L’Ardente Flibustière/11

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 42-47).

xi

Comment finit Adussias, femme pirate, courtisane, bourgeoise, et Gouverneur colonial…


Trois jours après ce qui vient d’être conté, on rencontra un navire qui se dirigeait vers l’île de Marie-Galante et parut ma foi, fort gêné de se trouver face à face au pavillon redouté. Car, sur ordre d’Adussias, on l’avait hissé dès le début. Le vent servait le Saint-Elme. On vint à l’abordage, le temps de dire ouf, et ce fut un combat plus court que celui de l’espagnol mais aussi acharné. Il y avait là des hommes de négoce, peu courageux en général, mais qui, se sentant près de leur dernière heure, firent des prodiges d’héroïsme.

Il y eut finalement huit hommes du pirate qui succombèrent.

Parmi eux, le chirurgien, tué par mégarde d’un coup de sabre destiné à la duègne des nègres, laquelle mourut de peur, emportant dans sa tombe le secret des voluptés offertes à cinq noirs.

En vérité, personne, plus que ces hommes sombres, n’était docile et fraternel à ses amis comme eux le furent depuis la venue de l’Espagnole. Pourtant celle-ci était vieille, je l’ai dit, et laide à faire peur à un ara rouge.

Il fallut d’ailleurs déchanter sur les richesses du bateau conquis à si grand mal. On n’y trouva que du rhum, du cacao, des épices, des étoffes de laine fort laides pour vêtir des nègres de plantations dans le sud et un lot de trois mille portraits du roi d’Angleterre destinés à être vendus en façon de propagande aux colons de la Nouvelle Écosse.

Les sept femmes qu’on trouva furent convenablement violées et de la façon la plus divertissante. On les posséda tantôt pendues par les pieds, — je ne dirai pas plus — et tantôt pendues par les poignets, à une vergue qu’un mousse agitait. On les fit chanter en les violant, ensuite, à la façon de Porto en Portugal, avec des tiges de fer chauffées au rouge. Enfin on les fit remorquer au bout d’un filin sur la mer pleine de requins, jusqu’à ce qu’elles fussent dévorées.

Cela amusa tout un jour l’équipage du Saint-Elme.

Le soir, le matelot Pête-Dur, moko de Marseille-la-grande, et gaillard plein d’astuce vint voir Pissacier et lui dire que le coup était pour le soir même lorsqu’on aurait bu douze litres de rhum au moins, ce qui ne demanderait pas plus de deux heures.

Et Pissacier, qui vivait secrètement libre dans la cale, quoique Adussias la crut ferrée, se réjouit sinistrement en tâtant son corps nu qui semblait toujours avoir la lèpre.

Et elle satisfit Pête-Dur, avec joie. Le bandit venait d’ailleurs pour goûter au plaisir dont ses trois amis ne tarissaient pas.

À onze heures Adussias dormait, après avoir fait gémir sa couche avec l’aide du mousse, un petit Irlandais charmant, et dont elle ne pouvait, depuis deux jours, se rassasier.

Elle se réveilla alors, après une explicable dépression, puis fourgonna dans le lit pour retrouver, sinon le mousse lui-même en entier, du moins l’essentiel de sa personne. Or, il se leva et dit qu’il reviendrait après avoir satisfait un petit besoin. Curieuse et providentielle envie !… On saisit bien dans cette aventure, et dans son détail si vulgaire, une main divine.

Le certain c’est que le mousse ne fut remarqué dehors par personne, ni entendu. Pourtant il vit sept matelots assemblés au gaillard d’arrière et qui discutaient à voix basse. Il s’approcha en rampant et sut ce dont il retournait…

Il courut à Adussias, qui, nue, attendait sur sa couchette le retour de l’amant chéri :

— Adussias, c’est la révolte.

La femme se leva sur son séant.

— Quoi ?

— Oui ! ils sont plusieurs qui vont venir te couper la tête. J’ai vu le sabre…

Adussias était femme de décision si elle était aussi et surtout femme d’autre chose. Elle ouvrit précipitamment la porte secrète de sa vaste cabine de commandante, et fut dans un petit couloir menant au dépôt des armes et où elle avait elle-même préparé diverses choses pour une fuite. Car elle se méfiait.

Le mousse suivait.

Le temps de compter jusqu’à cent et par une trappe à côté du gouvernail, après avoir tué le timonier d’un coup de sabre, Adussias descend de l’eau, des vivres, du rhum et divers ballots dans le petit youyou qui remplace la chaloupe avec laquelle s’est enfui le marquis. Bientôt tout est prêt. On coupe le câble et le Saint-Elme s’éloigne lentement…

On entend à cette minute hurler les matelots conjurés. Ils ont enfoncé la porte de la cabine où devrait les attendre la capitaine, mais ils ont trouvé le lit vide… Et Pissacier jette aux étoiles des injures ibériques qui sonnent.

Cependant, quatre matelots, initiés aux délices qu’elle sait offrir dans les circonstances notables, lui réclament à cette occasion de les satisfaire sur-le-champ. Elle s’y adonne, sentant que le malheur est sur sa tête. C’est que la prise de possession du Saint-Elme s’accompagne de diverses mises à mort. Les familiers de la belle Adussias sont pendus. Il y en a trois. Et Pissacier se voit, par le nouveau commandant Pête-Dur, qui veut faire régner la discipline, promue au titre de maîtresse d’équipage. C’est-à-dire qu’elle aura à tour de rôle, et après tirage au sort hebdomadaire, fait le dimanche, à satisfaire l’équipage à raison de deux hommes par jour, un de midi à minuit et un de minuit à midi…

Comme elle proteste. Pête-Dur lui administre un bon coup de gourdin sur les fesses et ordonne qu’on l’attache à son lit. On le fit…

Sa misère ne devait durer que trois jours, au surplus, car le quatrième on se trouva en vue de l’îlot Saint-Gardinien où le Saint-Elme s’échoua et fut démoli par une tempête. Il ne resta, de la bande de pirates, que trois membres. Pissacier avait été oubliée sur son lit et coula avec le bateau.

Revenons à Adussias. Avec le mousse elle sut si bien, le jour venu, se diriger à la voile qu’avant d’avoir épuisé son eau et ses vivres, elle touchait l’île de Celtigo da Ponte la plus basse des Antilles.

Là, elle sut utilement complaire, surtout par son ardeur insatiable et ses connaissances galantes, à la population nègre du cru. Pour ce, on la nomma grande prêtresse du dieu de ce pays qui est le Grand Urubu.

Elle dut, il est vrai, laisser manger le pauvre mousse, car ces nègres étaient anthropophages.

Un an passa. Des navires pirates vinrent visiter l’île et Adussias put goûter du gigot de Cul-d’Escale, surpris, cuit et dévoré avec plusieurs de ses compagnons.

Mais deux années après ces événements, trois frégates battant pavillon français arrivèrent dans l’île et firent un affreux massacre des cannibales.

C’est alors qu’Adussias se fit connaître et affirma pouvoir fournir de grands trésors si on la laissait gouverner Celtigo.

Après délibération on y consentit. Adussias reçut, l’année suivante, une Commission du Roi de France. C’est à elle que sont dues les magnifiques plantations qui ornent l’île et font sa fortune.

Dix années plus tard, elle revint à Marseille près de sa patrie et son titre de Gouverneur lui valut l’estime publique.

Elle eut la Croix de Saint-Louis qui l’honora et vécut bourgeoisement, dès lors, sans que personne soupçonnât ses anciennes mœurs. On savait seulement qu’elle aimait beaucoup les petits garçons. Mais la chose n’est pas si rare. Elle est immorale, c’est entendu, d’une femme médiocre et sans gloire. Toutefois, elle devient méritoire et propre à confirmer les bons sentiments de l’estime sociale, lorsque c’est simplement le goût d’une femme glorieuse et dont la vie accidentée racheta bien des petits accidents de volupté.


FIN