L’Armée de Metz

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L’Armée de Metz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 241-262).
L'ARMEE DE METZ

Souvenirs du général Jarras, chef d’état-major-général de l’armée du Rhin, publiés par Mme Jarras ; Pion, Nourrit et C. Paris, 1892.

Voici, sur l’année terrible, et particulièrement sur la destinée fatale de l’armée de Metz, un témoignage considérable. J’ai personnellement connu le témoin. Lorsque j’avais l’honneur de garder les archives du dépôt de la guerre, le général Jarras a été mon chef, de 1867 à 1870 ; depuis, et jusqu’à sa mort, en 1890, j’ai conservé avec lui des relations dont la mémoire me reste précieuse. C’était un chef parfois difficile, rigoureux, exigeant, pour lui-même d’ailleurs comme pour autrui, mais parfaitement droit, franc, loyal, d’une sincérité absolue, sans dissimulation ni arrière-tours ; le témoin est irréprochable. Il a écrit ses Souvenirs en 1874, après le procès de Trianon, sur des notes prises durant la campagne et complétées dans les premiers jours de son internement, comme prisonnier de guerre, à Francfort. Le manuscrit, écrit de sa main, a été, selon sa volonté expresse, exactement reproduit par les soins de Mme Jarras ; la fidèle exécutrice de ce pieux devoir a droit à l’hommage que, sans crainte d’être démenti, je me permets de lui rendre au nom du public.


I

Le général Jarras a servi d’abord en Algérie, de 1834 à 1848. Premier aide-de-camp du général Cavaignac jusqu’au dix décembre, il est retourné en Afrique au mois d’août 1852, en qualité de chef d’état-major de la division de Constantine, alors commandée par le général de Mac-Mahon. Nommé, dès le mois d’avril 1854, sous-chef d’état-major-général de l’armée d’Orient, il n’est rentré en France qu’en 1856, avec le dernier détachement des troupes de Crimée. Général de brigade et sous-aide major-général de l’armée d’Italie, en 1859, il a été promu divisionnaire en 1867 et appelé par le maréchal Niel à la direction du dépôt de la guerre.

C’était au lendemain de l’affaire du Luxembourg. Le maréchal Niel avait dit à l’empereur : « C’est une couleuvre qu’il faut avaler ; mais il faut que ce soit la dernière[1]. » Il se mit donc résolument à la tâche, à la préparation d’une guerre qu’il jugeait inévitable et qu’il prévoyait formidable ; c’est pourquoi, en même temps qu’il s’efforçait de refaire et de renforcer l’armée, il attendait du dehors, il demandait, il réclamait une grande alliance, de grandes alliances ; mais où les prendre ? La politique impériale avait mis toute l’Europe en défiance ; aussi le maréchal, au mois d’avril 1869, pouvait-il dire amèrement à l’impératrice qui, depuis deux années, pressait ardemment son zèle, comme s’il avait eu besoin d’être stimulé : a Je me suis conformé à vos désirs, madame ; je suis prêt, et vous ne l’êtes pas. » O surprise ! ô mirage ! un jour, on l’entrevit, cette grande alliance ! mais le maréchal Niel n’était plus là, il était mort à la peine.

Au printemps de 1870, l’archiduc Albert, le vainqueur de Custozza, était venu visiter la France en curieux, en touriste, prenant son temps, nullement pressé, semblait-il, d’arriver à Paris ; il finit par y arriver néanmoins, et même il y fit un assez long séjour. Ce touriste indifférent avait au fin fond de son portefeuille un certain papier : ce n’était ni plus ni moins qu’un plan de campagne éventuel, un projet d’opérations commun à la France et à l’Autriche contre la Prusse ; il le laissa entre les mains de Napoléon III, après quoi il reprit le chemin de Vienne. Quelques jours plus tard, le 19 mai, à dix heures du matin, se trouvaient réunis dans le cabinet de l’empereur le maréchal Le Bœuf, ministre de la guerre, le général Frossard, le général Lebrun et le général Jarras. Il s’agissait d’examiner le plan de l’archiduc. Le voici tel que le général Jarras le rapporte dans ses Souvenirs : « Dès la déclaration de guerre, la France devait, avec sa principale armée, déboucher en Allemagne par Strasbourg et Kehl, et par une marche rapide se diriger vers Stuttgart, pour aller ensuite donner la main à l’armée autrichienne qui, pendant ce temps, se formerait en Bohême, soit à Prague, soit sur la frontière wurtembergeoise. Avec une seconde armée, la France devait tenir la ligne de la Sarre, et pénétrer même, si elle pouvait, dans les provinces rhénanes, en se rapprochant le plus possible de Mayence. L’archiduc pensait que le mouvement de notre première armée pouvait facilement se faire avec assez de rapidité pour que les États du Sud de l’Allemagne se trouvassent séparés de ceux du Nord avant d’avoir pu opérer leur concentration individuelle. Dans le même temps, la Prusse et les États du Nord n’oseraient pas dégarnir le Palatinat ni la ligne de Mayence-Cologne-Coblentz, menacée par notre seconde armée, ni le Hanovre encore frémissant de son incorporation forcée, ni enfin les côtes de la mer du Nord et de la Baltique menacées d’une descente de nos troupes auxquelles l’armée danoise était impatiente de se joindre. Notre première armée ne devait donc pas rencontrer d’obstacle sérieux dans sa marche ; elle devait avoir facilement raison de la seule armée prussienne qui voudrait tenter de l’arrêter, et sa jonction avec l’armée autrichienne se ferait précisément au moment où une armée italienne de 100,000 hommes déboucherait en Bavière par le Tyrol. Dès lors les États du Sud, cernés ou envahis de toute part, seraient trop heureux de secouer le joug de la Prusse et de confondre de nouveau leurs intérêts avec ceux de l’Autriche, et il devenait impossible à l’Allemagne du Nord de soutenir la lutte. »

N’était-ce pas séduisant, et ce plan d’opérations n’était-il pas d’une lucidité merveilleuse ? Dans un coin cependant de ce lumineux tableau il y avait un point noir, et quand on s’y attachait, on le voyait monter, grandir, s’étendre, et bientôt couvrir tout de son ombre. Il était dit qu’en même temps que l’armée française se porterait vers Stuttgart, l’armée autrichienne « se formerait » en Bohême ; or l’archiduc Albert n’avait pas pu dissimuler que cette formation ne demanderait pas moins de six semaines, et que par conséquent pendant six semaines l’armée française se trouverait seule aux prises avec toutes les forces allemandes. Six semaines ! c’était beaucoup plus que n’avait duré la guerre de 1866 ; avant que l’Autriche ne fût en mesure, le gros du conflit serait assurément décidé dans un sens ou dans l’autre. Ainsi raisonnait-on dans le cabinet de l’empereur, les yeux sur la carte, le compas à la main, le maréchal Le Bœuf et le général Frossard un peu plus optimistes que les deux autres, mais n’allant pourtant pas jusqu’à nier le danger de cette combinaison qui n’en était pas une, puisqu’il n’y avait ni action simultanée, ni coopération effective. En fait, il n’y eut ni conclusion du débat, ni décision prise. A quelques jours de là, le général Lebrun fut envoyé à Vienne ; il vit l’archiduc Albert, il vit l’empereur François-Joseph qui lui déclara loyalement que l’Autriche était hors d’état d’entrer en campagne en même temps que la France, et qu’il désirait vivement que l’empereur Napoléon ne se fit aucune illusion sur le concours immédiat qu’il pouvait attendre de lui. Six semaines après, la guerre était déclarée.


II

L’état-major-général de l’armée que l’empereur devait commander en chef avait à sa tête un major-général, le maréchal Le Bœuf, et deux aides-majors généraux, les généraux Lebrun et Jarras. Pendant que les corps, dirigés, les uns sur la Sarre, les autres sur le Rhin, essayaient de se former et de se tirer du désarroi où les avait surpris la déclaration de guerre, le maréchal Le Bœuf s’efforçait, avec une hâte fébrile, de parer aux difficultés qui lui étaient signalées de toutes parts. Il ne quitta Paris que le 23 juillet, avec le général Lebrun. Laissé aux ordres de l’empereur, le général Jarras se rendit à Saint-Cloud, le 24 au soir. De la terrasse couverte de marronniers on entendait, par les fenêtres du salon, des voix féminines chanter la Marseillaise ; l’impression du général fut pénible ; elle le fut encore, mais d’une autre sorte, quand, dans le cabinet de l’empereur, il put constater que le commandant en chef n’avait pas une habitude suffisante des détails topographiques, de ce qu’on appelle en un mot lire une carte. Le lendemain, il y eut un dîner qui fut très gai ; l’impératrice montrait une confiance absolue dans l’issue de la guerre.

Arrivé à Metz, le 28 juillet, à cinq heures du soir, l’empereur fit appeler immédiatement à la préfecture, où ses appartemens avaient été préparés, le major-général, les deux aides-majors et le maréchal Bazaine. Bazaine ! Voici qu’il entre sur le théâtre, le triste héros d’un drame lugubre, et, dès cette première scène, nous pouvons commencer à l’étudier dans son jeu.

Depuis deux ans que la crise était dans l’air, Bazaine, d’après de sérieux indices, peut-être des promesses même, s’était flatté d’être général en chef de l’armée de la Sarre ; or, la crise venue, c’était pour commander un simple corps, le 3e, qu’on venait de lui faire quitter le commandement de la garde impériale ! Il est vrai que les 2e et 4e corps étaient mis provisoirement sous ses ordres ; mais enfin il n’était qu’un subordonné ; il y avait au-dessus de lui l’empereur, et sous le nom de l’empereur, le major-général. Le témoin qui nous renseigne est un bon observateur. « Je remarquai particulièrement, nous dit le général Jarras, l’attitude froide et réservée du maréchal Bazaine. Il fut très bref dans ce qu’il avait à dire et s’abstint d’exprimer une opinion sur ce qu’il convenait de faire ; je ne sais s’il avait un plan d’opération tout prêt, mais il n’en laissa rien paraître. Il me sembla d’ailleurs qu’il était bien aise qu’on n’ignorât pas qu’il n’était nullement satisfait. » Même attitude, boudeuse et mécontente, dans la conférence tenue, par ordre de l’empereur, le 31 juillet, à Forbach, entre le maréchal Bazaine, le général Frossard, commandant du 2e corps, le général de Failly, commandant du 5e, le général Lebrun, les généraux Soleille, de l’artillerie, et Coffinières, du génie. Il s’agissait de s’entendre et de se concerter pour l’attaque de Sarrebrück. Le maréchal, qui devait avoir la direction générale de l’affaire, affecta de n’y prendre qu’un médiocre intérêt, et quand vint l’exécution, le 2 août, il en laissa tout le soin au général Frossard. Était-ce pour lui être agréable ? On vit bien, quatre jours après, tout le contraire, quand, le 6, à Forbach, le 2e corps, attaqué dès le matin par des forces qui ne cessèrent pas de grossir, attendit vainement le concours et le secours que lui devaient les divisions du 3e corps, placées à sa droite et à sa gauche, et qu’elles lui auraient certainement apportés si le maréchal Bazaine s’était hâté de leur dépêcher ses ordres ; quand elles les reçurent, il était trop tard ; le 2e corps, abandonné à lui-même, écrasé, mutilé, avait évacué Forbach ; il ne restait plus qu’à couvrir sa retraite.

Ce ne fut pas seulement la retraite du 2e corps ; dès le lendemain, toute l’armée se replia sur Metz. Selon l’intention de l’empereur, ce n’était qu’une première étape ; il voulait par Verdun redescendre jusqu’à Châlons et y attendre le maréchal de Mac-Mahon qui ramenait d’Alsace les 1er, 5e et 7e corps ; mais de Paris, l’impératrice et le ministère blâmaient ce mouvement rétrograde. Les télégrammes volaient, se croisaient, se heurtaient ; de là des retards, des lenteurs, des indécisions, ou plutôt des décisions contradictoires. Le 6e corps, commandé par le maréchal Canrobert, et qui devait former d’abord la réserve générale de l’armée, avait été laissé au camp de Châlons ; appelé en toute hâte à Metz, le 7 août, il avait déjà sa tête de colonne à Nancy quand il reçut l’ordre de revenir au camp, puis tout de suite un appel réitéré sur Metz. Trois divisions purent y arriver ; mais les trois quarts de la quatrième, toute la cavalerie, les réserves de l’artillerie et du génie, coupés par l’ennemi, furent contraints de rentrer à Châlons, de sorte que le 6e corps, ainsi qu’un navire désemparé, n’ayant plus tous ses élémens de force, tous ses moyens de résistance, allait, malgré l’énergie de son chef, affronter, dans des conditions inégales, un adversaire armé de toutes pièces et parfaitement outillé.

De Paris cependant les dépêches arrivaient de plus en plus pressantes, impérieuses. Soutenu par la régente, le nouveau ministre de la guerre, comte de Palikao, exigeait ouvertement la déchéance du major-général, son prédécesseur, et même à mots plus couverts, celle de l’empereur, commandant en chef. Le 12 août, « ce fut, dit le général Jarras, une scène lamentable dont je fus le témoin, dans le cabinet du maréchal Le Bœuf, au moment où venait d’arriver la dépêche de l’impératrice. La consternation était peinte sur les visages. L’empereur impassible regardait et attendait. Le maréchal Le Bœuf, atterré, se plaignait amèrement de l’injustice des hommes. Le général Changarnier, qui partageait son temps entre le cabinet de l’empereur et celui du major-général, déplorait la mesure et, sans donner aucun avis sur ce qu’il convenait de faire, cherchait quels pouvaient être les hommes pervers qui, dans les circonstances critiques où nous nous trouvions, avaient frappé ce coup dont, selon lui, la signification était évidemment révolutionnaire. Assurément, l’impérialiste le plus dévoué n’aurait pas parlé avec plus de mépris des membres de l’opposition. Quant à M. Thiers, qu’il déclarait connaître à fond et qu’il a depuis lors plusieurs fois appelé son ami, il ne trouvait pas de termes assez violons pour qualifier son ambition malsaine et son activité révolutionnaire, disait-il. Je ne pouvais pas en croire mes oreilles, mais j’étais loin de prévoir ce que je devais entendre plus tard. »

Le major-général avait envoyé, par un télégramme, en termes très dignes, sa démission à l’impératrice qui lui fit une réponse gracieuse. Dans le même temps, l’empereur abdiqua le commandement de l’armée du Rhin. Le maréchal Bazaine fut nommé général en chef, et on lui donna, sans le consulter, car il n’était pas présent, pour chef d’état-major le général Jarras. « Je n’avais, dit celui-ci, nullement désiré et encore moins recherché ces fonctions. Aussi, au moment où je fus prévenu de la désignation dont je venais d’être l’objet, en présence de l’empereur, du maréchal Le Bœuf, du général Changarnier et du général Lerun, je protestai ; mais on insista et, je dus obéir, n’écoutant que le sentiment du devoir. »

III

Bazaine a écrit deux volumes sur son commandement. Le premier[2], publié à Paris en 1872, avant le procès, n’est guère qu’une compilation d’ordres, de dépêches et de rapports. Il n’en est pas de même du second[3], publié à Madrid en 1883. Celui-ci est un gros pamphlet, bourré de récriminations, d’attaques, d’insultes et de violences contre tout et contre tous. Il a osé y coller cette épigraphe : Veritas vincit. Si l’on y cherche la vérité promise, voici ce qu’on trouve : une incohérence calculée. A. tous les endroits délicats, à tous les passages dangereux, l’auteur se dérobe, disparaît tout à coup, à l’abri d’une digression inopinée, étrangère au sujet ; après quoi, le défilé franchi de la sorte, il reparaît et poursuit, avec une aisance parfaite, comme si de rien n’était. C’est merveilleux comme tour de passe-passe.

Voici ce qu’il dit, avec une modération d’ailleurs plus rare que de coutume, au sujet du général Jarras, nommé chef d’état-major. « Cet officier-général me lut imposé contrairement aux habitudes qui laissent la désignation, ou au moins la proposition à faire, au chef de l’armée sous les ordres duquel il doit servir. Il y a dans ces fonctions des relations journalières telles qu’il est indispensable, pour la marche régulière d’un service aussi important, que les caractères aient une grande assimilation, et je voulais avoir le général Manèque qui avait été avec moi au Mexique. Cette observation n’est pas dans ma pensée un blâme pour M. le général Jarras, loin de là, car j’ai toujours été satisfait de sa manière d’être à mon égard ; elle n’est que pour prouver qu’il m’a été imposé avec le commandement en chef. Il en a été de même des officiers composant le grand état-major-général, parmi lesquels s’en trouvaient quelques-uns, plutôt faits pour être journalistes-reporters que militaires, et dont je me serais bien passé. »

Écoutons maintenant le général Jarras. « J’espérais que le maréchal Bazaine, qui jusqu’alors m’avait témoigné de la bienveillance, faciliterait ma tâche, et ce fut là mon erreur. En effet, dès le commencement, le maréchal m’a systématiquement tenu à l’écart, sans me faire part de ses projets, si ce n’est au moment où il me donnait ses instructions pour transmettre ses ordres à l’armée. Pour être constamment en mesure de remplir ses fonctions dans toute leur étendue, le chef d’état-major a besoin d’une autorité qu’il ne peut tenir que de la confiance du commandement. De là résulte la nécessité d’une entente complète et incessante entre le commandement et le chef d’état-major ; aussi ai-je fait tous mes efforts pour obtenir la confiance du maréchal Bazaine ; je puis même dire que j’ai été jusqu’à faire abstraction de ma personnalité, en vue du bien du service ; mes bonnes intentions ont été stériles. Dès le moment où il prit possession de son commandement, le maréchal Bazaine réduisit mes fonctions à celles d’un agent passif. Je n’étais pour lui qu’un secrétaire. » — « Les états-majors, ajoute-t-il ailleurs, sont les yeux, les oreilles, la voix de leur général, de sorte que, dans tout ce qu’ils font et disent en matière de service, leur devoir est de s’identifier avec lui. Ayant à chaque instant à transmettre la pensée de son général, le chef d’état-major a besoin de posséder toute sa confiance, et comme la confiance ne s’impose pas, il est désirable que le général fasse lui-même le choix de son chef d’état-major. » Sur ce point-là seulement Bazaine et Jarras tombaient d’accord. Le chef d’état-major est le confident de la tragédie classique. Ce fut une faute lourde à ceux qui s’avisèrent d’accoler deux caractères si dissemblables, la droiture un peu brusque de l’un à la duplicité cauteleuse de l’autre.

Dès le premier jour, le général Jarras fit l’épreuve du sort qui l’attendait. Le nouveau commandant en chef avait son quartier-général à Borny ; le nouveau chef d’état-major, qui était à Metz, avait hâte de rejoindre le maréchal, quand celui-ci lui fit savoir qu’ils étaient fort bien où ils se trouvaient l’un et l’autre. Quelques heures plus tard, venu à Metz à l’improviste, le maréchal était déjà en voiture prêt à reprendre le chemin de Borny, lorsque le général, averti par hasard, arriva tout juste pour s’entendre dire qu’on n’avait pas d’ordres à lui donner. Cependant, il en reçut dans la soirée ; il s’agissait de préparer pour le lendemain, 14 août, la marche de l’armée sur Verdun.

Voici quelles étaient, à cette date, les forces de l’armée dite encore du Rhin : cinq corps comprenant quinze divisions d’infanterie et vingt et un régimens de cavalerie marchant avec eux, plus deux divisions de réserve de cavalerie. Le 2e corps avait pour chef le général Frossard ; à la tête du 3e, auparavant commandé par le maréchal Bazaine, était le général Decaen ; blessé mortellement ce même jour, à la bataille de Borny, il fut remplacé par le maréchal Le Bœuf ; le 4e avait pour chef le général de Ladmirault ; le 6e le maréchal Canrobert ; le général Bourbaki était à la tête de la garde impériale. Les généraux de Forton et du Barrail menaient les divisions de réserve de cavalerie. Les généraux Soleille et Coffinières commandaient respectivement les armes spéciales, artillerie et génie. Les effectifs étaient de 122,000 hommes d’infanterie, de 13,000 cavaliers, de 10,000 artilleurs ; en y ajoutant les troupes du génie, les services administratifs et les services auxiliaires, on pouvait compter 160,000 hommes. L’artillerie avait 90 batteries attelées, soit 540 bouches à feu, canons et mitrailleuses.

L’attaque des Prussiens sur Borny, le 14 août, victorieusement soutenue et contenue par les 3e et 4e corps, avait eu pour objet et eut pour effet de retarder la retraite de l’armée dans la direction de Verdun et sa concentration sur le plateau de Gravelotte. La journée du 15 fut employée tout entière au défilé des colonnes suivant les directions indiquées ; le soir venu, quelques-unes d’entre elles n’avaient pas encore atteint les emplacemens assignés à leurs bivouacs. Cependant, de mauvais symptômes étaient signalés ; l’ennemi, ayant passé la Moselle au-dessus de Metz, forçait de marche sur la gauche, et ses éclaireurs avaient été vus sur la route de Verdun, à Mars-la-Tour. L’empereur était à Gravelotte ; le général Jarras l’y aperçut, comme à l’ordinaire, calme, impassible. ; mais le prince impérial, inquiet, anxieux, allait de l’un à l’autre, quêtant des opinions rassurantes, des impressions favorables, des motifs d’espérance. Enfin, dans la nuit du 15 au 16, vers trois heures du matin, Napoléon III et son fils, escortés par une brigade de cavalerie, quittèrent Gravelotte et par Doncourt purent gagner Verdun ; ils allaient rejoindre les troupes qu’on réunissait au camp de Châlons. Quelques heures plus tard, c’eût été trop tard. Le 16, à dix heures, commençait la bataille de Rezonville.

Comme à Borny, l’armée se défendit vigoureusement et gagna même un peu de terrain sur sa droite ; comme à Borny, les Prussiens se tinrent satisfaits, parce qu’ils avaient encore une fois retardé la marche de l’armée française. Non-seulement ils l’avaient retardée, ils lui avaient coupé la route directe de Metz à Verdun ; en dépit de ses efforts, le 4e corps n’avait pas pu les déloger de Mars-la-Tour. Dans les bivouacs français néanmoins, on se félicitait, on était fier de cette rude journée ; il y avait plus au nord d’autres chemins, celui de Briey par exemple, et l’on ne doutait pas que, dès les premières heures du lendemain, par un simple changement de direction, la marche ne fût reprise ; personne, même parmi les pessimistes, ne s’arrêtait à l’idée qu’on pût rétrograder vers Metz. Dans la nuit, tout à coup, l’ordre en fut donné. Quelle stupeur ! Vers onze heures du soir, le maréchal Bazaine avait dicté au général Jarras une circulaire qui prescrivait aux commandans des corps d’armée de se replier, dès le point du jour, de prendre position, la gauche à Rozérieulles, la droite à Saint-Privat, et de s’y couvrir par des ouvrages de campagne. Quel était le prétexte de ce recul ? L’insuffisance, sinon le manque de vivres et de munitions. Pour les vivres, le prétexte était faux ; pour les munitions, il était tout au moins contestable. Il est vrai que le commandant supérieur de l’artillerie, le général Soleille, avait manifesté à ce sujet une inquiétude excessive, dont le général en chef n’avait pas manqué de se faire un argument ; mais la distance n’était pas si grande que du champ de bataille glorieusement conservé il ne fût facile d’envoyer caissons et fourgons se remplir à Metz : en profitant de la nuit, c’eût été l’affaire de quelques heures.

On se replia donc. Pendant toute la journée du 17, les troupes travaillèrent à se retrancher ; les lignes d’Amanvilliers, comme on les nomma, devinrent en effet très fortes, si ce n’est vers la droite, du côté de Saint-Privat, où le terrain était moins favorable à la défensive. C’était le poste assigné au 6e corps, le plus mal outillé, le plus mal armé, le moins en état de s’éclairer, puisque, ainsi qu’on l’a vu, son parc du génie, sa réserve d’artillerie, sa cavalerie, refoulés sur le camp de Châlons, n’avaient pas pu le rejoindre. De ce côté donc, les ouvrages de campagne n’eurent ni le développement, ni le profil qui, là plus qu’ailleurs, eussent été nécessaires.

Tel était l’état des choses quand, le 18, dans la matinée, les avant-postes signalèrent un grand mouvement de colonnes ennemies, de gauche à droite. Le maréchal Bazaine ne parut pas s’en inquiéter. Vers dix heures, il envoya le colonel Lewal, de l’état-major-général, faire une reconnaissance, non pas sur le front, mais en arrière des troupes, afin de déterminer les points que les corps devraient occuper, lorsqu’il en serait donné l’ordre. Cependant le canon commençait à gronder ; à midi, la bataille était engagée sur toute la ligne. Le maréchal affectait une telle confiance dans la solidité de sa position défensive qu’il disait et répétait que cette attaque ne pouvait pas être sérieuse ; ce fut vers deux heures seulement qu’il se décida, pour voir ce qui se passait, à monter à cheval ; mais il n’alla pas plus loin que le fort Saint-Quentin où il établit son observatoire. Cependant le général de Ladmirault et le maréchal Canrobert demandaient du renfort ; l’artillerie du 6e corps était notoirement insuffisante ; vers la fin de la journée, le commandant en chef lui envoya deux batteries à cheval de la garde. Ce fut, pendant la bataille, tout ce qui fut engagé de ce corps d’élite, à la tête duquel le général Bourbaki frémissait d’impatience ; pareillement, la réserve générale d’artillerie et la plus grande partie de la cavalerie furent laissées en attente au bivouac. A sept heures, le maréchal Bazaine rentrait au quartier-général, non pas triomphant, mais satisfait. Tout à coup, vers neuf heures, à nuit close, il y eut une rumeur de panique sur la route de Woippy à Saint-Privat ; un peu après, le général Jarras vit arriver ensemble le commandant Lonclas, aide-de-camp du maréchal Canrobert, et le capitaine de La Tour du Pin, aide-de-camp du général de Ladmirault. Tous les deux apportaient de fâcheuses nouvelles : tourné, attaqué, canonné de front et de flanc, le 6e corps n’avait pu se maintenir à Saint-Privat ; il se retirait, et le 4e, lié à sa fortune, se retirait comme lui, l’un et l’autre continuant de se battre en retraite. Il faut ici donner la parole au général Jarras : « L’attitude et le langage de ces deux officiers faisaient suffisamment connaître que, malgré la vigueur et la ténacité des troupes, nous avions subi un échec dont il n’était pas possible à ce moment d’apprécier la gravité. Je les conduisis immédiatement auprès du maréchal qui avait fait fermer sa porte, afin de pouvoir travailler sans être dérangé inutilement. Il écouta ces rapports sans laisser paraître ni émotion ni surprise ; presque sans prendre le temps de la réflexion, il indiqua sommairement les positions nouvelles que les corps devaient occuper, et remarquant la tristesse de ces deux aides-de-camp, il les engagea à bannir toute inquiétude et ajouta : « Ce mouvement devait être fait demain matin, vous le ferez quelques heures plus tôt. »

Ainsi ces fameuses lignes d’Amanvilliers, si bien choisies, si bien retranchées, si fortes, ce n’était, après Rezonville, que la seconde étape de la retraite sous Metz, et il avait déjà préparé la troisième ; et c’était pour reconnaître celle-ci qu’il avait, dès le matin, avant tout engagement, fait partir le colonel Lewal.

Dans son apologie de 1883, il a écrit ceci : « Me conformant aux instructions contenues dans le titre XIII du Service en campagne : « Le commandant en chef prescrit à l’avance les dispositions à suivre en cas d’insuccès ; il indique aux officiers-généraux et aux chefs de corps les mouvemens qu’ils auraient à faire dans les différentes chances qu’on peut prévoir, et les positions qu’ils devraient successivement occuper… » j’avais envoyé M. le colonel Lewal reconnaître les positions en arrière des lignes d’Amanvilliers et les routes qui y conduisaient, pour qu’en cas d’une retraite forcée, les commandans des corps d’armée sachent où diriger leurs troupes. Quel grief n’en tire-t-on pas contre ma pensée ! « C’était la preuve que je ne voulais pas m’éloigner de Metz… » et beaucoup d’autres balivernes plus absurdes et malveillantes les unes que les autres. Cela ne prouve qu’une chose, c’est que les médisans ne connaissaient pas le règlement sur le service en campagne, et je n’en fus pas étonné. » C’est tout. Quoi ! sur une question d’un si grand intérêt, c’est là toute sa défense ! Il en sent si bien le défaut que, par une de ces digressions dont il est coutumier, il nous donne tout de suite le dispositif de l’armée allemande, et comme cette diversion ne pourrait pas suffire, tout de suite encore, en douze grandes pages de petit texte, le journal de marche du 64e de ligné, depuis le 21 juillet 1870, « départ de Calais, » jusqu’au 31 août, a combat de Servigny. »

Dans un passage excellent de son livre, le général Jarras a porté sur l’état d’esprit du maréchal Bazaine, en ce moment critique, un jugement qui deviendra l’arrêt de l’histoire. « Ni par l’étendue de son savoir, ni par son génie militaire, ni par l’élévation de son caractère, le maréchal Bazaine n’était en mesure de tirer l’armée du Rhin de la situation fâcheuse où elle se trouvait, le jour où il lut investi du commandement en chef. Il est d’ailleurs une qualité indispensable dans les circonstances difficiles qui lui faisait complètement défaut. Il ne possédait en aucune manière l’énergie du commandement, il ne savait pas dire : Je veux, et se faire obéir. Donner un ordre net et précis était de sa part une chose impossible. Je crois aussi bien fermement que, quoi qu’il fît, il sentait dans son for intérieur que la situation et les événemens étaient au-dessus de ses forces. Il succombait sous le poids de cette vérité accablante. N’ayant pas su arrêter un plan de conduite, il n’avait pas un but net et précis ; il tâtonnait et voulait ne rien compromettre, en attendant que les événemens lui ouvrissent des horizons nouveaux dont il espérait, au moyen d’expédiens plus ou moins équivoques, parvenir à dégager, sinon son armée, au moins sa personnalité et ses intérêts. Faute de mieux, il s’est abandonné au hasard, dernière ressource de ceux qui ne comptent plus sur eux-mêmes. Mais que l’on suppose un instant le commandant en chef de l’armée du Rhin doué de l’énergie puissante et patriotique des grandes âmes, il eût méprisé tous les petits calculs plus ou moins aléatoires pour marcher franchement et virilement droit au but. Il eût certainement enflammé de cette pensée tout à la fois si grande et si simple son armée entière, depuis ses commandans de corps d’armée jusqu’aux derniers soldats ; il l’eût entraînée d’enthousiasme à un effort suprême, et fortement résolu à vaincre à tout prix, j’ai la conviction qu’il aurait vaincu. »


IV

C’en était fait. Ramenée à Metz, sous le canon des forts, l’armée désormais était rivée à la place. Le 19 août, elles commencèrent d’être bloquées ensemble. Il y avait huit jours que Bazaine avait pris le commandement.

À cette même date, il adressait à l’empereur le télégramme qui devait entraîner de si fatales conséquences : « Les troupes sont fatiguées de ces combats incessans qui ne leur permettent pas les soins matériels ; il est indispensable de les laisser reposer deux ou trois jours. Je compte toujours prendre la direction du nord, et me rabattre ensuite par Montmédy sur la route de Sainte-Menehould à Châlons, si elle n’est pas fortement occupée ; dans ce cas, je continuerais sur Sedan et Mézières pour gagner Châlons. » Le même jour, il mandait au maréchal de Mac-Mahon : « J’ai dû prendre position près de Metz, pour donner du repos aux soldats et les ravitailler en vivres et en munitions. L’ennemi grossit toujours autour de nous et je suivrai très probablement, pour vous rejoindre, la ligne des places du nord. Je vous préviendrai de ma marche, si je puis toutefois l’entreprendre sans compromettre l’armée. » On voit la différence de ces deux télégrammes, et combien le second était restrictif du premier.

Face à face avec ses lieutenans et dans ses communications avec les troupes, le maréchal manifestait hautement ses intentions de départ. Le 25 août, l’armée fut prévenue d’avoir à s’approvisionner pour trois jours et de se tenir prête à marcher le lendemain, dès l’aube. En effet, le 26, le mouvement commença ; à midi, tous les corps, sauf la garde, étaient en position sur la rive droite de la Moselle. Les commandans des corps d’armée avaient été convoqués au château de Grimont. En s’y rendant, le maréchal laissa tomber ces mots : Que vont-ils me dire ? Le général Jarras, qui les recueillit non sans étonnement, se permit une remarque : quels que fussent les avis des lieutenans, c’était au chef seul qu’il appartenait de décider, parce que la responsabilité appartenait à lui seul. La remarque était juste, irréfutable, mais elle était déplaisante ; le maréchal n’y répondit pas. Que vont-ils me dire ? Ces cinq monosyllabes, qui n’avaient l’air de rien, c’était tout. Le jeu de Bazaine allait être, en effet, de circonvenir et d’enlacer ses lieutenans, de solliciter habilement leurs sentimens personnels, de transformer peu à peu les sentimens en opinions, les opinions en décisions, de se décharger sur autrui de sa responsabilité propre, de faire, en deux mots, d’une réunion purement consultative une sorte de parlement militaire dont les votes feraient loi. Ce n’était pas du premier coup qu’il se flattait d’y réussir ; aussi l’essai qu’il allait tenter le rendait-il anxieux.

La réunion eut lieu à une heure. Le maréchal indiqua brièvement son intention de gagner Thionville par la rive droite de la Moselle, puis de repasser sur la rive gauche dans la direction de Montmédy. Voilà son plan : qu’en pensait-on ? Tous commencèrent par déclarer qu’ils étaient prêts à marcher sur l’ordre du commandant en chef. Il n’y avait donc qu’à lever la séance et à donner le signal aux troupes qui attendaient l’arme au pied. Il n’en fut rien fait, le maréchal ayant témoigné le désir d’interroger les commandans de corps d’armée sur les dispositions physiques et morales de leurs hommes ; puis il donna la parole au général Soleille. Le commandant supérieur de l’artillerie, dont l’opinion, le 16 août, après la bataille de Rezonville, avait servi de prétexte au premier mouvement de retour sur Metz, se déclara nettement pour l’expectative en alléguant, d’abord la fatigue de l’armée, puis l’importance stratégique de la position qu’elle occupait, sur les derrières de l’ennemi, avec cet avantage d’immobiliser les deux cent cinquante mille hommes du prince Frédéric-Charles. A son tour, le général Coffinières, qui était à la fois commandant supérieur du génie de l’armée et gouverneur de Metz, conclut comme le préopinant, mais pour un autre motif, à savoir l’urgence de compléter les défenses de la place et surtout des forts qui n’étaient pas en état de soutenir une attaque de vive force. Les argumens des généraux Soleille et Coffinières ayant visiblement frappé les autres membres du conseil, le maréchal recueillit aussitôt les voix qui allèrent à l’expectative. Comme, pendant cette délibération prolongée, un violent orage avait inondé les terres, il fut convenu que le mauvais temps serait allégué comme raison du contre-ordre que les troupes allaient recevoir. Ainsi échoua cette première velléité de rentrée en campagne.

Le 30 août, une rumeur se propagea que, parti du camp de Châlons avec une armée refaite, le maréchal de Mac-Mahon arrivait à la rescousse. La journée du lendemain fut d’abord la répétition de la prise d’armes du 26, concentration sur la rive droite de la Moselle et réunion du conseil au château de Grimont. Là, en effet, le maréchal Bazaine donna lecture de deux dépêches annonçant la marche de l’armée de Châlons sur la Meuse ardennaise, puis il fit connaître à ses lieutenans la part que chacun d’eux allait prendre aux opérations dont l’objectif était d’abord la trouée des lignes allemandes, puis Thionville. A deux heures, les commandans des corps étaient à la tête de leurs troupes. Le maréchal Le Bœuf devait commencer l’attaque, au signal d’un coup de canon tiré sur l’ordre du général en chef. Celui-ci parcourait le terrain, faisant construire des épaulemens de batteries, rectifiant la direction des têtes de colonnes. Le temps passait ; trois heures sonnèrent, puis quatre heures ; alors seulement le maréchal Bazaine parut s’étonner de l’inaction du 3e corps ; il semblait avoir oublié que c’était lui-même qui s’était réservé de donner le signal ; une observation du général Jarras lui rendit la mémoire ; le coup partit et l’action s’engagea. Il était bien tard. Aux dernières lueurs du jour, les Allemands pétaient chassés de Noisseville, de Servigny et de Villers-l’Orme ; malheureusement, pendant la nuit, les troupes qui occupaient Servigny, attaquées par l’ennemi en force, ne purent s’y maintenir et le village fut perdu. Le 1er septembre, un épais brouillard couvrait la campagne ; il ne se dissipa qu’après sept heures. Les Allemands étaient accourus en masses profondes et leur artillerie avait la supériorité du nombre et du tir. L’action reprise ne donna pas d’aussi bons résultats que ceux de la veille ; il fallut céder peu à peu le terrain conquis, puis rentrer dans le camp retranché de Metz ; l’ennemi n’inquiéta pas la retraite. Telle a été la bataille de Noisseville.

Fidèle à sa manière de répartir sur d’autres têtes la charge de responsabilité qui pesait sur la sienne, le maréchal Bazaine ne manqua pas de se plaindre que ses ordres n’eussent pas été exécutés comme ils auraient dû l’être. « Je l’avais entendu déjà, dans plusieurs circonstances, écrit le général Jarras, insinuer que ses lieutenans manquaient d’intelligence de la guerre et négligeaient quelquefois, peut-être avec intention, de se conformer aux ordres qu’il leur donnait ; mais, soit par nature, soit par calcul, le maréchal Bazaine ne pouvait pas se résoudre à exercer le commandement d’une main ferme et vigoureuse. Trop souvent ses ordres manquaient de précision ; dans bien des cas, on pouvait croire qu’ils prêtaient volontairement à l’équivoque. Écrasé par le sentiment de sa responsabilité, il lui semblait qu’elle était partagée par ceux qui étaient les plus élevés après lui, lorsqu’il les avait consultés même indirectement. En même temps il dépréciait ces mêmes lieutenans et, pour mieux parvenir à son but, il les attaquait par le ridicule. Cependant il accueillait avec une bonhomie trompeuse tous ceux qui l’approchaient, et il m’est arrivé plusieurs fois de le voir faire une très gracieuse réception à ceux que, quelques instans auparavant, mais en leur absence, il avait accablés non-seulement de ses sarcasmes, mais encore de ses insinuations malveillantes. Il se croyait populaire et voyait avec un dépit mal dissimulé ce qui pouvait attirer sur d’autres l’attention publique. C’est dans ce sens qu’on peut dire qu’il était jaloux du commandement. Il était facile de le voir au soin qu’il prenait de rejeter les insuccès sur ses sous-ordres. »


V

Le 3 septembre, on entendit des avant-postes de grandes clameurs dans les lignes prussiennes. Deux jours plus tard, les vigies signalèrent à l’horizon vers le sud de longues traînées de poussière comme en soulèvent les colonnes en marche ; aussitôt le bruit courut à travers les camps d’une grande défaite des Allemands qui se repliaient à la hâte. Hélas ! c’étaient les débris de l’armée de Châlons qui s’en allaient en Allemagne. Après les batailles de Rezonville et de Saint-Privat on avait renvoyé à l’ennemi quinze cents prisonniers, à charge d’échange. Le 7 septembre, il commença d’acquitter sa dette ; on vit arriver aux avant-postes sept cent cinquante hommes, non pas des régimens de l’armée de Metz, mais de ceux qui avaient combattu à Beaumont et à Sedan. L’émotion fut grande ; loin de comprimer les cœurs, elle les gonfla d’un tumultueux désir de vengeance.

Le 10, autre émoi : la révolution du 4 septembre ! Le maréchal Bazaine essaya vainement d’en arrêter la nouvelle. Il déclara qu’en attendant les ordres du gouvernement, il s’abstiendrait de grandes luttes, mais que les commandans des corps devaient tenir leur monde en haleine et l’ennemi en alerte par de fréquentes actions de petite guerre. Sur les questions de politique il se tenait fort réservé ; surpris par l’événement, il attendait. Selon l’opinion connue ou présumée de ceux avec lesquels il s’entretenait tête-à-tête, son langage variait de façon à donner satisfaction à chacun tour à tour. De fait il y avait dans l’armée une grande divergence de sentimens ; on en eut la preuve, le dimanche suivant, à la parade où devaient être reconnus les officiers nouvellement promus dans le 6e corps. Certains colonels employèrent l’ancienne formule : Au nom de l’empereur ! D’autres dirent : Au nom du peuple français ! ou bien : Au nom de la république française ! ou bien encore : Au nom du gouvernement de la défense nationale ! Un ordre rétablit provisoirement la formule d’usage.

La petite guerre recommandée par le général en chef se faisait de temps à autre, principalement sous la forme de fourrages exécutés dans les villages situés entre les lignes des deux armées. Ils ne donnèrent pas assez de résultats pour relever le stock des approvisionnemens dont on commençait à s’inquiéter avec raison. Les hommes ne soutiraient pas encore, bien que les rations de vivres eussent été déjà réduites ; mais les chevaux mouraient de faim ; la cavalerie ne comptait plus, par régiment, que deux escadrons en état de service, et l’artillerie diminuait dans la même proportion le nombre de ses batteries attelées. Si l’on voulait s’ouvrir un passage de vive force à travers les lignes allemandes, en un mot si l’on voulait combattre, il n’y avait plus de temps à perdre. Assurément l’armée le voulait de grand cœur ; le maréchal Bazaine le voulait-il aussi bien ?


VI

Jusqu’ici nous n’avons pu noter dans son attitude qu’un goût marqué pour la temporisation, pour l’attente, résultat de la défiance de soi-même, de la défaillance intellectuelle : voici qui est plus grave, la préoccupation politique, la connivence avec l’ennemi, voici venir la crise, la défaillance morale, en un mot, quoique ce mot coûte à dire, la trahison.

Le général Jarras se demande si, dès la nouvelle du 4 septembre, la pensée de devenir l’arbitre de la situation n’avait pas germé spontanément dans cette tête ; je ne le crois pas. Le germe, c’est un génie malfaisant, mais puissant et habile, qui l’y a semé, implanté, cultivé. C’est M. de Bismarck qui a été le grand tentateur ; c’est lui qui a fait miroiter devant Bazaine, devant son regard bassement avide, toutes les jouissances de l’ambition satisfaite et de la vanité repue. Sous prétexte de régler l’échange des prisonniers, des officiers de l’état-major du prince Frédéric-Charles étaient venus en parlementaires jusqu’au grand quartier-général, et l’on avait observé qu’après chacune de ces visites le maréchal se répandait en mauvais propos sur les hommes du 4 septembre et sur la répugnance qu’ils soulevaient dans les départemens. Comment le pouvait-il savoir ?

Un soir, le 23 septembre, un inconnu se présente aux avant-postes de Moulins. « Que faites-vous là ? D’où venez-vous ? Que voulez-vous ? — Je viens pour voir le maréchal Bazaine, que je dois entretenir. » On l’amène au quartier-général. « Qui doit-on annoncer ? — C’est inutile, je m’annoncerai moi-même. » Il reste une heure en tête-à-tête avec le maréchal, et retourne au château de Corny, résidence du prince Frédéric-Charles. Le lendemain 24, il reparaît. Le commandant en chef fait quérir le général Bourbaki et le maréchal Canrobert. A l’issue de cette conférence à quatre, le général Bourbaki revêt des habits civils, et, la nuit faite, part avec l’inconnu. Le 25, le général Desvaux reçoit du maréchal Bazaine l’ordre de prendre le commandement de la garde impériale, en remplacement du général Bourbaki en mission.

L’inconnu était un aventurier, un intrigant, du nom de Régnier ; c’était un agent de M. de Bismarck. Il s’était présenté au maréchal comme venant de la part de l’impératrice qui désirait conférer en Angleterre, soit avec le maréchal Canrobert, soit avec le général Bourbaki. Le maréchal Canrobert s’était récusé, le général avait accepté, mais à la condition d’être couvert par un ordre écrit, sur quoi le maréchal lui avait délivré la pièce suivante : « L’impératrice régente désirant avoir auprès d’elle M. le général Bourbaki, cet officier-général est autorisé à se rendre auprès de Sa Majesté. »

Comme épilogue à cet incident étrange, voici l’extrait d’une lettre adressée par le général Bourbaki au ministre de la guerre du gouvernement de Tours : « Une aventure des plus extraordinaires m’a fait sortir de Metz. Un monsieur Régnier est venu voir le maréchal Bazaine. Il disait que M. de Bismarck traiterait avec l’impératrice à des conditions possibles pour la France. Le maréchal me mit en rapport avec ce M. Régnier, qui était avec lui depuis plusieurs heures. Ce M. Régnier me dit entre autres choses qu’il espérait porter bientôt un traité à signer à l’impératrice. Bref, je suis arrivé à Chislehurst, où l’impératrice m’a dit qu’elle n’avait jamais exprimé le désir d’avoir, ou le maréchal Canrobert ou moi, auprès d’elle. Cette déclaration, dont j’avais le pressentiment depuis que j’avais lu les papiers publics, m’a frappé au cœur. Tout en étant couvert par l’ordre de mon chef, je me trouvais dans une fausse position. Je suis à Luxembourg. Si, contrairement à mes désirs, je ne parvenais pas à rejoindre nos soldats, je me mettrais à la disposition du gouvernement provisoire. » Bourbaki ne put pas rentrer à Metz ; soldat loyal et patriote, il n’hésita pas à se donner au service de la France envahie.

D’après le pamphlet apologétique de Bazaine, Régnier lui aurait insinué que, pour prix d’un armistice assurément bien désirable, les Allemands sans doute exigeraient, à titre de gage, la place de Metz ; à quoi il aurait été répondu que l’armée ne saurait acquérir sa liberté d’action, pour maintenir l’ordre, qu’à la condition de se retirer avec les honneurs de la guerre, mais sans aucune stipulation relative à la place de Metz.

Ce que voulait, avant tout, M. de Bismarck, c’était Metz ; il n’avait pas réussi dans ce premier essai, mais il n’était pas homme à lâcher prise, et il allait manœuvrer de sorte à jeter son filet sur Metz et sur l’année à la fois.

Par-dessus ces menées occultes, les apparences étaient que le commandant en chef préparait quelque grand coup de force auquel il préludait par des sorties partielles, ici sur Feltre, là sur Ladonchamps, ailleurs sur Colombey. Le 4 octobre, les commandans des corps d’armée furent convoqués au Ban San-Martin afin de se concerter pour la trouée générale et décisive. Le maréchal Bazaine exposa son plan, qui était de sortir sur Thionville par les deux rives de la Moselle. Ce projet de marche en deux colonnes séparées par la rivière, c’était une cible à critiques ; les objections ne manquèrent pas ; le maréchal se contenta de répondre placidement : « Je vous ai présenté le plan d’opérations qui m’a paru offrir le moins de difficultés ; si vous ne l’acceptez pas, veuillez m’en indiquer un autre qui sera discuté à son tour, et nous ferons ensuite ce qui aura été décidé par le conseil. » C’était le même homme qui, peu de temps auparavant, sur une observation respectueuse du général Jarras, avait répliqué d’un ton sec : « Dans les circonstances présentes, je ne prends conseil de personne. »

La grande sortie n’eut pas lieu ; mais, pour donner un leurre aux impatiences, il veut, le 7, un grand fourrage exécuté par le 6e corps sur les Grandes et les Petites Tapes, avec le soutien de deux divisions, l’une du 3e, l’autre du 4e, et le concours des voltigeurs de la garde. A son ordinaire, le commandant en chef se plaignit d’avoir été mal compris, l’affaire n’ayant pas été menée suivant ses intentions.

Le conseil fut réuni de nouveau le 10 octobre. Trois questions lui furent soumises, sur les approvisionnemens, sur la situation militaire, et, ce qui était plus grave, sur la situation politique. Au sujet des vivres, il y eut une prise très aigre entre les commandans des corps et le gouverneur de Metz, qui défendait les réserves de la place. Le pain allait manquer, mais non pas la viande des chevaux, abattus en grand nombre, parce qu’on ne les pouvait plus nourrir. Sur la question militaire, il n’y avait qu’une opinion, la sortie ; mais sur la manière de l’effectuer, on n’était pas d’accord. Restait la question politique, pour la première fois évoquée devant le conseil. Le maréchal Bazaine n’osa pas exprimer toute sa pensée, sa pensée de derrière la tête, mais il la laissa suffisamment entendre. Il s’agissait de s’adresser directement au roi de Prusse et d’obtenir de lui, par une convention honorable, le libre passage de l’armée destinée au rétablissement de l’ordre en France, préliminaire indispensable au rétablissement de la paix. Pour le maréchal Bazaine et pour les initiés, le rétablissement de l’ordre, c’était la restauration du gouvernement impérial, à quoi l’on savait M. de Bismarck favorable. Cela ne fut pas dit explicitement ; mais on s’accorda sur la démarche à faire auprès du roi Guillaume, et le général Boyer, premier aide-de-camp du commandant en chef, fut immédiatement désigné pour se rendre à Versailles. Par suite de difficultés soulevées par les Prussiens, il ne put se mettre en route que le 12, dans l’après-midi.

Cette mission nouvelle, après le départ inexpliqué du général Bourbaki, excita dans l’armée une surprise très voisine de l’agitation. Le maréchal Bazaine ne laissa pas de s’en inquiéter. Le général Boyer ne rentra que le 17 octobre ; le lendemain, le conseil se réunit pour l’entendre. Il déclara qu’il avait échoué, puis il donna le détail de ses conférences avec M. de Bismarck. Le ministre prussien lui avait nettement dit qu’avant de livrer passage à l’armée française, même pour le rétablissement d’un gouvernement régulier, il lui fallait des garanties effectives. Si le maréchal Bazaine ne se croyait pas qualifié pour signer des stipulations préalables à la conclusion d’un traité définitif, l’impératrice régente, qui avait déjà l’autorité politique, aurait, avec le concours de l’armée, l’autorité morale indispensable pour accomplir cet acte de gouvernement. C’était clair et catégorique. Avant de prendre une détermination, le conseil voulut se mieux renseigner sur l’état des esprits parmi les troupes. Le lendemain 19 octobre, les commandans des cinq corps d’armée firent leur rapport. Trois déclarèrent que leurs généraux étaient disposés à les suivre et répondaient de leurs hommes ; les deux autres furent beaucoup moins affirmatifs ; ils regardaient comme une imprudence grave l’épreuve qu’on voulait tenter ; l’échec n’entraînerait rien de moins que la division, le déchirement de l’armée. Devant ces déclarations contradictoires, on hésitait, les chances tournaient contre l’épreuve. Tout à coup, le général Changarnier réclama la parole. C’était la première fois qu’on le voyait au conseil ; comment y était-il entré ? à quel titre ? Après une très vive attaque au gouvernement de la défense nationale, il soutint avec non moins de chaleur la proposition suggérée par M. de Bismarck : « Là, s’écria-t-il en manière de péroraison, là seulement est le salut de l’armée, celui de la France et de la société. L’impératrice acceptera, parce que c’est le seul moyen de conserver le trône à son fils ; l’armée suivra l’impératrice, parce qu’elle sera profondément touchée de la confiance que lui témoignera une femme énergique et belle ! » Cette harangue emporta les votes ; la proposition fut adoptée ; il n’y eut d’opposans que le maréchal Le Bœuf et le général Coffinières ; ils ne pensaient pas que l’impératrice pût ou voulût accepter le rôle qui lui était offert.

Dans la soirée, le général Boyer partit pour Chislehurst ; quatre jours après, on sut qu’il avait échoué de nouveau. L’impératrice avait refusé ; devant l’histoire, ce sera son honneur. M. de Bismarck écrivit au maréchal Bazaine : « Les propositions qui nous arrivent de Londres sont, dans la situation actuelle, absolument inacceptables, et je constate à mon grand regret que je n’entrevois plus aucune chance d’arriver à un résultat par des négociations politiques. »

Ainsi s’effondrait d’un coup la scène péniblement échafaudée par le maréchal Bazaine ; ainsi, même dans son imagination complaisante, s’évanouissait cette vision fantastique d’une armée française défilant, flanquée de colonnes prussiennes, sous le regard protecteur de M. de Bismarck, et, passant, par un demi-tour à droite, de la guerre étrangère à la guerre civile.


VII


L’agonie commence. Le 24 octobre, le conseil se réunit. Que faire ? Devait-on tenter la sortie de désespoir ? Quelles chances avait-elle ? La discussion se prolongea. Il fut dit que toute la cavalerie était démontée, qu’il ne restait plus par division qu’une batterie de 12 et une de mitrailleuses, dont les attelages même n’étaient pas complets. Le général de Ladmirault se décida le premier à déclarer nettement qu’à son avis la sortie tournerait en désastre et que l’armée serait anéantie ou dispersée dans le plus affreux désordre ; un peu plus, un peu moins accentuée, cette opinion fut au fond celle des autres commandans de corps, à l’exception du maréchal Le Bœuf qui se prononça pour « l’héroïque folie. » On finit par baisser la tête en reconnaissant la nécessité impérieuse d’entrer en pourparlers avec l’ennemi. Ce fut le général Changarnier qui se chargea de porter au prince Frédéric-Charles des offres de convention dont voici le sens : « Le sort de la place de Metz resterait distinct de celui de l’armée qui serait autorisée à se rendre, avec armes et bagages, ou en Algérie, ou sur un point quelconque du territoire français, à la seule condition de ne plus combattre les troupes allemandes pendant la durée de la guerre. »

Le 25, avant midi, le prince Frédéric-Charles fit au général Changarnier l’accueil le plus courtois, mais il repoussa péremptoirement ses propositions et le pria de dire au maréchal Bazaine que, ce même jour, à cinq heures, au château de Frescati, son chef d’état-major donnerait communication à l’officier-général que le maréchal voudrait bien déléguer, des conditions qu’il avait l’ordre de, lui faire connaître. Ces conditions, remises par écrit au général de Cissey, délégué du maréchal, se résumaient en ce seul mot : capitulation ! capitulation commune à l’armée et à la place, avec tout le matériel de guerre, canons, fusils, armes et munitions de toute espèce, drapeaux, vivres, etc.

Le 26, le maréchal Bazaine donna lecture au conseil du protocole rapporté par le général de Cissey. De nouveau, le conseil reconnut, cette fois à l’unanimité, que toute tentative de sortie ne pouvait pas manquer d’être un désastre et courba la tête sous la fatalité d’une capitulation. On relut les clauses du protocole, cherchant le moyen d’y introduire quelque adoucissement : le général de Cissey déclara que, dans sa conviction, les ordres du roi de Prusse étant absolus, toute discussion serait inutile. Le maréchal Bazaine avait décidé que l’officier-général qui aurait la dure mission de rédiger le texte définitif de la convention et de la signer, de concert avec le général de Stiehle, chef d’état-major de l’armée prussienne, serait son propre chef d’état-major, c’est-à-dire le général Jarras. Celui-ci, qui avait assisté à tous les conseils, mais en simple auditeur, n’ayant pas voix délibérative, se récria et protesta vainement. Le maréchal, toujours préoccupé de faire partager aux autres sa responsabilité, surtout lorsque, dans ces dernières conjonctures, elle devenait si redoutable, déclara le général Jarras « fondé de pouvoir de tout le conseil, » et le conseil approuva.

Le même soir eut lieu, au château de Frescati, la première conférence entre les deux chefs d’état-major ; elle dura six heures. Il y en eut une seconde, presque aussi longue, le lendemain. Le général Jarras défendit énergiquement son terrain, pied à pied, sans pouvoir gagner sur celui d’un adversaire impassible. Le général de Cissey l’en avait bien prévenu, la discussion était inutile. Néanmoins, sur un point de dignité militaire, le général de Stiehle céda ; il lut convenu que les officiers prisonniers de guerre conserveraient l’épée. Enfin, le 27 octobre, à dix heures et demie du soir, les instrumens de la convention, l’un en français, l’autre en en allemand, dûment lus et collationnés, il fallut y apposer les signatures : « À ce moment, dit le général Jarras, mon cœur battait à se rompre ; ma main, pouvant à peine tenir la plume, se refusait à tracer les lettres de mon nom ; j’étais anéanti ; cependant je fis un effort suprême et ces deux signatures furent apposées. Je sortis immédiatement de ce château maudit pour moi. »

Un dernier conseil fut tenu le lendemain pour recevoir son rapport, qui fut approuvé. « Après m’avoir donné ce témoignage de satisfaction, ajoute le général, le conseil se sépara. Chacun de ses membres avait hâte de retourner auprès de ses troupes, afin de préparer les détails de la capitulation qui devait recevoir son exécution le lendemain 29, à midi. Au moment de cette séparation, une émotion vive, mais difficilement contenue, se lisait sur les visages, et des larmes jaillirent des yeux. Navrant spectacle que je ne puis oublier ! »

Le livre du général est tout entier à lire, mais surtout les pages consacrées à ces dernières et douloureuses journées. On y verra notamment la triste affaire des drapeaux, l’agitation qui se produisit à Metz et dans les camps pendant la nuit du 28 au 29 octobre. Le maréchal Bazaine ne reparut pas devant ses troupes ; il s’en alla au village de Longeville attendre l’heure d’être reçu par le prince Frédéric-Charles, au château de Corny. A midi, les Prussiens prirent possession de Metz, et l’armée, systématiquement et depuis si longtemps condamnée à l’inaction par son chef, s’en alla rejoindre en Allemagne les camarades vaincus, mais après s’être héroïquement battus à Sedan.

J’ai hâte d’en finir avec ce cauchemar ; mais je ne veux pas terminer sans rendre un dernier hommage à la mémoire du général Jarras. C’est à lui, c’est à ce témoin loyal et sûr que je dois de connaître à fond l’homme qui, tout aux rêves d’une infatuation délirante, a pu misérablement oublier ce que, dans le procès de Trianon, le président du conseil de guerre a dû lui rappeler d’un mot simple et grand : la France !


CAMILLE ROUSSET.

  1. Je tiens le propos du maréchal Niel lui-même. Au moment des élections législatives de 1869, il m’avait demandé un aperçu rapide et précis de la politique de Casimir Perier, intérieure et extérieure. C’est lorsque je lui portai ce travail qu’il me dit ce que je viens de rapporter, et il ajouta : « Je me suis mis à l’œuvre, et le jour est enfin venu où j’ai pu dire à l’empereur : Nous sommes prêts. » Cette assertion me parut grave. Quelques semaines après, le maréchal était mort. Était-il aussi prêt qu’il en avait la superbe assurance ? J’en doute et je crois que la mort, heureusement, lui a épargné l’horreur de la désillusion.
  2. L’Armée du Rhin, depuis le 12 août jusqu’au 29 octobre 1870, par le maréchal Bazaine. Paris, 1872 ; Pion.
  3. Épisodes de la guerre de 1870 et le blocus de Metz, par l’ex-maréchal Bazaine. Madrid, 1883 ; Gaspar.