L’Archipel en fête

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L’Archipel en fête
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 334-363).
L’ARCHIPEL EN FÊTE

D’île en île, sous le ciel radieux, à travers l’étendue vaste où la poésie inventive des anciens Grecs voyait se multiplier à l’infini, dans la réalité d’une lumière idéale, « le sourire innombrable des flots, » voici que s’est propagée tout à coup la bonne nouvelle :

— La flotte arrive… Notre flotte.

Ainsi parlent ces braves gens, descendus de toutes les hauteurs de l’Archipel pour voir de plus près leurs croiseurs cuirassés, leurs contre-torpilleurs, leur marine, leur pavillon national, le signe visible du salut annoncé depuis plusieurs siècles, toute une patrie qu’ils croyaient perdue, et qui revient vers eux pour les protéger.

En ces parages de la Méditerranée orientale que hante le souvenir homérique des antiques odyssées, un nuage de fumée rabattue par le souffle régulier des vents étésiens signale de loin l’Hydra, la Psara, surtout les trois cheminées, les tourelles blindées et les canons du croiseur cuirassé Averof, tandis que les bâtimens de l’escadre légère, la Flèche, la Fronde, la Baïonnette, le Bouclier, la Tempête, la Gloire se dispersent çà et là, autour des puissantes unités navales, comme une escorte de tirailleurs à l’affût de quelque périlleuse rencontre. La bonne nouvelle a été portée çà et là chez les habitans de Lemnos, de Thasos, d’Imbros, de Samothrace, de Mytilène, de Chio, de Samos et jusqu’au fond des golfes d’Ionie par le va-et-vient des caïques dont les voiles ouvertes, déployées comme des ailes blanches à grande envergure, font frissonner aux transparences de l’azur ensoleillé, sur la mer lumineuse et douce, un sillage d’argent clair. Le décor où s’encadrent les évolutions de cette flotte adaptée par son armement aux terribles nécessités de la guerre moderne n’a point changé depuis les temps fabuleux d’Ulysse et du siège de Troie. Homère en son Iliade nous apprend que la mer Egée, — la mer des Chèvres, ainsi nommée à cause de l’inconstance de ses vagues volontiers capricantes, — était le domaine préféré de Poséidon, dieu protecteur des marins de Méthymne, d’Arisba, de Phocée, de Smyrne et de Clazomène.

Singulière magie de ces noms harmonieux. Naviguant près des côtes de la presqu’île d’Erythrée, par le travers des falaises rugueuses du cap Noir que les Grecs d’autrefois appelaient Mélanos et que les Turcs nomment Kara-Bouroun à cause des nuages dont il est presque toujours assombri, j’ai souvent songé, dans ce passage redouté de l’ingénieux chef des pilotes d’Ithaque, aux sanctuaires jadis consacrés sur le sommet des promontoires afin d’apaiser par des offrandes votives les divinités des eaux. Hélas ! les temples dédiés aux blanches Néréides se sont écroulés sur les acropoles d’où ils dominaient les tumultes de la mer écumeuse. A la place où se dressaient leurs colonnes de marbre, on ne voit plus que le désert des rocs raclés par le vent et brûlés par le soleil pendant les longs siècles d’épreuve où ces mêmes rivages de l’Europe orientale et de l’Asie européenne furent abandonnés aux mains des Turcs. Et voici qu’à présent l’apparition d’une flotte hellénique ranime au cœur des populations riveraines de la mer Egée l’espérance héréditaire. Ce réveil de confiance, de fierté, de foi s’est manifesté sous mes yeux par des spectacles dont je voudrais fixer avec des mots colorés, évocateurs d’images, le vivant souvenir. J’ai vu des rades jonchées de barques fleuries chanter dans l’unanimité des voix qui élevaient au ciel un cantique d’actions de grâce en l’honneur de la liberté. Dans cette atmosphère limpide et sonore, où les couleurs vibrent comme des musiques, l’œil d’un peintre, sensible aux aspects mouvans des paysages variés à l’infini par les métamorphoses de l’aigue-marine, pourrait s’amuser à suivre les reflets mobiles d’un caïque miré aux profondeurs d’un golfe, ou les ourlets d’argent que brode une mince écume aux volutes des lames sillonnées en tous sens par le mouvement des tartanes levantines que la houle balance comme des gondoles au rythme des remous légers. Il y a des instans merveilleux où la mer est gaufrée d’or, pointillée de diamans, lustrée de glacis soyeux, parée de fleurs illusoires et de bijoux féeriques, enluminée comme à plaisir par l’invisible artiste qui dispose apparemment de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, pour donner, chaque jour, aux habitans de cette contrée maritime, une fête nouvelle. Tout, en effet, parait neuf dans la perpétuelle nouveauté de cette lumière qui reste matinale à toutes les heures du jour. C’est une fraîcheur d’aquarelle, rajeunie sans cesse, lavée miraculeusement par une impalpable effusion de clarté fluide, où la glorieuse évidence du passé se mêle aux rayonnantes promesses de l’avenir. Les montagnes, au-dessus des eaux, étagent de gradin en gradin, dans l’éther sublime, la verdure de leurs terrasses boisées d’oliviers et de platanes ou la splendeur de leurs roches hautes, superbement incendiées, auréolées d’azur ardent et toutes sculptées, comme des blocs de marbre, tantôt en creux, tantôt en relief, par l’alternance des ombres et des rayons. Si l’on a des yeux avides d’images, on s’attarde volontiers dans cette contemplation éblouie. Mais il suffit d’avoir un cœur accessible aux émotions humaines pour participer au lyrisme ingénu et spontané qui, récemment, inspira ce paysage et donna une âme nouvelle au décor de la vie antique, soudain modernisée par les émouvantes péripéties des drames du temps présent.


Chio, samedi, 28 juin 1913.

Le timonier de service est venu dire à l’officier de quart, sur la passerelle du Mycali :

— Capitaine, on approche de Chio.

En approchant de cette île, que j’ai visitée autrefois, et qu’après une absence déjà longue, je trouve transformée à souhait, j’aperçois, sur le quai récemment construit par la compagnie du port, un grand rassemblement d’hommes endimanchés, de femmes, d’enfans en habits de fête. Toutes les barques, fraîchement bariolées des plus joyeuses couleurs, vermillon, jonquille, bleu-turquoise, vert-émeraude, jaune-citron, rouge-corail, safran, aurore, sont ornées de tendres feuillages et de fleurs décloses, dont l’image multipliée oscille en caprices de flammes allumées vite et vite éteintes, ainsi que les étincelles d’un feu d’artifice, au miroir mouvant des flots nacrés, état és au soleil. Tous les patrons des felouques, des galiotes et des mahonnes qui dansent sur la vague ont arboré à la cime de leurs mats pavoises des gerbes de lauriers et des bouquets de myrte. On a cueilli des moissons de roses dans les jardins qu’illustre encore le souvenir d’Homère et qu’épanouit toujours la brise caressante des Cyclades. L’odeur poivrée des œillets se mêle au parfum subtil de la menthe, de l’héliotrope, des verveines et des lavandes sauvages dans l’air diversement aromatisé de senteurs innombrables. Ce qu’on respire surtout, dans cette atmosphère où s’exhale l’âme de toutes les fleurs d’Orient, c’est le baume du basilic. Cette herbe odoriférante a germé, dit-on, sur le bois de la Vraie Croix, lorsque sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin le Grand, découvrit sur le Calvaire les reliques de la Passion. C’est pourquoi cette humble plante, née miraculeusement des gouttes de sang du divin martyr, occupe ici une place d’honneur dans les fêtes nationales qui, pour les Grecs, sont toujours des fêtes religieuses.

On attend la flotte. Ces braves gens veulent voir leur « navarque, » leurs officiers, leurs équipages, leurs cuirassés d’escadre, leurs croiseurs, leurs contre-torpilleurs. Ils sont délivrés depuis quelques mois à peine. C’est la première fois qu’ils vont voir l’amiral commandant en chef l’escadre de la mer Egée. Combien je leur suis reconnaissant d’avoir bien voulu, en ce jour, songer qu’un Français, venu directement de France afin de leur apporter le salut fraternel de la Ligue française pour la défense des droits de l’hellénisme, prend sincèrement, largement sa part de toute cette joie d’un peuple longtemps affligé ! Au moment où le canot-major du Mycali, glissant sur l’eau tranquille, accoste à la cale de pierre que décore un arc de verdure, destiné à l’accueil triomphal de l’amiral et de son état-major, je vois s’avancer à ma rencontre une délégation composée d’un groupe nombreux d’instituteurs et d’élèves des écoles helléniques. Un orateur s’approche, et prononce un discours écrit dans la plus pure langue du savant Adamantios Coraï, docteur de la faculté de Montpellier, illustre philologue et humaniste qui a fait de Vile de Chio sa patrie intellectuelle. J’ai le plaisir de voir, par cette harangue aussi ingénieuse qu’obligeante, combien on reste fidèle, dans les îles de l’Archipel grec, au souvenir des Français illustres, aux poètes, aux orateurs, aux peintres qui, par la plume, par la parole, par le pinceau, se sont associés de tout cœur à l’effort national des Hellènes, et surent émouvoir l’opinion européenne par l’émulation libérale des plus généreux talens. On me parle de Chateaubriand, de Victor Hugo, d’Eugène Delacroix, de Fustel de Coulanges. Je vois les enfans des écoles, sous la conduite de leurs maîtres, saluer d’un geste militaire, la main au képi, l’appel de ces grandes ombres et la pieuse évocation du nom de la France libératrice. Ces gentils écoliers ont un costume de toile kaki, presque guerrier, à peu près pareil aux uniformes commodes et souples que l’armée grecque, organisée par l’affectueuse collaboration des instructeurs français et de l’état-major hellène, vient de porter victorieusement sur les champs de bataille de l’Epire et de la Macédoine. On habitue déjà ces enfans aux modernes disciplines de la guerre, selon des méthodes renouvelées du stade ancien. On leur enseigne que, pour avoir la paix, il faut la mériter, et que la doléance du droit méconnu a toujours besoin d’être confirmée par l’appel aux armes. Ici, les instituteurs sont aussi des instructeurs. La Grèce d’aujourd’hui veut être forte. Ce peuple aimable et intelligent a compris qu’en ce bas monde il ne suffit pas d’être aimé. Ce monde est ainsi fait qu’il respecte uniquement ce qu’il craint. On ne s’impose, hélas ! que par la raison du plus fort. Chacun doit travailler à devenir plus puissant pour être meilleur. Ces enfans, dont les parens n’osaient pas prévoir les événemens d’aujourd’hui, auront ainsi leur part de l’entraînement national qui mobilisa moralement et matériellement tous les Hellènes pour la libération de l’hellénisme. On leur fait faire d’emblée l’apprentissage de la liberté. Et c’est sous l’inspiration directe des idées françaises, qu’on les invite aux nobles délices de cette vie nouvelle.

Ma réponse aux hôtes charmans qui m’ont accueilli avec une bonne grâce si éloquente, sur le seuil de leur demeure, est dictée par lai sincère émotion que j’éprouve à entendre crier ainsi autour de moi : « Zitó i Gallia ! Vive la France ! » Je songe à ces Massacres de Chio, dont l’horreur a été, pour ainsi dire, rendue visible et palpable, en un chef-d’œuvre de pitié, de colère et d’épouvante par le génie tragique et courroucé d’Eugène Delacroix. Je pense aux Orientales de Victor Hugo, à l’héroïsme précoce et ingénu de l’enfant grec, qui veut « de la poudre et des balles. » Je me rappelle cette admirable Note sur la Grèce, par laquelle Chateaubriand fit voir aux personnes de bonne foi et de bonne volonté, malgré la triste et tenace malveillance des politiciens à courte vue, les nouvelles destinées de l’hellénisme régénéré par le sacrifice des héros et par l’immolation des martyrs. Fustel de Coulanges a connu à Chio, en 1854, une pauvre femme qui avait vu massacrer son mari sous les yeux de ses enfans. Quant à elle et aux cinq pauvres petits, on les avait emmenés pêle-mêle avec un troupeau d’esclaves, mis en vente à l’encan sur les tréteaux du bazar de Smyrne, vendus à des acheteurs différens qu’il avait fallu suivre, çà et là, aux quatre coins de l’empire ottoman… Devenue libre au bout de sept années de servitude, elle avait parcouru la Turquie d’Europe et la Turquie d’Asie à la recherche de ses enfans déracinés, dispersés, comme les épaves d’un naufrage. Elle en retrouva quatre, et revint avec eux finir dans l’île natale sa vie infortunée. Sa descendance existe encore et se souvient de l’historien français qui s’est noblement apitoyé sur cette irréparable infortune. Fustel de Coulanges avait vu en Grèce beaucoup de ruines. Il avait traversé des champs qui avaient été des villes ; il avait visité des murs d’enceinte qui n’enfermaient plus que la solitude. « Ces spectacles, disait-il, n’affligent pas l’âme : la mort date de trop loin, elle est trop complète pour nous attrister. Le temps, en rongeant ces ruines, leur a ôté toute laideur. Et, chose étrange, en présence de ces vieux débris, l’idée qui nous vient à l’esprit est celle de la durée plutôt que celle de la mort. Mais, à l’aspect de Chio, le cœur se serre. La mort n’est pas encore froide, on compte les plaies du cadavre, on distingue le lieu de chaque massacre, le théâtre de chaque douleur ; on croit entendre le cri des mourans. L’immense et vague disparition de tout un peuple frappe moins que l’accumulation de tant d’infortunes particulières que nous pouvons discerner, toucher, analyser… »

Je souhaite que l’écho de toutes ces voix d’outre-tombe puisse prêter à mes discours une force persuasive et une vertu capable de plaire aux esprits en touchant les cœurs. C’est à l’influence des grands hommes qui ont mis l’éloquence, la poésie, l’histoire, tous les arts au service des plus courageux desseins de l’intelligence humaine, que je veux attribuer l’honneur des applaudissemens et des acclamations par quoi un auditoire indulgent voulut bien accueillir, dans cette île de l’Archipel, la sincérité de mes paroles françaises. J’ai parlé, dans cette patrie des homérides, sans être trop accablé par le poids des souvenirs. La vie renouvelle toutes choses, en se renouvelant elle-même. Le drame du temps présent ne fait pas oublier les tragédies du passé. Mais l’obsession nécessaire des choses contemporaines, en occupant nos yeux, nous dispense de subir trop étroitement la hantise des siècles illustres, dont notre vue déshabituée pourrait à peine supporter l’incomparable éclat. Le rayonnement de cette prestigieuse clarté s’adoucit dans l’éloignement de la perspective ; cette lumière, en traversant des milieux nouveaux, atténue sa vivacité sans rien perdre de sa force ; nous échappons ainsi à l’excès de l’éblouissement, et cependant nous sommes encore illuminés par la radieuse influence d’un foyer d’intelligence où les plus beaux génies ont apporté leur flamme divine. On se sent protégé, sous ce ciel évocateur de visions harmonieuses, contre le danger d’écrire sans soin ou de parler sans art. Un rythme secret, dicté par une antique tradition de poésie, règle doucement le cours des mots et l’allure des gestes, comme si, dans l’air limpide, se prolongeait encore une vibration de lyres invisibles. On dirait qu’ici vraiment chacun porte en soi-même une musique intérieure où se module la parole, où s’ordonne le mouvement, où se cadence la pensée.

D’avoir entendu le chœur des voix qui, dans une langue plusieurs fois millénaire, ont su révéler aux générations nouvelles la sagesse des ancêtres, célébrer la félicité surhumaine des dieux, chanter les exploits des héros, dominer éloquemment les passions des foules, définir poétiquement l’alternance des travaux et des jours, raconter l’histoire des grands hommes, fixer les préceptes de la morale, flétrir les vices, railler les ridicules, indiquer les conditions possibles du bonheur humain, soumettre à la raison résignée ou résolue les actes de l’existence terrestre en ouvrant à l’imagination émerveillée les perspectives infinies de l’au-delà, cette terre et ce ciel de l’Archipel hellénique ont gardé une atmosphère qui ennoblit le paysage, agrandit l’horizon, comme au temps où Timon d’Athènes vantait la vivacité souple et diserte du philosophe Ariston de Chio… Les colonnes byzantines que l’on a trouvées dans la ville, côte à côte avec les reliques des siècles classiques, attestent que le chef-lieu de l’île de Chio n’a point changé de place. Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette permanence qui a résisté à tant de métamorphoses…


Au sortir de cette méditation rétrospective et de ce retour presque filial vers les immortelles images du passé vivant, c’est une impression singulièrement plaisante, que de se trouver tout à coup transporté dans un salon, parmi des élégances toutes modernes, et de s’entretenir avec des personnes qui savent parler non seulement le plus pur français, mais aussi le plus authentique parisien. Le capitaine de vaisseau Théodoraki, gouverneur de Chio, habite, avec son aimable famille, une villa spacieuse, où l’air et la lumière entrent à flots par de larges fenêtres, ouvertes sur un paysage de terre ocrée, de pierres rousses, de mer bleue. C’est l’heure du thé. Mme Théodoraki reçoit ses invités sur une terrasse ornée de balustres, d’où l’on domine, comme du haut d’un belvédère, les faubourgs de la ville, les tours en ruines d’une ancienne citadelle italienne, fort ébréchée, et les horizons du golfe que limite, sur la côte d’Asie, l’antique décor où l’on voyait briller autrefois les marbres d’Erythrée et de Clazomènes. Cette jeune femme a deux enfans, deux garçonnets beaux comme le jour. Elle me dit leurs noms. Voici le plus petit, un étonnant bambin, qui n’est pas plus haut que les cnémides d’un Palikare, et qui déjà parle comme un disciple des orateurs de la Pnyx athénienne.

— Il s’appelle Nicolas, me dit sa mère. Nous l’appelons par abréviation Niki. Ce nom, qui veut dire en grec la Victoire, nous a sans doute porté bonheur…

L’aîné, un gentil adolescent au teint mat, aux yeux noirs, au maintien déjà grave et au front pensif, est venu me serrer la main avec une politesse de gentleman.

— Celui-ci, c’est Anastase, me dit la jeune mère, ingénument fière de ses deux enfans… Anastase, un singulier nom, n’est-ce pas ?

— Mais, madame, je vous assure…

— Je sais, je sais, les Parisiens sont très polis. Mais chez vous ces noms d’Anastase, d’Anastasie ne sont pas précisément à la mode. Nous autres, nous les aimons. Nous les donnons volontiers à nos enfans, dans les actes de baptême et sur les registres de l’état civil, parce que ces vieux mots de notre langue ancienne, devenue chrétienne, signifient résurrection.

Anastase et Niki, Résurrection et la Victoire, enfans délicieux, heureux, naïvement enorgueillis par le succès de la récente croisade et par le renouveau de l’hellénisme, aident leur mère à faire les honneurs de la maison du gouverneur. Le thé de Ceylan, blond et parfumé, fume légèrement, comme un tiède nectar, en des tasses de porcelaine fine. Les petits gâteaux, les tartines rôties et beurrées se rangent, autour de la théière et de la bouilloire, sur l’émail des assiettes fragiles, près des napperons ajourés et brodés. On me parle de Paris, des dernières élections académiques, de nos livres récens, de nos théâtres. Et, comme je ne veux pas être en reste de politesse envers une société si affable, je dis l’impression que je viens d’éprouver en traversant, pour venir à cette maison du nouveau gouverneur, tout un quartier de la ville rajeunie, pavoisée aux couleurs helléniques.

— Oui, intervient la maîtresse de cette accueillante maison, nous avons fait fleurir dans l’Archipel, et aussi en Macédoine, en Épire, quelques bleuets. Je suis heureuse, monsieur, qu’ils soient de votre goût.

De la terrasse où je prends ma part d’un délicat plaisir dans l’échange de ces propos ingénieux et touchans, on voit les habitans de l’île se diriger en longues théories d’hommes, de femmes et d’enfans vers le port dont les eaux calmes sont déjà envermeillées par cet effet de soleil incliné que renouvelle chaque jour en été, sous le ciel de l’Orient, le rayonnement de l’après-midi, aux approches du crépuscule merveilleux, aussi doux que l’aurore aux doigts de roses. Le môle, les promontoires rocheux ou boisés, les vieux pans de muraille en briques et en pierre qu’on a laissés debout sur l’acropole antique après avoir démantelé la forteresse génoise, vénitienne et turque, les parapets de la jetée neuve et jusqu’aux rebords du brise-lames, en avant de la nouvelle darse, toutes les hauteurs où l’on peut monter, tous les points culminans où l’on peut se hisser et faire le guet, tous les observatoires d’où la vue, aidée par des lunettes d’approche, peut s’étendre au loin, tous les terre-pleins, toutes les guérites des remparts se couvrent d’une multitude innombrable qui va au-devant de la flotte de guerre, et qui voudrait marcher sur la mer pour accueillir de plus près les vaisseaux libérateurs.

La ligne bleue de l’horizon révèle des silhouettes sombres qui viennent du côté de Phocée, s’avancent, grandissent progressivement, prennent une forme de plus en plus nette et proche dans l’azur lumineux de la mer et du ciel. Les éclaireurs d’escadre précèdent les croiseurs cuirassés, au milieu desquels se distingue, par les proportions d’un profit plus ample, la masse noire de l’Averof, surmontée d’une écharpe de fumée qui domine ses batteries et sa mâture.

— L’Averof, notre Averof ! s’écrie le petit Niki en battant des mains, avec un transport d’enthousiasme que sa nurse anglaise contemple d’un œil à la fois sévère et attendri.

Et le jeune Anastase, plus calme, non moins heureux, fixe sur ce spectacle historique un regard silencieux où se prolonge l’expression d’une sorte d’extase et de félicité intérieure… Oui, cette fois, c’est bien la résurrection.

— Encore un peu de thé, monsieur ? Des petits gâteaux ?

Ces mots, prononcés en français par la voix musicale d’une aimable femme, ont interrompu le rêve sans dissiper l’enchantement. La journée s’achève ainsi, dans une suite de propos agréables et d’émotions fortes. C’est une délicieuse fin d’après-midi. La rade, miroitante comme une glace de cristal bleu, reflète en ses profondeurs l’image inverse des maisons peintes qui tournent leurs façades vers l’ouverture du port, du côté de l’Orient. Cependant les navires de l’escadre manœuvrent en réduisant leur vitesse pour entrer de conserve dans le chenal qui sépare Chio des rivages de l’Anatolie, et dont les eaux calmes et le fond de sable offrent aux marins un abri toujours assuré. On entend le sifflet des maîtres d’équipage ; le treillis des agrès se précise ; on voit des pavillons de signaux, hissés aux grands mâts, aux flèches d’artimon et de misaine. Tandis que les croiseurs cuirassés mouillent leurs ancres au large, les bâtimens légers, les contre-torpilleurs agiles, effilés comme des fuseaux d’acier, pénètrent facilement dans le port neuf, par le goulet, entre les deux phares. Les pavillons bleus et blancs, couleur du ciel et de la mer, ont des frissons palpitans d’ailes joyeuses dans la paix sereine de ce beau jour.

Les cloches des églises sonnent, tintent, chantent doucement, dans la lumière divine, avec des suavités d’angélus. Nul bruit parmi la foule. Point de vacarme ni de tumulte. On dirait une assemblée de pèlerins en contemplation devant l’accomplissement d’un miracle longtemps promis, longtemps attendu, et dont plusieurs générations avaient désespéré de pouvoir jamais constater l’évidence. Chacun semble se demander si tout cela est vrai, s’il n’est pas le jouet d’un de ces rêves qu’autrefois, dit-on, la miséricorde des dieux envoyait aux mortels afin de les divertir doucement d’une souffrance trop rude. Mais voici que les contre-torpilleurs, auxquels les voiliers et les paquebots du commerce ont fait place dans le port, viennent s’amarrer aux bornes du quai, près de la douane qui a remplacé l’ancien fondouck. On peut les voir de près. On suit du regard le va-et-vient des timoniers en vareuse bleue et béret blanc. On entend la voix des officiers de quart, qui dirigent la manœuvre du haut des passerelles de commandement. On voit les gabiers haler sur les câbles ; on peut lire à l’arrière des carènes, en lettres de cuivre doré, sur les carapaces métalliques, ces noms grecs que les journaux ont si souvent répétés à propos des longues croisières de cet hiver : Doxa (la Gloire) ; Thyella (la Tempête) ; Sphendoni (la Baïonnette) ; Aspis (le Bouclier)… Des canots, des baleinières, des youyous se détachent, poussés par la nage vigoureuse des avirons, menant à terre, au rythme des rameurs de la marine royale, les commissaires en quête de provisions, les vaguemestres des équipages à la recherche du courrier. Les bateliers du port s’amusent à reconnaître les grades aux galons d’or et d’argent des casquettes marines, et à déchiffrer les noms des navires sur les bérets des matelots.

Voici venir le soir tiède et parfumé. La lumière, après les heures éblouissantes et chaudes, se fait plus douce, comme pour caresser la terre apaisée, à mesure que s’éteignent les saphirs et les bleuets de la mer. L’ombre des pins, des platanes, des cyprès et des térébinthes s’allonge sur les chemins qui grimpent en zigzag vers les sommets gris-perle ou dévalent en sinuosités vers les grèves blondes. Les sommets inégaux des montagnes d’Asie, dans la vaste échappée des perspectives aériennes, aux arrière-plans, là-bas, en plein ciel, au-dessus d’Erythrée et de Clazomène, sont encore nuancés d’un rose crépusculaire que pâlit, de degré en degré, la métamorphose imperceptible, vaporeuse et comme un peu chimérique des tons atténués et fondus par l’approche de la nuit. Le soleil décline et va disparaître aux brasiers du couchant. C’est l’instant où, dans toutes les flottes de guerre, on amène le pavillon national, avec le cérémonial réglementaire des « couleurs, » partout, ce salut quotidien au symbole de la patrie vivante, armée pour la défense de ses droits et de son honneur, est un acte profondément émouvant. Ici, en raison des souvenirs qui hantent tous les esprits, et qui s’associent, dans le fond des cœurs, à tant d’espérances neuves, ce rite militaire, solennel et religieux comme une prière du soir, prend un caractère particulièrement touchant et grave. Et, lorsque les couleurs, glissant le long de la drisse d’artimon, en présence de la garde d’honneur qui présente les armes, ont disparu avec le soleil et sont rentrées dans l’ombre jusqu’au réveil du lendemain, les échos de l’île délivrée s’émeuvent aux cadences d’un chant noble et lentement mesuré, que propagent en flots d’harmonie les ondes sonores de la mer., C’est la musique du vaisseau-amiral, qui joue l’hymne national, le cantique du poète Solomos :


Nous t’avons reconnue au tranchant de ton glaive ;
Tes yeux sont doux comme une étoile qui se lève
Sur l’insondable deuil d’un tombeau dévasté ;
Salut ! Nous te ferons de belles fiançailles ;
Après tant de misère et tant de funérailles,
Salut, salut, ô Liberté !


Et maintenant, pour que la fin d’un si beau jour ne menace point de tristesse nocturne l’heureuse insomnie des habitans de cette île qui ne veut pas s’endormir au milieu d’une si mémorable fête, les feux électriques de l’escadre resplendissent ainsi qu’une illumination de féerie. Pas un mât qui n’arbore à sa pointe une aigrette scintillante. Pas une vergue qui ne soit parée d’un collier d’étincelles ou d’une grappe de flammes. Pas un hublot dont la clarté ne soit comparable au rayonnement d’un clair de lune. Pas une vague qui ne berce au langoureux va-et-vient des remous sommeillans un bouquet de feu d’artifice. Les puissans projecteurs du vaisseau-amiral et des croiseurs cuirassés dirigent leurs lueurs sur la ville, entre-croisent leurs faisceaux lumineux, s’arrêtent çà et là, révélant un groupe de maisons, un coin de paysage, une foule massée sur la proue d’un promontoire qui brusquement sort des ténèbres. A travers les voiles de la nuit sereine, sous l’étincellement céleste des pléiades amies, les longues antennes électriques, dardées au loin, vont chercher, frôler, saisir, jusqu’aux replis des ravines, dans la montagne, les villages qui s’étaient cachés la pendant des siècles de terreur, et qui maintenant sont joyeux d’être découverts. Je songe à une autre flotte qui vint jeter ses ancres au fond de cette même rade, pendant la nuit de Pâques de l’année 1822. Sept vaisseaux de haut bord, huit frégates, sous le pavillon rouge du capitan-pacha, Kara-Ali. Ce fut un mouillage lugubre, silencieux, entouré de l’épouvantable mystère qui annonce les mauvais coups…

C’est ainsi qu’une sinistre vision, souvent évoquée par le prestige souverain de l’art, de la science et de la poésie, se mêle encore aux images du présent, dans cette nuit paisible et rassurante, où les faisceaux lumineux, se rencontrant en forme de croix, dessinent magnifiquement, au-dessus de la terre et des eaux, sous le ciel étoile qui sourit aux vivans et aux morts, le signe sacré delà Rédemption.


Dimanche, 29 juin.

C’est le matin. Il y a de la joie éparse dans l’aspect des choses, dans les gestes des gens, — mais c’est une joie discrète, une animation tranquille, un enthousiasme profond, où je discerne aisément la sincère candeur d’un étonnement émerveillé. L’île païenne dont les poètes anciens avaient fait le séjour des bienheureux, l’île chrétienne dont l’évêque, en 1822, fut pendu, avec soixante-huit otages, aux vergues du capitan-pacha, l’île de Chio, tour à tour florissante et affligée, semble hésiter encore à croire aux réalités de son bonheur actuel. Six siècles de servitude ont pesé sur le pays, depuis le jour où l’anarchie de l’Archipel, sous le sceptre fragile d’Anne de Savoie, impératrice, veuve d’Andronic le Jeune, ouvrit aux corsaires de la Sérénissime République de Gênes les ports de cette île, trop attrayante pour n’être pas une proie ardemment convoitée !

C’était en 1346… Depuis cette époque, l’habitude de l’humiliation a si durement courbé les têtes, qu’elles hésitent encore à se relever tout à fait. Les descendans des opprimés, les petits-fils des massacrés ont besoin de s’initier à l’accoutumance de la liberté et presque de se réconcilier avec la vie. Ils voient, dans leurs souvenirs héréditaires, une longue série de condottières italiens, d’émirs sarrasins, de routiers catalans, de pachas turcs. Le pli de l’esclavage est lent à s’effacer des corps et des âmes. Et puis, cette terre, désolée tour à tour par les rigueurs de la nature et par la malice des hommes, montre encore toutes ses blessures. A côté des traces du tremblement de terre de 1881, on voit le contre-coup de l’affreux massacre de 1822. : Cette horrible saignée a pour longtemps anémié la population de Chio, méthodiquement décimée par les assassins officiels qui furent expédiés dans l’ile pour exécuter les ordres du sultan Mahmoud. L’amiral turc lâcha sur les rivages de cette île, alors riche et prospère, une horde épouvantable de Kurdes, de Lazes, de zeybecks et de bachi-bouzoucks, recrutés parmi les plus féroces peuplades de l’Asie de Gengis-Khan et de Tamerlan. L’escadre du capitan-pacha, ouvrant toutes ses coupées, lâchant toutes ses barcasses, déchaîna une effroyable ruée de tueurs sur les pauvres gens qu’avait marqués la fureur d’un padischah en colère contre les plus paisibles de ses sujets. On sait le reste. Les meilleurs historiens évaluent à un total de vingt-trois mille personnes le chiffre des victimes de ce carnage commandé. Les enfans et les femmes qu’on n’égorgea point furent vendus comme esclaves, au nombre de quarante-cinq mille… J’ai vu dans un charnier, au monastère d’Aghios Minas, à quelque distance du chef-lieu de l’ile, un monceau d’ossemens mutilés. On m’a montré des crânes tailladés de cinq ou six coups de sabre : seule, la dernière entaille, plus profonde, avait jeté à terre la malheureuse victime, ainsi hachée. L’horreur des doigts coupés atteste encore l’inutile protestation opposée par l’innocente faiblesse à l’acharnement des bourreaux. Lorsque l’ambassadeur de France à Constantinople, qui était alors le marquis de La Tour-Maubourg, fit parvenir au vicomte Mathieu de Montmorency, ministre-secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, un rapport sur cette atroce tuerie, d’après les informations recueillies sur place par M. David, consul général à Smyrne, et par M. Henri Guys, vice-consul à Chio, une vive émotion se manifesta dans les conseils du gouvernement et à la Chambre des députés, notamment sur les bancs où siégeaient MM. Villemain, de Bonald, Clausel de Coussergues, le comte de Marcellus, le général Foy. On sait que Chateaubriand, qui était alors ambassadeur à Londres, écrivit dès ce temps-là quelques-unes des nobles pages qui ont éveillé, en faveur de l’hellénisme meurtri et de l’humanité outragée, le génie naissant de Victor Hugo.

Aujourd’hui, l’attitude des habitans de cette île ensanglantée et dépeuplée révèle encore une visible hérédité d’épouvante, Le souvenir de l’inoubliable panique pèse comme un cauchemar sur l’allégresse des temps nouveaux. Hier, ces braves gens étaient encore des ratas, soumis à l’humiliant impôt du kharadj. Une longue plainte ancestrale gémit encore au fond de leurs âmes. C’est pourquoi, malgré la joie intense qui fait battre ici tous les cœurs, il est évident que les lèvres n’osent pas exprimer tout à fait ce que chacun éprouve au fond de soi. Si ce n’était pas vrai, pourtant, tout ce que l’on voit aujourd’hui ?… Si la servitude six fois séculaire allait revenir ?… On dirait que ces questions obsèdent parfois d’une appréhension secrète les esprits déconcertés et les voix hésitantes. Délivrée depuis plusieurs mois déjà, l’ile de Chio n’ose pas encore, dirait-on, croire à sa délivrance. C’est pourquoi le maire, autrement dit le « démarque » du chef-lieu encourage ses administrés. Lorsqu’ils crient avec indolence et d’un air un peu las, sous le soleil qui chauffe cependant leurs têtes pensives de convalescens, le bon démarque les anime de son geste paternel, les anime de sa voix cordiale, donne la mesure et le ton, comme un chef d’orchestre :

— Allons, mes enfans, criez donc bien fort, puisque vous en avez envie ! Φωνάζετε, παίδια (Phônazete, paidia) !…

Rassurés par cette admonestation municipale, les insulaires de Chio se décident enfin à crier sans crainte : Zitó !… C’est un long cri de joie, une acclamation à la fois tendre et formidable, l’explosion d’un sentiment longtemps comprimé et qui enfin éclate. C’est l’initiation à l’espérance nouvelle. C’est le premier salut à la liberté, après tant d’années, tant de siècles, où ce malheureux pays fut en quelque sorte stupéfié par la terreur. La voix des hommes se mêle en chœur à la voix des femmes et des enfans, aux bénédictions chevrotantes des vieillards, pour répéter, sur le passage de ces gens de guerre, qui sont des messagers de paix :

— Vive notre navarque !

— Vive notre flotte !

— Vivent nos marins !

Si nous étions en Crète ou à Samos, quelle mousqueterie ! Que de fusillades et de pistolades ! Mais nous sommes dans une île pacifique. Pour voir le défilé du cortège qui va se rendre processionnellement à l’église métropolitaine, la foule se range, en double haie, le long des rues étroites où l’on a disposé des arcs de triomphe en verdure, des tapis et des voûtes de feuillage, des palmes en éventail, des couronnes de fleurs, entourant d’une décoration multicolore et embaumée les effigies du roi Georges et du roi Constantin, les portraits de M. Venizelos et de l’amiral Coundouriotis. Le cortège s’avance sur une jonchée de fleurs, jetées à pleines corbeilles. Aux fenêtres pavoisées, aux balcons enguirlandés, on voit sourire des visages de femmes dans l’encadrement des persiennes ouvertes et des volets déclos, briller d’admirables yeux noirs. Une molle et douce pluie de roses, d’œillets, de jasmins tombe des mains tendues au-dessus de ces passans dont l’apparition est un heureux présage. On respire l’odeur des feuilles du citronnier et de la fleur d’oranger. C’est un triomphe charmant. On y remarque l’expression d’un grand respect, amicalement tempéré par une familiarité affectueuse. Et c’est un spectacle très agréable à l’œil, que ce défilé d’uniformes blancs, impeccablement corrects, parmi cette ornementation naïvement inventée par la fantaisie d’un peuple heureux d’être enfin délivré.

La modestie de l’amiral, à qui s’adressent tous ces témoignages de l’allégresse nationale, est un trait à noter parmi tant de détails, recueillis au passage, au hasard des rencontres.

Le commandant en chef de l’escadre de la mer Egée aimerait mieux, sans doute, être à son poste de combat qu’à cette place d’honneur. Comme la plupart des gens très braves devant le danger, ce vaillant homme de mer, ce fils d’une lignée de brûlotiers d’Hydra est timide en présence d’un discours à entendre ou à faire. Cette rumeur d’ovation le gêne, l’étonné et semble quelque peu le déconcerter. Il s’y prête cependant, avec beaucoup de bonne grâce, parce qu’il sait tout le plaisir que procure aux populations de l’Archipel la présence de sa flotte longtemps attendue. Il sourit, d’un sourire discret, très doux, qui est comme l’expression voilée et muette de la profonde satisfaction qu’il éprouve à voir se réaliser ainsi, sous ses yeux, le grand rêve national et populaire, l’idée impérissable qui, de siècle en siècle, de génération en génération, a soutenu la foi et l’espérance des opprimés, en leur donnant la force de croire malgré tout, et d’espérer quand même, alors que tout le monde, autour d’eux, désespérait de leurs destinées. Et c’est vraiment beau, c’est tout à fait émouvant, ce spectacle d’un chef de guerre qui entre ainsi en pacificateur chez ses frères affranchis, et qui reçoit avec cette simplicité affable.et sérieuse les justes témoignages de la reconnaissance publique.

Détail touchant. La fille de l’amiral, qui depuis le commencement de la campagne navale n’a pas pu voir son père, est venue, ces jours-ci, de Londres, pour prendre part à ces réjouissances passionnées. C’est une jeune fille jolie et gracieuse à souhait. Elle accompagne son père, marche à côté de lui, avec une simplicité souriante, à la tête du cortège triomphal. Sa présence donne à cette pompe le caractère presque intime d’une fête de famille. Elle est naïvement heureuse de voir toutes ces fleurs effeuiller sur son passage leurs corolles parfumées, tous ces cœurs s’unir dans le même sentiment de plaisir et de gratitude, toutes ces voix pousser des acclamations en l’honneur du nom paternel.

Ainsi précédé, suivi, accompagné de tous côtés par une foule innombrable, tandis que les enfans des écoles chrétiennes, sous la conduite d’une élite d’instituteurs patriotes, chantent de tout cœur et à pleine voix l’hymne national des Hellènes et les refrains héroïques de l’Epire souffrante ou de la Macédoine captive, le cortège s’arrête aux propylées de la basilique, sous les arcades d’un narthex peint en bleu céleste. Cloches et clochettes sonnent en joyeux carillons. Le métropolite de Chio, Mgr Hiéronyme, est là en habits pontificaux, la tiare en tête, la crosse en main, pour recevoir l’amiral et les officiers de la marine royale hellénique. La tradition ethnique de l’hellénisme unit étroitement la religion à la patrie, et veut que l’Église, dans les heures radieuses comme dans les jours sombres, prenne sa part des grandes émotions de l’Etat.

Le pittoresque décor du christianisme oriental tout étincelant de cierges allumés, de mosaïques scintillantes et d’icônes ornées de pierreries, rehausse de toutes les splendeurs d’une très ancienne liturgie byzantine l’actualité de cette scène. Le cortège entre dans l’église illuminée, pavoisée pour un Te Deum. Les orgues font entendre un chant de joie, auquel s’associent les voix graves des archidiacres, les voix aiguës des enfans de chœur. ; L’encens fume dans des cassolettes d’argent et d’or. La foule envahit la basilique métropolitaine pour assister à la doxologie qui sera la consécration de la victoire. Je comprends le mot « église, » qui veut dire « lieu d’assemblée, » en voyant le peuple entrer dans la vaste nef, où s’établit tout à coup, après le tumulte ensoleillé du dehors, un émouvant silence, qui s’harmonise avec l’ombre des voûtes et avec le recueillement mystique des figures peintes sur l’iconostase. Face à face, l’un assis à gauche du sanctuaire et du tabernacle, dans une sorte de chaire entourée d’une balustrade, l’autre installé sous un dais dans sa cathèdre épiscopale, l’amiral et le métropolite ont échangé un long regard muet. Le pasteur du troupeau longtemps captif semblait dire en cette méditation éloquemment silencieuse : — Voici l’échéance longtemps attendue par ceux qui jusqu’à présent n’ont vécu que d’un aliment moral et d’une nourriture spirituelle. Sans puissance effective, dépourvu de tout moyen matériel d’imposer son autorité, souvent exposé aux pires injures et aux plus cruelles représailles par la ténacité de sa propagande patriotique, ce clergé a su maintenir intacte, au fond des âmes, comme un dépôt idéal et inaliénable, l’espérance aujourd’hui réalisée. Nous subsistons parce que nous avons résisté. L’épreuve imposée par Dieu à la chrétienté d’Orient, comme une punition pour les péchés de Byzance, est terminée.

Sous la bénédiction épiscopale du vénérable prélat, toutes les têtes s’inclinent. C’est un instant d’unanimité chrétienne, où l’on voit que la force morale est la première garantie de la puissance matérielle. Heureux les peuples chez qui une longue communauté d’idées et de sentimens a fait de la fraternité religieuse une concorde nationale ! On ne connaît pas ici la manie de l’anticléricalisme. La reconnaissance des Hellènes envers leur Église est proportionnée aux services rendus à la cause populaire par les autorités ecclésiastiques. Chez eux, l’instituteur et le prêtre sont d’accord pour exalter la grandeur du devoir militaire. La défense de la foi se confond avec les revendications de la patrie. Les épées des officiers et les crosses des évêques montrent d’un geste unanime le chemin de la victoire.

Je regarde l’amiral, qui est debout, en face de l’évêque, au milieu de son état-major. Il porte avec une aisance toute juvénile la tenue d’été de la marine hellénique. Il est tout blanc, depuis la pointe de ses souliers de toile jusqu’à la coiffe de sa casquette de drap. Son grade est indiqué simplement, sur l’épaule, par une étroite bande d’étoffe noire, où sont brodés en or les insignes du haut commandement. Le commandant en chef de l’escadre de la mer Egée, étant aide de camp du Roi, porte des aiguillettes d’or sur sa tunique blanche. Il n’a point d’autre décoration que la croix du Sauveur, fixée en sautoir à la cravate bleue des commandeurs de l’ordre royal hellénique. L’ensemble de cette tenue est à la fois sévère, avenant, fort distingué.

Les intrépides officiers qui, pendant plus de six mois de navigation hivernale, ont mené à bord des cuirassés ou des contre-torpilleurs de l’escadre chargée de fermer l’Hellespont, la rude campagne de la mer de Thrace ont un air grave et recueilli.

Je les vois défiler lentement un à un, baisant respectueusement, au passage, l’icône présentée aux fidèles par le métropolite. Celui-ci aperçoit dans l’assistance un Français, un défenseur sincère de l’hellénisme, venu en ami et aussi en curieux, et cherchant un coin pourvoir sans être vu. Mais Mgr Hiéronyme a une telle autorité naturelle dans l’attitude, dans le regard, dans le geste, qu’on ne peut se dispenser de lui obéir, même si l’on n’est pas un des paroissiens ordinaires de sa cathédrale. Bon gré mal gré, d’un geste péremptoire, il me fait asseoir à la première place, à sa droite. Je puis ainsi voir de près cette belle figure sacerdotale, empreinte d’énergie militante et d’impérieuse bonté. Avec sa large barbe grisonnante, ses épaules trapues, son encolure râblée, sa carrure puissante, Mgr Hiéronyme ressemble à un de ces patriarches guerriers qui, dans les angoisses de l’empire chrétien d’Orient, assistèrent de leurs conseils et fortifièrent par l’exemple de leurs vertus combatives les souverains de la dynastie macédonienne, un Jean Zimiscès, un Nicéphore Phocas, ou l’héroïque empereur Basile II, surnommé le Bulgaroctone. Son aspect aurait même une rudesse toute martiale, si dans la lumière de son regard bienveillant et dans la sérénité de son éloquence patriotique et chrétienne on ne lisait clairement la mansuétude d’une âme éprise de pacification évangélique. Je suis profondément reconnaissant au digne métropolite de Chio, pour les nobles paroles qu’il a consacrées en cette circonstance solennelle, devant cet auditoire exceptionnel, à la louange de la France. C’est apparemment le glorieux privilège de notre nation, que rien de grand ne puisse s’accomplir en ce monde sans que son nom soit prononcé. J’ai entendu ce nom, publiquement associé par une poignante prédication à la joie de tout un peuple, retentir dans cette basilique métropolitaine de l’Archipel, comme un symbole de délivrance et comme un signal de résurrection. J’ai vu, à ce moment, combien rayonne le génie bienfaisant et secourable de notre patrie, et comment on ressent, à l’heure des crises décisives où l’histoire se confond avec la poésie dans le dénouement d’un grand drame, les palpitations de son généreux cœur.

J’apprends à mieux connaître mon pays en voyant ce qu’il représente aux yeux des populations chrétiennes qui, après un long servage, ont pu enfin goûter les fruits savoureux de la liberté. Vraiment, il n’y a pas dans le moindre îlot de cet Archipel, enfin délivré d’une sujétion séculaire, un seul raïa libéré qui ne se croie redevable d’un tribut de reconnaissance envers le peuple français, considéré partout comme un peuple libérateur. Notre histoire a laissé dans la mémoire des hommes un tel sillage de gloire, que les assauts de la fortune adverse n’ont jamais pu effacer, au cours des siècles révolus, cette trace lumineuse. Le plus humble des enfans de la France maternelle bénéficie à toute heure, en tout lieu, d’un héritage immatériel et sacré. C’est comme un capital, accumulé par le prodigieux labeur de ceux qui nous ont précédés dans la vie, et qui continuent d’ennoblir notre existence par l’invisible tutelle de leurs inestimables bienfaits. Je tiens à m’expliquer à moi-même ce que je vois et ce que j’entends ici… Est-ce qu’il n’y a pas, dans ce spectacle d’aujourd’hui, un évident ressouvenir des Français d’autrefois ? Est-il nécessaire d’être un historien spécialement versé dans l’étude des générations défuntes, pour savoir qu’un bon Français, attiré vers l’Orient par son goût des voyages avant d’y être fixé par les malheurs de sa vie, messire Jacques Cœur, natif de Bourges, en son vivant maître des monnaies, argentier du roi Charles VII, compagnon d’armes des plus célèbres capitaines français, tels que Dunois, Xaintrailles, La Hire, ensuite capitaine général du pape Nicolas V contre les Infidèles, vint mourir à Chio, le 25 novembre 1456, et que sa dépouille mortelle fut ensevelie ici même en l’église des Cordeliers ?… J’ai appris aussi, en lisant des livres d’histoire, que le marquis de Nointel, ambassadeur du roi Louis XIV auprès de la Sublime Porte, vint ici, en 1673, avec son fidèle secrétaire, Antoine Galland, futur traducteur des Mille et une Nuits, et que les habitans de l’île profitèrent de sa présence pour célébrer des fêtes à l’occasion du siège de Maastricht et en l’honneur du marquis de Vauban qui s’était emparé de cette place forte… Enfin, l’un des officiers d’ordonnance de l’amiral me disait, ce matin même, que l’on peut trouver encore à Chio quelques vieillards qui se souviennent d’avoir vu, tout enfans, le colonel Fabvier. Cet intrépide philhellène, qui avait juré de « tout donner avec plaisir » pourvu « qu’il en retournât quelque chose à la gloire du nom français, » débarqua ici, avec une troupe de volontaires, dans la matinée du 28 octobre 1827. C’était un survivant des grandes épopées, un véritable chevalier sans peur et sans reproche. Pendant deux mois, n’ayant qu’une petite batterie de quatre canons contre cent cinquante bouches à feu, il assiégea la citadelle occupée par le gouverneur Yousouf pacha. Il aurait péri dans cette entreprise héroïque, si M. Gaultier de Rigny, capitaine de vaisseau, commandant notre station navale du Levant, ne lui eût envoyé au port de Mesta un navire, la Fleur-de-Lys, où il ne voulut prendre passage qu’après avoir fait embarquer les proscrits et les fugitifs qui avaient cherché un refuge dans son camp. Toutes ces images, évocatrices d’un passé lointain ou récent, me parlent d’une tradition française qui, jusque dans les visions d’aujourd’hui, se maintient et se continue.

J’entendrai longtemps la voix de cet évêque, disant aux fidèles de son diocèse, groupés debout, autour de lui, pour ce service d’actions de grâces : « Mes frères, n’oubliez jamais, dans vos prières et dans vos méditations, d’unir au nom de la Grèce le nom de la France. L’une est votre patrie réelle, l’autre est en quelque sorte votre patrie idéale. Ne les séparez jamais l’une de l’autre. Elles sont inséparables, étant unies pour toujours par les liens d’une fraternité indissoluble. » A l’appel de l’évêque, la foule a répondu, dans l’église, par le cri de : « Zitó i Gallia ! Vive la France ! » Je voudrais, dans cette relation véridique, propager l’écho de cette cordiale acclamation.

Le Te Deum, la « doxologie, » comme on dit ici, s’achève in hymnis et canticis. L’arôme de l’encens se mêle à l’odeur de la cire, monte en spirales de fumées bleues et de senteurs suaves vers les voûtes de l’abside étoilée où apparaît, nimbée d’auréoles qu’enlumina le pinceau rituel d’un imagier byzantin, précurseur de Giotto, la figure douce du Bon Pasteur portant l’agneau pascal. La clarté des vitraux et le flamboiement des cierges font chatoyer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sur les métaux ciselés et le cristal à facettes, sur les tissus historiés des ornemens ecclésiastiques et des vêtures sacerdotales. Un symbolisme compliqué, raffiné, à la fois naïf et ingénu, multiplie en miniatures multicolores, sur la soie des dalmatiques, des chasubles et des étoles, sur l’orfroi des chapes, sur les émaux des mitres et des tiares incrustées d’améthystes, de rubis et de topazes, les emblèmes et les allégories où se stylisa, en se fixant comme dans l’imagerie des mosaïques, la doctrine visionnaire des théologiens de Byzance. On voit s’épanouir des floraisons de féeries, s’ouvrir des ailes d’oiseaux et d’anges, frissonner des essaims d’abeilles, s’entre-croiser des losanges, rayonner des étoiles et des roses, perler des larmes, flamboyer des soleils, à travers la trame des étoffes brochées d’orfèvrerie et parmi les reflets de l’or ou de l’argent qu’incendie l’éclat des gemmes précieuses. L’église, remplie d’une foule de fidèles en rangs pressés, se pavoise de drapeaux bleus et blancs, dont le taffetas ondule sous la coupole d’azur, constellée de points d’or. On a suspendu partout des banderoles de toutes les couleurs, avec des devises brodées en l’honneur des braves marins qui sont les hôtes de la ville et les libérateurs de l’Archipel. Le parfum des fleurs récemment cueillies [rafraîchit l’odeur des aromates brûlés dans des cassolettes que balance le geste rituel des enfans de chœur. Les hymnes psalmodiées par la maîtrise de la cathédrale métropolitaine sont empruntées aux plus anciens antiphonaires de l’Eglise chrétienne d’Orient. Ces chants liturgiques semblent avoir gardé l’accent du christianisme primitif. Mais ils ont aussi des sonorités antiques. Ils sont scandés par des rythmes qui ont réglé peut-être les calmes modulations du chœur, la strophe, l’antistrophe et l’épode, aux temps lointains où la célébration nationale des jeux dramatiques et lyriques, auprès de l’autel du théâtre de Dionysos, chez les Athéniens, était une liturgie à la fois civique et religieuse. Dans le domaine de l’hellénisme, tant de fois saccagé par les Barbares, aujourd’hui encore encombré de débris par l’écroulement des temples en ruines et par la débandade des peuples en détresse, tout semble se transformer de fond en comble, — et, en réalité, rien ne change tout à fait. Quelles émouvantes évocations suscite dans l’esprit des témoins de ces actualités pathétiques la continuité d’une si longue histoire ! Depuis l’époque reculée où Egertios fonda le port de Chio, en face du golfe de Clazomène, l’hellénisme a fait de ce pays un de ses séjours de prédilection. La race antique s’est fortement établie sur ce sol, résistant aux agressions brusques des conquérans ou à l’invasion lente des métèques. Les syllabes millénaires des dialectes d’Ionie sonnent encore, à la façon d’une gentille musique, sur les lèvres des femmes de ce pays, après quinze siècles de vicissitudes historiques et légendaires. Fustel de Coulanges a retrouvé ici, dans l’euphonie du grec moderne, toutes les beautés du grec ancien. C’est la même harmonie, la même souplesse d’expression, la même richesse de nuances. Tous les noms des villages de cette île, Coronée, Elatée, Livadie, Delphinion, ont des origines vénérables et des sonorités charmantes. Et ce n’est point seulement par l’influence des écoles que s’est maintenue ainsi la grâce impérieuse du langage des ancêtres. La première école hellénique de Chio, foyer de propagande évangélique et nationale, date seulement du XVIIIe siècle. Auparavant, c’est la tradition orale qui a maintenu l’intégrité du parler natal. Ici, chaque paysan est un helléniste spontanément dévoué à la conservation de cet héritage inaliénable. C’est pourquoi le discours de l’évêque, en ce jour de fête, a été si bien compris par cet auditoire, qui répond, dans l’église même, par d’enthousiastes acclamations… Zitó !… Zitó !

Et maintenant, Mgr Hiéronyme, ayant quitté sa chape dorée, sa tiare étincelante et sa houlette incrustée de pierres précieuses, ne gardant de ses ornemens que la croix pectorale qui brille sur sa robe noire, devient le plus simple et le plus affable des maîtres de maison, pour nous faire entrer chez lui, dans sa résidence épiscopale, et pour nous offrir, à la mode du pays, le glyco, les aiguières d’eau pure, les cigarettes levantines, les petites tasses de café savoureux et parfumé, toutes les exquises douceurs qui donnent un goût particulier à l’hospitalité orientale. Nous sommes nombreux, dans cette grande salle spacieuse et claire, assis sur les divans du vénérable prélat, qui se multiplie avec beaucoup de bonne grâce, afin de faire honneur à tous ses invités. Il me fait asseoir tout près de lui, à côté de l’amiral, et je suis confus autant que touché de cette nouvelle attention, dictée par une politesse si délicatement obligeante. Les serviteurs de l’évêché s’avancent vers nous, avec un respect discret, plein d’onction ecclésiastique. Ils ont un pas feutré, silencieux. Ils semblent glisser plutôt que marcher sur la toison multicolore des tapis moelleux et sur la peluche des carpettes où s’enfonce doucement le cuir souple de leurs sandales. Ils s’inclinent, font la révérence en apportant les plateaux d’argent ciselé où l’on voit, parmi des miroitemens de métal poli, le loukoum aux pistaches et à la vanille voisiner avec des confitures de cédrat et de roses. Nectar et ambroisie. On prend une cuillerée de ceci, un morceau de cela. On se parfume la bouche avec une quintessence de fleurs ou avec une pastille aromatisée de miel. Ensuite, on se rafraîchit en buvant une gorgée de cette eau cristalline qui vient des sources froides et des rochers granitiques du mont Saint-Elie, et dont les insulaires de Chio sont très friands. Enfin, on déguste du moka dans des tasses de porcelaine fine, on fume un tabac léger, on cause. L’amiral, très gai, très riant, plus enclin à la simplicité qui sied aux entretiens familiers qu’à la gravité inséparable des cérémonies officielles, complimente une dame que l’on vient de lui présenter, et qui est habillée de linon, chapeautée de rubans, de fleurs et d’aigrettes, chaussée de bottines à hauts talons, gantée de suède beige, — une Parisienne ou une Athénienne de l’Archipel.

— Et moi aussi, madame, lui dit-il aimablement, je me sens ici presque dans mon pays natal. Ma mère était native de Chio et me parlait souvent de son île.

Cette scène est comme une reconnaissance d’anciens amis qui se retrouvent après une longue séparation. J’y remarque des traits qui forment un agréable contraste avec la cérémonie religieuse à laquelle nous avons assisté tout à l’heure. On va et vient dans cette salle ouverte. Les groupes s’attarderaient volontiers en des propos affectueux. On ne craint pas de parler à cœur ouvert. La contrainte ancienne a cessé de peser sur les entretiens que surveillait, hier encore, l’inquisition d’une police ombrageuse et taquine. Les langues se délient, les esprits sont libérés. On respire enfin. On est heureux de vivre. L’effort des générations qui ont tant travaillé pour s’unir sans cesse à l’œuvre de la culture européenne aboutit maintenant aux plus heureux succès. J’aperçois, dans la société qui m’entoure, plusieurs professeurs du gymnase hellénique de Chio. Ces honnêtes universitaires en redingote noire avaient leur place marquée ici, tout près des brillans officiers de la marine royale. Ne sont-ils pas les propagateurs obstinés de l’idée nationale, les infatigables ouvriers du rêve séculaire qui, sous nos yeux, se réalise en un spectacle que les plus audacieux défenseurs des revendications helléniques et chrétiennes n’auraient pas osé prévoir ? Les maîtres de la jeunesse ont ainsi préparé la voie aux chefs des armées. L’intelligence hellène, longtemps accablée par la brutalité du fait accompli, désignait, par un geste invisible, la route future des vaisseaux libérateurs.

Tandis que ces pensées me sont suggérées par la satisfaction des sourires épanouis et par l’entrain des conversations joyeuses, voici que, sous les fenêtres de l’évêché, sur la place qui s’étend devant la basilique, le peuple assemblé s’impatiente Le moment est venu de retraverser la foule, pour aller à la démarchie (hôtel de ville) où l’amiral est attendu. Mgr Hiéronyme se lève, et se met en marche, s’appuyant sur son bâton pastoral, en tête de la procession. Combien j’aimerais à connaître le nom de la gracieuse fillette au visage de figurine qui m’a donné un bouquet composé de fleurs rouges, blanches et bleues, résumant ainsi dans une offrande fleurie les trois couleurs du drapeau français. Je remarque, en passant, l’extrême jeunesse et l’air énergique des institutrices qui ont mobilisé cette troupe de belles enfans, vêtues comme des demoiselles d’Occident, ces écolières au teint mat, aux yeux de jais, aux magnifiques cheveux tressés en longues nattes, roulés en torsades ou épars en boucles sombres sur la blancheur des collerettes candides. Un splendide rayonnement de soleil, répandu sur la terre et sur les eaux, sous la vaste coupole du ciel bleu, avive cette ravissante vision d’une race renouvelée, ardemment désireuse de recommencer à vivre en ce lieu assombri naguère par la hantise de la plus horrible mort. Les garçonnets des écoles sont alignés par rangs et par files, en bataille, sous la conduite des instituteurs et des sous-maîtres. Ils font le salut militaire et poussent des acclamations : Zitó,… Zitó… Quelques-uns de ces petits insulaires ont des voix suraiguës et perçantes, dont le son pénètre dans les oreilles à la façon d’une vrille. Mais toutes ces gentilles frimousses de bambins éveillés font plaisir à voir.

Halte à la nouvelle démarchie, qui servait autrefois de konak au gouverneur turc. L’amiral, ayant toujours à sa droite l’évêque du diocèse, gravit les degrés du perron. Un poste de soldats d’infanterie, baïonnette au canon, rend les honneurs. Nous entrons dans une salle éclairée par les verrières d’un large fenestrage où la lumière abonde. Au fond, un large bureau massif, carré, solidement établi. Je me souviens d’avoir vu jadis, en cet endroit, un étrange mufti, haut enturbanné, qui fumait un narghileh comme au temps où le Grand Turc n’avait d’autre souci que de guerroyer contre la République de Venise. A présent, je remarque, sur le mur même où s’adossait le sofa du mufti, un appareil téléphonique. Et juste à ce moment, on entend tinter la sonnerie du téléphone. La vibration stridente, trépidante insiste. Le capitaine de vaisseau Théodoraki, gouverneur de Chio, prend les récepteurs de nickel et répond brièvement à l’interlocuteur lointain.

Les autorités locales, présentées par le nouveau gouverneur, viennent saluer l’amiral. Voici d’abord le conseil municipal ou, comme on dit ici, la démogérontie. Les démogérontes sont presque tous chrétiens. Quelques-uns d’entre eux sont musulmans. A ceux-ci, peut-être inquiets, craintifs, redoutant on ne sait quelles représailles, l’amiral adresse des paroles rassurantes.

— Vous n’avez rien à craindre, leur dit-il. Les autorités helléniques ont apporté ici la civilisation et la paix. Vous avez exactement les mêmes droits que les autres citoyens. Travaillez en paix. Vos biens sont sous la protection de nos armes. Vous ne serez pas inquiétés dans l’exercice de votre religion.)

Ces paroles, prononcées en grec, sont parfaitement comprises par les démogérontes musulmans. Dans l’ile de Chio, comme en Crète, à Samos,.à Rhodes, à Mytilène, la plupart des Osmanlis savent le grec. Ceux que je vois ici ont de bonnes figures honnêtes et souriantes, de gros yeux placides, presque enfantins, une allure modeste et soumise, des gestes déférens et dignes, une tranquillité fataliste et résignée. Ils saluent à l’orientale, en faisant semblant de porter de la poussière à leur cœur, à leurs lèvres, à leur front. Leur costume n’est point pittoresque. Ces archontes mahométans sont, presque tous, redingotes de noir, à la mode des hommes d’Etat de la Jeune-Turquie. L’habitude du fez rouge est la seule concession qu’ils fassent encore à une couleur locale depuis longtemps abandonnée par leur tribu. Ah ! le mufti que j’ai vu dans ce même lieu, au temps de mon premier voyage, était plus exotique. Je me rappelle son turban vert et blanc, son caftan réséda, sa veste cerise, et les plis que faisait, sur ses jambes croisées, sa large culotte bouffante à la zouave. Aujourd’hui, les effendis de la hiérarchie officielle ont perdu la coutume de s’asseoir sur des sofas à la manière des scribes de l’ancienne Egypte. Ils sont entravés dans des vêtemens étroits où ils semblent n’avoir plus la liberté de leurs mouvemens. Où sont les mystérieux pachas d’autrefois, traineurs de pantoufles nonchalantes ? Et les beys romantiques dont le yatagan damasquiné se recourbait à la façon du croissant de l’Islam ?… Il faut avouer qu’un bachi-bouzouck, vêtu de cheviotte, de molleton on d’alpaga par les commis voyageurs en confections qu’expédie aux Echelles du Levant l’industrie européenne, semblera toujours moins inquiétant que le zeybeck accoutré d’un caftan de drap zinzolin et enturbanné de mousseline à ramages. On suppose qu’étant habillé comme un monsieur quelconque, il ne massacrera plus personne. Il n’infligera plus aux giaours la bastonnade sur la plante des pieds. C’est déjà un très appréciable progrès.

Les habitans de Chio sont unanimes à déclarer qu’ils jouissent en ce moment d’une tranquillité parfaite et d’une complète sécurité. Cette satisfaction, dont j’ai recueilli, ça et là, le véridique témoignage, est due aux fonctionnaires civils et militaires que le gouvernement hellénique a chargés d’administrer cette terre naguère soumise au vali ottoman du vilayet de Djezaïri Bahri Sefid. Ces nouveaux fonctionnaires portent des titres très simples, généralement empruntés aux cadres de l’administration française. Ce sont, par exemple, des ingénieurs des ponts et chaussées ou des mines, formés par les écoles techniques du royaume de Grèce, et dont plusieurs ont achevé en France leur éducation professionnelle. Ce sont de jeunes magistrats qui ont pris leurs grades à l’université d’Athènes, et qui sont venus ici pour installer à la place de la justice étrange de l’ancien medjliss un tribunal de première instance et une justice de paix. La police, la gendarmerie, tout était à réorganiser dans ce pays délaissé ou ravagé. L’ouvrage ne manquera pas à ce personnel plein de zèle et d’ardeur. L’île de Chio, bouleversée par un tremblement de terre qui effondra son sol en maint endroit, manque de routes. On ne peut accéder aux bourgs et aux villages de l’intérieur que par des pistes mal tracées, grossièrement empierrées ça et là, tourbillonnantes de poussière en été, creusées d’ornières en hiver. Les récoltes des olivettes, la Comme de l’arbre à mastic, principale richesse de l’ile, les oranges, les citrons, les amandes, les raisins de ces vignes fameuses dans l’antiquité, qui furent vantées par Aristophane, arrivent malaisément aux ports de Castro, de Langada et de Mesta.

— L’ile, me dit un jeune ingénieur, gagnera cent pour cent lorsqu’elle sera desservie par des routes carrossables, traversée par des réseaux de chemins de fer, sillonnée par des lignes de tramways.

— De tramways ?

— Eh ! mon Dieu, oui, cher monsieur. Et même nous méditons (que les dieux de l’Olympe nous le pardonnent ! ) un service d’autobus… et des chemins de fer ! Chio est fertile en produits de toute sorte. Beaucoup de ces produits se perdent, faute de moyens d’exportation. Il y a ici des minoteries, des tanneries, des moulins à huile, des distilleries de raki. Le nombre de ces établissemens doublera lorsque notre outillage économique, comme vous dites en Europe, sera suffisant. Et puis, nous aurons à reboiser les montagnes dénudées et les hautes vallées dont l’aspect désolant n’a pas manqué de frapper votre vue lorsque vous avez aperçu, du large, les falaises rocheuses de Chio… Eh ! oui, Chio est montagneuse, Χίος παιαπαλόεσσα (Chios paipaloessa), comme disait Homère. Mais nous croyons qu’aux temps antiques c’était aussi une île forestière, comme Thasos. Sur tous les points qui ont résisté aux incendies allumés par les bergers ou à la hache des charbonniers qui ont mis en fuite les Dryades, nous voyons pousser des bouquets de pins, des châtaigneraies, des touffes de térébinthes…

Tandis que les autorités civiles et militaires sont présentées à l’amiral, selon l’ordre réglé par le protocole, j’ai le plaisir de causer pendant quelques instans avec un autre ingénieur, aussi aimable et non moins documenté.

— Nous avons l’intention, me dit-il, de faire venir ici très prochainement des prospecteurs, chargés d’étudier les ressources minières de l’île. Nous la savons riche en fer, en cuivre, en manganèse, en marbre, en porphyre. Mais jusqu’ici aucun de ces gisemens n’a été convenablement exploité…

Cependant l’audience officielle a pris fin. Le défilé des fonctionnaires est terminé. Je remercie mes obligeans interlocuteurs. Le cortège se remet en marche vers le port, à travers une foule empressée, qui semble s’accroître de minute en minute. C’est une véritable panégyrie. On est venu de tous les bourgs, de tous les villages, de tous les hameaux de l’île. Je vois, mêlés aux citadins du chef-lieu, les chevriers du mont Korakari, les laboureurs du Cambos, les pêcheurs de Cardamyle et de Catophana. Les femmes, les jeunes filles de Tholo-Potami, d’Olympi, de Pyrghi, de Nénita, de Calimasia sont reconnaissables à leur barrette blanche, allongée, amincie à droite et à gauche comme un chaperon à deux pointes. Ces belles paysannes se tiennent par la main sans rien dire. Brunies, comme les contadines de la campagne romaine, par le hâle de la mer et de la montagne, elles ont des lèvres vermeilles, une taille de déesse, des traits réguliers de statues vivantes. Leur costume est singulier. D’où vient cette coutume de se draper la poitrine, sans corset ni lacet, sous les plis d’une sorte de gorgerin en forme de péplos très souple, teint de carmin, de violet, de mauve ? Est-ce un legs des lointaines olympiades où le sculpteur Boupalos de Chio et son frère Athénis, fils d’Archermos, commencèrent à modeler des figures pareilles aux très anciennes effigies que les vieux maîtres des ateliers archaïques ont dédiées aux divinités de Délos et de l’acropole d’Athènes ? Est-ce une mode importée dans les îles de la mer Egée par les femmes de ces podestats et de ces banquiers des sérénissimes républiques de Venise et de Gênes, qui firent, comme on sait, des incursions guerrières et des affaires coloniales dans ces parages enchanteurs ? Quoi qu’il en soit, on s’attarderait à regarder en détail, pour le plaisir des yeux, tous les petits tableaux dont se compose l’ensemble du spectacle offert ici, comme dans les réjouissances de Lemnos, de Mytilène, de Thasos, aux visiteurs de l’Archipel en fête. Incomparable vertu de la liberté reconquise et de la nationalité retrouvée ! Un sentiment nouveau ou renouvelé anime enfin ces visages longtemps moroses. Un mouvement de joie, que l’on avait désappris parmi tant d’épreuves, délie le geste, allège la démarche, varie l’allure de ce peuple délivré. Je vois un jeune père, qui hausse son enfant sur ses épaules, au-dessus des têtes innombrables de la multitude, comme pour l’exalter au niveau d’un triomphe inouï. Plus loin, une vieille grand’mère pleure de contentement en voyant ses petits-enfans prendre part à cette fête de la patrie renaissante. Une jonchée de feuillage frais s’étend sur le sol, comme un tapis aux nuances printanières, pour accueillir cette procession populaire qui retourne au port, sous une averse de fleurs, et que guide l’autorité chrétienne d’un chef religieux. L’évêque est toujours en tête du cortège. Il marche avec beaucoup de dignité, la main droite appuyée sur la pomme d’argent de sa haute canne d’ébène. On lui cède le pas. C’est lui qui reconduit l’amiral et l’état-major de l’escadre jusqu’à l’embarcadère où accoste la vedette de l’Averof au milieu des embarcations envoyées par les autres navires mouillés en rade. J’entends des acclamations :

— Vive la flotte !

— Vive notre navarque !

— Vive notre évêque !

Et soudain, devant la mer couleur de fleur, où la beauté du jour ennoblit comme un mirage de paradis la vision de l’Asie toute proche, au-dessus des rumeurs et des murmures de cette foule vibrante, un cri s’élève, aussitôt répété, multiplié, en français et on grec, par des milliers de voix :

Zitó i Gallia !… Vive la France !


GASTON DESCHAMPS.