L’Armée anglaise

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L’Armée anglaise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 841-872).
L’ARMÉE ANGLAISE

Tous les peuples européens aspirent à la paix ; les souverains et les chefs d’Etat semblent sincèrement animés du désir de la maintenir. Nous nous complaisons dans cette pensée, sans songer assez peut-être à ce que l’avenir nous réserve par suite de l’instabilité résultant, d’une part, du traité de Francfort qui, en amoindrissant la France, a compromis l’équilibre européen, d’autre part, du rapide développement de l’Allemagne, de son commerce, de sa puissance navale qui menacent l’Angleterre. En raison de cette situation, toutes les nations se voient obligées de s’armer en prévision d’événemens redoutables ; leurs budgets de guerre grossissent tous les ans. Chacun est conduit à supputer ses propres forces, celles de ses amis ou alliés, celles enfin de ses adversaires probables. Aussi rien de ce qui touche la puissance militaire des divers Etats ne doit nous laisser indifférens.

Jusqu’ici, l’armée anglaise est assez mal connue en France où, en dehors des milieux spéciaux, on a peu suivi sa transformation récente ; elle doit cependant nous intéresser d’autant plus que la Grande-Bretagne, qui restait volontiers dans un isolement systématique, tend aujourd’hui à prendre une part active aux affaires continentales. Quelques personnes la jugent incapable d’intervenir sérieusement en Europe dans un conflit armé. Nous sommes d’un avis opposé et nous allons essayer de justifier notre opinion en étudiant l’organisme de son armée avec une entière impartialité.

Nous examinerons successivement : 1° l’organisation de l’armée anglaise au moment de la guerre Sud-Africaine ; 2° la situation de l’Angleterre depuis la campagne du Transvaal ; 3° la réorganisation récente de ses forces ; 4° les critiques adressées aux réformes faites par le ministère actuel.


Les forces militaires du Royaume-Uni sont réparties entre l’immense domaine colonial de cette puissance et les Iles Britanniques.

Quelle était leur organisation au moment de la guerre Sud-Africaine ?

En dehors de l’armée régulière et de sa réserve, existaient les forces auxiliaires, divisées elles-mêmes en deux catégories : d’une part, la milice, d’autre part, les volontaires et la yeomanry.

Tous ces élémens ne se composaient que d’hommes servant volontairement.

On s’étonne parfois de voir l’Angleterre, seule en Europe, conserver ce mode de recrutement ; son armée régulière est avant tout coloniale, car elle est destinée principalement à la défense des colonies et à la relève des garnisons d’outre-mer : chaque régiment d’infanterie, en effet, comporte en principe deux bataillons et un dépôt ; un des bataillons est aux colonies, l’autre réside dans la Métropole ; ce dernier fournit la relève ; le dépôt dégrossit les recrues avant de les envoyer au bataillon métropolitain. On admettrait difficilement qu’une troupe coloniale se recrutât par voie d’appel. Aussi, quand on parle dans le Royaume-Uni du service obligatoire, il n’est jamais question de l’appliquer à l’armée régulière.

Pour celle-ci, les engagemens étaient contractés de dix-huit à trente-cinq ans avec faculté de rengagement. La durée de l’engagement n’est pas déterminée par la loi ; elle est jusqu’ici de douze années ; mais le gouvernement est libre de répartir cette période entre l’armée active et sa réserve selon les besoins : pour l’infanterie, par exemple, la durée de présence sous les drapeaux a varié de deux à sept ans, tandis que le temps passé dans la réserve variait de dix à cinq années. La durée du service actif est variable aussi suivant les armes : en ce moment, il est de six ans dans l’artillerie de campagne, de deux à trois dans le génie, etc. Cette latitude laissée au ministre présente certains avantages ; elle lui permet de proportionner le temps de service actif aux difficultés de l’instruction, ce qui réduit au minimum la charge financière[1] ; elle donne aussi la possibilité de régler la proportion entre le nombre des hommes sous les drapeaux et celui des réservistes : par exemple, il existe en ce moment des déficits dans les réserves de l’artillerie de campagne : on compte y parer en réduisant un peu la durée du service actif pour tout ou pour une partie du personnel de cette arme. L’élasticité d’une pareille organisation est évidente.

La Réserve de l’armée régulière est divisée en plusieurs sections ; l’une d’elles, section A, comprend tous les soldats libérés depuis moins d’un an, 5 000 environ, qui sont volontairement disponibles pour des expéditions de peu d’importance ne nécessitant pas le rappel général des réserves. Cette disposition logique contribue à la souplesse de l’organisation. Les autres sections comprennent le reste des libérés de l’active et les hommes rengagés dans la réserve. Dans leurs foyers, les réservistes reçoivent une solde journalière fixée à 1 fr. 25 pour ceux de la section A et à 0 fr. 60 pour les autres. Cette mesure est très particulière à l’Angleterre.

L’armée régulière était groupée en corps d’armée, unités trop lourdes pour une troupe coloniale. La mobilisation de ces corps, insuffisamment préparée, exigeait un temps extrêmement long, car les services (intendance, transports, etc.) n’existaient pas ou étaient très médiocrement constitués. Les officiers, remarquables de courage, — ainsi que le prouve l’énormité de leurs pertes dans les combats contre les Boers, — se reposaient trop, en temps de paix, sur les sous-officiers à qui était abandonnée, pour ainsi dire, toute l’instruction militaire. Ces derniers, anciens en général et excellens pour diriger l’instruction de détail, le maniement d’armes ou l’exercice à rangs serrés, étaient incapables cependant d’adapter les méthodes de combat aux nécessités de la guerre moderne ; tel n’est d’ailleurs pas leur rôle. Dès lors, l’armée était entachée d’un formalisme et d’un archaïsme dont les inconvéniens se firent cruellement sentir au Transvaal.

La milice est d’origine fort ancienne ; elle remonte aux archers de Crécy. Le service, volontaire en principe, y fut rendu momentanément obligatoire lors des guerres napoléoniennes. Depuis lors, elle se recrutait par engagemens volontaires d’une durée de six ans, contractés le plus souvent par de pauvres gens qui cherchaient un emploi temporaire ou qui attendaient dans cette situation le moment d’entrer dans l’armée régulière ; la milice était, pour ainsi dire, le vestibule de l’armée active. Les miliciens étaient astreints à une première période d’instruction de six mois, durée qui, en fait, n’était jamais atteinte et à une période annuelle de vingt et un à vingt-huit jours : ils étaient groupés en bataillons, escadrons et batteries.

L’institution des volontaires date de 1859. Ceux-ci se recrutaient dans un milieu plus élevé que celui de la milice ; c’étaient, en général, des jeunes gens qui s’engageaient par patriotisme, sans durée limitée, avec faculté de rompre à tout instant le contrat qui les liait. Us devaient vingt jours d’exercice la première année et dix chacune des années suivantes ; mais beaucoup d’entre eux échappaient à ces obligations.

La Yeomanry formait la cavalerie des forces auxiliaires ; les jeunes gens qui y entraient avaient presque tous l’habitude du cheval, une certaine fortune et étaient d’un rang social assez élevé ; la plupart s’équipaient et se remontaient à leurs frais.

Aucun homme des forces auxiliaires (milicien, volontaire ou yeoman) ne pouvait être appelé à servir au dehors sans son consentement.


Pendant la guerre du Transvaal, la situation de l’Angleterre s’est modifiée. L’Allemagne, profitant des embarras de cette puissance rivale, lui fit une concurrence commerciale partout victorieuse : sur tous les marchés du monde, même sur le marché britannique, l’article allemand se substitua à l’article anglais. De là, souffrance du prolétariat dans le Royaume-Uni, qui put entrevoir une décroissance certaine de sa prospérité. Le développement extraordinairement rapide des flottes allemandes de commerce et de guerre ne laissa pas de donner de grandes inquiétudes, d’autant que le Kaiser lui-même n’a pas caché son ambition de créer une marine de combat capable de se mesurer « avec la plus forte puissance navale. » Enfin les colonies anglaises, jusque-là séparées du reste du monde par des barrières presque infranchissables, se virent menacées par l’extension des réseaux routiers et l’approche de voies ferrées reliant leurs frontières à des pays dont l’amitié est douteuse.

Aussi l’Angleterre, jusqu’alors volontairement isolée et réfractaire aux alliances, sentit la nécessité de nouer des ententes avec certaines puissances européennes, ou exotiques comme le Japon. Ces rapprochemens cordiaux avec d’autres peuples diminuent les dangers qu’elle redoute, mais lui créent des devoirs, car, si elle doit compter sur ses amis en cas de péril, il est juste qu’elle soit en mesure de leur venir en aide. C’est ainsi que la situation mondiale de la Grande-Bretagne s’est transformée depuis quelques années. Elle ne craint pas seulement pour son commerce et pour son industrie, mais pour son existence même ; elle est hantée par le cauchemar d’une invasion et la crainte de voir une armée ennemie venir dicter à Londres ses lois au vaincu.

Dès l’année 1905, M. Balfour, dans un brillant discours, crut devoir rassurer l’opinion publique en montrant combien la peur d’une invasion française était peu fondée. Mais en 1908, lord Roberts s’exprimait ainsi : « Une invasion dans ce pays n’est pas seulement possible, mais elle est réalisable sur une plus grande échelle qu’on ne l’a généralement pensé… ; si nous ne prenons pas les mesures nécessaires, nous risquons de nous trouver à la merci de l’envahisseur et d’être contraints d’accepter les conditions les plus humiliantes. » Puis, faisant allusion au discours de M. Balfour, il ajoutait : « Ces données pouvaient être exactes pour la France de 1905, mais elles ne le sont pas pour l’Allemagne de 1909. » Ce sont donc bien les visées allemandes qui préoccupent la population anglaise.

Jusqu’ici, l’Angleterre comptait fermement sur sa flotte pour la mettre à l’abri de toute tentative ; son programme consistait, en effet, à maintenir sa puissance navale en état de supériorité sur les flottes réunies des deux plus grandes puissances maritimes du monde ; c’est le principe du two powers standard que le Royaume-Uni ne semble plus pouvoir maintenir aujourd’hui. Un membre du Parlement a posé récemment à l’Amirauté la question suivante : « Combien y aura-t-il de bâtimens du type Dreadnought et Invincible (ou de valeur combattante égale) achevés au 1er avril 1912, en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Etats-Unis, en admettant que chacune de ces nations ait complété pour cette date son programme de 1910, et combien chacune d’elles possédera-t-elle de bâtimens du type pré-Dreadnought, âgés respectivement de moins de dix, douze et quinze ans depuis leur mise en chantier ? » M. Mac Kenna, ministre de la Marine, répondit par l’envoi du tableau ci-dessous :


Bâtimens du type Grande-Bretagne Allemagne États-Unis Totaux pour l’Allemagne et les États-Unis
Dreadnought et Invincible 16 13 8 21
Pré-Dreadnought de moins de 10 ans 9 8 18 26
— — de 12 ans 14 12 13 25
— — de 15 ans 26 18 16 34

On voit par ce tableau que le principe du two powers standard n’est plus respecté ; la flotte anglaise est sensiblement moins forte que les flottes allemande et américaine réunies. Bien plus, l’infériorité numérique de l’Allemagne seule diminue peu à peu. D’ailleurs, dans un combat, des facteurs autres que le nombre sont susceptibles de faire pencher la balance du côté de la marine allemande : les qualités de son état-major, l’unité de sa doctrine, l’homogénéité de ses navires, la valeur militaire de son personnel, etc. Aussi l’on comprend les appréhensions que lord Curzon exprimait à la Chambre des Lords : « Notre suprématie navale a toujours été indécise ; dans les années à venir, nous pourrions trouver qu’elle nous glisse des mains. » Cette manière de voir est partagée par beaucoup d’esprits et par de hautes autorités britanniques ; elle se justifie d’autant plus que l’Allemagne construit plus vite que l’Angleterre et peut devancer la réalisation de ses programmes. Enfin la marine anglaise, avec son mode de recrutement par engagemens volontaires, ne saurait se développer indéfiniment ; on peut donc entrevoir le moment où son extension sera arrêtée par l’insuffisance du nombre des marins, tandis que l’Allemagne, avec le service obligatoire et sa population sans cesse croissante, dispose de ressources, en hommes, pour ainsi dire inépuisables.

Aussi, de l’autre côté du détroit, la crainte d’une invasion des Iles Britanniques est devenue peu à peu une obsession. Lord Raglan n’est-il pas allé jusqu’à dire : « Quand les dirigeables seront capables de traverser les mers, ce pays cessera d’être une île et deviendra une nation continentale. » Ce n’est là qu’une boutade que nous ne discuterons pas ; elle indique néanmoins un état d’esprit particulier.

Sans voir l’avenir aussi sombre, de hautes personnalités du Parlement estiment que le débarquement par surprise d’une force de 150 000 à 200 000 hommes est réalisable ; lord Roberts justifiait à la tribune cette opinion par ces paroles : « Il y a eu de tout temps dans les ports allemands le nombre de navires nécessaire pour embarquer 200 000 hommes ; 150 000 pourraient être rassemblés en quelques mois à proximité des ports d’embarquement, et cela discrètement, sans recourir aux procédés de mobilisation. Nous soutenons qu’une invasion peut se faire par surprise au moment où l’on s’y attendrait le moins. » Lord Curzon exprimait la même idée sous une autre forme : « Je voudrais être contredit si j’ai tort en disant que ce serait une chose aisée pour une certaine puissance étrangère, pourvu qu’elle puisse s’assurer le commandement de la mer sans interruption pendant 48 heures, de débarquer une force de 150 000 soldats sur nos côtes. » Les deux orateurs ont évidemment exagéré. Une armée de 150 000 hommes, qui débarquerait par surprise sur les côtes anglaises, sans déclaration de guerre préalable, trouverait immédiatement devant elle toutes les forces de la Grande-Bretagne ; l’armée régulière, à elle seule, composée d’excellentes troupes et numériquement supérieure, rejetterait facilement à la mer l’audacieux envahisseur. D’autre part, la flotte anglaise qui aurait laissé surprendre le passage, rendrait ultérieurement bien aléatoire et bien dangereux le rembarquement des troupes étrangères battues, bien problématique leur retour dans leur pays d’origine. Tenter une pareille entreprise serait courir à un désastre certain.

On a prétendu aussi que des corps d’effectif restreint, 12 000 à 15 000 hommes, débarquant simultanément sur plusieurs points des côtes britanniques, suffiraient, sinon à s’emparer des points d’appui de la flotte, du moins à les rendre inutilisables en détruisant les arsenaux, en obstruant les passes, en incendiant les docks, etc., ce qui paralyserait la marine anglaise. C’est pure fantaisie. On ne conçoit pas comment l’ennemi pourrait opérer de pareilles destructions sans être maître des ports eux-mêmes. Or, il existe en ce moment trois grands arsenaux maritimes, Plymouth, Portsmouth et Chatham (un quatrième est en voie de création à Rosyth) et trois grandes rades de concentration, Portland, Douvres et Sheerness. Tous ces points sont fortifiés. Les arsenaux sont solidement défendus sur le front de terre, comme sur le front de mer ; leur prise exigerait un siège en règle long et coûteux. Les rades de concentration, inviolables sur le front de mer, seraient bien vite mises à l’abri d’un coup de main du côté de terre grâce à la fortification improvisée dont l’efficacité ressort si nettement des deux campagnes de la Russie contre la Turquie et le Japon.

Dans quelles conditions une invasion des Iles Britanniques est-elle donc à redouter ?

Une armée débarquée sur les côtes anglaises ne trouverait pas dans le pays les ressources nécessaires à sa subsistance ; elle ne pourrait vivre sans être reliée d’une manière sûre et continue à sa base d’opérations, c’est-à-dire au continent. La maîtrise de la mer lui est donc indispensable, non pendant 48 heures, mais bien pendant toute la durée des opérations, qu’on ne peut évaluer à moins de plusieurs semaines. Il faut donc que la flotte anglaise ait été battue ou qu’elle soit éloignée pendant un temps suffisant. Il est essentiel aussi que l’armée envahissante soit plus forte que celle de la défense ; cela ne peut être que si l’armée régulière, en tout ou en grande partie, a été détachée pour une expédition lointaine et si les forces auxiliaires restées sur le territoire sont insuffisantes.

Ces conditions sont-elles réalisables ? Oui, si l’Angleterre se trouve engagée seule dans un conflit contre une grande puissance continentale, l’Allemagne par exemple, qui a été visée très nettement à la Chambre des Lords. Une victoire navale qui assurerait à l’Allemagne la maîtrise absolue de la mer est loin d’être impossible, surtout si la flotte anglaise ne reste pas concentrée et s’affaiblit par des détachemens. cette éventualité a été envisagée au Parlement par lord Roberts : « Nous pouvons être contraints à un moment donné, a-t-il dit, d’envoyer notre flotte métropolitaine, ou tout au moins une partie de notre flotte, sur des points éloignés, en Asie, en Afrique, en Amérique, ou même plus près, en Europe, comme nous avons dû le faire jadis ; dans ces conditions, une flotte étrangère, qui n’a pas à endosser de pareilles responsabilités, pourrait peut-être, entièrement concentrée dans notre voisinage immédiat, profiter de l’absence de nos escadres protectrices. »

D’un autre côté, l’armée régulière métropolitaine, elle aussi, — et cette hypothèse fut également examinée, — peut avoir été appelée, en grande partie, à l’extérieur, pour la défense des colonies, par exemple.

Avec la liberté de la mer pendant un temps suffisant, une grande puissance continentale serait capable de transporter dans le Royaume-Uni, non plus 150 000 à 200 000 hommes, mais, en plusieurs fois, une nombreuse armée d’excellens soldats que rien alors ne serait plus en mesure d’arrêter. Dans de semblables conditions, une invasion dangereuse pour l’avenir de la Grande-Bretagne a des chances de réussir et doit entrer dans les prévisions.

Une autre circonstance peut se présenter. L’Angleterre, ayant toutes ses forces engagées dans une guerre lointaine comme celle du Transvaal, une puissance étrangère ne pourrait-elle pas profiter de ses embarras, si aucune nation amie ou alliée ne venait à son secours ? À cette question posée par le vicomte Millier, on n’a trouvé d’autre réponse que celle-ci : « Le noble vicomte craint une invasion au moment où toute notre armée serait engagée dans" des opérations sur une partie différente de l’Empire. Ce fut le cas en 1857 et en 1900, et cependant, grâce à la bonne volonté de nos voisins, grâce au fait qu’ils ne pensèrent pas l’entreprise praticable, nous ne fûmes pas attaqués. Nous avons droit, je pense, d’attribuer notre immunité à la force de notre marine. » Il eût été facile de répondre à un pareil raisonnement que cette force navale s’est, depuis lors, bien amoindrie par rapport à celles d’autres marines de guerre et qu’elle tend à s’amoindrir encore.

Nous devons conclure de ces considérations que l’Angleterre, sans alliances, doit redouter légitimement la violation de son sol par un adversaire qui mettrait en péril son existence même de grande nation.

Tout change d’aspect, au contraire, si le Royaume-Uni s’est assuré, en Europe, des alliances ou des amitiés. Une attaque contre elle entraînerait une conflagration générale du continent et, dans ce cas, la question se résoudrait sur terre et non sur mer, comme le disait fort judicieusement lord Roberts à la tribune du Parlement : « Ce n’est pas à Trafalgar, mais à Waterloo que Napoléon fut définitivement vaincu. Une grande guerre ne fut jamais décidée par une victoire navale. » Aucune puissance engagée dans une guerre européenne n’irait risquer de se faire battre sur le continent pour envoyer une armée à la conquête de l’Angleterre ; tout au plus songerait-elle à détacher, comme diversion, quelques troupes de deuxième ligne d’effectif restreint et assez pauvrement outillées ; il faudrait alors peu de forces pour défendre le pays et contenir ou repousser l’envahisseur.

Ces considérations, développées aux deux Chambres et dans la presse, démontrent le besoin, pour l’Angleterre, de se créer des amitiés qui, en lui enlevant tout souci, lui imposent le devoir de mettre dans la balance, le cas échéant, le poids de son épée. Par suite, son armée régulière ne doit pas être exclusivement coloniale ; elle doit être constituée en vue de sa participation à une lutte continentale. En outre, lorsqu’elle quittera elle-même les Iles Britanniques, il lui faudra laisser dans le pays des forces auxiliaires suffisantes pour parer à l’invasion non d’une véritable armée, mais d’un corps de débarquement.

Telle est l’idée qui semble avoir guidé le War-Office dans les réformes qu’il a appliquées à l’armée avec une méthode et une ténacité remarquables.

A la crainte d’un danger extérieur s’ajoute, dans certains esprits, la croyance en une sorte de décadence qui se manifesterait dans la population.

Cette opinion est clairement exprimée dans une instruction que le général Baden-Powell a écrite à l’usage des Boys-Scouts, ou jeunes éclaireurs de dix à dix-huit ans qu’il a formés. Cette institution, qui compte déjà plus de 300 000 adhérens, a reçu une sorte de consécration officielle puisque le Roi lui-même a passé la revue de ces jeunes gens. Ceci tendrait à montrer que les idées du général, si elles ne sont point partagées par tous, causent néanmoins une certaine émotion. « Le grand Empire britannique, dit le général, tombera en pièces comme l’Empire romain, si nous n’avons plus de patriotisme, car nous avons beaucoup d’ennemis qui deviennent de plus en plus forts… Les mauvais citoyens qui ont miné l’Empire romain se glissent parmi nous… ; les mêmes causes qui ont amené sa chute travaillent aujourd’hui la Grande-Bretagne. » Parmi les sages conseils que l’auteur donne à ses jeunes éclaireurs, se trouve celui-ci : « Ne faites pas comme les Romains et ne payez pas d’autres personnes pour se battre pour vous. » Le remède, dit-il, « doit être appliqué à la génération qui s’élève…, il doit viser à former le caractère chez les hommes de l’avenir ; » il ajoute : « Il est possible à une nation, par le courage et l’énergie, en reconnaissant ses fautes, en prenant à temps les remèdes appropriés, non seulement d’éviter de devenir pire, mais de s’élever plus haut dans le bien. »


Le problème de la réorganisation militaire était fort difficile à résoudre. Il convenait d’abord de respecter les traditions nationales qui, jusqu’ici, se refusent au service obligatoire ; de plus, l’armée anglaise doit répondre à des tâches multiples : défense des colonies, défense du territoire, guerre continentale.

Ces trois missions à remplir devaient appeler logiquement la création de trois organes distincts : une armée coloniale, une armée territoriale, une armée nationale offensive. Avec le système du recrutement par engagemens volontaires, cette dernière eût exigé des sacrifices financiers excessifs que le pays n’eût jamais consentis. On dut donc confier à l’armée coloniale, c’est-à-dire à l’armée régulière, une double fonction, la défense des colonies et la participation à une guerre européenne. Or, par des raisons d’économie, une armée coloniale a toujours des effectifs relativement restreints ; la coopération de l’Angleterre à un conflit général sera donc toujours assez étroitement limitée. De là à prétendre, comme l’ont fait certains organes, que l’amitié anglaise n’a aucune valeur militaire, il y a loin.

Aussitôt la campagne Sud-Africaine terminée, on voulut remédier aux défauts de l’organisation qu’avaient mis en lumière les leçons d’une dure expérience. Plusieurs enquêtes furent ouvertes et confiées à des commissions : Royal commission on the War-Office in South Africa, Comité Esther, Comité Norfolk. Leur travail aboutit à la réorganisation du ministère de la Guerre, à la création d’un Comité impérial de défense et à la constitution d’un État-major général. C’étaient déjà trois progrès. L’Etat-major général, si nouvellement formé, n’a peut-être pas encore toute l’expérience pratique qui ne s’acquiert que lentement, toute l’instruction tactique que donnent seulement les longues et patientes études historiques ; mais avec la persévérance et la ténacité du caractère anglais, avec un travail assidu, le nouveau corps sera promptement à hauteur de sa tâche.

Pour faciliter l’organisation d’expéditions coloniales, on renonça au groupement par corps d’armée et on adopta le fractionnement en divisions. On suivait ainsi l’exemple du Japon, qui, insulaire comme la Grande-Bretagne, se trouve dans des conditions analogues.

Pendant la campagne du Transvaal, il s’était produit quelques défaillances dans la troupe : à la bataille de Colenso, par exemple, les bataillons engagés en première ligne, arrêtés par le feu, ne purent plus être reportés en avant ; ils avaient cependant subi des perles inférieures en moyenne à 7 p. 100 de leur effectif ; le plus éprouvé avait seulement 12,5 p. 100 de ses hommes hors de combat ; pourtant ces unités étaient commandées et entraînées par des officiers et par des sous-officiers particulièrement braves, qui payèrent largement de leur personne. Il importait donc tout d’abord de relever le moral du soldat ; les moyens suivans y pourvurent : allocation de soldes fort élevées et efforts considérables pour assurer aux hommes libérés des emplois civils. En ce qui concerne la solde, le simple troupier anglais, après avoir acquitté les dépenses de blanchissage et de nourriture, reçoit par semaine un prêt franc variant de 6 fr. 15 à 13 fr. 85, tandis que notre pauvre petit soldat touche ses sept sous de poche. À la solde s’ajoutent encore des allocations afférentes à certains postes spéciaux ou à certains travaux ; en outre, les hommes en permission reçoivent non seulement leur paie entière, mais une indemnité de vivres de 0 fr. 60. Beaucoup d’ouvriers sont certes moins bien traités.

En vue d’assurer aux libérés un emploi civil, de puissantes sociétés particulières se sont fondées et viennent en aide à l’État : de 1905 à 1907, 81 p. 100 des hommes ayant quitté le service avec un certificat de bonne conduite ont été placés presque pour moitié dans des établissemens privés. Ce fait est l’indice d’un mouvement d’opinion caractéristique en faveur de l’armée. En 1905, une commission fut nommée à l’effet d’étudier la question du placement des hommes libérés. Elle proposa les mesures suivantes. Donner au soldat un enseignement professionnel pendant son temps de présence sous les drapeaux, ce qui est possible en raison même de la longue durée du service ; le tenir exactement au courant des conditions du marché ouvrier et mettre en même temps à la disposition des patrons des renseignemens détaillés sur les hommes libérés. Ces conclusions furent adoptées ; l’enseignement professionnel fonctionne aujourd’hui dans les corps de troupe ; on espère résoudre ainsi le problème de l’amélioration du recrutement.

Toutes ces mesures semblent donner déjà des résultats. Au point de vue physique, on se montre plus difficile ; en particulier, on a remonté de deux centimètres le minimum de la taille des recrues. Le niveau de l’instruction s’est relevé : la proportion des hommes pourvus de certificats d’études s’est progressivement accrue, de 34 pour 100 en 1903 à 55 pour 100 en 1907. Le chiffre des pertes causées pour incapacité physique, pour mauvaise conduite, etc., suit une marche régulièrement décroissante : de 10 002 en 1904, il est tombé à 5 975 en 1907. Plusieurs officiers nous ont affirmé que l’alcoolisme tend manifestement à décroître. On peut conclure de ces faits que la valeur du soldat s’est sensiblement améliorée, tant au point de vue moral qu’au point de vue physique. Aux manœuvres, le troupier montre non seulement de sérieuses qualités d’endurance, mais aussi de l’initiative et de l’intelligence dans l’art d’utiliser le terrain.

La guerre Sud-Africaine avait aussi montré l’insuffisance tactique des petites unités dont les formations surannées, sans souplesse, extrêmement vulnérables, ne répondaient plus aux nécessités de la guerre moderne. Un gros effort a porté depuis lors sur l’instruction pratique des troupes en terrain varié. Aujourd’hui, près de la moitié de l’armée anglaise réside en permanence dans des camps : celui d’Aldershot, près de Londres, par exemple, est occupé par cinq brigades d’infanterie et une brigade de cavalerie, soit presque le tiers des troupes régulières. Il n’est pas une armée au monde qui ait de pareilles facilités d’instruction en vue de la guerre ; si l’armée anglaise sait profiter de cette situation exceptionnelle, elle doit devenir bientôt la plus manœuvrière de toute l’Europe. On constate déjà maintenant un progrès sensible dans l’instruction tactique des petites unités.

La campagne du Transvaal avait fait non moins ressortir les erreurs du haut commandement qui, n’ayant pas suffisamment étudié et médité l’histoire, notamment celle de la guerre russo-turque, commit exactement les mêmes fautes que les généraux russes à Plewna : insuffisance des services de reconnaissances et de sûreté, oubli du rôle de l’avant-garde, plans de bataille préconçus, manque de fortes réserves et inutilisation des réserves existantes, défaut de liaison entre les différentes armes et entre les diverses attaques, nulle notion ni de l’économie des forces, ni de la concentration des efforts. Après de telles constatations, on est en droit de se demander si jamais l’expérience des uns peut servir aux autres. Pour remédier à l’insuffisance du haut commandement, on donne aux grandes manœuvres, depuis quelques années, un développement jusqu’alors inconnu ; cette mesure, complétée par la création d’un Etat-major général, aura comme résultat l’établissement d’une doctrine de guerre. De l’avis des officiers étrangers qui les ont suivies, les récentes manœuvres anglaises marquent un grand progrès.

Il convenait aussi, pour éviter le retour des erremens constatés en campagne, de développer l’instruction des officiers par un travail intensif, auquel on les soumit. Ces exigences nouvelles provoquèrent, paraît-il, un certain nombre de démissions et affectèrent le recrutement de l’Ecole de Sandhurst, le Saint-Cyr britannique : en 1909, le nombre des candidats à cette école fut inférieur au nombre des places disponibles. Nous verrons plus loin les moyens employés pour conjurer cette crise.

Une autre réforme qui, au premier abord, pourrait paraître d’importance secondaire, fut l’adoption pour toute l’armée d’une tenue de campagne extrêmement pratique, de couleur kaki ; la tenue est la même pour toutes les armes, sauf que les cavaliers portent des éperons : casquette plate à visière, large vareuse, bandes molletières. Ce qui est plus important encore, c’est l’adoption, pour toutes les troupes à pied, d’un équipement confectionné en un tissu de coton souple et solide, appelé twill, dont toutes les boucles sont sans ardillons ; aucune courroie ne comprime la poitrine de l’homme ; le poids est fort bien réparti et tout le chargement peut s’enlever d’un bloc aux repos pendant les marches. Cet équipement donne aux troupes une remarquable aisance et augmente par conséquent les efforts dont elles sont susceptibles. Qu’attendons-nous donc en France pour munir nos soldats de l’équipement anglais qui donne toute satisfaction ?

Aucune des modifications précédentes, apportées pour la plupart avant l’arrivée au pouvoir du ministère libéral, ne touchait, pour ainsi dire, à l’organisation même de l’armée. Le nouveau ministre de la Guerre, M. Haldane, entreprit des réformes plus générales.

Le plus grave défaut de l’ancienne organisation, qui ait été révélé par l’expérience de la guerre du Transvaal, fut l’insuffisance des réserves. La milice, non astreinte au service extérieur, avait, il est vrai, fourni volontairement quelques renforts et même des bataillons entiers ; un certain nombre de volontaires et de yeomen vinrent aussi grossir les effectifs, mais il fallut néanmoins, pour combler les vides, recourir largement aux ressources des colonies d’Afrique, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande qui procurèrent plus de 84 000 hommes. Cela ne suffit pas et l’on dut faire venir des troupes irrégulières, de qualité médiocre, dont les défaillances ne sont pas étrangères au discrédit immérité que les événemens jetèrent momentanément sur l’armée britannique. Pour réunir les effectifs nécessaires, il avait fallu quatre mois, malgré l’extrême activité que déployèrent la marine et le service des transports.

Les réserves de l’armée régulière reconnues insuffisantes étaient donc à reconstituer sur des bases nouvelles ; on en fixa le chiffre au nombre supposé nécessaire pour alimenter l’armée pendant une campagne de six mois. L’idée du ministre de la Guerre fut d’imposer dorénavant aux miliciens la condition de servira l’extérieur le cas échéant, la milice fut ainsi transformée et prit le nom de Réserve spéciale, tout en conservant, dans une certaine mesure, son organisation, ses garnisons, son mode de recrutement ; astreinte au service extérieur, elle ne se rattache plus dès lors aux forces auxiliaires, mais bien à l’armée régulière. La Réserve spéciale s’est constituée d’abord au moyen d’un noyau d’anciens miliciens qui, au nombre de 48 746 sur 66 949, ont accepté les nouvelles conditions ; puis elle s’alimente par des engagemens volontaires pour six années, contractés de dix-huit à trente-cinq ans, avec faculté de rengagement jusqu’à quarante ans.

L’armée régulière ayant été dotée d’une seconde réserve, il convenait encore de la rendre rapidement mobilisable en vue du rôle nouveau qui lui était assigné de prendre part au besoin à une guerre continentale. A cet effet, ou pourvut, dès le temps de paix, de tous ses services la plus grande unité tactique, la Division. L’armée pouvait jusqu’alors constituer les unités combattantes de six divisions d’infanterie et d’une division de cavalerie, mais le nombre des non-combattans était loin de répondre aux besoins de la guerre ; c’est tout au plus même si le matériel des services existait. D’autre part, bien qu’attribuant à ceux-ci le personnel nécessaire, on désirait augmenter le moins possible la dépense. M. Haldane a pensé « que les services, ainsi que certaines unités, comme les colonnes de munitions, par exemple, pourraient être formés, en grande partie tout au moins, non avec des soldats de l’armée régulière dont le prix de revient est fort élevé, mais au moyen d’hommes d’une valeur moindre et d’une instruction militaire moins complète, c’est-à-dire avec le système le plus économique. » La Réserve spéciale répond ainsi à deux besoins : assurer la relève des combattans et contribuer pour une grande part à la composition de certaines unités non combattantes. Elle fut, par suite, logiquement divisée en deux catégories dont le personnel a des obligations militaires un peu différentes. Les réservistes de la première catégorie doivent, après leur engagement, faire une période d’instruction de six mois ; la plupart de ceux de la deuxième catégorie trois mois seulement ; les uns et les autres sont assujettis annuellement à quinze jours d’exercice et à un cours de tir de six jours. Les réservistes spéciaux présens sous les armes touchent les mêmes allocations que les hommes de l’armée régulière ; dans leurs foyers, ils reçoivent une prime annuelle d’une centaine de francs. La Réserve spéciale se recrute : 1° parmi les malheureux qui manquent temporairement de moyens d’existence, plus particulièrement dans la période d’hiver : 2° parmi des jeunes gens qui désirent s’engager dans l’armée régulière et ne remplissent pas encore les conditions voulues ; sur 25 000 engagés annuels dans la Réserve spéciale, 12 000 environ passent dans l’armée régulière.

Toute cette organisation semble bien raisonnée. Depuis que la réforme est accomplie, l’armée régulière métropolitaine compte en unités actives, y compris la garde, 83 bataillons d’infanterie, 68 escadrons, 113 batteries de campagne, 6 batteries lourdes, 34 compagnies du génie de campagne, enfin des troupes de forteresse, des unités de transport, etc. Cette armée peut constituer, pour une action extérieure, une force expéditionnaire, d’une division de cavalerie et de 6 divisions d’infanterie, composées d’hommes ayant tous plus de vingt ans d’âge et au moins une année de service, à 1 exception des réservistes spéciaux, en fort petit nombre, comme nous le verrons plus loin.

La division de cavalerie est formée à 4 brigades de 3 régimens (9 escadrons et 6 canons). Chaque division d’infanterie comprend 2 compagnies d’infanterie montée[2] remplissant le rôle de cavalerie divisionnaire, 3 brigades d’infanterie à 4 bataillons[3] (12 bataillons), 3 groupes d’artillerie montée (54 canons), un groupe de 3 batteries montées d’obusiers (18 obusiers), une batterie lourde à 4 pièces, au total 76 bouches à feu, 3 compagnies du génie dont 2 de campagne et 1 de télégraphistes, 3 ambulances, 6 colonnes de munitions, deux échelons de vivres (une colonne et un parc)[4], etc. On remarquera la très forte proportion d’artillerie, 6 bouches à feu un tiers par bataillon, et celle du génie ; c’est la conséquence des enseignemens que les Anglais ont tirés, à juste titre, de la guerre de Mandchourie : de plus en plus l’infanterie a besoin d’être très fortement soutenue par le canon. La fortification du champ de bataille et surtout les liaisons entre le commandement et les troupes, ainsi que des différens groupemens entre eux, ont pris une importance insoupçonnée jusqu’à ce jour. Combien nous sommes loin, en France, de suivre le même principe établi cependant sur l’expérience même de la guerre la plus récente !

En dehors des divisions, la force expéditionnaire comprend encore des élémens d’armée : 2 brigades mixtes, désignées sous le nom de brigades d’infanterie montée[5], 5 compagnies de télégraphistes, 3 d’aérostiers, 2 équipages de pont, 1 bataillon d’infanterie, 1 ambulance, 1 convoi.

On voit encore par cette composition des troupes d’armée combien les Anglais tiennent à constituer solidement le service des liaisons. C’est peut-être plus frappant si l’on songe que chaque bataillon d’infanterie fournit au moins une trentaine de signaleurs et que chaque brigade est pourvue d’appareils optiques et téléphoniques. Nous avons certainement à prendre exemple sur les Anglais en ce qui concerne cette brandie si importante des services. A la compagnie d’aérostiers est rattachée une section de cerfs-volans entièrement organisée aujourd’hui, tandis que nous en sommes encore dans cette voie à des essais préliminaires qui ne reçoivent peut-être pas tous les encouragemens désirables.

La force expéditionnaire représente, en définitive, au moins trois corps d’armée, immédiatement mobilisables, excellens par la qualité des officiers et des soldats, par la judicieuse proportion entre les différentes armes, par une organisation très bien comprise jusque dans ses moindres détails.

Après leur départ, il resterait encore en Angleterre 10 bataillons, 35 batteries de campagne et 26 escadrons de l’armée régulière.

La milice étant devenue Réserve spéciale, il n’existait plus, comme forces auxiliaires pour la défense du territoire, que les volontaires et la yeomanry, qui formaient une réunion disparate de bataillons, d’escadrons et de batteries, sans lien les uns avec les autres, sans cohésion, qui, au dire de M. Haldane, « avaient poussé comme des champignons » un peu au hasard ; chaque unité avait, pour ainsi dire, son mode de recrutement, son régime administratif, ses habitudes de manœuvre, de là un manque d’homogénéité et un esprit particulariste excessif. Ces élémens n’étaient pas groupés en grandes unités organisées avec leur matériel et leurs services, d’où impossibilité absolue de mettre cette troupe sur le pied de guerre. En outre, il y avait disproportion entre les diverses armes, par exemple pléthore d’artillerie de forteresse et manque presque absolu d’artillerie de campagne. En somme c’était une force à peu près inutilisable même pour la défense du pays : qu’aurait-elle pu faire, en effet, sans vivres, sans moyens de communication, sans moyens de transports ?

Le nouveau ministre de la Guerre fit des volontaires et de la yeomanry l’armée territoriale actuelle, qui est appelée à jouer un rôle important : c’est à elle que serait confiée la défense des Iles Britanniques, du sol de la patrie, si l’armée régulière était au dehors ; elle fut formée d’abord au moyen des anciens volontaires et yeomenqui consentirent à entrer dans la formation nouvelle, ensuite par des engagemens contractés de dix-sept à trente-cinq ans et des rengagemens jusqu’à quarante ans et même jusqu’à cinquante ans suivant le grade ou l’emploi de l’intéressé.

Le premier souci de M. Haldane fut de faire de l’armée territoriale une force organisée, très promptement mobilisable ; à cet effet, on la groupa en fortes unités, brigades montées (yeomanry) et divisions d’infanterie, pourvues dès le temps de paix de tous leurs services, matériel et personnel. Ces services sont très recherchés par des hommes de professions spéciales ; ils se recrutent donc facilement. Ce qui leur manque, c’est la qualité des chevaux affectés aux troupes de transports ; elle nous a paru laisser beaucoup à désirer ; mais on tend de plus en plus à l’emploi de la traction mécanique et le défaut de bons attelages se fera de moins en moins sentir. Les troupes de communications, compagnies du génie, d’aérostiers, de télégraphistes sont solidement constituées et fonctionnent, dès le temps de paix, sous la direction de techniciens habiles. Le service médical est très largement doté. Les médecins civils, dont quelques-uns ont une grande notoriété, s’empressent d’entrer dans l’armée territoriale, malgré les pénibles sacrifices pécuniaires que leur impose l’abandon de leur clientèle pendant deux semaines par an. Ils sont bien secondés par un personnel nombreux et instruit d’étudians, d’infirmiers et d’ambulanciers, tous volontaires, provenant des hôpitaux. Cette organisation, si bien étudiée, ne fut pas l’un de nos moindres sujets d’étonnement lorsque nous fûmes appelé à voir à l’œuvre plusieurs divisions territoriales.

Pour l’instruction, les territoriaux sont rigoureusement astreints à un certain nombre d’exercices hebdomadaires et à un séjour annuel de huit à quinze jours dans un camp. Les sous-officiers proviennent en grande partie d’anciens volontaires, dont beaucoup ont fait campagne et d’anciens gradés de l’année régulière ; plus tard ces cadres se recruteront directement parmi les territoriaux rengagés. Un très petit nombre de sous-officiers de l’armée active, en tout 3 à 6 par bataillon, servent d’instructeurs. Quelques officiers, surtout dans les grades élevés, sortent de l’armée régulière ; mais la plupart sont recrutés parmi l’élite intellectuelle et sociale de la nation, dans les professions libérales, le commerce et l’industrie ; tous ces hommes, qui ont conscience des dangers qui menacent leur pays, sont animés du patriotisme le plus pur et le plus élevé. Pour le recrutement ultérieur des officiers, on compte sur une institution dont nous parlerons plus loin.

Chaque division territoriale est commandée par un officier général de l’armée régulière, assisté seulement de deux officiers d’état-major de cette armée ; les brigades, ainsi que les artilleries divisionnaires sont aussi commandées par des officiers de l’armée active. Dans les corps de troupe, tous les officiers appartiennent à l’armée territoriale, à l’exception des adjudans de bataillon (sortes d’adjudans-majors) qui sont fournis par l’armée régulière. Par suite, les officiers territoriaux sont réellement chargés de l’administration et de l’instruction militaire des troupes sous leurs ordres, ce qui les rehausse dans l’esprit du soldat et les oblige à faire des efforts sérieux pour ne pas perdre la confiance que leurs hommes semblent avoir en eux. C’est un puissant levier qui manque un peu à nos officiers de complément, tenus, en général, trop étroitement en lisière. Souvent on méconnaît ce qu’on peut obtenir de gradés servant volontairement en leur laissant le commandement effectif et la responsabilité qu’il entraîne ; c’est là un élément moral dont il y a lieu de tenir compte et qui portera ses fruits dans le rendement de l’armée territoriale anglaise.

L’une des plus heureuses innovations de M. Haldane fut de confier l’organisation et l’administration des troupes territoriales à des Associations de Comtés, composées des hommes les plus influens et les plus riches ; cette mesure semble avoir atteint le but visé d’exciter une féconde émulation entre les comtés. Les Associations, sous le contrôle du Conseil de l’armée, ont des attributions étendues ; elles jouissent en quelque sorte de la personnalité civile ; elles apportent dans l’administration cette largeur de vues habituelle aux hommes d’affaires. Aussi tous les commandans d’unités, tous les directeurs des services, dégagés des tracasseries administratives qui sont l’apanage de presque tous les organismes militaires, font preuve d’une remarquable initiative qui est l’une des caractéristiques les plus saisissantes de l’armée territoriale. Nous avons passé quelques journées dans les camps avec quatre de ses divisions, et cette initiative générale chez tous les officiers, habitués d’ailleurs pour la plupart dans la vie civile à prendre des responsabilités, nous a particulièrement frappé ; elle s’exerce dans tous les détails intérieurs, dans la direction des services, dans l’exercice du haut commandement ; des chefs, habitués de la sorte à penser et à agir, seront capables de réparer bien des fautes. Jamais nous n’avons aussi bien senti combien l’initiative peut parfois compenser certaines faiblesses, combien sont précieux les avantages de la souplesse dans l’administration. Cette constatation éveillait en nous cette réflexion : Que ne ferait-on pas avec l’armée française en lui appliquant ce même principe ! et nous pensions douloureusement aux entraves de toutes sortes apportées chez nous à l’exercice du commandement par une centralisation excessive, par la mise en tutelle des officiers pour les plus petites choses.

Ce qui nous a frappé aussi, c’est l’état moral supérieur de cette armée territoriale composée d’hommes qui, par un pur sentiment patriotique, acceptent volontairement des charges relativement lourdes pour se mettre en état de défendre le sol national ; cet état moral se manifeste dans les attitudes, dans les gestes, dans les actes. J’imagine que ces braves gens, malgré les lacunes de leur instruction militaire, donneraient beaucoup plus qu’on ne le croit.

Les nouveaux engagés dans l’armée territoriale sont fort jeunes ; quelques-uns paraissent presque des enfans ; néanmoins leur allure est martiale, leur attitude fort correcte. Rentrée au camp après une pénible journée de manœuvres, toute cette jeunesse, oubliant la fatigue, se livre avec une remarquable ardeur aux sports dont les Anglais sont si friands. Les rapports entre chefs et soldats sont affectueux sans être familiers.

L’initiative et l’état moral sont deux grandes forces que l’on perd trop souvent de vue lorsqu’on évalue la valeur de l’armée territoriale en supputant son effectif et le nombre de ses journées d’exercice. On néglige ainsi des facteurs qui échappent au calcul et l’on risque de commettre de grossières erreurs.

L’armée territoriale anglaise n’offre donc aucune ressemblance avec une garde nationale. C’est un organisme complet, immédiatement utilisable ; l’instruction militaire y laisse peut-être à désirer, mais, par ses qualités morales, une telle troupe aura un grand rendement en campagne, dans la défense même du sol. Il n’y a aucune comparaison à faire avec l’ancien corps de volontaires ; le progrès réalisé est incontestable et capital. Est-ce à dire que l’armée territoriale possède une valeur comparable à celle d’une bonne armée permanente ? Certes non. C’est une milice, mais une excellente milice, parce qu’elle est animée d’un esprit tout spécial que donne seule l’application du principe du volontariat désintéressé.

A la manœuvre, l’infanterie territoriale nous a paru bonne ; elle est résistante, montre de l’entrain et utilise bien le terrain ; ses formations sont parfois un peu défectueuses, mais ce défaut disparaîtra dès que les officiers auront acquis plus de pratique. Nous n’avons pas vu la cavalerie (yeomanry) ; des personnes compétentes nous en ont fait grand éloge. L’artillerie de campagne est très inférieure : parmi les ouvriers de certaines professions, elle trouve facilement les hommes chargés du service des pièces, mais les conducteurs sont tout à fait insuffisans en ce moment ; il y aura un grand effort à faire encore pour mettre cette arme à hauteur de sa tâche. Les bonnes volontés ne manquent pas ; il est à espérer qu’elles lèveront les difficultés présentes.

Au résumé, l’armée territoriale est une force sérieuse. Elle comprend 14 brigades montées et 14 divisions d’infanterie[6], qui ont une composition identique à celle des brigades de cavalerie et des divisions de l’année régulière, sauf que chaque division ira que deux batteries d’obusiers au lieu de trois et que toutes les batteries de campagne sont à quatre pièces au lieu de six ; c’est encore une forte proportion de bouches à feu, étant données la mission à remplir et la nature du terrain sur lequel se dérouleront vraisemblablement les opérations. En dehors des brigades et des divisions, l’armée territoriale comporte encore des troupes d’armée (2 régimens de cavalerie, 8 compagnies télégraphistes, une compagnie d’aérostiers), enfin des troupes de défense des côtes. L’effectif complet doit atteindre 313 075 hommes.

La valeur de l’armée territoriale est-elle suffisante pour donner toute indépendance à l’armée active ? Peut-on compter sur elle pour s’opposer à un débarquement ? Nous avons vu que la crainte d’une invasion par une puissante armée n’était point chimérique dans l’hypothèse faite à la Chambre des Lords : l’Angleterre sans alliances et aux prises préalablement avec des difficultés extérieures privant la métropole d’une grande partie de sa Flotte et de son armée régulière ; telle était la situation pendant la campagne Sud-Africaine. Dans ce cas, il est certain que l’armée territoriale, même soutenue par une division active, serait impuissante à arrêter un envahisseur maître de la mer et débarquant en grandes forces. Mais dans la seconde hypothèse que nous avons envisagée, la plus probable, l’Angleterre prenant parti avec sa force expéditionnaire pour ses alliés dans une guerre continentale, nous estimons que l’armée territoriale est capable de parer au danger, très problématique d’ailleurs, d’une invasion opérée par des forces relativement peu nombreuses, d’assez médiocre qualité et forcément mal pourvues en cavalerie et en artillerie. L’infanterie territoriale serait très bonne pour la défensive dans toute la contrée qui enveloppe Londres, objectif obligé de l’envahisseur ; cette région, en effet, qui ressemble à notre Normandie, avec ses prairies entourées de haies épaisses et ses horizons limités, est éminemment favorable à la défense pied à pied par des hommes qui combattent dans leur propre pays, contre un adversaire qui, au contraire, n’a aucune habitude d’un pareil terrain. L’infériorité numérique de l’envahisseur ne lui permettrait pas l’enveloppement que certaines armées considèrent aujourd’hui comme l’unique moyen d’enlever des positions ; l’insuffisance de son artillerie lui rendrait les attaques de front extrêmement difficiles et coûteuses ; enfin tout l’enthousiasme patriotique, toute la force morale seraient évidemment du côté du soldat qui a pris volontairement les armes pour défendre son foyer, son pays, sa patrie. Nous sommes donc convaincu que les quatorze divisions territoriales suffisent, à elles seules, à remplir la mission qui leur est assignée. Si à cette armée de milice s’ajoutait l’appui d’une division régulière laissée dans la métropole, tout nous porte à croire que l’envahisseur serait mis à mal et rejeté à la mer, aussitôt la concentration des forces anglaises effectuée, opération qui, bien préparée, ne serait pas longue. Nous insistons sur ce mot de concentration, car souvent nous avons constaté, surtout en Angleterre, que l’idée de concentration n’était pas assez solidement ancrée dans les esprits. Ainsi un officier général a prétendu que chaque division territoriale devait manœuvrer exclusivement sur le territoire de son comté, afin d’être à même de le défendre plus efficacement. Si chaque division attendait sur son propre terrain l’attaque de l’ennemi, celui-ci arriverait facilement à Londres sans obstacles.

Nous avons dit que des déficits sérieux existaient dans le corps des officiers. Afin de le combler, on a institué un corps d’entraînement pour officiers (Officers-Training-corps), pépinière de futurs chefs. Ce corps est formé d’élèves des établissemens analogues à nos lycées et collèges et d’étudians des Universités : dans chaque école et faculté, on a créé des cours militaires qui sont suivis volontairement. Les jeunes gens de l’Officers-Training-corps sont répartis en bataillons, en escadrons et en batteries et instruits par d’anciens officiels et sous-officiers ; ils sont astreints à des exercices réguliers et à des séjours dans des camps. Les unités qu’ils forment diffèrent de nos anciens bataillons scolaires en ce qu’elles se composent de jeunes gens des classes élevées, destinés à devenir des officiers, et que l’instruction militaire y porte non seulement sur le maniement d’armes, la parade et le défilé, mais sur le service en campagne très sérieusement exécuté. Nous avons vu au camp de Salisbury une division d’environ 2 000 jeunes collégiens exécuter très convenablement une attaque contre des troupes de l’armée régulière et il n’y avait aucune critique sérieuse à faire à leurs formations, à leur marche sous le feu, à leur manière de se servir du terrain, à leur attitude sous les armes. On compte sur cette éducation militaire pour déterminer des vocations susceptibles de remplir les vides.

Tous les jeunes gens peuvent être nommés officiers de complément après avoir satisfait à des examens spéciaux et fait un stage d’une année dans un corps de troupe de l’armée active. Ceux qui ont suivi les cours militaires d’un collège et obtenu un certificat A, voient la durée du stage réduite à huit mois ; elle est de quatre mois seulement pour les étudians qui ont suivi les cours militaires d’une Université et obtenu un certificat B.

Enfin on a créé, par décret royal du 3 avril 1909, une réserve spéciale, d’officiers, formée en partie d’officiers de l’armée régulière démissionnaires, en partie par recrutement direct à la suite d’examens. Les officiers de complément ont accès aux différens grades jusqu’à celui de lieutenant-colonel inclusivement, par un avancement régulier au bout d’un nombre d’années de service déterminé pour chaque grade ; il est regrettable qu’une mesure analogue ne soit pas prise en France où nous voyons trop souvent des officiers de la Réserve ou de la Territoriale dont les cheveux gris ou les hautes fonctions dans la vie civile s’accordent mal avec les modestes galons de lieutenant ; notre système est quelque peu décourageant pour nos officiers de complément.

Les améliorations apportées à l’année métropolitaine ne suffisent pas au ministre de la Guerre ; il caresse un projet plus vaste, plus grandiose dont le but est de doter l’Empire britannique d’une armée nationale homogène, ou armée d’Empire, comprenant toutes les forces militaires de la Grande-Bretagne et de ses colonies sous la haute direction d’un état-major général d’Empire. Jusqu’ici, les organisations militaires des différentes colonies de la Couronne sont des plus diverses et échappent au contrôle du ministère de la Guerre. Il en résulterait de grandes difficultés à faire coopérer à une action commune toutes les forces coloniales et celles de l’Angleterre. A la Conférence impériale de 1907, M. Haldane posa les bases en vue de la création d’une armée d’Empire.


1° Les années locales des différens gouvernemens coloniaux seront constituées sur les mêmes bases que celles de la métropole, c’est-à-dire qu’elles comprendront d’abord leurs forces territoriales, puis, s’il est, possible, une armée de campagne pour venir en aide, soit à la métropole, soit aux colonies dans le cas où elles viendraient à être attaquées.

2° Ces différentes armées auront leur composition et leur organisation semblables à celles adoptées dans la métropole.

3° Leur armement sera le même que celui des troupes anglaises.

4° Il sera établi un état-major général de l’Empire destiné à réunir et à coordonner en temps de paix les informations et renseignemens d’ordre militaire, à préparer l’utilisation des diverses forces de l’Empire en temps de guerre, à servir de guide aux gouvernemens locaux pour l’organisation et l’instruction données à leurs troupes, à former les auxiliaires du haut commandement en temps de guerre, en un mot, à assurer l’unité de doctrine en temps de paix et l’unité de direction en temps de guerre.


De ces propositions, la dernière fut aussitôt adoptée. Les autres ne purent recevoir leur solution immédiate, car elles devaient d’abord être soumises à l’approbation des parlemens intéressés. Mais elles furent reprises et acceptées à la deuxième Conférence impériale qui eut lieu à Londres au mois d’août 1909. La réalisation en demandera beaucoup de temps. Si ce projet est un jour mené à bien, l’Angleterre possédera un outil défensif très puissant qui lui assurera une sécurité presque absolue.


Pour la défense du Royaume-Uni, trois principes sont en présence : 1° Le principe du Ministère actuel qui repose sur le volontariat et a servi de base à la réorganisation que nous venons d’esquisser. — 2° Le principe de l’eau bleue (Blue Water School) suivant lequel la sécurité de l’Angleterre repose tout entière sur la flotte ; un député a défendu ce principe par l’argument suivant : « On ne peut entretenir à la fois la flotte la plus puissante, une armée coloniale toujours prête et une armée continentale de premier ordre. Il faut choisir ; la flotte sera notre sauvegarde ; ne cherchons aucune action continentale. » C’est la théorie de l’isolement qui ne trouve plus guère de partisans aujourd’hui. — 3° Le principe du service obligatoire pour l’armée territoriale soutenu par la Ligue du service national, dont lord Roberts, le vainqueur du Transvaal, est le chef en même temps que le porte-parole au Parlement.

11 était naturel de voir les disciples de l’eau bleue et les partisans du service obligatoire s’unir contre le gouvernement et soulever toutes sortes d’objections aux réformes de M. Haldane ; les derniers reconnaissent pourtant que l’on a su tirer du volontariat tout ce qu’il peut donner.

Pour atteindre le but cherché par la Ligue du service national, il fallait d’abord montrer que la Grande-Bretagne est très gravement menacée ; c’est pourquoi les adversaires du Ministère n’ont pas craint de forcer la note en énumérant les périls d’une invasion jusqu’à une exagération évidente. Ils ont voulu prouver qu’avec l’organisation actuelle, il était impossible de parer aux dangers auxquels l’Angleterre est exposée.

La première critique a porté sur le nombre insuffisant des officiers. D’après les tableaux établis par le Ministère, il faut pour la force expéditionnaire 5 702 officiers, plus 1 619 pour remplacer les pertes durant les six premiers mois de campagne, soit 7 321. Or le nombre total des officiers disponibles au 1er janvier 1909 était de 10 157. Après avoir complété la force expéditionnaire, il n’en reste plus que 2 836 pour la défense des côtes, l’instruction dans les dépôts, les états-majors et les services dans la métropole ; ce chiffre est fort inférieur aux besoins. Mais cette pénurie est-elle le résultat de l’organisation nouvelle ? N’est-elle pas due, au contraire, à des causes tout autres ? Du reste, la situation de l’armée anglaise au point de vue du nombre des officiers est loin d’être mauvaise. Contrairement à ce qui s’est fait dans tous les autres pays, les Anglais ont conservé, pour leur infanterie, le principe de la compagnie faible, de 125 à 130 fusils, car le bataillon de guerre d’un millier d’hommes compte huit compagnies. Par suite, la proportion des officiers dans le bataillon est presque double de celle qui est adoptée dans toute l’Europe. Le jour où l’armée anglaise se convertira à l’idée rationnelle et économique[7] de la compagnie forte de 250 hommes, c’est-à-dire du bataillon à quatre compagnies, elle aura un fort excédent d’officiers. Il ne convient donc pas de considérer la situation actuelle comme déplorable, ainsi qu’on l’a prétendu.

Le plus grave reproche à l’adresse de M. Haldane vise le déficit en hommes de l’armée régulière, de sa réserve et de la réserve spéciale. Dans un mémorandum du 24 mai 1909, le Ministère a présenté un tableau comparatif, par armes, de l’effectif normal de guerre et de l’effectif réel en janvier 190 ! ). Nous n’en retiendrons que les chiffres totalisés.

Nombre d’hommes[8]


De l’effectif normal de guerre De l’effectif en janvier 1909 Excédent Déficit
Sous les drapeaux 92 534 94 256 1 722 «
Dans la réserve de l’armée régulière 116 006 120 482 4 476 «
Dans la réserve spéciale 56 545 50 777 « 5 768
Totaux 265 085 265 515 430 «

On voit que, dans l’ensemble, il n’y a pas de déficit réel ; néanmoins si l’on examine le détail par arme, on constate que certaines présentent des excédens, d’autres des déficits : par exemple, les effectifs de l’artillerie de campagne, de l’Army-service-corps (intendance et transports) et du service médical sont incomplets. Des mesures sont prises pour obvier à ces insuffisances momentanées. Les chiffres des nécessaires ont été d’ailleurs très largement calculés.

La force expéditionnaire exige un effectif immédiatement disponible de 158 577 hommes de troupe, plus 41 427 pour les remplacemens pendant une campagne de six mois, soit 200 000 hommes en nombre rond. Il reste donc, après le départ de la force expéditionnaire, plus de 65 000 hommes aptes au service extérieur (déchets non compris). Mais ce n’est pas tout. Un autre tableau du même document donne les chiffres de l’effectif total des troupes de l’armée régulière et de ses deux réserves, y compris les hommes ayant moins d’un an de service ou moins de vingt ans d’âge. Cet effectif, au 1er avril 1900, était le suivant : 125 255 hommes sous les drapeaux, 135 318 à la réserve régulière, 69 019 à la Réserve spéciale ; total, 329 592. En supposant à la mobilisation un déchet de 0 pour 100, double de celui que l’on compte habituellement, l’effectif total de l’armée anglaise mobilisée serait de 309 800 hommes. Au début de la guerre, après le départ de la force expéditionnaire (158 000 hommes), il resterait encore dans les Iles Britanniques au moins 151 000 soldats, qui, peu à peu, par suite des remplacemens à l’armée de campagne, seraient réduits à 110 000 environ, au bout de six mois. Pendant ce temps, n’aura-t-on pas pu trouver et instruire quelques recrues ? D’autre part, comment peut-on soutenir, comme on l’a fait au Parlement, que des hommes ayant quelques mois de service et dix-huit ans d’âge ne sont pas utilisables pour la défense même du sol ? Bara avait quatorze ans quand il mourut en héros. N’avons-nous pas vu, en 1870, nos jeunes volontaires mineurs faire très bonne figure ? Dans la place de Belfort, n’y avait-il pas beaucoup de mobilisés ayant à peine quelques jours de service au début du siège ; ces hommes, entraînés peu à peu par des combats journaliers, n’ont-ils pas accompli leur devoir ?

On a cherché aussi à déprécier la valeur du corps expéditionnaire en prétendant qu’il comportait une trop forte proportion de réservistes. Il nous est facile d’examiner si cette assertion est fondée. Le tableau ci-contre donne en chiffres arrondis l’effectif de guerre des armes principales de la force expéditionnaire au moment où elle est mobilisée et la décomposition de cet effectif en soldats des différentes catégories[9].

L’examen de ce tableau montre que, dans toutes les armes combattantes, il n’y a aucun réserviste spécial et que la proportion des réservistes réguliers est moindre que dans plusieurs armées européennes. Comme les hommes sous les drapeaux ont une durée moyenne de service très supérieure à celle des soldats des armées actives des autres puissances, on peut affirmer que la force expéditionnaire a une composition qui lui assure une solidité incontestable.

L’effort de l’opposition porta principalement ensuite sur la Réserve spéciale à qui l’on déniait toute valeur. « L’homme de la Réserve spéciale a dit le duc de Redford, a passé, quelques années avant la mobilisation, six mois dans des casernes sous le commandement d’officiers et de sous-officiers qu’il ne verra


Effectifs de Guerre Composition en hommes de — — — — Proportion des — — — —
l’armée régulière la réserve régulière la réserve spéciale réguliers p. 100 réservistes régulières p. 100 réservistes spéciaux p. 100
1 2 3 4 5 6 7 8
Infanterie de ligne 80 200 42 000 38 200 « 52 48 «
Cavalerie de ligne 8 200 7 100 1 100 « 86 14 «
Artillerie montée Batteries et colonnes de groupe 21 900 10 800 11 100 « 49 51 «
« Colonnes de munitions divisionnaires 4 700 « « 4 700 « « 100
Génie 7 400 3 700 3 700 « 50 50 «
Army-service-corps 15 700 3 400 9 400 2 900 22 60 18
Corps médical 8 900 1 900 4 000 3 000 22 44 34

plus dans l’activité. » Puis il essaya de mettre le Conseil de l’armée en contradiction avec lui-même. « Lorsque M. Arnold Forster était secrétaire d’État, le Conseil de l’armée l’avisa qu’il ne fallait rien moins que deux années de continuel entraînement sous les drapeaux pour faire un bon soldat de première ligne… maintenant nous avons, en 1907, un ordre d’armée conseillé par les mêmes experts, à l’effet de créer une Réserve spéciale, qui devrait être une substitution de l’armée régulière avec 26 semaines d’entraînement d’escouade dans les dépôts et sans servir sous les drapeaux. » Il semble que l’orateur a fait une double confusion. La Réserve spéciale ne se substitue pas à la Réserve régulière qui existe toujours, ensuite le Conseil de l’armée ne s’est pas déjugé : s’il faut, selon lui, deux années pour former un soldat de première ligne, cela ne signifie pas que six mois soient insuffisans pour les réservistes spéciaux qui iront, successivement, goutte à goutte pour ainsi dire, compléter des unités en campagne fortement constituées et aguerries déjà par des combats. A notre avis, une troupe composée partie d’anciens, partie de jeunes soldats, est préférable à une troupe plus homogène d’hommes ayant tous une durée de service relativement faible : il suffit de quelques braves pour entraîner le troupeau des hésitans. Les argumens du noble duc ont cependant convaincu la Chambre des Lords qui, par l’A voix contre 22, vota le 18 mai 1909, une enquête sur la Réserve spéciale, malgré l’opposition du gouvernement.

On s’est attaqué, avec plus de vivacité encore, à l’armée territoriale afin d’amener les esprits à l’idée du service obligatoire qui répugne tant au pays. On a prétendu que le mouvement militariste qui avait entraîné de si nombreuses adhésions était factice et avait été déterminé par des moyens « peu dignes. » Si l’on considère l’effectif de cette armée un peu comme le baromètre du chauvinisme anglais, on constate, en effet, à l’examen du tableau ci-dessous un très léger fléchissement tout récent de l’effectif qui, selon quelques-uns, serait l’indice d’un affaiblissement du patriotisme du pays.


Officiers Hommes
Effectif normal 11 202 302 473
Effectif réel au 1er juillet 1908 8 326 173 351
— — 1er octobre — 8 428 188 785
— — 1er janvier 1909 8 573 199 059
— — 25 février — 8 807 228 754
— — 1er juillet — 9 505 260 676
— — 1er octobre — 9 650 260 404

Cependant, on doit reconnaître que le mouvement d’enthousiasme si intense en Angleterre, il y a quelques mois, est né des préoccupations causées par le développement commercial, industriel et maritime d’une puissance rivale. N’est-il pas probable que l’effet subsistera autant que la cause elle-même ? Cette éclipse, fort peu apparente d’ailleurs, du sentiment national n’est-elle pas due à d’autres facteurs, par exemple aux préoccupations intérieures du moment ?

Profitant enfin d’une parole peut-être un peu imprudente de M. Haldane, ses adversaires ont insinué que, dans sa pensée, l’armée territoriale aurait besoin de six mois d’entraînement avant d’être en état de défendre le pays et que, pendant tout ce temps, l’armée régulière serait maintenue, indisponible, dans la métropole. On a, croyons-nous, mal interprété l’idée du ministre qui me paraît être la suivante : les réserves de l’armée régulière ont été calculées pour les besoins d’une campagne de six mois ; si la guerre se prolongeait au-delà de cette durée, comme ce fut le cas au Transvaal, il y aurait lieu de faire appel à la bonne volonté des territoriaux qui, ayant alors subi un entraînement intensif de six mois, ne seraient nullement déplacés dans les rangs de l’armée régulière. L’idée est très juste. Je crois qu’il n’est jamais entré dans la pensée de M. Haldane de retenir sur place la force expéditionnaire pendant plusieurs mois ; connaissant l’organisation de l’armée territoriale, nous sommes convaincu que celle-ci sera mise sur le pied de guerre en même temps que l’armée régulière ; sinon, pourquoi donc aurait-on pris tant de soin pour la rendre instantanément mobilisable ?

Lord Roberts, tout en appréciant le grand effort fait pour la réorganisation militaire, est d’avis que « jamais l’armée territoriale, ni comme nombre, ni comme entraînement, ne pourra remplir la tâche que l’on attend d’elle sans l’adoption du service obligatoire… « Il ne faut, dit le maréchal, guère moins d’un million d’hommes pour la défense du territoire. » Le système de milice qu’il préconise est le suivant. Le service obligatoire peut fournir chaque année un contingent de 150 000 hommes environ ; la force territoriale se composerait de quatre classes, soit environ 405 000 hommes en tenant compte des déchets. Les miliciens seraient astreints, la première année, à une période d’exercices de quatre mois pour l’infanterie, de six mois pour la cavalerie et l’artillerie, et, les trois années suivantes, à quinze jours d’entraînement dans un camp. En cas de guerre, on rappellerait 500 000 hommes des classes antérieures, ce qui porterait à 900 000 l’effectif de la milice anglaise susceptible de s’opposer à une invasion.

Le noble lord qui critique avec vivacité le manque d’officiers dont souffre l’armée territoriale actuelle et qui insiste sur l’absolue nécessité d’un solide encadrement, ne dit pas comment il réalisera celui d’un million de miliciens, alors qu’aujourd’hui on trouve difficilement les officiers et les sous-officiers nécessaires aux 315 000 hommes de l’armée territoriale. Le maréchal trouve tout à fait insuffisant l’entraînement des territoriaux actuels, qui sont appelés tous les ans à des manœuvres dans les camps, et son armée de milice sur pied de guerre compterait plus de moitié de soldats n’ayant fait aucun service depuis plusieurs années. Nous ne croyons pas que, dans ces conditions, 900 000 soldats servant par contrainte et très médiocrement encadrés seraient supérieurs à 315 000 citoyens, mieux commandés, au moins aussi instruits et servant par patriotisme. Du reste, malgré les efforts de lord Roberts et malgré la propagande active de la Ligue du service national, la Chambre des Lords repoussa, le 12 juillet 1909, le service obligatoire par 123 voix contre 103. Il nous semble inutile, en conséquence, de parler davantage de cette réforme, qui serait grosse de conséquences ; d’ailleurs, on ne peut entrevoir l’époque où l’Angleterre sera prête à supporter une mesure si contraire à ses traditions et à ses mœurs.


Cette étude impartiale des forces militaires de la Grande-Bretagne nous amène à cette conclusion que son armée régulière est capable de faire sentir vigoureusement son action dans un conflit européen et que son armée territoriale répond bien à la mission limitée qui lui est confiée, du moins dans la situation actuelle de l’Angleterre vis-à-vis des grandes puissances. Aussi, lorsque lord Roberts a dit à la tribune de la Chambre haute : « Nous n’avons pas d’armée, ni pour combattre à l’extérieur, ni pour défendre notre pays ; » lorsque le duc de Bedford a prononcé cette parole : « L’armée de réserve de 200 000 hommes n’est qu’une armée de papier, » nous ne pouvons voir dans ces expressions qu’une exagération voulue en vue d’atteindre un but déterminé, l’adoption du service national obligatoire. Le colonel Repington, dans un article du Times, relève vivement le danger de pareils procédés de discussion. « Les nobles Lords, dit-il, ne peuvent rien faire de mieux, s’ils veulent perdre leurs partisans, se discréditer auprès de toutes les personnes modérées et raisonnables, décourager l’armée de la Couronne et déprécier la puissance de l’Angleterre aux yeux de ses amis et à ceux de ses ennemis. »

Nous serons satisfait si ces aperçus ont pu rassurer les amis de l’Angleterre sur la valeur militaire de son amitié.


Général H. LANGLOIS.

  1. De l’égalité absolue de la durée de service, que nous trouvons seulement en France, résulte une mauvaise utilisation des forces et des finances du pays : en effet si, pour l’infanterie, on peut se contenter de deux années de service bien employées, cette même durée est insuffisante pour la cavalerie, trop forte pour le train et pour certains corps.
  2. Chaque bataillon d’infanterie de ligne peut mobiliser, en cas de guerre, une compagnie d’infanterie montée ; les cadres et les hommes qui composent ces compagnies spéciales suivent pendant trois mois un cours d’instruction au camp d’Aldershot.
  3. A chaque bataillon est attachée une section de mitrailleuses.
  4. La division dispose de cinq jours et demi de vivres ordinaires et de deux jours de vivres de réserve dont un sur l’homme.
  5. Chaque brigade d’infanterie montée a la composition suivante : un régiment de cavalerie, une batterie à cheval, deux bataillons d’infanterie montée, une ambulance, un convoi.
  6. Un fait à noter, c’est que l’armée territoriale anglaise, en avance sur la nuire à cet égard, compte 10 bataillons cyclistes ; notre organisation cycliste ne dépasse pas la compagnie !
  7. Idée à laquelle nous avons malheureusement renoncé pour notre artillerie de campagne en adoptant la batterie de quatre pièces.
  8. Hommes susceptibles par leur âge et par leur ancienneté de service d’être envoyés au dehors, — après qu’on en a retranché le chiffre des déchets habituels.
  9. Afin de ne laisser aucun doute sur l’exactitude des chiffres du tableau, il est utile d’indiquer comment ils ont été établis, deux de la colonne 1 ont été pris dans les tableaux d’effectifs de guerre (War-Etablissement) de 1908-1909. Les chiffres des réservistes (col. 3, 4 et 5) ont été calculés par la méthode suivante que nous expliquerons en prenant pour exemple ceux relatifs à l’infanterie de ligne. Cette infanterie comporte 74 bataillons sur le pied de paix, comptant 46 600 hommes remplissant les conditions déterminées pour le service extérieur ; 67 seulement de ces bataillons font partie de la force expéditionnaire, soit 42 000 hommes. On a le nombre des réservistes nécessaires en retranchant ce dernier chiffre de celui de l’effectif de guerre : on trouve 38 200 réservistes qui, tous, peuvent être fournis par la Réserve régulière, ainsi que le montre l’un des tableaux du mémorandum précité.