L’Argent (Péguy)

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L’Argent (Péguy)
Cahiers de la QuinzaineSérie XIV, cahiers 5-8 (p. np-93).

l’argent
CAHIERS DE LA QUINZAINE

L’argent. — L’auteur de ce cahier, — du cahier qui vient, du cahier dont celui-ci n’est que l’avant-propos, — est l’homme à qui je dois le plus. J’étais un petit garçon de huit ans, perdu dans une excellente école primaire, quand M. Naudy fut nommé directeur de l’École Normale du Loiret.

Rien n’est mystérieux comme ces sourdes préparations qui attendent l’homme au seuil de toute vie. Tout est joué avant que nous ayons douze ans. Vingt ans, trente ans d’un travail acharné, toute une vie de labeur ne fera pas, ne défera pas ce qui a été fait, ce qui a été défait une fois pour toutes, avant nous, sans nous, pour nous, contre nous.

Dans toute vie il y a de ces quelques recroisements, toute vie est commandée par un très petit nombre de ces certains recroisements ; rien ne se fait sans eux ; rien ne se fait que par eux ; et le premier de tous commande tous les autres et directement et par eux tout le reste.

C’était le temps des folies scolaires. Les réactionnaires nommaient folies scolaires, dans ce temps-là, de fort honnêtes constructions, en briques ou en pierres de taille, où on apprenait à lire aux enfants. Ces folies scolaires étaient commises par l’État, par les départements, par les communes ; et quelquefois par un généreux donateur. C’étaient généralement des maisons fort propres, et qui en tout cas valaient beaucoup mieux pour les enfants que la boue du ruisseau. Et que le ruisseau de la rue. Il faut avouer que dans ce temps-là, elles, (ces folies scolaires), avaient en effet l’air un peu insolent. Non point parce qu’elles étaient somptueuses. On mettait ça dans les journaux, qu’elles étaient somptueuses. Elles étaient simplement propres ; et décentes. Mais parce qu’elles étaient un peu trop voyantes. Elles avaient poussé un peu trop partout à la fois. Et peut-être un peu trop vite. On les avait trop mis en même temps. Et celles qu’on voyait, on les voyait trop. Elles étaient trop blanches, trop rouges, trop neuves. Quarante ans sont passés sur ces coins de la terre. Un simple voyage à Orléans vous convaincrait sans peine qu’aujourd’hui tous ces bâtiments scolaires sont comme nous : ils ne sont pas trop voyants.

Par quel recroisement fallut-il que ce fut dans le vieux faubourg, à trois ou quatre cents mètres de la maison de ma mère, peut-être à moins, car j’avais les jambes courtes, qu’on venait d’achever ce palais scolaire qu’était alors l’École Normale des instituteurs du Loiret. À sept ans on me mit à l’école. Je n’étais pas près d’en sortir. Mais enfin ce n’était pas tout à fait de ma faute. Et les suites non plus ne furent sans doute point tout à fait de ma faute.

On me mit à l’École Normale. Ce ne devait pas être la dernière fois. Cela signifiait cette fois-là qu’on me fit entrer dans cette jolie petite école annexe qui demeurait dans un coin de la première cour de l’École Normale, à droite en entrant, comme une espèce de nid rectangulaire, administratif, solennel et doux. Cette petite école annexe avait naturellement un directeur à elle, qu’il fallait se garder de confondre avec le directeur de l’École Normale elle-même. Mon directeur fut M. Fautras. Je le vois encore d’ici. C’était un grand gouvernement. Il avait été prisonnier en Allemagne pendant la guerre. Il revenait de loin. Cela lui conférait un lustre sévère, une grandeur dont nous n’avons plus aucune idée. C’est dans cette même école que je devais rencontrer quelques années plus tard le véritable maître de tous mes commencements, le plus doux, le plus patient, le plus noble, le plus courtois, le plus aimé, M. Tonnelat.

Si nous vivons assez pour atteindre à l’âge des confessions, si tant d’entreprises commencées de toutes mains nous laissent l’espace de mettre par écrit un monde que nous avons connu, j’essaierai de représenter un peu ce qu’était vers 1880 cet admirable monde de l’enseignement primaire. Plus généralement j’essaierai de représenter ce qu’était alors tout cet admirable monde ouvrier et paysan, disons-le d’un mot, tout cet admirable peuple.

C’était rigoureusement l’ancienne France et le peuple de l’ancienne France. C’était un monde à qui appliqué ce beau nom, ce beau mot de peuple recevait sa pleine, son antique application. Quand on dit le peuple, aujourd’hui, on fait de la littérature, et même une des plus basses, de la littérature électorale, politique, parlementaire. Il n’y a plus de peuple. Tout le monde est bourgeois. Puisque tout le monde lit son journal. Le peu qui restait de l’ancienne ou plutôt des anciennes aristocraties est devenu une basse bourgeoisie. L’ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d’argent. L’ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d’argent. Quant aux ouvriers ils n’ont plus qu’une idée, c’est de devenir des bourgeois. C’est même ce qu’ils nomment devenir socialistes. Il n’y a guère que les paysans qui soient restés profondément paysans.

Nous avons été élevés dans un tout autre monde. On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu’un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l’ancienne France, l’ancien peuple, le peuple, tout court, qu’il a littéralement participé de l’ancienne France, du peuple. On peut même dire qu’il en a participé entièrement, car l’ancienne France était encore toute, et intacte. La débâcle s’est faite si je puis dire d’un seul tenant, et en moins de quelques années.

Nous essaierons de le dire : Nous avons connu, nous avons touché l’ancienne France et nous l’avons connue intacte. Nous en avons été enfants. Nous avons connu un peuple, nous l’avons touché, nous avons été du peuple, quand il y en avait un. Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l’ancienne France et aujourd’hui le plus insupportable des disciples de M. Maurras n’est pas pour un atome un homme de l’ancienne France.

Nous essaierons, si nous le pouvons, de représenter cela. Une femme fort intelligente, et qui se dirige allègrement vers ses septante et quelques années disait : Le monde a moins changé pendant mes soixante premières années qu’il n’a changé depuis dix ans. Il faut aller plus loin. Il faut dire avec elle, il faut dire au delà d’elle : Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans. Il y a eu l’âge antique, (et biblique). Il y a eu l’âge chrétien. Il y a l’âge moderne. Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité, (et même, au fond, d’une ferme de Xénophon), qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même. Nous essaierons de le dire. Nous avons connu un temps où quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple qui parlait. Qui sortait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu’il allait vous dire, ce n’était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin. Les libres-penseurs de ce temps-là étaient plus chrétiens que nos dévots d’aujourd’hui. Une paroisse ordinaire de ce temps-là était infiniment plus près d’une paroisse du quinzième siècle, ou du quatrième siècle, mettons du cinquième ou du huitième, que d’une paroisse actuelle.

C’est pour cela que l’on est exposé à être extrêmement injuste envers Michelet et tous ceux de sa race, et ce qui est encore peut-être plus grave à être extrêmement inentendant de Michelet et de tous ceux de sa race. À en être inintelligent. Quand aujourd’hui on dit le peuple, en effet on fait une figure, et même une assez pauvre figure, et même une figure tout à fait vaine, je veux dire une figure où on ne peut rien mettre du tout dedans. Et en outre une figure politique, et une figure parlementaire. Mais quand Michelet et ceux de sa race parlaient du peuple, c’est eux qui étaient dans la réalité même, c’est eux qui parlaient d’un être et qui avaient connu cet être. Or cet être-là, ce peuple, c’est celui que nous aussi nous avons connu, c’est celui où nous avons été élevés. C’est celui que nous avons connu encore dans son plein fonctionnement, dans toute sa vie, dans toute sa race, dans tout son beau libre jeu. Et rien ne faisait prévoir ; et il semblait que cela ne dût jamais finir. Dix ans après il n’y avait plus rien. Le peuple s’était acharné à tuer le peuple, presque instantanément, à supprimer l’être même du peuple, un peu comme la famille d’Orléans, un peu moins instantanément peut-être, s’est acharnée à tuer le roi. D’ailleurs tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme ; orléanisme de la religion ; orléanisme de la république.

Voilà ce qu’il faudrait marquer dans des Confessions. Et tâcher de le faire voir. Et tâcher de le faire entendre. D’autant plus exactement, d’autant plus précieusement, et si nous le pouvons d’autant plus uniquement que l’on ne reverra jamais cela. Il y a des innocences qui ne se recouvrent pas. Il y a des ignorances qui tombent absolument. Il y a des irréversibles dans la vie des peuples comme dans la vie des hommes. Rome n’est jamais redevenue des cabanes de paille. Non seulement, dans l’ensemble, tout est irréversible. Mais il y a des âges, des irréversibles propres.

Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. Aujourd’hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s’en veulent, se battent ; se tuent.

De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j’étais déjà indigne d’être de ce temps-là). Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait.

Il n’y avait pas cet étranglement économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort.

On ne saura jamais jusqu’où allait la décence et la justesse d’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler. Ces gens-là eussent rougi de notre meilleur ton d’aujourd’hui, qui est le ton bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.

Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. À onze heures ils chantaient en allant à la soupe. En somme c’est toujours du Hugo ; et c’est toujours à Hugo qu’il en faut revenir : Ils allaient, ils chantaient. Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout. C’est par exemple pour cela que je dis qu’un libre-penseur de ce temps-là était plus chrétien qu’un dévot de nos jours. Parce qu’un dévot de nos jours est forcément un bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.

Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au moyen-âge régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.

Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, comment a-t-on pu en faire ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup. Ce sera dans l’histoire une des plus grandes victoires, et sans doute la seule, de la démagogie bourgeoise intellectuelle. Mais il faut avouer qu’elle compte. Cette victoire.

Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. Voilà les deux qu’il faut compter. Un artisan de mon temps était un artisan de n’importe quel temps chrétien. Et sans doute peut-être de n’importe quel temps antique. Un artisan d’aujourd’hui n’est plus un artisan.

Dans ce bel honneur de métier convergeaient tous les plus beaux, tous les plus nobles sentiments. Une dignité. Une fierté. Ne jamais rien demander à personne, disaient-ils. Voilà dans quelles idées nous avons été élevés. Car demander du travail, ce n’était pas demander. C’était le plus normalement du monde, le plus naturellement réclamer, pas même réclamer. C’était se mettre à sa place dans un atelier. C’était, dans une cité laborieuse, se mettre tranquillement à la place de travail qui vous attendait. Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce que c’est que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande. C’est la bourgeoisie qui, les faisant bourgeois, leur a appris à quémander. Aujourd’hui dans cette insolence même et dans cette brutalité, dans cette sorte d’incohérence qu’ils apportent à leurs revendications il est très facile de sentir cette honte sourde, d’être forcés de demander, d’avoir été amenés, par l’événement de l’histoire économique, à quémander. Ah oui ils demandent quelque chose à quelqu’un, à présent. Ils demandent même tout à tout le monde. Exiger, c’est encore demander. C’est encore servir.

Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales.

Et encore c’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux il n’y avait pas l’ombre d’une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien.

Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu. C’était l’être même du travail qui devait être bien fait.

Et un sentiment incroyablement profond de ce que nous nommons aujourd’hui l’honneur du sport, mais en ce temps-là répandu partout. Non seulement l’idée de faire rendre le mieux, mais l’idée, dans le mieux, dans le bien, de faire rendre le plus. Non seulement à qui ferait le mieux, mais à qui en ferait le plus, c’était un beau sport continuel, qui était de toutes les heures, dont la vie même était pénétrée. Tissée. Un dégoût sans fond pour l’ouvrage mal fait. Un mépris plus que de grand seigneur pour celui qui eût mal travaillé. Mais l’idée ne leur en venait même pas.

Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier était le même honneur. C’était l’honneur du même lieu. C’était l’honneur du même feu. Qu’est-ce que tout cela est devenu. Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.

Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire.

Tant leur travail était une prière. Et l’atelier était un oratoire.

Tout était le long événement d’un beau rite. Ils eussent été bien surpris, ces ouvriers, et quel eût été, non pas même leur dégoût, leur incrédulité, comme ils auraient cru que l’on blaguait, si on leur avait dit que quelques années plus tard, dans les chantiers, les ouvriers, — les compagnons, — se proposeraient officiellement d’en faire le moins possible ; et qu’ils considéreraient ça comme une grande victoire. Une telle idée pour eux, en supposant qu’ils la pussent concevoir, c’eût été porter une atteinte directe à eux-mêmes, à leur être, ç’aurait été douter de leur capacité, puisque ç’aurait été supposer qu’ils ne rendraient pas tant qu’ils pouvaient. C’est comme de supposer d’un soldat qu’il ne sera pas victorieux.

Eux aussi ils vivaient dans une victoire perpétuelle, mais quelle autre victoire. Quelle même et quelle autre. Une victoire de toutes les heures du jour dans tous les jours de la vie. Un honneur égal à n’importe quel honneur militaire. Les sentiments mêmes de la garde impériale.

Et par suite ou ensemble tous les beaux sentiments adjoints ou connexes, tous les beaux sentiments dérivés et filiaux. Un respect des vieillards ; des parents, de la parenté. Un admirable respect des enfants. Naturellement un respect de la femme. (Et il faut bien le dire, puisque aujourd’hui c’est cela qui manque tant, un respect de la femme par la femme elle-même). Un respect de la famille, un respect du foyer. Et surtout un goût propre et un respect du respect même. Un respect de l’outil, et de la main, ce suprême outil. — Je perds ma main à travailler, disaient les vieux. Et c’était la fin des fins. L’idée qu’on aurait pu abîmer ses outils exprès ne leur eût pas même semblé le dernier des sacrilèges. Elle ne leur eût pas même semblé la pire des folies. Elle ne leur eût pas même semblé monstrueuse. Elle leur eût semblé la supposition la plus extravagante. C’eût été comme si on leur eût parlé de se couper la main. L’outil n’était qu’une main plus longue, ou plus dure, (des ongles d’acier), ou plus particulièrement affectée. Une main qu’on s’était faite exprès pour ceci ou pour cela.

Un ouvrier abîmer un outil, pour eux, c’eût été, dans cette guerre, le conscrit qui se coupe le pouce.

On ne gagnait rien, on vivait de rien, on était heureux. Il ne s’agit pas là-dessus de se livrer à des arithmétiques de sociologue. C’est un fait, un des rares faits que nous connaissions, que nous ayons pu embrasser, un des rares faits dont nous puissions témoigner, un des rares faits qui soit incontestable.

Notez qu’aujourd’hui au fond ça ne les amuse pas de ne rien faire sur les chantiers. Ils aimeraient mieux travailler. Ils ne sont pas en vain de cette race laborieuse. Ils entendent cet appel de la race. La main qui démange, qui a envie de travailler. Le bras qui s’embête, de ne rien faire. Le sang qui court dans les veines. La tête qui travaille et qui par une sorte de convoitise, anticipée, par une sorte de préemption, par une véritable anticipation s’empare d’avance de l’ouvrage fait. Comme leurs pères ils entendent ce sourd appel du travail qui veut être fait. Et au fond ils se dégoûtent d’eux-mêmes, d’abîmer les outils. Mais voilà, des messieurs très bien, des savants, des bourgeois leur ont expliqué que c’était ça le socialisme, et que c’était ça la révolution.

Car on ne saurait trop le redire. Tout le mal est venu de la bourgeoisie. Toute l’aberration, tout le crime. C’est la bourgeoisie capitaliste qui a infecté le peuple. Et elle l’a précisément infecté d’esprit bourgeois et capitaliste.

Je dis expressément la bourgeoisie capitaliste et la grosse bourgeoisie. La bourgeoisie laborieuse au contraire, la petite bourgeoisie est devenue la classe la plus malheureuse de toutes les classes sociales, la seule aujourd’hui qui travaille réellement, la seule qui par suite ait conservé intactes les vertus ouvrières, et pour sa récompense la seule enfin qui vive réellement dans la misère. Elle seule a tenu le coup, on se demande par quel miracle, elle seule tient encore le coup, et s’il y a quelque rétablissement, c’est que c’est elle qui aura conservé le statut.

Ainsi les ouvriers n’ont point conservé les vertus ouvrières ; et c’est la petite bourgeoisie qui les a conservées.

La bourgeoisie capitaliste par contre a tout infecté. Elle s’est infectée elle-même et elle a infecté le peuple, de la même infection. Elle a infecté le peuple doublement ; et en elle-même restant elle-même ; et par les portions transfuges d’elle-même qu’elle a inoculées dans le peuple.

Elle a infecté le peuple comme antagoniste ; et comme maîtresse d’enseignement.

Elle a infecté le peuple elle-même, en elle-même et restant elle-même. Si la bourgeoisie était demeurée non pas tant peut-être ce qu’elle était que ce qu’elle avait à être et ce qu’elle pouvait être, l’arbitre économique de la valeur qui se vend, la classe ouvrière ne demandait qu’à demeurer ce qu’elle avait toujours été, la source économique de la valeur qui se vend.

On ne saurait trop le redire, c’est la bourgeoisie qui a commencé à saboter et tout le sabotage a pris naissance dans la bourgeoisie. C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à traiter comme une valeur de bourse le travail de l’homme que le travailleur s’est mis, lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse son propre travail. C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à faire perpétuellement des coups de bourse sur le travail de l’homme que le travailleur, lui aussi, par imitation, par collusion et encontre, et on pourrait presque dire par entente, s’est mis à faire continuellement des coups de bourse sur son propre travail. C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à exercer un chantage perpétuel sur le travail de l’homme que nous vivons sous ce régime de coups de bourse et de chantage perpétuel que sont notamment les grèves : Ainsi est disparue cette notion du juste prix, dont nos intellectuels bourgeois font aujourd’hui des gorges chaudes, mais qui n’en a pas moins été le durable fondement de tout un monde.

Car, et c’est ici la deuxième et la non moins redoutable infection : en même temps que la bourgeoisie introduisait et pratiquait en grand le sabotage pour son propre compte, en même temps elle introduisait dans le monde ouvrier les théoriciens patentés du sabotage. En même temps qu’en face elle en donnait l’exemple et le modèle, en même temps dedans elle en donnait l’enseignement. Le parti politique socialiste est entièrement composé de bourgeois intellectuels. Ce sont eux qui ont inventé le sabotage et la double désertion, la désertion du travail, la désertion de l’outil. Pour ne point parler ici de la désertion militaire, qui est un cas particulier de la grande désertion, comme la gloire militaire était un cas particulier de la grande gloire. Ce sont eux qui ont fait croire au peuple que c’était cela le socialisme et que c’était cela la révolution. Les partis syndicalistes socialistes ont pu croire plus ou moins sincèrement qu’ils opéraient ou qu’ils constituaient par eux-mêmes une réaction contre les partis politiques, contre le parti unifié ; par un phénomène historique très fréquent, par une application nouvelle et une vérification nouvelle d’une très vieille loi des antagonismes cette réaction à une politique est elle-même politique, ce parti constitué est lui-même un nouveau parti politique, un autre parti politique, un antagoniste parti politique. Les partis syndicalistes sont eux-mêmes, eux autant, infestés, et infectés d’éléments politiques, les mêmes, d’autres intellectuels, des mêmes, d’autres bourgeois, des mêmes. Ils ont pu croire plus ou moins sincèrement qu’ils s’étaient débarrassés de l’ancien personnel politique socialiste. Ils ne se sont pas débarrassés de l’ancien esprit politique socialiste, qui était éminemment un esprit bourgeois, nullement un esprit peuple. À première vue il peut sembler qu’il y a beaucoup plus de véritables ouvriers dans le personnel socialiste syndicaliste que dans le personnel politique socialiste, qui lui est pour ainsi dire entièrement composé de bourgeois. Et c’est vrai si on veut, si on procède, si on veut voir, si on veut compter par les méthodes superficielles d’un recensement sociologique. Ce n’est vrai qu’en apparence. En réalité ils sont encore infiltrés, et infectés, d’éléments intellectuels purs, purement bourgeois. Et surtout le très grand nombre d’ouvriers qu’on y voit ne sont pas réellement des ouvriers, ne procèdent pas réellement, directement du peuple, purement de l’ancien peuple. Ce sont en réalité des ouvriers de deuxième zone, de la deuxième formation, des ouvriers embourgeoisés, (les pires des bourgeois), des ouvriers si je puis dire endimanchés dans de la bourgeoisie, des intellectuels aux entournures, les pires des intellectuels, des ouvriers avantageux, encore plus sots, s’il est possible, que les bourgeois leurs modèles et que les intellectuels leurs maîtres, des malheureux non seulement pourris d’orgueil mais entravés dans un orgueil gauche, embarbouillés dans des métaphysiques où alors ils ne comprennent plus rien du tout, des ouvriers avantageux, coupés de leur peuple, abtronqués de leur race, pour tout dire d’un mot des malheureux qui font le malin.

On ne saurait trop le redire. Tout ce monde-là est jauressiste. C’est-à-dire qu’au fond tout ce monde-là est radical. C’est-à-dire bourgeois. C’est partout la même démagogie ; et c’est partout la même viduité ; l’une tant l’autre ; l’autre reportant l’une. Cette pauvreté de pensée, peut-être unique dans l’histoire du monde, ce manque de cœur qui est en politique la marque propre du parti radical a dans un commun jauressisme gagné tout le parti socialiste politique et de proche en proche le parti syndicaliste. Tout ce monde-là est au fond du monde radical. Même indigence, même lamentable pauvreté de pensée. Même manque de cœur. Même manque de race. Même manque de peuple. Même manque de travail. Même manque d’outil. Partout les mêmes embarras gauches. Partout les mêmes éloquences. Partout le même parlementarisme, les mêmes superstitions, les mêmes truquements parlementaires, les mêmes basculements. Partout ce même orgueil creux, ces bras raides, ces doigts d’orateurs, ces mains qui ne savent pas manier l’outil. Partout ces mêmes embarras métaphysiques. Et ces têtes comme des noisettes. Ils ont pu donner une autre matière, un autre point d’application à leur radicalisme, ou faire semblant. Mais le mode même et l’être de leur radicalisme est le même. Même infécondité profonde et même même besoin d’infécondité. Et ce même besoin profond de ne point être rassurés, sur les autres, sur eux-mêmes, tant qu’ils n’éprouvent pas ce bon sentiment d’infécondité. Ce désarroi perpétuel, cette anxiété, cette mortelle inquiétude, cette alerte perpétuelle, cette constante épouvante qu’il n’y ait, qu’il ne vienne quelque part de la fécondité, qu’il ne se fasse, qu’il ne vienne, qu’il ne se fonde, qu’il ne naisse quelque vie, quelque race, quelque œuvre.

Je ne veux point revenir ici sur ce nom de Jaurès. L’homme qui représente en France la politique impériale allemande est tombé au-dessous du mépris qui puisse s’adresser le plus bas. Ce représentant en France de la politique impérialiste allemande, capitaliste allemande, et particulièrement coloniale allemande est tombé dans un mépris universel. Ce traître par essence a pu trahir une première fois le socialisme au profit des partis bourgeois. Il a pu trahir une deuxième fois le dreyfusisme au profit de la raison d’État. Et à quels autres profits. Il a pu trahir ces deux mystiques au profit de ces deux politiques. Il a essayé de trahir une troisième fois. Il a essayé de trahir la France même au profit de la politique allemande. Et de la politique allemande la plus bourgeoise. Il a ici rencontré une résistance qui doit l’avertir de ce qui l’attend dans le honteux couronnement de sa carrière et que tant de turpitudes ne trouveront peut-être pas toujours une égale réussite. Ce qu’il avait fait du socialisme, ce qu’il avait fait du dreyfusisme, il voulait le faire de la France aussi. Une misérable loque. Mais il s’est trouvé que la France était mieux gardée.

Je demande pardon au lecteur de prononcer ici le nom de M. Jaurès. C’est un nom qui est devenu si bassement ordurier que quand on l’écrit pour l’envoyer aux imprimeurs on a l’impression que l’on a peur de tomber sous le coup d’on ne sait quelles lois pénales. L’homme qui a infecté de radicalisme et le socialisme et le dreyfusisme. Cette espèce de Mac-Mahon de l’éloquence parlementaire. L’homme qui a toujours capitulé devant toutes les démagogies. Et non seulement qui a capitulé mais qui a toujours enguirlandé toutes les capitulations des festonnements de ses airs de bravoure. Et non seulement qui a toujours capitulé lui-même et pour lui-même, mais qui a toujours eu la manie, maladive, la monomanie, de capituler non seulement pour toutes les causes qu’il représentait, plus ou moins utilement, mais pour un tas de causes que jamais personne n’avait pensé à lui confier, et dont il avait la manie de se charger lui-même. Il a tellement le vice et le goût abject de la capitulation que non seulement il capitule chez lui et dans ses propres causes, mais il s’empare partout de n’importe quelles causes, uniquement pour les faire capituler. Ce tambour-major de la capitulation. Cet homme qui n’a jamais été qu’un radical, et même un radical opportuniste, un radical centre gauche, et qui a infecté de radicalisme précisément tout ce qui était le contraire du radicalisme, tout ce qui pouvait espérer échapper un peu au radicalisme.

Ce que je veux dire aujourd’hui de M. Jaurès, c’est ceci seulement. Que peut-il y avoir de commun entre cet homme et le peuple, entre ce gros bourgeois parvenu, ventru, aux bras de poussah, et un homme qui travaille. En quoi est-il du peuple. En quoi sait-il un peu ce que c’est que le peuple. Qu’est-ce qu’il a de commun avec un ouvrier. Et n’est-ce pas la plus grande misère de ce temps, que ce soit un tel homme qui parle pour le peuple, qui parle dans le peuple, qui parle du peuple.

Tout ce que je voulais dire aujourd’hui, c’est que ce grand mépris que l’on a universellement pour M. Jaurès empêche de voir que tout le monde, (je dis dans les partis politiques), fait du jauressisme, et ainsi du radicalisme. Le gouvernement en fait beaucoup moins, même quand il est radical, même quand c’est le même personnel, parce que le radicalisme est bon pour exploiter un pays, mais que tout le monde, et même les radicaux, le trouvent vraiment impossible pour le gouverner.

Sous cette réserve tout le monde fait du jauressisme et ainsi dedans tout le monde fait du radicalisme. Je dis tout le monde dans les partis politiques. Et même et peut-être surtout ceux qui se vantent le plus de n’en pas faire, et de faire le contraire. Les unifiés en font, mais les syndicalistes aussi en font, et autant, et le même. En France tout le monde est radical. (Je ne dis pas dans le gouvernement, je dis dans la politique). Le peu qui ne sont pas radicaux sont cléricaux, et c’est la même chose.

C’est une grande misère que de voir des ouvriers écouter un Jaurès. Celui qui travaille écouter celui qui ne fait rien. Celui qui a un outil dans la main écouter celui qui n’a dans la main qu’une forêt de poils. Celui qui sait enfin écouter celui qui ne sait pas, et croire que c’est l’autre qui sait.

À présent que l’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas : Je dis : Nous avons connu un peuple que l’on ne reverra jamais. Je ne dis pas : On ne verra jamais de peuple. Je ne dis pas : La race est perdue. Je ne dis pas : Le peuple est perdu. Je dis : Nous avons connu un peuple que l’on ne reverra jamais.

On en verra d’autres. Depuis plusieurs années des symptômes se multiplient qui laissent entrevoir un avenir meilleur. Aujourd’hui est meilleur qu’hier, demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Le bon sens de ce peuple n’est peut-être point tari pour toujours. Les vertus uniques de la race se retrouveront peut-être. Elles se retrouveront sans doute. Il faut seulement savoir que nous passons, mettons que nous venons de passer par la plus mauvaise crise par laquelle ce peuple ait jamais eu à passer. Et en outre par une crise entièrement nouvelle. Et en outre par une crise dont on ne pouvait avoir aucune idée. Il ne faut pas dire : Cette race en a vu bien d’autres, elle verra bien encore celle-là, comme dans la chanson :

J’en ai oublié bien d’autres,
J’oublierai bien celui-là.


Il faut dire : Cette race en a vu beaucoup d’autres. Elle n’en a jamais vu autant. Elle n’en a jamais vu de pareille. Elle passera bien celui-là. Aussi. En plus. Elle a dans les veines le plus beau sang charnel. Et elle a des patrons comme il n’y en a pas dans le monde.

Il y a d’autres sagesses. Il y a d’autres formes. Il y a d’autres statuts. Il y a une sagesse avertie, une sagesse vaccinée, une sagesse sérieuse, une sagesse sévère, une sagesse après. Mais comment ne pas regretter la sagesse d’avant, comment ne pas donner un dernier souvenir à cette innocence que nous ne reverrons plus. On ne peut se représenter quelle était alors la santé de cette race. Et surtout cette bonne humeur, générale, constante, ce climat de bonne humeur. Et ce bonheur, ce climat de bonheur. Évidemment on ne vivait point encore dans l’égalité. On n’y pensait même pas, à l’égalité, j’entends à une égalité sociale. Une inégalité commune, communément acceptée, une inégalité générale, un ordre, une hiérarchie qui paraissait naturelle ne faisaient qu’étager les différents niveaux d’un commun bonheur. On ne parle aujourd’hui que de l’égalité. Et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l’on ait jamais vue dans l’histoire du monde. On vivait alors. On avait des enfants. Ils n’avaient aucunement cette impression que nous avons d’être au bagne. Ils n’avaient pas comme nous cette impression d’un étranglement économique, d’un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d’un cran. Ils n’avaient point inventé cet admirable mécanisme de la grève moderne à jet continu, qui fait toujours monter les salaires d’un tiers, et le prix de la vie d’une bonne moitié, et la misère, de la différence.

De tout ce peuple les meilleurs étaient peut-être encore ces bons citoyens qu’étaient nos instituteurs. Il est vrai que ce n’était point pour nous des instituteurs, ou à peine. C’étaient des maîtres d’école. C’était le temps où les contributions étaient encore des impôts. J’essaierai de rendre un jour si je le puis ce que c’était alors que le personnel de l’enseignement primaire. C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à l’intérêt commun. Notre jeune École Normale était le foyer de la vie laïque, de l’invention laïque dans tout le département, et même j’ai comme une idée qu’elle était un modèle et en cela et en tout pour les autres départements, au moins pour les départements limitrophes. Sous la direction de notre directeur particulier, le directeur de l’école annexe, de jeunes maîtres de l’école normale venaient chaque semaine nous faire l’école. Parlons bien : ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! — Vive la nation, on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien. Car l’ennemi, pour nous, confusément tout l’ennemi, l’esprit du mal, c’était les Prussiens. Ce n’était déjà pas si bête. Ni si éloigné de la vérité. C’était en 1880. C’est en 1913. Trente-trois ans. Et nous y sommes revenus.

Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. Un long pantalon noir, mais, je pense, avec un liséré violet. Le violet n’est pas seulement la couleur des évêques, il est aussi la couleur de l’enseignement primaire. Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un recroisement de palmes violettes au-dessus du front. Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. Quelque chose, je pense, comme le fameux cadre noir de Saumur. Rien n’est beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. C’est la ligne elle-même. Et la sévérité. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces nourrissons de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. Je crois avoir dit qu’ils étaient très vieux. Ils avaient au moins quinze ans. Toutes les semaines il en remontait un de l’École Normale vers l’École Annexe ; et c’était toujours un nouveau ; et ainsi cette École Normale semblait un régiment inépuisable. Elle était comme un immense dépôt, gouvernemental, de jeunesse et de civisme. Le gouvernement de la République était chargé de nous fournir tant de jeunesse et tant d’enseignement. L’État était chargé de nous fournir tant de sérieux. Cette École Normale faisait un réservoir inépuisable. C’était une grande question, parmi les bonnes femmes du faubourg, de savoir si c’était bon pour les enfants, de changer comme ça de maître tous les lundis matins. Mais les partisans répondaient qu’on avait toujours le même maître, qui était le directeur de l’École annexe, qui lui ne changeait pas, et que cette maison-là, puisque c’était l’École Normale, était certainement ce qu’il y avait de plus savant dans le département du Loiret et par suite, sans doute, en France. Et dans tous les autres départements. Et il y eut cette fois que le préfet vint visiter l’école. Mais ceci m’entraînerait dans des confidences. J’appris alors, (comme j’eusse appris un autre morceau de l’histoire de France), qu’il ne fallait pas l’appeler monsieur tout court, mais monsieur le préfet. D’ailleurs, je dois le dire, il fut très content de nous. Il s’appelait Joli ou Joly. Nous trouvions très naturel, (et même, entre nous, un peu nécessaire, un peu séant), qu’un préfet eût un nom aussi gracieux. Je ne serais pas surpris que ce fût le même qui encore aujourd’hui, toujours servi par ce nom gracieux, mais l’ayant légèrement renforcé, sous le nom de M. de Joly ou de Joli préside aujourd’hui à Nice (ou présidait récemment) aux destinées des Alpes Maritimes et reçoit ou recevait beaucoup de souverains. Et les premiers vers que j’aie entendus de ma vie et dont on m’ait dit : On appelle ça des vers, c’était les Soldats de l’an II : ô soldats de l’an deux, ô guerres, épopées. On voit que ça m’a servi. Jusque là je croyais que ça s’appelait des fables. Et le premier livre que j’aie reçu en prix, aux vacances de Pâques, c’étaient précisément les fables de la Fontaine. Mais ceci m’entraînerait dans des sentimentalités.

Je voudrais dire quelque jour, et je voudrais être capable de le dire dignement, dans quelle amitié, dans quel beau climat d’honneur et de fidélité vivait alors ce noble enseignement primaire. Je voudrais faire un portrait de tous mes maîtres. Tous m’ont suivi, tous me sont restés obstinément fidèles dans toutes les pauvretés de ma difficile carrière. Ils n’étaient point comme nos beaux maîtres de Sorbonne. Ils ne croyaient point que, parce qu’un homme a été votre élève, on est tenu de le haïr. Et de le combattre ; et de chercher à l’étrangler. Et de l’envier bassement. Ils ne croyaient point que le beau nom d’élève fût un titre suffisant pour tant de vilenie. Et pour venir en butte à tant de basse haine. Au contraire ils croyaient, et si je puis dire ils pratiquaient que d’être maître et élèves, cela constitue une liaison sacrée, fort apparentée à cette liaison qui de la filiale devient la paternelle. Suivant le beau mot de Lapicque ils pensaient que l’on n’a pas seulement des devoirs envers ses maîtres mais que l’on en a aussi et peut-être surtout envers ses élèves. Car enfin ses élèves, on les a faits. Et c’est assez grave. Ces jeunes gens qui venaient chaque semaine et que nous appelions officiellement des élèves-maîtres, parce qu’ils apprenaient à devenir des maîtres, étaient nos aînés et nos frères. Là j’ai connu, je dis comme élève-maître, cet homme d’un si grand cœur et de tant de bonté qui lit depuis une si belle et si sérieuse carrière scientifique, Charles Gravier, et qui est je pense aujourd’hui assistant de malacologie au Muséum. Et qui devrait être plus. Là j’ai connu, dans le personnel même de l’École Normale l’économe, M. Lecompte, le type même de ce que tout ce monde avait de sérieux, de sévère, de ponctuel, de juste, de probe, et en même temps de ponctuel et de délicat ; et en même temps de bienveillant et d’ami et de sévèrement affectueux ; et en même temps de silencieux et de modeste et de bien à sa place. En lui se résumait tout l’ordre de cette belle société.

Ces fonctionnaires, ces instituteurs, cet économe ne s’étaient aucunement ni retranchés ni sortis du peuple. Du monde ouvrier et paysan. Ni ils ne boudaient aucunement le peuple. Ni ils n’entendaient aucunement le gouverner. À peine le conduire. Il faut dire qu’ils entendaient le former. Ils en avaient le droit, car ils en étaient dignes. Ils n’y ont point réussi, et ce fut un grand malheur pour tout le monde. Mais s’ils n’y ont point réussi, je ne vois pas qui pourrait s’en féliciter. Et qui, à leur place, y a jamais réussi. Et s’ils n’ont pas réussi, c’est que certainement c’était impossible.

Sortis du peuple, mais dans l’autre sens de sortir, fils d’ouvriers, mais surtout de paysans et de petits propriétaires, souvent petits propriétaires eux-mêmes, de quelque lopin de terre quelque part dans le département, ils restaient le même peuple, nullement endimanché je vous prie de le croire, seulement un peu plus aligné, un peu plus rangé, un peu ordonné dans ces beaux jardins de maisons d’école.

Avant tout ils ne faisaient pas les malins. Ils étaient juste à leur place dans une société bien faite. Ils savaient jusqu’où ils iraient, et aussi ils y parvenaient infailliblement.

C’était en 1880. C’était donc dans toute la fureur et la gloire de l’invention de la laïcisation. Nous ne nous en apercevions pas. Nous étions pourtant bien placés pour nous en apercevoir. Non seulement les écoles normales, nouvellement créées, je pense, non seulement les jeunes écoles normales étaient le cœur et le foyer de la jeune laïcisation, mais notre École Normale d’Orléans était une pure entre les pures. Elle était une des têtes et un des cœurs de la laïcisation. M. Naudy personnellement était un grand laïcisateur. Heureuse enfance. Heureuse innocence. Bénédiction sur une bonne race. Tout nous était bon. Tout nous réussissait. Nous prenions de toutes mains et c’étaient toujours de saines nourritures. Nous allions au catéchisme, le jeudi je pense, pour ne pas déranger les heures de classe. Le catéchisme était fort loin de là, en ville, dans notre antique paroisse de Saint-Aignan. Tout le monde n’a pas une paroisse comme ça. Il fallait remonter la moitié du faubourg jusqu’à la porte Bourgogne, descendre la moitié de la rue Bourgogne, tourner cette rue à gauche qui se nommait je crois la rue de l’Oriflamme et traverser le cloître froid comme une cave sous ses marronniers lourds. Nos jeunes vicaires nous disaient exactement le contraire de ce que nous disaient nos jeunes élèves-maîtres, (ou nos jeunes sous-maîtres, comme on les nommait aussi, mais c’était une appellation peut-être un peu moins exacte, et surtout un peu moins élégante). (Un peu moins noble). Nous ne nous en apercevions pas. La République et l’Église nous distribuaient des enseignements diamétralement opposés. Qu’importait, pourvu que ce fussent des enseignements. Il y a dans l’enseignement et dans l’enfance quelque chose de si sacré, il y a dans cette première ouverture des yeux de l’enfant sur le monde, il y a dans ce premier regard quelque chose de si religieux que ces deux enseignements se liaient dans nos cœurs et que nous savons bien qu’ils y resteront éternellement liés. Nous aimions l’Église et la République ensemble, et nous les aimions d’un même cœur, et c’était d’un cœur d’enfant, et pour nous c’était le vaste monde, et nos deux amours, la gloire et la foi, et pour nous c’était le nouveau monde. Et à présent… À présent évidemment nous ne les aimons pas sur le même plan, puisqu’on nous a appris qu’il y a des plans. L’Église a notre foi, et tout ce qui lui revient. Mais Dieu seul sait combien nous sommes restés engagés d’honneur et de cœur dans cette République, et combien nous sommes résolus à y rester engagés, parce qu’elle fut une des deux puretés de notre enfance.

Nous étions des petits garçons sérieux de cette ville sérieuse, innocents et au fond déjà soucieux. Nous prenions au sérieux tout ce que l’on nous disait, et ce que nous disaient nos maîtres laïques, et ce que nous disaient nos maîtres catholiques. Nous prenions tout au pied de la lettre. Nous croyions entièrement, et également, et de la même créance, à tout ce qu’il y avait dans la grammaire et à tout ce qu’il y avait dans le catéchisme. Nous apprenions la grammaire et également et pareillement nous apprenions le catéchisme. Nous savions la grammaire et également et pareillement nous savions le catéchisme. Nous n’avons oublié ni l’un ; ni l’autre. Mais il faut en venir ici à un phénomène beaucoup moins simple. Je veux parler de ce qui s’est passé en nous pour ces deux métaphysiques, puisqu’il est entendu qu’il faut bien qu’il y ait une métaphysique dessous tout. Je l’ai assez dit, du temps que j’étais prosateur.

Nous venons ici à une difficulté extrême, à un point de difficulté. C’est le moment de ne point esquiver les difficultés, surtout celle-ci qui est importante. C’est le moment aussi de prendre ses responsabilités.

Tout le monde a une métaphysique. Patente, latente. Je l’ai assez dit. Ou alors on n’existe pas. Et même ceux qui n’existent pas ont tout de même, ont également une métaphysique. Nos maîtres n’en étaient pas là. Nos maîtres existaient. Et vivement. Nos maîtres avaient une métaphysique. Et pourquoi le taire. Ils ne s’en taisaient pas. Ils ne s’en sont jamais tus. La métaphysique de nos maîtres, c’était la métaphysique scolaire, d’abord. Mais c’était ensuite, c’était surtout la métaphysique de la science, c’était la métaphysique ou du moins une métaphysique matérialiste, (ces êtres pleins d’âme avaient une métaphysique matérialiste, mais c’est toujours comme ça), (et en même temps idéaliste, profondément moraliste et si l’on veut kantienne), c’était une métaphysique positiviste, c’était la célèbre métaphysique du progrès. La métaphysique des curés, mon Dieu, c’était précisément la théologie et ainsi la métaphysique qu’il y a dans le catéchisme.

Nos maîtres et nos curés, ce serait un assez bon titre pour un roman. Nos maîtres laïques avaient un certain enseignement, une certaine métaphysique. Nos maîtres curés avaient, donnaient un enseignement diamétralement contraire, une métaphysique diamétralement contraire. Nous ne nous en apercevions pas, je n’ai pas besoin de le dire et aussi bien ce n’est pas cela que je veux dire. Ce que je veux dire est plus grave.

Je l’ai dit, nous croyions intégralement tout ce que l’on nous disait. Nous étions des petits bonshommes sérieux et certainement graves. J’avais entre tous et au plus haut degré cette maladie. Je ne m’en suis jamais guéri. Aujourd’hui même je crois encore tout ce qu’on me dit. Et je sens bien que je ne changerai jamais. D’abord on ne change jamais. J’ai toujours tout pris au sérieux. Cela m’a mené loin. Nous croyions donc intégralement aux enseignements de nos maîtres, et également intégralement aux enseignements de nos curés. Nous absorbions intégralement les ou la métaphysique de nos maîtres, et également intégralement la métaphysique de nos curés. Aujourd’hui je puis dire sans offenser personne que la métaphysique de nos maîtres n’a plus pour nous et pour personne aucune espèce d’existence et la métaphysique des curés a pris possession de nos êtres à une profondeur que les curés eux-mêmes se seraient bien gardés de soupçonner. Nous ne croyons plus un mot de ce qu’enseignaient, des métaphysiques qu’enseignaient nos maîtres. Et nous croyons intégralement ce qu’il y a dans le catéchisme et c’est devenu et c’est resté notre chair. Mais ce n’est pas encore cela que je veux dire.

Nous ne croyons plus un mot de ce que nous enseignaient nos maîtres laïques, et toute la métaphysique qui était dessous eux est pour nous moins qu’une cendre vaine. Nous ne croyons pas seulement, nous sommes intégralement nourris de ce que nous enseignaient les curés, de ce qu’il y a dans le catéchisme. Or nos maîtres laïques ont gardé tout notre cœur et ils ont notre entière confidence. Et malheureusement nous ne pouvons pas dire que nos vieux curés aient absolument tout notre cœur ni qu’ils aient jamais eu notre confidence.

Il y a ici un problème et je dirai même un mystère extrêmement grave. Ne nous le dissimulons pas. C’est le problème même de la déchristianisation de la France. On me pardonnera cette expression un peu solennelle. Et ce mot si lourd. C’est que l’événement que je veux exprimer, que je veux désigner, est peut-être lui-même assez solennel. Et un peu lourd. Il ne s’agit pas ici de nier ; ni de se masquer les difficultés. Il ne s’agit pas de fermer les yeux. Que ceux qui ont la confession n’aient certainement pas la confidence, ce n’est point une explication, c’est un fait, et le centre même de la difficulté.

Je ne crois pas que cela tienne au caractère même du prêtre. Je me rends très bien compte que depuis quelques années je me lie de plus en plus avec de jeunes prêtres qui viennent me voir aux cahiers deux ou trois fois par an. Je n’y éprouve aucune gêne, aucun empêchement. Ces commencements de liaison se font en toute ouverture de cœur, en toute simplicité, en toute ouverture de langage. Vraiment sans aucun sentiment de défense. Comment se fait-il que nous n’ayons jamais eu, même avec nos vieux curés, même avec ceux que nous aimions le plus, même avec ceux que nous aimions filialement, qu’une liaison un peu réticente et un certain sentiment de défense. C’est là un de ces secrets du cœur où l’on trouverait les explications les plus profondes. Nous ne croyons plus un mot de ce que disaient nos vieux maîtres ; et nos maîtres ont gardé tout notre cœur, un maintien, une ouverture entière de confidence. Nous croyons entièrement ce que disaient nos vieux curés, (je n’ose pas dire plus qu’ils ne le croyaient eux-mêmes, parce qu’il ne faut jamais dire ce que l’on pense), et nos vieux curés ont certainement eu notre cœur ; c’étaient de si braves gens, si bons, si dévoués, mais ils n’ont jamais eu de nous cette sorte propre d’entière ouverture de confidence que nous donnions de plano et si libéralement à nos maîtres laïques. Et que nous leur avons gardée toute.

Ce n’est point ici le lieu d’approfondir ce secret. Il y faudrait un dialogue, et même plusieurs, et je ne dis pas que je ne les écrirai pas. C’est le problème même de la déchristianisation temporaire de la France. Il faut qu’il y ait une raison pour que, dans le pays de saint Louis et de Jeanne d’Arc, dans la ville de sainte Geneviève, quand on se met à parler du christianisme, tout le monde comprenne qu’il s’agit de Mac-Mahon, et quand on se prépare à parler de l’ordre chrétien pour que tout le monde comprenne qu’il s’agit du Seize-Mai.

Nos maîtres étaient essentiellement et profondément des hommes de l’ancienne France. Un homme ne se détermine point par ce qu’il fait et encore moins par ce qu’il dit. Mais au plus profond un être se détermine uniquement par ce qu’il est. Qu’importe pour ce que je veux dire que nos maîtres aient eu en effet une métaphysique qui visait à détruire l’ancienne France. Nos maîtres étaient nés dans cette maison qu’ils voulaient démolir. Ils étaient les droits fils de la maison. Ils étaient de la race, et tout est là. Nous savons très bien que ce n’est pas leur métaphysique qui a mis l’ancienne maison par terre. Une maison ne périt jamais que du dedans. Ce sont les défenseurs du trône et de l’autel qui ont mis le trône par terre, et, autant qu’ils l’ont pu, l’autel.

C’est une des confusions les plus fréquentes, (et je ne veux pas dire les plus primaires), que de confondre précisément l’homme, l’être de l’homme avec ces malheureux personnages que nous jouons. Dans ce fatras et dans cette hâte de la vie moderne on n’examine rien ; il suffit qu’un quiconque fasse quoi que ce soit, (ou même fasse semblant), pour qu’on dise, (et même pour qu’on croie), que c’est là son être. Nulle erreur de compte n’est peut-être aussi fausse et peut-être aussi grave. Par conséquent nulle erreur n’est aussi communément répandue. Un homme est de son extraction, un homme est de ce qu’il est. Il n’est pas de ce qu’il fait pour les autres, pour les successeurs. Ce seront peut-être les autres, ce seront peut-être les successeurs qui seront de cela. Mais lui ne l’est pas.

Le père n’est pas de lui-même, il est de son extraction ; et ce sont ses enfants peut-être qui seront de lui.

Les hommes de la Révolution française étaient des hommes d’ancien régime. Ils jouaient la Révolution française. Mais ils étaient d’ancien régime. Et c’est à peine encore si les hommes de 48 ou nous nous sommes de la Révolution française, c’est-à-dire de ce qu’ils voulaient faire de la Révolution française. Et même il n’y en aura peut-être jamais. Ainsi nos bons maîtres laïques introduisaient, jouaient des métaphysiques nouvelles. Mais ils étaient des hommes de l’ancienne France.

Par contre et pareillement, par une situation contraire et parfaitement analogue tous ces grands tenanciers de l’ancien régime parmi nous sont comme tout le monde. Ils sont essentiellement des hommes modernes et généralement modernistes. Ils ne sont aucunement, et encore moins que d’autres, des hommes de l’ancienne France. Ils sont réactionnaires, mais ils sont infiniment moins conservateurs que nous. Ils ne démolissent pas la République, mais ils s’emploient tant qu’ils peuvent à démolir le respect, qui était le fondement même de l’ancien régime. On peut dire littéralement que ces partisans de l’ancien régime n’ont qu’une idée, qui est de ruiner tout ce que nous avons gardé de beau et de sain de l’ancien régime, et qui est encore si considérable. Ils font figure de ligueurs, ils se sont fait une mentalité de ligueurs, oubliant que la ligue n’était sans doute point une institution de la royauté, mais qu’elle en était une maladie au contraire, et l’annonce et l’amorce des temps futurs, le commencement de l’intrigue et de la foule et de la délégation et du nombre et du suffrage et d’on ne sait déjà quelle démocratie parlementaire.

C’est toujours la même histoire, et le même glissement, et le même report, et le même décalage. Parce que c’est toujours la même hâte, et le même superficiel, et le même manque de travail, et le même manque d’attention. On ne regarde pas, on ne fait pas attention à ce que les gens font, à ce qu’ils sont, ni même à ce qu’ils disent. On fait attention à ce qu’ils disent qu’ils font, à ce qu’ils disent qu’ils sont, à ce qu’ils disent qu’ils disent. C’est une maldonne tout à fait analogue à celle qui se produit constamment dans la célèbre grande renaissante querelle des romantiques et des classiques. Et des anciens et des modernes. Pourvu qu’un homme parle de la matière classique et pour peu qu’il se déclare partisan du classique, aussitôt il est entendu que c’est un classique. On ne fait pas attention qu’il pense comme un fanatique, sans ordre, et qu’il écrit comme un énergumène, et comme un frénétique, sans ordre et sans raison, et qu’il parle du classique en romantique, et qu’il défend et qu’il prêche le classique en romantique, et qu’il est donc un romantique, un être romantique. Et nous, qui ne faisons pas tant de foin, c’est nous qui sommes classique.

Et les théoriciens de la clarté font les livres troubles. Pareillement, et encore, dès qu’un auteur travaille dans la matière chrétienne nous le faisons chrétien ; écrivit-il dans un profond désordre, nous en faisons le restaurateur de l’ordre ; et sa mécanique de scène fût-elle exactement celle de Marie Tudor et d’Angelo,[1] et celle de Lucrèce Borgia, nous ne voulons pas voir qu’au théâtre il est un romantique. Et un forcené.

Nos vieux maîtres n’étaient pas seulement des hommes de l’ancienne France. Ils nous enseignaient, au fond, la morale même et l’être de l’ancienne France. Je vais bien les étonner : ils nous enseignaient la même chose que les curés. Et les curés nous enseignaient la même chose qu’eux. Toutes leurs contrariétés métaphysiques n’étaient rien en comparaison de cette communauté profonde qu’ils étaient de la même race, du même temps, de la même France, du même régime. De la même discipline. Du même monde. Ce que les curés disaient, au fond les instituteurs le disaient aussi. Ce que les instituteurs disaient, au fond les curés le disaient aussi. Car les uns et les autres ensemble ils disaient.

Les uns et les autres et avec eux nos parents et dès avant eux nos parents ils nous disaient, ils nous enseignaient cette stupide morale, qui a fait la France, qui aujourd’hui encore l’empêche de se défaire. Cette stupide morale à laquelle nous avons tant cru. À laquelle, sots que nous sommes, et peu scientifiques, malgré tous les démentis du fait, à laquelle nous nous raccrochons désespérément dans le secret de nos cœurs. Cette pensée fixe de notre solitude, c’est d’eux tous que nous la tenons. Tous les trois ils nous enseignaient cette morale, ils nous disaient que un homme qui travaille bien et qui a de la conduite est toujours sûr de ne manquer de rien. Ce qu’il y a de plus fort c’est qu’ils le croyaient. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que c’était vrai.

Les uns paternellement, et maternellement ; les autres scolairement, intellectuellement, laïquement ; les autres dévotement, pieusement ; tous doctement, tous paternellement, tous avec beaucoup de cœur ils enseignaient, ils croyaient, ils constataient cette morale stupide : (notre seul recours ; notre secret ressort) : qu’un homme qui travaille tant qu’il peut, et qui n’a aucun grand vice, qui n’est ni joueur, ni ivrogne, est toujours sûr de ne jamais manquer de rien et comme disait ma mère qu’il aura toujours du pain pour ses vieux jours. Ils croyaient cela tous, d’une croyance antique et enracinée, d’une créance indéracinable, indéracinée, que l’homme raisonnable et plein de conduite, que le laborieux était parfaitement assuré de ne jamais mourir de faim. Et même qu’il était assuré de pouvoir toujours nourrir sa famille. Qu’il trouverait toujours du travail et qu’il gagnerait toujours sa vie.

Tout cet ancien monde était essentiellement le monde de gagner sa vie.

Pour parler plus précisément ils croyaient que l’homme qui se cantonne dans la pauvreté et qui a, même moyennement, les vertus de la pauvreté, y trouve une petite sécurité totale. Ou pour parler plus profondément ils croyaient que le pain quotidien est assuré, par des moyens purement temporels, par le jeu même des balancements économiques, à tout homme qui ayant les vertus de la pauvreté consent, (comme d’ailleurs on le doit), à se borner dans la pauvreté. (Ce qui d’ailleurs pour eux était en même temps et en cela même non pas seulement le plus grand bonheur, mais le seul bonheur même que l’on pût imaginer). (Bien se loger dans une petite maison de pauvreté).

On se demande où a pu naître, comment a pu naître une croyance aussi stupide, (notre profond secret, notre dernière et notre secrète règle, notre règle de vie secrètement caressée) ; on se demande où a pu naître, comment a pu naître une opinion aussi déraisonnable, un jugement sur la vie aussi pleinement indéfendable. Que l’on ne cherche pas. Cette morale n’était pas stupide. Elle était juste alors. Et même elle était la seule juste. Cette croyance n’était pas absurde. Elle était fondée en fait. Et même elle était la seule fondée en fait. Cette opinion n’était point déraisonnable, ce jugement n’était point indéfendable. Il procédait au contraire de la réalité la plus profonde de ce temps-là.

On se demande souvent d’où est née, comment est née cette vieille morale classique, cette vieille morale traditionnelle, cette vieille morale du labeur et de la sécurité dans le salaire, de la sécurité dans la récompense, pourvu que l’on se bornât dans les limites de la pauvreté, et par suite et enfin de la sécurité dans le bonheur. Mais c’est précisément ce qu’ils voyaient ; tous les jours. Nous, c’est ce que nous ne voyons jamais, et nous nous disons : Où avaient-ils inventé ça. Et nous croyons, (parce que c’étaient des maîtres d’école, et des curés, c’est-à-dire en un certain sens encore des maîtres d’école), nous croyons que c’était une invention, scolaire, intellectuelle. Nullement. Non. C’était cela au contraire qui était la réalité, même. Nous avons connu un temps, nous avons touché un temps où c’était cela qui était la réalité. Cette morale, cette vue sur le monde, cette vue du monde avait au contraire tous les sacrements scientifiques. C’était elle qui était d’usage, d’expérience, pratique, empirique, expérimentale, de fait constamment accompli. C’était elle qui savait. C’était elle qui avait vu. Et c’est peut-être là la différence la plus profonde, l’abîme qu’il y ait eu entre tout ce grand monde antique, païen, chrétien, français, et notre monde moderne, coupés comme je l’ai dit, à la date que j’ai dit. Et ici nous recoupons une fois de plus cette ancienne proposition de nous que le monde moderne, lui seul et de son côté, se contrarie d’un seul coup à tous les autres mondes, à tous les anciens mondes ensemble en bloc et de leur côté. Nous avons connu, nous avons touché un monde, (enfants nous en avons participé), où un homme qui se bornait dans la pauvreté était au moins garanti dans la pauvreté. C’était une sorte de contrat sourd entre l’homme et le sort, et à ce contrat le sort n’avait jamais manqué avant l’inauguration des temps modernes. Il était entendu que celui qui faisait de la fantaisie, de l’arbitraire, que celui qui introduisait un jeu, que celui qui voulait s’évader de la pauvreté risquait tout. Puisqu’il introduisait le jeu, il pouvait perdre. Mais celui qui ne jouait pas ne pouvait pas perdre. Ils ne pouvaient pas soupçonner qu’un temps venait, et qu’il était déjà là, et c’est précisément le temps moderne, où celui qui ne jouerait pas perdrait tout le temps, et encore plus sûrement que celui qui joue.

Ils ne pouvaient pas prévoir qu’un tel temps venait, qu’il était là, que déjà il surplombait. Ils ne pouvaient pas même supposer qu’il y eût jamais, qu’il dût y avoir un tel temps. Dans leur système, qui était le système même de la réalité, celui qui bravait risquait évidemment tout, mais celui qui ne bravait pas ne risquait absolument rien. Celui qui tentait, celui qui voulait s’évader de la pauvreté, celui qui jouait de s’évader de la pauvreté risquait évidemment de retomber dans les plus extrêmes misères. Mais celui qui ne jouait pas, celui qui se bornait dans la pauvreté, ne jouant, n’introduisant aucun risque, ne courait non plus aucun risque de tomber dans aucune misère. L’acceptation de la pauvreté décernait une sorte de brevet, instituait une sorte de contrat. L’homme qui résolument se bornait dans la pauvreté n’était jamais traqué dans la pauvreté. C’était un réduit. C’était un asile. Et il était sacré. Nos maîtres ne prévoyaient pas, et comment eussent-ils soupçonné, comment eussent-ils imaginé ce purgatoire, pour ne pas dire cet enfer du monde moderne où celui qui ne joue pas perd, et perd toujours, où celui qui se borne dans la pauvreté est incessamment poursuivi dans la retraite même de cette pauvreté.

Nos maîtres, nos anciens ne pouvaient prévoir, ne pouvaient imaginer cette mécanique, cet automatisme économique du monde moderne où tous nous nous sentons d’année en année plus étranglés par le même carcan de fer qui nous serre plus fort au cou. Il était entendu que celui qui voulait sortir de la pauvreté risquait de tomber dans la misère. C’était son affaire. Il rompait le contrat conclu avec le sort. Mais on n’avait jamais vu que celui qui voulait se borner dans la pauvreté fût condamné à retomber perpétuellement dans la misère. On n’avait jamais vu que ce fût le sort qui rompît le contrat. Ils ne connaissaient pas, ils ne pouvaient prévoir cette monstruosité, moderne, cette tricherie, nouvelle, cette invention, cette rupture du jeu, que celui qui ne joue pas perdît continuellement.

(Étant donné que nous faisons de la pauvreté à la misère cette différence par les définitions, cette discrimination si profonde et qui va si loin qu’il y a de l’une à l’autre, détermination que j’avais commencé de reconnaître, à propos de l’admirable roman de Lavergne, dans un cahier intitulé de Jean Coste).

Dans le système de nos bons maîtres, curés et laïques, et laïcisateurs, et c’était le même système de la réalité, celui qui voulait sortir de la pauvreté par en haut risquait d’en sortir, d’en être précipité par en bas. Il n’avait rien à dire. Il avait dénoncé le pacte. Mais la pauvreté était sacrée. Celui qui ne jouait pas, celui qui ne voulait pas s’en évader par en haut ne courait aucun risque d’en être précipité par en bas. Fideli fidelis, à celui qui lui était fidèle la pauvreté était fidèle. Et à nous il nous était réservé de connaître une pauvreté infidèle.

À nous il nous était réservé que la pauvreté même nous fût infidèle. Pour tout dire d’un mot à nous il nous était réservé que le mariage même de la pauvreté fût un mariage adultère.

En d’autres termes ils ne pouvaient prévoir, ils ne pouvaient imaginer cette monstruosité du monde moderne, (qui déjà surplombait), ils n’avaient point à concevoir ce monstre d’un Paris comme est le Paris moderne où la population est coupée en deux classes si parfaitement séparées que jamais on n’avait vu tant d’argent rouler pour le plaisir, et l’argent se refuser à ce point au travail.

Et tant d’argent rouler pour le luxe et l’argent se refuser à ce point à la pauvreté.

En d’autres termes, en un autre terme ils ne pouvaient point prévoir, ils ne pouvaient point soupçonner ce règne de l’argent. Ils pouvaient d’autant moins le prévoir que leur sagesse était la sagesse antique même. Elle venait de loin. Elle datait de la plus profonde antiquité, par une filiation temporelle, par une descendance naturelle que nous essayerons peut-être d’approfondir un jour.

Il y a toujours eu des riches et des pauvres, et il y aura toujours des pauvres parmi vous, et la guerre des riches et des pauvres fait la plus grosse moitié de l’histoire grecque et de beaucoup d’autres histoires et l’argent n’a jamais cessé d’exercer sa puissance et il n’a point attendu le commencement des temps modernes pour effectuer ses crimes. Il n’en est pas moins vrai que le mariage de l’homme avec la pauvreté n’avait jamais été rompu. Et au commencement des temps modernes il ne fut pas seulement rompu, mais l’homme et la pauvreté entrèrent dans une infidélité éternelle.

Quand on dit les anciens, au regard des temps modernes, il faut entendre ensemble et les anciens anciens et les anciens chrétiens. C’était le principe même de la sagesse antique que celui qui voulait sortir de sa condition les dieux le frappaient sans faute. Mais ils frappaient beaucoup moins généralement celui qui ne cherchait pas à s’élever au-dessus de sa condition. Il nous était réservé, il était réservé au temps moderne que l’homme fût frappé dans sa condition même.

Au regard du temps moderne l’antique et le chrétien vont ensemble, sont ensemble : les deux antiques, l’hébreu, le grec. Le chrétien était autrefois un antique. Jusqu’en 1880. Il faut aujourd’hui qu’il soit un moderne. Tels sont les commandements de ces gouvernements temporels. Telles sont les prises de ces saisons du monde. Il est indéniable que les mœurs chrétiennes elles-mêmes ont subi cette rétorsion profonde. Il nous était réservé d’inaugurer ce nouvel état. En somme la chrétienté avait peu à peu étendu au temporel cette parole que qui s’abaisse sera élevé, et que qui s’élève sera abaissé. Ainsi entendue, en ce sens, temporel, ce n’est pas seulement la parole de David, Deposuit potentes ; et exaltavit ; c’est presque la parole antique même. La parole d’Hésiode et d’Homère ; et de Sophocle et d’Eschyle. Il nous était réservé d’inaugurer ce régime où celui qui ne s’élève pas est abaissé tout de même.

J’étais depuis un an dans cette petite école primaire annexée à notre École Normale Primaire quand M. Naudy fut nommé directeur de cette École Normale, venant d’un autre chef-lieu moins important où il avait passé peut-être une dizaine d’années. C’était je pense en 1881. C’était un homme d’une profonde culture, sorti des études secondaires et qui je le crois bien avait fait son droit. Comme beaucoup d’autres il s’était pour ainsi dire jeté dans l’enseignement primaire au lendemain de la guerre, dans ce besoin de reconstruction civique auquel en définitive nous devons le rétablissement de la France. D’autres en avaient fait autant, qui firent par ce mouvement de grandes carrières temporelles. M. Naudy était soucieux de fonder, nullement de se faire une carrière temporelle. Il avait ce tempérament de fondateur, qui est si beau, qui fut si fréquent dans les commencements de la troisième République. J’avoue que c’était une rudement belle chose que cette École Normale d’instituteurs où nous étions comme de petits pupilles, et que c’était jeune, et que ça battait neuf, et que ça marchait. Le jardin était taillé comme une page de grammaire et donnait cette satisfaction parfaite que peut seule apporter une page de grammaire. Les arbres s’alignaient comme de jeunes exemples. (Avec, seulement, le peu d’exceptions qu’il faut, les quelques exceptions pour confirmer la règle). (Je les ai revus. On ne sait comment il se fait que ces arbres aujourd’hui sont devenus quarantenaires). Nous y revînmes du lycée, quand devenus jeunes lycéens nous entretenions des concours constants de sports avec les jeunes normaliens. Car on venait d’inventer aussi le sport, et de fonder cette autre fondation. Mais ceci m’entraînerait dans des complexités.

Ainsi M. Naudy vint vers nous comme un surdirecteur. Officiellement il ne dirigeait que l’École Normale. Mais son activité débordante ne pouvait ignorer, ou négliger la filiale. Dirai-je qu’il me distingua. Ce serait parler grossièrement. Il se fit bientôt mon maître et mon père. J’ai dit plus haut qu’il était l’homme du monde à qui je devais le plus : il me fit entrer en sixième.

Le fils de bourgeoisie qui entre en sixième comme il a des bonnes et du même mouvement ne peut pas se représenter ce point de croisement que pouvait être pour moi d’entrer ou de ne pas entrer en sixième ; et ce point d’invention, d’y entrer. J’étais déjà parti, j’avais déjà dérapé sur l’autre voie, j’étais perdu quand M. Naudy, avec cet entêtement de fondateur, avec cette sorte de rude brutalité qui faisaient vraiment de lui un patron et un maître, réussit à me ressaisir et à me renvoyer en sixième. Après mon certificat d’études on m’avait naturellement placé, je veux dire qu’on m’avait mis à l’École primaire supérieure d’Orléans, (que d’écoles, mais il faut bien étudier), (qui se nommait alors l’École professionnelle). M. Naudy me rattrapa si je puis dire par la peau du cou et avec une bourse municipale me fit entrer en sixième à Pâques, dans l’excellente sixième de M. Guerrier. Il faut qu’il fasse du latin, avait-il dit : c’est la même forte parole qui aujourd’hui retentit victorieusement en France de nouveau depuis quelques années. Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l’étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l’ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu’il faudrait dire, mais voilà ce qui m’entraînerait dans des tendresses. Le grammairien qui une fois la première ouvrit la grammaire latine sur la déclinaison de rosa, rosae n’a jamais su sur quels parterres de fleurs il ouvrait l’âme de l’enfant. Je devais retrouver presque tout au long de l’enseignement secondaire cette grande bonté affectueuse et paternelle, cette piété du patron et du maître que nous avions trouvée chez tous nos maîtres de l’enseignement primaire. Guerrier, Simore, Doret en sixième, en cinquième, en quatrième. Et en troisième ce tout à fait excellent homme qui arrivait des Indes Occidentales et dont il faudra que je retrouve le nom. Il arrivait proprement des îles. Cette grande bonté, cette grande piété descendante de tuteur et de père, cette sorte d’avertissement constant, cette longue et patiente et douce fidélité paternelle, un des tout à fait plus beaux sentiments de l’homme qu’il y ait dans le monde, je l’avais trouvée tout au long de cette petite école primaire annexée à l’École Normale d’instituteurs d’Orléans. Je la retrouvai presque tout au long du lycée d’Orléans. Je la retrouvai à Lakanal, éminemment chez le père Édet, et alors poussée pour ainsi dire en lui à son point de perfection. Je la retrouvai à Sainte-Barbe. Je la retrouvai à Louis-le-Grand, notamment chez Bompard. Je la retrouvai à l’École, notamment chez un homme comme Bédier, et chez un homme comme Georges Lyon. Il fallut que j’en vinsse à la Sorbonne pour connaître, pour découvrir, avec une stupeur d’ingénu de théâtre, ce que c’est qu’un maître qui en veut à ses élèves, qui sèche d’envie et de jalousie, et du besoin d’une domination tyrannique ; précisément parce qu’il est leur maître et qu’ils sont ses élèves ; il fallut que j’en vinsse en Sorbonne pour savoir ce que c’est qu’un vieillard aigri, (la plus laide chose qu’il y ait au monde), un maître maigre et aigre et malheureux, un visage flétri, fané, non pas seulement ridé ; des yeux fuyants ; une bouche mauvaise ; des lèvres de distributeurs automatiques ; et ces malheureux qui en veulent à leurs élèves de tout, d’être jeunes, d’être nouveaux, d’être frais, d’être candides, d’être débutants, de ne pas être pliés comme eux ; et surtout du plus grand crime : précisément d’être leurs élèves. Cet affreux sentiment de vieille femme.

Qui ne s’est assis à la croisée de deux routes. Je me demande souvent avec une sorte d’anxiété rétrospective, avec un vertige en arrière, où j’allais, ce que je devenais, si je ne fusse point allé en sixième, si M. Naudy ne m’avait point repêché juste à ces vacances de Pâques. J’avais douze ans et trois mois. Il était temps.

On trouvera dans ce cahier les résultats d’une expérience de trente ans, poussée, poursuivie dans l’enseignement primaire par un homme qui n’en était sans doute pas originairement, mais qui s’en était fait sans réserve. Par un homme qui s’en était mis entièrement, sans aucune restriction ni arrière-pensée, par un homme qui en avait fait sa vie. M. Naudy ne quitta l’École Normale d’Orléans, après dix ou douze bonnes années de plein exercice, (qui furent vraiment les douze années de la fondation de cette école, et d’où elle sortait comme un bel organisme constitué), que pour prendre à Paris une inspection primaire où je pense qu’il ne resta guère moins de vingt ans. Une fois de plus, une fois après tant d’autres nous avons donc cette bonne fortune qu’il va nous être parlé d’un métier, (et d’un des premiers métiers), par un homme de ce métier ; qui l’a fait trente ans ; et plus ; non point par un homme qui en parle sur des papiers ; mais par un homme qui a exercé ; trente ans ; par un homme de grand sens, d’esprit ouvert, d’une très grande activité, qui y a opéré trente ans, et dans le plus grand détail. Et qui fut toujours particulièrement bien placé pour en parler. Quand il va nous parler d’écoles normales et d’inspections, il ne s’agira point de papiers et de rapports de bureaux sur les écoles normales et sur les inspections, il s’agira des écoles normales et des inspections elles-mêmes. Les idées qui commencent à circuler, et qui figurent aujourd’hui dans un certain nombre de rapports et de projets de loi, il les a eues, celles qu’il fallait, quand il fallait, depuis longtemps, puisées dans une longue expérience.

Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai point changé une ligne à la copie de mon ancien maître. On y trouvera certainement, comment dirai-je, une force de jeunesse et pourquoi ne dirais-je pas toute ma pensée une vertu d’illusion que nous n’avons plus. C’est une grande tristesse quand les hommes de soixante ans ont gardé toutes leurs illusions et quand les hommes de quarante ans ne les ont plus. Et c’est encore un signe de ce temps et de l’avènement des temps modernes et rien de cela ne s’était présenté dans aucun autre temps. C’est une grande misère quand les hommes de soixante ans sont jeunes et que les hommes de quarante ans ne le sont plus. Nous aurons été constamment une génération qui aura passé par tous les minima et quelquefois par tous les néants de l’histoire contemporaine. C’est ce que j’avais appelé autrefois une génération sacrifiée. Mais je ne sais pas pourquoi je m’obstine à le redire. Les hommes de quarante ans le savent très bien sans qu’on le leur dise. Ceux d’avant et ceux d’après, les hommes de soixante ans, par qui nous avons été sacrifiés, et les hommes de vingt ans, pour qui nous nous sommes sacrifiés, s’en fichent pas mal ; et quand même ils ne s’en ficheraient pas, ils ne le croiront jamais ; et quand même ils le croiraient, ils ne le sauront jamais, quoi qu’on leur en dise. C’est ici le principe même de l’enseignement de l’histoire.

Il suit qu’on trouvera dans ce cahier cette même ardeur de laïcisation qui emplit toute la vie de ces hommes, qui chez quelques-uns dégénéra en une fureur obstinée, mais chez d’autres aussi se maintint comme une simple ardeur de combat, comme une belle ardeur joyeuse. C’est une règle absolue depuis le commencement de ces cahiers, c’est notre principe même et notre fondamental statut et, je pense, le meilleur de notre raison d’être que l’auteur est libre dans son cahier et que je ne suis là que pour assurer le gouvernement temporel de cette liberté.

Cette règle fondamentale n’a jamais souffert aucune exception. Elle n’allait pas en souffrir une quand la copie m’était apportée par un des hommes à qui je suis le plus attaché.

Cette règle fondamentale, obstinément suivie depuis quinze ans, et qui sera suivie aussi longtemps que la maison sera debout, nous a coûté cher. C’est à elle, et à elle presque uniquement, que nous devons les quinze années de pauvreté par lesquelles nous venons de passer. C’est à elle que nous devrons celles qui nous attendent. Et encore, quand je dis que c’est de la pauvreté, c’est par décence et moi-même je manque un peu à mes définitions. Nous savons très bien qu’il n’y a d’argent que pour ceux qui entrent dans les partis et qui font le jeu des partis. Et quand ce ne sont pas les partis politiques il faut au moins que ce soient les partis littéraires.

Telles sont pourtant les mœurs de la véritable liberté. Être libéral, c’est précisément le contraire d’être moderniste et c’est par un incroyable abus de langage que l’on apparente ordinairement ces deux mots. Et ce qu’ils désignent. Mais les abus de langage les moins indiqués sont toujours ceux qui réussissent le mieux. Et c’est ici une incroyable confusion. Et je ne hais rien tant que le modernisme. Et je n’aime rien tant que la liberté. (Et en elle-même, et n’est-elle point la condition irrévocable de la grâce).

Disons les mots. Le modernisme est, le modernisme consiste à ne pas croire ce que l’on croit. La liberté consiste à croire ce que l’on croit et à admettre, (au fond, à exiger), que le voisin aussi croie ce qu’il croit.

Le modernisme consiste à ne pas croire soi-même pour ne pas léser l’adversaire qui ne croit pas non plus. C’est un système de déclinaison mutuelle. La liberté consiste à croire. Et à admettre, et à croire que l’adversaire croit.

Le modernisme est un système de complaisance. La liberté est un système de déférence.

Le modernisme est un système de politesse. La liberté est un système de respect.

Il ne faudrait pas dire les grands mots, mais enfin le modernisme est un système de lâcheté. La liberté est un système de courage.

Le modernisme est la vertu des gens du monde. La liberté est la vertu du pauvre.

Je dois rendre cette justice à nos abonnés que dans ce gouvernement de la liberté ils nous sont demeurés admirablement fidèles. C’est leur honneur. Et c’est le nôtre. J’ai reproché souvent à nos abonnés de n’être point assez nombreux. Et cette année je le leur reproche au moins autant que jamais. Mais j’avoue que c’est un reproche qui va tout de même un peu plutôt à celui qui n’en est pas qu’à celui qui en est. Ceux qui en sont ont parfaitement compris, je veux dire qu’ils savaient d’avance aussi bien que nous ce que sont les mœurs de la véritable liberté.

Encore un mot que je n’aime pas, mais enfin la vie même requiert la liberté. Une revue n’est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes, qui soient dans le cinquième. Autrement, je veux dire quand on s’applique à ne mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire. Ou plutôt à ne rien dire.

Nos abonnés l’ont parfaitement compris, il faut leur faire cet honneur. Autant que nous ils ont le goût, le respect de la liberté. Ils nous l’ont montré par cette belle fidélité de quinze ans. Ils sont, autant que jamais, trop peu nombreux. Mais ceux qui y sont, y restent.

Par cette dure méthode, par cet unique système de recrutement ne se manifeste point un commun abaissement fondé sur un incessant échange de concessions mutuelles, que l’on se passe incessamment des uns aux autres, mais c’est ainsi que nos cahiers se sont peu à peu formés comme un lieu commun de tous ceux qui ne trichent pas. Nous sommes ici des catholiques qui ne trichent pas ; des protestants qui ne trichent pas ; des juifs qui ne trichent pas ; des libres penseurs qui ne trichent pas. C’est pour ça que nous sommes si peu de catholiques ; si peu de protestants ; si peu de juifs ; si peu de libres penseurs. Et en tout si peu de monde. Et nous avons contre nous les catholiques qui trichent ; les protestants qui trichent ; les juifs qui trichent ; les libres penseurs qui trichent ; les Lavisse de tous les partis ; les Laudet de tous les bords. Et ça fait beaucoup de monde. Outre que tous les tricheurs ont une sûreté pour se reconnaître entre eux et pour s’appuyer ; une sûreté infaillible ; une sûreté invincible ; pour se soutenir ; une sûreté inexpiable. Une sûreté d’instinct, une sûreté de race, le seul instinct qu’ils aient, qui n’est comparable qu’à la sûreté profonde avec laquelle les médiocres reconnaissent et appuient les médiocres. Mais au fond n’est-ce pas la même. Et ne sont-ils pas les mêmes. Si seulement nous les honnêtes gens nous étions fidèles à l’honnêteté comme la médiocrité est fidèle à la médiocrité.

Je ne comprends pas qu’il y ait une question des instituteurs. D’abord si ils étaient restés des maîtres d’école tout ça ne serait pas arrivé. Qu’ils fassent donc l’école, il n’y rien de plus beau au monde.

Qu’ils ne s’y trompent pas, ils ont le plus beau métier du monde. Eux seuls ont des élèves. (Eux et les professeurs de l’enseignement secondaire). Les autres ont des disciples. Les autres, c’est les professeurs de l’enseignement supérieur. Et c’est, hélas, l’écrivain.

Qu’on en fasse l’expérience, l’expérience est facile à faire. Que chacun s’examine attentivement. Que chacun regarde son être et redescende un peu dans sa mémoire. Qui sommes-nous. Sommes-nous l’étudiant innocent mais d’autant abusé qui suivait scrupuleusement les cours des Sorbonnards ? Non, nous ne sommes pas cette misère et nous ne sommes plus cette proie. Que tout homme ayant passé trente-cinq ans se regarde et se reconnaisse lui-même. Que tout homme voie ce qu’il est, qui il est, descende dans son être propre. Dans son être profond. Nous ne sommes pas ces purs jeunes hommes, innocents et fâcheusement enthousiastes, candides, aveugles, si naïvement pieux envers leurs maîtres, que leurs maîtres ont trompés. Nous sommes ces enfants d’avant douze ans, ces mêmes enfants, aussi purs, peut-être plus purs ; et nous sommes ces mêmes adolescents d’avant seize ans. Nous sommes les hommes de notre laborieuse enfance. Nous sommes les hommes de notre laborieuse adolescence. Nous ne sommes nullement les hommes de notre jeunesse abusée. C’est dire par contre que nous avons subi l’imprégnation de nos parents ; et de nos maîtres du premier degré ; et de nos maîtres du deuxième degré. Mais que nous n’avons subi aucune imprégnation de nos maîtres du troisième degré. D’ailleurs nos maîtres du troisième degré se souciaient bien de filiation et de paternité spirituelle et de régner sur les cœurs. Leur seul souci était par un jeu de mariages, de nominations, d’élections académiques et universitaires, d’intrigues, de bassesses, de trahisons, de délations et d’honneurs, de s’assurer, de perpétuer parmi eux un gouvernement temporel des esprits. Ils ont ce qu’ils voulaient. Et au delà de ce qu’ils espéraient. Qu’ils ne demandent pas au delà.

C’est dire par conséquent que le plus beau métier du monde, après le métier de parent, (et d’ailleurs c’est le métier le plus apparenté au métier de parent), c’est le métier de maître d’école et c’est le métier de professeur de lycée. Ou si vous préférez c’est le métier d’instituteur et c’est le métier de professeur de l’enseignement secondaire. Mais alors que les instituteurs se contentent donc de ce qu’il y a de plus beau. Et qu’ils ne cherchent point à leur tour à expliquer, à inventer, à exercer un gouvernement spirituel ; et un gouvernement temporel des esprits. Ce serait aspirer à descendre. C’est à ce jeu précisément que les curés ont perdu la France. Il n’est peut-être pas très indiqué que par le même jeu les instituteurs la perdent à leur tour. Il faut se faire à cette idée que nous sommes un peuple libre. Si les curés s’étaient astreints, et limités, à leur ministère, le peuple des paroisses serait encore serré autour d’eux. Tant que les instituteurs enseigneront à nos enfants la règle de trois, et surtout la preuve par neuf, ils seront des citoyens considérés.

Pourquoi surtout établir ou chercher à établir cette confusion que nous voyons partout, dans tous leurs congrès, dans leurs journaux et revues et revendications. Pourquoi mêler les questions d’argent et les questions de gouvernement. Serait-ce pour honorer les questions d’argent, en les mêlant aux questions de gouvernement. Mais l’argent est hautement honorable, on ne saurait trop le redire. Quand il est le prix et l’argent du pain quotidien. L’argent est plus honorable que le gouvernement, car on ne peut pas vivre sans argent, et on peut très bien vivre sans exercer un gouvernement. L’argent n’est point déshonorant, quand il est le salaire, et la rémunération et la paye, par conséquent quand il est le traitement. Quand il est pauvrement gagné. Il n’est déshonorant que quand il est l’argent des gens du monde. Il n’y a donc, dans les autres cas, je veux dire quand il n’est pas l’argent des gens du monde, aucune honte à en parler. Et à en parler comme tel. Il n’y a même que cela qui soit honorable. Et qui soit droit. Et qui soit décent. Il faut toujours parler d’argent comme d’argent. Que les instituteurs aient le droit de vivre, comme tout le monde, qui le nie, et nous le contesterons moins que personne, nous qui ne sommes pas seulement avec eux, nous qui sommes d’eux, nous qui avons ici publié les premiers l’admirable roman de Lavergne. Jean Coste a le droit de nourrir sa femme et ses enfants. Cela ne fait aucun doute. S’il y réussit aujourd’hui assez mal, ici encore il fait comme tout le monde. Il fait comme nous. Au moins il fait comme tous ceux qui travaillent. Il n’y a un peu d’aisance, dans le monde moderne, que pour ceux qui ne travaillent pas.

C’est donc ici une question très grave. Mais ce que je veux dire aujourd’hui, c’est que c’est vraiment une question de droit commun. C’est une question d’un certain malheur commun, d’une grande misère commune. C’est une question de la vie générale de la nation et de disponibilités budgétaires. Cette première question n’a rien de commun avec cette autre question de ce gouvernement spirituel que quelques instituteurs demandent à exercer parmi nous. Car c’est encore, ceci encore est une revendication.

Que de jeunes instituteurs, et même des plus vieux, aillent travailler dans les Facultés, c’est encore très bien. Je suis assuré qu’ils y fournissent d’excellent travail, et que cette collaboration donne dans les provinces les meilleurs résultats. Mais ce n’est point un secret non plus qu’à Paris le petit clan de la Sorbonne avait entrepris de s’appuyer sur les instituteurs quand il se proposa de ruiner en France l’enseignement secondaire et qu’un certain nombre d’instituteurs, (un très petit nombre), répondit à cet appel.

Ici encore je me permets de trouver que ce ne sont pas les instituteurs qui ont tort. Ce ne furent pas les instituteurs qui furent les plus coupables, ni même les véritables coupables. Dans toute démagogie celui qui en est la matière et l’objet et l’inerte instrument est moins coupable que celui qui en est l’inventeur et l’auteur. Et le premier moteur. Des grands pontifes, des hommes dans les honneurs sont venus dire aux maîtres d’école que le lycée ne sert à rien, qu’on n’apprend rien depuis le commencement de la sixième jusqu’à la fin de la philosophie. Je ne fais point un grief à ces instituteurs de l’avoir cru. Je fais un grief à ces professeurs, qui eux ont passé par la sixième et la philosophie, de l’avoir dit. Il ne s’agit point de se recruter des troupes à tout prix. Il faudrait tout de même ne pas trop tromper le monde.

Ceci m’amène à une singulière question, et que je m’étonne que l’on n’ait jamais posée. Pourquoi les maîtres d’école ne font-ils pas des études. Je me rappelle très bien comment ça se passait. Je me rappelle très bien le chemin que je suivais quand M. Naudy m’en retira un peu vivement. Les jeunes gens qui se proposaient de devenir maîtres d’école, ou plutôt les jeunes gens à qui on pensait pour en faire des maîtres d’école, pour les faire devenir maîtres d’école faisaient d’abord trois ans à l’École primaire supérieure, que l’on nommait alors, je l’ai dit, l’école professionnelle ; première année, deuxième année, troisième année ; pendant trois ans ils préparaient l’entrée à l’École Normale primaire. Ceux qui étaient reçus passaient ensuite trois ans dans cette École Normale primaire. On recommençait : première année ; deuxième année ; troisième année. En tout ça faisait six ans. Avec le temps qui pouvait se perdre entre les deux à la coupure ça faisait sensiblement précisément tout le temps qu’il faut pour faire des études, du commencement de la sixième à l’achèvement de la philosophie. Or ces enfants de paysans et ces enfants d’ouvriers, déjà triés fortement, qui se préparaient et qui se destinaient ou que l’on préparait et que l’on destinait à devenir instituteurs étaient dans la moyenne au moins aussi intelligents que les petits bourgeois qui entreprenaient un peu confusément le lycée. Et ils travaillaient au moins autant. Et quelques-uns travaillaient très bien. Ils se donnaient beaucoup plus de mal, ils fournissaient beaucoup plus de travail pour passer le brevet simple que nous pour passer l’examen de fin de quatrième, que nous ne passions pas, et pour passer le brevet supérieur que nous pour passer le bachot. Alors on se demande. Et il est si simple de se demander : Alors, à ce compte-là, pour ce prix-là, pour cette longueur de temps, pour tant de travail et pour tant de conduite on se demande à ce prix-là pourquoi on ne leur fait pas faire leurs études. Et pourquoi, au lieu du brevet supérieur, qui n’est rien, on ne leur donne pas au moins le bachot, qui n’est pas grand chose. Je ne vois pas en quoi savoir du latin et du grec les empêcherait d’enseigner du français, et même d’enseigner en français. Moi je ferais un bon maître d’école. On se demande si ce n’est pas la bourgeoisie française qui a fait exprès, craignant la concurrence, d’avoir des instituteurs qui n’eussent point fait leurs études. Car enfin il est au moins aussi difficile et il faut au moins autant de travail et autant de besogne pour entrer à l’École Normale de Saint-Cloud que pour entrer à l’École Normale de l’enseignement secondaire. (C’est la nôtre, mes enfants).

Alors pourquoi s’y est-on pris de telle sorte que le bagage des uns ne fût qu’un fatras. Si c’est un calcul que la bourgeoisie a fait, comme il est probable, il faut avouer qu’elle en est bien récompensée aujourd’hui. De trouver constamment contre elle et sous elle cette sourde révolte d’un enseignement primaire qui précisément n’a pas fait ses études. Et une fois de plus il faut constater que le sabotage est venu d’en haut, de la bourgeoisie. Et qu’il est payé par un sabotage antagonique.

Tout ceci déblayé, et m’adressant aux instituteurs eux-mêmes, et non plus à leurs programmes, qu’ils subissent, et non plus aux conditions que l’État leur a faites, qu’ils subissent, je me permettrai de leur dire : (Et je ne le dis naturellement qu’aux quelques-uns qui sont évidemment travaillés de cette tentation), je leur dis : Pourquoi voulez-vous exercer un gouvernement des esprits. Et comme tous les autres pourquoi voulez-vous exercer un gouvernement temporel des esprits. Pourquoi voulez-vous avoir une politique, et l’imposer. Pourquoi voulez-vous avoir une métaphysique, et l’imposer. Pourquoi voulez-vous avoir un système quelconque, et l’imposer.

Vous êtes faits pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Apprenez-leur donc à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de tout. Il sait ses quatre règles, disait-on de quelqu’un quand j’étais petit. Qu’ils nous apprennent donc nos quatre règles. Je ne veux pas jouer sur les mots, mais sans parler d’écrire ce serait déjà un grand progrès, (puisque nous sommes dans un système du progrès), que d’avoir, que d’être un peuple qui saurait lire et qui saurait compter. Et quand avec cela nos instituteurs emploieraient leur activité à sauver ce pays des deux fléaux qui le menacent constamment, il y en a là-dedans pour la vie d’un homme et beaucoup d’hommes voudraient pouvoir en dire autant. (Ces deux pestes que je veux dire sont naturellement la politique et l’alcoolisme, et au fond elles n’en font qu’une, et tant que les instituteurs revendiquent un point d’appui, un établissement contre la politique et les marchands de vin non seulement ils en ont cent fois le droit, mais ils ont cent fois raison et pour eux-mêmes et pour le pays). Mais ces règles de grande hygiène, ces pratiques d’hygiène générale vont de soi ; elles ne peuvent être que compromises, et peut-être complètement masquées, complètement oblitérées, complètement annulées par une prétention à un gouvernement des esprits.

Enseigner les éléments, apprendre à des enfants de bonne race ces vieilles vérités sur lesquelles tout le monde est d’accord : (et sur lesquelles est fondé le monde) : que Paris est la capitale de la France ; que Versailles est le chef-lieu du département de Seine-et-Oise. Pour les tout à fait savants pousser jusqu’à l’extraction de la racine carrée ; et peut-être de la racine cubique, quel sort plus enviable. Et n’est-ce point infiniment plus beau ; et plus grand ; et plus sage que de haranguer des hommes soûls. Parler du système métrique, qui est la raison même, et qui est si parfait. Parler aussi du système solaire, qui est une sorte de système métrique, avec des multiples et des sous-multiples, et qui est réellement si grand, des planètes, des satellites, de la voie lactée ; pour les plus savants de la rotation et de la révolution ; enfin tout ce que nous avons appris à l’école primaire ; (tout ce que nous savons). Être sûr que tout ce qu’on dit est vrai, que tout ce qu’on dit porte, que c’est bien entendu, que ça reste, quel heureux sort, et il n’y a rien au-dessus.

Faire de ces belles analyses logiques, et grammaticales, où tout retombait droit, où on savait tout, où on désarticulait complètement, où on épuisait une phrase, où il ne restait rien, où tout retombait juste. Et de ces beaux problèmes d’arithmétique où il fallait si soigneusement séparer les calculs du raisonnement, par une barre verticale, et où il y avait toujours des robinets qui coulaient pour emplir ou pour vider un bassin (et souvent les deux), (pour emplir et vider ensemble), (drôle d’occupation), (après combien d’heures…) ; et il y avait toujours des appartements à meubler. Et on multipliait le tapissier par le prix du mètre courant.


Charles Péguy

Langlois tel qu’on le parle. — Au moment où je viens d’indiquer, si mal, et si peu, ce que nous devons à nos maîtres de l’enseignement primaire, et ce que nous devons à nos maîtres de l’enseignement secondaire, il ne sera peut-être point hors de propos de marquer un peu ce que nous devons à nos maîtres de l’enseignement supérieur. Dans son numéro du 15 Juillet 1911 (VIème Année, numéro 7, Deuxième Série) (eux aussi ils ont des séries), (Prix : 0,60), la Revue Critique des Livres Nouveaux publiait l’article suivant :

COMPTES RENDUS

Charles Péguy. — Œuvres choisies, 1900-1910. — Paris, Bernard Grasset, in-12, 414 pages, 3 francs 50.


Ce volume de morceaux choisis a été composé pour révéler au grand public un écrivain connu seulement, jusqu’à présent, de quelques fidèles. C’est, en quelque sorte, un prospectus.

Il y a, en frontispice, un portrait de l’auteur par Pierre Laurens. Je ne sais s’il est ressemblant. Mais il se dégage du recueil, formé par l’intéressé lui-même, une physionomie assez précise. La voici, telle qu’elle apparaît à un simple lecteur comme moi, qui n’a par ailleurs aucun moyen, et ne se soucie pas autrement, de vérifier si elle est exacte.

L’auteur qui se présente ici au public est un homme du peuple, avec de la sève, une sorte de ferveur violente dans l’habitude de sa pensée, une certaine verdeur d’expression, assez d’humour, peu de goût, pas du tout d’esprit (çà et là, des plaisanteries d’une incroyable lourdeur). Rien de vulgaire ; mais quelque chose de très âpre[2] et, en même temps, de geignard ; et aussi, à l’occasion, de roublard. Bref, un type dans le genre de Michelet, proportions gardées.

Ajoutons : un orgueil frémissant et sans bornes, qui ne paraît pas toujours pur de tout alliage d’envie — ce qui est très « peuple » aussi. Cet orgueil s’affirme de la façon la plus naïve. Les Œuvres choisies de Péguy commencent par des « portraits d’hommes » ; et ces hommes sont : Zola, Jaurès, Clemenceau, Renan, Bernard-Lazare, Péguy. Elles donnent fortement l’impression, d’un bout à l’autre, que, pour Péguy, ce que dit Péguy n’est pas rien.

Il s’exprime d’une étrange manière, qui dénonce tout de suite en lui l’écrivain que la longanimité bienveillante d’un public restreint, spécialement recruté et choisi, a gâté (au sens où l’on emploie ce mot en parlant des enfants). Il semble qu’il avait, dès l’origine, des tendances à surveiller : de la propension aux exposés discursifs, sans queue ni tête ; je ne sais quelles entraves dans le mécanisme de la pensée ; du goût pour l’allitération et la litanie, avec des symptômes d’écholalie, et pour des puérilités typographiques bien connues des psychiatres. Ces infirmités sont de celles qui peuvent s’atténuer quand on les reconnaît pour ce qu’elles sont et qu’on s’impose à cet effet une discipline exacte. Mais il a été permis à l’éditeur des Cahiers de la Quinzaine, par l’indulgence d’un petit cercle admiratif, intimidé ou apitoyé, de se laisser aller sans contrôle, et même de prendre ses défauts pour des qualités et ses manies pour des dons. Il les a, en conséquence, cultivés comme son originalité propre. Le résultat ne se voit nulle part plus au clair que dans l’extravagante « Épître votive » à Ernest Psichari (numéro 35). Cependant « il faut essayer », comme dit plus loin l’auteur (page 297), « de nous remettre un peu à parler français ». C’est aussi mon avis. Disons donc nettement, en français, que cette Épître et plusieurs des morceaux qui la précèdent et qui la suivent sont du bafouillage tout pur.

Passons sur la forme. Car l’auteur se considère surtout, sans doute, comme un philosophe, un moraliste et un penseur. Il a été jadis dreyfusiste avec une ardeur profonde, ainsi, du reste, que beaucoup de ses contemporains, jeunes ou vieux, qui, quoiqu’ils aient aussi plus ou moins souffert pour cette cause (quelques-uns au point d’en mourir), n’en ont pas fait, depuis, tant d’embarras. Il a été dreyfusiste ; mais il ne saurait se consoler que l’affaire Dreyfus n’ait pas amené le règne de la Propreté sur la terre, et, subsidiairement, la glorification personnelle de ses meilleurs combattants. Quoi, nous avons été soulevés par une telle vague d’enthousiasme, nous avons été si « grands », nous valions, « je le dis comme c’est, les hommes de la Révolution et de l’Empire »,[3] nous valions des « hommes qui ont eu les plus hautes fortunes » (page 205) ; et voilà ce qui s’en est suivi : l’ignominie des jours présents et l’obscurité pour le juste. L’auteur est, à l’égard du Dreyfusisme triomphant, dans l’état d’esprit d’un chrétien des âges apostoliques qui aurait vu s’accomplir en quelques années, sans s’y associer, l’évolution que l’Église a parcourue en plusieurs siècles : de la lutte pour l’Idéal à l’adaptation aux iniquités de ce monde et au dédain de l’idéalisme obstiné. — Voilà, si je ne me trompe, le fond de la philosophie de M. Péguy. Car il parle souvent de « travailler » à autre chose ; mais il en revient toujours là.

Un chrétien des premiers âges, qui aurait vu Constantin et sa suite, se serait sans doute réfugié dans une métaphysique hautaine, la défense des classiques grecs et le culte des anciens héros. Il est donc naturel qu’un dreyfusiste intransigeant, amer et désappointé, se retire de même dans les templa serena d’un bergsonisme inaccessible au commun des « démocrates », rompe des lances en l’honneur des humanités traditionnelles contre les barbares du jour, et célèbre Jeanne d’Arc sous l’œil bienveillant de M. Maurice Barrès. D’autant plus que, en agissant de la sorte, on est sûr de ne pas rester isolé : on a pour soi, d’avance, l’applaudissement, l’appui moral et, au besoin, « temporel », du parti, toujours considérable, qui est irréductiblement opposé, pour les mêmes raisons que soi, et pour d’autres, à celui qui paraît au pinacle. — Voilà, il me semble, comment il se fait que M. Péguy, qui est, au fond, si primaire (par sa préoccupation persistante des choses d’école, sa roideur et sa demi-culture, verbale et sans substance), ait adopté d’instinct l’attitude qu’on lui voit ; et que cette attitude commence à lui valoir, avec la curiosité, les sympathies a priori du beau monde, si grossièrement méprisant, d’ordinaire, pour ceux de sa race. Le beau monde, c’est-à-dire les gens qui, s’ils avaient pu, il y a dix ans, soupçonner son existence, n’auraient pas été éloignés, avec leur brutalité sans nuances pour tout ce qui dépasse l’alignement, de le tenir pour un fou.

J’en ai dit assez, je crois, pour inviter à lire ce livre. C’était mon dessein. L’auteur n’est guère entré en contact pendant longtemps qu’avec des fidèles qui lui passaient tout, et qui s’attachaient davantage à mesure qu’il les rudoyait avec plus de sans gêne (naguère aux États-Unis, le « prophète » Dowie — prophète quêteur, mystique, homme d’affaires, guérisseur d’âmes, « persécuté » et volontiers persécuteur — en usait de même avec ses dévots). Si Jeanne d’Arc, qui a déjà fait de nos jours, d’une tout autre manière, la fortune de M. Thalamas, le met à la mode, il aura désormais un public qui l’approuvera sans le lire. Il est temps qu’il ait enfin — car il le mérite malgré tout — un public qui le lise sans l’approuver, ou plutôt en le jugeant. Qu’il soit donc signalé aux amateurs de personnalités d’exception. Dans le champ où elles poussent, il y a des individus de toutes sortes, plus ou moins agréables ou déplaisants. On y a découvert notamment, depuis quinze ans, la grâce exquise de Charles-Louis Philippe et l’étincelante fantaisie de Bernard Shaw. N’y passez pas, s’il vous plaît, sans jeter un coup d’œil sur les essais incohérents de Péguy.

Pons Daumelas.


L’article que l’on vient de lire est de M. Charles-Victor Langlois, professeur à la Sorbonne, et je pense directeur du Musée Pédagogique et autres. Aujourd’hui directeur des Archives Nationales. Pons d’Aumelas est un conseiller de Philippe le Bel à qui M. Langlois a consacré un petit travail (Bibliothèque de l’École des Chartes, tome LII, 1891). Cet article appelle quelques observations, mais comme il faut être scientifique je numéroterai mes observations, et pour être encore plus scientifique je les numéroterai avec des lettres. Les chiffres ne sont que de l’arithmétique. Les lettres sont de l’algèbre. M. Langlois sait ça. J’essaierai même de mettre des exposants, et des coefficients, et des indices. Mais je n’en réponds pas. Le plus beau fils du monde…


L. — a). — Il y a dans cet article de M. Langlois une partie de critique littéraire, si je puis parler ainsi. Ici rien à dire. La critique littéraire est libre en France, depuis la déclaration des Droits de l’Homme. M. Langlois sait ça. Nous autres écrivains notre métier n’est pas de répondre aux critiques. Je ne sais pas si nous appartenons entièrement aux critiques ; ou si nous ne leur appartenons pas du tout. Ce serait une question. Mais nous n’avons pas à leur répondre. Notre métier est d’établir des textes, non pas de commenter des commentaires. Notre métier est de donner des œuvres, non pas de critiquer les critiques. Autrement on tomberait dans les fractions de fractions. M. Langlois connaît certainement ça, les fractions de fractions.


L. — b). — Il y a dans l’article de M. Langlois quelque chose qui dépasse la critique littéraire. Je ne dis pas quelque chose qui la dépasse par en haut, je dis quelque chose qui la dépasse. Avec une obstination sournoise et aigre, et basse, avec des lâchetés constantes d’écriture, avec une hypocrisie laborieuse, avec un acharnement fatigué M. Langlois m’accuse proprement de vénalité. C’est pour faire ma fortune littéraire et pour gagner une fortune d’argent que je me suis publiquement déclaré catholique.

Il est évident que quand je me mettais le matin à ma table pour écrire le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, ou plus récemment pour écrire la tapisserie de sainte Geneviève, ou plus récemment pour écrire la présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres je me demande d’abord combien ça va me rapporter. On sent ça dans tout mon texte. Et il est évident que les vingt ans de peine et de production que j’ai derrière moi m’ont au moins assuré une grosse situation d’argent.


L. — c). — Eh bien sur ce point je suis en mesure de rassurer complètement M. Langlois. Si M. Langlois savait un mot d’histoire il saurait que depuis que le monde est monde les catholiques n’ont jamais soutenu leurs hommes. Si les catholiques avaient soutenu leurs hommes le gouvernement de la France ne serait point tombé aux mains de M. Langlois. Que M. Langlois me permette de le lui dire, les catholiques sont même remarquables par ce besoin qu’ils ont de ne pas soutenir leurs hommes. Rassurez-vous, monsieur Langlois, les catholiques mondains iront toujours à M. Laudet. Et l’argent des catholiques mondains ira toujours à M. Laudet, Écrire chrétien, en ce siècle, ce n’est pas prendre un brevet de pauvreté. C’est prendre un brevet de misère.


L. — d). — Que M. Langlois me permette de le lui dire respectueusement, dans la mesure où un pauvre a encore le droit de parler à un riche, il n’y a pas seulement une sorte d’indécence propre et d’indiscrétion, il n’y a pas seulement un manque de propos et un manque de goût, il n’y a pas seulement un décalage et une rupture de convenance, il y a une sorte de cruauté froide, et préméditée, il y a une sorte de basse dérision à ce qu’un homme qui a la situation de fortune de M. Langlois fasse une querelle d’argent à un homme qui a la situation de fortune que j’ai, M. Langlois a travaillé beaucoup, c’est entendu. Mais il faut bien qu’on le sache, c’est dans la production qu’il y a le plus de travail, c’est dans l’œuvre qu’il y a le plus de labeur et il y a plus de travail dans un conte de Tharaud et dans quatre vers de Porche que dans toute une vie d’érudition. M. Langlois a beaucoup travaillé, c’est entendu. Et il travaille peut-être encore. Mais enfin la République le paie un bon prix pour travailler. Et nous contribuables nous le payons un bon prix. Et en outre il est bien de chez lui. Il pousse le luxe jusqu’à se faire cambrioler pendant les vacances les châteaux qu’il a dans les provinces. Que M. Langlois me permette de l’espérer, ou du moins de me repaître de cette vaine imagination. Si j’avais mis à faire une carrière universitaire ce que j’ai mis d’activité dans les cahiers, je n’en serais peut-être pas où j’en suis envers les biens de fortune.

Pour me résumer d’un mot qui n’existait peut-être pas sous Charles V, c’est une grossièreté, quand on a autant d’argent que M. Langlois, de chercher une querelle d’argent à un homme qui en a aussi peu que moi.


L. — e). — En outre, et M. Langlois me comprendra sans que j’insiste, (car je ne veux pas être grossier, moi) : nous demandons que les universitaires qui ont épousé dans la noblesse républicaine nous fichent au moins la paix, nous qui avons épousé comme nous avons voulu. Nous demandons que les coureurs et même que les amateurs de dots respectent au moins notre pauvreté. C’est entendu, monsieur Langlois ? et trouvez-vous à présent que je suis assez geignard, et assez roublard ?


L. — f). — Ici j’ouvre une parenthèse, monsieur Langlois, (vous voyez que je n’en ai pas perdu l’habitude), et je vous fais à mon tour une querelle particulière. Je veux parler de cette cérémonie grotesque que l’on a organisée en Sorbonne pour célébrer le demi-centenaire de l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale Supérieure. Si le peuple français célébrait par des réjouissances extraordinaires la sortie définitive de M. Lavisse de l’École Normale Supérieure je comprendrais encore ça. Cette École pourrait peut-être encore se relever du traitement que M. Lavisse lui a fait subir. Mais fêter l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale c’est fêter l’entrée du fossoyeur dans la maison. Une idée aussi saugrenue ne pouvait venir qu’à M. Langlois.

Je suis très embarrassé pour parler de M. Lavisse. Il m’a fait trop de mal pour en dire du mal. La langue française est ainsi faite que l’on peut cumuler le comble d’impuissance et le comble de puissance, et qu’un homme peut être à la fois un énorme impotent et un énorme potentat. Mais ce n’est pas à M. Lavisse que j’en ai aujourd’hui, c’est à M. Langlois ; (ou plutôt c’est M. Langlois qui s’est mis à en avoir à moi). Quand on adore l’idole, ce n’est point l’idole qui a tort, d’être adorée, c’est l’adorateur qui a tort, d’adorer. Quand M. Langlois fait les sept génuflexions devant M. Lavisse et l’entoure d’appareil, ce n’est pas M. Lavisse qui a tort, c’est M. Langlois. Car je vois votre nom, monsieur Langlois, dans le syndicat d’initiative de la cérémonie Lavisse. Et alors je demande : Qui trompe-t-on ?

S’il s’agit de fêter en M. Lavisse l’organisateur de la victoire, le Carrot de l’enseignement secondaire en France et de l’enseignement supérieur, l’homme aux quatorze armées, la plaisanterie est bonne évidemment mais le moment est peut-être mal choisi. Dire que l’École Normale est en bonne voie, ou qu’elle est saine, ou qu’elle se porte bien passerait partout aujourd’hui pour une affirmation hasardeuse. Tout le monde a fini par se rendre compte que M. Lavisse était peut-être excellent pour prononcer des discours de distribution de prix au Nouvion en Thiérache mais qu’à Paris en France cet homme n’a jamais semé que des ruines, comme on dit. Et répandu des ramollissements de la moelle épinière. À ce premier point de vue fêter par une cérémonie, et aussi solennelle, en Sorbonne, le demi-centenaire de l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale Supérieure, c’était une véritable gageure. C’était porter un véritable défi à l’opinion publique. Tout le monde sait que sous le gouvernement de M. Lavisse l’École Normale achève de s’écrouler, qu’elle vit dans le plus grand désordre, s’il est permis de nommer cela vivre. Que M. Lavisse ait toujours été un organisateur du désastre, et que pour couronner sa carrière il ait enfin organisé le désastre de l’École Normale cela ne fait aucun doute pour personne et ce n’est pas cela qui est intéressant et je me reprocherais de m’attarder sur ce lieu commun.

C’est l’autre point qui est intéressant, et en lui-même et parce que c’est ce point qui intéresse directement M. Langlois. Si on ne fête pas en M. Lavisse l’administrateur et le fondateur et le réformateur et le gouverneur et le régulateur, l’homme temporel, c’est donc l’historien que l’on célèbre. Et c’est ici que je demande à M. Langlois : Qui trompe-t-on ? Car c’est ici que se produit un renversement bien singulier des situations. Je dirais même un renversement bien amusant. Mais j’ai peur que M. Langlois ne consente jamais à s’amuser avec moi.

C’est dans notre système en effet que M. Lavisse peut être un historien. Il est bon, il est mauvais, il est fort, il est faible, mais enfin nous nous pouvons admettre que M. Lavisse soit un historien. Et c’est M. Langlois au contraire qui a introduit dans le monde, (on voit que je le traite en grand seigneur), et qui est célèbre pour avoir introduit dans le monde un système de pensée, mettons une méthode, un système de méthode où M. Lavisse ne peut pas être historien. Pour nous M. Lavisse peut encore être un historien. Pour M. Langlois et pour les méthodes de M. Langlois et pour les disciples de M. Langlois et selon les méthodes de mesure de M. Langlois M. Lavisse ne peut être qu’un fade littéraire, ou littérateur, ou homme de lettres. Et alors, quand on voit M. Langlois saluer cérémonieusement et solennellement en Sorbonne M. Lavisse et l’introniser et le patroniser, alors on est conduit à se demander si ces grandes, ces fameuses méthodes, ces grandes souveraines, ces grandes impérieuses, ces grandes mademoiselles, qui ne s’inclinent pas devant le saint et devant le héros, ne s’inclineraient pas quelquefois devant les puissances temporelles. Et ici je ferme ma parenthèse.


L. — g). — Et il faut que je me résume. M’accuser de vénalité, c’est une sottise ; et une grossièreté. (D’une double vénalité, d’une vénalité de gloire et d’une vénalité d’argent). M’accuser de vénalité quand on est riche, c’est une indécence ; et une grossièreté. M’accuser de vénalité en des termes constamment tortueux et cauteleux et rampants c’est une bassesse ; et une lâcheté. Mais m’accuser de vénalité et signer Pons Daumelas quand on est M. Charles-Victor Langlois, je ne sais pas comment ça s’appelait sous Charles V, mais je sais que sous Poincaré ça s’appelle une pleutrerie.


L. — h). — Quand je reçus cet article par la figure, comme je ne pouvais raisonnablement pas m’en prendre à un conseiller du roi Charles V, (ma compétence bien connue s’arrête au règne de Charles VII), (en remontant), et comme ma lâcheté bien connue fait que je ne voulais pas me mettre mal avec cette puissance qu’est un conseiller du roi, je fis ce que je devais ; je m’en pris et je remontai directement au directeur M. Rudler. Il est de règle que le gérant couvre judiciairement et que le directeur couvre pour l’honneur. Et même pour la littérature. Qui ne se confondent pas toujours. Je m’en pris donc à M. Rudler, (c’était dans le Laudet), et lui adressai par écrit quelques paroles qui n’étaient point dénuées d’une certaine sévérité. C’est la règle que le directeur couvre les pseudonymes, quand ils ne se couvrent ou ne se découvrent pas eux-mêmes. Non seulement M. Langlois laissa M. Rudler payer pour lui. Non seulement M. Langlois laissa M. Rudler exposé à ma célèbre cruauté. Mais depuis plus de dix-huit mois que ça s’est passé M. Langlois n’a jamais demandé à reprendre sa place, il ne s’est jamais resubstitué à M. Rudler, il n’a jamais cessé de laisser M. Rudler substitué à lui. De sorte qu’il est pleutre une première fois avec moi ; je veux dire envers moi ; et une deuxième fois avec M. Rudler. M. Rudler est chargé de recevoir des coups pour ses patrons. On les lui repaiera peut-être en avancements universitaires. Mais ces cotes mal taillées, mais ces transactions n’ont avec l’honnête homme que des rapports éloignés.


L. — i). — M. Langlois escomptait que je ne saurais pas que c’était lui Pons Daumelas. En quoi cet infaillible historien se trompait. Et même du tout au tout. Si M. Langlois savait un mot d’histoire contemporaine il saurait que ma puissance est effrayante. Les feuilletons du Matin, Gill=X, Higgins and Co, ne donnent qu’une faible idée, monsieur Langlois, des aboutissements que j’ai dans tous les mondes.


L. — j). — L’intrépidité de ces beaux cavaliers est admirable. Les héros ni les saints ne leur en imposent pas. Alexandre et César, David et Charlemagne ne les font pas trembler. Mais ils tremblent devant M. Lavisse.


L. — k). — Ces impeccables historiens ne veulent pas qu’il y ait une chrétienté. Mais ils veulent bien qu’il y ait l’Institut.


L. — l). — Ils ne veulent pas qu’on dise la messe, mais ils veulent bien célébrer la cérémonie Lavisse.


L. — m). — Ils ne veulent pas qu’il y ait la vie spirituelle. Mais ils veulent bien qu’il y ait les diplômes.

L. — n). — Ces redoutables ne veulent pas qu’il y ait la communion des saints. Mais ils veulent bien qu’il y ait les promotions d’École Normale.


L. — o). — Ces terribles athées ne veulent pas qu’il y ait de bon Dieu. Mais ils veulent bien qu’il y ait M. Lavisse.


L. — p). — Ce fut une bien grande imprudence que de célébrer avec tant de fracas le demi-centenaire de l’entrée de M. Lavisse à l’École Normale Supérieure. C’était inviter à un rapprochement bien simple. C’était inviter à comparer l’École Normale où M. Lavisse est entré et l’École Normale d’où M. Lavisse n’est pas encore sorti. L’École Normale où M. Lavisse est entré était une École Normale Supérieure. De l’École Normale d’où M. Lavisse n’est pas encore sorti on a dit que c’était une auberge. Ceux qui savent ce qui s’y passe savent qu’il ne faudrait point s’arrêter à ce nom d’auberge, mais aller à un mot masculin, légèrement plus bref, beaucoup plus énergique.


L. — q). — Il faut aller un peu plus avant et dire un petit mot tout de même du fond de l’article et avouer que nos maîtres ne sont pas malins. Tant qu’ils travaillent dans ce que nous ne connaissons pas, ils nous paraissent des aigles. Quand ils travaillent dans ce que nous connaissons ils nous paraissent des ânes. Alors la prudence la plus élémentaire devrait leur conseiller de ne jamais parler que de ce que nous ne connaissons pas. Ainsi ils paraîtraient toujours des aigles. Ce doit être bien agréable, d’être un aigle. Non point que je veuille dire que si Charles V revenait il trouverait que M. Charles-V. Langlois est un aigle. Et non point que je veuille dire que si M. Pons Daumelas revenait et s’il voulait me… m’ engueuler et s’il voulait paraître un aigle il prendrait ce pseudonyme de Charles-V. Langlois. Pour ne point se laisser reconnaître. Non, ce n’est pas cela que je veux dire. Je veux dire que tant que Charles V et Pons Daumelas ne sont pas là, M. Langlois est un aigle dans Charles V et dans Pons Daumelas. Quelle idée alors de s’en prendre à quelqu’un de vivant ; et qui est là. Restons un aigle, monsieur Langlois, comme disait Victor Hugo. Et travaillons dans les morts, comme le fait M. Lavisse.


L. — r). — Ce Charles V, ce Pons Daumelas sont beaucoup plus accommodants. Ils ne reviennent pas pour nous dire si c’est vrai, tout ça. C’est une bonne matière. Aucune confrontation à craindre. Monsieur Langlois, restez dans les matières où nous croyons que vous êtes un aigle.


L. — s). — Heureusement que moi-même je suis un bon élève de M. Langlois et que je sais traiter un document. L’histoire se fait avec des documents. Car il reste un manque. À expliquer. Car il reste une marge, à combler. (Mettons une lacune). Car il reste un angle, un bâillement. Un défaut. Car toutes nos explications ne sont point épuisantes de la réalité de ce document. Il y a une faute. Et donc il y a une question, et bien que j’en sois l’humble matière il faut bien que j’avoue que c’est une question historique. Reprenons l’article de M. Langlois, puisque c’est notre document. Ni la méchanceté naturelle au plus éminent de nos bons maîtres, ni l’aigreur, ni la furie, ni la fureur ni l’âcreté ne suffisent à expliquer tout le ton de cet article. Elles ne suffisent particulièrement pas à expliquer un certain ton d’ébriété qui règne tout au long de cet article et qui se manifeste par un certain vacillement constant de la pensée, par une violence, inusitée, par une outrance maladive, par une exagération chronique de l’épithète. Il y a quelque chose. Il faut qu’il y ait une raison pour qu’un homme aussi naturellement pondéré, aussi naturellement équilibré, aussi naturellement mesuré que M. Langlois ait aussi constamment vacillé, si ces deux mots peuvent aller ensemble, tout le long de cet article. Il faut qu’il y ait une raison pour que cet homme ait à ce point constamment titubé. Et la science moderne se demandait anxieusement pourquoi cet homme avait cette fois titubé. Et c’était un grand problème historique. Et je vois bien que M. Langlois lui-même s’allume aujourd’hui sur ce problème historique. Et c’est encore moi qui vais satisfaire sa curiosité. La vôtre, messieurs. C’est encore moi qui ai trouvé la solution de ce grand problème historique. Et pourtant je n’en ferai point un travail pour la Bibliothèque de l’École des Chartes, ni même une communication à l’Académie des Inscriptions. Je suis résolu à tout garder pour les cahiers.

D’où venait cette ébriété. Heureusement que je suis un bon élève de M. Langlois. Quand j’étais petit M. Langlois m’a enseigné qu’il faut avant tout dater un document. Il n’a pas perdu son temps, avec moi, M. Langlois. Dix-huit mois de recherches m’ont permis de dater le document que nous examinons. Ce document doit être attribué à la date du 15 Juillet 1911. Par une coïncidence amusante, mais purement fortuite, et à laquelle un véritable savant ne saurait s’arrêter, c’est précisément la date qu’il y a et que tout le monde peut voir en haut à droite sur la première page de la couverture. Mais vous pensez bien que ce n’est pas là que je suis allé la prendre. Je suis trop malin. Ce ne serait pas scientifique.

Quinze juillet 1911. Je vois vos fronts qui s’éclairent. Oui, vous avez compris. Vous savez à présent d’où venait cette ébriété. Mais comment vais-je oser appliquer à un homme aussi hautement honorable que M. Langlois le mot qui de lui-même vient au bout de nos plumes. Il faut pourtant se résoudre à le dire. Il résulte des éminents travaux de M. Langlois sur la fondation de la République et sur le dernier tiers du dix-neuvième siècle, (après Jésus-Christ), que le Quatorze juillet est le jour de la Fête Nationale. Par conséquent, comment le dire, le lendemain Quinze, enfin il faut bien le dire, le lendemain quinze est le jour de la gueule de bois nationale. M. Langlois ne m’a pas seulement envoyé sur mon auguste figure un article de gueule de bois, mais cet article n’était point de gueule de bois ordinaire, et comme dit M. Laudet, hebdomadaire. M. Langlois m’a envoyé un article de gueule de bois nationale.

Dix-huit mois de recherches acharnées, dont on ferait une thèse, m’ont permis de reconstituer, jusque dans le plus humble détail, la journée précédente. Je sais, minute par seconde, tout ce que fît M. Langlois dans la journée du 14 juillet 1911 et pourquoi son article du 15 était si excité. Le matin du 14 M. Langlois, dont la fureur patriotique est bien connue, s’était violemment excité à acclamer nos vaillants petits troupiers à la revue de Longchamp. Tout le reste de la journée M. Langlois, dont la jovialité bien connue n’a d’égale que la violence de ses sentiments populaires, M. Langlois a passé toute son après-midi à danser avec des petites bonnes aux coins des carrefours. Et le soir il s’est attardé amicalement chez quelques mastroquets de défense républicaine. Et aussi vrai que je suis mûr pour aller à Charenton, par un effet de cette écholalie qui n’a même pas été vaincue, qui a même résisté à un emploi gradué des pilules Pink, aussi vrai M. Langlois le soir était mûr tout court.


L. — t). — (Heureusement que nous sommes sur nos fins, car nous voici déjà à la lettre t, les lettres vont nous manquer, et quand il n’y a plus de lettres il n’y a plus d’algèbre, M. Langlois sait ça). — t). — Je demande enfin ce que devient la méthode dans tout ça. Car enfin il faut qu’il y ait une méthode ou qu’il n’y en ait pas. Quand j’étais petit la méthode consistait, et c’était celle de M. Langlois, la méthode nous enseignait qu’il ne faut point écrire un mot sur une question avant d’avoir épuisé et la documentation et la littérature de cette question. Ce n’est pas seulement la méthode de M. Langlois, c’est la méthode. M. Langlois n’en fut pas seulement le grand-prêtre, il en est l’innovateur, ou un innovateur, un introducteur, un inventeur. Alors et ici se pose une question. Quand nos maîtres ont inventé la méthode, quand ils l’ont introduite parmi nous, fut-il entendu qu’ils se réservaient, eux seuls, le droit de ne pas la suivre. La loi est faite pour tout le monde. Fut-il entendu que nos maîtres introduisaient la méthode pour que nous fussions forcés de la suivre et pour que eux ils ne fussent pas forcés de la suivre. Cette méthode était-elle un amusement pour nous embêter, ou était-elle une méthode. C’est-à-dire une discipline générale.

Car ici se pose, ici se place, ici se présente un retournement des situations tout à fait comparable à celui qui venait de se produire pour M. Lavisse, ou plutôt c’est le même retournement sous une autre forme. De même que pour nous M. Lavisse peut être un historien mais que pour M. Langlois il ne peut pas être un historien, de même pour moi je puis être une quantité négligeable, mais pour M. Langlois je ne puis pas en être une.

Dans mon système je puis être négligeable, parce que je peux me considérer comme infime. Dans le système de M. Langlois nul ne peut me considérer comme négligeable, parce que dans le système de M. Langlois rien n’est infime.

Dans notre système, qui est un système d’ordre, de hiérarchie, un système des valeurs, un système de culture et d’humanité, dans notre système qui est un système si je puis dire de la réalité, dans notre système qui est un système de plusieurs plans, dans notre système qui admet, qui reconnaît des saints et des héros, et Dieu au faîte, et en bas des pécheurs de l’espèce ordinaire, comme nous, dans mon système je puis être méprisable, dans mon système je puis être négligeable, dans mon système je puis être infime. Je ne puis pas l’être dans le système de M. Langlois.

Dans mon système je puis me contenter de trois quarts de page et trouver que c’est encore beaucoup trop pour moi. Dans le système de M. Langlois je ne puis me contenter de trois quarts de page, parce que dans le système de M. Langlois rien ne peut se contenter de trois quarts de page.

Le système de M. Langlois est un système d’un seul plan. Dès lors sur ce plan il faut que je figure comme tout le monde et au même titre que tout le monde. Puisque c’est une carte, tous les pays sont sur la carte.

Le système de M. Langlois est un système égalitaire. Il ne peut me traiter inégalement dans cette égalité.

Le système de M. Langlois est un système démocratique. Il n’a pas le droit de me rejeter de son peuple.

Dans le système de M. Langlois il n’y a ni héros ni saints ni Dieu : tout se vaut. Alors moi je vaux bien les autres.

Notre système est un système de la dignité ; (et de l’indignité) ; dans mon système je puis me déclarer indigne ; et il y aura toujours des pauvres parmi nous.

Mais dans le système de M. Langlois il n’a pas le droit qu’il y ait des pauvres parmi eux. Tout le monde a droit au même traitement. Et moi dans tout le monde. Tout le monde a droit à la même dignité. Et moi dans tout le monde.

M. Langlois peut me détester, M. Langlois peut me persécuter, M. Langlois ne peut pas me négliger.

M. Langlois peut m’en vouloir plus qu’à tout le monde : comme historien, dans son système, il ne peut pas me traiter autrement que tout le monde.

M. Langlois peut me haïr, il peut me mépriser, mais comme objet de son étude il ne peut pas me mépriser ; comme objet de son mépris il ne peut pas me mépriser ; comme étant devenu sa matière il ne peut pas me mépriser, il ne peut pas me négliger.

Aussitôt que M. Langlois, historien, parle de moi, je deviens matière historique, je suis revêtu de la dignité historique.

La méthode de M. Langlois consiste à soumettre à un certain même traitement, qui est le traitement historique, tout le monde également, tout le monde sans aucune exception. Nul ne peut s’en échapper par en haut, (les saints, les héros). Mais nul aussi ne peut s’en échapper par en bas ; comme indigne.

M. Langlois lui-même ne peut pas accorder de dispense. Dans le système de M. Langlois tout le monde, tout est soumis à la méthode historique. Si M. Langlois historien écrivait sur M. Langlois objet d’histoire, M. Langlois objet d’histoire serait soumis à la méthode historique. Tomberait sous le coup de la méthode historique. Nos maîtres ne peuvent s’accorder, même à eux-mêmes, les dispenses qu’ils nous refusent.

M. Langlois traite les héros et les saints aussi mal que tout le monde, il est forcé de me traiter aussi bien que tout le monde.

Nous autres hélas nous avons le droit de faire des pirouettes. Pourvu que nous les réussissions. M. Langlois n’a pas le droit, parce qu’il a une robe.

Nous le ferons prisonnier dans sa dignité.

La méthode de M. Langlois est une méthode, elle est la méthode de la connaissance de la matière historique indéfinie par un épuisement d’un détail indéfini. Dans la méthode de M. Langlois on ne peut traiter une question, écrire un mot sur un objet (d’étude) avant d’avoir épuisé et la documentation et la littérature sur cette question et sur cet objet. Qu’est-ce que c’est alors que cet air de fantaisie que prend ce Pons Daumelas et ce genre cavalier et ce genre bel esprit et cet air de dire, parlant de mes Œuvres choisies, et en faisant le compte rendu dans une Revue Critique : Vous savez, je ne connais pas ce garçon-là. Je suis le simple lecteur, le monsieur qui passe. Je parle de son livre en amateur. M. Langlois n’a pas le droit d’être un passant, et un amateur. Il faut qu’il soit un insistant, et un historien.

Si sa chape d’historien lui pèse, ce n’est pas nous qui la lui avons mise.

Mais qu’il la quitte. Ou bien qu’il la garde. Qu’il soit Pons Daumelas. Ou qu’il soit M. Langlois. Qu’il ne soit pas les deux ensemble et dans le même temps. Qu’il ne joue pas, ensemble et dans le même temps, le vêtu et le dévêtu.

Tant qu’il est M. Langlois je réclame ma documentation et ma littérature. Je veux dire que j’exige qu’il ne parle de moi qu’après avoir épuisé la documentation et la littérature sur moi. Pourquoi faire en mon honneur, en ma faveur cette exception, de vouloir me traiter, moi seul, par une méthode directe. Non, non, qu’il reste fidèle à ses méthodes, même en moi. Je refuse cet excès d’honneur. Je refuse cette dignité d’indignité. J’ai droit à ma documentation et à ma littérature. Moi je ne suis rien. Mais moi objet de M. Langlois, moi objet historique, moi matière historique je suis autant que les autres. Ce n’est pas même nous qui ferons M. Langloiss prisonnier. M. Langlois est prisonnier de M. Langlois. Il ne peut point se rendre libre, même envers cet objet infime, que je suis.


L. — u). — (Dépêchons-nous, mes enfants, nous n’avons plus que cinq lettres, sans compter celle-ci), u). — Cette duplicité de M. Langlois, (je prends ce mot dans son sens étymologique), cette duplicité où M. Langlois est réduit, cette duplicité où M. Langlois est contraint éclate, comme toujours, dans la typographie. Car dans ce même numéro de cette même Revue CritiqueM. Langlois, sous le nom de Pons Daumelas, me règle, dans ce même numéro, sur la couverture de ce même numéro M. Langlois figure comme patron et comme répondant sous son titre de professeur à la Sorbonne dans le petit appartement des principaux rédacteurs. Je nomme petit appartement des principaux rédacteurs ce large carré rectangulaire, (il va encore me quereller sur ce carré rectangulaire), fermé de quatre barres, où la Revue Critique des Livres Nouveaux nous donne le 15 de chaque mois, août et septembre exceptés, sur la première page de sa couverture, préalablement enfermés, la liste de ses principaux collaborateurs. Et alors parlons posément. Quand une revue s’appelle Revue Critique des Livres Nouveaux, quand elle met, quand elle présente constamment sur la première page de sa couverture le paquet de noms que la Revue Critique nous présente, qu’on ne le nie pas c’est pour donner par ces noms une garantie, pour lier un faisceau d’autorité scientifique. De sorte que M. Langlois, bien connu comme scientifique, et comme critique, et comme auteur et patron de la méthode scientifique, et comme gouverneur de la méthode scientifique, de sorte que M. Langlois, qui ne peut se mentir à lui-même, qui ne peut se dérober à la réputation qu’il a, qui ne peut se refuser à la réputation qu’il a si justement, à la réputation qu’il a acquise ; de sorte que M. Langlois sur la couverture authentique Pons Daumelas à l’intérieur ; M. Langlois sur la couverture garantit la méthode scientifique de Pons Daumelas à l’intérieur ; et le pamphlétaire Pons Daumelas à l’intérieur jouit de la garantie scientifique et de l’autorité de M. Langlois sur la couverture. Pons Daumelas pamphlétaire est revêtu de la dignité historique de M. Langlois, il est couvert par la dignité historique, (et par la dignité universitaire, et par la dignité d’État), de M. Langlois, sans qu’on sache que c’est le même homme. Et pourtant c’est le même homme. C’est ce cumul que je nomme une duplicité. Et même ce n’est pas une duplicité simple, si je puis dire. C’est plusieurs duplicités. Car c’est une duplicité littéraire, et encontre une duplicité scientifique ; et une duplicité sociale ; et une duplicité d’État ; et une duplicité universitaire. D’un côté, comme Pons Daumelas, il est toujours pamphlétaire. De l’autre côté, il est ensemble et un scientifique ; et un dynaste ; et un puissant ; et un haut (ou un grand) universitaire (comme on voudra) ; et un haut ou un grand fonctionnaire ; et un homme puissant dans l’État ; et un homme qui a une situation de fortune.

Que nos maîtres se fassent pamphlétaires, c’est leur droit ; ils sont libres ; et je n’y vois pour ma part aucun inconvénient. Mais que, comme pamphlétaires, ils ne soient plus revêtus de l’autorité magistrale. Qu’ils soient des hommes comme nous. Des hommes libres. Libres de leur autorité même. Qu’ils soient des simples citoyens dans le pamphlet. Et comme le disait déjà le vieil Aristote qu’ils ne soient pas ensemble et sous le même rapport professeurs et pamphlétaires.


L. — v). — (Dépêchons-nous, mes enfants). — En d’autres termes je veux savoir si, quand je me trouve en présence de M. Pons Daumelas, pamphlétaire, et qu’il se met dans mes jambes je dois le traiter comme un camarade pamphlétaire ou l’appeler Monsieur le Professeur. Et monsieur le Directeur. Et je veux savoir si je puis distinguer entre le mépris que je puis avoir pour ce Pons Daumelas et le respect que je dois avoir pour M. Langlois.


L. — w). — En un mot nous ne voulons pas que nos maîtres jouent des deux mains, et à la fois sur les deux tables. Nous voulons que chaque homme joue une fois.


L. — x). — D’autant que M. Langlois, sous son propre nom, sait fort bien avoir une opinion littéraire. Ce qui fait presque trois rôles, et non plus seulement deux. M. Langlois historien, M. Langlois critique littéraire, et Pons Daumelas (M. Langlois) pamphlétaire. Cela ne fait qu’accroître la confusion.

Car M. Langlois lui-même et sous son nom a presque découvert un grand écrivain. Ou il a découvert presque un grand écrivain. Ce presque grand écrivain est un nommé Babut, qui a fait un livre évidemment énorme sur saint Martin, (celui de Tours). Dans cette même Revue Critique, numéro du 15 janvier 1913, M. Langlois écrit :


Les démonstrations dont ce livre est tramé


Ce livre c’est le livre de M. Babut.


Les démonstrations dont ce livre est tramé sont d’une vigueur et d’une élégance rares. Qu’il y en ait, çà et là, d’un peu forcées, c’est possible ; mais ce n’est pas ici le lieu d’exposer quelques scrupules sur des détails sans gravité. Il vaut mieux constater, pour finir, le plaisir sans mélange que donne, d’un bout à l’autre, le style simple, discret, fort et plein qui contribue à faire de M. Babut un des meilleurs historiens de la génération nouvelle.

Ch.-V. Langlois.


On voit que M. Langlois sait louer. Ce serait une erreur de croire que M. Langlois ne sait pas louer. M. Langlois n’est pas toujours revêche. Je ne sais si le Babut dont il parle ici est celui que nous avons connu à l’École Normale. Celui que nous avons connu à l’École Normale était un grand oiseau sérieux, moraliste, binoculaire. Rien n’est secrètement roué comme ces raides. Celui-ci était déjà un grand protecteur. Celui-ci a démontré clair comme le jour que saint Martin était une sorte de douteux et de détestable paltoquet. Heureusement encore que M. Babut ne nous a pas démontré que saint Martin n’avait pas existé. Cette démonstration eût été tout aussi facile. Mais, moins raffinée, elle eût peut-être moins emporté le suffrage de M. Langlois. Le travail, on le sait, consiste à démontrer que les héros et les saints n’existent pas. Si j’avais démontré que Jeanne d’Arc est une gourgandine, M. Langlois trouverait que je suis un grand écrivain.


Charles Péguy
  1. Tyran de Padoue.
  2. Dont il a conscience : « Cette… âpreté paysanne… » (page 59). — (Note de la Revue Critique).
  3. Il y a bien : « et de l’Empire ». — (Note de la Revue Critique).