propriétaires des haciendas ou de plantations le savent et confient plutôt à des petites filles qu’à des hommes la conduite d’une centaine de ces animaux. Rien n’est plus commun d’ailleurs que de voir le long des fleuves des bambins indigènes, entièrement nus, prendre d’assaut l’échine d’un buffle et s’en servir comme d’un tremplin pour se jeter bruyamment à l’eau.

Sur les plateaux qui touchent aux plaines et s’étendent en gigantesques gradins jusqu’au sommet des montagnes, la nature est plus riche et plus grandiose que partout ailleurs. Comme preuve évidente de la diversité qui règne dans la formation géologique des îles Philippines, ces hauteurs sont composées de masses granitiques, d’entassemens de marbre, de calcaire, et, le plus souvent d’une couche épaisse de pouzzolane d’où s’élancent des colonnes de basalte et de trachyte d’un aspect, bizarre. C’est là que coulent, sans utilité pour personne, des sources d’eau minérale, et qu’on surprend à leur naissance les rivières et les fleuves qui, après avoir fécondé les terres, se jettent en nombre innombrable à la mer. L’or, le fer, le cuivre, le soufre, l’alun, et l’aimant, s’étalent sur la surface du sol ou dans les creux des ravins de ces régions intermédiaires. Il y a aussi des terrains carbonifères d’où la houille est extraite, avec assez d’abondance, principalement dans la province d’Albay, non loin du cratère fumant du Mayon. Là où les éruptions volcaniques ont abondamment recouvert les plateaux, la végétation se compose d’essences précieuses pour la construction des navires, l’ébénisterie et les arts. A côté de cèdres magnifiques et d’autres résineux, comme le copal et le gutta-percha, on trouve le tamarin, dont le tronc atteint une circonférence prodigieuse, le mûrier, le teck, le molave et le banava, ces trois derniers incorruptibles dans l’eau ; on y voit l’ébénier et le tandalo noirs, le camagon, bois teinté de brun et de blanc, l’alintatao, d’un jaune délicat, le cansilay, blanc et veiné de rose, enfin, le narra, bois qui ressemble à l’acajou et dont on peut avec un seul bloc fabriquer des tables autour desquelles vingt personnes tiennent à l’aise[1].

Bien peu des fruits d’Europe peuvent se reproduire ici ; les melons, les pastèques et les patates douces y sont exquis. Quelques Chinois jardiniers cultivent avec grand succès la laitue, l’asperge, les petits pois et les haricots. A Cavite, il y a quelques treilles, mais jamais elles n’ont pu donner beaucoup de raisins. Les fécules y sont très bonnes et d’une grande variété ; si le riz vient à manquer, les Indiens trouvent en elles une grande ressource. Le sagou et l’arrow-root sont expédiés en Angleterre en assez grande quantité. Quant aux plantes médicinales, elles sont nombreuses, mais connues plus particulièrement des gens du pays que des Européens ; les premiers, seuls, en font usage. Il y a dans la flore médicinale des Philippines une pharmacopée toute nouvelle à établir ; j’ai vu, loin de Manille, des indigènes, médecins des montagnes, — medicos mangna bondoc, — extraire les racines d’un arbuste, les taper, en faire des tisanes, puis appliquer comme topique les feuilles de la plante sur le malade, et obtenir des guérisons complètes. Le père Buzeta, dans son Dictionnaire des Philippines, assure que le quinquina croît sous ces latitudes ; c’est une erreur, je pense, ou, s’il y est, on n’en tire aucun parti, car les pharmaciens de Manille m’ont assuré qu’ils faisaient venir leur quinine d’Europe.

On sera sans doute étonné d’apprendre que les fleurs d’ornement sont rares. Des pluies trop prolongées et un ciel sans nuage pendant quatre mois s’opposent sans doute à leur développement. Il y a cependant d’admirables orchidées, des saxifrages merveilleux, des pervenches roses, des gardénias dont les parfums pénétrans vous suivent partout. C’est dans l’île Luçon que croît aussi l’ylang-ylang dont l’arôme exquis est devenu dans ces derniers temps à la mode en France et en Angleterre.


II

Si c’est à Magellan, à son lieutenant El Cano, et plus tard à Le-gaspi, que Charles Ier et Philippe II durent la découverte de l’archipel qui nous occupe, c’est à l’influence des ordres religieux sur les indigènes que l’Espagne en a dû la paisible possession. Pendant trois siècles et demi, c’est à peine s’il a fallu recourir sérieusement trois ou quatre fois à la force des armes pour comprimer des révoltes partielles.

Lorsqu’en 1570, Legaspi passa son armée en revue dans la province de Leyte, il trouva qu’elle se composait de 280 soldats. Un an plus tard, la ville de Manille était pourtant déjà construite sous la direction de l’architecte de l’Escurial, et à partir de ce moment l’Espagne put considérer sa domination comme assurée. En 1572, quelques moines augustins avaient conquis également, sans autre arme que la parole, les populations des îles centrales connues sous le nom de Visayas. Ces conquérans spirituels ne suffisant bientôt plus à la tâche appelèrent à leur aide les jésuites, les dominicains, les franciscains et les récollets, qui s’empressèrent d’accourir d’Espagne « pour cultiver la jeune, vigne du Seigneur et lui faire produire tout le fruit qu’elle pouvait donner. » Ils ont réussi à maintenir les indigènes dans une longue obéissance en les laissant croupir dans une ignorance absolue.

Afin de se rendre compte du changement survenu dans l’archipel depuis qu’il appartient à l’Espagne, il faudrait posséder une notion à peu près exacte de sa civilisation avant cette époque. Rien n’est moins aisé, puisque les premiers moines qui débarquèrent à Mindanao, à Cébu et à Luçon, n’ont presque rien écrit de ce qu’ils y ont vu. Les gouverneurs politiques et militaires de cette époque ont eu la même indifférence pour le passé de ces contrées. Le croira-t-on ? on ne sait même pas aujourd’hui le nom que portait autrefois l’île Luçon, lorsque ceux des autres îles, inférieures en étendue, sont cependant connus. En voyant que le riz était battu par les femmes indigènes dans de longs cubes en bois qu’elles appelaient luçon, les premiers Espagnols qui débarquèrent dans ces parages donnèrent à l’île où allait s’élever Manille ce nom singulier, qui lui est resté. Quant au mot tagale, nom donné à une partie des indigènes de l’île Luçon, il dériverait du sanscrit et signifierait dans cette langue premier, principal, on s’en sert encore aujourd’hui dans ce sens aux Indes anglaises et surtout à Malacca. Ne sont désignés comme Tagales que les indigènes qui vivent au bord du Pasig, dans les provinces de Batangas, Bataan, Cavité, Tondo, Laguna, Manila et Bulacan. Dans l’île de Mindanao existe aussi une tribu d’Indiens de ce nom : les traits physiques et les mœurs de ces insulaires ressemblent beaucoup à ceux des autres provinces.

De leur côté, les Portugais qui, quelques années avant l’arrivée des Espagnols, faisaient déjà des échanges entre l’archipel et leurs colonies du continent asiatique, n’ont jamais parlé de l’île Luçon, et cet oubli est en vérité inexplicable. Pendant les dix ans que j’ai résidé dans cette partie du monde, j’ai cherché vainement à découvrir des indications nouvelles touchant son histoire. Voici pourtant quelques notes qui, je l’espère, peuvent offrir de l’intérêt.

Il est d’abord hors de doute que vers le IXe siècle les Malais vinrent aux Philippines et y apportèrent le Koran. Leur propagande conquérante et religieuse s’étendit aux côtes orientales de l’île de Madagascar, de Formose, des Molusques, de Bornéo, de l’archipel de Soulou et dans toute l’étendue de la grande île de Mindanao. Il paraît certain aussi qu’avant l’arrivée des Malais les indigènes ne se nourrissaient que de patates douces et de bananes. Peut-être, comme leurs voisins des Mariannes, ignoraient-ils l’usage du feu. Ils connaissaient cependant le fer et l’or, mais aucun autre métal. Ils auraient eu une sorte d’alphabet phonétique dont quelques-unes des lettres se trouvent mélangées aux caractères arabes dans certains manuscrits que les moines gardent précieusement dans leurs couvens. Les insulaires primitifs croyaient aux bons et aux mauvais génies ; ils pratiquaient la circoncision et prétendaient lire l’avenir dans les étoiles. Ils avaient des sybilles, et le culte des idoles était confié à des femmes. En 1851, en construisant une route dans une des îles Visayas, au sud de l’archipel, des terrassiers mirent à jour une foule d’objets appartenant à une époque fort ancienne. Ils trouvèrent un bras desséché entouré entièrement d’un bracelet en cuivre et en forme de spirale.

Il y avait de ces ornemens faits d’une sorte de gypse, brillant comme s’il avait été vernissé. On y trouva des crânes, des cornes de cerfs, des pierres plates trouées, de petits couteaux en cuivre, des pots et des assiettes d’origine chinoise probablement, et un morceau de bois pétrifié, fixé dans une branche d’arbre. D’après Morga, les vases et les assiettes dans le genre de celles dont nous parlons se trouvaient autrefois assez fréquemment dans les provinces de Manille, Pampanga, Pangasinan et Ilocos. Jamais il n’en aurait été fabriqué de semblables dans l’archipel, et on ignore l’époque à laquelle ils y auraient été apportés. Toutes ces anciennes poteries étaient très recherchées par les sultans, de Bornéo, les rois et les seigneurs du Japon qui les payaient jusqu’à 2,000 taëls pièce. Un franciscain a raconté à Carletti, lorsque ce dernier alla en 1597 de Manille au Japon, que le taïcoun de cet empire avait payé un vase ancien 130,000 scudi. D’après M. Jagor, une de ces reliques se trouverait au musée ethnographique de Berlin. Celui qu’on y voit est de terre brune, petit, d’une forme élégante, et composé de beaucoup de petits morceaux cimentés ensemble : les jointures sont dorées et forment une sorte de réseau se détachant d’une façon brillante sur le fond, qui est obscur.

Dans les cavernes de l’île de Leyte, visitées, il y a une trentaine d’années, par un prêtre qui, le goupillon à la main, avait voulu bravement en chasser les démons, on a trouvé un grand nombre de cercueils en bois incorruptible de molave. Les squelettes qu’ils contenaient, enveloppés de feuilles de pandanus, paraissaient avoir été embaumés. On y recueillit quelques anneaux et ornemens en or qui ont été perdus. Mas raconte en effet dans ses Mémoires que les anciens Visayas avaient coutume d’embaumer leurs morts et de placer leurs cercueils sur une falaise au bord de la mer, de façon à ce qu’ils fussent vénérés par ceux qui les apercevaient du large. Ce fait est confirmé par Thévenot, qui ajoute que ces peuples adoraient ceux d’entre eux qui s’étaient rendus célèbres par l’intelligence ou la bravoure. On les vénérait aux Visayas sous le nom de Davata, et dans l’île Luçon sous celui d’Anito. Comme chez les Romains, ces dieux lares protégeaient le foyer des familles et leur influence bienfaisante devait s’étendre même en mer sur les pêcheurs. La parole tagale antin-antin, qui de nos jours encore désigne une amulette, dérive évidemment d’Anito. C’était pour se rendre Davata et Anito propices qu’on leur sacrifiait des esclaves, hommes ou femmes. On leur rendait aussi un culte sous la forme de petites statues de bois ou d’ivoire appelées liche et laravan. Quand un héros expirait, la foule devait garder un silence absolu pendant tout le temps que durait le deuil. Dans plusieurs cas, ce mutisme forcé s’imposait jusqu’à ce que les plus proches parens du grand bomme eussent sacrifié plusieurs victimes humaines à ses mânes. Lors de la conquête, on trouva un grand nombre de petits temples dans lesquels étaient adorées des idoles en bois aux bras étendus et aux jambes ployées. Ces divinités barbares avaient de larges faces, et de leurs bouches sortaient quatre grosses dents comme des défenses de sanglier. Ces peuples redoutaient aussi un mauvais génie diamétralement opposé au bon dieu Anito. L’enfer s’appelait Solad, et le ciel Ologan. Les envahisseurs malais durent occuper le littoral de toutes les îles qu’ils conquirent, et refouler dans les montagnes les aborigènes que l’on y rencontre encore aujourd’hui, errans et dispersés. A l’arrivée des Espagnols, la religion musulmane était dominante aux Philippines : elle l’est encore de nos jours à Mindanao et aux îles Soulou, les contrées insoumises du sud de l’archipel. Les Papous ou Négritos, qui vivaient au sommet des montagnes, n’en descendirent pas pour se soumettre aux nouveaux arrivans et continuèrent comme par le passé à y vivre indépendans. Le pays se divisait alors en petites royautés dont les titulaires étaient souvent en guerre. C’est en combattant pour le chef d’un de ces états que Magellan, frappé d’une flèche, perdit la vie à Mactan. Lorsqu’en 1565 le maître de camp Juan de Salcedo débarqua le premier à Luçon, il eut aussi à traiter avec plusieurs souverains ; ceux dont on a gardé les noms s’appelaient Candola, roi du pays de Manille, et Soliman, roi du pays de tondo. Quand ils se juraient amitié et fidélité, ces roitelets faisaient mutuellement jaillir du sang de leurs poitrines et le buvaient. Magellan dut observer cette coutume avec Limasagua, roi de Cébu. Aux îles Soulou, le gouvernement est oligarchique ; un sultan représente le pouvoir exécutif, et nous devons supposer qu’il en était alors partout ainsi. La culture du riz, la recherche de la poudre d’or, la pêche et la chasse, étaient les principales occupations des indigènes lorsqu’ils ne guerroyaient pour la possession des régions giboyeuses ou fertiles en cocotiers. On croit que les Indiens du nord de l’archipel savaient tisser, et que cette industrie leur avait été enseignée par des Chinois du Yunnan, avec lesquels les relations étaient fréquentes dès cette époque. En fouillant dans les vieilles annales de la province chinoise peut-être y trouverait-on l’histoire primitive de l’île Luçon et son nom véritable. Les armes se composaient de lances, d’arcs, de flèches, de couteaux appelés bolos et de larges sabres ou compilans. Les villages, dont la plupart des maisons reposaient sur pilotis, se trouvaient presque toujours situés au bord des fleuves. De longues pirogues, nommées caracoas, servaient au transport des personnes et des denrées.

Dans l’histoire des Philippines, écrite par don Antonio Morga aussitôt après la mort de Legaspi (1572), on lit qu’à l’arrivée des Espagnols, les Tagales portaient le turban et le costume arabe, et qu’ils possédaient un fort armé de douze canons à l’endroit même où s’élève, sur les rives du Pasig, la citadelle actuelle de Santiago. D’où leur venait cette artillerie ? On l’ignore. Les Portugais avaient peut-être précédé les Espagnols à Manille et donné, à une époque indéterminée, ces deux batteries aux Indiens, mais les chroniques portugaises sont muettes à ce sujet. D’après l’opinion de personnes compétentes, ces canons auraient été coulés par les Tagales, qui auraient appris des Malais l’art de fondre les métaux et de fabriquer la poudre. Legaspi, dans ses lettres à Philippe II, rapporte que les Tagales de l’île Luçon sont non pas des barbares, mais bien des hommes civilisés, et que sa surprise avait été grande de trouver chez le roi de Manille une fonderie, dont il s’était empressé de se servir pour renouveler ses approvisionnemens de guerre. De même que chez les naturels de l’île Ceylan et chez les Battas de Sumatra, les lettres de l’alphabet des premiers Indiens des Philippines étaient tracées sur des feuilles de bananier ou de palmier talipote à l’aide d’un poinçon en bois. Ils en faisaient un fréquent usage pour dresser un inventaire de ce que chaque chef possédait en buffles et en porcs. On ne sait rien de précis sur l’organisation de la famille à cette époque.

Dans la cordillère, en partie inexplorée et couverte de forêts, qui, du nord au midi, coupe en deux l’archipel des Philippines, ainsi que dans d’autres parties montagneuses, on rencontre de nombreuses peuplades. Elles craignent la domination espagnole et préfèrent rester indépendantes. Quelques-unes sont composées d’individus ayant une grande similitude physique et morale avec les races actuellement soumises. Il ne faudrait pour les décider à se civiliser qu’un contact fréquent avec les Européens, et ne pas aller détruire leurs plantations, sous le prétexte d’empêcher la culture du tabac qui est monopolisée par le gouvernement. Ces tribus indomptées sont au nombre de dix-sept.

De toutes ces tribus, la plus intéressante est celle des Négritos ; ils seraient les derniers représentans de la race autochthone, et le type des premiers hommes qui seraient nés en Océanie. On les rencontre principalement dans les montagnes de la province de Nueva-Ecija de l’île Luçon, au sommet du Marivelès, et dans l’île de Négros, à laquelle on a donné le nom de ces sauvages parce qu’ils s’y trouvent en grand nombre. Ils sont petits, bien formés et d’une merveilleuse agilité ; leur nez est un peu aplati, les cheveux sont crépus, et leur visage moins noir, moins repoussant que celui des nègres des côtes d’Afrique. J’en ai vu beaucoup dans les rues de Manille en livrée, il est vrai, et leur apparence était celle des grooms de bonnes maisons. Dans leurs montagnes, ils vont à peu près nus, et ne se couvrent que les parties génitales avec l’écorce flexible d’un palmier. Un voyageur allemand, le baron Ch. de Hügel, dit que leur corps est décharné, couvert de poils noirs et roux. C’est inexact : ils ont le corps plein et sont aussi peu barbus que les Indiens ; du reste M. de Hügel est fécond en erreurs, car il parle des animaux féroces des Philippines, lorsqu’il est avéré qu’il n’y en a pas un seul. Les Négritos ont beaucoup de maladies cutanées, comme les Indiens. Les femmes accompagnent leurs maris, soit à la chasse, soit à la guerre. Comme ils campent où le hasard les mène, les enfans ne sont jamais laissés seuls ; les mères les portent au cou ou sur leurs seins au moyen d’une écorce carrée et large, dont les quatre bouts se nouent à la nuque. Elles accouchent sur des cendres chaudes, au bord d’un ruisseau et sans aide ; aussitôt délivrées, elles se baignent et se remettent sur les cendres à allaiter leurs enfans.

Les Négritos se nourrissent de fruits, de racines et de venaison. Leur ambition se borne à posséder un arc, un carquois et une peau de sanglier, sur laquelle ils se couchent. Au temps des pluies, ils allument de grands feux et se roulent dans les cendres chaudes pour se préserver des moustiques. En signe de commandement ou plutôt de distinction, les chefs portent une palme dans leurs cheveux. La haine de ces noirs contre les indigènes des plaines ne s’est jamais éteinte. Quand un Négrito meurt, ses parens se cachent dans les arbres afin de surprendre un Indien isolé et le tuer d’une flèche empoisonnée ; s’ils y parviennent, la tête de la victime est portée en triomphe dans la tribu, qui fête cet assassinat par des danses et des festins. Très paresseux, ces sauvages préfèrent une vie errante à une existence oisive dans les pays civilisés. À l’occasion de mon excursion à la tombe de Magellan, sur l’îlot de Mactan, j’ai raconté l’histoire d’un Négrito qui, après avoir été promené dans les principales capitales de l’Europe, revint à vingt-cinq ans à ses chères montagnes du Marivelès[2]. Un auteur espagnol rapporte un autre trait tout aussi caractéristique. Un de ces jeunes noirs avait été élevé avec beaucoup de sollicitude par un archevêque de Manille. À vingt-cinq ans, le prélat, croyant à une métamorphose complète de ses instincts sauvages, lui donna la prêtrise ; mais un jour le jeune abbé disparut, on le chercha, jusqu’au moment où l’on apprit qu’il avait été vu regagnant avec l’agilité d’un cerf les montagnes de Nueva-Ecija, où il était né. Pour compléter ce que nous savons de ces sauvages, nous devons ajouter que les Indiens les désignent par les noms de Aétas, Itas et Ajetas. M. de la Gironnière s’est servi de ce dernier mot lorsqu’il a fait dans son Histoire des Philippines un portrait fantaisiste des Négritos.

Les Igorrotes, les Buriks, les Guinaanes, les Ibalaos et les Ilongotes, que l’on trouve dans les montagnes de Nueva-Ecija, sur le plateau du Caraballo, n’ont aucun rapport avec les anciens et les nouveaux indigènes. Ils se nourrissent de récoltes et de bestiaux volés. Commeils craignent la vengeance des Européens, c’est à coups de flèches qu’ils reçoivent leurs visites. Les Ifuagos ont une telle ressemblance physique avec les Japonais, qu’il est probable que leurs ancêtres sont venus du Japon sur la côte est de l’île Luçon, chassés par un typhon. De nos jours, les barques des pêcheurs des archipels voisins viennent encore y relâcher. J’y ai vu des indigènes des Carolines à la suite de gros temps. Les Ifuagos composent une tribu importante. Au moral, ils n’ont gardé de leurs ancêtres que le courage ; féroces et cruels, leur vie se passe en luttes continuelles avec les sauvages Gaddanes, dont le territoire touche au leur. Les Tinguianes seraient dignes d’être les ancêtres des Tagales, si leur peau blanche et l’obliquité des yeux, leur intelligence pour la culture des terres et l’élevage des bestiaux, ne trahissaient jusqu’à l’évidence une origine chinoise. Quand sont-ils venus dans le pays ? nul ne peut le dire. Il est possible qu’ils y aient été portés par un typhon, comme les Japonais, à l’époque fort lointaine où la mer de Chine était infestée de jonques pirates qui étendaient leurs excursions beaucoup plus au large qu’elles ne les étendent aujourd’hui. Les neuf autres tribus ressemblent beaucoup aux habitans actuels. Les sauvages Itelapanes surtout réunissent d’une façon remarquable les deux types tagales et papous. Ils ont l’indépendance superbe de ces derniers. Divers moyens employés pour les civiliser ont échoué. Ils portent une coiffure cylindrique peinte en rouges pour armes, la lance et la flèche en bambou qu’ils décorent de la même couleur. Les Mayoyaos, de la cordillère centrale de Luçon, méritent d’être cités en raison de la douceur et de l’antiquité de leurs coutumes. Ils ne reconnaissent d’autre autorité que celle du plus âgé de la famille. On retrouve chez eux le respect, l’amour et l’obéissance que les Juifs avaient pour leurs patriarches aux époques bibliques. Si l’un d’eux s’est distingué dans les combats par sa valeur, des marques honorifiques lui sont accordées. Point de religion connue, et jamais on ne les a vus se réunir pour prier en commun. Ils vénèrent et craignent un génie qu’ils nomment Abanian. De lui dépend la maladie ou la santé ; pour se le rendre propice, les Mayoyaos lui sacrifient des pourceaux et des poules. Enfin ces sauvages, si un pareil mot peut leur être appliqué, sont très scrupuleux à l’égard de leurs devoirs conjugaux ; point de divorce, de répudiation et de mariages consanguins ; la polygamie n’est même pas en usage chez eux. Dans les autres tribus non civilisées et dans lesquelles nous cherchons les traits distinctifs des Indiens actuels, nous trouvons un grand respect pour les morts et une passion immodérée pour les fêtes et la vie oisive.

En 1860, un Allemand, M. F. Jagor, qui était en rapport avec un métis, ami des sauvages Igorrotes, est parvenu à visiter, grâce à cette circonstance, un de leurs villages, En s’y rendant, la première personne qu’il rencontra dans un bosquet de bambou fut une jeune femme qui tissait un morceau d’étoffes en fibres d’abaca. Son aspect était modeste, et quant au costume il était identique à celui d’une Indienne chrétienne. Plus haut dans la montagne, il vit un jeune garçon à peu près nu, qui jouait d’une sorte de luth appelé baringbau ; trois de ses compagnons l’accompagnaient avec des harpes grossières et une guitare, faite par l’artiste lui-même, d’après un modèle européen. Les huttes étaient d’un aspect misérable, formées de bambous et recouvertes de feuilles de palmier. Dans l’intérieur, le voyageur ne vit que des flèches, des arcs et une sorte de marmite. Autour de chaque habitation, il y avait un petit champ cultivé, renfermant des patates douces, du maïs, des calebasses et des cannes à sucre. Ils avaient aussi des champs de tabac qu’ils tenaient très cachés par crainte des douaniers espagnols ; pour les protéger contre leur visite, ils hérissent l’herbe qui entoure les plantes de lancettes en bambou appelées pujas, assez aiguës et assez fortes pour traverser une chaussure européenne.

Ces sauvages ne vivent jamais à des hauteurs moindres de 1,500 pieds au-dessus du niveau de la mer. Chaque village n’est peuplé que de 50 hommes et 20 femmes environ, y compris les enfans. Leur nourriture se compose de bananes, de calebasses et de cannes à sucre pour sucer ; mais chaque semaine, le chef de la famille tue un ou deux sangliers et quelquefois un chevreuil. Ils ont des chiens pour chasser et des chats pour détruire les rats qui rongent les cultures. Quelques-uns ont des poules, mais pas de coqs de combat comme les Indiens des plaines, lis vendent à ceux-ci le miel qu’ils récoltent en abondance dans les creux des rochers, une sorte de résine appelée pili, et un peu d’abaca. Ils n’ont ni médecins, ni sorciers, mais ils croient en un Dieu, — du moins ils l’affirment lorsque les missionnaires s’efforcent de les convertir, — ce qui n’empêche pas de pratiquer certaines coutumes catholiques, dans l’espérance de conjurer un sort contraire.

Les Igorrotes traitent leurs femmes avec douceur ; ils chassent et cultivent sans leur aide. Ils sont sujets aux fièvres et à de violens maux de tête. Pour guérir ce dernier malaise, une incision légère est pratiquée au front du malade. Le fer leur est fourni par les Indiens ; les sauvages en font des pointes de lances et de flèches, pendant que les femmes tressent la corde des arcs, ce qui demande une certaine force. Chaque père de famille est maître absolu chez lui et ne reconnaît au dehors aucune autorité. S’ils ont une guerre avec leurs voisins, les plus braves se mettent à la tête de la tribu, mais aucun chef n’est élu, En somme, ils sont paisibles et doux, et leur cruauté ne se révèle que lorsque la mort frappe leur femme ou leur enfant. Il faut alors, selon la coutume, qu’une autre femme et qu’un autre enfant périssent. On ne punit pas le meurtrier, et les corps des victimes ne sont même pas enterrés.

La polygamie est permise, mais il est rare qu’un Igorrote ait plus d’une compagne. Le jeune homme qui veut se marier charge son père de traiter du prix de sa fiancée avec le père de cette dernière. Celui-ci exige dix couteaux en bois coûtant de 2 francs à 3 francs, et environ 60 francs en argent. Il faut quelquefois deux ans à un prétendant pour parfaire cette somme, qui est divisée entre tous les parens de la jeune femme. S’ils sont nombreux, il reste fort peu de chose au père, lequel est pourtant obligé de donner un grand festin le jour des noces, festin arrosé abondamment par du vin de palmier. Tout homme qui violente une jeune fille est tué par les parens de la personne outragée. Si elle pardonne au séducteur et consent à l’épouser, le mariage se fait, mais il faut que les petits couteaux et les 60 francs habituels soient versés dans un bref délai aux mains des intéressés. L’adultère est rare ; s’il est constaté, l’épouse coupable est tenue de rendre au mari trompé l’argent que son père a reçu. Dans ce cas, l’époux n’a point le droit de retenir sa femme, même dans l’hypothèse qu’il refuserait de recevoir la dot.

Le même voyageur a pu voir composer sous ses yeux le poison dont les Igorrotes se servent pour rendre leurs armes mortelles. « Je ne vis, raconte M. Jagor, ni les feuilles, ni les fleurs, ni les fruits de l’arbre qui produit ce toxique, mais j’en ai touché l’écorce. Un morceau de cette dernière fut réduit en poussière, mouillé, pressé, jusqu’à ce qu’il en découlât une liqueur verdâtre que les sauvages placèrent sur le feu dans un pot de terre. Après un quart d’heure d’ébullition modérée, le poison prit l’apparence d’un sirop de couleur brune. De temps en temps les préparateurs jetaient dans le récipient un peu de râpure nouvelle. Lorsque le liquide eut l’apparence d’une gelée, on le versa sur une feuille de bananier saupoudrée de cendres. Pour rendre une arme mortelle, une pointe de lance par exemple, on fait chauffer un morceau de la pâte, gros comme une noix, et on l’étend en couche légère sur le fer. Le poison peut agir deux ou trois fois sans perdre sa propriété toxique. Tout cela se fait à main nue et sans que la peau en paraisse altérée. »


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Don Thomas Cortès, un colonel du génie qui a résidé longtemps à Manille, a fait un catalogue général des bois du pays, dont voici le résumé. La province de Cavite produit 23 espèces différentes de bois ; dans celle d’Ilocos-Nord, on en connaît 116 ; à Balacan, 60 ; dans la Laguna, 30 ; en Tayabas, 45 ; à Nueva-Ecija, 38 ; dans l’Ile de Mindanao, 39 ; à Misamis (peu connu), 6 ; dans l’île de Négros, 65 ; à Leyte, 45 ; à Capiz, 26 ; à Antique, 23 ; à Camarines, 45 ; à Ilocos-Sud, 35, et en Zambalès 26. Ces chiffres ne résument que les essences d’une grande élévation ; dans des espèces plus petites, il faut citer l’oranger, le citronnier, les arbres, qui produisent le sapote, le jaquier, le santal, le lomboy, la goyave, le lanzon, genre nouveau de la famille des méliacées, découvert par le botaniste espagnol Blanco ; le mangoustan et le bananier, dont on connaît 57 espèces différentes ; l’une d’elles, le tondal, porte, le nom du missionnaire français qui l’introduisît aux Philippines.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1869.