L’Ardente Flibustière/09

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 34-37).

ix

Le complot



Le navire espagnol regorgeait de richesses. Il y en avait pour tous les goûts : des liqueurs et du rhum dont se gorgea l’équipage du pirate avec une prodigalité merveilleuse, des étoffes de soie dont le Rouquin se fit faire une djellaba sarrazine, et le marquis une écharpe pareille à un arc-en-ciel, de l’or, du café et du cacao sans compter deux coffrets de pierres fines. Ceux-ci, le Rouquin sut les dissimuler, mais non point à Adussias qui jura de s’en emparer.

On sut que les femmes, sauf une, étaient toutes d’une bourgeoisie madrilène trop dédaigneuse du sexe pour servir des rançons.

On décida donc de vendre cette troupe, avec les enfants des deux sexes, qui se payaient jusqu’à cent livres, pour travailler les plantations de vanille. Car on sait que la vanille mâle doit être mariée à la vanille femelle pour donner un fruit. Cette besogne, à la fois facile et délicate, était faite exprès pour des enfants de race blanche, intelligents et plus soigneux que les esclaves.

Quant à la seule femme de qualité, c’était la propre épouse du gouverneur de Santa-Fere del Cruzinor. On ne pouvait risquer de la faire racheter, car elle avouait posséder dix-sept frères et sœurs. Donc, malgré la fortune des siens, le jeu, pour la famille, n’en vaudrait pas la chandelle. D’ailleurs, ces Espagnols sont ladres en matière de rançons… Qu’en faire ? Elle servit deux nuits aux nègres et on la pendit le troisième jour, car elle n’avait pas su les contenter aussi bien que la vieille duègne qu’ils gardèrent dorénavant.

La femme ramassée par le marquis n’était que la maîtresse de l’Inquisiteur-Major de l’Andalousie. Son amant l’avait fait vêtir d’une chemise de maille pour être assuré qu’elle ne le tromperait pas durant son voyage aux îles, où elle devait recueillir un héritage inestimable : précisément les coffres de pierres précieuses dont le Rouquin s’était emparé.

Il fallut trois jours de travail pour dévêtir cette femme de sa carapace d’acier. Cela lui avait été fixé sur la chair même et soudé aux épaules par le fameux Azzana, le subtil armurier de Saragosse.

Mais, lorsque la malheureuse fut enfin nue, ce qui peut se dire nue, et que l’on vit sa peau vergetée et marquée, le marquis s’en dégoûta tout à fait. Il la donna comme soubrette à Adussias, qui, après l’avoir utilisée à la poncer, épiler et masser, s’en servit pour des soins plus intimes et finalement en fit une sorte de sigisbée féminin.

Ainsi allaient les affaires à bord du Saint-Elme, qui faisait maintenant voile vers l’île San Nosopoa-Lliga.

On y parvint le 4 août. Là furent vendus, au plus haut cours, les individus survivants et le bateau espagnol lui-même, amené d’ailleurs avec d’infinies difficultés, et non sans craintes et soucis jusqu’à ce repaire de bandits. Il faut pourtant avouer que toutes ces prises, haut cotées trouvèrent des acquéreurs généreux. Le navire fut payé vingt mille livres sterling d’Angleterre, par le fameux flibustier écossais Simsrope, dit Lord Blood. Son navire venait, en effet, d’être coulé par une frégate française et il avait difficilement échappé dans une barque, grâce à la nuit.

C’est à ce moment, que dans les bouges de San Nosopoa-Lliga, Adussias tenta de recruter un équipage dont elle serait le capitaine et qui s’emparerait du Saint-Elme sitôt qu’il reprendrait la haute mer.

Adussias garderait avec elle la maîtresse de l’Inquisiteur. Elle se nommait Carmen Bauzimalente. On l’avait surnommée Pissacier.

Quant au marquis, Pissacier fort vindicative, songeait à en tirer vengeance pour ce qu’il avait surtout paru la mépriser en la donnant gratis à la maîtresse du Rouquin. Elle espérait donc, dans l’aventure, l’égorger proprement avec la scie à métal dont il avait ouvert ses caleçons inviolables.

Le second, Griffe-Esgourde apparut, lui, pour déclarer qu’il quittait le Rouquin pour faire de la piraterie à son compte. Il venait, en effet, de s’entendre avec les matelots d’une flûte légère, très propre à la course, et il pensait pouvoir écumer tous les ports du Mexique et du Brésil.

Enfin le Saint-Elme reprit le vent. Un matin, il sortit de la crique, si bien abritée et invisible de la haute mer, où il s’était remis à neuf. L’équipage se trouvait renouvelé, sauf quatre vieux fidèles du marquis. Adussias et Pissacier ne se quittaient plus et le ciel des tropiques était témoin de leurs débordements, semblables en tous points à ceux pour lesquels Dieu brûla la ville de Gomorrhe.

Quant au Rouquin, il n’avait désormais aucun goût pour Adussias. Il ne chérissait plus qu’un mousse échappé au massacre du bateau espagnol, et qui ne le quittait pas plus que son ombre. Néanmoins, chaque jour plus abruti par l’alcool, et croyant malgré tout à l’affection de sa subtile et passionnée maîtresse, il tenait à la garder près de lui, pensant que nul complot — terreur des pirates — ne serait fomenté sans que, grâce à elle, il en soit averti.

En passant près de l’île de la Tortue, on croisa le vaisseau de haut bord conquis par le vrai roi des pirates du temps : Antoine Malouin, surnommé le comte Boutecul, dont l’audace et le sang-froid, la cruauté aussi ont laissé de tels souvenirs aux Antilles, que, dans toutes les villes, il y a une rue Boutecul.

Bien des sots se sont demandé ce qu’elle signifiait. C’est le souvenir du chevaleresque et audacieux flibustier de ce nom.

Le Saint-Elme et le Boutecul (car tous les vaisseaux dont disposa Antoine Malouin portèrent ce nom) se saluèrent du pavillon noir et le Rouquin commanda de se diriger vers le sud où il se tenait assuré de trouver, par indications données, quelques-uns des bateaux déroutés qui servaient à la Compagnie anglaise des Indes occidentales.

Une belle nuit, qu’il était saoul et accompagné de son mousse, le Rouquin vit entrer dans son petit palais, armé comme une redoute, Adussias qui, sans mot dire, lui coupa la tête.

Le lendemain, Adussias était le capitaine du Saint-Elme.