L’Argent (Zola)/4

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G. Charpentier (p. 114-146).


IV


Des difficultés surgirent, l’affaire traîna, cinq mois s’écoulèrent sans que rien pût se conclure. On était déjà aux derniers jours de septembre, et Saccard enrageait de voir que, malgré son zèle, de continuels obstacles renaissaient, toute une série de questions secondaires, qu’il fallait résoudre d’abord, si l’on voulait fonder quelque chose de sérieux et de solide. Son impatience devint telle, qu’il fut un moment sur le point d’envoyer promener le syndicat, hanté et séduit par la brusque idée de faire l’affaire avec la princesse d’Orviedo, toute seule. Elle avait les millions nécessaires au premier lancement, pourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opération superbe, quitte à laisser venir la petite clientèle, lors des futures augmentations du capital, qu’il projetait déjà ? Il était d’une bonne foi absolue, il avait la conviction de lui apporter un placement où elle décuplerait sa fortune, cette fortune des pauvres, qu’elle répandrait en aumônes plus larges encore.

Donc, un matin, Saccard monta chez la princesse, et, en ami doublé d’un homme d’affaires, il lui expliqua la raison d’être et le mécanisme de la banque qu’il rêvait. Il dit tout, étala le portefeuille d’Hamelin, n’omit pas une des entreprises d’Orient. Même, cédant à cette faculté qu’il avait de se griser de son propre enthousiasme, d’arriver à la foi par son désir brûlant de réussir, il lâcha le rêve fou de la papauté à Jérusalem, il parla du triomphe définitif du catholicisme, le pape trônant aux lieux saints, dominant le monde, assuré d’un budget royal, grâce à la création du Trésor du Saint-Sépulcre. La princesse, d’une ardente dévotion, ne fut guère frappée que de ce projet suprême, ce couronnement de l’édifice, dont la grandeur chimérique flattait en elle l’imagination déréglée qui lui faisait jeter ses millions en bonnes œuvres d’un luxe colossal et inutile. Justement, les catholiques de France venaient d’être atterrés et irrités de la convention que l’empereur avait conclu avec le roi d’Italie, par laquelle il s’engageait, sous de certaines conditions de garantie, à retirer le corps de troupes français occupant Rome ; il était bien certain que c’était Rome livrée à l’Italie, on voyait déjà le pape chassé, réduit à l’aumône, errant par les villes avec le bâton des mendiants ; et quel dénouement prodigieux, le pape se retrouvant pontife et roi à Jérusalem, installé là et soutenu par une banque dont les chrétiens du monde entier tiendraient à honneur d’être les actionnaires ! C’était si beau, que la princesse déclara l’idée la plus grande du siècle, digne de passionner toute personne bien née ayant de la religion. Le succès lui semblait assuré, foudroyant. Son estime s’en accrut pour l’ingénieur Hamelin, qu’elle traitait avec considération, ayant su qu’il pratiquait. Mais elle refusa nettement d’être de l’affaire, elle entendait rester fidèle au serment qu’elle avait fait de rendre ses millions aux pauvres, sans jamais plus tirer d’eux un centime d’intérêt, voulant que cet argent du jeu se perdît, fût bu par la misère, comme une eau empoisonnée qui devait disparaître. L’argument que les pauvres profiteraient de la spéculation ne la touchait pas, l’irritait même. Non, non ! la source maudite serait tarie, elle ne s’était pas donné d’autre mission.

Saccard, déconcerté, ne put qu’utiliser sa sympathie pour obtenir d’elle une autorisation, vainement sollicitée jusque-là. Il avait eu la pensée, dès que la Banque Universelle serait fondée, de l’installer dans l’hôtel même ; ou du moins c’était madame Caroline qui lui avait soufflé cette idée, car, lui, voyait plus grand, aurait voulu tout de suite un palais. On se contenterait de vitrer la cour, pour servir de hall central ; on aménagerait en bureaux tout le rez-de-chaussée, les écuries, les remises ; au premier étage, il donnerait son salon qui deviendrait la salle du conseil, sa salle à manger et six autres pièces dont on ferait des bureaux encore, ne garderait qu’une chambre à coucher et un cabinet de toilette, quitte à vivre en haut avec les Hamelin, mangeant, passant les soirées chez eux ; de sorte qu’à peu de frais on installerait la banque d’une façon un peu étroite mais fort sérieuse. La princesse, comme propriétaire, avait d’abord refusé, dans sa haine de tout trafic d’argent : jamais son toit n’abriterait cette abomination. Puis, ce jour-là, mettant la religion dans l’affaire, émue de la grandeur du but, elle consentit. C’était une concession extrême, elle se sentait prise d’un petit frisson, lorsqu’elle songeait à cette machine infernale d’une maison de crédit, d’une maison de Bourse et d’agio, dont elle laissait ainsi établir sous elle les rouages de ruine et de mort.

Enfin, une semaine après cette tentative avortée, Saccard eut la joie de voir l’affaire, si empêtrée d’obstacles, se bâcler brusquement, en quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu’il avait toutes les adhésions, qu’on pouvait marcher. Dès lors, on étudia une dernière fois le projet des statuts, on rédigea l’acte de société. Et il était grand temps aussi pour les Hamelin, à qui la vie commençait à redevenir dure. Lui, depuis des années, n’avait qu’un rêve, être l’ingénieur-conseil d’une grande maison de crédit : comme il le disait, il se chargerait d’amener l’eau au moulin. Aussi, peu à peu, la fièvre de Saccard l’avait-elle gagné, brûlant du même zèle et de la même impatience. Au contraire, madame Caroline, après s’être enthousiasmée à l’idée des belles et utiles choses qu’on allait accomplir, semblait plus froide, l’air songeur, depuis qu’on entrait dans les broussailles et les fondrières de l’exécution. Son grand bon sens, sa nature droite flairaient toutes sortes de trous obscurs et malpropres ; et elle tremblait surtout pour son frère, qu’elle adorait, qu’elle traitait parfois en riant de « grosse bête », malgré sa science ; non qu’elle soupçonnât le moins du monde l’honnêteté parfaite de leur ami, qu’elle voyait si dévoué à leur fortune ; mais elle avait une singulière sensation de terrain mouvant, une inquiétude de chute et d’engloutissement, au premier faux pas.

Ce matin-là, Saccard, lorsque Daigremont l’eut quitté, monta rayonnant à la salle des épures.

— Enfin, c’est fait ! cria-t-il.

Hamelin, saisi, les yeux humides, vînt lui serrer les mains, à les briser. Et, comme madame Caroline s’était simplement tournée vers lui, un peu pâle, il ajouta :

— Eh bien ! quoi donc, c’est tout ce que vous me dites ?… Ça ne vous fait pas plus de plaisir, à vous ?… 

Elle eut un bon sourire.

— Mais si, je suis très contente, très contente, je vous assure. 

Puis, quand il eut donné à son frère des détails sur le syndicat, définitivement formé, elle intervint de son air paisible.

— Alors, c’est permis, n’est-ce pas ? de se réunir ainsi à plusieurs, pour se distribuer les actions d’une banque, avant même que l’émission soit faite ?

Violemment, il eut un geste d’affirmation.

— Mais, certainement, c’est permis !… Est-ce que vous nous croyez assez niais, pour risquer un échec ? Sans compter que nous avons besoin de gens solides, maîtres du marché, si les débuts sont difficiles… Voilà toujours les quatre cinquièmes de nos titres placés en des mains sûres. On va pouvoir aller signer l’acte de société chez le notaire. 

Elle osa lui tenir tête.

— Je croyais que la loi exigeait la souscription intégrale du capital social. 

Cette fois, très surpris, il la regarda en face.

— Vous lisez donc le Code ?

Et elle rougit légèrement, car il avait deviné : la veille, cédant à son malaise, cette peur sourde et sans cause précise, elle avait lu la loi sur les sociétés. Un instant, elle fut sur le point de mentir. Puis, avouant, riant :

— C’est vrai, j’ai lu le Code, hier. J’en suis sortie, en tâtant mon honnêteté et celle des autres, comme on sort des livres de médecine, avec toutes les maladies.

Mais lui se fâchait, car ce fait d’avoir voulu se renseigner, la lui montrait méfiante, prête à le surveiller, de ses yeux de femme, fureteurs et intelligents.

— Ah ! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupules, si vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code ! Mais nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrêtés par des entraves, à chaque enjambée, tandis que les autres, nos rivaux, nous devanceraient, à toutes jambes !… Non, non, je n’attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit ; je préfère, d’ailleurs, nous réserver des titres, et je trouverai un homme à nous auquel j’ouvrirai un compte, qui sera notre prête-nom enfin.

— C’est défendu, déclara-t-elle simplement de sa belle voix grave.

— Eh ! oui, c’est défendu, mais toutes les sociétés le font.

— Elles ont tort, puisque c’est mal. 

Saccard, se calmant par un brusque effort de volonté, crut alors devoir se tourner vers Hamelin, qui, gêné, écoutait, sans intervenir.

— Mon cher ami, j’espère que vous ne doutez pas de moi… Je suis un vieux routier de quelque expérience, vous pouvez vous remettre entre mes mains, pour le côté financier de l’affaire. Apportez-moi de bonnes idées, et je me charge de tirer d’elles tout le bénéfice désirable, en courant le moins de risques possible. Je crois qu’un homme pratique ne peut pas dire mieux. 

L’ingénieur, avec son fond invincible de timidité et de faiblesse, tourna la chose en plaisanterie, pour éviter de répondre directement.

— Oh ! vous aurez, dans Caroline, un vrai censeur. Elle est née maître d’école.

— Mais je veux bien aller à sa classe, déclara galamment Saccard.

Madame Caroline elle-même s’était remise à rire. Et la conversation continua sur un ton de familière bienveillance.

— C’est que j’aime beaucoup mon frère, c’est que je vous aime vous-même plus que vous ne pensez, et cela me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louches, où il n’y a, au bout, que désastre et que tristesse… Ainsi, tenez ! puisque nous en sommes là-dessus, la spéculation, le jeu à la Bourse, eh bien ! j’en ai une terreur folle. J’étais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous m’avez fait recopier, d’avoir lu, à l’article 8, que la société s’interdisait rigoureusement toute opération à terme. C’était s’interdire le jeu, n’est-ce pas ? Et puis, vous m’avez désenchantée, en vous moquant de moi, en m’expliquant que c’était là un simple article d’apparat, une formule de style que toutes les sociétés tenaient à honneur d’inscrire et que pas une n’observait… Vous ne savez pas ce que je voudrais, moi ? ce serait qu’à la place de ces actions, ces cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n’émettiez que des obligations. Oh ! vous voyez que je suis très forte, depuis que je lis le Code, je n’ignore plus qu’on ne joue pas sur une obligation, qu’un obligataire est un simple prêteur qui touche tant pour cent sur son prêt, sans être intéressé dans les bénéfices, tandis que l’actionnaire est un associé courant la chance des bénéfices et des pertes… Dites, pourquoi pas des obligations, ça me rassurerait tant, je serais si heureuse ! 

Elle outrait plaisamment la supplication de sa requête, pour cacher sa réelle inquiétude. Et Saccard répondit sur le même ton, avec un emportement comique.

— Des obligations, des obligations ! mais jamais !… Que voulez-vous fiche avec des obligations ? C’est de la matière morte… Comprenez donc que la spéculation, le jeu est le rouage central, le cœur même, dans une vaste affaire comme la nôtre. Oui ! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l’amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens, établit une énorme circulation d’argent, qui est la vie même des grandes affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en résultent, sont radicalement impossibles… C’est comme pour les sociétés anonymes, a-t-on assez crié contre elles, a-t-on assez répété qu’elles étaient des tripots et des coupe-gorge. La vérité est que, sans elles, nous n’aurions ni les chemins de fer, ni aucune des énormes entreprises modernes, qui ont renouvelé le monde ; car pas une fortune n’aurait suffi à les mener à bien, de même que pas un individu, ni même un groupe d’individus, n’aurait voulu en courir les risques. Les risques, tout est là, et la grandeur du but aussi. Il faut un projet vaste, dont l’ampleur saisisse l’imagination ; il faut l’espoir d’un gain considérable, d’un coup de loterie qui décuple la mise de fonds, quand elle ne l’emporte pas ; et alors les passions s’allument, la vie afflue, chacun apporte son argent, vous pouvez repétrir la terre. Quel mal voyez-vous là ? Les risques courus sont volontaires, répartis sur un nombre infini de personnes, inégaux et limités selon la fortune et l’audace de chacun. On perd, mais on gagne, on espère un bon numéro, mais on doit s’attendre toujours à en tirer un mauvais, et l’humanité n’a pas de rêve plus entêté ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de son caprice, être roi, être dieu !

Peu à peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes, s’enflammait d’une ardeur lyrique, avec des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel.

— Tenez, nous autres, avec notre Banque Universelle, n’allons-nous pas couvrir l’horizon le plus large, toute une trouée sur le vieux monde de l’Asie, un champ sans limite à la pioche du progrès et à la rêverie des chercheurs d’or. Certes, jamais ambition n’a été plus colossale, et, je l’accorde, jamais non plus conditions de succès ou d’insuccès n’ont été plus obscures. Mais c’est justement pour cela que nous sommes dans les termes mêmes du problème, et que nous déterminerons, j’en ai la conviction, un engouement extraordinaire dans le public, dès que nous serons connus… Notre Banque Universelle, mon Dieu ! elle va être d’abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banque, de crédit et d’escompte, recevra des fonds en comptes courants, contractera, négociera ou émettra des emprunts. Seulement, l’outil que j’en veux faire surtout, c’est une machine à lancer les grands projets de votre frère : là sera son véritable rôle, ses bénéfices croissants, sa puissance peu à peu dominatrice. Elle est fondée, en somme, pour prêter son concours à des sociétés financières et industrielles, que nous établirons dans les pays étrangers, dont nous placerons les actions, qui nous devront la vie et nous assureront la souveraineté… Et, devant cet avenir aveuglant de conquêtes, vous venez me demander s’il est permis de se syndiquer et d’avantager d’une prime les syndicataires, quitte à la porter au compte de premier établissement ; vous vous inquiétez des petites irrégularités fatales, des actions non souscrites, que la société fera bien de garder, sous le couvert d’un prête-nom ; enfin, vous partez en guerre contre le jeu, contre le jeu, Seigneur ! qui est l’âme même, le foyer, la flamme de cette géante mécanique que je rêve !… Sachez donc que ce n’est rien encore, tout ça ! que ce pauvre petit capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jeté sous la machine, pour le premier coup de feu ! que j’espère bien le doubler, le quadrupler, le quintupler, à mesure que nos opérations s’élargiront ! qu’il nous faut la grêle des pièces d’or, la danse des millions, si nous voulons, là-bas, accomplir les prodiges annoncés !… Ah ! dame ! je ne réponds pas de la casse, on ne remue pas le monde, sans écraser les pieds de quelques passants. 

Elle le regardait, et, dans son amour de la vie, de tout ce qui était fort et actif, elle finissait par le trouver beau, séduisant de verve et de foi. Aussi, sans se rendre à ses théories qui révoltaient la droiture de sa claire intelligence, feignit-elle d’être vaincue.

— C’est bon, mettons que je ne sois qu’une femme et que les batailles de l’existence m’effraient… Seulement, n’est-ce pas ? tâchez d’écraser le moins de monde possible, et surtout n’écrasez personne de ceux que j’aime. 

Saccard, grisé de son accès d’éloquence, et qui triomphait de ce vaste plan exposé, comme si la besogne était faite, se montra tout à fait bonhomme.

— N’ayez donc pas peur ! Je fais l’ogre, c’est pour rire… Tout le monde sera très riche. 

Ils causèrent ensuite tranquillement des dispositions à prendre, et il fut convenu que, le lendemain même de la constitution définitive de la société, Hamelin se rendrait à Marseille, puis de là en Orient, pour hâter la mise en œuvre des grandes affaires.

Mais déjà, sur le marché de Paris, des bruits se répandaient, une rumeur ramenait le nom de Saccard, du fond trouble où il s’était noyé un instant ; et les nouvelles, d’abord chuchotées, peu à peu dites à voix plus haute, sonnaient si clairement le succès prochain, que, de nouveau, comme au parc Monceau jadis, son antichambre s’emplissait de solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour ; il recevait d’autres agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son beau-frère Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn, un petit blond très actif, que la chance portait. Et quant à Massias, résigné à sa dure besogne de remisier malchanceux, il se présentait déjà chaque jour, bien qu’il n’y eût pas encore d’ordres à recevoir. C’était toute une foule montante.

Un matin, dès neuf heures, Saccard trouva l’antichambre pleine. N’ayant pas arrêté encore de personnel spécial, il était fort mal secondé par son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine d’introduire les gens lui-même. Ce jour-là, comme il ouvrait la porte de son cabinet, Jantrou voulut entrer ; mais il avait aperçu Sabatani, qu’il faisait chercher depuis deux jours.

— Pardon, mon ami, dit-il en arrêtant l’ancien professeur, pour recevoir d’abord le Levantin.

Sabatani, avec son inquiétant sourire de caresse, sa souplesse de couleuvre, laissa parler Saccard, qui, très nettement d’ailleurs, en homme qui le connaissait, lui fit sa proposition.

— Mon cher, j’ai besoin de vous… Il nous faut un prête-nom. Je vous ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d’un certain nombre de nos titres, que vous paierez simplement par un jeu d’écritures… Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami.

Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans sa longue face brune.

— La loi, cher maître, exige d’une façon formelle le versement en espèces… Oh ! ce n’est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en ami, et j’en suis très fier… Tout ce que vous voudrez ! 

Alors, Saccard, pour lui être agréable, lui dit l’estime où le tenait Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans être couvert. Puis, il le plaisanta sur Germaine Cœur, avec laquelle il l’avait rencontré la veille, faisant allusion crûment au bruit qui le douait d’un véritable prodige, une exception géante, dont rêvaient les filles du monde de la Bourse, tourmentées de curiosité. Et Sabatani ne niait pas, riait de son rire équivoque sur ce sujet scabreux : oui, oui ! ces dames étaient très drôles à courir après lui, elles voulaient voir.

— Ah ! à propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de signatures, pour régulariser certaines opérations, les transferts, par exemple… Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers à signer ?

— Mais certainement, cher maître. Tout ce que vous voudrez ! 

Il ne soulevait même pas la question de payement, sachant que cela est sans prix, lorsqu’on rend de pareils services ; et, comme l’autre ajoutait qu’on lui donnerait un franc par signature, pour le dédommager de sa perte de temps, il acquiesça d’un simple mouvement de tête. Puis, avec son sourire :

— J’espère aussi, cher maître, que vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez être si bien placé, je viendrai aux renseignements.

— C’est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir… Ménagez-vous, ne cédez pas trop à la curiosité des dames. 

Et, s’égayant de nouveau, il le congédia par une porte de dégagement, qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la salle d’attente.

Ensuite, Saccard, étant allé rouvrir l’autre porte, appela Jantrou. D’un coup d’œil, il le vit ravagé, sans ressources, avec une redingote dont les manches s’étaient usées sur les tables des cafés, à attendre une situation. La Bourse continuait d’être une marâtre, et il portait beau pourtant, la barbe en éventail, cynique et lettré, lâchant encore de temps à autre une phrase fleurie d’ancien universitaire.

— Je vous aurais écrit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste de notre personnel, où je vous ai inscrit un des premiers, et je crois bien que je vous appellerai au bureau des émissions. 

Jantrou l’arrêta d’un geste.

— Vous êtes bien aimable, je vous remercie… Mais j’ai une affaire à vous proposer. 

Il ne s’expliqua pas tout de suite, débuta par des généralités, demanda quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque Universelle. L’autre prit feu aux premiers mots, déclara qu’il était pour la publicité la plus large, qu’il y mettrait tout l’argent disponible. Pas une trompette n’était à dédaigner, même les trompettes de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit était bon, en tant que bruit. Le rêve serait d’avoir tous les journaux à soi ; seulement, ça coûterait trop cher.

— Tiens ! est-ce que vous auriez l’idée de nous organiser notre publicité. Ce ne serait peut-être pas bête. Nous en causerons.

— Oui, plus tard, si vous voulez… Mais qu’est-ce que vous diriez d’un journal à vous, complètement à vous, dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait réservée, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l’attention sur vous, des allusions dans des études complètement étrangères aux finances, enfin une campagne en règle, à propos de tout et de rien, vous exaltant sans relâche sur l’hécatombe de vos rivaux… Est-ce que ça vous tente ?

— Dame ! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête.

— Non, le prix serait raisonnable. 

Et il nomma enfin le journal : l’Espérance, une feuille fondée, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalités catholiques, les violents du parti, qui faisaient à l’empire une guerre féroce. Le succès était, d’ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin.

Saccard se récria.

— Oh ! il ne tire pas à deux mille !

— Ça, ce sera notre affaire, d’arriver à un plus gros tirage.

— Et puis, c’est impossible : il traîne mon frère dans la boue, je ne peux pas me fâcher avec mon frère dès le début. 

Jantrou haussa doucement les épaules.

— Il ne faut se fâcher avec personne… Vous savez comme moi que, lorsqu’une maison de crédit a un journal, peu importe qu’il soutienne ou attaque le gouvernement : s’il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de l’État et des communes ; s’il est opposant, le même ministre a toutes sortes d’égards pour la banque qu’il représente, un désir de le désarmer et de l’acquérir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore… Ne vous inquiétez donc pas de la couleur de l’Espérance. Ayez un journal, c’est une force. 

Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacité d’intelligence qui lui faisait d’un coup s’approprier l’idée d’un autre, la fouiller, l’adapter à ses besoins, au point qu’il la rendait complètement sienne, développait tout un plan : il achetait l’Espérance, en éteignait les polémiques acerbes, la mettait aux pieds de son frère qui était bien forcé de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours prête à reprendre sa terrible campagne, au nom des intérêts de la religion. Et, si l’on n’était pas aimable avec lui, il brandissait Rome, il risquait le grand coup de Jérusalem. Ce serait un joli tour, pour finir.

— Serions-nous libres ? demanda-t-il brusquement.

— Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombé entre les mains d’un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu’il nous plaira.

Une minute encore, Saccard réfléchit.

— Eh bien, c’est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici… Vous serez directeur, et je verrai à centraliser entre vos mains toute notre publicité, que je veux exceptionnelle, énorme, oh ! plus tard, quand nous aurons de quoi chauffer sérieusement la machine. 

Il s’était levé. Jantrou se leva également, cachant sa joie de trouver du pain, sous son rire blagueur de déclassé, las de la boue parisienne.

— Enfin, je vais donc rentrer dans mon élément, mes chères belles-lettres !

— N’engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et, pendant que j’y songe, prenez donc note d’un protégé à moi, de Paul Jordan, un jeune homme à qui je trouve un talent remarquable, et dont vous ferez un excellent rédacteur littéraire. Je vais lui écrire d’aller vous voir. 

Jantrou sortait par la porte de dégagement, lorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa.

— Tiens ! c’est commode, dit-il avec sa familiarité. On escamote le monde… Quand il vient de belles dames, comme celle que j’ai saluée tout à l’heure dans l’antichambre, la baronne Sandorff…

Saccard ignorait qu’elle fût là ; et, d’un haussement d’épaules, il voulut dire son indifférence ; mais l’autre ricanait, refusait de croire à ce désintéressement. Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main.

Lorsqu’il fut seul, Saccard, instinctivement, se rapprocha de la glace, releva ses cheveux, où pas un fil blanc n’apparaissait encore. Il n’avait pourtant pas menti, les femmes ne le préoccupaient guère, depuis que les affaires le reprenaient tout entier ; et il ne cédait qu’à l’involontaire galanterie qui fait qu’un homme, en France, ne peut se trouver seul avec une femme, sans craindre de passer pour un sot, s’il ne la conquiert pas. Dès qu’il eut fait entrer la baronne, il se montra très empressé.

— Madame, je vous en prie, veuillez vous asseoir… 

Jamais il ne l’avait vue si étrangement séduisante, avec ses lèvres rouges, ses yeux brûlants, aux paupières meurtries, enfoncés sous les sourcils épais. Que pouvait-elle lui vouloir ? et il demeura surpris, presque désenchanté, lorsqu’elle lui eut expliqué le motif de sa visite.

— Mon Dieu ! monsieur, je vous demande pardon de vous déranger, inutilement pour vous ; mais, entre gens du même monde, il faut bien se rendre de ces petits services… Vous avez eu dernièrement un chef de cuisine, que mon mari est sur le point d’engager. Je viens donc tout simplement aux renseignements. 

Alors, il se laissa questionner, répondit avec la plus grande obligeance, tout en ne la quittant pas du regard ; car il croyait deviner que c’était là un prétexte : elle se moquait bien du chef de cuisine, elle venait pour autre chose, évidemment. Et, en effet, elle manœuvra, finit par nommer un ami commun, le marquis de Bohain, qui lui avait parlé de la Banque Universelle. On avait tant de peine à placer son argent, à trouver des valeurs solides ! Enfin, il comprit qu’elle prendrait volontiers des actions, avec la prime de dix pour cent abandonnée aux syndicataires ; et il comprit mieux encore que, s’il lui ouvrait un compte, elle ne payerait pas.

— J’ai ma fortune personnelle, mon mari ne s’en mêle jamais. Ça me donne beaucoup de tracas, ça m’amuse aussi un peu, je l’avoue… N’est-ce pas ? lorsqu’on voit une femme s’occuper d’argent, surtout une jeune femme, ça étonne, on est tenté de l’en blâmer… Il y a des jours où je suis dans le plus mortel embarras, n’ayant pas d’amis qui veuillent me conseiller. L’autre quinzaine encore, faute d’un renseignement, j’ai perdu une somme considérable… Ah ! maintenant que vous allez être en si bonne position pour savoir, si vous étiez assez gentil, si vous vouliez… 

La joueuse perçait sous la femme du monde, la joueuse âpre, enragée, cette fille des Ladricourt dont un ancêtre avait pris Antioche, cette femme d’un diplomate saluée très bas par la colonie étrangère de Paris, et que sa passion promenait en solliciteuse louche chez tous les gens de finance. Ses lèvres saignaient, ses yeux flambaient davantage, son désir éclatait, soulevait la femme ardente qu’elle semblait être. Et il eut la naïveté de croire qu’elle était venue s’offrir, simplement pour être de sa grande affaire et avoir, à l’occasion, d’utiles renseignements de Bourse.

— Mais, cria-t-il, je ne demande pas mieux, madame, que de mettre à vos pieds mon expérience. 

Il avait rapproché sa chaise, il lui prit la main. Du coup, elle parut dégrisée. Ah ! non, elle n’en était pas encore là, il serait toujours temps qu’elle payât d’une nuit la communication d’une dépêche. C’était déjà, pour elle, une corvée abominable que sa liaison avec le procureur général Delcambre, cet homme si sec et si jaune, que la ladrerie de son mari l’avait forcée d’accueillir. Et son indifférence sensuelle, le mépris secret où elle tenait l’homme, venait de se montrer en une lassitude blême, sur son visage de fausse passionnée, que l’espoir du jeu seul enflammait. Elle se leva, dans une révolte de sa race et de son éducation, qui lui faisaient encore manquer des affaires.

— Alors, monsieur, vous dites que vous étiez content de ce chef de cuisine ?

Étonné, Saccard se mit debout à son tour. Qu’avait-elle donc espéré ? qu’il l’inscrirait et la renseignerait pour rien ? Décidément, il fallait se méfier des femmes, elles apportaient dans les marchés la plus insigne mauvaise foi. Et, bien qu’il eût envie de celle-ci, il n’insista pas, il s’inclina avec un sourire qui signifiait : « À votre aise, chère madame, quand il vous plaira », tandis que, tout haut, il disait :

— Très content, je vous le répète. Une question de réforme intérieure m’a seule décidé à me séparer de lui.

La baronne Sandorff eut une hésitation d’une seconde à peine, non qu’elle regrettât sa révolte, mais sans doute elle sentait combien il était naïf de venir chez un Saccard, avant d’être résignée aux conséquences. Cela l’irritait contre elle-même, car elle avait la prétention d’être une femme sérieuse. Elle finit par répondre d’une simple inclinaison de tête au respectueux salut dont il la congédiait ; et il l’accompagnait jusqu’à la petite porte, lorsque celle-ci fut brusquement ouverte, d’une main familière. C’était Maxime, qui déjeunait chez son père, ce matin-là, et qui arrivait en intime, par le couloir. Il s’effaça, salua également, pour laisser sortir la baronne. Puis, quand elle fut partie, il eut un léger rire.

— Ça commence, ton affaire ? tu touches tes primes ? 

Malgré sa grande jeunesse encore, il avait un aplomb d’homme d’expérience, incapable de se dépenser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son père comprit son attitude de supériorité ironique.

— Non, justement, je n’ai rien touché du tout, et ce n’est point par sagesse, car, mon petit je suis aussi fier d’avoir toujours vingt ans que tu parais l’être d’en avoir soixante. 

Le rire de Maxime s’accentua, son ancien rire perlé de fille, dont il avait gardé le roucoulement équivoque, dans l’attitude correcte qu’il s’était faite de garçon rangé, désireux de ne pas gâter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgence, pourvu que rien de lui ne fût menacé.

— Ma foi, tu as bien raison, du moment que ça ne te fatigue pas… Moi, tu sais, j’ai déjà des rhumatismes. 

Et, s’installant à l’aise dans un fauteuil, prenant un journal :

— Ne t’occupe pas de moi, finis de recevoir, si je ne te gêne pas… Je suis venu trop tôt, parce que j’avais à passer chez mon médecin et que je ne l’ai pas trouvé. 

À ce moment, le valet de chambre entrait dire que madame la comtesse de Beauvilliers demandait à être reçue. Saccard, un peu surpris, bien qu’il eût déjà rencontré à l’Œuvre du Travail sa noble voisine, comme il la nommait, donna l’ordre de l’introduire immédiatement ; puis, rappelant le valet, il lui commanda de renvoyer tout le monde, fatigué, ayant très faim.

Lorsque la comtesse entra, elle n’aperçut même pas Maxime, que le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s’étonna davantage, en voyant qu’elle avait amené avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennité à la démarche : ces deux femmes si tristes et si pâles, la mère mince, grande, toute blanche, à l’air suranné, la fille vieillie déjà, le cou trop long, jusqu’à la disgrâce. Il avança des sièges, d’une politesse agitée, pour mieux montrer sa déférence.

— Madame, je suis extrêmement honoré… Si j’avais le bonheur de pouvoir vous être utile… 

D’une grande timidité, sous son allure hautaine, la comtesse finit par expliquer le motif de sa visite.

— Monsieur, c’est à la suite d’une conversation avec mon amie, madame la princesse d’Orviedo, que la pensée m’est venue de me présenter chez vous… Je vous avoue que j’ai hésité d’abord, car on ne refait pas facilement ses idées à mon âge et j’ai toujours eu grand-peur des choses d’aujourd’hui que je ne comprends pas… Enfin, j’en ai causé avec ma fille, je crois qu’il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d’assurer le bonheur des miens. 

Et elle continua, elle dit comment la princesse lui avait parlé de la Banque Universelle, certes une maison de crédit telle que les autres, aux yeux des profanes, mais qui, aux yeux des initiés, allait avoir une excuse sans réplique, un but tellement méritoire et haut, qu’il devait imposer silence aux consciences les plus timorées. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de Jérusalem : c’était là ce qu’on ne disait pas, ce qu’on chuchotait à peine entre fidèles, le mystère qui passionnait ; mais, de chacune de ses paroles, de ses allusions et de ses sous-entendus, un espoir et une foi se dégageaient, qui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succès de la nouvelle banque.

Saccard lui-même fut étonné de son émotion contenue, du tremblement de sa voix. Il n’avait encore parlé de Jérusalem que dans l’excès lyrique de sa fièvre, il se méfiait au fond de ce projet fou, y flairant quelque ridicule, disposé à l’abandonner et à en rire, si des plaisanteries l’accueillaient. Et la démarche émue de cette sainte femme qui amenait sa fille, la façon profonde dont elle donnait à entendre qu’elle et tous les siens, toute la noblesse française croirait et s’engouerait, le frappait vivement, donnait un corps à une rêverie pure, élargissait à l’infini son champ d’évolution. C’était donc vrai qu’il y avait là un levier, dont l’emploi allait lui permettre de soulever le monde ! Avec son assimilation si rapide, il entra d’un coup dans la situation, parla lui-aussi en termes mystérieux de ce triomphe final qu’il poursuivrait en silence ; et sa parole était pénétrée de ferveur, il venait réellement d’être touché de la foi, de la foi en l’excellence du moyen d’action que la crise traversée par la papauté lui mettait aux mains. Il avait la faculté heureuse de croire, dès que l’exigeait l’intérêt de ses plans.

— Enfin, monsieur, continuait la comtesse, je suis décidée à une chose qui m’a répugné jusqu’ici… Oui, l’idée de faire travailler de l’argent, de le placer à intérêts, ne m’est jamais entrée dans la tête : des façons anciennes d’entendre la vie, des scrupules qui deviennent un peu sots, je le sais ; mais, que voulez-vous ? on ne va point aisément contre les croyances qu’on a sucées avec le lait, et je m’imaginais que la terre seule, la grande propriété devait nourrir des gens tels que nous… Malheureusement, la grande propriété… 

Elle rougit faiblement, car elle en arrivait à l’aveu de cette ruine qu’elle dissimulait avec tant de soin.

— La grande propriété n’existe plus guère… Nous autres avons été très éprouvés… Il ne nous reste plus qu’une ferme. 

Saccard, alors, pour lui éviter toute gêne, renchérit, s’enflamma.

— Mais, madame, personne ne vit plus de la terre… L’ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d’avoir sa raison d’être. Elle était la stagnation même de l’argent, dont nous avons décuplé la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C’est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n’était possible sans l’argent, l’argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle… Oh ! la fortune domaniale ! elle est allée rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placé dans de bonnes affaires, à quinze, vingt et même trente pour cent. 

Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tête.

— Je ne vous entends guère, et, je vous l’ai dit, je suis restée d’une époque où ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et défendues… Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer à ma fille. Depuis quelques années, j’ai réussi à mettre de côté, oh ! une petite somme… 

Sa rougeur reparaissait.

— Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j’aurais peut-être un remords de les avoir laissés ainsi improductifs ; et, puisque votre œuvre est bonne, ainsi que me l’a confié mon amie, puisque vous allez travailler à ce que nous souhaitons tous, de nos vœux les plus ardents, je me risque… Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me réserver des actions de votre banque, pour une somme de dix à douze mille francs. J’ai tenu à ce que ma fille m’accompagnât, car je ne vous cache pas que cet argent est à elle. 

Jusque-là, Alice n’avait pas ouvert la bouche, l’air effacé, malgré son vif regard d’intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre.

— Oh ! à moi ! maman, est-ce que j’ai quelque chose à moi qui ne soit pas à vous ?

— Et ton mariage, mon enfant ?

— Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier ! 

Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grêle. Sa mère la fit taire d’un coup d’œil navré ; et toutes deux se regardèrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu’elles avaient à souffrir et à cacher.

Saccard était très ému.

— Madame, il n’y aurait plus d’actions, que j’en trouverais quand même pour vous. Oui, s’il le faut, j’en prendrai sur les miennes… Votre démarche me touche infiniment, je suis très honoré de votre confiance… 

Et, à cet instant, il croyait réellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, à la pluie d’or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui.

Ces dames s’étaient levées et se retiraient. À la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe à la grande affaire dont on ne parlait pas.

— J’ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est à Rome, une lettre désolante sur la tristesse produite là-bas par l’annonce du retrait de nos troupes.

— Patience ! déclara Saccard avec conviction, nous sommes là pour tout sauver. 

Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu’au palier, en passant cette fois à travers l’antichambre, qu’il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d’une cinquantaine d’années, grand et sec, vêtu en ouvrier endimanché, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pâle.

— Quoi ? que voulez-vous ? 

La jeune fille s’était levée la première, et l’homme, intimidé par cet accueil brusque, se mit à bégayer une explication confuse.

— J’avais donné l’ordre de renvoyer tout le monde ! Pourquoi êtes-vous là ?… Dites-moi votre nom, au moins.

— Dejoie, monsieur, et je viens avec ma fille Nathalie… 

De nouveau, il s’embrouilla, si bien que Saccard, impatienté, allait le pousser à la porte, lorsqu’il comprit enfin que c’était madame Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d’attendre.

— Ah ! vous êtes recommandé par madame Caroline. Il fallait le dire tout de suite… Entrez et dépêchez-vous, car j’ai très faim.

Dans le cabinet, il laissa Dejoie et Nathalie debout, ne s’assit pas lui-même, pour les expédier plus vite. Maxime qui, à la sortie de la comtesse, avait quitté son fauteuil, n’eut plus la discrétion de s’écarter, dévisageant les nouveaux venus, l’air curieux. Et Dejoie, longuement, racontait son affaire.

— Voici, monsieur… J’ai fait mon congé, puis je suis entré comme garçon de bureau chez M. Durieu, le mari de madame Caroline, quand il vivait et qu’il était brasseur. Puis, je suis entré chez M. Lamberthier, le facteur à la halle. Puis, je suis entré chez M. Blaisot, un banquier que vous connaissez bien : il s’est fait sauter la cervelle, il y a deux mois, et alors je suis sans place… Il faut vous dire, avant tout, que je m’étais marié. Oui, j’avais épousé ma femme Joséphine, quand j’étais justement chez M. Durieu, et qu’elle était, elle, cuisinière, chez la belle-sœur de monsieur, madame Lévêque, que madame Caroline a bien connue. Ensuite, quand j’ai été chez M. Lamberthier, elle n’a pas pu y entrer, elle s’est placée chez un médecin de Grenelle, M. Renaudin. Ensuite, elle est allée au magasin des Trois-Frères, rue Rambuteau, où, comme par un guignon, il n’y a jamais eu de place pour moi…

— Bref, interrompit Saccard, vous venez me demander un emploi, n’est-ce pas ? 

Mais Dejoie tenait à expliquer le chagrin de sa vie, la mauvaise chance qui lui avait fait épouser une cuisinière, sans que jamais il eût réussi à se placer dans les mêmes maisons qu’elle. C’était quasiment comme si l’on n’avait pas été marié, n’ayant jamais une chambre à tous les deux, se voyant chez les marchands de vin, s’embrassant derrière les portes des cuisines. Et une fille était née, Nathalie, qu’il avait fallu laisser en nourrice jusqu’à huit ans, jusqu’au jour où le père, ennuyé d’être seul, l’avait reprise dans son étroit cabinet de garçon. Il était ainsi devenu la vraie mère de la petite, l’élevant, la menant à l’école, la surveillant avec des soins infinis, le cœur débordant d’une adoration grandissante.

— Ah ! je puis bien dire, monsieur, qu’elle m’a donné de la satisfaction. C’est instruit, c’est honnête… Et, vous la voyez, il n’y a pas sa pareille pour la gentillesse. 

En effet, Saccard la trouvait charmante, cette fleur blonde du pavé parisien, avec sa grâce chétive, ses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pâles. Elle se laissait adorer par son père, sage encore, n’ayant eu aucun intérêt à ne pas l’être, d’un féroce et tranquille égoïsme, dans cette clarté si limpide de ses yeux.

— Alors donc, monsieur, la voici en âge de se marier, et il y a justement un beau parti qui se présente, le fils du cartonnier, notre voisin. Seulement, c’est un garçon qui veut s’établir, et il demande six mille francs. Ça n’est pas trop, il pourrait prétendre à une fille qui aurait davantage… Il faut vous dire que j’ai perdu ma femme, il y a quatre ans, et qu’elle nous a laissé des économies, ses petits bénéfices de cuisinière, n’est-ce pas ?… J’ai quatre mille francs ; mais ça ne fait pas six mille, et le jeune homme est pressé, Nathalie aussi… 

La jeune fille qui écoutait, souriante, avec son clair regard si froid et si décidé, eut une brusque affirmation du menton.

— Bien sûr… Je ne m’amuse pas, je veux en finir, d’une manière ou d’une autre. 

De nouveau, Saccard les interrompit. Il avait jugé l’homme, borné, mais très adroit, très bon, rompu à la discipline militaire. Puis, il suffisait qu’il se présentât au nom de madame Caroline.

— C’est parfait, mon ami… Je vais avoir un journal, je vous prends comme garçon de bureau… Laissez-moi votre adresse, et au revoir. 

Cependant, Dejoie ne s’en allait point. Il continua, avec embarras :

— Monsieur est bien obligeant, j’accepte la place avec reconnaissance, parce qu’il faudra que je travaille, quand j’aurai casé Nathalie… Mais j’étais venu pour autre chose. Oui, j’ai su, par madame Caroline et par d’autres personnes encore, que monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu’il pourra faire gagner tout ce qu’il voudra à ses amis et connaissances… Alors, si monsieur voulait bien s’intéresser à nous, si monsieur consentait à nous donner de ses actions… 

Saccard, une seconde fois, fut ému, plus ému qu’il ne venait de l’être, la première lorsque la comtesse lui avait confié, elle aussi, la dot de sa fille. Cet homme simple, ce tout petit capitaliste aux économies grattées sou à sou, n’était-ce pas la foule croyante, confiante, la grande foule qui fait les clientèles nombreuses et solides, l’armée fanatisée qui arme une maison de crédit d’une force invincible ? si ce brave homme accourait ainsi, avant toute publicité, que serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts ? Son attendrissement souriait à ce premier petit actionnaire, il voyait là le présage d’un gros succès.

— Entendu, mon ami, vous aurez des actions.

La face de Dejoie rayonna, comme à l’annonce d’une grâce inespérée.

— Monsieur est trop bon… N’est-ce pas ? en six mois, je puis bien, avec mes quatre mille, en gagner deux mille, de façon à compléter la somme… Et, puisque monsieur y consent, j’aime mieux régler ça tout de suite. J’ai apporté l’argent. 

Il se fouilla, tira une enveloppe, qu’il tendit à Saccard, immobile, silencieux, saisi d’une admiration charmée, à ce dernier trait. Et le terrible corsaire, qui avait déjà écumé tant de fortunes, finit par éclater d’un bon rire, résolu honnêtement à l’enrichir aussi, cet homme de foi.

— Mais, mon brave, ça ne se fait point ainsi… Gardez votre argent, je vous inscrirai, et vous paierez en temps et lieu. 

Cette fois, il les congédia, après que Dejoie l’eut fait remercier par Nathalie, dont un sourire de contentement éclairait les beaux yeux durs et candides.

Lorsque Maxime se retrouva enfin seul avec son père, il dit, de son air d’insolence moqueuse :

— Voilà que tu dotes les jeunes filles, maintenant.

— Pourquoi pas ? répondit gaiement Saccard. C’est un bon placement que le bonheur des autres.

Il rangeait quelques papiers, avant de quitter son cabinet. Puis, brusquement :

— Et toi, tu n’en veux pas, des actions ?

Maxime, qui marchait à petits pas, se retourna d’un sursaut, se planta devant lui.

— Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? 

Saccard eut un geste de colère, trouvant la réponse d’un irrespect et d’un esprit déplorables, prêt à lui crier que l’affaire était réellement superbe, qu’il le jugeait vraiment trop bête, s’il le croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitié lui vint de son pauvre garçon, épuisé à vingt-cinq ans, rangé, avare même, si vieilli de vices, si inquiet de sa santé, qu’il ne risquait plus une dépense ni une jouissance, sans en avoir réglementé le bénéfice. Et, tout consolé, tout fier de l’imprudence passionnée de ses cinquante ans, il se remit à rire, il lui tapa sur l’épaule.

— Tiens ! allons déjeuner, mon pauvre petit, et soigne tes rhumatismes. 

Ce fut le surlendemain, le 5 octobre, que Saccard, assisté d’Hamelin et de Daigremont, se rendit chez maître Lelorrain, notaire, rue Sainte-Anne ; et l’acte fut reçu, qui constituait, sous la dénomination de société de la Banque Universelle, une société anonyme, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs chacune, dont le quart seul était exigible. Le siège de la société était fixé rue Saint-Lazare, à l’hôtel d’Orviedo. Un exemplaire des statuts, dressés suivant l’acte, fut déposé en l’étude de maître Lelorrain. Il faisait, ce jour-là, un très clair soleil d’automne, et ces messieurs, lorsqu’ils sortirent de chez le notaire, allumèrent des cigares, remontèrent doucement par le boulevard et la rue de la Chaussée-d’Antin, heureux de vivre, s’égayant comme des collégiens échappés.

L’assemblée générale constitutive n’eut lieu que la semaine suivante, rue Blanche, dans la salle d’un petit bal qui avait fait faillite, et où un industriel tâchait d’organiser des expositions de peinture. Déjà, les syndicataires avaient placé celles des actions souscrites par eux, qu’ils ne gardaient pas ; et il vint cent vingt-deux actionnaires, représentant près de quarante mille actions, ce qui aurait dû donner un total de deux mille voix, le chiffre de vingt actions étant nécessaire pour avoir le droit de siéger et de voter. Cependant, comme un actionnaire ne pouvait exprimer plus de dix voix, quel que fût le chiffre de ses titres, le nombre exact des suffrages fut de seize cent quarante-trois.

Saccard tint absolument à ce qu’Hamelin présidât. Lui, s’était volontairement perdu dans le troupeau, il avait inscrit l’ingénieur, et s’était inscrit lui-même, chacun pour cinq cents actions, qu’il devait payer par un jeu d’écritures. Tous les syndicataires étaient là : Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain, chacun avec le groupe d’actionnaires qui marchait sous ses ordres. On remarquait également Sabatani, un des plus gros souscripteurs, ainsi que Jantrou, au milieu de plusieurs des hauts employés de la banque, en fonctions depuis l’avant-veille. Et toutes les décisions à prendre avaient été si bien prévues et réglées d’avance, que jamais assemblée constitutive ne fut si belle de calme, de simplicité et de bonne entente. À l’unanimité des voix, on reconnut sincère la déclaration de la souscription intégrale du capital, ainsi que celle du versement des cent vingt-cinq francs par action. Puis, solennellement, on déclara la société constituée. Le conseil d’administration fut ensuite nommé : il devait se composer de vingt membres qui, outre les jetons de présence, chiffrés à un total annuel de cinquante mille francs, auraient à toucher, d’après un article des statuts, le dix pour cent sur les bénéfices. Cela n’étant pas à dédaigner, chaque syndicataire avait exigé de faire partie du conseil ; et Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain ainsi qu’Hamelin, que l’on voulait porter à la présidence, passèrent naturellement en tête de liste, avec quatorze autres de moindre importance, triés parmi les plus obéissants et les plus décoratifs des actionnaires. Enfin, Saccard, resté dans l’ombre jusque-là, apparut lorsque, le moment de choisir un directeur étant arrivé, Hamelin le proposa. Un murmure sympathique accueillit son nom, il obtint lui aussi l’unanimité. Et il n’y avait plus qu’à élire les deux commissaires censeurs, chargés de présenter à l’assemblée un rapport sur le bilan et de contrôler ainsi les comptes fournis par les administrateurs : fonction délicate autant qu’inutile, pour laquelle Saccard avait désigné un sieur Rousseau et un sieur Lavignière, le premier complètement inféodé au second, celui-ci grand, blond, très poli, approuvant toujours, dévoré de l’envie d’entrer plus tard dans le conseil, lorsqu’on serait content de ses services. Rousseau et Lavignière nommés, on allait lever la séance, lorsque le président crut devoir parler de la prime de dix pour cent accordée aux syndicataires, en tout quatre cent mille francs, que l’assemblée, sur sa proposition, passa aux frais de premier établissement. C’était une vétille, il fallait bien faire la part du feu ; et, laissant la foule des petits actionnaires s’écouler avec le piétinement d’un troupeau, les gros souscripteurs restèrent les derniers, échangèrent encore sur le trottoir des poignées de main, l’air souriant.

Dès le lendemain, le conseil se réunit à l’hôtel d’Orviedo, dans l’ancien salon de Saccard, transformé en salle des séances. Une vaste table, recouverte d’un tapis de velours vert, entourée de vingt fauteuils tendus de la même étoffe, en occupait le centre ; et il n’y avait pas d’autres meubles que deux corps de bibliothèque, aux vitres garnies à l’intérieur de petits rideaux de soie également verte. Les tentures d’un rouge foncé assombrissaient la pièce, dont les trois fenêtres ouvraient sur le jardin de l’hôtel Beauvilliers. Il ne venait de là qu’un jour crépusculaire, comme une paix de vieux cloître, endormi sous l’ombre verte de ses arbres. Cela était sévère et noble, on entrait dans une honnêteté antique.

Le conseil se réunissait pour former son bureau ; et il se trouva presque tout de suite au grand complet, comme sonnaient quatre heures. Le marquis de Bohain, avec sa grande taille, sa petite tête blême et aristocratique, était vraiment très vieille France ; tandis que Daigremont, affable, représentait la haute fortune impériale, dans son succès fastueux. Sédille, moins tourmenté que de coutume, causait avec Kolb d’un mouvement imprévu qui venait de se produire sur le marché de Vienne ; et, autour d’eux, les deux autres administrateurs, la bande, écoutaient, tâchaient de saisir un renseignement, ou bien s’entretenaient aussi de leurs occupations personnelles, n’étant là que pour faire nombre et pour ramasser leur part, les jours de butin. Ce fut, comme toujours, Huret qui arriva en retard, essoufflé, échappé à la dernière minute d’une commission de la Chambre. Il s’excusa, et l’on s’assit sur les fauteuils, entourant la table.

Le doyen d’âge, le marquis de Bohain, avait pris place au fauteuil présidentiel, un fauteuil plus haut et plus doré que les autres. Saccard, comme directeur, s’était placé en face de lui. Et, immédiatement, lorsque le marquis eut déclaré qu’on allait procéder à la nomination du président, Hamelin se leva, pour décliner toute candidature : il croyait savoir que plusieurs de ces messieurs avaient songé à lui pour la présidence ; mais il leur faisait remarquer qu’il devait partir dès le lendemain pour l’Orient, qu’il était en outre d’une inexpérience absolue en matière de comptabilité, de banque et de Bourse, qu’enfin il y avait là une responsabilité dont il ne pouvait accepter le poids. Très surpris, Saccard l’écoutait, car, la veille encore, la chose était entendue ; et il devinait l’influence de madame Caroline sur son frère, sachant que, le matin, ils avaient eu une longue conversation ensemble. Aussi, ne voulant pas d’un autre président qu’Hamelin, quelque indépendant qui le gênerait peut-être, se permit-il d’intervenir, en expliquant que la fonction était surtout honorifique, qu’il suffisait que le président fît acte de présence, au moment des assemblées générales, pour appuyer les propositions du conseil et prononcer les discours d’usage. D’ailleurs, on allait élire un vice-président qui donnerait les signatures. Et, pour le reste, pour la partie purement technique, la comptabilité, la Bourse, les mille détails intérieurs d’une grande maison de crédit, est-ce qu’il ne serait pas là, lui, Saccard, le directeur, justement nommé à cet effet ? Il devait, d’après les statuts, diriger le travail des bureaux, effectuer les recettes et les dépenses, gérer les affaires courantes, assurer les délibérations du conseil, être en un mot le pouvoir exécutif de la société. Ces raisons semblaient bonnes. Hamelin ne s’en débattit pas moins longtemps encore, il fallut que Daigremont et Huret insistassent eux-mêmes de la manière la plus pressante. Majestueux, le marquis de Bohain se désintéressait. Enfin, l’ingénieur céda, il fut nommé président, et l’on choisit pour vice-président un obscur agronome, ancien conseiller d’État, le vicomte de Robin-Chagot, homme doux et ladre, excellente machine à signatures. Quant au secrétaire, il fut pris en dehors du conseil, dans le personnel des bureaux de la banque, le chef du service des émissions. Et, comme la nuit venait, dans la grande pièce grave, une ombre verdie d’une infinie tristesse, on jugea la besogne bonne et suffisante, on se sépara après avoir réglé les séances à deux par mois, le petit conseil le quinze, et le grand conseil le trente.

Saccard et Hamelin remontèrent ensemble dans la salle des épures, où madame Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, à l’embarras de son frère, qu’il venait de céder une fois encore, par faiblesse ; et, un instant, elle en fut très fâchée.

— Mais, voyons, ce n’est pas raisonnable ! cria Saccard. Songez que le président touche trente mille francs, chiffre qui sera doublé, lorsque nos affaires s’étendront. Vous n’êtes pas assez riches pour dédaigner cet avantage… Et que craignez-vous, dites ?

— Mais je crains tout, répondit madame Caroline. Mon frère ne sera pas là, moi-même je n’entends rien à l’argent… Tenez ! ces cinq cents actions que vous avez inscrites pour lui sans qu’il les paie tout de suite, eh bien, n’est-ce pas irrégulier, ne serait-il pas en faute, si l’opération tournait mal ? 

Il s’était mis à rire.

— Une belle histoire ! cinq cents actions, un premier versement de soixante-deux mille cinq cents francs ! Si, au premier bénéfice, avant six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller jeter sur-le-champ à la Seine, plutôt que de nous donner le souci de rien entreprendre… Non, vous pouvez être tranquille, la spéculation ne dévore que les maladroits. 

Elle restait sévère, dans l’ombre croissante de la pièce. Mais on apporta deux lampes, et les murs furent largement éclairés, les vastes plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rêver des pays de là-bas. La plaine encore était nue, les montagnes barraient l’horizon, elle évoquait la détresse de ce vieux monde endormi sur ses trésors, et que la science allait réveiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses à accomplir ! Peu à peu, une vision lui montrait des générations nouvelles, toute une humanité plus forte et plus heureuse poussant de l’antique sol, labouré à nouveau par le progrès.

— La spéculation, la spéculation, répéta-t-elle machinalement, combattue de doute. Ah ! j’en ai le cœur troublé d’angoisse. 

Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensées, avait suivi sur son visage cet espoir de l’avenir.

— Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?… Mais la spéculation, c’est l’appât même de la vie, c’est l’éternel désir qui force à lutter et à vivre… Si j’osais une comparaison, je vous convaincrais… 

Il riait de nouveau, pris d’un scrupule de délicatesse. Puis, il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes.

— Voyons, pensez-vous que sans… comment dirai-je ? sans la luxure, on ferait beaucoup d’enfants ?… Sur cent enfants qu’on manque de faire, il arrive qu’on en fabrique un à peine. C’est l’excès qui amène le nécessaire, n’est-ce pas ?

— Certes, répondit-elle, gênée.

— Eh bien, sans la spéculation, on ne ferait pas d’affaires, ma chère amie… Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaire, un brusque bonheur qui m’ouvre le ciel ?… Avec la rémunération légitime et médiocre du travail, le sage équilibre des transactions quotidiennes, c’est un désert d’une platitude extrême que l’existence, un marais où toutes les forces dorment et croupissent ; tandis que, violemment, faites flamber un rêve à l’horizon, promettez qu’avec un sou on en gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se mettre à la chasse de l’impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les énergies sont décuplées, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles… Ah ! dame ! il y a beaucoup de saletés inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles. 

Madame Caroline s’était décidée à rire, elle aussi ; car elle n’avait point de pruderie.

— Alors, dit-elle, votre conclusion est qu’il faut s’y résigner, puisque cela est dans le plan de la nature… Vous avez raison, la vie n’est pas propre. 

Et une véritable bravoure lui était venue, à cette idée que chaque pas en avant s’était fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des murs, ses yeux n’avaient pas quitté les plans et les dessins, et l’avenir s’évoquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillées comme des usines, des villes nouvelles, saines, intelligentes, où l’on vivait très vieux et très savant.

— Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cède, comme toujours… Tâchons de faire un peu de bien pour qu’on nous pardonne. 

Son frère, resté silencieux, s’était approché et l’embrassait. Elle le menaça du doigt.

— Oh ! toi, tu es un câlin. Je te connais… Demain, quand tu nous auras quittés, tu ne t’inquiéteras guère de savoir ce qui se passe ici ; et, là-bas, dès que tu te seras enfoncé dans tes travaux, tout ira bien, tu rêveras de triomphe, pendant que l’affaire craquera sous nos pieds peut-être.

— Mais, cria plaisamment Saccard, puisqu’il est entendu qu’il vous laisse près de moi comme un gendarme, pour m’empoigner, si je me conduis mal ! 

Tous trois éclatèrent.

— Et vous pouvez y compter, que je vous empoignerais !… Rappelez-vous ce que vous nous avez promis à nous d’abord, puis à tant d’autres, par exemple à mon brave Dejoie, que je vous recommande bien… Ah ! et à nos voisines aussi, ces pauvres dames de Beauvilliers, que j’ai vues aujourd’hui surveillant le lavage de quelques nippes, fait par leur cuisinière, sans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse. 

Un instant encore, ils causèrent très amicalement tous trois, et le départ d’Hamelin fut réglé d’une façon définitive.

Comme Saccard redescendait à son cabinet, le valet de chambre lui dit qu’une femme s’était obstinée à l’attendre, bien qu’il lui eût répondu qu’il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la recevoir. D’abord, fatigué, il s’emporta, donna l’ordre de la renvoyer ; puis, la pensée qu’il se devait au succès, la crainte de changer la veine, s’il fermait sa porte, le firent se raviser. Le flot des solliciteurs augmentait chaque jour, et cette foule lui apportait une ivresse.

Une seule lampe éclairait le cabinet, il ne voyait pas bien la visiteuse.

— C’est monsieur Busch qui m’envoie, monsieur… »

La colère le tint debout, et il ne lui dit même pas de s’asseoir. Cette voix grêle, dans ce corps débordant, venait de lui faire reconnaître madame Méchain. Une jolie actionnaire, cette acheteuse d’actions à la livre !

Elle, tranquillement, expliquait que Busch l’envoyait pour avoir des renseignements sur l’émission de la Banque Universelle. Restait-il des titres disponibles ? Pouvait-on espérer en obtenir, avec la prime accordée aux syndicataires ? Mais ce n’était là, sûrement, qu’un prétexte, une façon d’entrer, de voir la maison, d’espionner ce qu’il s’y faisait, et de le tâter lui-même ; car ses yeux minces percés à la vrille dans la graisse de son visage, furetaient partout, revenaient sans cesse le fouiller jusqu’à l’âme. Busch, après avoir patienté longtemps, mûrissant la fameuse affaire de l’enfant abandonné, se décidait à agir et l’envoyait en éclaireur.

— Il n’y a plus rien, répondit brutalement Saccard.

Elle sentit qu’elle n’en apprendrait pas davantage, qu’il serait imprudent de tenter quelque chose. Aussi, ce jour-là, sans lui laisser le temps de la pousser dehors, fit-elle d’elle-même un pas vers la porte.

— Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous ? reprit-il, voulant être blessant.

De sa voix zézayante, sa voix pointue qui avait l’air de se moquer, elle répondit :

— Oh ! moi, ce n’est pas mon genre d’opérations… Moi, j’attends.

Et, à cette minute, ayant aperçu le vaste sac de cuir usé, qui ne la quittait point, il fut traversé d’un frisson. Un jour où tout avait marché à souhait, le jour où il était si heureux de voir naître enfin la maison de crédit tant désirée, est-ce que cette vieille coquine allait être la fée mauvaise, celle qui jette un sort sur les princesses au berceau ? Il le sentait plein de valeurs dépréciées, de titres déclassés, ce sac qu’elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante ; il croyait comprendre qu’elle menaçait d’attendre aussi longtemps qu’il serait nécessaire, pour y enterrer à leur tour ses actions à lui, quand la maison croulerait. C’était le cri du corbeau qui part avec l’armée en marche, la suit jusqu’au soir du carnage, plane et s’abat, sachant qu’il y aura des morts à manger.

— Au revoir, monsieur, dit la Méchain en se retirant, essoufflée et très polie.