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L’Armée coloniale

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L’armée coloniale
Colonel Ch. Corbin

Revue des Deux Mondes tome 146, 1898


L’ARMÉE COLONIALE

Certaines questions semblent condamnées à revenir indéfiniment en discussion sans jamais recevoir une solution. Celle de l’armée coloniale est du nombre. Durant ces vingt dernières années, à la suite de chacune des aventures d’outre-mer dans lesquelles, de gré ou de force, la France s’est trouvée engagée, et au cours desquelles on avait eu à regretter de ne pas posséder une armée spéciale, organisée en vue de ce genre de guerre, le gouvernement n’a pas manqué, quelque peu tardivement, de déposer un projet de loi instituant une armée coloniale. Si l’on joint aux projets ministériels les propositions de loi sur le même sujet présentées par des membres du Parlement, on arrive à un total réellement formidable. Ce dénombrement rétrospectif serait sans intérêt. Au reste, tous ces projets eurent un sort commun : aucun n’a abouti. Les uns restèrent enfouis dans les cartons de la commission militaire de la Chambre, oubliés des ministres leurs auteurs, qui, d’ailleurs, avaient inévitablement, quelques mois après leur dépôt, transmis leur portefeuille à d’autres. Un seul eut les honneurs de la discussion et arriva jusqu’au Sénat ; il n’en revint pas. La question reste donc à peu près entière aujourd’hui.

Nous disons : à peu près. Car si l’on ne pouvait s’entendre touchant la meilleure solution à adopter, il est un point sur lequel tout le monde se trouvait d’accord : la nécessité de soustraire les jeunes gens du contingent à l’obligation d’aller servir dans nos possessions d’outre-mer. Et en effet, s’il est naturel d’imposer à tous les citoyens valides l’obligation de défendre le territoire national en cas de guerre, il peut sembler excessif de contraindre un certain nombre d’entre eux à accomplir leur service du temps de paix dans des colonies, dont le climat est réputé malsain pour les Européens. Tous les projets, quels qu’ils fussent, contenaient une disposition en vertu de laquelle l’armée coloniale ne devait être recrutée qu’à l’aide d’engagemens volontaires et de rengagemens, sollicités, les uns et les autres, par des primes en argent et des hautes-payes. On détacha donc cette disposition et l’on en fit une loi à part, la loi du 30 juillet 1893, loi d’attente qui visait l’armée coloniale, — dont l’organisation restait à déterminer par une loi ultérieure, — mais qui était applicable immédiatement aux troupes de la marine.

Mais si le Parlement s’est occupé du recrutement de l’armée coloniale, il n’a rien fait encore pour organiser cette armée. Un nouveau projet de loi succédant à tant d’autres a été déposé en 1896, par les trois ministres de la Marine, de la Guerre et des Colonies. Poursuivi par la même malechance que ses devanciers, il n’a pu même venir en discussion. Nous le verrons certainement reparaître, les mêmes ministres étant restés au pouvoir et l’armée coloniale figurant en première ligne parmi les questions qui devront être soumises à l’examen de la nouvelle Chambre.

Si la solution cherchée se fait attendre depuis si longtemps, c’est qu’on s’est engagé dans une mauvaise voie et qu’en réalité on ne s’est pas étudié jusqu’ici à constituer une véritable armée coloniale. Les mesures proposées ne sont que des expédions. On utilise ce qu’on a : les troupes de la marine auxquelles on conserve leur organisation actuelle et que l’on renforce avec la légion étrangère. On trouve le recrutement, tel qu’il a été institué par la loi de 1893, satisfaisant, du moment qu’il épargne le contingent ; mais on ne s’inquiète pas de savoir s’il sera suffisant et fournira à l’armée coloniale le nombre voulu d’hommes dans la force de l’âge, capables de supporter les fatigues qui leur seront imposées. On parle bien haut de l’autonomie de l’armée coloniale, autonomie qui lui est indispensable pour vivre ; mais on ne fait rien pour l’assurer et, par le rattachement soit au Ministère de la Marine, soit à celui de la Guerre, on risque de la compromettre. Enfin, les auteurs des projets sont hantés par la vision des luttes suprêmes qui, un jour ou l’autre, ensanglanteront la frontière ; dans leur pensée, l’armée à créer a sa place réservée dans ces combats. Elle est moins une armée coloniale qu’un appoint apporté, en cas de guerre, à l’armée de la métropole. De là, une exagération des cadres et des effectifs proposés pour elle en vue de la mettre à même de jouer ce rôle éventuel. Il semble que l’on se préoccupe bien plus de se ménager un corps d’armée supplémentaire que de créer des troupes spéciales, destinées au service des colonies.

Nous estimons que c’est un tort. A prétendre lui faire remplir cette double mission, on risque d’enlever à l’armée projetée le caractère particulier qu’elle doit présenter ; à vouloir lui donner les qualités qui la rendront propre à une guerre continentale, on s’expose à lui enlever celles qu’elle doit posséder pour lutter contre des bandes irrégulières dans la brousse et les forêts équatoriales. Enfin, ce sera ajouter aux forces militaires du pays une armée mixte, susceptible de satisfaire dans une certaine mesure aux exigences du service dans nos possessions d’outre-mer, mais non une armée purement et exclusivement coloniale.

Ce n’est point, qu’on veuille bien le croire, que nous tenions pour négligeable et de peu de prix l’addition d’un nouveau corps d’armée à ceux dont nous disposerons au jour de la mobilisation générale ; mais, les troupes coloniales devant avoir un recrutement spécial et dispendieux, il importe de ne leur donner en temps ordinaire que l’effectif strictement nécessaire. En cas de guerre continentale, si la partie disponible de ces troupes n’est pas réclamée par la défense des colonies, par la nécessité de les prémunir contre les entreprises des flottes ennemies, elle pourra, elle devra même être envoyée à la frontière, mais ce ne sera là qu’une ressource incertaine et éventuelle. Si la création d’un corps supplémentaire s’impose, c’est à d’autres troupes et à d’autres expédiens qu’il convient de recourir pour l’obtenir.


I

Quelles conditions doit remplir l’armée coloniale ? Elle doit avoir son autonomie complète, absolue ; posséder ses moyens d’action, ses magasins distincts et indépendans de ceux de l’armée métropolitaine ; avoir un personnel, troupes et officiers, spécialement instruit en vue du service colonial et ayant les aptitudes voulues ; présenter, non seulement des cadres et des effectifs suffisans pour constituer la garnison normale des colonies, mais encore une réserve qui permette d’organiser, en cas de besoin, un corps d’armée expéditionnaire ; n’imposer au Trésor que le minimum de charges nécessaire ; enfin n’être rattachée ni au Ministère de la Guerre, ni au Ministère de la Marine, mais à celui qui doit l’employer, qui, chargé de l’administration des colonies, doit également, sous sa responsabilité, assurer leur garde et leur défense, en un mot, au Ministère des Colonies.

On ne saurait contester l’avantage que présenterait une organisation réunissant dans les mêmes mains la direction des affaires civiles et celle des affaires militaires. Il en résulterait une unité d’action qui ne pourrait être que favorable au fonctionnement des divers services. Actuellement, le commandement, le recrutement, l’instruction des troupes coloniales incombent à un département qui n’a rien à voir à la manière dont elles seront utilisées, qui se désintéresse entièrement de la sécurité intérieure et extérieure des colonies, tandis que le département qui en est responsable reste étranger à la préparation des moyens qui le mettront à même d’assurer cette sécurité. Assurément, c’est là une situation des plus anormales. Rattachée au Ministère des Colonies et ne relevant plus que de lui, l’armée coloniale est sûre de rester autonome ; elle se suffit à elle-même, possède tous les organes nécessaires à son fonctionnement. Ayant une direction unique, solidement constituée, et ne dépendant plus que de ceux qui, l’employant, la voient à la peine, elle a la certitude que ses efforts pour bien faire seront appréciés comme il convient et récompensés comme ils le méritent.

Au reste, à défaut d’autres raisons militant en faveur du rattachement de l’armée coloniale au Ministère des Colonies, il en est une qui suffirait presque : c’est l’incertitude, la diversité d’opinions que l’on rencontre chez les personnes dont la conviction devrait être le mieux établie, concernant le département duquel doit dépendre cette armée.

Dans les divers projets de loi successivement déposés par le gouvernement depuis quelques années, on l’a fait relever tantôt de la Guerre, tantôt de la Marine. L’intérêt du service était étranger à cette désignation ; les ministres, auteurs des projets, choisissaient l’une ou l’autre de ces solutions suivant leur convenance personnelle. Le ministre de la Guerre, désireux d’agrandir le domaine sur lequel s’exerce son autorité, réclamait-il l’annexion à son département, le ministre de la Marine, déjà soulagé, à sa vive satisfaction, de l’administration des colonies et heureux de se débarrasser de ce restant d’attributions qui le gênait fort, cédait l’armée coloniale à son collègue, sans se faire prier. Le ministre de la Guerre, au contraire, effrayé de ce surcroît de responsabilité et trouvant sa tâche déjà suffisamment compliquée, déclinait-il l’honneur de commander cette deuxième armée, le ministre de la Marine se résignait et la gardait en soupirant. En réalité, l’armée coloniale n’est pas plus à sa place, rattachée aux bureaux de la Marine qu’à ceux de la Guerre. La première, absorbée par les soins que réclame la flotte, n’a pris de tout temps qu’un faible intérêt aux troupes qui relèvent d’elle ; elle en prend moins encore depuis que l’administration des colonies ne la regarde plus et considère l’état de choses actuel comme un provisoire appelé à prendre fin le jour où interviendra une solution définitive. Toutefois, l’autonomie de l’armée coloniale ne court que peu de dangers, tant qu’elle appartiendra à la Marine ; aussi estimons-nous que, s’il fallait absolument la donner à un de ces deux départemens, les inconvéniens seraient moindres avec le ministère de la rue Royale qu’avec celui de la rue Saint-Dominique. La confier à ce dernier département serait la pire des solutions.

Il faut être doué d’une forte dose de naïveté pour supposer qu’une direction nouvelle pourrait être créée dans les bureaux de la Guerre et conserver son indépendance absolue vis-à-vis des autres rouages du-ministère ; que la direction de l’infanterie et de l’artillerie n’arriveraient pas à connaître du personnel de cette nouvelle armée ; que l’état-major général, ayant à préparer la mobilisation du corps d’armée supplémentaire créé en cas de guerre, ne serait pas amené à régler les mouvemens de troupes aux colonies, au risque de créer des conflits avec le ministère dans les attributions duquel rentrent ces opérations. Des échanges constans de personnel s’effectueraient entre l’armée de terre et l’armée coloniale, dont on ouvrirait les rangs aux privilégiés que l’on voudrait mettre à même de mériter un avancement exceptionnel, à ceux également auxquels pour des raisons plus ou moins avouées on voudrait infliger un exil temporaire. Loin d’être autonome, l’armée coloniale ne serait plus qu’une annexe de l’armée de terre. Et qu’une expédition lointaine fût imminente, les sollicitations pour obtenir un commandement surgiraient de toute part, et le ministre débordé, hors d’état de résister à des prières émanant de camarades dont il connaît la valeur et les qualités militaires, leur conférerait des emplois qui devaient revenir à d’autres, c’est-à-dire aux officiers généraux de l’armée coloniale. C’est, en effet, à ceux que leur carrière entière a préparés à la guerre coloniale qu’il appartient de la faire.

Ces expéditions elles-mêmes, c’est le Ministère de la Guerre qui aurait à les préparer. L’expérience faite dernièrement à propos de Madagascar a-t-elle donc été si heureuse que l’on ne craigne pas de la renouveler ? La Marine, au moins, a des traditions qui lui rendent cette préparation plus facile, qui lui permettent de l’accomplir dans de meilleures conditions ; la Guerre les acquerra, cela est possible : mais elle aura toujours à lutter contre ses propres traditions qui ne peuvent que la gêner, si grande est la différence entre les guerres de cette nature et les guerres continentales.

Enfin, il est une raison d’ordre supérieur qui s’oppose au rattachement de l’armée coloniale à la Guerre. Le ministre de la Guerre a une tâche déjà bien lourde ; il est dangereux de la rendre plus lourde encore, alors surtout que ce surcroît de charges et de préoccupations ne vise pas directement la défense du territoire et la protection de nos frontières. Nous ne saurions mieux faire que de laisser parler le général Billot, le ministre actuel de la Guerre, qui s’exprimait comme il suit devant le Sénat, dans la séance du 4 novembre 1892, alors que la question de ce rattachement était en discussion : « Vous imposez au ministre de la Guerre, disait-il, une charge immense, au-dessus des forces et des facultés d’un seul homme. Napoléon lui-même n’y a pas suffi… Il faut que l’homme qui tient l’épée de la France, ne cesse pas d’avoir les yeux dans les yeux de ceux qui tiennent des épées qui pourraient se diriger contre nous. Il ne faut pas, pendant qu’on regarde au nord ou à l’est, qu’on ait à regarder aussi le Tonkin, la Cochinchine, le Cambodge, Madagascar, le Soudan, le Dahomey, le Sénégal, les Antilles, et qu’on puisse être distrait par des pensées secondaires. Il n’y a pas de puissance humaine, d’intelligence et de cœur capables de suffire à une tâche aussi colossale. » Dans la séance précédente, un autre orateur avait rappelé très à propos que, lorsque la France avait perdu le Canada et les Indes, le ministre de la Guerre était chargé à la fois de la défense continentale et de la défense des colonies : « On ne court pas aux granges, avait-il dit, quand la maison brûle. »

Rien n’est plus vrai ; il en serait de même aujourd’hui. Au jour du danger, le ministre des Colonies irait frapper en vain aux portes du ministère de la Guerre pour obtenir les forces dont il a besoin ; il ne les aurait pas. On courrait au château menacé par l’incendie, on laisserait brûler les granges.

Nous n’ignorons pas que le rattachement de l’armée coloniale au département des colonies, la création, en un mot, d’un troisième ministère militaire, n’est pas sans soulever de vives objections. Ce serait, a-t-on dit, éparpiller des forces qui doivent concourir à un seul but, la défense nationale. Si cette armée a pour objet principal de fournir un corps d’armée de plus à l’armée de terre mobilisée, oui, il est plus rationnel de la donner au ministre de la Guerre. Si, au contraire, elle est créée pour un dessein nettement déterminé, la défense de nos possessions d’outre-mer, ce ne sera pas l’éparpillement, mais la concentration de nos forces, puisque l’instrument de la défense des colonies sera aux mains qui doivent s’en servir, et que le ministre des Colonies chargé de cette défense n’aura pas à aller implorer ailleurs des moyens d’action placés et centralisés dès le temps de paix sous son autorité.

Quelles modifications convient-il d’apporter à l’état de choses actuel pour opérer ce rattachement ?

Présentement, l’administration des Colonies, seule juge des moyens à employer pour assurer la défense des territoires confiés à sa garde, demande aux deux départemens de la Marine et de la Guerre la quantité de troupes qu’elle estime nécessaire. Ceux-ci les lui fournissent tout encadrées, habillées, équipées et armées. A dater du moment où elles mettent le pied sur les bâtimens qui doivent les transporter au lieu de leur destination, elle en a la charge. Elle les répartit conformément au plan de défense arrêté par elle, les administre, les paye, les nourrit, les loge, et les soigne en cas de maladie. Qu’aurait-elle à faire de plus, si ces troupes lui étaient rattachées directement ? Il lui faudrait les recruter, officiers et troupes, leur donner l’instruction militaire, les fournir d’effets d’habillement, d’équipement et d’armement, étendre son action administrative sur les fractions de l’armée coloniale séjournant dans la métropole, enfin régler toutes les questions intéressant le personnel : avancement, mutations et autres. Nous verrons que ce supplément d’attributions peut être donné au ministère des Colonies sans difficultés. Toutefois ce rattachement ne peut être opéré qu’aux conditions suivantes.

Les plus grandes précautions doivent être prises pour soustraire l’armée coloniale à la prépondérance de l’élément civil. Le ministre, ayant l’armée coloniale sous ses ordres, pourra être porté à donner le pas et l’autorité aux fonctionnaires de son administration sur les chefs de troupes et de détachemens, quels que soient leurs grades. Il en résulterait des froissemens, des mécontentemens qui dégénéreraient bientôt en un état permanent d’hostilité ouverte entre deux classes de serviteurs du pays dont le devoir serait de faire concourir leurs efforts au bien du service. Dans le projet de loi du gouvernement, nous trouvons un article qui règle les rapports du commandant supérieur des troupes dans chaque colonie avec le gouverneur ou le résident général. Les termes de cet article qui du reste n’est pas à sa place, — une disposition de cette nature ne devant pas figurer dans une loi militaire, — sont à la rigueur acceptables ; nous admettons à regret qu’un général de division comptant de longs services et de nombreuses campagnes soit « placé sous les ordres » d’un jeune résident général entré de la veille peut-être dans la carrière et qui n’a encore rendu à son pays que des services peu appréciables. Mais l’unité de direction le veut ainsi.

Toutefois nous ne saurions admettre que le ministre profitât de ce que l’armée coloniale est soumise à son autorité pour étendre cette subordination à tous les degrés de la hiérarchie. Avec certains administrateurs subalternes, des abus se produiraient bien vite ; il pourrait s’en trouver qui n’aient pas une idée très nette du respect dû à l’armée. Le fait suivant s’est produit, il n’y a pas très longtemps. Un tirailleur annamite en congé dans son village ayant manqué de respect à un mandarin, celui-ci le fit saisir et le condamna à la peine dégradante de la bastonnade. Le tirailleur était en uniforme. L’administrateur civil présent sur les lieux avait approuvé. L’autorité militaire prévenue tardivement protesta contre ce traitement ignominieux infligé à un soldat au service de la France et portant un uniforme français. Mais le fait était accompli.

Pour que le rattachement de l’armée coloniale au Ministère des Colonies soit possible, il sera donc indispensable de fixer législativement les rapports des autorités militaires avec les autorités civiles et d’établir par un règlement d’administration publique, analogue au décret, tant de fois invoqué et toujours en vigueur, de messidor an XII, le rang entre eux et les préséances de tous les fonctionnaires employés aux colonies. Loin d’être sacrifiée et traitée avec ce sans-gêne dont on est quelquefois porté à en user avec elle, l’armée doit recevoir la place honorable qui lui est due et n’être l’objet d’aucune mesure de nature à porter atteinte à sa dignité. Dans le même ordre d’idées, une autre nécessité s’impose. On ne saurait admettre que le ministre des Colonies commande directement l’armée coloniale, ainsi que font, des troupes relevant de leur département, les ministres de la Guerre et de la Marine. Il serait à craindre qu’il ne possédât pas l’autorité morale nécessaire à l’exercice de ce commandement. On pourrait objecter que les deux portefeuilles de la Guerre et de la Marine ont été détenus à diverses reprises par des civils et que ces départemens n’en ont pas moins bien fonctionné. Cela est vrai, mais les conditions sont absolument différentes.

Ces deux ministères sont exclusivement militaires ; il ne s’y traite que des questions d’ordre purement militaire ; dans les bureaux, l’élément civil n’y occupe que des positions secondaires et n’y possède aucune influence. Auprès de lui, le ministre de la Guerre a un cabinet militaire, un état-major général comprenant un nombre considérable d’officiers de tous grades, des directions à la tête desquelles sont des officiers généraux. Il en est à peu près de même à la Marine. Les titulaires de ces deux départemens peuvent être civils sans grand inconvénient ; l’armée et la flotte ne s’en alarment pas, elles savent que leurs intérêts ne péricliteront pas. Ces ministres, que l’on sait d’ailleurs avoir été portés à cette position élevée par un jeu de bascule parlementaire et être destinés à en descendre prochainement, ne pourraient prendre une décision fâcheuse, lésant de graves intérêts, sans recevoir de leur entourage de respectueuses observations dont il leur serait difficile de ne pas tenir compte. Mais, au Ministère des Colonies il n’en serait pas de même. L’élément civil y domine ; le ministre a auprès de lui un cabinet civil, des bureaux exclusivement civils. Une direction militaire aurait beau être instituée à côté des directions existantes, elle ne pourrait, à moins de recevoir la solide organisation que nous allons exposer, résister aux pressions émanant du ministre et de son entourage. Les grades, les emplois seraient donnés à la faveur ; ou, tout au moins, on pourrait le redouter. L’armée ne se sentirait pas chez elle ; elle éprouverait du malaise, de l’inquiétude, à être sous un commandement autre que celui de ses chefs hiérarchiques. Il est indispensable de la rassurer et de lui donner confiance.

Le ministre aura donc près de lui et sous son autorité un général de division, lequel exercera le commandement en chef de l’armée coloniale. Il prendra les ordres du ministre relativement aux effectifs à entretenir dans chaque colonie et aux emplacemens à affecter aux troupes. Il lui rendra compte de tout ce qui sera de nature à l’intéresser, lui soumettra les projets de décrets relatifs à l’avancement et aux décorations, ainsi que le projet de budget de l’armée coloniale. Les commandans supérieurs des troupes correspondront avec lui. Il aura sous sa direction tout ce qui est relatif au personnel et au matériel : d’une part, le recrutement, l’instruction des troupes, l’avancement ; de l’autre, l’armement, l’habillement, l’équipement, le campement, le service de la solde. Il sera assisté par deux généraux de brigade sous-directeurs et un certain nombre de bureaux à la tête desquels seront des officiers ou des commissaires coloniaux, ces derniers pour les services administratifs. Le comité technique actuel sera remplacé par un état-major général dans lequel seront centralisés tous les renseignemens relatifs au service militaire colonial ; on y rattachera des sections géographique, cartographique et même ethnographique. Le commandant en chef établira les tableaux d’avancement de concert avec les deux généraux de division inspecteurs généraux de l’infanterie et de l’artillerie et les chefs des autres services, en ce qui concerne le personnel de ces services. Enfin, il aura auprès de lui un conseil de défense dans lequel seront débattues toutes les questions concernant la garde et la défense des colonies et dont le ministre aura la présidence. Feront partie de ce conseil les deux généraux inspecteurs, le chef d’état-major et un certain nombre d’officiers généraux et supérieurs désignés parmi ceux qui ne sont pas pourvus pour le moment de commandemens à l’extérieur. Dans ces conditions le fonctionnement de l’armée coloniale ne laissera rien à désirer et sera même supérieur, croyons-nous, à ce qu’il a jamais pu être.

M. Cavaignac, auteur d’une proposition de loi relative à l’armée coloniale, l’a accompagnée d’un exposé des motifs dont on peut ne pas approuver les conclusions, mais qui n’en constitue pas moins une étude consciencieuse et très remarquable de la question. Parmi les objections qu’il élève contre le rattachement de l’armée coloniale au Ministère des Colonies, nous retenons les deux suivantes : « L’élément militaire ne tarderait pas à prendre la prépondérance dans le ministère et à mettre la main sur les affaires civiles, non seulement par le recrutement supérieur de son personnel, — ce qui est peu flatteur pour le personnel non militaire, — mais encore parce que l’état de guerre subsiste dans un certain nombre de nos colonies et que la force joue encore un rôle essentiel dans l’action coloniale, même après la pacification. En second lieu, la réunion entre les mains d’un seul ministre de la direction politique, administrative et militaire de toutes les colonies constituerait une sorte de dictature difficilement contrôlable en raison de l’éloignement des régions gouvernées. Il y aurait là une concentration de pouvoirs formant avec tout le reste de notre organisation politique un contraste brutal et qui ne serait peut-être pas sans quelques inconvéniens. »

En ce qui concerne la prépondérance de l’élément militaire, nous avons exprimé des craintes absolument opposées ; ensuite nous avouons ne pas comprendre très bien comment l’élément militaire pourrait être amené à mettre la main sur les services de la justice, des travaux publics et des cultes, pour ne parler que de ceux-là, ni ce qu’il pourrait y gagner. Quant au spectre de la dictature que M. Cavaignac voit poindre à l’horizon, le partage d’autorité et d’attributions, conséquence de la création d’un commandant en chef de l’armée coloniale placé aux côtés du ministre, doit suffire pour le faire évanouir.

Si le ministre des Colonies a son armée à lui, a-t-on objecté encore, pourquoi n’aurait-il pas également sa flotte, ses arsenaux et ses manufactures d’armes ? C’est aller un peu loin. D’abord les transports de troupes se font plus fréquemment par les paquebots des diverses Compagnies de navigation que par les bâtimens de l’Etat, et le ministre de la Guerre, pour avoir des détachemens à expédier en Algérie, ne réclame pas des moyens de transport qui lui soient propres. L’armement de l’armée coloniale lui sera cédé par l’armée métropolitaine ou fourni par l’industrie privée, il importe peu. Mais ce qu’elle doit avoir à elle, ce sont ses magasins d’habillement, d’équipement et de campement, ainsi que ses réserves de vivres, qu’elle alimentera par les procédés en usage et dont elle entretiendra des succursales aux colonies.

Le noyau des bureaux de l’armée coloniale serait constitué avec les bureaux des troupes de la Marine qui siègent rue Royale. À ce sujet, une question intéressante surgit. La Marine fabrique elle-même les pièces d’artillerie de sa flotte, quand elle ne les achète pas aux grands établissemens privés, tels que les Forges et Chantiers de la Méditerranée ; c’est l’artillerie de marine qui est chargée de cette fabrication. Dans le projet du gouvernement, l’artillerie de marine devenue artillerie coloniale conserve cette attribution. C’est donc au service colonial qu’il appartiendrait de fournir à la flotte son matériel d’artillerie, ce qui semble assez peu rationnel. Le rattachement de l’armée coloniale aux Colonies nécessiterait le maintien au ministère de la Marine de la direction actuelle de l’artillerie ; seul le bureau du personnel émigrerait aux Colonies.

La Marine, devrait confier la fabrication de ses pièces à des ingénieurs spéciaux ou à des officiers d’artillerie prêtés par l’armée métropolitaine. La logique et l’économie voudraient que le matériel d’artillerie de l’armée de terre et celui de la flotte sortissent des mêmes établissemens. C’est ce qui a lieu en Angleterre. L’immense arsenal de Woolwich, que dirigent presque exclusivement des ingénieurs, fournit à la fois des canons monstres aux bâtimens cuirassés et des pièces de campagne aux batteries de la Royal Artillery. Mais l’esprit d’arme et de particularisme est trop développé en France pour qu’une semblable fusion puisse s’opérer et que l’un de ces deux départemens accepte de dépendre de l’autre pour son armement.


II

Le commandement de l’armée coloniale ainsi constitué dans des conditions qui lui garantissent son autonomie et sont faites pour lui donner confiance, que doit être cette armée ? Il ne saurait y avoir de doute à ce sujet ; elle doit être ce que l’on appelle une armée de métier. Cette dénomination s’applique à une armée ne comprenant que des soldats décidés à faire leur carrière dans le métier des armes et à atteindre par des rengagemens successifs l’âge de la retraite, par opposition à une armée telle que la nôtre, dont les lois militaires postérieures à la guerre ont fait une vaste école d’instruction, squelette vigoureusement charpenté, mais aux membres quelque peu grêles, de la puissante armée de guerre que la mobilisation nous donnera.

On a beaucoup parlé d’armée de métier dans ces derniers temps. Il s’est trouvé d’assez nombreux détracteurs des gros effectifs, prétendant qu’une petite armée composée uniquement de vieux soldats et énergiquement commandée aurait facilement raison des grandes armées d’aujourd’hui. Sans discuter cette assertion, nous dirons qu’avec les milliers d’hommes que chez nos adversaires possibles l’ordre de mobiliser jette sous les drapeaux, une armée de métier, obtînt-elle au début quelques avantages, succomberait inévitablement un jour ou l’autre sous le nombre. Ajoutons qu’une armée ainsi composée pourrait tromper singulièrement les espérances qu’on fonderait sur elle.

Une armée de métier n’est bonne qu’à la condition d’être soumise à un entraînement incessant. Les légions romaines, sous les Empereurs, offrent le type le plus parfait d’une armée de métier. Elles étaient invincibles. Mais aussi, elles promenaient constamment à travers l’Europe leurs enseignes victorieuses. Il est inutile de rappeler ce qu’étaient les vieux soldats du premier Empire, auxquels le repos était inconnu. Sous le deuxième Empire, on eut de magnifiques armées, composées presque exclusivement de vieux soldats, tels que les donnait la loi de 1832 avec le remplacement et la substitution. La loi sur l’exonération, votée en 1855 en augmenta le nombre ; sur un effectif de 400 000 hommes, on compta un moment 260 000 rengagés ; le contingent annuel réellement incorporé s’était abaissé à 30 000 hommes. Ce sont ces armées-là qui firent les guerres de Grimée, d’Italie, du Mexique, les expéditions de Chine et de Syrie. Elles étaient ainsi tenues en haleine, et, quand la guerre de 1870 éclata, nous avions une armée excellente à laquelle il ne manquait précisément que le nombre, et peut-être un meilleur commandement. Aujourd’hui, l’état de paix est l’état normal et le restera sans doute longtemps encore. Une armée de vieux soldats, condamnée à l’oisiveté, n’ayant même pas pour s’occuper l’instruction à donner aux recrues, — car dans une armée de ce genre le nombre des incorporations annuelles serait forcément limité, — s’engourdirait dans les casernes, perdrait ses qualités, et se transformerait en une armée de piliers de cantine.

Avec les troupes coloniales sans cesse en mouvement, fréquemment détachées dans de petits postes, en contact incessant avec des indigènes desquels il est toujours prudent de se méfier, constamment à la veille de partir pour quelque expédition, nul danger semblable n’est à redouter. L’armée coloniale devra être composée exclusivement d’hommes faits, ayant tous déjà accompli trois années de service actif sous les drapeaux, âgés par conséquent, au moment de leur incorporation, de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Nous demandons la suppression absolue des engagemens volontaires, la plupart des engagés n’ayant pas à vingt ans la vigueur nécessaire pour affronter les climats fiévreux et débilitans de certaines de nos colonies et les fatigues du service qui leur sera demandé. La cruelle expérience de Madagascar montre le peu de fond qu’il faut faire sur de jeunes soldats. Le projet ministériel admet même les engagemens de jeunes gens âgés de moins de vingt ans, en cas d’insuffisance d’engagés volontaires ayant dépassé cet âge. Ce recrutement serait déplorable.

Indépendamment de la question d’humanité, l’intérêt de l’Etat devrait suffire pour faire proscrire ces engagemens. Aux termes de la loi du 30 juillet 1893, en effet, ces engagés volontaires reçoivent une prime en signant leur acte d’engagement. Beaucoup d’entre eux ne rendront que peu de services, certains même n’en rendront aucun, et l’État aura déboursé en pure perte des sommes assez importantes. En outre, ces jeunes gens arrivent au corps ne sachant rien ; leur instruction est entièrement à faire ; d’où un temps notable perdu avant de pouvoir les envoyer aux colonies. Or, l’homme payé pour servir doit être immédiatement utilisable. Seront donc seuls admis à entrer dans l’armée coloniale les hommes ayant accompli intégralement trois années de service dans l’armée métropolitaine, soit qu’ils viennent de quitter les drapeaux, soit qu’ils appartiennent à la réserve, sous la condition, dans ce dernier cas, de n’avoir pas dépassé l’âge de 32 ans et de présenter les garanties de moralité nécessaires.

On ne peut espérer, de toute évidence, décider d’anciens militaires à rengager au titre de l’armée coloniale qu’en leur assurant certains avantages qui les tentent. Voici ceux qu’offre aux caporaux, brigadiers et soldats le décret du 4 août 1894 : Pour des rengagemens de deux, trois et cinq ans, il leur donne une prime variant de 200 à 600 francs suivant la durée du rengagement ; plus une gratification annuelle qui varie de 100 à 160 francs, payable par trimestre ; et enfin des hautes paies dont le taux s’accroît avec l’ancienneté. Pour les sous-officiers, on fait plus encore : ils touchent en se rengageant une première mise d’entretien variant de 480 à 1200 francs, une gratification annuelle de 250 francs, et une prime de rengagement de 600 à 2 000 francs, laquelle leur est payée au moment où ils quittent les drapeaux. Ils perçoivent également des hautes paies. En outre, la loi de 1893 promet un certain nombre d’emplois civils et militaires aux caporaux, brigadiers et soldats ayant servi quinze ans dans les troupes coloniales, promesse dont malheureusement la mauvaise volonté des administrations auxquelles ressortissent ces emplois rend la réalisation souvent illusoire, toujours trop lente. Enfin la loi leur offre des concessions de terres en Algérie et aux colonies, aux mêmes conditions que celles qui sont faites aux autres colons. Peut-être eût-on pu les leur faire plus avantageuses.

Les législateurs de 1893 n’ont pas espéré sans doute que le nombre des rengagés, malgré cette série d’avantages qu’on leur offrait, serait suffisant pour alimenter l’armée coloniale, puisqu’ils ont admis la nécessité d’accepter des engagemens volontaires devant donner une qualité de soldats coloniaux très inférieure. Avec la réduction d’effectif à l’intérieur que nous croyons possible, nous estimons que les rengagés seront suffisamment nombreux pour les besoins de ce recrutement restreint, sans qu’il soit nécessaire de forcer le taux des primes. Au reste, en cas d’insuffisance, il ne serait sans doute pas impossible de trouver une combinaison qui, sans imposer aucune dépense à l’Etat, assurerait amplement le recrutement de l’armée coloniale. Nous estimons donc que les allocations déterminées par le décret du 4 août 1894 peuvent, jusqu’à nouvel ordre, être maintenues sans modifications. Mais, nous rencontrant en cela avec l’honorable M. de Kerjégu, rapporteur du projet de budget de la Marine pour l’exercice 1897, nous demandons que le terme de deux ans soit supprimé pour les rengagemens, lesquels seraient contractés uniquement pour trois ou cinq ans.

Le recrutement des officiers se fera dans les mêmes conditions que pour l’armée métropolitaine. Créer une troisième école spéciale à l’armée coloniale, paraît difficile. Seulement, en sortant de Saint-Cyr et de l’Ecole d’application de Fontainebleau, les jeunes officiers d’infanterie et d’artillerie, avant d’aller servir dans les corps de troupes, feront un stage de quelques mois au ministère des Colonies. Ils seront attachés à l’état-major général, où ils recevront un complément d’instruction, les préparant et les initiant au service colonial.

Il y a une trentaine d’années, l’infanterie et l’artillerie de marine étaient fort peu recherchées. Les emplois de sous-lieutenant vacans dans ces deux armes étaient dévolus aux élèves des Écoles polytechnique et de Saint-Cyr classés les derniers sur les listes de sortie, lesquels les acceptaient faute de mieux. C’est qu’à cette époque les colonies n’étaient en somme que des garnisons plus éloignées que les autres, avec, en surcroît, la chance d’y gagner la fièvre jaune ou, tout au moins, d’en rapporter une santé profondément altérée. Depuis que notre expansion coloniale nous a ouvert et nous ouvre encore tous les jours de nouveaux territoires lents à se pacifier, les choses ont bien changé. Le service dans les colonies représente l’occasion si ardemment convoitée de faire campagne, après laquelle soupirent vainement, dans leurs monotones garnisons de l’intérieur, les jeunes officiers de l’armée ; et les partisans de ces deux armes occupent depuis quelques années sur les listes de sortie des Écoles des rangs déjà très honorables. Cette faveur qui s’attache à l’armée coloniale grandira encore le jour où l’avancement des officiers de cette armée sera ce qu’il doit être. Il est de toute justice, en effet, que les officiers qui servent aux colonies avancent plus rapidement que leurs camarades de l’armée métropolitaine. La proportion des divers grades doit donc être calculée de manière à leur permettre d’arriver plus jeunes aux grades supérieurs. L’équité le veut ainsi ; l’intérêt du service également, la vigueur et l’activité de la jeunesse étant indispensables pour l’exercice de la plupart des commandemens aux colonies. Les emplois à créer pour constituer l’état-major général et les bureaux du ministère permettront de modifier la proportion existante, si elle est jugée insuffisante. Dans ces bureaux, on devra appeler de préférence des officiers venant d’accomplir un séjour colonial, en tant que le service n’aura pas à souffrir de ces mutations. Ils bénéficieront ainsi d’un séjour à Paris, lequel les dédommagera des fatigues endurées et profitera en outre à leur instruction.

Certes, il est digne d’avantages exceptionnels, l’officier qui consent à aller servir son pays loin de la France et des siens. Il reste des années sans les voir ; s’il est marié, aux tristesses des séparations prolongées se joint souvent l’incertitude pénible sur le sort des êtres chers laissés là-bas, incertitude motivée par la rareté et l’irrégularité des courriers. Combien plus enviable est le sort de l’officier de marine ! Il ignore les privations, les angoisses désespérantes de l’isolement, c’est un morceau de la patrie qui flotte sous ses pieds. L’officier colonial, lui, restera des mois presque seul, dans un poste perdu à des centaines de kilomètres de tout centre habité, exposé à une température torride, privé de tout, environné de dangers qui l’obligent à veiller jour et nuit, n’ayant parfois pour toute compagnie qu’un ou deux compatriotes et quelques Haoussas ou Soudanais dont il peut à peine se faire comprendre. Et cependant cette vie sévère a des charmes étranges, une sorte de grandeur captivante. A la pensée, bien faite pour inspirer un légitime orgueil, que l’on fait respecter le drapeau de la France sur ce territoire lointain qui lui appartient, se joint cette autre pensée réconfortante qu’on est quelqu’un, autre chose qu’un de ces innombrables rouages militaires faits pour recevoir et transmettre des ordres. On connaît l’ivresse du commandement indépendant, le sentiment troublant de la responsabilité. Et si un officier ainsi livré à lui-même vient à faiblir, à douter de sa valeur, pour se ressaisir il n’a qu’à regarder les soldats improvisés qui l’entourent ; et sur leurs faces noires il lira la confiance aveugle dans le chef qui pense pour eux, qui les conduit, les fait vivre et, au besoin, est en droit d’exiger d’eux leur vie qu’ils lui donneront sans hésiter.

Quelque autonome que doive être l’armée coloniale, il serait excessif d’interdire aux officiers, dont la santé n’a pu s’accommoder des climats débilitans de nos possessions équatoriales, de passer dans l’armée métropolitaine, de même qu’il serait fâcheux de fermer d’une manière absolue l’armée coloniale aux officiers de l’armée que tente la vie d’aventures. Mais au système des permutations actuellement en vigueur il nous semble préférable de substituer le suivant : ces passages d’une armée dans l’autre ne seraient permis qu’aux officiers inscrits sur le tableau d’avancement. Ils seraient prononcés simultanément, pour un égal nombre d’officiers de part et d’autre, en même temps que leur promotion au grade supérieur. Il ne serait ainsi porté atteinte aux droits de personne et les officiers changeant d’arme ne seraient pas, par suite de l’obligation qui leur est imposée de prendre l’ancienneté de leur permutant, exposés à perdre le bénéfice de l’avancement acquis antérieurement.


III

Le haut commandement et le recrutement de l’armée coloniale en hommes de troupes et en officiers étant ainsi réglés, comment sera-t-elle composée ? Elle devra pouvoir satisfaire à la double obligation : d’une part, de garder nos colonies, d’assurer leur tranquillité intérieure, de les protéger contre le brigandage qui existe dans certaines d’entre elles à l’état permanent ou contre les attaques de tribus voisines insoumises ; d’autre part, de fournir les forces nécessaires à la constitution d’un corps d’armée expéditionnaire, si des circonstances imprévues rendent cette formation indispensable.

En effet, toute pensée de conquêtes nouvelles écartée, il serait imprudent de ne pas se mettre en garde contre des éventualités qui peuvent se produire et nous obliger à porter sur un point quelconque du globe, pour y défendre nos droits, des troupes en plus ou moins grande quantité. Notre communauté de frontières en Indo-Chine, au Congo, au Soudan avec des nations européennes, jalouses de l’extension de notre influence, ou avec des peuplades turbulentes, nous fait un devoir d’être toujours prêts. Nous aurons donc des troupes formant la garnison permanente des colonies et une réserve appelée à être mobilisée éventuellement.

Le nombre et l’effectif des premières varient suivant l’étendue de chaque colonie, suivant surtout que la pacification est plus ou moins complète. Elles comprennent des troupes métropolitaines et des troupes indigènes. On a très heureusement tiré parti des indigènes dans presque toutes nos possessions, en les armant, en les instruisant, et en en formant des bataillons ou des régimens encadrés avec des élémens français. Qui ne se souvient des petits tirailleurs annamites qui, en 1889, gardaient les bâtimens de l’exposition de l’Indo-Chine, avec leur tournure dégagée, leur costume bleu à bandes et à revers écarlates, leur visage jaune coupé par la ligne oblique des yeux, leur coiffure laquée posée sur leur chignon de femme ? La Cochinchine possède un régiment à trois bataillons de ces petits soldats. L’Annam et le Tonkin comptent trois régimens de tirailleurs tonkinois donnant un total de cinquante-deux compagnies. Nous entretenons au Sénégal un régiment de tirailleurs sénégalais, et un bataillon de ces mêmes tirailleurs au Congo. Au Soudan, nous trouvons un régiment de tirailleurs soudanais à quatre bataillons. A Madagascar, c’est d’une part un régiment de tirailleurs malgaches à trois bataillons, de l’autre un régiment de Haoussas emprunté à nos possessions africaines et ne comptant pas moins de quatorze compagnies, sans parler d’une compagnie de dépôt qui suffit à garder le Dahomey. Enfin, pour compléter cette énumération, mentionnons l’unique compagnie de cipayes qui forme la garnison de Pondichéry, cet infime débris de l’immense empire des Indes que Dupleix voulait donner à la France.

Ainsi que nous l’avons dit, les cadres sont français, à l’exception de 8 sergens, 18 caporaux, 1 caporal fourrier et 2 clairons par compagnie, lesquels sont indigènes[1]. Ces différens corps donnent un total de 119 compagnies, dont l’effectif est de 27 604 hommes. Cet effectif se décompose ainsi : 2 257 hommes, dont 450 officiers et 1 807 hommes de troupes, représentant la partie française des cadres ; et 25 347 indigènes. L’organisation actuelle de ces troupes est bonne ; il n’y a rien à y modifier. Ces soldats, d’une race autre que la nôtre, se plient volontiers aux règles de la discipline et semblent suffisamment dévoués au drapeau sous lequel on les admet à l’honneur de servir. Plus tard, lorsque l’œuvre de la pacification sera complète sur toute l’étendue de notre empire colonial, il sera possible de donner plus d’extension à cette armée indigène et de diminuer on proportion les troupes métropolitaines. Toutefois, il est une limite qu’on ne saurait dépasser sans danger ; on ne doit pas perdre de vue que le soldat de la veille, soumis et discipliné, peut, rentré dans ses foyers, devenir l’ennemi de demain et se servir contre nous de l’instruction que nous lui avons donnée.

A côté de ces troupes locales, nous entretenons dans nos possessions d’outre-mer un certain nombre de corps de troupes, infanterie et artillerie, formés d’élémens exclusivement français, auxquels depuis quelques années on a adjoint plusieurs bataillons de la légion étrangère. Jusqu’ici, ce rôle a été dévolu aux troupes de la marine, lesquelles y ont fait preuve d’une endurance, d’un dévouement, d’une abnégation qu’on ne saurait trop admirer.

Voici quels sont le nombre et la répartition de ces corps de troupes : un régiment en Cochinchine ; deux régimens en Annam et au Tonkin ; un régiment à la Nouvelle-Calédonie ; un régiment à Madagascar. Ces cinq régimens sont à 3 bataillons de 4 compagnies chacun, sauf celui de la Nouvelle-Calédonie qui ne compte que 2 bataillons à 3 compagnies. Nous avons en outre : un bataillon de 3 compagnies à la Martinique, un autre de composition semblable à la Réunion, un bataillon à 4 compagnies à la Guyane et un autre pareil au Sénégal, enfin une compagnie à la Guadeloupe et une à Taïti. Il faut y ajouter 5 bataillons à quatre compagnies de la légion étrangère, dont 4 en Annam et au Tonkin et 1 en Cochinchine, plus une compagnie de discipline à la Martinique, une compagnie de disciplinaires au Sénégal et une autre à Madagascar. Ces diverses troupes forment un total de 89 compagnies, donnant un effectif de 15 419 hommes, dont 3 085 appartenant à la légion. Telles sont les forces en infanterie que le gouvernement estime indispensables pour assurer la garde des colonies ; on ne peut qu’accepter ces chiffres. Ce sont ceux qu’il fait figurer dans son projet de loi.

À ces corps stationnés dans les colonies correspondent un certain nombre de régimens d’infanterie résidant en France, chargés de leur fournir, au fur et à mesure des besoins, le personnel, officiers et troupe, qui leur est nécessaire. Nous avons actuellement, pour opérer cette relève, 8 régimens d’infanterie de marine qui tiennent garnison dans nos ports. Ils ont chacun 4 bataillons de 4 compagnies, plus une compagnie de dépôt, et présentent un effectif budgétaire total de 13 234 hommes. Donnons un exemple de la manière dont s’opère la relève : les deuxième et troisième régimens d’infanterie de marine, à Cherbourg, assurent par moitié la relève du régiment qui occupe l’Annam, du détachement de la Guyane et des cadres du premier régiment de tirailleurs tonkinois. Ainsi des autres. Le projet du gouvernement conserve ces 8 régimens, mais porte leur effectif à 14 356 hommes. En outre, il répartit entre les 8 régimens un certain nombre de cadres complémentaires, officiers, sous-officiers, caporaux et soldats, qu’il estime être nécessaires aux besoins de la relève, soit 397 officiers et 2 162 hommes de troupe, en tout 2 579 hommes. L’effectif de l’infanterie de marine à l’intérieur se trouverait donc porté à 16 935 hommes. Le projet gouvernemental ne s’en tient pas là : il demande de comprendre dans les troupes coloniales deux régimens étrangers, présentant la même composition que les régimens d’infanterie de marine et résidant en Algérie. Ils seraient chargés de la relève des détachemens étrangers employés aux colonies ; leur effectif total serait de 3 872 hommes, ce qui donnerait pour l’effectif général des troupes du service colonial entretenus en permanence en dehors des colonies 20 807 hommes. Un troisième régiment étranger resterait en tout temps sous l’autorité du ministre de la guerre et ne quitterait pas l’Algérie.

L’organisation proposée par le gouvernement, en maintenant sous les drapeaux un effectif budgétaire de beaucoup supérieur aux besoins de la relève coloniale, semble avoir principalement pour objet la création d’un corps d’année supplémentaire qui doit concourir, en cas de mobilisation générale, à la défense nationale. On peut se demander s’il est bien rationnel d’entretenir en tout temps, en vue de cette formation éventuelle, des corps de troupe d’un recrutement particulièrement dispendieux, puisqu’ils se recrutent en dehors du contingent, uniquement par des engagemens et des rengagemens avec prime. La relève annuelle, en effet, même en tenant compte de l’extrême jeunesse des engagés volontaires, cause de nombreux déchets, ainsi que de la nécessité de les garder au corps jusqu’à ce que leur instruction militaire soit complète, peut se faire aisément avec des forces à l’intérieur moins considérables. Actuellement, avec un effectif budgétaire inférieur de plus de 3 500 hommes au chiffre demandé par le ministre, elle s’opère sans difficulté. Il y a plus : quelques années déjà avant le vote de la loi du 30 juillet 1893, on avait, escomptant ce vote, réduit considérablement et même supprimé à la fin le prélèvement annuel opéré sur le contingent. L’effectif total des troupes de la marine, infanterie et artillerie, s’était abaissé de 31 000 à 23 000 hommes ; et cette réduction considérable de 8 000 hommes n’empêcha pas la relève de se faire et les détachemens coloniaux de recevoir le personnel qui leur était nécessaire.

En recrutant les régimens coloniaux, comme nous le demandons, en hommes ayant déjà accompli trois années de service actif, dont par conséquent l’instruction est complète et qui peuvent être utilisés immédiatement sans qu’il soit nécessaire de les garder plusieurs mois à l’intérieur, qui présenteront en outre une plus grande résistance aux effets pernicieux des climats équatoriaux et auront moins fréquemment à être relevés pour cause de santé, l’effectif entretenu à l’intérieur pourra être considérablement réduit. Aussi, écartant, pour les raisons que nous avons déjà exposées, toute combinaison qui détournerait l’année coloniale de son unique et véritable destination, la défense des colonies, et, ne nous préoccupant pas pour le moment de la formation du corps d’armée supplémentaire, nous supprimerons les régimens métropolitains et donnerons aux corps de troupes résidant aux colonies de simples dépôts à l’intérieur, solidement constitués. Et de fait, on a peine à concevoir des régimens coloniaux ayant autre chose en France que des dépôts. Mais, d’ailleurs, si une guerre continentale venait à éclater, ces dépôts, étant donné leur organisation, seraient en état d’apporter à l’armée, au cas où la défense des colonies n’en réclamerait pas l’emploi, un appoint des plus sérieux.

Dans notre pensée, l’infanterie de l’armée coloniale se composerait, en dehors des corps indigènes, de 6 régimens français à 3 bataillons de 4 compagnies, lesquels recevraient la répartition suivante : un régiment en Cochinchine ; deux en Annam et au Tonkin ; un à Madagascar ; un à la Nouvelle-Calédonie, lequel détacherait trois compagnies à la Réunion et une à Taïti ; un enfin fractionné comme il suit : 1 bataillon à la Martinique, détachant une compagnie à la Guadeloupe, 4 bataillon à la Guyane, 1 bataillon au Sénégal. Ces régimens alimenteraient la partie française des cadres des corps indigènes tenant garnison dans la même colonie. On aurait en outre un régiment étranger à 4 bataillons au Tonkin. Cette composition des garnisons coloniales est la même que celle prévue au projet du gouvernement ; seulement des unités isolées ont été groupées pour la commodité de l’administration et du commandement.

Chacun de ces 6 régimens aurait dans la métropole un dépôt formé de deux bataillons à 4 compagnies. À ce dépôt commandé par un colonel ou un lieutenant-colonel seraient rattachés la compagnie hors rang et les magasins du corps. Le personnel de ces dépôts se recruterait en hommes de troupe ainsi qu’il suit : au moment où la classe la plus ancienne de l’armée métropolitaine serait libérée, les hommes qui demanderaient à rengager au titre de l’armée coloniale seraient dirigés, par les soins de l’intendance ou du général commandant la subdivision, sur les dépôts coloniaux. Là seulement, après avoir été l’objet d’un examen médical sévère, ils toucheraient leur prime, en cas d’acceptation ; et, après avoir été habillés et équipés, leur instruction militaire étant complète, ils pourraient être dirigés immédiatement sur les parties actives des corps. Les admissions seraient donc limitées aux besoins de la relève et le ministre des Colonies ferait connaître à son collègue de la Guerre le nombre d’hommes qu’il désire recevoir.

La durée réglementaire du séjour colonial est actuellement de trois années pour les engagés volontaires et de quatre années pour les rengagés. En Indo-Chine, au Sénégal, à la Guyane, ces chiffres sont réduits d’un an. Dans le Haut-Sénégal et au Bénin, la période est uniformément d’une seule année, vu la nature particulièrement malsaine du climat. Admettons, ce qui semble au reste assez rationnel, que, sauf pour ces deux dernières colonies, la période réglementaire soit uniformément ramenée à trois ans, la durée des rengagemens de ces anciens militaires au titre colonial étant généralement de trois années, on voit qu’ils accompliront à peu près la totalité de leur rengagement aux colonies, sauf le cas de retour anticipé pour raison de santé.. L’effectif des bataillons de dépôt pourrait donc être excessivement restreint, s’il n’y avait l’obligation de prévoir l’organisation éventuelle d’un corps d’armée expéditionnaire. Pour satisfaire à cette obligation, le projet de loi du gouvernement propose de créer dans les troupes de l’armée coloniale une nouvelle situation militaire qu’il appelle « disponibilité coloniale ». Cette disponibilité est la situation d’un homme qui, libéré du service actif dans l’armée de terre ou dans l’armée de mer, s’engage volontairement, moyennant une prime, à rester pendant un certain temps à la disposition de l’autorité militaire en cas d’expédition d’outre-mer. On admet que le nombre des hommes dans cette situation particulière devra s’élever à six mille environ.

Il est malaisé de prévoir si ce nouveau mode de recrutement sera couronné de succès. En tout cas, il ne donnera jamais que des élémens d’une valeur médiocre ; car, si le militaire en congé se sent encore étroitement lié à son régiment, l’homme en disponibilité ne se considère plus guère comme appartenant à l’armée ; il se marie, s’établit. La prime reçue ne modifiera pas cette disposition d’esprit et, s’il lui faut quitter son ménage et son établissement pour aller faire campagne dans les forêts de l’Oubanghi ou sur les bords du Mékong, on peut tenir pour certain qu’oubliant la somme reçue et d’ailleurs déjà loin, il partira de mauvaise grâce et sans le moindre entrain.

Le système que nous proposons permettant de n’entretenir à l’intérieur que des effectifs restreints, il serait possible, tout en restant dans des conditions budgétaires plutôt inférieures aux prévisions actuelles, d’avoir en tout temps dans chaque dépôt d’infanterie un millier d’hommes immédiatement disponibles pour une expédition. Cette réserve se composerait de rengagés pour cinq ans, rentrés en France après un séjour colonial et devant encore deux années à l’Etat, et d’hommes ayant, à la suite de leur premier rengagement de trois ans accompli aux colonies, contracté un second rengagement de même durée pour acquérir des droits à la pension de retraite proportionnelle. En cas d’insuffisance, on les compléterait avec le nombre voulu d’anciens militaires récemment libérés du service dans l’armée métropolitaine et dont le départ pour la partie active des corps serait ajourné. Par mesure d’économie, un assez grand nombre de ces hommes choisis parmi les plus anciens pourrait être envoyé et maintenu en congé avec une solde spéciale.

L’effectif normal de chacun de ces dépôts serait, cadres et officiers compris, d’environ 1 400 hommes, soit pour les six dépôts 8 400 hommes, chiffre inférieur de 5 000 aux prévisions budgétaires et de près de 9 000 à l’effectif demandé par le projet de loi ministériel. En cas d’expédition, ces six dépôts donneraient 6 bataillons de 1 000 hommes chacun. On y joindrait 3 500 hommes fournis par les deux régimens étrangers appartenant à l’armée coloniale et résidant en Algérie. En y ajoutant l’artillerie et les services accessoires, on aurait un corps d’armée expéditionnaire d’environ 10 000 hommes, tous dans la force de l’âge et déjà entraînés. Il nous semble indispensable, en effet, de prendre pour les régimens étrangers coloniaux une mesure analogue à celle que nous estimons devoir être prise pour les régimens nationaux coloniaux et de poser en principe qu’il n’y sera pas reçu d’engagés ayant moins de vingt-cinq ans révolus. Ce serait nous mettre à l’abri du reproche, en apparence assez mérité, d’envoyer à une mort presque certaine de tout jeunes gens nés sur un territoire qui appartenait hier encore à la France et qui, plutôt que de porter un uniforme détesté, préfèrent s’expatrier et s’engager dans la légion.

À ces 10 000 hommes on pourrait ajouter, en cas de nécessité, deux ou trois bataillons d’infanterie légère d’Afrique et autant de tirailleurs algériens, prêtés par le ministre de la Guerre. On aurait ainsi un corps d’armée de 15 000 hommes suffisant pour parer à toutes les éventualités. Mais s’il paraît possible de n’entretenir dans les dépôts qu’un effectif restreint en simples soldats et même en sous-officiers, — car avec un pareil nombre de vieux soldats, les vacances de gradés qui se produiraient aux colonies pourraient facilement être remplies sur place, — il n’en est pas de même en ce qui concerne les officiers. Sans entrer dans un examen détaillé de la question qui nous entraînerait un peu loin, qu’il nous suffise de dire qu’à chacun de ces six dépôts, en sus des cadres normaux des deux bataillons, devront être rattachés, hors cadre, pour les besoins de la relève, environ 100 officiers de tout grade, lesquels seront employés au ministère, dans l’état-major particulier de l’arme ou envoyés en congé à leur retour d’un séjour colonial, s’ils le désirent.

Que deviendront ces dépôts en cas de guerre continentale ? On admet généralement que, du jour où la guerre est déclarée, toute communication entre les colonies et la métropole cesse d’être possible. On doit laisser aux premières le soin de suffire à leur propre défense et de se tirer d’affaire. Ce n’est pas d’une exactitude absolue. Une escadre peut facilement prendre à bord deux ou trois milliers d’hommes et, tout en manœuvrant, trouver l’occasion de les jeter sur quelqu’une de nos possessions particulièrement visée par l’ennemi. En tout cas, et quel qu’en doive être l’emploi, ces dépôts peuvent, à un moment donné, fournir un supplément de forces très appréciable. Grâce à la très grande quantité d’officiers et, de sujets aptes à former des cadres qu’ils contiennent, chacun d’eux pourra facilement donner par le dédoublement un régiment à quatre bataillons. On aura ainsi trois brigades d’une qualité hors ligne, puisque les réservistes eux-mêmes appelés dans les rangs compteront tous au moins deux rengagemens. En y joignant la brigade formée par les deux régimens étrangers coloniaux, on obtiendra, sans qu’il ait été nécessaire de l’entretenir en temps de paix, un corps d’armée supplémentaire qui pourra être envoyé à la frontière, au cas où il ne serait pas utilisé pour la défense des colonies.

En ce qui concerne l’artillerie, nous nous bornerons à dire qu’elle pourrait être réduite à un seul régiment, au lieu des deux qu’elle possède actuellement. Ce régiment fournirait aux colonies, comme aujourd’hui, un certain nombre de batteries à pied et de montagne, ainsi que des compagnies de conducteurs, et conserverait à sa partie centrale, en France, le personnel nécessaire aux batteries qui devraient entrer dans la composition du corps d’armée expéditionnaire. Le recrutement de ce régiment serait analogue à celui des corps d’infanterie.

Il est question d’appeler les contingens de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane[2] à concourir au recrutement des troupes coloniales. La mesure peut être bonne ; elle permettra, à un moment donné, de porter au pied de guerre et même de dédoubler les détachemens des troupes métropolitaines qui tiennent garnison dans les colonies. Mais une année de service suffirait pour instruire ces contingens. On ne s’explique pas que les habitans de la Martinique aient trois années de service à faire, alors qu’une seule est imposée aux colons de l’Algérie. On s’explique encore moins que ces jeunes soldats soient appelés à accomplir en France ces trois années, occasionnant ainsi des frais de transport considérables. Combien de ces jeunes gens, après avoir goûté aux plaisirs et aux distractions de la métropole, regagneraient leur lieu d’origine ? On verrait les rues de nos grandes villes encombrées d’hommes de couleur en quête d’une position sociale. Ce serait de la colonisation à rebours.


IV

Il nous reste à envisager un des côtés de la question, et non le moins important, le côté financier. Les dépenses militaires relatives aux colonies se décomposent ainsi qu’il suit : d’une part, les sommes inscrites au Ministère des Colonies, spéciales à l’entretien des troupes qui occupent nos possessions d’outre-mer. Elles figurent au budget de l’exercice 1897 pour la somme de 58 480 000 francs ; d’autre part, les sommes spéciales à l’entretien des troupes de la Marine à l’intérieur et qui sont inscrites au budget du Ministère de la Marine. Elles montent à 12 842 000 francs. Ce qui donne pour la totalité des dépenses afférentes à l’armée coloniale 71322 000 francs. Dans les dépenses militaires des colonies, l’Annam et le Tonkin figurent pour 25 millions, le Soudan pour 7, Madagascar pour près de 10. Ce sont de très gros chiffres.

Un jour viendra où les sacrifices que la métropole s’impose pour ses colonies diminueront notablement, celles-ci devant arriver progressivement à couvrir leurs dépenses. La Cochinchine est déjà en bonne voie ; ses dépenses militaires montent à 5 200 000 francs environ et son contingent annuel à 4 800 000 francs. L’écart n’est pas grand. Le Tonkin et Madagascar tiendront à honneur de suivre cet exemple ; les autres feront de même. Mais nous n’en sommes pas encore là. Il faut en user avec les colonies comme avec les enfans. On leur fait crédit pour l’avenir et on subvient à leurs besoins jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se suffire à eux-mêmes. Il en est même parfois qui rendent à leurs parens ce que ceux-ci ont fait pour eux. Mais c’est rare, et il n’y faut guère compter. C’est ce que la France a de mieux à, faire pour s’épargner tout mécompte dans l’avenir.

Pour le moment, loin de prévoir une diminution prochaine des charges militaires spéciales aux colonies, il faut s’attendre à un accroissement immédiat. Le projet ministériel annonce comme inévitable une augmentation de dépenses d’au moins 6 millions. Cette évaluation est très modérée ; car, outre les primes à donner aux hommes de la disponibilité coloniale, il faut pourvoir, rien que pour les troupes d’infanterie de marine et sans parler de la légion étrangère, à une augmentation d’effectif à l’intérieur d’environ 3 500 hommes. D’un autre côté, le rapporteur du budget de la Marine fait prévoir des dépenses supplémentaires d’une certaine importance, motivées par le nombre sans cesse croissant des primes d’engagement et de rengagement.

Il ne faut donc pas se dissimuler que le budget de l’armée coloniale constituée conformément au projet ministériel ou à tout autre projet en différant peu, atteindra et même dépassera 80 millions. Ce chiffre est élevé. Le système que nous avons exposé présenterait, croyons-nous, cet avantage non seulement de ne pas motiver de charges nouvelles, mais même de réaliser une économie appréciable sur celles existantes. Le mode de recrutement que nous proposons, en interdisant les engagemens volontaires moins dispendieux que les rengagemens, nécessiterait un crédit plus élevé, il est vrai, mais cette augmentation serait plus que compensée par l’économie résultant de la suppression de deux états-majors de régiment et des cadres en hommes de troupe de 88 compagnies, ainsi que d’une réduction d’effectif d’environ 5 000 hommes. Cette réduction, par rapport au projet ministériel, atteint presque 9 000 hommes.

Et justement une disposition à laquelle nous avons fait allusion ci-dessus et que renferme une proposition de loi déposée par M. Brincard permettrait d’obtenir une réduction notable de ces dépenses, tout en garantissant l’armée coloniale contre le danger éventuel d’un recrutement insuffisant. A l’expiration de leur première année de service, un certain nombre de jeunes gens justifiant d’une instruction suffisante seraient assimilés aux hommes de la deuxième portion du contingent et autorisés à rentrer dans leurs foyers, sous la condition de présenter un militaire venant d’accomplir ses trois années de service effectif et disposé à rengager pour trois ans au titre de l’armée coloniale. L’Etat y trouverait son avantage, puisqu’il n’aurait plus à payer en primes une somme assez considérable ; l’armée également, puisque son recrutement serait assuré en hommes faits et déjà instruits. Il n’y aurait pas d’intérêts de lésés et tout semble se réunir pour rendre cette proposition acceptable. On peut tenir pour certain, néanmoins, qu’elle sera écartée au nom de l’égalité. On redoutera de paraître créer un privilège exclusivement à l’usage des riches. — L’égalité ! Mais c’est dans le service militaire qu’elle existe le moins. — Prenons un groupe de jeunes gens venant de défiler devant le conseil de révision. Celui-ci, parce qu’il a la vue basse ou la poitrine trop étroite, regardera, les bras croisés, ses camarades partir, sac au dos, pour la frontière. Cet autre, fils unique d’une mère dix fois millionnaire peut-être, ne sera assujetti, comme soutien de famille, qu’à une seule année de présence sous les drapeaux. Il en sera de même de ceux-ci : les uns, parce que, grâce à la situation de fortune de leurs parens, ils ont pu travailler et acquérir un diplôme qui leur confère ce privilège, les autres, parce qu’ils ont eu la chance d’extraire de l’urne un numéro élevé ; les derniers enfin, auxquels leurs familles n’ont pu faire donner l’instruction nécessaire ou dont la main a été moins heureuse, feront intégralement leurs trois ans. Où est l’égalité dans tout cela ? On la cherche sans la trouver, et l’on ne peut pas la trouver, car ces inégalités répondent à des nécessités sociales ou budgétaires, desquelles il est impossible de ne pas tenir compte.

Au lendemain de la guerre, nous avons fait de nombreux emprunts à nos vainqueurs pour la reconstitution de notre état militaire. Il nous reste quelque chose à apprendre d’eux : c’est ce sens pratique des intérêts véritables de l’armée qui leur fait arbitrairement, sans tenir compte de l’égalité, n’incorporer qu’une portion du contingent, et ne donner à l’autre qu’une instruction sommaire, qui leur fera renvoyer au bout de six mois un homme du train, s’ils jugent son instruction suffisante, grâce auquel, enfin, il ne sera pas instruit un homme, ni dépensé un mark, sans que l’instruction de ce soldat et l’emploi de ce mark ne soient directement profitables à l’armée. Nous n’en sommes pas là et, au nom de l’égalité, nous dressons à mettre ses balles dans la cible un jeune séminariste qui, en cas de guerre, ceindra ses reins, non du ceinturon aux lourdes cartouchières, mais tout au plus du tablier d’infirmier. On désirerait que, pour le moins, la disposition si logique présentée par M. Brincard fût admise comme une ressource éventuelle dont il ne serait usé qu’en cas d’insuffisance du recrutement.


Nous avons dans le courant de cette étude analysé à peu près complètement le projet ministériel, mais de celui que la commission de la Chambre a élaboré nous n’avons encore rien dit. Est-il vraiment nécessaire d’en parler ?

La commission s’est préoccupée bien plus de constituer un 20e corps d’armée que d’assurer la garde des colonies. Les troupes auxquelles elle donne le nom de coloniales, ne possédant qu’un semblant d’autonomie, sont une véritable annexe de l’armée de terre de laquelle elles reçoivent par roulement la majeure partie de leurs officiers. Elles forment dix-huit régimens, — un par région de corps d’armée, — qui détacheront aux colonies un certain nombre d’élémens que l’on assemblera sans doute là-bas en régimens de marche sans cohésion, sans unité de commandement et d’administration. En cas d’insuffisance du recrutement fourni par la loi de 1893, ces troupes pourront recevoir des hommes du contingent, mais sous la condition expresse qu’ils ne seront jamais envoyés aux colonies.

Cette conception de dix-huit régimens à la fois régionaux et coloniaux, se recrutant en partie avec des jeunes gens qui ne pourront jamais faire de service colonial, résidant loin des ports d’embarquement, ce qui donnera lieu à un incessant et dispendieux mouvement de personnel et de matériel, pour lesquels enfin il faudra construire des casernemens nouveaux, alors que ceux occupés actuellement par l’infanterie de marine resteront inoccupés, cette conception, disons-nous, est absolument extraordinaire. N’insistons pas.


Pour résumer en quelques lignes les conditions suivant les quelles doit être organisée, pensons-nous, une véritable armée coloniale, rappelons que l’armée coloniale a pour objet d’assurer la garde et la défense des colonies et de former, en cas de besoin, un corps d’armée expéditionnaire. Elle est donc autonome et possède ses moyens d’action propres. Elle relève du Ministre des Colonies. Un général de division exerce, sous l’autorité du ministre, le commandement en chef de l’armée coloniale. Il est chargé de tout ce qui concerne le personnel, le matériel et l’administration de ladite armée. Il est assisté par un état-major général et des bureaux militaires. Un conseil de défense des colonies est institué au ministère ; le ministre en a la présidence.

L’armée coloniale comprend des troupes d’infanterie et d’artillerie, un état-major général, des états-majors particuliers de ces deux armes, ainsi que les divers services nécessaires à son fonctionnement.

L’infanterie comprend 6 régimens d’infanterie à 3 bataillons de 4 compagnies, résidant aux colonies. Chacun d’eux possède à l’intérieur un dépôt composé de 2 bataillons à 4 compagnies. Elle comprend également : 1° un régiment étranger à 4 bataillons de 4 compagnies résidant aux colonies, et 2 autres régimens étrangers de même composition, stationnés en Algérie, et chargés d’opérer la relève du premier ; 2° un certain nombre de régimens indigènes recrutés dans les colonies et encadrés en partie avec des élémens français.

Les dépôts dans la métropole possèdent en tout temps l’effectif nécessaire en officiers et en hommes de troupe pour opérer la relève de la partie active des corps, ainsi que celle des cadres des régimens indigènes. Chaque dépôt possède en outre une réserve permanente d’hommes en état de faire campagne et en nombre suffisant pour subvenir à la formation éventuelle d’un corps d’armée expéditionnaire.

L’artillerie comprend un régiment stationné à l’intérieur, lequel fournit aux colonies le nombre de batteries et de détachemens de conducteurs nécessaire. Il possède à sa partie centrale une réserve suffisante pour constituer l’artillerie du corps d’armée expéditionnaire.

Ne sont admis à prendre du service dans l’armée coloniale que les anciens militaires comptant trois années de service effectif, âgés de moins de trente-deux ans et prenant l’engagement de servir dans ladite armée pendant trois ou cinq ans. Les avantages spécifiés par le décret du 4 août 1894 leur sont alloués. Nul n’est admis à s’engager dans les régimens étrangers coloniaux s’il n’est âgé d’au moins vingt-cinq ans.

Les contingens des colonies sont incorporés dans les corps coloniaux en résidence dans ces colonies ; ils ne sont assujettis qu’à une année de présence sous les drapeaux. En cas d’insuffisance du recrutement, tout militaire de l’armée de terre ayant accompli une année de service et n’ayant pas droit à la libération anticipée du service actif que confèrent les articles 21, 22, 23 et 39 de la loi du 30 juillet 1889, peut être autorisé, après avoir justifié par des examens qu’il possède une instruction militaire complète, à rentrer dans ses foyers, sous la condition de présenter un ancien militaire ayant accompli ses trois années de service actif, muni de son certificat de bonne conduite et disposé à contracter un engagement volontaire de trois ans, sans prime ni haute paye, dans les troupes coloniales de la Marine.

Il suffirait de numéroter les paragraphes qui précèdent pour avoir quelque chose qui ressemblerait à un projet de loi, lequel n’aurait, d’ailleurs, aucune chance d’être adopté. Quand viendra enfin la discussion, il est probable qu’on se ralliera, après de longs débats, à une solution qui n’en sera pas une. L’armée coloniale sera rattachée au Ministère de la Guerre, pour revenir plus tard à la Marine et retourner sans doute encore à la Guerre. Relevant de deux ministères, elle n’aura ni l’indépendance, ni l’autonomie, ni l’unité de direction qui lui sont indispensables. On continuera à la recruter en partie avec des engagés volontaires trop jeunes pour supporter les fatigues d’une campagne et même d’un simple séjour aux colonies. Son budget atteindra un chiffre formidable ; et qu’un nouveau Madagascar rende indispensable une nouvelle expédition, celle-ci sera préparée par d’autres que par ceux qui, devant la faire, ont intérêt à ce que cette préparation soit irréprochable. Le succès final n’en sera pas moins certain, seulement il aura été plus chèrement acheté. On sait de reste que la France n’est avare ni du sang de ses enfans ni de leur argent. Mais si l’on peut à la rigueur faire bon marché du second, il n’en est pas de même du premier, et toute dépense inutile de sang français est profondément regrettable.


COLONEL CH. CORBIN.


  1. Au Sénégal et au Soudan, on compte un sous-lieutenant indigène par compagnie.
  2. La question a déjà été réglée pour la Réunion par une loi récente.