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L’Armée coloniale - Le Rattachement à la guerre

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L’Armée coloniale - Le Rattachement à la guerre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 163-176).
L’ARMÉE COLONIALE
LE RATTACHEMENT À LA GUERRE

Depuis quelques années, de nombreux projets de loi ont été soumis aux Chambres, les uns dus à l’initiative gouvernementale, les autres à l’initiative parlementaire, tous ayant pour objet l’organisation d’une armée coloniale. Quoique le cabinet actuel ait fait de cette organisation un des articles de son programme, et si nécessaire qu’elle soit à l’expansion de la France, nous doutons fort qu’elle puisse être prochainement réalisée.

La plupart des projets, il est vrai, au lieu de tendre essentiellement à la création d’une « armée coloniale, » semblent viser avant tout à régulariser et à fixer l’état de choses existant. Mais cet état, bien certainement, ne recevra pas de sitôt la consécration législative que réclament les auteurs de ces propositions; et, d’autre part, le budget de la Marine pour 1899 comporte une augmentation notable de l’état-major général des troupes qui, sous la trompeuse dénomination de « troupes de la Marine, » constituent à présent notre armée coloniale. Si cette augmentation est votée par les Chambres, voilà tous nos projets rejetés aux calendes grecques, et l’armée coloniale, une fois de plus, morte avant d’être née.

Qu’est-ce donc que l’armée coloniale ? N’est-ce pas l’ensemble des troupes chargées d’assurer la garde de notre empire colonial? Oui, sans doute; mais, avec les erremens actuels, et par une anomalie que l’appellation de « troupes de la Marine » permet seule d’expliquer, nos troupes coloniales sont en outre chargées de la garde de nos arsenaux maritimes. Et ce double emploi ne suffit pas; une tradition, assurément fort glorieuse, veut que les troupes de la Marine entrent dans la composition de notre armée continentale mobilisée, et ces troupes ont à constituer un 21e corps d’armée, formé d’après les règles qui président à l’organisation des vingt corps de l’armée de terre.

Ainsi, nos corps de troupes de la Marine ont un triple rôle à remplir : conquête et garde des colonies, défense des côtes, participation à la défense des frontières terrestres. Il est malaisé de trouver une organisation unique qui s’adapte à ces trois fonctions, dont la première ne ressemble en rien aux deux autres : c’est certainement une des causes qui rendent le recrutement de l’armée coloniale si difficile. Lorsque, au mois d’octobre dernier, les événemens politiques ont obligé les pouvoirs publics à se préoccuper de la défense du littoral, le ministre de la Marine a fait appel à l’armée de terre pour combler les vides existant dans les cadres de l’infanterie et de l’artillerie de marine; mais, comme il ne s’agissait pas d’aller outre mer, cet appel comportait des restrictions : les volontaires qui se présentaient étaient en principe affectés à la portion principale du corps, en France, et, s’ils sont plus tard envoyés aux colonies, ce ne sera que sur une demande expresse de leur part; en revanche, ces hommes n’ont droit à aucun des avantages concédés aux militaires de l’armée coloniale par la loi d’organisation du 30 juillet 1893 et le décret du 4 août 1894.

Nos corps dits coloniaux comprennent donc aujourd’hui deux catégories de soldats : les uns pouvant être embarqués à n’importe quel moment pour les colonies, les autres ne devant pas y être envoyés. Singulières troupes coloniales !

Cependant elles existent déjà de fait, ces troupes ; maintes fois elles ont fait leurs preuves et rendu à la patrie des services inappréciables. Elles ont beau n’être régies à peu près uniquement que par des décrets, elles ont beau être tiraillées en tout temps par trois ministères différens et n’avoir ni direction, ni but défini : elles vivent et ne demandent qu’à s’affirmer, grâce au courant si marqué qui porte encore vers les entreprises coloniales les élémens les plus énergiques et les plus aventureux de l’armée et de la nation. « Le genre de vie auquel sont soumis ces élémens développe l’initiative et augmente l’esprit militaire, dans ce qu’il a de plus libre et de plus hardi, chez des hommes naturellement préparés, par les aptitudes qui ont dicté leur choix, à cette sorte d’entraînement. » Tel est, disait M. Cavaignac, dans son projet de 1895, le secret de l’existence de nos troupes de la Marine.

Tous les autres projets relatifs à l’armée coloniale, — et Dieu sait si nous en avons vu éclore depuis vingt ans ! — font la même constatation et applaudissent à l’esprit d’aventure qui est resté la caractéristique de l’infanterie de marine. Pourquoi aucun de ces projets n’a-t-il abouti? Parce que chacun d’eux laisse à l’armée coloniale le triple rôle indiqué plus haut, au lieu de ne voir en elle qu’un instrument spécialement consacré à la conquête et à la garde des colonies.

Pour remplir ce triple rôle et surtout pour concourir à la défense des frontières terrestres, tous les projets étudiés successivement par le Parlement ont donné aux troupes coloniales une organisation calquée sur celle qui régit nos autres forces militaires, avec une hiérarchie complète, de telle sorte que ceux qui s’y distinguent, et ils sont légion, puissent y parcourir toute leur carrière et y arriver aux plus hauts grades. Une telle conception de l’armée coloniale est erronée ; elle ne permet pas de donner à la question une solution pratique, et elle a le tort encore plus grave d’empêcher de tirer, pour le pays, tout le parti possible des élémens qui ont triomphé des épreuves de la vie coloniale. C’est ce que nous allons nous efforcer de démontrer.

Avant de déterminer l’organisation qui convient aux troupes coloniales, il faut d’abord se préoccuper de leur direction et du ministère dont elles doivent dépendre. Sera-ce du ministère des Colonies, comme le réclame certain projet récent, sous le prétexte que c’est à ce ministère que l’armée coloniale doit surtout ses services? Assurément non; ce serait aussi illogique que de supprimer les ministères de la Guerre et de la Marine et de remettre nos forces militaires aux ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères, sous prétexte que ces forces doivent assurer l’ordre à l’intérieur et faire respecter l’honneur national au dehors.

D’ailleurs, pour rattacher les troupes coloniales au département des Colonies, il faudrait doter ce département d’organes militaires, et en faire, au petit pied, un ministère de la Guerre; mais il n’y a aucune raison sérieuse d’augmenter le nombre de nos fonctionnaires et de créer un troisième département militaire, alors qu’il est déjà si difficile de faire converger vers un même but les efforts des deux qui existent.

Ce n’est pas au ministre des Colonies qu’il appartient de diriger des opérations militaires, sur terre ou sur mer; sa fonction propre est la mise en valeur de notre domaine colonial. Les forces, tant de terre que de mer, qui peuvent lui être nécessaires pour cet objet lui seront prêtées par les ministres compétens. Les gouverneurs, qui ont à employer ces forces militaires, demeurent responsables de la garde des territoires dépendant de leur administration, dans les conditions définies par les décrets de 1886 et de 1890. Le chef militaire, lui, reste seul juge des moyens à employer, après entente avec le gouverneur, de manière que l’action militaire reste intimement liée à l’action politique. Les dépenses de toute nature des troupes employées aux colonies ne peuvent incomber qu’au budget du ministère des Colonies; au contraire, les dépenses nécessaires à celles de ces troupes qui restent sur le territoire de la métropole, pour former les recrues et assurer la relève, doivent être imputées à l’un de nos départemens militaires.

Jusqu’ici, nos troupes coloniales dépendent du ministère de la Marine ; cela s’expliquait lorsque ce ministère était chargé des colonies; cela ne peut plus se comprendre depuis la constitution d’un ministère spécial des Colonies. Destinées à combattre à terre, nos troupes coloniales ont l’armement, l’organisation générale et les besoins des troupes de terre: elles n’ont avec la marine de guerre que les relations qu’ont des passagers quelconques avec une entreprise quelconque de transports par mer. Sans doute, les dépôts de nos troupes coloniales sont appelés à prendre part à la défense de nos arsenaux maritimes ; mais ce n’est pas là une raison suffisante pour les rattacher en tout temps à la Marine. Est-ce que l’on songe à passer à ce dernier ministère les troupes de terre qui constituent la majeure partie des garnisons de ces mêmes ports? Nullement, puisque la défense même des frontières maritimes appartient à la Guerre, d’après le décret de 1894.

Remarquons d’ailleurs que la plupart des soldats de l’armée coloniale proviennent de l’armée de terre, et que la totalité des officiers de l’armée coloniale sortent des mêmes écoles que ceux de l’armée de terre. Il semble donc logique de confier au ministre de la Guerre, chargé de toutes les forces de terre de la France, l’organisation, le commandement et l’administration de celles de ces forces spécialement affectées au service colonial.

Ce rattachement à la Guerre, réclamé par plusieurs membres du Parlement, est demandé avec instance par la plupart des officiers des troupes de terre, tant coloniales que métropolitaines. Les avantages de ce système sont nombreux : Le rattachement facilite le recrutement, et par conséquent la relève, des officiers et des hommes de troupe; il permet la constitution, sans difficultés, de corps expéditionnaires nombreux, pour la formation desquels, jusqu’à présent, la Marine a dû toujours recourir à la Guerre ; il donne aux élémens prématurément fatigués de l’armée coloniale les moyens de se reposer et de se refaire, sans être forcés d’interrompre leur carrière ; il assure une marche plus régulière à l’avancement; il diminue les attributions du ministère de la Marine, et les événemens récens ont prouvé que sa tâche était lourde; il faut éviter de le distraire de la reconstitution de nos forces navales, but constant de ses efforts.

Tous ces avantages généraux sont fort sérieux, mais, à notre avis, le principal dont nous n’avons pas encore parlé, est de procurer à notre armée les débouchés qui lui font aujourd’hui tout à fait défaut et qui lui sont cependant indispensables, comme nous allons chercher à le prouver.

Bon nombre de jeunes gens, et parfois des mieux doués, de nature ardente et de tempérament exalté, embrassent la carrière des armes sous l’impulsion d’un besoin d’aventures que ne peut satisfaire la monotone existence de la plupart des calmes garnisons de France. Bientôt, ces jeunes gens se laissent aller à des écarts de conduite plus ou moins graves qui compromettent leur carrière et souvent même brisent leur avenir, privant en même temps le pays de serviteurs qui auraient pu être utiles. Ces faits regrettables sont d’autant plus nombreux que les périodes de paix sont plus longues. À ces natures ardentes qui ne peuvent apaiser leur soif d’activité dans les travaux du temps de paix, il faut une soupape, que leur procurent les hasards, les émotions, les jouissances de la vie de campagne. Il y a un demi-siècle, l’armée de terre trouvait cette soupape dans l’Algérie; aujourd’hui elle ne la rencontre que dans les expéditions coloniales.

Ces expéditions complètent l’instruction des jeunes officiers, et sont une excellente épreuve pour leur caractère et leur énergie ; il est donc désirable de faire subir cette épreuve au plus grand nombre possible.

En revanche, les officiers d’un grade élevé, déjà passés par les colonies, non seulement n’ont plus rien à y apprendre, mais s’exposent même, en continuant à y conduire de petites colonnes qui ont pour principaux ennemis la fièvre et les privations, à perdre de vue les préceptes de la grande guerre; ils y oublieront, en tout cas, les difficultés de tout genre que présente le maniement des multitudes qui se heurteront dans les guerres futures en Europe. Aussi sommes-nous fermement convaincus que, si, d’une part, l’intérêt de l’armée exige que beaucoup de nos officiers passent, à leur début dans la carrière, quelques années dans l’existence coloniale, d’autre part, ces mêmes officiers ne doivent pas s’y éterniser ; il faut surtout que ceux qui se sont distingués aux colonies viennent reprendre dans la métropole les habitudes des armées européennes contemporaines; et il faut qu’ils reparaissent en France avant d’être usés par les fatigues du climat tropical.

Ce passage alternatif du service colonial au service métropolitain ne s’effectuera dans de bonnes conditions, pour les individus comme pour l’Etat, que lorsque les troupes coloniales seront rattachées au ministère de la Guerre.

Une autre raison fort importante, et que jusqu’à présent on a peu fait valoir, milite avec non moins de force en faveur de ce rattachement. Une armée, qu’elle opère en Asie ou en Europe, ne comprend pas seulement des combattans; il lui faut des services auxiliaires, d’autant mieux organisés qu’elle est plus loin des ressources de la métropole. Or, comme le fait si justement remarquer M. Bazille dans son projet de loi, lorsque l’on étudie notre organisation militaire actuelle des pays outre-mer, on est frappé du désordre qui règne dans les services auxiliaires, et on se demande comment nos soldats ont pu accomplir leur mission de conquête, sans être mieux secondés par les services pourvoyeurs. La Marine n’a pas, en effet, un personnel suffisant pour cette tâche, tandis que la Guerre, que les campagnes d’Afrique ont toujours obligée à entretenir sur un grand pied les services non combattans, a les fonctionnaires, les officiers et les hommes de troupe nécessaires. En outre, le personnel militaire, ainsi employé dans les colonies, y accroîtra, par une pratique constante, sa valeur professionnelle.

Comment se fait-il qu’en dépit de tous ces avantages, les projets fondés sur le rattachement à la Guerre aient, jusqu’à présent tous échoué? Ils ont été, le plus souvent, combattus par des officiers généraux de la Marine ; habitués à voir dans les troupes de la Marine le noyau principal de la défense des arsenaux, et estimant qu’aux colonies la défense des points d’appui de la flotte ne peut être efficacement assurée que par la Marine, les amiraux ne veulent pas être privés de ces élémens qui sont à leur entière disposition; quand ils auraient besoin des troupes de terre, il leur faudrait passer par des formalités entraînant des complications et des retards; cette objection est évidemment fort juste, mais il suffit d’un accord arrêté à l’avance entre les deux ministères, pour qu’elle ne repose plus sur rien.

Le rattachement à la Guerre doit au reste être accompagné de dispositions d’ensemble relatives à la défense des frontières maritimes; car il est bien entendu, et nous insistons encore sur ce point, que le service essentiel des troupes coloniales est le service colonial. Sans doute, ces troupes concourraient, le cas échéant, à la protection de notre littoral ou de nos frontières de l’Est; mais cet emploi éventuel n’est qu’accessoire, et l’organisation des troupes coloniales, ainsi que l’outillage à leur donner, doivent être arrêtés en vue de leur but principal, c’est-à-dire du service aux colonies, qui est leur raison d’être. Or, aux colonies, les élémens indigènes rendent les meilleurs services; le facile recrutement des milices en Asie et en Afrique, le concours utile des contingens du Sénégal pendant l’expédition de Madagascar, plus récemment encore le véritable tour de force du commandant Marchand avec deux cents noirs, prouvent que l’on peut, sans inconvénient, augmenter sensiblement le nombre des troupes indigènes. Avec un petit noyau de soldats blancs pour les encadrer, les noirs suffisent parfaitement à la garde des pays dont ils ont largement aidé à faire la conquête; surtout dans les pays dont ils sont originaires, les indigènes font preuve d’une aptitude toute particulière pour le service d’avant-garde, pour l’exécution des reconnaissances, pour l’escorte des convois. Leur connaissance des lieux et leur ingéniosité à mettre en œuvre les ressources locales en font de précieux auxiliaires pour les travaux de toutes sortes qu’entraîne la construction de routes ou de postes fortifiés; les soldats indigènes peuvent en outre remplir des missions délicates; ils peuvent être interprètes, guides, courriers, espions… Et, en rendant ces services variés, à l’ombre de notre drapeau, ils s’assimilent peu à peu notre civilisation, et se naturalisent, en quelque sorte, au contact de chefs qui savent se faire aimer autant que respecter. Il n’y a donc que des avantages à accroître la part de ces troupes indigènes, de la fidélité desquelles on sera toujours certain, à la condition de les traiter avec bonté, et surtout avec justice.

Plus les troupes indigènes seront nombreuses, plus on pourra diminuer, aux colonies, l’appoint des contingens métropolitains[1]. Mais, quelle que soit la réduction apportée aux effectifs français envoyés dans les pays tropicaux, il faut bien se garder d’y expédier des hommes déjà anémiés par des séjours antérieurs dans des contrées malsaines ; de là, la nécessité d’entretenir en France une forte réserve pour assurer en temps utile la relève des élémens fatigués aux colonies. N’est-ce pas une raison sérieuse pour faciliter à tous les soldats de bonne volonté l’accès de l’armée coloniale, et, par conséquent, pour considérer l’armée de terre tout entière comme en étant le réservoir?

Enfin, si des expéditions importantes, comme celles du Tonkin et de Madagascar, réclament l’appoint d’importantes troupes blanches, il faut bien se garder de recommencer la douloureuse expérience du 200e de ligne ou du 40e chasseurs, mais faire appel à nos troupes spéciales d’Afrique qui, par leur séjour prolongé dans le climat de l’Algérie et par leur apprentissage constant de la vie de campagne, semblent tout indiquées pour former la réserve de première ligne de l’armée coloniale ; les tirailleurs algériens et les régimens étrangers notamment, composés de volontaires dans la force de l’âge, doivent faire réellement partie de cette armée qui, jusqu’à présent, s’est trouvée si souvent dans l’obligation de réclamer leur concours.

Il nous reste à faire une dernière remarque, qui montrera bien ce que doit être l’armée coloniale : la plupart du temps, en Indo-Chine comme au Soudan, nos colonnes expéditionnaires ne comptent que quelques centaines de combattans dont les adversaires, mal armés et sans organisation, sont incapables d’une résistance sérieuse ; les vrais ennemis de nos soldats sont, nous l’avons déjà dit, les privations, les fièvres et toutes les maladies qui résultent de la vie sous les tropiques et de la difficulté des ravitaillemens.

Dès lors, si de petites colonnes à faible effectif sont seules appelées à opérer, pourquoi ce luxe d’officiers généraux des troupes de la Marine, personnel dont on se propose encore d’augmenter le nombre? Pourquoi donner l’organisation régimentaire à des troupes qui ne marchent que par compagnies, tout au plus par bataillons, et dont les diverses unités sont fort éloignées les unes des autres? Pourquoi entretenir, dans l’armée coloniale, ces colonels d’artillerie et d’infanterie, ces généraux de brigade et de division dont les aptitudes spéciales n’ont pas d’emploi en France, où ils n’ont à exercer que des commandemens infimes, tandis qu’aux colonies, on ne leur confie presque toujours que des fonctions inférieures à leur grade, soit par les effectifs mis sous leurs ordres, soit par l’objectif qui leur est assigné.

Nous pourrions ajouter que, parfois, les grades élevés des commandans militaires aux colonies leur créent des situations difficiles vis-à-vis de gouverneurs qui n’ont pas même sur eux la supériorité de l’âge.

Toutes ces considérations d’ordres divers conduisent à une même conclusion : la conviction que le rattachement des troupes coloniales à la Guerre et la suppression de l’état-major spécial à ces troupes sont les deux mesures qui doivent servir de bases à la constitution définitive de la force armée nécessaire à notre expansion coloniale.

À notre avis, cette force doit être composée des trois élémens ci-après : 1° Elémens indigènes; 2° Élémens métropolitains; 3° Elémens algériens.

Les élémens indigènes continueraient à se recruter, comme ils le font aujourd’hui, par des engagemens volontaires contractés en conformité de dispositions propres à chaque colonie. Tous les renseignemens recueillis s’accordent à constater que, dès maintenant, nous pourrions augmenter beaucoup le nombre des soldats indigènes à notre service en Indo-Chine, à Madagascar et au Soudan; indépendamment des troupes d’infanterie organisées par bataillons, chaque bataillon recruté dans un district déterminé, ces colonies peuvent fournir à notre armée des compagnies de travailleurs, des conducteurs et des auxiliaires d’artillerie en nombre suffisant. Il serait d’une bonne politique de créer dans ces troupes quelques emplois d’officiers indigènes; mais la presque totalité des officiers et un certain nombre de sous-officiers seraient Français et, avant de passer dans les corps indigènes, auraient fait, dans les corps métropolitains, leur apprentissage de la vie coloniale.

Ces élémens métropolitains seraient en quelque sorte le trait d’union entre l’armée nationale et les troupes coloniales indigènes. En principe, chaque région de corps d’armée en France pourvoirait au recrutement d’un bataillon de 5 compagnies (dont une de dépôt), et de deux batteries; on obtiendrait ainsi 19 bataillons et 40 batteries[2], pouvant fournir et alimenter outre mer les 9 bataillons et demi et les 20 batteries nécessaires, avec les indigènes et quelques élémens des troupes d’Afrique, à la garde de nos colonies. La presque totalité des hommes de troupe de ces bataillons et de ces batteries seraient des volontaires provenant des corps de la région correspondante, et attirés dans l’armée coloniale autant par les avantages à eux concédés en vertu de la loi du 30 juillet 1893 que par le désir d’une vie plus mouvementée que celle des paisibles garnisons de France. La nécessité de donner des cadres aux corps indigènes et l’obligation de prendre ces cadres dans les troupes coloniales métropolitaines donneraient, à la grande majorité des hommes admis dans les bataillons coloniaux, la certitude de devenir sous-officiers, ce qui augmenterait les avantages matériels de leur position ; il serait bon, en outre, que le ministre des Colonies incitât, par des concessions, les anciens soldats parvenus à quinze ans de services, à rester dans les colonies. Ces troupes coloniales seraient complétées par des engagés volontaires et par des appelés, ces derniers sur leur demande expresse, mais seulement si ces jeunes gens présentaient toutes les garanties de vigueur et de santé indispensables pour servir aux colonies ; ces jeunes soldats recevraient, avant d’être envoyés outre-mer, l’instruction militaire dans les compagnies de dépôt. Quant aux jeunes Français habitant dans les colonies, ils accompliraient leur service militaire dans les corps stationnés le plus à proximité de leur domicile; ils y seraient ensuite affectés comme réservistes et comme territoriaux.

Les détachemens du génie, du train, des ouvriers d’administration à envoyer aux colonies sont trop peu nombreux pour en constituer des corps autonomes, comme ceux d’infanterie et ceux d’artillerie. Ces détachemens seraient formés avec des volontaires prélevés dans les corps de même arme de la métropole, et ils continueraient à compter à leurs corps d’origine, à moins que, selon les besoins, ils ne servissent de cadres à des compagnies indigènes d’armes ou de services analogues.

Nos troupes permanentes d’Algérie fourniraient à l’armée coloniale le complément nécessaire à de nouvelles conquêtes ou à la répression d’insurrections. Les troupes d’Algérie à qui conviendrait le mieux ce rôle de réserve générale sont les légionnaires, les disciplinaires et les tirailleurs. Les légionnaires surtout sont d’admirables soldats pour les expéditions coloniales, et le nombre des étrangers et des Français qui veulent prendre place dans leurs rangs grossit tous les jours: les deux régimens qui existent ont d’énormes effectifs; il serait aisé de les remanier, d’augmenter un peu le nombre des enrôlemens et de constituer trois régimens étrangers à 4 bataillons chacun, ce qui permettrait d’entretenir 6 bataillons de ces troupes aux colonies.

Les tirailleurs algériens seraient plus particulièrement affectés à nos possessions d’Afrique, où se retrouvent la religion et les mœurs musulmanes. Les huit bataillons (2 pour chaque régiment) dont le ministre de la Guerre vient de demander la formation, pourraient être consacrés à ce service colonial, à raison d’un bataillon sur deux; les 4 bataillons laissés en Algérie, pour assurer la relève, renforceraient, comme l’a prévu le ministre, la garnison de nos côtes méditerranéennes, ainsi, du reste, que le troisième régiment étranger à créer. Bizerte, soit dit en passant, est tout indiqué pour recevoir ce dernier corps. Nos escadrons indigènes du Sénégal et du Soudan continuaient à recevoir leurs cadres des régimens de spahis.

Pour terminer, dans ses lignes essentielles, l’esquisse de ce projet d’organisation d’armée coloniale, il nous reste à traiter les questions relatives aux officiers.

Un des principaux avantages du rattachement à la Guerre est d’assurer, à un plus grand nombre d’officiers que par le passé, le bénéfice de la vie de campagne, en leur donnant ainsi l’occasion de compléter leurs connaissances professionnelles et de développer surtout leur sang-froid et leur énergie. Mais il faut que ce bénéfice s’étende à l’armée tout entière et, pour cela, que ces officiers ne s’éternisent pas dans le service colonial, un séjour trop prolongé aux colonies compromettant la santé des plus robustes et leur faisant oublier les principes qui président à la guerre en pays civilisé.

Nous voudrions que les officiers, entrés dans les troupes coloniales, sur leur demande, en qualité de lieutenant, quittassent ces troupes au plus tard au moment de leur promotion au grade de lieutenant-colonel. Pour l’avancement, tant au choix qu’à l’ancienneté, ils concourraient avec ceux de leurs camarades restés dans l’armée de terre, les commissions d’avancement leur tenant compte de leurs campagnes dans une juste mesure. En tout temps, les permutations seraient admises aussi largement que possible, et, chaque année, tous les officiers, dont l’état de santé aurait fait passer deux fois de suite le tour de départ pour les colonies, seraient remplacés d’office par des officiers de l’armée de terre. Tous les lieutenans-colonels nouvellement promus et provenant des chefs de bataillon de l’armée coloniale seraient placés dans des corps ou services de l’armée de terre.

Les commandemens supérieurs des troupes aux colonies seraient exercés par des colonels hors cadres, et en Indo-Chine, à Madagascar, et au Sénégal, par des officiers généraux détachés à cet effet de l’état-major général de l’armée. Les officiers du service d’état-major, ceux du génie et de la cavalerie, les médecins, les fonctionnaires de l’intendance et les officiers d’administration nécessaires au service colonial seraient de même désignés sur leur demande, ou d’office s’il le fallait, pour une période déterminée, détachés de leurs armes ou services respectifs, et mis hors cadres pendant la durée de leur séjour aux colonies. Une direction spéciale des troupes coloniales, instituée au ministère de la Guerre, traiterait, de concert avec les directions intéressées, toutes ces questions de mutations et de désignations, suivant les besoins du service colonial, et en tenant compte des intérêts matériels et des désirs des officiers.

Transitoirement, tous les officiers des corps de troupes actuels de la marine, de grade supérieur à celui de chef de bataillon, seraient placés dans les corps de mêmes armes des troupes de terre, au tour de la non-activité ; l’état-major général des troupes de la Marine étant supprimé, les officiers généraux qui s’y trouvent seraient placés dans les cadres de l’état-major général de l’armée, qui pourrait recevoir une légère augmentation[3]. Les officiers de grade égal ou inférieur à celui de chef de bataillon, et tous ceux des hommes de troupe pouvant, aux termes de leur acte d’admission dans les troupes de la Marine, être envoyés aux colonies, seraient versés dans les nouveaux corps coloniaux; les hommes, qui sont entrés récemment dans les troupes de la Marine pour ne faire du service qu’en France, seraient replacés dans leurs corps d’origine. Un certain nombre d’officiers resteraient en excédent, notre projet remplaçant les 14 régimens d’infanterie de marine actuels (43 bataillons) par 19 bataillons coloniaux; mais ce nombre serait très restreint puisque la plus grande partie de ces officiers trouveraient des emplois de leur grade dans les nouveaux corps indigènes, ainsi que dans le 3e régiment étranger et les 8 bataillons de tirailleurs à organiser.

La reconstitution, sur ces nouvelles bases, de notre armée coloniale, reconstitution si impatiemment attendue, nous semble donc facile à réaliser. Les objections, pourtant, ne manqueront pas, à coup sûr, et nous tenons à aller tout de suite au-devant des deux plus importantes, qui viendront, l’une de l’armée de terre, l’autre de la Marine.

Les officiers de l’armée de terre se plaindront de ce que leur fusion avec les troupes de la Marine ralentira encore leur avancement, déjà si lent. Cela n’est pas douteux, les officiers de l’infanterie et de l’artillerie de marine, en raison de la mortalité à laquelle ils sont exposés, restant dans chaque grade moins longtemps que les officiers de l’armée de terre ; mais la fusion elle-même fera disparaître cette inégalité, et le mal signalé ne sera que passager ; il serait du reste facile d’y porter remède par une modification à la proportion des différens grades dans les nouvelles troupes coloniales.

De son côté, la Marine ne verra pas, sans récriminations, disparaître les troupes qui lui sont directement subordonnées; elle invoquera la défense des arsenaux et des points d’appui de la flotte, ainsi que la construction de ses canons.

La défense des côtes, d’après les erremens actuels, incombant au ministère de la Guerre, ce département pourvoira aussi bien à la défense des ports de guerre qu’à celle des ports de commerce ; quant aux points d’appui de la flotte, les chefs militaires des colonies en auront la charge, et ce n’est pas parce qu’ils relèveront d’un ministère plutôt que d’un autre, qu’ils rempliront moins consciencieusement leur importante mission. Reste la question du matériel d’artillerie de la flotte.

Mais est-ce que celle-ci ne fait pas fabriquer ses poudres par le corps des ingénieurs des poudres et salpêtres, qui dépend du ministère de la Guerre? Ne pourrait-elle faire de même pour ses canons, qui seraient construits sous la direction d’officiers d’artillerie rétribués par les fonds de la Guerre? Il nous semble que ces officiers, qui ont la même origine que ceux appartenant en ce moment à l’artillerie de marine, ont pu poursuivre leurs études techniques plus facilement que ces derniers. Ne l’oublions pas, en effet : nos officiers d’artillerie de marine, appelés à construire des canons dont ils n’ont pas à se servir, et qui arment des navires qu’ils ne connaissent pas, passent la moitié de leur existence à combattre des rois nègres ou à élever des baraquemens aux colonies. Toutes ces prétendues difficultés n’en sont donc pas, et elles pourraient être aisément réglées par un accord à intervenir entre nos deux départemens militaires.

Nous avons la ferme conviction que l’adoption de ces mesures donnerait à la France la véritable armée coloniale que réclame l’orientation présente de sa politique d’expansion.

Les détracteurs du système que nous préconisons trouveront peut-être que les élémens métropolitains sont bien peu nombreux. À cela nous répondrons que ces élémens ne compteront que des volontaires, officiers et hommes, rompus aux fatigues et pas encore anémiés; dans de telles troupes, le nombre des malades sera beaucoup moins élevé qu’il ne l’est avec le système en vigueur; les effectifs français, entretenus dans ces conditions aux colonies, peuvent donc être réduits, et les relèves, qui constituent une nécessité dispendieuse, devenir moins fréquentes.

D’autre part, les élémens indigènes seront augmentés, et les colons constitueront, sur place, une réserve permettant à nos plus importantes colonies de se suffire à peu près à elles-mêmes, tandis que l’organisation actuelle, bonne pour maintenir les naturels dans l’obéissance, ne donne pas les moyens de lutter, avec chances de succès, contre un adversaire européen. Les événemens ont prouvé qu’il n’était que temps de mettre nos colonies en garde contre cette dernière éventualité.


Général ***

  1. Les contingens métropolitains ne doivent pourtant pas être réduits à plus du quart ou du cinquième.
  2. Quarante batteries, parce que nous avons vingt brigades d’artillerie sur le continent, indépendamment des batteries spéciales à l’Algérie.
  3. Deux généraux de division et quatre généraux de brigade sont nécessaires pour assurer le commandement supérieur de nos grandes colonies et pour constituer la direction coloniale au ministère de la Guerre.