L’Armée de volupté/Texte entier

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L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

I


Ce matin-là, Émile Lodenbach se leva tard.

Il avait dansé une grande partie de la nuit chez la comtesse de Bouttevelle, se prodiguant aux plus jolies et aux plus enragées valseuses, malgré ses trente-deux ans lui conseillant de commencer à se modérer, et de plus, il avait fort discuté et disputé avec la belle Lucette de Mongellan, discussion et dispute qui l’empêchèrent de dormir, une fois dans son lit, jusqu’au plein jour.

— Ah, Lucette, Lucette, murmurait-il, tournant et retournant sur sa couche.

Lucette de Mongellan, la grâce en personne, vingt-huit ans, brune ensorcelante de beauté et de verve, voltigeait devant ses yeux et soufflait sur le sommeil, qu’elle disputait sans peine par le seul charme de son souvenir.

Pourquoi discuter et disputer avec une jolie femme ? Pour obtenir ce qu’elle ne paraît pas disposée à accorder, ou qu’elle s’amuse à ajourner.

Lucette cependant accusait par moments de réels élans de tendresse ! Esprit féminin, qui saura jamais ce qui se cache dans vos profondeurs !

Émile se leva tard et de méchante humeur, malmena son fidèle valet de chambre Léonard, fit une scène à la cuisinière Rosalie sur son omelette pas assez baveuse, comme il les aimait, jeta son café par la fenêtre, donnant heureusement sur un petit jardin de l’hôtel qu’il occupait, rue Cortambert, et, maussadement installé dans son cabinet de travail, se décida à parcourir sa correspondance.

Quelle profession exerçait Émile Lodenbach ? Aucune, si ce n’est celle de toucher des rentes et des loyers pour son compte personnel. Quatre-vingt mille francs de rentes à gérer : des soucis et des ennuis pour toute une existence. Ces malheureux riches, on ne les plaindra jamais assez ! Néanmoins, un bon point à l’actif d’Émile : il s’intéressait à quelques amis moins fortunés, leur prêtait parfois de l’argent, sans conditions, un comble, quand ils lui en demandaient pour une idée qu’il trouvait bonne, et chose non moins extraordinaire, l’idée réussissant, on lui rendait son argent avec une grosse part de bénéfice, qu’il refusait, mais qu’on l’obligeait à accepter, sous le prétexte que ça servirait à augmenter sa caisse de prêt.

Cette caisse, il l’avait vue grossir, au point de constituer une petite fortune à côté de la sienne, et voilà qu’elle avait fini par lui imposer tout un travail de comptabilité et de correspondance, les amis satisfaits recommandant leurs amis en quête d’un capitaliste bon garçon, qu’il ne repoussait jamais sans s’être instruit sur la valeur de l’homme et de l’idée soumise à son jugement.

Son esprit, distrait ce jour-là, lisait mal le courrier. Lucette ne désertait pas sa pensée.

— Ah, Lucette, Lucette répétait-il pour la millième fois ! Que peut-elle bien avoir pour être si accueillante et si moqueuse, si ardente et puis si glaciale, si facile à comprendre les choses de cœur… et des sens, et si prompte à les rejeter ! Coquette, certes elle l’est à vous damner, mais bonne aussi, cela se voit, dans son œil, humide, quand on lui dépeint le feu qui vous consume !… Oui, mais elle vous laisse consumer. En vérité je suis malade toutes les fois que je me rencontre avec Lucette, je m’échauffe le tempérament comme un jeune daim, je me mets dans des états qui m’entraînent à courir le lendemain aux Folies-Bergère, au Moulin-Rouge ou ailleurs, moi, un homme posé, un homme sérieux, car, par les cornes du diable, depuis que je la connais, impossible de m’acoquiner à une fleur quelconque, dont j’userais le parfum en un temps plus ou moins long. Ah, Lucette, ce soir encore il faudra m’égarer vers le Jardin de Paris ! Est-ce raisonnable ?

Il froissait dans les mains une lettre, puis tout à coup, courant à la signature, il remarqua qu’elle n’en portait pas.

— Hein, qu’est-ce que cette affaire ?

Il relut l’épître à laquelle il n’avait attaché aucune importance, et demeura bouche bée, se demandant si l’on… se foutait de lui.

« À Monsieur Émile Lodenbach,

« L’amour et ses plaisirs sont les seules lois du progrès.

« La femme est la déesse du temple, l’homme est le lévite.

« Les oraisons et les prières deviennent les sources de la volupté.

« Tout engagé et toute engagée dans notre armée acceptent la communion générale d’amour qui unit les uns aux autres les soldats et les officiers dans les plaisirs féminins, avec la délicatesse dans les nuances de toutes les phases de la volupté, grâce à l’entente parfaite entre tous.

« Aimer la femme, c’est aimer Dieu : on n’aime la femme qu’en la proclamant prêtresse d’amour, ouvrant à tous ses frères les portes de l’Infini, dans l’ivresse des multiples sensualités. »


Examinant le papier sous toutes ses faces, Émile Lodenbach cherchait une explication.

— L’amour et ses plaisirs, murmura-t-il, sont les lois du progrès ! Eh bien, et après ? Qu’est-ce que ça me fiche. La femme est déesse du temple, l’homme est le lévite ! Ah, Lucette, Lucette.

Une fois de plus, il lança l’exclamation. Décidément Lucette le subjuguait ! Savait-elle la domination qu’elle exerçait sur son être ! Ah, quelle femme, quelle coquette !

Elle attisait le feu avec son marivaudage qui parfois, souvent, frôlait l’effronterie cynique, mais quelle gentillesse dans cette effronterie ! Les mots sortaient des lèvres dans un sourire de candeur qui stupéfiait et coupait court à la réplique. Que dit-elle donc dans la dernière valse, alors qu’elle s’abandonnait les yeux mourants, au vertige du tournoiement, le corps presque dans ses bras ? Oui il se rappelait. Un gros soupir gonfla sa poitrine, le monde n’existait plus, il lui semblait qu’il la possédait, et ses mains prirent connaissance par dessus la toilette des trésors qu’il convoitait : les yeux de Lucette se levèrent sur les siens, avec un frémissement des cils et elle murmura :

— Vous me voyez et vous me sentez nue !

Était-il possible qu’un homme, à ces simples paroles d’une femme, éprouvât une telle commotion ! Oui, il l’apercevait nue, il la tenait, elle redevint moqueuse et ajouta :

— Pauvre Émile, vous perdez… votre bien !

Il perdait, il perdait, ah, elle ne retirait pas son corps de la molle pression dans laquelle ils tourbillonnaient ; il rougissait comme un enfant fautif, elle maintenait une jambe presque collée contre les siennes, il eut un tremblement, on attaquait les dernières mesures, elle dit tout doucement :

— Ralentissons, mon ami, ralentissons, pour nous arrêter près d’une porte. Vous vous sauverez. Vous avez besoin de sécher. Notre soirée est finie ensemble : Merci bien, je serais jolie, si vous me produisiez le même effet !

Que répondre, que répliquer à une telle femme !

Affectueuse et déconcertante, aimante et railleuse, adorable et haïssable, ah, Lucette, Lucette !


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
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II


Quel vide dans l’existence après ces rencontres au bal ! La dangereuse sirène emportait l’esprit et les sens du pauvre Émile Lodenbach, et il n’avait même pas la faculté d’aller la relancer, l’infatigable mondaine ne recevant chez elle qu’à ses après-midi du Mardi et au milieu de visites sans nombre ne lui permettant pas le moindre moment d’isolement.

Bien des fois, dans sa folie, il écrivit des épîtres enflammées, s’inspirant tantôt du style sentimental, tantôt du style égrillard, les bridant ensuite avec rage sous la subite vision du visage ironique de son amoureuse.

— Vieilles trompettes de Jéricho, criait-il proclamez-le dans l’espace, c’est à la peau, la peau, la peau qu’elle me tient, courons au remède.

Il n’y faillit pas davantage, et ce soir-là, il se rendit au Moulin Rouge, avec la résolution de s’adjuger quelque hétaïre vicieuse, qu’il garderait… à bail renouvelable.

Des minois chiffonnés, il n’en manque pas. Il dicterait ses conditions : un mois d’essai, la grande vie pendant le mois, la bourse de la belle garnie à son caprice, contre sa saoulerie dévergondée à toute épreuve dans l’art des cochonneries les plus pimentées. Il fallait qu’elle décollât de sa peau l’influence Lucetienne. S’il était satisfait, au besoin il épouserait la marchandise ramassée.

Pourquoi ne proposait-il pas le mariage à Lucette ? Parce qu’il le lui avait demandé et qu’elle lui avait ri au nez, en répondant :

— M’épouser, moi, Lucette, ah, mon ami, j’ai été veuve au bout de six mois de mariage : mon mari m’aimait trop, et… ça me plaisait. La robustesse ne sauve pas l’homme dans un amour excessif. Le vôtre… me tracasse, et… je ne veux pas que vous mouriez.

Il y avait foule au Moulin-Rouge et le sexe abondait.

— À moi les femmes, une femme, dit Émile serrant la main du peintre Glomiret, aperçu dès les premiers pas.

— Une femme, vous cherchez une femme par ici. Vous !

— Ici ou ailleurs, ne sont-elles pas toutes pareilles.

— Certes oui, toutes des rosses.

— Ne dites pas ça ; toutes, objets à plaisir, et je ne veux pas autre chose.

— Si vous êtes en verve pour une aventure, vous tombez du ciel.

— Une aventure m’effraierait ! Des cuisses, des fesses, des seins, je n’exige rien de plus, le tout assaisonné de joyeuse humeur, sans trop de dindonnerie.

— Diable, le phénix pour ces lieux-ci ! Hasardez l’aventure.

— Qu’est-ce ?

— Une rousse vénitienne, extrême élégance, attitude de princesse égarée, une inconnue, une beauté de visage et de formes, avec sans doute sa femme de chambre, attablées toutes les deux, tenez, tenez, là-bas sur le côté, étudiant tout et tous, jusqu’à présent inabordable, malgré les tentatives.

— Un… va-te-faire-foutre, à récolter.

— Oh, elle devinera que vous n’êtes pas un habitué et peut-être se montrera plus accueillante.

— Ou plus récalcitrante si elle désire s’instruire.

— Je n’ai pas ça dans l’idée ! On désire une aventure et vous vous trouvez dans les conditions voulues par votre recherche d’une femme, non marquée dans le programme de celles qu’on lève sous les ailes du Moulin.

— Et vous ?

— Battu, à mon escarmouche.

— Pas encourageant.

— Qui ne risque rien, n’a rien. Vous n’êtes pas un timide.

— Je n’ai nulle envie de l’être et je me lance.

Ils se séparèrent, et Émile s’avança d’une très jolie femme qui, assise à une table avec une autre, dénotant en effet dans son genre la qualité de soubrette, prenait un verre de sirop.

— Mauvaise conseillère, la solitude, Madame, dit-il en saluant fort convenablement.

On l’examina de la tête aux pieds, on sourit et on répondit :

— N’est-elle pas préférable à la société de rustauds et de bélîtres !

— Vous êtes sévère ! Me permettriez-vous de rompre votre solitude ?

— Pourquoi pas ?

— Ah, voilà qui est gentil ! Une petite place et je tâcherai…

— De me distraire ? Je ne demande pas mieux, marchez.

Émile éprouvait de l’émotion et du plaisir. La femme, non seulement était fort jolie et fort élégante, d’une élégance de bon goût, mais avait un je ne sais quoi, qui lui donnait une ressemblance étonnante avec la terrible Lucette.

— Voilà de la chance, se dit-il en lui-même, si je conquérais l’ombre à défaut de la proie !

Installé entre la dame et la soubrette, il murmura :

— Voyons, que je me présente !

— Il est l’instant d’y penser.

— Monsieur Émile Lodenbach, bon garçon, à l’aise, aimant le plaisir, s’ennuyant seul, et…

— Courant les femmes.

— Permettez : cherchant une femme.

— Pour ce soir.

— Pour plusieurs soirs, pour longtemps, pour toujours, si on s’entendait.

— Une femme… habituée d’ici !

— Ou d’ailleurs, je ne suis pas difficile.

— Vous épouseriez ?

— Après essai… naturellement.

— Est-ce bien franc !

— Désirez-vous un mari ?

Elle haussa les épaules, eut un sourire dédaigneux et répondit :

— Je suis mariée.

— Ah, mille pardons ! Alors, liberté limitée.

— Liberté à volonté. À mon tour de me présenter, non pour un engagement quelconque d’une ou plusieurs nuits, mais pour le cas où nos relations se prolongeraient un temps plus ou moins indéterminé ; Lucie…

Elle hésita, il reprit :

— Inutile, chère Madame, lorsque vous me connaîtrez davantage.

— Vous espérez donc que vous n’irez pas plus loin dans votre recherche et que j’accepterai votre recherche ?

— Je n’espère que ce que vous voudrez ! Vous êtes maîtresse de fixer vous-même la nature de vos espérances.

— Et, si vous perdiez votre temps en causant avec moi ! Il y a d’autres femmes dans cette salle.

— Je ne le perds pas, obtenant quelques-unes de vos minutes.

— Ceci est très bien ; j’achève ma présentation, Lucie Steinger. Mon mari est diplomate, peu vous importe où ; je suis française. Vous amusez-vous ici ?

— Beaucoup, depuis que je suis à votre table.

Donc, vous vous amuseriez autant ailleurs, si je vous emmenais.

— Vous m’enlèveriez !

— Si vous voulez.

Comment donc ! Mais…

— Très juste… Les conditions qu’on pose toujours dans ces rencontres de hasard. Mon Dieu, pour ma part, elles sont simples. Je suis riche, je m’ennuie, je voulais une distraction, vous vous offrez, cherchant de votre côté, je ne vois pas pourquoi nous nous attarderions plus longtemps en préliminaires, sous les regards de ces indifférents qui nous entourent. Reculeriez-vous ?

— Jamais de la vie ! Je désirerais cependant préciser quelques points. Vous m’excuserez, si je froisse vos sentiments.

— Parlez, marchez, je vous l’ai dit.

— Je cherchais une femme parce que… parce que.

— Parce que vous avez besoin d’une femme.

— Pour plusieurs motifs ; j’ai la tête égarée, le cœur malade, les sens surexcités.

— Ah, mon Dieu !

— Un souvenir me poursuit, m’obsède, me torture.

— Vous êtes amoureux ?

— Je crois plutôt que c’est un désir forcené.

— Eh bien et celle qui l’inspire ?

— Vous lui ressemblez.

— Oh, joli, joli, une aventure d’imagination.

— Vous n’y êtes pas. Je suis venu pour prendre une femme, n’importe laquelle, à qui je créerais une situation, si au bout d’un mois, de plus même, elle me satisfaisait assez pour…

— Pour ?

— Voilà l’embarrassant.

— Ne vous troublez pas ! J’ai remplacé cette femme en disposant de votre temps : sauf la situation que vous n’avez pas à me créer, je ne demande qu’à vous satisfaire.

La présence de la femme de chambre le gênait, Lucie le comprit et ajouta :

— Ne vous préoccupez pas d’Yvonne ; elle est à moi, corps et âme, n’est-ce pas, Yvonne ?

— Oh oui.

— Vous désiriez de votre inconnue ?

— Qu’elle m’enlève de la peau les frissons de désir qui me tuent, en se livrant à ma fougue dans les raffinements de la débauche.

— La plus cochonne, murmura-t-elle en se penchant.

— Oui.

— L’heure était marquée pour nous rencontrer.

— Vraiment ! cela tient du rêve !

— Du rêve vécu ! Pouvons-nous partir ?

— Je vous suivrais, même si vous étiez Marguerite de Bourgogne.

— Heureusement pour votre sécurité, que ces époques sont lointaines !


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
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III


Les étonnements d’Émile ne faisaient que commencer.

Un coupé stationnait au coin de la rue de Bruxelles ; Lucie l’y fit monter, et il entendit Yvonne qui disait :

— À l’hôtel.

La voiture s’ébranla, il murmura aux oreilles de Lucie, près de qui il était assis, avec Yvonne en face :

— Est-ce bien chez vous que nous allons ?

— Où serions-nous mieux ?

— Votre mari ?

— En voyage.

— Vos serviteurs ?

— Tous dévoués à ma personne. Ils ne parleront pas. D’ailleurs le service, à cette heure est restreint. Vous êtes un galant homme, vous vous soumettrez à une petite condition.

— Laquelle ?

— Cinq minutes avant d’arriver, vous vous vous laisserez bander les yeux, non que je doute de votre loyauté, mais parce que je tiens à ce que vous ignoriez où nous nous rendons.

— Que j’ignore où vous habitez ? Ah, nous ne sommes plus dans les termes du contrat !

— Vous croyez ?

— Dam, je cherchais une aventure avec une suite à de prochains numéros, et vous proposez une aventure sans lendemains.

— Qui vous le dit ?

— Votre condition. Comment vous reverrai-je ? Comment vous retrouver ?

— Il dépend de votre volonté de tout savoir de moi. Vous cherchez une femme qui réponde à certaines dispositions de votre esprit ; moi, je cherche un homme qui convienne à certaines exigences de mon tempérament. Nous nous sommes plus au premier aspect, rien ne nous assure que nous nous plairons après la petite… comment appelez-vous ça ?

— Bagatelle.

— Mot bien nul, il n’en est pas d’autres ?

— Des quantités, mais l’expression a peu d’importance.

— Donc, si nous ne nous plaisons plus après la bagatelle, pourquoi vous donnerais-je la tentation de me retrouver, en vous indiquant où je niche. Vous êtes encore à temps pour renoncer à l’aventure.

— Il est trop tard. Je me soumettrai à la condition.

— Merci. Et maintenant, rêvez ou agissez, notre étoile monte dans le firmament.

Les chevaux trottaient, traversaient rues et boulevards, Émile ne s’inquiétait pas de la route qu’on suivait.

Tout en discourant avec Lucie, il l’étudiait, et la couleur des cheveux s’estompait dans la demi-obscurité du coupé, il constatait une ressemblance de plus en plus marquée avec Lucette.

Jusque dans la voix, il retrouvait de ses intonations, et parfois, le regard qui brillait d’une douce ou d’une narquoise expression, le faisait tressauter, l’incitait à se demander s’il n’était pas le jouet de quelque hallucination.

Sur la banquette assez étroite, en face, Yvonne demeurait silencieuse, comme dégagée de la scène qui se jouait sous ses yeux : son visage, au teint mat, ne trahissait aucune émotion, et cependant, par moments, ses regards se croisant avec ceux de sa maîtresse, d’une imperceptible inclinaison de tête, elle approuvait ses paroles.

— Rêvez ou agissez ! avait prononcé Lucie.

De fait le rêve et l’action sollicitaient Émile.

Une femme, de beauté éblouissante, se trouvait à son côté, l’autorisant au sentiment ou à l’audace, et il se sentait mollement bercé par le sourire qu’elle lui accordait, par le regard empreint de tendresse et de désir qu’elle lui dardait, par l’attitude alanguie dans laquelle elle attendait sa décision.

— Rêver, dit-il, ne serait-ce pas voler la part de plaisir… charnel que nous nous promettons !

D’un mouvement brusque elle se rapprocha, avança la tête d’un air mutin, et répondit :

— À rêver, guéririez-vous le mal d’amour dont vous souffrez ?

L’air mutin du visage défiait et le rendait encore plus impérieusement adorable, il soupira et répliqua :

— Ah ! vous êtes elle jusque dans vos paroles, dans vos attitudes.

— Comment l’appelez-vous ?

— Lucette.

— Presque Lucie. Mon cher… héros de roman, vous êtes mal embarqué. En comptant vous guérir dans nos folies, vous vous apprêtez à envenimer la plaie.

— Je le crains.

— Et bien, je suis bonne princesse, j’ai pitié, renoncez à ma personne, et adressez-vous à Yvonne. Je le permets et je passe au rôle de confidente.

Il la saisit par la taille, chercha ses lèvres qu’elle ne refusa pas, et dans un baiser fou de rage passionnée, murmura :

— Agis, tue le rêve, agissez même toutes les deux, si vous voulez, pour qu’il ne survive plus dans l’âme que le souvenir de l’ivresse voluptueuse.

— Si vous voulez, si je veux ! Et je veux. Yvonne est une belle fille, et qui nous servira l’impromptu que je t’offre, dans sa superbe nudité. Qui aime la femme, aime les femmes, et les femmes sont fleurs du bouquet d’amour au même titre.

Elle collait son corps souple, aux grâces félines, contre le sien ; dans l’émotion de la caresse échangée, il l’enlaçait, Yvonne hasarda ses premiers mots.

— Aimer la beauté, c’est aimer l’amour ; et aimer l’amour, c’est vaincre la jalousie par le dévouement des uns aux autres.

— Quitte ton strapontin, ordonna Lucie, et prends place près de nous, tu seras mieux, et lui aussi. Il faut à ce grand enfant que le ciel a jeté sur notre chemin, plus que de la luxure, il faut de la chaude tendresse féminine.

Sans embarras, Yvonne repoussa de strapontin et vint s’installer à l’autre côté d’Émile, qui l’examina plus attentivement.

De taille élevée comme sa maîtresse, elle avait le buste un peu plus massif, mais tout aussi aristocratique dans la tenue correcte et affinée : les traits réguliers, les cheveux bruns, les mains petites, elle eût pu aspirer aux premiers rôles, elle savait se résoudre au second. Elle séduisait et elle attirait, Émile faillit retomber dans le rêve.

— Donne-lui un baiser, murmura Lucie.

Il obéit passivement ; ses lèvres se posèrent sur celles de la jeune soubrette qui les lui abandonna, sans fausse retenue, dans une de ces caresses de glu qui révolutionnent l’être. Il frissonna, pressa plus étroitement la taille de Lucie, qui, presque couchée sur sa poitrine, lui dit encore :

— Gourmand seigneur, deux Odalisques dans le sérail ! Que votre Hautesse honore la Sultane d’un peu de curiosité, et le feu divin le pénétrera pour son plus grand bien !

— De curiosité, oh oui ! Curieux, on l’est de naissance vis-à-vis des femmes ; on le deviendrait vis-à-vis de toi, vis-à-vis d’elle.

Sa main descendit le long de la robe de Lucie, s’engouffra sous les jupes, remonta dans les jambes, rencontra un flot de dentelles qu’elle écarta, et se plaqua sur la chair satinée des cuisses.

— Eh bien, eh bien, eh bien, main exploratrice, que découvrez-vous dans ces parages ?

— Peut-être le port du salut.

— Dans tous les cas, la réalisation des désirs.

Elle se renversa en arrière contre le fond du coupé, les cuisses ouvertes pour le faciliter, et ajouta :

— Voyage, voyage, petite main, tu es la bienvenue là où tu passes.

Elle voyageait, la coquine de main, et explorait de tous côtés, saluant le clitoris d’un léger chatouillement, le duvet d’une caresse des doigts, et les fesses d’une pression ardente.

Lucie se redressa, repoussa avec douceur la main, et reprit :

— Nous voici d’accord, ami, nous approchons. Yvonne va te bander les yeux, et tu me donneras ta parole d’honneur de ne pas le retirer avant mon avis.

— Je te la donne.

Le bandeau sur les yeux, sachant les deux femmes tout près, tout près de lui, il murmura :

— Ah, prenez mes mains, et accordez-leur de la joie, pour compenser cette douleur de mes yeux d’être privés de vos beautés.

Toutes les deux se penchèrent vers lui, et dirigèrent, chacune, une de ses mains sous leurs jupes ; toutes les deux s’enlacèrent presque sur sa poitrine, et l’empêchèrent ainsi de voir, s’il en avait eu l’intention.

Où se trouvait-on ? quel parcours suivait le coupé ? Émile aurait été bien en peine de le dire ; il lui semblait tantôt qu’on roulait sur une route champêtre, tantôt qu’on cahotait sur des pavés mal entretenus. Il entendit grincer une forte grille qu’on ouvrait, le coupé s’engouffra sous une voûte prolongée, tourna brusquement sur une terrasse dallée, et s’arrêta.

— Attendez, dit Lucie, que nous soyons descendues, vous pouvez ôter votre bandeau.

Les deux femmes sautèrent à terre, le cocher tenant la portière, il les suivit, les yeux libres, et aperçut une vaste cour carrée, entourée de bâtiments. Lucie entrait par une porte vitrée dans un vestibule orné de colonnades, avec tapis épais, où l’on remarquait, sur la droite, un escalier étroit en spirale. Yvonne s’effaçait pour le laisser passer, et, pénétrant après lui, elle referma la porte vitrée.

Au milieu du vestibule, Lucie se retourna, sourit et lui dit :

— Vous êtes chez moi, dans mes appartements réservés.

— Chez vous, une demeure seigneuriale !

— Une grande caserne, mon cher ami. Yvonne, occupe-toi de ton service.

— Oui, Madame.

Yvonne sortit par une porte vis-à-vis l’escalier ; Lucie, se disposant à gravir cet escalier, dit :

— Allons, accompagnez-moi, nous sommes nos maîtres.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
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IV


Vivait-il un conte des mille et une nuits !

Au haut de l’escalier, aboutissant au bout de quelques marches à une antichambre, Lucie conduisit Émile par un couloir dans un salon rectangle, aux proportions monumentales, blanc et or, le plafond orné d’une peinture représentant une scène de l’Olympe, avec d’immenses glaces sur ses deux longs côtés.

Elle l’invita à s’asseoir sur un siège du milieu et lui dit :

— Ami, rêvez quelques minutes, le temps de me mettre à l’aise et je suis à vous. Les portes sont ouvertes ; s’il vous plaît de changer de place, ne craignez pas d’aller, de venir, de regarder, je ne vous demande de respecter que cette sortie-ci, un boudoir, puis ma chambre, où je ne m’attarderai pas. Par là, au haut du salon, est la salle à manger, où nous souperons dans un instant ; par ici, au bas, deux autres salons. Vous êtes dans la partie qui m’est réservée, nul n’y pénètre sans mon autorisation.

Elle lui tendit les mains dégantées qu’il baisa, et se sauva.

Comme elle le quittait, rêvait-il, il entendit un orchestre assourdi, exécutant la dernière valse qu’il dansa la veille avec Lucette de Mongellan ! Il se dressa, le cœur bouleversé, et son esprit pensa :

— Lucie serait-elle Lucette !

Non, elle ne l’était pas : des différences bien caractéristiques existaient entre les deux femmes, et la chevelure elle-même ne pouvait du jour au lendemain subir une telle transformation de couleur.

La valse continuait sur un mouvement lent et voluptueux ; il se dirigea vers la salle à manger, d’où paraissait venir le son. Il souleva les tentures et vit une bonbonnière de pièce, avec deux couverts mis. Au mur des tableaux présentaient des couples nus s’enlaçant et échangeant des coupes.

Il examinait minutieusement cette salle, la musique s’était tue. Plus aucun bruit ne parvenait à son oreille. Il revint dans le salon, le traversa dans toute sa longueur, releva la tenture à l’autre extrémité et reconnut un salon rotonde prenant jour par le haut, salon vert et argent, en précédant un deuxième, ainsi que l’avait dit Lucie, il n’y alla pas.

Retournant sur ses pas, il se planta devant les glaces, se renvoyant à perte de vue son image avec la reproduction de ce qui l’entourait, il s’arrêta devant la porte défendue, mais ne l’ouvrit pas, et enfin, dans un merveilleux déshabillé de dentelles et de fanfreluches, Lucie le rejoignit :

— Ai-je été longue !

— Dam, lorsqu’on vous attend cela devient une éternité.

— Merci, ne suis-je pas toujours belle !

— À effrayer.

— Pourquoi donc ! À encourager plutôt.

— Avec vous, on ne sait plus si on rêve, ou si l’on revient à la réalité !

— Ne pensons qu’à la réalité, mon ami, inutile de contracter une nouvelle maladie d’amour ! Oui, c’est ça, lançons-nous et vive les cochonneries que vous m’apprendrez.

Il était perdu à ses pieds, et déshabillait, petits jupons, chemise, il enlevait tout pour découvrir des jambes d’un modelé parfait, des cuisses, un ventre, des fesses, à l’énamourer pour une interminable série de nuits.

— Dis, si tu me dévores de la sorte, tu ne feras pas honneur à mon impromptu.

— Sommes-nous ici pour les plaisirs de la table !

— Ils aident.

— Soit, je suspends mes oraisons.

Le mot d’oraisons raviva dans son souvenir la lettre non signée reçue le matin même, et il murmura en soupirant :

— Les oraisons et les prières deviennent les sources de la volupté.

La main de Lucie s’appuya sur sa tête et elle répondit :

— La volupté est dans l’amour qu’on sait inspirer.

— L’amour, l’amour, est-ce l’ivresse des sens, est-ce l’ivresse de l’esprit !

— L’amour est dans l’union des sens et des sentiments. Aime mon corps, aime la femme, tu m’aimes, oui, bois à ta félicité, en unissant tes lèvres à mon sexe.

Elle offrit à ses ardentes caresses son joli nid d’amour, surmonté d’un duvet brun-châtain, avec la perspective du ventre qu’illuminait le nombril ; il se plongea dans une délirante sucée et elle se laissa aller presque sur ses épaules.

— Ô folie, folie, dit-elle, ne l’appelons pas encore, viens, viens à table.

Elle s’élança vers la salle à manger, et il la poursuivit, suppliant :

— Reste, restons ici, par grâce.

— Non, non, j’ai faim, je veux manger.

— Oh, c’est différent, mignonne, je suis à tes ordres.

Elle s’arrêta, lui prit le bras, lui tendit les lèvres.

— Tu es gentil, je serai une bonne maîtresse, dit-elle.

Dès qu’ils furent installés, les sièges rapprochés, et non plus se faisant vis-à-vis comme on les avait placés, la musique reprit la valse ensorcelante, et il s’écria :

— Qu’a donc cette valse qu’on la joue ainsi !

— Te déplaît-elle ?

— Oh non.

— Écoute-la et goûte à ce nectar.

Elle lui versa un verre de vin doré, et comme il le portait à ses lèvres, Yvonne toute nue entra apportant un plat.

— Oh, dit-il, l’Olympe n’est pas seulement sur les tableaux ! Elle est merveilleusement faite.

— Et des chairs de velours, palpe-les.

— Je ne veux que les tiennes.

— Me désires-tu aussi peu vêtue !

— Oh oui.

— Donne-moi l’exemple.

Il se leva, déjà gris d’amour et de désir, et rapidement se dévêtit, jetant les vêtements au fur et à mesure, qu’Yvonne ramassait. Quand il fut nu, il vit Lucie apparaître à son tour dans cet état, radieuse création féminine : elle appuya sur un ressort, un des tableaux s’effondra, démasqua tout un côté du mur, derrière lequel se révéla un salon magnifique de richesse et d’éclat.

Nue, Lucie s’assit sur ses genoux, lui passa un bras autour du cou, lui baisota les lèvres et dit :

— Hébé servait les dieux, je te servirai avec Yvonne, mon cher sultan, que veux-tu manger ?

— De ce pâté, fondu sur tes lèvres.

— Yvonne, apporte une assiette, il y justement le morceau qui lui faut.

Debout devant le couple enlacé, Yvonne passa l’assiette à sa maîtresse : celle-ci porta un morceau du pâté à ses lèvres, l’approcha des lèvres d’Émile qui s’amusa à le happer et à le manger lentement, tout en pelotant les fesses de la soubrette que Lucie avait placées à portée de sa main.

La valse continuait, et tout à coup le mouvement se précipita, se fit entraînant, et dans le salon démasqué par l’effondrement du tableau, l’ombre d’un couple tourbillonna,

Émile regarda, haletant de passion sous les caresses de Lucie, dont les lèvres, dégarnies de pâté, ne quittaient plus les siennes, s’affolant sous les attouchements d’Yvonne agenouillée devant sa maîtresse pour lui caresser par dessous sa virilité qui s’agitait : il tressaillit, Lucie avait appuyé la tête sur son épaule, lui frôlant légèrement la poitrine de la pointe de ses seins ; il trembla de fièvre et de délire, à la contemplation de ce corps de déesse, dont les courbes couraient en ligne de feu sous ses regards, il distingua le couple qui valsait et poussa un cri de stupeur.

— Lucette, Lucette !

Un homme et une femme nus, entrelacés, dansaient dans le salon découvert, la femme d’une beauté aussi éclatante que celle de Lucie, à qui elle ressemblait d’une façon frappante, sous ses cheveux d’un brun ardent. Ils dansaient et ils se becquetaient, ils dansaient et leurs mains couraient aux attouchements licencieux, et elle, l’impitoyable sirène, se détachant un instant, tourna, gracieuse, devant son cavalier, comme Salomé devant Hérode, lui souriant, le conviant à la posséder par des signes non équivoques.

Dans ses bras, il tenait serrée et mourante Lucie, qui l’avait attiré sur le tapis ; en bons désordonnés, ils ressautaient dans l’ivresse des spasmes, la moitié du corps enfoui sous la table : sur leur croupe, alternativement s’élevant l’une au dessus de l’autre, par les déplacements occasionnés dans leurs soubresauts, Yonne accroupie prodiguait ses plus délectables suçons, et, la rage sexuelle ne se calmant pas à la possession accomplie, un nouvel élan renaissait qui ressoudait les chairs, et replongeait le couple dans le rut.

Il était de taille à lutter ! Émile d’une force peu commune, sentait sa vigueur se décupler par l’inouï qui se déroulait autour de lui et par l’extraordinaire femme qui l’entraînait à des ébats insoupçonnables.

À peine leurs bras se desserraient-ils, qu’elle l’enroulait de son corps comme un véritable serpent, le surexcitait des contorsions de son buste et de ses hanches, le reprenait sur son cœur et murmurait :

— Encore, encore, tu n’es pas las, et si tu doutes de toi, baise mon sang dans le tien, aspire mon souffle imprégné du tien, nos corps sont purs, suce-moi de même que je te suce, et tes nerfs de nouveaux durcis nous emporteront dans l’au-delà, ah, ah, tu m’as comprise.

Agile à les suivre dans leurs fantaisies, Yvonne intervenait, se glissait entre eux, aidait à réparer leur désordre par ses caresses, ses coups de langue, et recevait en récompense des attouchements, des fougueuses sucées des deux jouteurs, s’unissant encore sur son corps pour y pomper des éléments de luxurieuse folie.

De temps en temps on se redressait, on se remettait à table, on mangeait à trois maintenant, Yvonne ayant ajouté son couvert, on buvait du champagne, et Émile se jetant sur les genoux, rampait comme une bête fauve autour des deux femmes debout et enlacées sur sa demande, les contemplait, les adorait, les baisait, manipulait leurs fesses, ne sachant auxquelles décerner le prix de beauté, les dévorait de feuilles de roses.

Le tableau était remonté à sa place, le salon où évoluait le couple de valseurs avait disparu, la musique ne s’entendait plus.

Comment se trouva-t-il sur le lit, couché entre les deux femmes, à quel moment précis se termina cette épopée amoureuse, quelle heure sonnait-il lorsqu’il s’endormit ? il y a de ces ivresses voluptueuses où le souvenir disparaît, comme dans celles procurées par les vins.

Émile se réveilla dans sa chambre, chez lui.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

V


Et le vide, éprouvé au réveil de la veille, fut encore plus accentué, et se saisissant le front à deux mains, il se demanda s’il n’avait pas rêvé.

Appelant Léonard, il l’interrogea :

— À quelle heure suis-je rentré ?

— Monsieur ne s’en souvient pas ?

— M’en informerais-je, animal.

— Monsieur ne se fâchera pas si je lui réponds.

— Ah ça, perds-tu l’esprit, Léonard mon ami, pourquoi me fâcherais-je, puisque je te pose la question.

— Monsieur dormait debout contre la porte, quand son coup de sonnette m’a fait accourir.

— Je dormais debout !

— Il pouvait bien être six heures du matin, Monsieur est tombé dans mes bras, la porte ouverte, et nous avons eu bien peur avec Rosalie.

— J’étais seul ?

— Absolument seul.

— Rien, rien, vous n’avez rien remarqué ?

— La rue était silencieuse, sauf une voiture qu’on entendait au loin.

— Ah !

— Sans doute la voiture qui avait amené Monsieur ; Monsieur ne se rappelle pas.

— Je dormais ?

— Extraordinairement. Nous avons couché Monsieur sans qu’il s’éveillât. Rosalie voulait faire du thé, je l’en ai empêchée.

— Du thé, pourquoi ?

— Je lui ai dit que le sommeil était le meilleur des remèdes.

— J’étais donc malade ?

— Monsieur me permet de donner mon avis ?

— Quel sot butor tu es ! Pourquoi te le défendrais-je ? Tu crois que j’étais ivre-mort ?

— Oh non, Monsieur, mais cuité.

— Va-t’en.

S’il ne se souvenait pas de la fin de l’aventure, tout le reste émergeait, et ce reste le tuait, car malgré la promesse de Lucie Steinger, il ne connaissait pas son adresse, il ne savait rien d’elle, il ignorait s’il la retrouverait.

Que faire dans cette situation d’esprit, sinon tuer tristement la journée, et courir le soir au Moulin-Rouge !

Il n’y manqua pas. Le même Glomiret était à la même place, il l’aborda.

— Eh bien, et l’aventure ? demanda celui-ci.

— Pas banale, mais inquiétante.

— Un danger ?

— Un souvenir qui brûle.

— Diable ! Et pas moyen de récidiver, la belle a gardé l’incognito ?

— Pas précisément, mais ma mémoire est en déroute.

Glomiret considéra avec une certaine commisération, Émile, qui reprit :

— Était-ce la première fois qu’on la voyait au Moulin-Rouge ?

— Non, la seconde. Vous êtes le seul à l’avoir accompagnée. Résumait-elle votre programme ?

— Plus que je ne l’eusse désiré.

— Ce qui vous oblige à chercher maintenant une autre femme pour vous guérir de celle-là.

— Je n’en trouverais qu’une seule celle que je voulais oublier.

— Mon pauvre ami, fouillez votre mémoire et relevez la piste, sans quoi vous êtes un homme fichu.

— Je le crois.

— Si votre mémoire continue à vous faire défaut, recourez aux petites annonces.

— Excellente idée dont je vous remercie.

Émile resta une heure au Moulin-Rouge, parcourut d’autres établissements, ce fut en vain, pas l’ombre de Lucie Steinger.

Huit jours s’écoulèrent, les annonces ne produisirent aucun résultat. Le neuvième matin, il reçut une nouvelle lettre sans signature, qu’il s’empressa de lire.

Elle était ainsi conçue :

« L’Armée de Volupté a pour but de poursuivre la rénovation sociale par l’émancipation amoureuse de la femme. Elle se recrute de tous les gens de cœur et d’esprit, qui, sachant faire abnégation de leur volonté, admettent les usages unissant entre eux les soldats et les officiers des deux sexes.

« Ces usages découlent de la cessation des liens sociaux qui assujettissent les êtres humains les uns aux autres. L’homme et la femme incorporés deviennent frère et sœur, mari et femme, sans limites de personnalités autres que celle du consentement mutuel.

« Trois classes constituent l’armée de volupté.

« 1° Les aspirants, classe d’affiliation.

« 2° L’armée, classe d’activité.

« 3° L’assemblée, classe de retraite.

« On peut être aspirant de quinze à cinquante ans ; on appartient à l’armée de vingt à quarante ans ; on passe dans l’assemblée, de quarante ans à la mort.

« Tout candidat à l’affiliation verse une cotisation d’entrée, et est tenu à une cotisation mensuelle. »

Il étudiait ce dernier paragraphe, se demandant s’il n’y avait pas une corrélation quelconque entre l’envoi de ces lettres et son aventure avec Lucie, lorsque Léonard lui apporta un télégramme.

Lucette de Mongellan lui mandait des reproches de ne l’avoir pas vu à son après-midi du mardi, et le priait de lui rendre visite le jour même.

Du coup, il referma prestement sa correspondance et ses papiers, et reconquit toute sa joyeuse humeur. La consolation cherchée et trouvée ne présageait-elle pas son bonheur avec la coquette Lucette ?

Ah, Lucette, Lucette !

L’empire de la jeune femme s’imposait de nouveau. Il accourut à l’heure indiquée.

— Ah ! s’écria-t-il en entrant, que c’est aimable d’avoir pensé au malheureux qui vous fuyait !

— Me fuir, et pourquoi, mon ami ?

— Votre cruauté.

— Laissez donc ma cruauté tranquille, et parlons sérieusement. Quelle mouche vous a piqué de ne pas venir mardi ?

— Je vous l’ai dit, je vous fuyais.

— Vous êtes donc incorrigible ?

— Et vous toujours fascinante.

— Mon Dieu, que les hommes sont nigauds ! Qu’appelez-vous fascinante ?

— Semer le trouble dans le cœur d’un pauvre malheureux, et ne pas en avoir pitié.

— On serait bien avancée, si on avait pitié de tous ceux qui se prétendent troublés par notre modeste personne. Croyez-vous à l’utilité de se sacrifier à tous ces troubles ?

— À tous, non.

— Au cas particulier qu’on représente, oui. C’est qu’il y a beaucoup de ces cas particuliers qui sollicitent mon attention !

— Pourquoi ne pas vous fixer à l’un d’eux ?

— Le choix est difficile.

Émile allongea le nez dans une forte grimace.

— Allons, toujours pas d’espoir !

— Si encore on vous convainquait ! Avouez que les moyens employés pour nous intéresser sont vieux jeu, et que de nouveaux sont à inventer.

— Je ne sais ce que vous entendez par moyens employés, mais quand on a le cœur, les sens bouleversés par l’amour que vous inspirez, je crois que la seule chose à faire consiste à l’exprimer.

— Et puis après ?

— Essayer de vous rendre favorable.

— Et comment essayez-vous de me rendre favorable ? En me rencontrant dans les salons amis, en m’invitant à danser, en me visitant à mes mardis, en me déclarant sans cesse… votre flamme, en restant dans la bonne tonalité générale. Fade, fade, mon ami, et je mérite mieux que toutes ces balivernes. La plus hardie, c’est encore moi.

— Oh, la hardiesse, je n’en manquerais pas ; vous vous moquez toujours.

— Si ma moquerie arrête vos élans, reconnaissez vous-même que l’amour dont vous me poursuivez, cloche par l’ampleur. Là, laissons ce sujet, et racontez-moi ce que vous avez fait pour disparaître ainsi… de mes regards. Une dizaine de jours ! Avez-vous porté ailleurs vos jeux ?

Il hésita à répondre franchement oui et à narrer son aventure, la vision du couple de valseurs, où il lui avait semblé la reconnaître ; il tressaillit, un piano à côté exécutait la même valse.

— Vraiment, cela devient de l’obsession ! s’écria-t-il.

— De l’obsession, quoi donc ! Cette valse ? Vous n’êtes pas galant ! Je croyais qu’elle vous rappellerait la dernière que nous eûmes le plaisir de danser ensemble et où vous étiez dans un état…

— Lucette !

— J’ai prié l’institutrice de ma fille de me la jouer, pour le cas où elle vous inspirerait le désir de renouveler ces tours de folie qui vous possédaient l’autre soir, afin de vous prouver combien je suis bonne.

— Vous accepteriez la valse, ainsi, dans votre léger déshabillé ?

— Pour vous être agréable, mon ami, et pour vous sauver de vous-même, oui.

— Seuls en tête-à-tête, après…

— Après votre exaltation devant le monde, pourquoi pas ? Voulez-vous que nous valsions ? Le boudoir est moins vaste que les salons de la comtesse de Bouttevelle, mais nous ne serons pas entravés par les autres couples.

Elle était debout, l’attendant, et le piano continuait à faire entendre ses notes : il se dégageait une telle atmosphère capiteuse que, le sang bouillonnant dans ses veines, il la prit par la taille, s’élança dans le tourbillonnement de la valse, la serrant de plus en plus près, buvant de plus en plus le feu de ses regards qu’elle ne lui disputait pas.

Ils valsèrent, couple fantastique, dans ce boudoir que noyait une demi-obscurité, et ils ne formèrent bientôt qu’un seul être à deux têtes, se rapprochant, se rapprochant.

La taille flexible de la jeune femme ployait sous son bras, son corps peu à peu se collait contre le sien, comme l’autre soir ; il sentait la chair frémissante mal dissimulée par la faible barrière du peignoir et de la chemise, il la voyait palpiter, sa jambe s’entremêlant à la sienne, il étouffait, elle murmura :

— Mon ami, mon ami, ne me voyez-vous donc plus !

Instantanément il s’arrêta, tomba sur les genoux et, fou de sensualité, passa la tête sous le peignoir, retroussa Lucette d’une main fiévreuse.

Ses lèvres coururent droit au conin et s’y plaquèrent dans un long baiser ; ses mains saisirent les fesses et elle ne résista pas. D’un mouvement prompt, elle dégrafa le peignoir, retira la chemise, repoussa ses mules et s’offrit toute nue à ses yeux ravis.

— Lucette, Lucette, que vous êtes belle !

— Ne vous en doutiez-vous pas, méchant ?

— Merveille éblouissante, lumière, poème du ciel, vous avez pitié.

— Ne me dévorez pas tant de caresses et revenez vous asseoir, causer.

— Nous asseoir, causer, vous ainsi !

— Votre pudeur s’effaroucherait-elle ?

— Ma pudeur ! Ah, par exemple, attendez que je sois pareil à vous !

— Vous oserez, mon ami ?

— N’est-ce point un ordre que me donne votre irrésistible beauté ?

— Oh mon irrésistible beauté, vous empêcha-t-elle de courir aux mauvais lieux comme vous m’en menaciez !

Cette parole évoqua le souvenir de Lucie ; sur les genoux il se dévêtissait, n’interrompant pas les baisers dont il gratifiait les cuisses et les fesses de Lucette ; il suspendit déshabillage et baisers, et tenant la jeune femme par les jambes, il demanda :

— Lucette, on fait d’étranges rêves dans ces mauvais lieux !

— Des rêves !

— Je vous ai vue toute nue danser avec un autre homme !

— Moi, moi, perdez-vous l’esprit ?

— Vous, ou quelqu’un qui vous ressemblait à s’y méprendre ! Et, quoique la vision n’ait fait que passer sous mes yeux, la femme, qui était vous, possédait la même petite lentille au-dessous du mollet gauche.

— Vous avez rêvé cela !

— Qui pourrait le dire ?

— Alors relevez-vous, Monsieur, et cessons ce jeu : j’ai été trop bonne et le repentir naît déjà.

— Lucette !

— Quoi, vous vous prétendez enfiévré d’amour, et au moment où je me livre à vos regards, vous me racontez de sottes histoires, dans lesquelles vous m’accusez de danser nue sous vos yeux avec un homme !

— Je ne t’accuse pas, terrible Lucette, je te parle de ma vision.

— Votre vision est déplacée.

— Pour cela non ! Tu étais jolie comme tu l’es à cette heure.

— Et vous m’abandonniez à un autre homme !

Il la tenait à bras le corps, lui baisait le nombril, il l’empêchait de se sauver, elle ne l’essayait du reste que pour la forme, il ne sut que répondre à l’exclamation, elle ajouta :

— Et vous, que faisiez-vous durant cette curieuse vision ?

— Je… je…

— Vous vous consoliez avec une autre femme, avec une rouleuse quelconque, rencontrée au Jardin de Paris, au Moulin-Rouge, à l’Américain, eh bien, répondez donc ?

— Je caressais une autre femme, encore ta ressemblance, celle-ci a la chevelure d’un roux vénitien, plus grande que toi.

— Ah, mon ami, mon ami, il était temps que j’aie pitié, vous couriez le risque de perdre la raison. Ma ressemblance partout ! Ah mais, ah mais, vous n’êtes pas mal bâti ! Et cela… a-t-il bien pleuré au bal ?

— Sangloté, mon adorée, sangloté, une inondation !

— Vrai, auriez-vous eu la sensation ?

— Il eût fallu être de bois pour ne pas l’éprouver.

— Rien que pour m’avoir… palpée à travers les vêtements !

— Je devinais ta splendeur.

— Ah ! Et maintenant, si nous valsions ainsi tous les deux !

— Oh non, il y a mieux !

— Je ne veux pas encore ce mieux.

— Le piano ne joue plus.

— Il va jouer.

Elle frappa des mains et la valse reprit, et elle se jeta dans ses bras pour être emportée par le tournoiement délirant, et tenant elle-même dans la main sa queue dans une érection indescriptible, tandis qu’il lui écrasait le cul sous la pression de ses doigts s’y cramponnant, tout à coup elle comprit qu’il s’affolait, elle se laissa aller sur le dos, lui tendit les bras, et ils goûtèrent la suprême extase dans les dernières mesures de la valse, se ralentissant, se radoucissant, comme si la pianiste eût assisté à l’intensité de leur pâmoison.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

VI


Avait-il l’âme toute au bonheur, en retournant chez lui, cet enragé amoureux de la coquette Lucette !

La machine humaine a des sursauts de passion et de sentiment inattendus.

La possession de Lucette enfin obtenue, il avait, dans l’échange des baisers, revécu la soirée avec Lucie et l’éloignement auréolant cette dernière, il lui sembla que ses caresses exerçaient plus d’action sur les nerfs, que son corps se contorsionnait avec plus d’attirance, et il faillit laisser échapper de ses lèvres le cri de : « Lucie, Lucie. »

Lucette se contenait-elle ! Elle s’était donnée, mais la fougue l’entraînant, elle avait détourné le plaisir dans un transport personnel, n’empruntant au mâle que sa vigueur sans lui retourner cette langueur reconnaissante qui unit l’âme à la volupté.

L’homme ne s’aperçoit pas de la nuance, il en éprouve le contre-effet par l’affaissement qui succède à la grande surexcitation, par l’étonnement de l’esprit se ressaisissant brusquement.

Il restait le plus sincère admirateur pour la beauté de la femme, avec un peu d’émotion vaniteuse pour la maîtresse acquise, l’image de Lucie luttait victorieusement avec celle de Lucette, à cette heure de plaisir satisfait : la consolation cherchée devenait l’angoissante obsession du lendemain, par le souvenir des vaillantes fougues ressuscitant si bien les forces.

Le dernier spasme achevé, les lèvres se séparant dans une dernière caresse, Lucette emmena Émile dans un cabinet de toilette tout près, où elle le quitta, pour aller s’habiller dans son boudoir, et d’où elle revint fraîche et pimpante sous une autre matinée.

— Tu m’aimeras toujours, murmura-t-elle se pressant contre lui ?

— Toujours, répondit-il, l’œil distrait.

Elle sourit et ajouta mutine :

— Maintenant tu ne sacrifieras plus à Vénus dans ton pantalon, ni dans les mauvais lieux, mon doux amant !

— Je penserai sans cesse à cette exquise minute.

Quelques banales paroles se prononcèrent encore et il partit.

Il venait d’ouvrir sa porte, son valet de chambre s’avança aussitôt en lui disant :

— Il s’est présenté une dame demandant Monsieur.

— Une dame !

— Oui, dans un bel équipage.

— Elle a laissé une carte ?

— Elle est entrée et a écrit un mot à Monsieur.

— Donne vite, animal.

— C’est sur le bureau de Monsieur, avec un journal qu’elle a oublié sur un fauteuil.

— Elle a oublié un journal ?

— Oui, monsieur : il y a son nom dessus.

— Tu as lu le nom, sot curieux.

— Pour le rapporter, si Monsieur le jugeait utile.

Émile s’était précipité à son cabinet, dont il referma la porte, pour lire à son aise la lettre, qu’il pressentait être de Lucie. Il ne s’était pas trompé. Elle lui mandait :


« Quoi, mon cher amour, on vient chez vous et l’on ne vous trouve pas ! Vous avez dû me maudire et il convient que j’implore d’abord mon pardon. Oh, que vous dormiez bien après vos prouesses ! Savez-vous, Monsieur, que je suis folle, folle, folle de vous et que je ne veux plus maintenant que vous cherchiez à revoir celle dont vous entendiez vous consoler. Oh non ! Dis, à moi tout ton amour, tous tes transports ! Dieu, que tu sais embrasser et caresser ! Et moi, dis, ai-je bien su te satisfaire, as-tu été bien heureux ? Nous parlons tous les jours de toi avec Yvonne, qui prétend qu’il existe peu d’hommes te valant. Ah, je l’embrasse, chaque fois qu’elle me le serine. Je bavarde et j’ignore si tu me pardonnes de ne t’avoir pas indiqué où tu me trouverais. Si l’aventure te plaît comme elle m’a plu, nous nous verrons souvent, pas aussi souvent hélas que mon cœur le souhaiterait. Oui, l’aventure t’a plu. Ta Lucie qui a lu ta petite correspondance et qui n’a pu y répondre, te devinait dans tes désirs et les partageait. Je m’étais absentée de Paris, voilà pourquoi tu ne sais rien de moi, et, dans notre délire, j’ai omis de t’indiquer de quelle façon nous nous écririons et de quelle façon nous nous reverrions. Adresse tes lettres rue de Varennes, où j’ai un appartement. Je t’ai mené à notre villa où je réside et où l’on m’apporte chaque jour ma correspondance. Nous nous verrons deux fois par semaine, et demain, si tu veux. Je te prendrai à cinq heures de l’après-midi à la Muette, pour que nous dînions ensemble et ayons plus de temps à nous consacrer. Si tu ne pouvais pas… télégraphie-moi à l’adresse ci-dessus.

Ta Lucie. »

Le lendemain ! C’était le Mardi de Lucette, et cinq heures, c’était juste l’heure où il se présentait d’habitude. Il ressentit un malaise moral. La correction mondaine, dont elle ne s’était jamais départi, lui soufflait qu’il serait inconvenant de manquer sa visite à Lucette, le jour après l’avoir possédée. Et cependant Lucie le dominait, le dominait.

— J’écrirai à Lucette une excuse, se dit-il et je rejoindrai Lucie.

Il prit alors le journal oublié et lut sur la bande :

« À Monsieur le comte de…

Ambassade de… »

— Diantre, dit-il, nous touchons à la haute diplomatie.

Il déplia la feuille intitulée : Revue Mondaine et vit qu’elle contenait un rendu-compte de toutes les soirées-festivales de Paris et de province.

Un entrefilet souligné attira son attention. Il lut :

« Bordeaux. — L’événement mondain de cette semaine a été la fête donnée par le duc et la duchesse de Montsicourt, qui nous a permis d’applaudir le jeune et magistral talent de leur cousine, madame Lucie Steinger, dont la beauté et la grâce sont réputées dans toute l’Europe. Les ovations qui ont salué l’incomparable pianiste, prouvent que l’art n’est pas la propriété exclusive des artistes de profession, et qu’il appartient aussi à nos belles mondaines. Nous croyons savoir que madame Steinger consentira à se faire entendre dans une soirée au bénéfice des pauvres. Le tout Bordeaux tiendra à honneur de l’applaudir, en contribuant en même temps à une œuvre de charité. »

— Cousine du duc de Montsicourt, musicienne, pianiste, elle, Lucie, elle rencontrée un soir au Moulin-Rouge. Il y a du mystère dans cette existence ! Je lui rendrai demain son journal.

Le matin de ce jour, il reçut un nouveau manifeste, avec des indications plus précises, ainsi libellé :

« Armée de Volupté.

« L’affiliation permet au candidat de dégager sa personnalité des erreurs et des préjugés jusqu’alors admis.

» L’amour et ses plaisirs étant la base de la création de l’Armée de Volupté, durant l’affiliation on apprend des rites et des usages qui réunissent soldats et officiers, ainsi que les signes et insignes qui permettent de se faire reconnaître à Paris, en France et à l’Étranger.

» À mesure qu’on apprend les saluts et les cérémonies, on est inscrit à un groupe de capitainerie, pour être façonné aux fêtes et aux bonheurs de l’armée, au milieu de plaisirs dictés ou imaginés.

» Pour être candidat à l’affiliation, formuler la demande suivante :

» Je soussigné… sollicite de m’engager dans l’Armée de Volupté et suis prêt à en accepter les devoirs et les charges, à me soumettre à ses règlements et à sa discipline, et à lui apporter tout mon dévouement.

Date et signature.

» Adresser cette pièce à la lieutenante Yvonne Louzère sous double enveloppe, la première pour la poste avec cette inscription : Monsieur l’abbé Rectal, aumônier du collège Saint-Yves, rue Lecourbe. »


— Yvonne Louzère, murmura Émile, Yvonne, la femme de chambre de Lucie s’appelle aussi Yvonne. Et cette fois-ci, une adresse, l’abbé Rectal ! Que signifie cette histoire ?

Le papier sous les yeux, il demeurait tout perplexe.

Était-ce une plaisanterie dont on s’amusait à ses dépens, était-ce une gageure engagée entre femmes hardies et intelligentes ; était-ce une pensée d’école nouvelle dont on poursuivait le développement sous la forme d’une société secrète, était-ce une réalité !

Dans ce cas, que lui voulait-on ? L’enrôler, pourquoi ? Supposait-on qu’il consentirait à se prêter à des actes sans doute très immoraux, qui devaient être les rites de l’association.

Cette idée d’actes immoraux raviva le souvenir de la nuit passée avec Lucie et Yvonne. Jamais jusqu’à cette nuit, il n’avait admis ce partage de voluptés amoureuses à trois.

Il ne posait certes pas au vilain Bérenger prônant la sévérité des mœurs et proscrivant les abominables entraînements des sens : il ne croyait pas qu’au dessus du duo amoureux il existât des sensations possibles de plaisir ! Il jugeait écœurant le contact d’une femme avec une autre femme, il flagellait ce contact des termes vifs dont se servent les beaux mâles, et il estimait que dans l’union des sexes l’acte possessif, calmant l’assoiffement du rut, suffisait pour contenter les plus luxurieux.

Mais, Lucette l’avait amorcé avec ses savantes coquetteries ; elle avait éveillé ses gourmandises charnelles par ses suggestives images de nudité, il avait caressé la contemplation rêveuse, et de cette contemplation il était arrivé au désir des attouchements agrémentés de l’arrêt admirateur, pour tomber dans l’espérance des lèvres fouillant le corps de l’aimée.

Il s’opéra en lui une complète révolution. Ce qu’il considérait auparavant comme lâchetés méprisables, se colora de reflets divins, il entrevit les beautés de Lucette, et ces beautés, il les sentit palpiter dans son être, au point de ne plus vivre que dans les rêves où il les embellissait de l’art de la plastique.

Fou de passion érotique, aspirant à échapper à la torturante obsession, il rencontra Lucie, et celle-ci le livra, dès le premier soir, au trio amoureux. De ce trio, accepté tout naturellement et sans que la réflexion intervînt, tant le délire sensuel agissait, il était sorti tout autre, apercevant la femme avec ses merveilleuses ressources d’inspiratrice de la félicité. Il voyait une nouvelle religion poindre pour les temps futurs, la religion d’amour, où maîtresse de son corps et de l’amour, la femme, prêtresse du temple, dirigerait le progrès et la civilisation par les arts encensant sa beauté et ses ivresses.

L’Armée de Volupté marchait-elle à la conquête de ce nouveau monde, et la lieutenante Yvonne se confondait-elle avec Yvonne la soubrette de Lucie, il le saurait.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

VII


Il se promenait dans l’allée Raphaël, à la Muette, lorsque Lucie arriva à l’heure dite dans sa voiture. Sans se l’être dit, les deux amants avaient pensé à cette allée pour la rencontre.

Elle lui fit place à son côté, et l’on partit vers le Bois.

— Une promenade avant dîner, dit-elle en lui tendant la main, car tu me mènes dîner en cabinet particulier ; puis, la soirée, la nuit à nous, dans les conditions que tu fixeras.

Elle était seule, mais encore plus jolie, plus ravissante que l’autre soir, avec les yeux légèrement bistrés, donnant un montant excessif à son visage gracieux et souriant, imprimant une saveur affolante à toutes les promesses du corps, admirablement parée d’une toilette fraîche et printanière, sortant de chez un de nos meilleurs faiseurs, l’un de ces artistes parisiens qui, dans le costume d’une femme, savent accuser la personnalité avec toutes ses délicatesses et ses supériorités.

— Vivre un rêve pareil à celui de l’autre semaine, répondit-il, est-ce encore possible !

— Il manque un satellite à l’astre, chéri, y perdrait-il ?

— L’astre rayonne sur mon cœur. Qu’importe le satellite.

— Bravo ! On s’amusera donc franchement. Moi, j’aime l’amour et ses plaisirs : tu l’as vu, je ne suis pas une élégiaque, et la sentimentalité, si je l’admets, je ne m’en sers que comme hors-d’œuvres. Tu as donc pensé à notre nuit ?

— Comment en serait-il autrement, et avec cette fin inexplicable d’aventure ! Car j’ignore de quelle façon nous nous sommes quittés. Étais-je gris d’amour… de vin ? Étais-je dompté par la nature ? Mon départ demeure un mystère.

— Pauvre chéri ! Oh, quel sommeil, et combien aurais-je le droit de m’en formaliser, si je n’en étais pas la cause ! Mon bel adoré, tu t’es subitement endormi dans mes bras, les lèvres sur mes lèvres, et j’ai cru que nos âmes allaient s’élancer dans les grands espaces du firmament pour inventer de nouvelles félicités ! Moi-même je défaillais ; Yvonne reposait, la tête sur tes cuisses, mais non endormie ; elle remarqua que tu faiblissais, elle glissa près de moi, me secoua, et te voyant plongé dans le sommeil, la même pensée nous vint à toutes deux, celle de rester dans ton souvenir comme un rêve. Comment nous nous y prîmes, je n’en sais rien ; avec beaucoup de peine nous t’avons habillé, j’ai toujours une voiture attelée, j’ai sonné, on t’a porté dans la voiture, et sous la surveillance d’Yvonne, tu es rentré à ton domicile.

— J’étais debout contre ma porte, je pouvais m’affaisser.

— Impossible, un de mes serviteurs te soutenait et tu te maintenais très bien debout, tout seul.

— Mon domestique n’a vu personne.

— Ton domestique est un sot ! À côté de ton hôtel, près de ta porte, il y a un mur en retrait. On s’est caché là, lorsqu’on a entendu le pas de quelqu’un qui s’avançait pour ouvrir, et on surveillait. Es-tu contrarié de cette pensée mise à exécution ?

— Non, je ne m’expliquais pas mon retour. Quel étrange sommeil !

— Ah, tu l’avais bien mérité ! Quelle vaillantise, Monsieur, à revenir sans cesse à l’assaut !

— Quelle énergie à les soutenir !

— Mes pauvres cuisses en sont restées meurtries plus de trois jours, et j’avais les reins… brisés. Je t’inspirais donc bien… moi… ou Yvonne ?

— À propos d’Yvonne, il me survient une très curieuse aventure.

— Parle vite. Yvonne s’est emballée avec notre nuit, et si je n’avais pas tenu à me rendre compte de mon petit empire personnel, elle serait venue avec joie. Tu me dis : à propos d’Yvonne, tu n’as pas pu la voir, elle était absente avec moi.

— En effet, tu as oublié un journal, ce journal, et je me suis permis…

— De le lire ! Tu as bien fait. Tu as voulu te renseigner sur mes lectures, donc tu pensais à ta Lucie ; cela vaut une caresse, une seule pour l’instant, je te le rappelle.

— Je désirerais tant et tant.

— Vite un petit baiser sur ce coin de joue.

— Volontiers, mais avec glissade.

— Glissade ?

— Aux lèvres.

— Non, pas encore ! Moi, je suis chaude, tu sais, et… nous n’attendrions pas. Oh, le bon, le bon petit baiser !

— Lucie, Lucie, je commence à étouffer.

— Déjà ! Patience, Monsieur. Tiens, pousse ta main où tu voudras pour calmer ta soif, et revenons à nos discours. Tu as lu ce journal ? Non, non, ne retire pas la main, reconnais que j’ai été prévenante ; pour te faciliter, pas de pantalon. Caresse doucement, gentiment, et ne… m’affole pas. Tu sais donc que j’ai joué du piano dans un concert.

— Je t’ignorais ce talent.

— Ah, chéri, j’en suis farcie de talents !

Elle éclata de rire, écartant les jambes pour le satisfaire dans son pelotage, et les yeux humides de passion, ajouta :

— Oh, je t’aime ! Ce concert, un gros succès, je t’assure que ma vanité en était flattée autant que des compliments adressés à ma beauté.

— Ils ne doivent pas te manquer.

— Je n’ai pas à me plaindre.

— Et pour l’amour ? Lucie.

Sa voix trahissait de l’angoisse, elle lui enleva la main de dessous ses jupes, se pencha sur son épaule et murmura :

— Dis, ressentirais-tu de la jalousie ?

— Dam ! Tu me produis un tel effet que j’ai peur.

— Peur, chéri, oh, que tu aurais tort ! Je suis heureuse d’être avec toi, de t’aimer, de t’inspirer le plaisir ; je l’ai partagé ce plaisir avec Yvonne. À quoi te servirait-il de chercher au-delà ! D’ailleurs, souviens-toi de la cause de notre rencontre. Tu voulais oublier, tu aimais donc. Tu m’aimes maintenant, demain tu en aimeras une autre, peut-être même déjà as-tu aimé, as-tu possédé celle que tu voulais oublier dans mes bras, par cela que tu étais plus indépendant d’esprit pour l’aborder, et si tu l’as fait, je t’excuse.

— Ô femmes, femmes, vous ignorez donc votre force, que tu me demandes cela ! Tu veux semer comme de la glu sur tout mon être, tes yeux me clouent esclave à ta volonté, ton sourire m’ôte la puissance de mon individualité, je suis entre tes mains pareil à un jouet attendant son plaisir, et tu ne veux pas que je m’épouvante à la pensée que si tu m’aimes… et en aimes un autre, la vie s’effondrera, parce que dans mon ciel, l’étoile que tu représentes, ne brillera que de feux intermittents.

— Grand nigaud, va ! Une femme est belle ; belle, elle aime à ce qu’on le remarque, à ce qu’on le lui dise et elle s’apitoie sur les désirs que soulève sa beauté ; on peut être bonne, sans froisser les susceptibilités d’un amant. As-tu pensé à celle que tu voulais oublier ?

— Oui, et je suis allé à elle pour t’oublier, comme j’étais venu à toi pour la chasser de mon cœur.

— Qu’en est-il résulté ?

— Elle s’est donnée.

— Tu l’as prise !

L’exclamation dénotait-elle de la surprise ou de l’inquiétude, peut-être l’une et l’autre ; elle ajouta cependant presque aussitôt :

— Bravo ! tu es un homme. Quand une femme est jolie, un homme doit la prendre. Notre conversation marche à bâtons rompus. Que me disais-tu d’Yvonne ?

Elle changeait de sujet, avait quitté son épaule sur laquelle elle s’appuyait, et, renversée dans son coin, semblait l’étudier.

Il profita de sa position pour réexpédier les mains sous ses jupes en essayant de les trousser.

— Petit polisson ! s’écria-t-elle, si tu veux voir, il y a d’autres yeux que les tiens qui useront de l’occasion.

Il s’arrêta ; le store n’était pas baissé sur la glace séparant d’avec le cocher. Il eut une hésitation, elle sourit et dit :

— Baisse et sois prudent. Puis, réponds-moi.

Le store baissé, il envoya de nouveau la main et ramena les jupes sur les genoux ; moqueuse, elle lui dit :

— Tu ne verras pas grand’chose, curieux, mes bas ! Te plaisent-ils ? Tiens, j’ai pitié, voici un petit morceau de chair ! Remonter plus haut, tu abîmerais ma toilette. Il m’importerait peu si nous étions dans mon appartement. Nous sommes au Bois, nous aurons à descendre de voiture, et tu ne voudrais pas que je sois honteusement fripée. Non, non, ne te retire pas, mais prenons des précautions. Tu me disais qu’Yvonne…

— Je n’affirme pas que c’est de notre Yvonne qu’il s’agit, mais j’ai reçu ce papier ce matin. C’est la troisième note de ce genre que l’on me fait parvenir.

Lucie lut le papier, le rendit et répondit :

— Il s’agit de notre Yvonne.

— Ah !

— Et, si tu veux écrire, tu n’as pas besoin d’expédier ta lettre à l’abbé Rectal. Tu la remettras directement à Yvonne ou je la lui remettrai.

Ils s’étaient remis en position normale, un flot de pensées assaillait Émile. Il se rapprocha et murmura :

— Et toi, appartiens-tu à cette Armée de Volupté ?

— Je ne puis te répondre. Si la science te vient, elle te viendra par les efforts de ta volonté, et non par aucune des personnes qui se trouvent près de toi.

— Lucie, Lucie, tu m’as mis l’amour au cœur, tu as versé la passion dans mon sang, qu’es-tu pour moi, que suis-je pour toi ?

— Pour toi, je serai la maîtresse telle que nul amant n’en rêva jamais, si tu t’appliques à me comprendre : pour moi, tu es l’amant que mon cœur aspirait à connaître. Prends l’amour dans mes bras, prends l’ivresse sensuelle que je t’ai dévoilée, domine ton passé et contemple, non plus l’individualité dans l’amour, mais le sexe en son entier.

— Je t’aime et je te désire, je ne vois rien après toi. Conseille-moi.

— Que t’écrit-on ? On sollicite que tu demandes à contracter engagement dans l’Armée de Volupté. Pour apprendre, pourquoi ne contracterais-tu pas cet engagement ?

— Où cela me conduira-t-il ?

— Certainement pas plus loin que tu ne le voudras toi-même.

— Sait-on jamais ce que l’acte le plus simple vous coûtera d’ennuis et de désagréments !

— Ces ennuis et ces désagréments ne menacent que ceux qui manquent de volonté et d’énergie.

— Tu ne peux donc me parler de cette Armée, à laquelle appartient comme lieutenante celle que tu m’as présentée comme ta femme de chambre. Comment concilie-t-elle ces deux fonctions, si tu n’y es pas tout au moins consentante ?

— Ah, triste cervelle d’homme qui, tout à l’heure voué à la volupté, en repousse la coupe à la première mouche qui le chatouille ! Tiens, descendons et marchons, l’allée est solitaire, tu repenseras à notre nuit et tu me reviendras.

— Te revenir, mais il n’en est nul besoin ! Si quelque chose me préoccupe dans cette Armée de Volupté, c’est d’y découvrir ton rôle.

— Le mien, si j’en ai un ! Et pourquoi n’y cherches-tu pas plutôt le rôle de celle que tu voulais oublier ?

Un éclair illumina l’esprit d’Émile, mais l’éclair brilla peu et il répliqua :

— Lucette, pourquoi en serait-elle ?

— Lucette, oui, tu me l’as dit ! Lucette comme une de mes sœurs.

— Une de tes sœurs s’appelle Lucette ! Et son autre nom ?

— Lucette de Mongellan.

— Elle !

Elle lui posa la main sur l’épaule, et les yeux dans les yeux, s’écria :

— Tu voulais oublier ma sœur Lucette, et tu cherchais l’oubli dans mon amour !

La voiture, sur l’ordre de Lucie, s’était arrêtée, ils descendirent, marchèrent côte à côte et elle reprit :

— Mon cher, suis mon conseil, demande à entrer dans l’Armée de Volupté. Pour ton avenir, cette Armée représente l’arbre du bien et du mal. Tu y cueilleras les fruits les plus divins, ces fruits te formeront le caractère.

— Tes paroles cachent de l’amertume, Lucie.

— De l’amertume ! La vie est trop courte pour que j’en use. Raconte-moi tes amours avec la belle Lucette.

— Moins belle que toi.

— Tu l’as eue après m’avoir eue ! La ressemblance eût dû te l’interdire.

— C’est cette ressemblance qui m’a attiré à ton amour.

— L’ayant possédée en ma personne, tu n’avais pas à goûter une nouvelle épreuve.

— Tu es froissée, tu es jalouse, tu vois donc qu’il existe autre chose que le plaisir voluptueux entre sexes différents.

— Laisse donc ça, chéri, ne t’égare pas dans de fausses hypothèses, et ne nous écartons pas du sujet qui t’occupe.

— Je n’en ai qu’un, toi.

— Merci. Mais, à cette heure, l’Armée de Volupté nous a entraînés plus loin que nous ne le supposions, et elle passe au premier rang. Il faut que tu t’y engages.

— Moi ?

— Pour me plaire.

— Tu en es ?

— Oui.

— À quel titre ?

— Tu l’apprendras. Je ne puis me révéler à un mécréant.

— Qu’appelles-tu un mécréant ?

— Tout ce qui est hôte de l’Armée, hors du temple.

— Armée, temple !

— Décide. Si tu acceptes, je te mène de suite à la capitainerie où Yvonne est de service. Tu signeras là ton engagement, et je n’aurai aucun secret à te cacher.

— Conduis-moi, tu m’instruiras en route sur quelques points obscurs.

Remontés en voiture, Lucie ayant indiqué une adresse à Neuilly, une certaine gravité régna entre les deux amants, et Émile demanda enfin :

— Qu’est-ce que l’Armée de Volupté ?

— L’association de tout ce qui a du cœur, de l’intelligence, de la volonté, de tout ce qui voit, dans le triomphe de l’amour, la fin des maux qui désolent l’humanité.

— Bon en théorie, mais en pratique ?

— Hommes et femmes sont frères et sœurs, tous unis dans les plaisirs de la volupté, tous prêts à se sacrifier les uns aux autres.

— Possible dans le rêve, absurde dans la réalité.

— Erreur !

— Les haines et les jalousies ne s’éteindront jamais dans le cœur humain.

— Elles s’éteignent dans l’affiliation.

— L’affiliation !

— Engagé, on entre dans un groupe qui relève d’une capitainerie, et dans ce groupe, on échange les plaisirs amoureux, réglementés de telle façon, qu’on s’habitue à considérer la liberté de la femme, à respecter cette liberté, à ne pas s’irriter des bonheurs qu’elle donne à côté. Du reste, tu le jugeras par toi-même.

— J’appartiendrai à un groupe ?

— Il le faut, mais les groupes sont superposés comme les classes sociales, et tu seras en aristocratie.

— Avec toi, peut-être.

— Je ne puis te répondre sur ce point. Interroge sans mêler les personnalités.

— Des soldats, des officiers, comment cela s’organise-t-il ?

— Le mieux du monde. Les hommes ont pour officiers des femmes, et les femmes, des hommes.

— C’est le gâchis.

— C’est l’harmonie ! L’Armée de Volupté n’est point une Armée similaire à celles qui s’entretuent sur les champs de bataille. Elle est une grande famille où fusionnent les intérêts et les passions, et d’où s’élèvent les supériorités naturelles. Il y aurait presque autant d’officiers que de soldats, si les périodes d’affiliation ne contenaient la grande partie des couples enrôlés. On peut être officier d’emblée après l’affiliation, en achetant un grade.

— Voilà l’injustice.

— Voilà l’équilibre. On paie cent mille francs pour acheter une capitainerie, et l’on touche un traitement annuel de quinze cents francs. Tout capitaine créé par l’achat du grade, fait élire un autre capitaine sorti du rang, qui profite de la paie et s’occupe des travaux qu’occasionne l’Armée. Ah, nous approchons ! Maintenant quelques détails pour le moment où tu auras signé ton engagement. Je te mène à Yvonne que tu vas trouver sous son costume de lieutenante, elle nous recevra à part. Dès que tu auras signé, tu deviens affilié et petit soldat. Tu dois à la lieutenante le salut.

— Militaire ?

— Le salut voluptueux.

— Ah !

— Tu poses la main sur ton cœur, elle s’incline, se tourne, se trousse, et tu lui baises les fesses. Ce salut, vous l’exécuterez avec la capitaine à laquelle elle te présentera. Nous voici arrivés.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

VIII


La voiture s’arrêtait devant un hôtel très vaste, précédé d’une grille. Lucie et Émile s’avancèrent, la porte s’ouvrit, ils pénétrèrent dans un vestibule, où ils se trouvèrent en présence de deux jeunes hommes d’une trentaine d’années, costumés d’un complet gris, avec une marguerite à la boutonnière, et de deux jeunes femmes, accusant une vingtaine d’années, vêtues de la même étoffe grise, mais en tenue de bicyclistes, pantalon ample avec veste, bottines noires serrant le cou de pied : elles avaient aussi une marguerite à la boutonnière.

Lucie ne prononça pas un mot, et leva la main en signe de salut, les deux couples s’inclinèrent et l’un des jeunes hommes s’écria en apercevant Émile :

— Toi, toi Lodenbach.

Étonné, celui-ci se retourna, et le visage rasséréné, répondit en tendant la main.

— De Mauverlin !

— Vous vous connaissez, interrogea Lucie ?

— Des amis de collège, répondit de Mauverlin regardant le signe que lui adressait Lucie posant un doigt sur ses lèvres sans affectation.

— Vous vous retrouverez, murmura-t-elle.

Elle entraîna Émile vers une porte du fond, suivit une galerie et ils entrèrent dans un salon orné dans un coin d’un secrétaire de dame.

Yvonne, costumée comme les deux femmes du vestibule, mais avec un gland d’or à la ceinture, et la jupe courte, non plus à la zouave, tombant sur des bas rouges à points d’or, écrivait à ce secrétaire. Elle se leva.

— Vous, dit-elle.

— Mignonne, on a envoyé à Émile une formule d’engagement et il s’est informé auprès de moi. Sors une feuille, il la signera.

— Oh volontiers.

Dans un tiroir, elle prit ce qu’il fallait, et lui faisant signe de l’œil.

— Allons, approchez, signez vite.

Il signa sans tremblement de main, Yvonne se plaça au milieu du salon, il exécuta le salut indiqué par Lucie, la belle lieutenante se retourna pour lui présenter son cul sur lequel il déposa un gros baiser. Il entendit un froufrou de jupes tout près, il regarda et il vit Lucie qui lui offrait le sien : il se précipita dessus et d’une chaude caresse l’enveloppa dans ses contours.

Les jupes retombèrent.

La capitaine est-elle là, demanda Lucie ?

— Ici à côté, je l’appelle.

— Oui, je parlerai.

Yvonne ouvrit une porte et dit :

— Le temple est dans la joie.

— Une brebis entre au bercail, répondit une voix jeune et bien timbrée.

Une nouvelle femme apparut dans la même toilette qu’Yvonne, avec en plus un gland d’or pendant sur chaque épaule.

Les yeux d’Émile et les siens se rencontrèrent, comme ils échangeaient le salut voluptueux, et se saisissant ensuite les mains, la capitaine s’écria :

— Vraiment, je ne rêve pas, c’est vous Lodenbach !

— Le vous est interdit dans l’Armée de Volupté, observa gravement Lucie.

— Oh pardon, pardon, murmura la capitaine, tutoie-moi et embrasse-moi, Émile, pour me faire pardonner.

— Te faire pardonner, comtesse ?

— Il n’y a pas de titres autres que les grades hiérarchiques, dans l’armée, ajouta Lucie. La comtesse Héloïse de Bouttevelle est ici la capitaine Bouttevelle. Tu es en pays de connaissance, cela ira tout seul pour dissiper tes frayeurs.

— Des frayeurs, interrogea Héloïse, une blonde albine aux yeux hardis et fureteurs, des frayeurs de ne plus penser qu’aux plaisirs de l’amour !

— Plaisirs bien dangereux en association, à mon point de vue, dit Émile.

— Pour les sots et les timides, pas pour les intelligents et les résolus. Je suis vraiment heureuse de te recevoir. Tu appartiens à ma capitainerie ?

— Je l’ignore.

— Enrôlé ici, il y a des chances pour : je te donnerai un groupe, où tu franchiras rapidement tes étapes.

— Pour l’instant, ne nous en occupons pas, intervint Lucie. Es-tu de service obligatoire, ou peux-tu venir avec nous dîner et passer… la nuit ?

— Je suis des vôtres. Yvonne pourvoira à tout. Je remets ma toilette de ville et nous partons.

— Dans ce cas, nous ne te quittons pas.

Il la suivirent dans la pièce voisine, un salon plus grand que celui où se tenait Yvonne, avec un large divan tout le long d’un de ses murs ; la comtesse, en un rien de temps se débarrassa de son corsage, de ses jupes, et se trouva en chemise. Elle avait les seins qui bombaient sous ce vêtement, Lucie les palpa et dit à Émile :

Il est plaisir de les honorer, profite, avant qu’ils ne disparaissent.

— Ils sont encore trop voilés !

— Cela te gêne, s’écria Héloïse, tiens, regarde-les et regarde-moi.

La chemise roula aux pieds et, toute nue, elle sourit au nouveau soldat de volupté.

Il s’empressa de la peloter et de lui baiser les seins, s’extasia sur la petite motte blondinette qui ornait le bas-ventre.

— Tu permets que je la baise, demanda Lucie.

— Si je pressens ce qui se passe dans votre esprit, répondit Émile, je crois bien que j’aurais tort de m’y opposer.

— À la bonne heure, tu te façonnes ! Tu sais, je l’aime beaucoup, elle est ma bonne amie dans l’armée, et je la pousse, comme elle pousse ma petite Yvonne.

— Qu’es-tu, toi, Lucie ?

— Dis-le lui, Héloïse.

— L’Intendante générale des troupes de Paris.

— Une intendante !

Héloïse lui prêtait gentiment ses seins à sucer, elle lui prêtait encore plus gentiment son cul à peloter, il apercevait sa maîtresse Lucie darder sa langue fine et rosée entre les cuisses de la capitaine, il soupira, Lucie se tourna de son côté, le déculotta, et lui baisa le bout de la queue. Héloïse s’étirant dit :

— Voulez-vous avant de partir, ou faut-il attendre ?

— Je crois qu’il attend depuis assez longtemps. Tiens, aide-moi à quitter ces jupes, il va me prendre, mais rien qu’une fois, tu entends, Émile, et nous nous sauverons.

— Oh, ma Lucie, ma Lucie, tu consens s’écria-t-il en revenant promptement à la jeune femme et aidant la comtesse à dégrafer la robe, je t’obéirai en tout, oui, oui, une fois, c’est le ciel.

— Habille-toi, Héloïse, et ne nous regarde pas.

— Ne pas vous regarder, ce serait par trop bête, vous me semblez aussi épris l’un que l’autre, et votre unité appartiendra à la légende, si j’en juge à vos vaillantes dispositions. Oh, que tu es belle, vue ainsi ! quel malheur que vous ne soyez pas nus, vos vêtements couvrent encore trop.

Émile avait transporté Lucie sur le divan, et attiré dans ses bras, tous deux jouissaient déjà dans une étroite possession.

Leurs lèvres s’agrippaient, leurs mains se pressaient avec la même ardeur, la secousse les emportait, Héloïse sonna, elle fit un signe à Yvonne, un homme nu arriva bientôt, elle l’appela et roula sur le tapis dans ses bras.

Émile et Lucie ne pensaient qu’à eux, ils ne pouvaient plus s’arracher à leur extase, malgré leur bonne volonté.

Leur vue enivrait Héloïse et son compagnon, qui se baisaient avec des transports imitant les leurs ; on n’entendait que des caresses et des soupirs, on ne parlait pas, et sur le seuil de la porte, laissée ouverte, Yvonne, toute émue, avait troussé ses jupes, se grattait le clitoris, lorsqu’une queue courut entre ses fesses et la poussa d’un pas en avant.

Elle ne se déroba pas, elle tomba sur les genoux, jupes sur les reins, et dans son cul, de Mauverlin pointa sa queue.

La folie se propageait ; se doutait-on de ce qui s’accomplissait.

Quelques personnes apparurent, des femmes en majorité : des frémissements les agitèrent, elles se pelotèrent entr’elles, ou se laissèrent peloter par les cavaliers présents.

Lucie se renversait de plus en plus en arrière, ses petits pieds s’appuyaient sur les épaules d’Émile, elle lui montrait toutes ses cuisses et son ventre, appelant l’engloutissement de sa queue, il se reprécipita dessus, elle se tordit, le pressa avec tendresse sur elle une dernière fois et dit :

— Oh assez, assez, l’heure n’a pas encore sonné, oui, oui, finis, jouis, mon amour, on jouit autour de nous, achève, achève bien, et puis, songeons au départ.

Il ne pouvait se ressaisir, il se soumit néanmoins. La tête tournait aux deux jouteurs, ils contemplèrent, l’espace d’une seconde, les ébats de ceux qui les entouraient et qui s’arrêtaient aussi, Lucie dit au cercle qui s’était formé sur la porte :

— Mes sœurs, mes frères, l’Intendante accordera liesse d’amour au temple, pour récompenser officiers et soldats de la volupté qu’elle a éprouvée dans cette capitainerie.

— Hurrah pour l’Intendante Lucie.

Elle demeurait assise sur le divan, les cuisses découvertes, Héloïse et son cavalier se relevaient, Yvonne restait accroupie la tête sur les bras, le cul en l’air, dans lequel on voyait entrer et glisser la queue de de Mauverlin, au paroxysme de l’érection, donnant des coups de ventre à ce cul rebondi et superbe, qui se tortillait, s’exhaussait, s’abaissait, suivant les désirs.

Le bras autour de la taille de Lucie, Émile, attentionné au tableau, ne perdait rien des péripéties de ce dernier assaut, qui agissait sur ses sens et ravivait des ardeurs, que ne parvenait pas à éteindre la jolie main de Lucie, lui serrant avec amour la queue.

De Mauverlin éprouva enfin la secousse finale, il s’effondra sur les hanches de la lieutenante, qui se pelotonna sous lui, et les tressaillements les unirent dans la même félicité.

— Nouvelle victoire d’amour, cria Lucie, le poste sous les armes, pour voir défiler les officiers se rendant au cabinet de toilette.

Elle ramassa sa chemise sur le bras, découvrant ses jambes et dit à Émile :

— Accompagne-moi.

À leur suite, s’avancèrent Héloïse et son cavalier, à qui Émile serra vigoureusement la main et qui n’était autre que le mari d’Héloïse, le comte Mathieu de Bouttevelle, puis Yvonne et de Mauverlin.

Une des femmes qui étaient sur le seuil de la porte, tandis que l’on criait : aux armes, aux armes, précéda le cortège, qui arriva à un grand palier, où sur deux rangs étaient rangés une douzaine de femmes, le corsage ouvert, tenant à la main un sein, et autant de cavaliers derrière elles, la main sur leurs fesses par dessus la jupe.

Passant devant les deux rangs, Lucie avec l’extrémité de sa chemise qu’elle avait pris dans sa main, exécuta un mouvement de droite à gauche, se tourna de face, se découvrit le nombril, posa le petit doigt dessus et dit :

— Gloire à vos beautés et à vos vaillantises, sœurs et frères, ceci est fier d’être vôtre.

Les femmes mirent genou à terre, les hommes sortirent la queue, qu’ils tendirent au dessus de leurs têtes, un murmure répondit :

— Gloire et prospérité à l’Armée de Volupté.

Chaque femme agenouillée saisit une queue dans la main, Lucie fit volte-face, présenta le cul, et dit :

Au troisième couple, le salut.

Le cavalier de ce couple aida à se relever sa dame, s’approcha avec elle, donna un coup de queue entre les fesses de Lucie, tandis que la dame, agenouillée devant Émile, lui frottait l’extrémité du gland avec son sein.

Face à face ensuite, le cavalier avec Lucie, la dame avec Émile, ils échangèrent un baiser sur les lèvres et retournèrent à leur place.

Le même cérémonial s’accomplit avec le comte et la comtesse de Bouttevelle, de Mauverlin et Yvonne.

Les trois couples pénétrèrent alors dans un immense cabinet de toilette muni de tout son nécessaire.

Lucie rayonnait au milieu de ses amis, et s’occupait de réparer son désordre, comme ils s’en occupaient de leur côté. Elle lisait la surprise dans les regards d’Émile, surprise où il n’y avait plus de la défiance, mais une vive curiosité et une admiration encore plus marquée à son endroit.

Chatte et câline à son égard, elle le poursuivait de ses œillades amoureuses, témoignant combien elle partageait le sentiment et la passion qui le lui livraient, et ne cachant pas dans ce milieu voluptueux l’amour ressenti, elle murmura :

— Chéri, chéri, nous allons nous sauver de suite, pour recommencer une nouvelle nuictée comme la première fois.

— Tu emmènes Héloïse, dit Mathieu, le mari épris de sa femme, capitaine comme elle au même siège de capitainerie !

— Je l’emmène pour enchaîner par nos séductions réunies notre nouveau frère.

— Avec deux telles sirènes, notre brave Lodenbach n’a qu’à s’avouer vaincu.

— Vaincu, s’exclama Émile, du diable si je m’attendais à pareil rêve, vaincu, les forces éclatent dans les poumons ! Vous et la comtesse, officiers ?

— Émile, interrompit Lucie, tout le monde se tutoie dans l’armée !

— Oui, oui, mais je suis à peine inscrit. Toi, Mathieu, un capitaine, toi, le modèle des maris, tu laisses aller ta femme !

— Avec Lucie et toi, avec les autres de l’armée !

— Avec Lucie et toi, avec les autres de l’armée ! Nous ne sommes plus qu’une immense famille confondant passions et intérêts pour le bonheur de tous.

— Votre présence à tous deux dans les rangs de l’Armée de Volupté, éclaire bien des choses à mes yeux.

— Tu t’égares, Lodenbach, notre action n’est pour rien dans ce qui t’arrive.

— J’ai rencontré Lucie le lendemain de votre soirée !

— Cela ne prouve rien. Il y avait beaucoup de monde à notre bal, et tu t’es distingué par ta cour assidue auprès d’une de nos valseuses.

Lucette !

Lucie lui mit la main sur la bouche et intervint :

— Nous sommes prêts, courons nous habiller et partons.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

IX


Héloïse de Bouttevelle, dans une non moins élégante toilette que Lucie, monta avec son amie et Émile en voiture, et l’on s’éloigna de la capitainerie.

— Maintenant, dit Lucie, il n’y a plus ici que deux amoureuses, désireuses de te donner l’ivresse de volupté et de la partager ; où allons-nous dîner ?

— Si vous voulez, dit Héloïse, nous nous rendrons à un cabaret de Boulogne que j’ai remarqué et où je me suis assuré un cabinet particulier… pour mes fantaisies. Nous y serons libres comme les oiseaux sur la branche.

— Un cabaret !

— Une guinguette au bord de l’eau, c’est-à-dire du chemin qui côtoie la Seine, le cabaret des Jeunes Chats (je vous recommande le tableau qui sert d’enseigne), tenu par une belle gaillarde, la Gadaille, Mélanie Gadaille.

— Elle n’aura rien à nous servir, à moins que ce ne soit un lieu fréquenté, et alors…

— En vingt minutes elle confectionne un repas : elle a deux garçons et une servante qui la secondent ; le cabaret est achalandé de pêcheurs et de touristes.

— Et tu y as un cabinet à toi ?

— Aménagé selon mes indications.

— Tu… fais donc des fugues ?

— Parfois.

— En route pour le cabaret des Jeunes Chats, c’est en somme l’endroit le plus près.

On passa l’ordre au cocher qui fila bon train.

Émile, installé en face des deux femmes, semblait voguer en plein rêve : Lucie lui appliqua un léger coup sur les doigts.

— À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.

— Dam, à l’amour !

— Bien vrai ?

— Pourrait-il en être autrement ?

— Montre la preuve.

— Hein ?

— La preuve, pardine, tu le peux, Polycarpe ne voit pas.

— Polycarpe !

— Le cocher ; j’ai oublié de te le présenter, excuse-moi.

— En serait-il, par hasard ?

— Comme tous mes serviteurs, mais rassure-toi, section des auxiliaires, n’ayant rien à exiger de leurs chefs.

— Ouf !

— Oh, le nigaud, qui supposait !… Avec ça, tu ne montres pas…

Les yeux d’Héloïse souriaient comme ceux de Lucie, Émile se déboutonna et exhiba sa queue toute raide.

Lucie frappa des mains et s’exclama ;

— Oh, le terrible homme, il est toujours au port d’armes, touche ça, Héloïse, du fer, toujours du fer !

— Dommage d’avoir ses gants, répliqua celle-ci, palpant la queue d’Émile.

— Si tu avais été le mari de Lucette, reprit Lucie, elle ne t’aurait pas absorbé comme feu de Mongellan.

— Pouvons-nous parler de Lucette ? demanda Émile.

— Non, répondit sèchement Lucie, parlons de nous. Ah, chéri, chéri, ne crois pas que nous soyons jalouses entre nous ! Je suis bien contente qu’Héloïse t’ait touché ; Héloïse est mon amie, je l’aime, elle m’aime, tu seras encore plus heureux qu’avec Yvonne. Tu as vu comme elle était jolie, toute nue ?

— Puis-je rentrer l’objet ?

— Attends. Il n’y a personne sur la route, non ? Bon, un baiser de chacune, tu veux bien ? eh, Héloïse ? Puis, tu l’enfermeras.

— Je veux ce que vous voulez, dit celle-ci.

Lucie se pencha, donna un baiser au gland, se releva, et son amie s’exécuta de même sans façon. Tout rentra dans l’ordre.

— Vous avez vu, dit Émile, j’ai prouvé. Je reverrais aussi avec plaisir, et ce serait bien, bien délectable de comparer.

— Comparer quoi ?

— Vos jolies cuisses et vos… poils.

— Oh le petit polisson qui veut comparer ! Laissons-le comparer, eh, Héloïse ?

— Ce ne sera pas bien commode.

— Bah, en retroussant bien ses jupes, il regardera entre nos jambes et il sera fixé. Il le mérite.

— Allons-y.

Les jupes froufroutèrent, mais malgré toute leur bonne volonté, les deux femmes ne montrèrent guère que l’angle de l’entre-cuisses, avec l’ensemble des jambes, le ventre disparaissant sous les plis des vêtements.

— Si on était mieux installés, dit Émile, je vous enconnerais toutes les deux l’une après l’autre.

— Il en serait capable, s’écria Lucie, laissant retomber ses jupes.

— Je diminuerais ta part, fit Héloïse l’imitant.

— Il en a pour nous deux ! Quel régime suis-tu, Émile, pour être ainsi solide ?

— J’aime la femme et j’aime les femmes.

— Notre raison d’être dans l’Armée de Volupté.

— Le cabaret des Jeunes Chats, cria Héloïse, nous sommes arrivés.

La voiture en effet s’arrêtait ; on sauta à terre, et avant de répondre à une grande et forte femme d’une quarantaine d’années qui, toute fraîche et gracieuse, s’avançait sur le pas de sa porte, Lucie et Émile contemplèrent un tableau qui servait d’enseigne.

De jeunes chats s’amusaient à courir après une boule, et, sur le côté, trois étaient en arrêt devant un quatrième debout, une patte sur le bas-ventre, semblant inviter les museaux à renifler.

— Allégorie transparente, dit Lucie, je ne connaissais pas cet établissement.

— Je vous présente Madame Gadaille, susurra Héloïse.

— Madame, Mesdames, Monsieur, entrez, on va dételer, vous dînez ?

— Oui, oui, Gadaille, continua Héloïse, et dans le cabinet que je vous ai loué.

— Bien, bien, vous êtes chez vous, je vous accompagne pour vous installer, on ne vous fera pas attendre.

On monta un escalier au fond d’une salle de café, et au premier étage, au bout d’un couloir, on se trouva dans un véritable petit nid, aménagé, on l’eût juré, pour la circonstance.

Le parquet était recouvert d’un très beau tapis, avec des tentures assorties à la porte et à deux croisées qui donnaient sur un balcon, dominant la route de la Seine, balcon isolé et ne communiquant pas avec les pièces voisines ; un large divan, des fauteuils et des chaises, une table au milieu sur un carré en linoléum, des pouffs formaient l’ameublement, avec une grande glace. Le balcon était encorbeillé de fleurs et surmonté d’une tente, le garantissant des rayons du soleil et des regards indiscrets d’au-dessous.

À peine entrés, Lucie ne se sentit pas d’aise, et sans se soucier de la présence de la Gadaille, débarrassée de son chapeau, elle jeta les bras autour du cou d’Émile, le fixa dans les yeux et murmura :

— Ah, chéri, on pourra prendre patience ou… se payer un de ces acomptes, dis !

Leurs regards restèrent figés dans une extase cérébrale, et la Gadaille, les contemplant, dit tout bas à Héloïse :

— Eh ben mais, eh ben mais, c’est pas vous aujourd’hui qui êtes de la fête ?

— Si, si, moi aussi.

— Tous les trois ensemble alors !

— Oui.

Elle écarquilla des yeux émerveillés et surpris.

— Ah que de chiques choses quand on est jeune, riche et belle !

— Vous ne donnez pas votre part aux autres !

— Pour sûr ; mais il y a des fariboles qu’on ne connaîtra jamais.

— Allons donc, il n’y a qu’à vouloir avec ceux et celles qu’on fréquente.

— On ne voit pas du monde à la coule. Ô les amours, les amours, sont-ils beaux ! Voyez, ils se regardent tout le temps et ils ne voient personne. Vous pourrez leur dire qu’ils ne se gênent pas, qu’ils s’aiment, qu’ils s’aiment ! Vous ne vous fâchez pas quand je lorgne par le trou de la serrure ?

— Qu’est-ce que ça nous fait, pourvu qu’on nous laisse tranquilles !

— Et qu’on vous laisse tranquilles ici ! Vous savez, je ne suis qu’une femme, mais celui qui voudrait vous déranger, je lui ficherais mon couteau de cuisine dans le ventre.

— Ça vous émoustille donc de voir ? Oh puis, vous faites de votre côté, vous faites avec le cocher. Marchez avec celui-ci, Gadaille, c’est le cocher de mon amie et il aime les femmes de votre genre.

— Bien vrai !

— Puisque je vous le dis.

— Ah, bonté de sainte Madone, les voilà qu’ils se collent la bouche ! Je me sauve, je vais vous faire monter du Madère ; on mettra votre couvert et vous dînerez bientôt, je vous le promets. Ah, sainte Mélanie, ma patronne, voyez-les, ils n’ont plus de bouche, elles ont fondu l’une dans l’autre, j’en ai les jambes qui me tremblotent ! Je dégringole, ça me chavire, ces choses, oh, les anges, les chérubins, les… les… coquins !

La Gadaille se décida à descendre, et Héloïse, qui ne s’ennuyait pas à son verbiage, vint poser la main sur une épaule de Lucie.

— Eh bien, eh bien, vous êtes gentils, vous, je ne compte donc pas, moi !

Lucie tressaillit dans tout son être, comme si une décharge électrique l’eût secouée, Émile se ressaisit, les lèvres des deux amants se séparèrent, Lucie se frotta les yeux et répondit :

— Dieu, que je m’élançais haut, haut ! Qu’y a-t-il, ma chérie, tu t’occupais du dîner avec ton aubergiste ?

— Vous vous moquiez d’être vus !

— Pourquoi se gêner ? Tu nous a affirmé qu’ici on était comme chez soi.

— Il serait bon cependant d’attendre que le couvert fût mis, le dîner servi, les portes fermées, la solitude enfin obtenue et garantie, à moins que vous ne vouliez le faire au milieu du chemin, et dans ce cas, je vous préviens, je ne suis plus de la fête.

— Tu as raison, tu as raison, on va être sages. Quand met-on le couvert ?

— Mais, à la minute. Tenez, pour patienter, on nous sert du Madère ; grillons une cigarette, car tu fumes, Lucie ?

— Oui, oui, excellente idée, ça ne te choque pas, ami Émile ?

— Au contraire, je vous en offrirai et je vous… imiterai.

Une jeune garçon d’une quinzaine d’années, apparut avec un plateau contenant la bouteille annoncée et les verres.

Comme il servait, Héloïse cligna de l’œil Lucie et Émile pour appeler leur attention, et, assise dans un fauteuil, lançant sa première bouffée de fumée, dit :

— Quoi de nouveau dans la maison, Séverin ?

— Toujours la même chose, Madame, le service des pêcheurs qui mangent en courant, et des touristes qui font du tapage.

— Et les cabinets particuliers ?

— Son visage maussade, s’éclaira et il répondit :

— Oh, à part celui-ci, les autres ne reçoivent que des mufles.

— Des mufles !

— Des gonzesses qui se fichent du service et font rire la patronne. Quand on travaille par ici, ça change joliment.

— Pourquoi donc ?

— Toutes les fois que la patronne descend de servir, elle nous embrasse tous dans les petits coins, et si on s’amuse à l’asticoter, elle se laisse faire.

— Alors, lorsqu’elle devient mauvaise, il n’y a qu’à le lui rappeler.

— Alors elle taloche, et c’est une gaillarde ! Puis, faut pas jobardiner avec elle. Quand on asticote, elle asticote.

— Ce qui est très agréable.

— À la condition de n’avoir pas peur et de supporter l’asticotage.

Tout en causant il mettait le couvert, et les trois convives sirotaient le Madère, fumaillaient la cigarette ; Lucie, assise sur les genoux d’Émile, observant le jeune garçon, maigrelet et sec, le visage déluré et sournois en même temps, jetant parfois des regards furtifs qui semblaient scruter les actes possibles d’un homme et de deux femmes dans un cabinet particulier.

Une voix appela :

— Séverin !

— Oh, dit-il, le dîner ronfle, la patronne sera gentille ce soir.

Il se précipita à l’appel.

— Il est drôle ce bonhomme, s’écria Lucie, s’accoudant sur une épaule d’Émile.

— Tout est drôle dans cette maison, répondit Héloïse, et si je lui ai arraché ces quelques mots, c’est pour vous aviser que les portes et les murs ont des yeux et des oreilles, heureusement bienveillants, et qui inspirent à leurs propriétaires la manie de s’échauffer, selon le degré d’échauffement qui règne ici.

— Mes compliments pour ton cabinet, dit Lucie, quittant les genoux d’Émile.

— Moi, cela m’a toujours amusée, et je suis certaine que vous en éprouverez le même effet, lorsque vous verrez l’exaltation de la Gadaille.

— Cela se peut ; pour le moment, il ne me plaît pas de penser que je suis un objet de spectacle.

— Veux-tu que je te remplace auprès d’Émile ?

— Vas-y.

— Gadaille ne tardera pas à servir, examine le phénomène.

— Ne dépasse pas trop les bornes.

— Crains-tu que…

— Non, non, non, c’est pour nous réserver.

— Nous, nous réserver, oh, Lucie.

Lucie éclata de rire à l’exclamation, et Héloïse la remplaçant sur les genoux d’Émile, dégrafa son corsage, sortit un sein, guida une main de son cavalier sous ses jupes et dit :

— Un peu de chaleur à mon égard, Monsieur l’amoureux de Lucie, autrement je me refroidirai à 25° au-dessous de zéro, et bonsoir les folies de la nuit.

— Un peu, beaucoup, répliqua Émile, baisant le sein et pelotant les fesses.

La porte s’ouvrit, Mélanie Gadaille entra apportant le service, qu’elle s’empressa de déposer sur la table, les yeux ahuris, allant du couple formé par Héloïse et Émile à Lucie qui, occupée à installer les chaises, la considérait en dessous.

— Oh, murmura Mélanie, il est pour elles deux !

— Ça se voit, fit Lucie.

— Vous ne vous battrez pas ?

— Nous battre, pourquoi faire ?

— Pour vous le disputer. Vous paraissiez tant vous aimer tout à l’heure !

— Maintenant il aime mon amie.

— Il lui patouille la poitrine et le cul.

— Il me les patouillera dans un instant.

— Oh, oh, oh !

Elle ne trouva pas autre chose à dire et courut à son escalier.

En un clin d’œil on s’installa à table, et l’appétit y étant, on dévora au milieu de mille mignardises.

Était-il question de l’Armée de Volupté ? Par instants on y revenait, et l’échauffement gagnant les trois têtes, se propageait jusqu’à la cuisine, par Mélanie Gadaille qui, l’œil presque tout le temps cloué à la serrure ou à travers la porte qu’elle avait eu le soin de ne pas fermer, ne perdait rien de ce qui se disait et s’accomplissait, et courait retrouver son personnel, ses deux garçons et sa servante, sa nièce, une fille de vingt ans, mal dégrossie, arrivée depuis peu de son village.

— Oh, ce beau monde, s’exclamait-elle, ce qu’ils connaissent de bêtises ! Le Monsieur, je l’ai vu, il leur a baisé le cul à chacune, avant de s’asseoir à table.

— Patronne, je baiserai bien le vôtre.

— Morvailleux, pour ne pas savoir continuer l’affaire !

— Vous auriez pu me l’apprendre.

— Silence. La grande, la rousse, elle a une toquade pour le monsieur, une telle toquade, qu’elle lui prête son amie pour qu’ils s’amusent davantage. Elle lui a dit : « Pas, les nénés à Héloïse, ils sont bien beaux, qui les tétera ? » Il a répondu : « Le petit soldat Mimile de la compagnie Bouttevelle. » Il paraît que le Monsieur il est soldat.

— Ab, patronne, je serais bien soldat d’un régiment dont vous seriez la colonelle ! s’écria l’autre garçon un peu plus âgé, un peu plus grand, mais tout aussi maigre.

— Toi, Piquolong, t’es encore plus serin que Séverin. Puis, Héloïse s’est levée et elle a dit à son amie : « Tu vantes toujours mes seins, mais tu as des jambes comme peu de femmes en ont, des cuisses qui sont tout un poème, et je veux les baiser. » Alors l’amie, Lucie, comme ils l’appellent, elle s’est soulevée toutes les jupes. Ah, ma bonne mère qui dormez, dans l’autre monde, si vous aviez vu ce linge et ces jambes ! Héloïse s’est fichue sur les genoux, et son petit museau, si gentillet, est venu flairer les poils, son amie lui a passé les jambes autour du cou en disant : « Bécot, bécot chéri, tu es le bien reçu. »

— Ah, tante, est-il possible que des femmes s’embrassent là !

— Viens-y voir, répondit Mélanie Gadaille soulevant ses jupes et exhibant une de ces mottes bonnes à fournir un manchon.

— Oh, oh, oh ! crièrent les deux garçons ravis, levant les mains au ciel.

— Taisez-vous, vous les muscadins, et toi, y viens-tu, Bettine ?

La jeune fille, rouge cramoisie, eut un mouvement d’épaules et répliqua :

— Je ne dis pas non, je ne dis pas non, mais faudrait que vous donniez l’exemple, en commençant sous moi.

— Galopine.

— Vous fâchez pas, patronne, dit un nouveau venu, lui saisissant le cul, maître Polycarpe, cocher de Lucie, vous êtes rudement bâtie et rudement chouette. Peut-on remplacer Mademoiselle ?

— Retirez votre main de mon siégeoir.

— Elle y restera jusqu’à la fin des siècles, tant que vous n’aurez pas consenti.

— Si je suis forcée ! Mais, vous savez, je ne la tiens pas quitte.

Le cocher s’agenouilla très galamment, baisa le con de la cabaretière, et dit :

— Mazette, du montant à réveiller un mort !

Les deux garçons jetaient des regards furibonds sur Polycarpe ; Bettine rougissait encore davantage, Mélanie s’attendrissait.

— Relevez-vous, Monsieur le cocher, dit-elle, on va vous donner à boulotter.

— Langage on ne peut plus élégant.

— Dam, on fréquente la haute dans cet établissement !

Pour être objet de galanterie, Mélanie n’en veillait pas moins à son service : elle installa le cocher à une table du café, le confia à Piquolong et regrimpa au premier étage.

Elle demeura haletante sur la porte.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

X


Lucie et Héloïse avaient quitté leurs jupes, et toutes deux, en soixante-neuf sur le divan, Lucie par dessus, se dévoraient de chaudes caresses.

Lucie, échauffée après son amie, se tortillait sous les yeux d’Émile, debout devant le divan, et l’admirant dans ses tendresses passionnées.

— Dis, dis, murmurait-elle entre deux sucées, je ne perds pas ton amour, en rendant hommage à de telles beautés, que j’ai toujours aimées et qui toujours m’enflammèrent le sang !

— Non, chérie, je comprends ton goût pour de si riches trésors, et je m’associerais à ton hommage, si nous étions plus à notre aise qu’ici.

— Tiens, tiens, vois mon cul, baise-le, caresse ou becquette entre mes cuisses, unissez vos langues sur mon petit bouton et je croirai que tu m’aimes encore.

— Si je t’aime, si je t’aime ! Ô le joli cul, le joli cul ! Ah, ton amie, sa languette qui se tend vers la mienne, en travers de tes cuisses, ah, je suis à bout, à bout.

— Attends, attends encore un petit peu.

— Parlez, parlez-moi de ce que vous voudrez, mais distrayez ma pensée.

— Amour, amour, approche par ici, vois ses cuisses, viens avec moi faire frissonner son petit bouton sous l’accord de nos langues, oui, oui, approche bien, vois ce ventre délicat, vois ce nombril ; Héloïse, Héloïse, ne me mords pas les cuisses, je veux qu’il s’incline devant tes beautés ; voilà le bouton, tiens, prends-le dans ta bouche, il est tout mouillé de ma salive.

Derrière la porte, Mélanie Gadaille s’écroulait, tant les tempes lui bourdonnaient.

Émile répondit :

— Oui, je le tiens son petit bouton, et j’aspire sur lui ta salive, ton haleine douce et parfumée ; ton amour m’y pénètre. Oh, que cherches-tu, tu veux m’embrasser là, là ! Non, non, je ne résisterai plus à la fièvre, reviens à ce cher trésor, et puis, puis, laisse-moi te prendre.

— Soit, mon amour, je suis heureuse, toi-même, tu m’invites à la caresser. Elle le mérite, n’est-ce pas, et toi, tu retournes à mon cul, oui, léchez-vous à… la porte, ah, quelle ivresse, ah… mais… calmons-nous le service va venir.

— Ne t’inquiète pas, dit Héloïse, Mélanie attendra que nous ayons fini.

— Bon, bon !

Mélanie ! Elle avait dégringolé l’escalier, attrapé sa nièce par les bras et lui avait dit :

— Viens voir.

La jeune fille ne se fit pas prier. Elle grimpa l’escalier à la suite de sa tante et demeura bouche bée, l’œil sur la serrure, à la vue du cul de Lucie, toujours accroupie sur les cuisses de son amie, du cul qui se soulevait en boule, pour répondre à l’admiration d’Émile debout, et l’attirant vers sa poitrine.

— Hein, hein, tu vois, murmura Mélanie.

Émile, la queue en main, essayait d’arracher les cuisses de Lucie aux doigts d’Héloïse, et de l’en repousser : celle-ci lui frappait le gland de petites chiquenaudes, Lucie collait la bouche sur le conin d’Héloïse.

Bettine sentit sa tante qui la troussait, et gloutonnement lui happait le cul avec les dents.

— Ah, ah, ne le mordez pas, dit-elle sans se défendre ! Ah, ah, quel effet ça fait ces choses-là !

— Faut que tu restes pucelle, répliqua Mélanie, faut que tu deviennes comme ces jolies dames, et alors, les affaires ronfleront.

— Oh, jolies, jolies comme elles ! Phi ont-elles de la chair blanche et du beau linge ! Oh, c’est un veinard, le Monsieur.

— T’as de l’étoffe, et quand tu seras débarrassée, tu verras.

— Me dépuceler avec qui ? Avec vos garçons ! Ils sont trop bêtes ; avec les clients : ils me dédaignent ; avec les domestiques, les cochers de ces gens chics, qui viennent, ils courent après vous.

— Ah, ah, cochonne, tu jouis sous mes baisers, tu vas me faire jouir.

— Et le service ?

— Qu’est-ce qu’ils font dans le cabinet ?

— Les deux dames, elles se séparent, et il y a la roussotte qui est sur les genoux du Monsieur, et qui lui caresse la figure avec ses petites mains ! Lui, il lui gratte la vrillette. La blanchette est debout, elle a les tétés dans les mains, pour que les autres les lui lèchent.

— Tu as le temps de me rendre mes amitiés.

— Je veux bien, je veux bien, ma tante, mais ça m’amuse tant de regarder !

En ce moment, où toutes les deux étaient absorbées, l’une à regarder par le trou de la serrure, l’autre à faire minettes à la première, Séverin, survenant sur la pointe des pieds, se coula contre le dos de Mélanie, lui flanqua la main au cul avant qu’elle ne fût revenue de son étonnement, et, la poussant à quatre pattes, dirigea avec une telle promptitude la queue entre les cuisses, qu’elle fila dare-dare droit au con, lequel n’eut qu’à se soumettre.

— Ah, petit bandit, petit polisson, ah, vaurien, tu as trouvé la fauvette ! Là, là, fourre-lui ton grain.

Le brave garçon n’avait pas besoin d’encouragement, il attaquait avec une vigueur décuplée par l’excitation, par la vue des fesses de Bettine qui, nonchalamment, se tenait troussée d’une main, tout en gardant l’œil sur la serrure, et semblait ne pas se douter de ce qui s’accomplissait au-dessous d’elle, malgré les coups de tête que sa tante lui appliquait dans les jambes, sous les soubresauts de Séverin.

— Oh, oh, murmura-t-elle, la roussotte s’allonge sur le divan, le ventre et les cuisses nus ! Qu’elle est belle, qu’elle est belle ! Oh, oh, le Monsieur est dans ses jambes, en chemise, et va lui enfoncer son outil ! Oh, l’autre baise le cul au Monsieur et le tapote. Hein, ils s’arrêtent, ils écoutent.

Un petit coup de sifflet strident avait retenti. Émile se penchait une fois de plus pour posséder Lucie. Au coup de sifflet, elle l’arrêta et se souleva sur les coudes. Héloïse se recula du groupe. Un court silence, troublé seulement par les sursauts de l’enconnage de Mélanie, régna dans la maison ; le cocher Polycarpe, dans la salle de café, chanta bruyamment :


« Les oiseaux dans le feuillage
Prennent garde à l’orage.
Attention, les enfants,
Voilà des mécréants ! »


Instantanément, Lucie et Héloïse furent debout et firent signe à Émile de se rajuster, comme elles le faisaient.

Un bruit épouvantable ébranla la porte du cabinet : Séverin, jouissant de sa patronne, dans son exaltation, avait tellement appuyé sur les jambes de Bettine, que celle-ci, surprise, vacilla et roula par dessus le couple, jupes en l’air.

Point de peur chez les deux Voluptueuses. Héloïse, déjà prête, se précipita vers la porte, dont on avait eu soin de pousser la targette, l’ouvrit et aperçut une masse grouillante de chairs et de vêtements.

Des plaintes s’en exhalaient :

— Oh là là, oh là là, j’ai cogné de la tête !

— Cochonne, tu m’as ravi le morceau de la bouche !

— Nom de Dieu, je ne me délivrerai pas de mon pucelage !

— Je me fous de ton pucelage, maladroit !

Lucie avait rejoint Héloïse, et Émile avait suivi Lucie.

— Que signifie, qu’est-ce, interrogea Héloïse ?

Dans le grouillage qui s’agitait sous leurs yeux, il surgissait des supplications. La tante et la nièce se trouvaient embarrassées dans leurs jupes et, de plus, empêtrées de Séverin qui, frustré, se cramponnait à leurs jambes, ne voulait pas lâcher sa proie et attaquait tout ce qu’il pouvait pour ressaisir un cul de femme. Malheureusement, les culs se trémoussaient dans un sens opposé, et une voix cria au bas de l’escalier :

— Ah ça, la Gadaille, où vous cachez-vous, faut-il aller vous quérir ?

À cette voix, la dislocation se produisit dans le groupe et, sans répondre à Héloïse, sans se préoccuper de la porte ouverte du cabinet, la Gadaille, sa nièce et Séverin coururent à l’escalier.

L’étonnement d’Héloïse et de ses compagnons se manifesta par leurs regards.

— Rentrons, dit-elle cependant, tout s’expliquera, nous n’avons rien à craindre.

— Nous ne sommes pas en sûreté, observa Lucie.

— Si, si.

— Le signal !

— Une arrivée inopinée de clients, leur impatience de ne trouver personne pour les servir, et le signal a été donné.

— Que faisait-on là, à notre porte ?

— Ça, j’en suis certaine, une imitation de ce que nous faisions.

— On nous épiait !

— Que nous importe ! L’exemple est contagieux et nous le devons.

Tu as raison.

On s’était réinstallé à table : Émile ennuyé récite les premiers vers du rat des champs invité chez le rat de ville.

— Pas d’à-propos, lui dit gentiment Lucie. Nous ne redoutons personne et nous sommes surtout curieuses.

— Plus qu’amoureuses, dans ce cas.

— Non, méchant, mais peut-être presque autant. L’amour, d’ailleurs, n’est-il pas une curiosité ! Quitte ce petit air boudeur, Émile et embrasse-moi.

— Hum, un baiser, après un tel échauffement ?

— Le dédaignerais-tu ?

— Non, non, bien au contraire, mais je redoute, quant à moi, la résurrection de l’échauffement.

— Grand sot, ressuscite et tu me prendras, si tu ne peux te dominer, n’est-ce pas Héloïse !

— Oh, vous avez le temps ! Voyons, voyons, Mélanie répondra-t-elle à mon appel ! Il faut savoir ce qui s’est passé.

— Comment supposez-vous qu’il s’est produit quelque chose, demanda Émile.

— Et le signal !

— Quel signal ?

— Le coup de sifflet et la chanson.

— On a chanté !

— Oui, le cocher, Polycarpe.

— Pour vous prévenir ?

— De nous garer contre une imprudence.

— Il sait donc !

— Soldat de volupté, dit Héloïse lui posant une main sur l’épaule, vive l’amour, et attends pour savoir et juger que ton instruction soit faite.

— Bien, ma capitaine, répondit-il en lui baisant la main.

Elle se pencha, le baisa sur les yeux et dit :

— Nous sommes assez fières de nous-mêmes et nos maris sont assez sûrs de nos volontés, pour que rien ne ternisse le feu de nos ivresses.

Mélanie Gadaille entra, apportant avec Séverin la suite du service.

Héloïse l’interrogea :

— Dois-je renoncer à conserver ce cabinet, madame Gadaille ?

— Excusez-moi, Madame, excusez-moi. On s’est rencontré dans le couloir, on a roulé les uns sur les autres, je ne sais comment, trop de hâte probablement.

— Il y avait cependant un bon moment que vous étiez tous par là.

— Oh, je vous assure !

— Vos clients s’impatientaient.

— Comment pouvez-vous dire ça ! D’ici on n’entend rien de ce qui se passe en bas, et d’en bas rien de ce qui se passe ici.

— Je vous demande bien pardon, j’ai l’oreille très fine. D’ailleurs, on vous appelait, lorsque je suis sortie au bruit que vous faisiez, et les clients qui sont survenus appartiennent à la police.

— Vous voyez-donc à travers les murs ?

— Nous étions au balcon, d’où on aperçoit tous ceux qui entrent dans la maison.

Pour le coup, devant une telle assurance, la Gadaille faillit laisser tomber le panier qui lui servait à la desserte ; elle eut la présence d’esprit de répondre :

— Ah, c’est vrai, il est si bien placé, le balcon, qu’en pleine nuit, comme à présent, on y voit encore mieux qu’en plein jour.

Vous pouvez adresser vos félicitations à l’architecte, répliqua sans se troubler Héloïse.

— Je n’y manquerai point ; mais je tiens trop à votre clientèle pour ne pas vous jurer qu’ici vous êtes vos maîtres, et que Mélanie Gadaille vivante, on n’y entrera pas tant que vous ne le voudrez pas.

La parole était sincère, Héloïse lui dit :

— Bien, bien, qu’on ne nous trouble plus.

— Ne vous inquiétez de rien pour la maison, personne ne vous dérangera.

— Oh, oh, personne !

— Je suis votre gardienne.

Elle sortit et l’on recommença à batifoler, mais il y avait moins d’entrain. Lucie attira Émile sur le divan et s’abandonna. Il en rejouit, retrouvant dans cette possession de nouvelles forces, tel Antée embrassant la terre, sa mère.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre



XI


La voiture, pour le retour, suivait le bord de l’eau et ne marchait pas à une excessive allure, chacun éprouvant le besoin de rêvasser dans le doux silence de cette nuit succédant à la fièvre du repos.

Largement payée, Mélanie avait fait les plus bruyantes démonstrations de dévouement ; Polycarpe, impassible sur son siège, paraissait planer sur tout le monde.

La fête n’était pas terminée, elle commençait. On allait dans le quartier Monceau, à la garçonnière du comte de Bouttevelle, dont la comtesse possédait une clé, finir des ébats qu’on considérait comme à peine ébauchés.

Émile, dans le fond de la voiture, entre les deux femmes, savourait la même rêverie qui les sollicitait.

— Nuit admirable, murmura Lucie.

— Nuit d’amour, répondit-il.

— Refrain éternel, dit Héloïse.

— Aimer, aimer, savoir aimer, reprit Lucie.

— Se le dire, se le prouver, en mourir, répliqua Émile.

— En vivre, dit Héloïse.

— La poésie n’exclut pas la matérialité, continua Lucie.

— La matérialité conduit à la poésie, conclut Émile.

— La poésie et la matérialité s’unissent dans le désir, dit Héloïse.

Toutes deux en même temps se tournèrent vers Émile et partirent d’un joyeux éclat de rire.

— Est-ce bête, quand tout bonnement on pense au bonheur de jouir ensemble !

— Jouir, voilà le mot de la situation, voilà le mot d’ordre des générations ! Jouir de la vie, jouir de la fortune, jouir de son destin.

— Jouir en amour, bêta, le reste ne compte pas. Dis, est-ce bien vrai que plus tu jouis avec moi, plus tu en as envie ?

— Phénomène contraire de ce qui se passe d’habitude. Plus j’use mes richesses, plus je deviens riche.

— Alors je te donne les miennes !

— C’est possible.

— Avec les autres femmes, cela ne t’arrivait pas ?

— Mon maximum avec la même, a été deux… sacrifices.

— Sacrifices, oh ! Deux fois seulement !

Elle fit une petite moue de dédain.

— Et d’autres, avec toi, murmura-t-il, combien de victoires dans le même combat ?

— Je ne me souviens jamais que du moment présent, répondit-elle.

— Donc, ce moment s’évanouissant dans le passé, tu m’oublieras, Lucie.

— La durée du présent, chéri, est dans la volonté des deux amants. La sagesse commande d’y enfermer ses désirs et d’y consacrer les feux de son imagination.

On arriva, et enfin on fut maître de soi. Et dès qu’ils se trouvèrent nus, il fallut qu’il la possédât une fois de plus, à la grande satisfaction d’Héloïse qui, avec un pareil jouteur ne douta pas d’avoir des bribes raisonnables du festin.

On s’appliqua de part et d’autre à entretenir le feu des désirs. Si Émile crut avoir atteint l’Olympe avec Lucie et Yvonne, il dut reconnaître qu’il n’en avait même pas aperçu le ciel, devant l’exubérance de plaisirs que Lucie et Héloïse, rivalisant de science lascive, lui procurèrent.

Ils ne se séparèrent qu’après la grasse matinée, chacun pour reprendre le chemin du logis personnel, avec l’espoir de recommencer souvent d’aussi attrayantes équipées.

Regagnant la rue Cortambert pédestrement, Émile Lodenbach s’examinait pour se rendre compte s’il n’était pas le jouet de quelque rêve surhumain.

Le doute ne hantait pas son esprit. Il aimait Lucie d’un amour ardent et fougueux, dominateur et indomptable. Il l’aimait, et il pressentait, sans s’en effaroucher, que son rôle dans l’Armée de Volupté, ne se bornait pas à un rôle purement passif, et que, comme Héloïse de Bouttevelle réputée dans le monde pour l’amour voué à son mari, elle devait se prodiguer dans des parties analogues. Cette femme, rencontrée par hasard, au Moulin-Rouge, lui prenait sa vie, alors qu’il cherchait à échapper à l’aguichage des charmes de Lucette.

Lucette, Lucie, Héloïse, Yvonne, que s’était-il passé pour qu’il glissât ainsi sur une pente insoupçonnée et qu’il se mêlât à cette association prohibée d’une bande d’amoureux ! Qu’en était-il de cette association ; en somme, il en connaissait peu de chose.

Il trouva ses domestiques dans la consternation. Jamais il n’avait découché, et Léonard, constatant au matin son absence, courut au commissariat faire une déclaration de disparition.

Dans une folle colère, Émile lui dit :

— Animal, ne suis-je pas maître de mon temps et n’ai-je pas le loisir de m’attarder, si je suis en société qui me convienne ?

— Monsieur aurait dû prévenir. Depuis ce matin, avec Rosalie, nous ne cessons de pleurer.

— Êtes-vous idiots ! Je suis bien touché de votre affection, mais pas d’exagération, hein ! Je rentrerai quand il me plaira, et si je veux même voyager sans vous le dire, je ne solliciterai pas votre agrément.

— Certes, nous ne sommes pas les maîtres de Monsieur ! Mais, attachés à son service, nous nous considérions comme de la famille.

— Bon, bon, bon, je crois à vos sentiments puisque je vous garde et que je te tolère avec tous tes défauts ! Seulement occupez-vous de votre ouvrage et fichez-moi la paix pour le restant. Est-on venu me demander ? Où est mon courrier ?

— Le courrier de Monsieur est dans son cabinet. Il est venu une dame en bicyclette, oh, une jolie personne, un peu effrontée, qui voulait parler à Monsieur, et qui, ennuyée de ne pas le rencontrer, a laissé un gros pli.

— Où est-il ?

— Sur le bureau de Monsieur avec son courrier.

Émile devina qu’il s’agissait de l’Armée de Volupté, il s’enferma dans son cabinet de travail et se hâta de décacheter le pli.

Il contenait une liasse de papiers avec une carte de visite, sur laquelle il lut :

Claire Harling
Rue de Prony.[1]

Comme il l’avait présumé, les papiers concernaient l’Armée de Volupté et portaient divers titres. Son attention fut captivée dès les premiers s’occupant de l’organisation.

« L’Armée de Volupté est constituée en cette année 1892, de trois corps d’armée : le premier, avec quartier général à Paris ; le deuxième, quartier général à Bordeaux ; le troisième, quartier général à Lyon, relevant directement des six grands maîtres et maîtresses résidant à Paris.

« Le premier corps d’armée à Paris comprend deux régiments divisés chacun en quatre bataillons de deux capitaineries chaque. La capitainerie se subdivise en cinq groupes de douze personnes, six de chaque sexe, et un groupe de formation se réunissant à la capitainerie. Le premier régiment est placé sous la direction d’une colonelle, et tient garnison sur la rive droite. Il a pour colonelle, Lucette de Mongellan. Le deuxième est sous la direction d’un colonel et tient garnison sur la rive gauche. Il a pour colonel, Lucien Gourraud.

« Chacun de ces régiments fournit un contingent de soldats des deux sexes à la caserne, appelée Collège Saint-Yves, lieu de retraite pour gens du monde, avec conférences sous les auspices de M. l’aumônier Rectal.

« Le corps d’armée de Bordeaux, non encore organisé en régiments, par ses capitaineries disséminées dans toutes les régions de l’Ouest, a pour général directeur, le duc de Montsicourt. Le corps d’armée de Lyon, placé dans les mêmes conditions pour la région Est, a pour générale directrice, sœur Sainte-Lucile, de l’Ordre des Bleuets. »

Suivaient quelques détails :

« L’Armée de Volupté a pour base la plus parfaite égalité des sexes en amour, et ne se subdivise en officiers et soldats que par les degrés d’initiation, les cotisations versées, les services rendus, l’initiative personnelle, l’ancienneté, etc. Elle ne comprend dans ses rangs que des personnes d’éducation et sûres, acquises à la liberté de l’amour et de ses plaisirs. Elle s’appuie sur l’armée auxiliaire, où l’on incorpore les gens de service et de petite naissance ou de petite position, offrant certaines garanties et pouvant aspirer par le perfectionnement à passer dans les cadres de l’Armée de Volupté. Tout soldat de l’Armée de Volupté est de plein droit officier dans l’armée auxiliaire.

« L’armée auxiliaire a ses groupes dépendant d’un groupe de capitainerie, et fournit un contingent spécial à ses capitaineries.

« Tout nouveau soldat, admis dans l’Armée de Volupté, verse un droit d’entrée et une cotisation mensuelle.

« Ces cotisations servent au développement de l’administration sociale, aux grandes fêtes, à l’achat d’immeubles pour casernes, lieux de réunion, à des indemnités aux membres peu fortunés qui entrent dans l’armée.

« En dehors des cotisations, l’Armée de Volupté accepte des dons, espèces, propriétés, ou de toute nature, dont le Conseil des grands maîtres et des grandes maîtresses fait usage dans l’intérêt de tous.

« L’enrôlé reçoit désignation du groupe auquel il appartient, le lendemain de son engagement, ainsi qu’un ordre de service, pour l’instruire des saints, usages, règlements des réunions, etc.

« S’il est absent, il se rendra chez la personne qui aura porté le pli où sont renfermés ces divers papiers et qui est chargée de son apprentissage. Il s’y rendra sans faute le jour suivant. »

À ce paragraphe, Émile relut la carte portant le nom de Claire Harling, et murmura :

— Une autre beauté à l’horizon, mais quel chaos pour l’instant !

Il se reposa le reste de la journée, de façon à être prêt à tout événement, et se rendit au jour fixé rue de Prony.

Au renseignement qu’il demanda à la concierge de l’immeuble, celle-ci lui indiqua une porte du rez-de-chaussée, et ayant sonné, il fut introduit par Claire Harling elle-même, dans un appartement très luxueusement meublé.

— C’est à madame Claire Harling que j’ai l’honneur de parler ? dit-il.

— Mademoiselle, répondit la jeune femme, une jolie blonde dorée, élancée, au timbre de voix très doux.

— Ah, Mademoiselle !…

— Pour le monde, Monsieur, répliqua en souriant la belle personne, vêtue d’une toilette de drap gris clair.

— Aussi je m’étonnais !

— Monsieur Émile Lodenbach, probablement ?

— C’est juste. Vous m’avez introduit sans que je me nomme. Eh, eh, n’y aurait-il pas du danger ?

— Non, j’ai votre portrait et je vous ai reconnu.

— Mon portrait !

— Votre photographie, voyez plutôt.

Elle alla à un meuble, ouvrit un tiroir, et en sortit la photographie d’Émile.

— Prodigieux ! Comment avez-vous ce portrait ?

— Par quelqu’un qui vous a désigné comme pouvant appartenir à l’armée, et en fait tirer les épreuves nécessaires.

— Les épreuves !

— Une copie ici, pour moi votre… initiatrice, dirai-je.

— Charmante initiatrice.

— Merci. Une pour le grand Conseil, une pour votre capitaine, votre commandante, votre colonelle.

— Ah, mon Dieu, que de chefferesses pour un homme aimant l’oisiveté !

— Votre vie ne sera pas dérangée. L’armée est composée de frères et de sœurs, ne visant qu’à s’être agréables et à ne pas se troubler dans leurs habitudes.

— Vous avez donc à m’instruire ?

— En effet ; situation drôle, mais très amusante. Moi, petite fille par rapport à vous, j’ai vingt ans, Monsieur, faire l’instruction d’un… gentleman qui est mon aîné !

— Voulez-vous que je vous adresse une observation pour commencer ?

— Oh, très volontiers !

— Il me semble que nous sommes tous les deux en faute.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’on m’a dit hier, que dans l’Armée de Volupté tout le monde se tutoyait.

Elle eut un mouvement de tête et répliqua :

— Oui, c’est vrai, mais nous n’avions pas encore terminé notre présentation.

— Elle l’est et je donne l’exemple, chère initiatrice : on t’a désignée pour m’instruire. Quelle instruction ?

— Enseigner d’abord les premières règles de reconnaissances entre nous. Tout soldat de l’Armée de Volupté arbore la marguerite à sa boutonnière : l’officier en est dispensé.

— Tu ne la portes pas, tu es donc officier ?

— Lieutenante d’un groupe des Ternes. La marguerite désignant dans la rue un voluptueux ou une voluptueuse, on se salue par la main effleurant la fleur. Si le salut est rendu, ce qui signifie qu’il n’y a pas erreur, entre sexes différents, on se doit la pression de mains, la présentation, la promesse d’une rencontre amoureuse.

— Cela marche vite !

— L’Armée de Volupté veut faciliter l’amour partons les moyens ; il est bon de se connaître le plus possible entre membres de la même famille, et comment se mieux connaître que par l’acte d’amour !

— Ah, Mademoiselle, vous dites cela si gentiment que l’idée en vient sur-le-champ !

— On ne refusera pas… plus tard, si tu profites bien de ta leçon. Une mauvaise note pour le vous, employé après avoir relevé notre incorrection du début, et… je la marque.

Elle prit un calepin posé sur une table près de laquelle elle se tenait.

— Je tâcherai de mériter mon pardon. Quelle punition encourrais-je autrement ?

— Retard d’un, de deux, de trois jours et plus, dans la rencontre avec la bien-aimée maîtresse que tu chéris par-dessus toutes les autres.

— Diantre ! Comment effacer la note ?

— En en méritant de nombreuses bonnes.

— Mon rôle est difficile, apprenti comme je suis, et encore imbu de bien des routines mondaines.

— On t’en tiendra compte. Le salut d’amour est obligatoire entre membres de l’Armée de Volupté se rencontrant en rendez-vous ou dans les dépendances de domaines appartenant à l’armée.

— Le salut d’amour !

— Oui. Quelques mots avant d’aborder ces questions. Nous sommes ici dans des conditions peu ordinaires. L’Armée de Volupté n’est point une conception banale. Je parle librement de sujets scabreux et interdits aux jeunes filles de mon âge. Faisons ton examen de conscience. Avant d’être appelé à apprécier le mérite de notre enrôlement, tu as vécu amoureusement. Quel a été ton premier amour ?

— Oh !

— Oublié ?

— À peu près.

— À quel âge es tu sorti de l’enfance ?

— Dam, cela dépend de la façon dont tu l’entends.

— Nous causons de choses d’amour ! J’appelle sortir de l’enfance, approcher une femme, perdre… son pucelage.

— Ah bien, très bien, à quel âge j’ai perdu mon pucelage ?

— Oui, c’est cela.

— Et bien mais, sur les seize ans.

— Avec qui ?

— Avec une petite cousine.

— Très bien cela ! Pas de bonnes et pas… de salariées ! Qu’est devenue la petite cousine ?

— Bien délicate, la question ! Un homme ne conte pas ces histoires.

— Tu n’es plus seulement un homme, tu es membre de l’Armée de Volupté, et comme tu n’as pas à confesser le nom, tu peux parler sans crainte.

— La petite cousine est mariée, mère de famille et habite la province.

— Après la petite cousine, as-tu épuisé une longue série de maîtresses ?

— Non, pas trop. Mettons-en trois en vedette, plus quelques aventurettes.

— Bagage amoureux d’une moyenne raisonnable ! Qu’as-tu pratiqué avec tes maîtresses et dans tes aventurettes ?

— Comment, pratiqué !

— Quel genre de plaisir ?

— Le genre ! Mais il n’y en a pas des tas !

— Oh, oh, oh ! Où étais-tu il y a deux soirs ? Tu peux parler, je suis au courant : tu étais avec des officiers de l’Armée de Volupté.

— Lucie Steinger et Héloïse de Bouttevelle.

— Des femmes supérieures et qui aiment la grande variété des plaisirs.

— Ah, j’y suis, j’y suis ! Ma belle enfant, c’est presque une confession que tu m’arraches, et quelle confession ! Tu es adorable, et je ne vois pas trop ce que ma confession a à faire dans l’instruction que tu dois me donner.

— Elle est pour me soutenir dans mon œuvre. À parler de ces secrets de cœur et d’alcôve, je pénètre dans ton âme, je m’habitue à la leçon que j’ai à t’apprendre, et j’oublie que je suis devant un homme… qui n’appartient pas encore à la communion de volupté. Donc, réponds-moi, nous nous en trouverons bien tous les deux.

— Là, je reconnais la jeune fille, tout au moins l’intellectualité d’une jeune fille, et je te satisferai sur toutes les questions. Jusqu’à Lucie, je n’ai pratiqué que ce qu’on nomme l’amour simple, l’amour naturel, sans des fioritures exagérées. Un accord sexuel dans le lit, avant le sommeil, de petites blaguettes dans la journée, suivant les circonstances, pas, pas de variétés !

— Un esprit neuf à la volupté.

— Depuis dix jours je ne le suis plus.

— Tes désirs féminins dans tes liaisons se bornaient à l’acte ! Ma tâche devient épineuse. Je ne la récuse pas. L’Armée de Volupté compte actuellement un peu plus de six mille voluptueux ou voluptueuses : elle suit une rapide progression depuis ces dernières années, elle marche avec moi, elle m’inspirera. Je te disais que le salut d’amour était obligatoire entre deux membres de sexes différents se rencontrant en rendez-vous d’amour ou dans les dépendances de l’armée. Le salut d’amour est l’acte de courtoisie du cavalier vis-à-vis de la dame avec laquelle il peut y avoir accord de plaisir, après un échange de signes et de gestes, les mettant tous les deux à l’aise.

Elle quitta son fauteuil, et se plaçant debout devant lui, continua :

— Le cavalier salue la dame en lui prenant le bas de la jupe et en la baisant. La dame répond en prenant le bas de la robe et en la retirant avec les jupes jusqu’à hauteur des seins, se dévoilant ainsi les jambes.

— Splendidement faites chez toi, mignonne, répondit-il, car tout en causant, ils exécutaient le salut.

— Chez toutes celles qui aiment l’amour et ses voluptés. Me vois-tu bien à ta fantaisie ?

— Je vois tes cuisses blanches et rondes, j’aperçois ton blond duvet, j’admire ton ventre et j’adore ton nombril, encadré par la chemise.

— Le cavalier s’agenouille devant la dame, baise ses cuisses, glisse la main… vers les fesses.

— De cette manière ?

— S’il Veut les embrasser, il appuie le pouce au milieu ; la dame se tourne, lui présente l’objet… ainsi, puisque tu le demandes. Le baiser fait, le cavalier se redresse et se montre à la dame.

— Se montre ! Ah oui, oui, se déculotte et sort… la lance d’amour. La voilà.

— La dame la touche avec les doigts et ils se remettent en position normale, le salut d’amour est terminé. Rasseyons-nous et reprenons la leçon.

— Bien délicieuse, agrémentée par l’exemple, par la pratique.

— Le salut d’amour ou baiser d’amour est de rigueur avant toute conversation et toute ébauche de plaisir. On se le rappelle réciproquement si l’un des deux l’oubliait, et il s’exécute dans un salon, par le maître de maison, autant de fois qu’il entre de dames ; par la maîtresse de maison, autant de fois qu’il entre de cavaliers. Dans une réunion de plusieurs membres de deux sexes, le salut d’amour est remplacé par le salut de volupté. La réunion étant constituée par l’assemblée de tous les membres d’un groupe, ou par des frères et des sœurs invités à une fête ou convoqués à un centre de garnison ou par des couples s’organisant en partie multiple, les dames se groupent sur un point, les cavaliers sur un autre ; ceux-ci s’avancent vers les dames, à la suite les uns des autres : les dames, rangées sur une même ligne, se troussent toutes en même temps jusqu’à la ceinture. Les cavaliers défilent autour d’elles, la main dans leur culotte, puis s’approchent chacun d’une dame, et placent leur machin dans la raie du derrière.

— La figure mimée est bien plus facile à retenir.

Elle sourit, repoussa son fauteuil, et sans aucun embarras, ramassa ses jupes sur un de ses bras, montrant de nouveau ses jambes, avec les mollets rebondis sous des bas noirs rayés de jaune. Elle ne le quitta pas des yeux pendant qu’il tournait autour d’elle, et quand elle sentit sa queue entre ses fesses, elle reprit :

— On reste une seconde dans cette posture : les dames font un pas en avant et rendent la liberté à l’engin masculin, se tournent vers le cavalier en soutenant toujours leurs jupes, se penchent en avant dans un salut incliné, et le cavalier approche de leur bouche… Oui, oui, très bien, asseyons-nous.

— Il y a beaucoup de saluts de cette nature ?

— Mais, assez. Nous ne les verrons certainement pas tous dans une fois.

— Mon instruction sera donc longue ?

— Cela dépendra de ta bonne volonté.

— J’en ai énormément.

— Je te crois.

Elle eut un joyeux éclat de rire, et rangeant ses jupes d’un coup de main sur les genoux, elle ajouta :

— Tu es amoureux de Lucie et elle est amoureuse de toi ; or, dans l’Armée de Volupté, c’est un grand bonheur et un grand honneur de s’échauffer à sa leçon. Approche, que je t’apprenne comment se fait la déclaration d’amour dans nos rangs.

— Il y a des déclarations d’amour ?

— Oh, le sot, qui se figure que parce qu’on se voit, qu’on se tripote et qu’on couche ensemble, il n’y a pas d’amour vrai, capable d’inspirer et de recevoir des déclarations ! L’amour est de plusieurs nuances. Il y a l’amour de la femme et il y a l’amour de la chair, lesquels provoquent le désir du duo simple entre les deux amants, ou des extases multiples en bandes nombreuses.

— Tu es bachelière ès-amour.

— Je suis lieutenante de l’Armée de Volupté. Une déclaration, c’est encore et souvent un motif d’entraînement entre un frère et une sœur se rencontrant pour la première fois. La dame est assise comme je suis, le cavalier est debout devant elle comme tu l’es, voilà le regard coulé de la dame.

— Diable, un regard pareil agit sur la bête.

— Ne dis pas sur la bête, dis : sur l’homme, soyons de notre espèce. Mon regard a eu ton approbation, je ne te le ménage pas ; sous ce regard, tu t’agenouilles à côté, du côté gauche, tu me prends par la taille, ta main va à mes seins et tes lèvres, oui, oui, oui, sur les miennes. Ouf, un moment de repos, recule-toi. Cela produit son effet et nous ne sommes pas… pour aller jusqu’au bout… dans la première leçon.

— Hein, tu dis ?

— J’encourrai une punition si, t’instruisant, je m’abandonnais au désir.

Il se leva prestement et s’écria :

— Oh, alors la suite au prochain numéro, Mademoiselle… ma sœur de volupté. Je n’ai nulle envie de laisser ma carte dans ma culotte.

— Grand nigaud, va, si je ne puis m’abandonner, il m’est permis de te prêter telle partie extérieure de mon corps qui te conviendra… pour te soulager. Viens achever la déclaration, viens, petit soldat d’amour.

Il se jeta sur les deux genoux, la reprit par la taille, et les yeux dans les yeux, attendit ses indications.

— Le baiser des lèvres échangé, continua-t-elle, tu appuies la tête sur mon épaule et tu murmures : « Amour, amour, dans la vérité. » Répète.

— Amour, amour, dans la vérité.

— Bien, bien. Je dégrafe mon corsage et je sors ces deux petites colombes que tu baises et têtes. Sainte Vierge, que c’est dur et doux de telles leçons !

— Claire, Claire, qui le saurait !

— Moi et toi. Laisse mes seins, tu les as assez baisés. Je te caresse les joues, je me renverse en arrière, tu dis : « Amour, amour, où es-tu, je désire. » Répète.

— Amour, amour, où es-tu, je désire.

— L’amour, l’amour est là, est là, vois le temple où il réside, et baise la porte de l’oubli terrestre, baise… tu as compris.

Couchée en arrière, les jambes écartées et en avant, les jupes ramassées sur la ceinture, elle présentait son conin, et il le baisait, léchait le clitoris.

— Assez, assez, dit-elle, se dressant debout et repoussant ses jupes, ne me retiens pas et finissons la leçon, l’heure s’écoule. Si tu veux jouir, parle, dicte ton caprice, sauf la possession, même par la bouche, et mon action t’aidant, mon corps est à toi.

— Que me reste-t-il ?

— Le toucher et la vue.

— Le toucher !

— D’approcher… tel point… qui te tentera.

— Non, non, tout ou rien. En sera-t-il de même à une autre leçon ?

— Demain, à la même heure, tu dois venir ici pour continuer à t’instruire. Demain, si tu es aussi… ardent, je serai libre de te céder. Mais… que de choses d’ici demain ! Te soumets-tu à l’épreuve de partir comme tu es venu ?

— Oui, et j’ai du mérite.

— Un tel mérite que ta mauvaise note est effacée.

Elle lui apprit encore plusieurs signes de reconnaissance, et ils se séparèrent pour rentrer déjeuner chacun chez soi.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre



XII


Comme il se débarrassait de son chapeau dans son vestibule. Léonard lui dit :

— Monsieur, il y a encore une dame qui vous a demandé et qui vous attend dans le salon. J’ai eu beau dire que vous rentreriez peut-être tard, elle a tenu à rester. Ah, Monsieur, défiez-vous des dames, elles courent beaucoup après vous depuis hier.

— Monsieur Léonard, trêve à vos observations, et prévenez Rosalie que je sonnerai pour servir.

— Si Monsieur déjeunait auparavant, cette dame n’est pas pressée, puisqu’elle vous attend.

— Vraiment, ne suis-je plus le maître chez moi.

— Oh si, oh si, Monsieur, je ne parlais que pour votre bien.

Dans son salon, Émile aperçut une dame en toilette sombre, avec une épaisse voilette sur le visage, et qui, à son apparition, se leva pour le saluer.

Il s’apprêtait à rendre le salut avec gravité, lorsque la dame retira sa voilette, et il s’écria :

— Lucette, vous !

— Ta colonelle, mon ami, qui vient se rendre compte par elle-même de tes progrès.

— Ah, ah, ah, elle est bien bonne, celle-là !

Mais, se souvenant du salut appris par Claire, il s’empressa de l’exécuter et put ainsi constater que, sous la toilette sévère de Lucette, se cachaient de très riches dessous et une chair très appétissante que ne voilait aucun pantalon.

— Mon ami, dit-elle alors, maintenant je redeviens Lucette de Mongellan et je vous prierai de m’inviter à déjeuner.

— Quoi, vous m’accordez cette faveur !

— Pour être plus à même de causer… ensuite, si vous le jugez bon.

— Comment donc !

Ses ordres donnés à Léonard, tout ahuri de ce manquement aux habitudes solitaires de son maître, et en attendant qu’on annonçât : « Monsieur est servi », s’emparant des mains de la jeune femme, il lui demanda :

— À qui dois-je la révélation de l’Armée de Volupté.

— À moi ! Votre amour m’avait touchée, je voulais votre bonheur, je ne pouvais me détacher des devoirs acceptés et qui m’ont valu la hauteur du grade que j’occupe dans l’Armée de Volupté ; après le bal chez Héloïse, je décidai que vous seriez des nôtres et j’ai agi.

— Vous m’aimiez !

— Votre bonheur m’était cher, et depuis, je doute que votre bonheur se retrouve dans le mien. Comment ça, il y a des nuances. Parlez-moi franchement, Émile, bien franchement, me désirez-vous avec la même ardeur qu’autrefois !

— Avec la même ardeur, oui.

— Vous sortez de votre première leçon, et Claire s’est refusée. Écartez l’échauffement qui résulte de votre entrevue, est-ce la femme que vous désirez en moi, est-ce Lucette ?

— Je ne sais distinguer ; vous êtes belle, belle, et je vous aimerais avec frénésie.

— Et si Lucie était là !

— Lucie ! Oh, quel rêve avec vous deux !

— La volupté domine l’amour ! Et s’il vous fallait choisir entre l’une ou l’autre ?

— Choisir !

— Oui, choisir.

Il eut un serrement de cœur, hésita, puis répondit :

— L’Armée de Volupté est donc un mensonge, que la jalousie peut y subsister et que cette jalousie peut faire ennemies deux sœurs.

Elle tressaillit, se ressaisit, et le visage calme murmura :

— Il n’y a pas d’ennemies dans l’Armée de Volupté : la jalousie n’y existe pas ; je sondais ton cœur. Moi, l’ennemie de Lucie, ma sœur cadette, que j’ai toujours aimée ! Tu ne l’as pas cru. D’ailleurs, si tu la connais, tu me le dois. Je l’avais envoyée au Moulin-Rouge.

Comment savais-tu que j’irais ?

Ils se tutoyaient, et le tutoiement ne trahissait pas le même élan d’amour que le vous employé jusque-là.

— Ne me disais-tu pas, répondit-elle, qu’en me quittant après des danses voluptueuses, tu courais les lieux où l’on rencontre des femmes faciles !

— J’allais au Moulin-Rouge en chercher une pour la première fois ; je pouvais aller au Jardin de Paris, ailleurs.

— Dans tous ces lieux, j’avais envoyé une officier de l’Armée, avec avis de se laisser aborder.

— Comment pouvait-on me reconnaître ?

— À ton portrait, qu’elles avaient.

— Comment pouvait-on se faire aborder par moi ?

— Par un intermédiaire placé sur ta route.

— Glomiret ?

— Celui-là n’en était pas, et il a agi tout naturellement, empêchant un des nôtres, un de tes amis, d’intervenir pour te désigner Lucie.

— Et toi, que faisais-tu ?

— Je t’attendais à notre quartier général.

— Ce n’est donc pas dans son appartement que m’a conduit ta sœur ?

— Si, dans son appartement d’intendante générale.

— Et c’est bien toi que j’ai vue… valsant.

— Tu m’as reconnue ! Eh bien, si ma sœur ne t’avait pas eu subjugué comme elle l’a fait, à ce moment, je courais à toi pour t’apporter la femme que tu désirais tant, et Lucie, auprès de nous, prenait le rôle qu’à rempli Yvonne.

— Yvonne, sa prétendue femme de chambre !

— Sa femme de chambre, en réalité, et lieutenante quand même, par son mérite et ses qualités.

— Tu dansais… avec un homme nu, avec un… amant.

— Et ma sœur t’apparaissait déjà comme une aventure de choix.

Malgré elle, il y avait de l’amertume dans le ton : Léonard annonça que le dîner était servi et coupa la conversation.

À table, le vous reparut, ils devisèrent de choses indifférentes, ne permettant pas au jugement de maître Léonard de s’égarer dans de folles suppositions.

Il comprit que c’était une dame du monde, du grand monde, et il s’en montra très flatté, changea complètement d’allures auprès de madame de Mongellan.

Les deux convives purent parler de l’Armée de Volupté à mots couverts.

— Depuis quand existe-t-elle, interrogea Émile ?

Depuis 1872, mais sous divers noms, et ce n’est guère que depuis cinq ans qu’elle a pris de l’extension. Au début, elle fut la création d’un mari et de sa femme, tous deux débauchés, qui voulurent accroître leurs moyens de plaisir, en formant un groupe de voluptueux et de voluptueuses. On se réunissait dans une maison de campagne, et l’on sacrifiait à Cupidon par couples variés. La Société s’appela : Réunion des Sectateurs de Vénus. Les ressources se trouvèrent insuffisantes pour les toilettes, les déguisements, les orgies, les désirs rêvés, les sectateurs de Vénus tombèrent dans la prostitution clandestine, et il se vécut des aventures assez corsées qui appelèrent l’attention de la police. Il s’effectua même une descente dans un appartement du boulevard Malesherbes où l’on se donnait rendez-vous, et une première dispersion s’opéra. Annita de Thémin, la belle vénusienne, la fondatrice de la Réunion des Sectateurs de Vénus, fit la connaissance d’un riche financier, qui non seulement s’éprit de ses charmes, mais encore de la liberté amoureuse qu’elle prenait avec son mari, s’intéressa aux quelques membres de la secte restés unis, et l’on créa : Les Disciples d’Éros, qui au bout de peu de temps devinrent : La République des enfants d’Éros, avec, par contraste sans doute, une reine gouvernant très sérieusement les intérêts matériels et passionnels de la secte. Naturellement Annita fut proclamée reine et régna sur environ deux cents sujets. Elle aimait trop la haute noce, elle résigna dans l’année même sa royauté qui passa à sa principale lieutenante. On épuisa ainsi cinq reines successives, se retirant toutes après l’exercice d’un pouvoir voluptueux très accidenté, et Annita, toujours dévouée à son idée, lui fit subir une troisième transformation, il y a six ans, en créant l’Armée de Volupté, avec toute son organisation actuelle.

— Et cette Annita ?

— Elle est l’une des grandes maîtresses qui commandent en chef avec les grands maîtres.

— Il est étrange qu’une pareille entreprise ait pu se développer aussi largement.

— L’Armée de Volupté a en caisse cent millions espèces ou valeurs, et possède pour trois cent millions d’immeubles. Elle entretient des affiliés dans tous les mondes et elle constitue une puissance.

— Est-ce possible ?

— Elle n’est pas la seule association de ce genre. Elle vit en excellents rapports avec plus de cinq sociétés amoureuses, dont les principales sont : L’Association des demi-Vierges, les Groupes phalanstériens des Gérando, la Secte des lunaires.

Le repas achevé, ils retournèrent au salon.

Me voici soldat sous tes ordres, dit Émile.

— Des ordres ! Nous n’en donnons pas : nous avons une hiérarchie pour nous intéresser davantage à l’Armée et pour créer une discipline dans les plaisirs. Ici, la colonelle disparaît, il n’y a plus que Lucette.

— Enfin, murmura-t-il !

— Enfin ! tu désires donc toujours ?

— Le sang est en feu à vivre vos idées.

— On est isolé dans ce salon ?

— Nous sommes nos maîtres.

— Alors parle-moi d’amour.

— Parler, ne vaudrait-il pas mieux agir !

— Agis, si tu préfères, mais entraîne-moi, comme tu as entraîné Lucie.

— Lucie ! Tu en es jalouse !

— Non, j’ai seulement peur d’avoir laissé prendre une place que je désirais !

— Colonelle de l’Armée de Volupté et enfant, ô femmes, vous vous perdez dans des subtilités.

— Ah, Émile, Émile, déshabille-moi, que je sache si tu vibres comme le soir de la sauterie chez Bouttevelle.

— Te déshabiller ! Je veux revoir tes chères jambes dans leur cadre de dentelles et de jolis dessous !

— Vois-les.

— Ô délectables trésors !

Mais, tandis qu’il lui faisait minettes sous les jupes, elle se dégrafait le corsage, se dénouait les cordons des jupes, s’apprêtait à la nudité, et elle pensait au moyen de le dominer dans ses sens. Il lui déplaisait de l’abandonner à sa sœur, qu’elle n’avait considérée dans cette affaire que comme une de ses mandataires, de sa sœur Lucie, qui, admise après elle dans l’Armée, brillait dans le haut Conseil, car, son titre d’Intendante générale lui octroyait la grande maîtrise.

Les deux sœurs, même les trois sœurs, une troisième encore appartenait à l’Armée, la sœur Sainte-Lucile des Bleuets, entrées dans l’association amoureuse à des époques diverses, y suivirent le même mouvement ascensionnel, s’y soutenant mutuellement de cœur et d’âme.

Une famille extraordinaire par les femmes que la famille des Callicini, de laquelle elles sortaient.

Leur père, le prince Oscar de Callacini, à la suite d’un duel à Milan, où il tua un de ses plus chers amis, abandonna l’Italie et s’installa à Paris, finit par se faire naturaliser français, après son mariage avec mademoiselle de la Rochecipaie. De ce mariage naquirent Lucine, qui devint sœur Sainte-Lucile, Lucette et Lucie.

L’union demeura une union modèle, en ce que la princesse, au grand étonnement de son mari, observa une sagesse exemplaire et mourut peu après la naissance de Lucie, sans que nul propos malveillant eût effleuré sa réputation d’honnête femme.

Au grand étonnement de son mari, car de tradition, toutes les Callacini s’affichèrent à travers les temps de l’histoire, d’impérieuses sirènes, insatiables à l’amour, sources inépuisables de volupté, entreteneuses des forces masculines par leur science et leurs ardeurs. La famille Callacini se vantait de compter Messaline parmi ses lointaines aïeules.

— Ma femme fit exception, s’écriait le prince, mes trois filles rattraperont la génération perdue, je m’étais mésallié en ne pas suivant la coutume ancestrale, ordonnant le croisement perpétuel du sang des Callacini et des Panderoni au moins dans les aînés.

Cette exclamation du père attestait la moralité de l’homme.

Quand Lucine eut dix ans, il ne la mit pas entre les mains d’une gouvernante, il la plaça pour son instruction sous la direction de l’abbé Rectal, jeune prêtre qui lui avait été recommandé par un de ses amis de Rome. Au premier coup d’œil qu’il jeta sur l’abbé, il se dit :

— Mes filles seront en bonnes mains, l’homme a un regard de chienne en chasse.

Successivement les trois filles montant en âge, furent les élèves de l’abbé Rectal, bien appointé, bien choyé, bien respecté. Elles marchaient à intervalles de trois ans. Lucine atteignait ses seize ans. Lucette ses treize, Lucie ses dix, lorsque le premier événement se produisit.

Un soir, le prince Oscar, alors âgé de quarante-deux ans, manda l’abbé et lui dit à brûle-pourpoint.

— Cette nuit, à minuit, vous êtes entré dans la chambre de Lucine et vous n’en êtes sorti qu’au matin. Que s’est-il passé ? Quelle leçon pressée aviez-vous à lui donner ?

— Prince !

— Le fruit était mûr, vous l’avez cueilli, comment s’est-on comporté ?

— Oh !

— Allons, trêve d’exclamation ! Vous êtes l’amant de ma fille aînée, vous l’avez dépucelée ? Vous avez attendu bien longtemps, l’abbé. Une Callacini est prête à l’amour entre quatorze et quinze ans. Retenez-le et soyez moins long pour les autres. Vous avez dix mille francs de traitement, il vous faut des soins particuliers pour échapper à la fatalité qui veut l’éreintement du premier amant d’une Callacini, je vous en donne douze mille, mais à une condition, pas de remerciements. Vous préparerez Lucine à ma visite nocturne pour demain.

— Vous !

— C’est à prendre ou à laisser. Remarquez que je pourrais agir par moi-même. Pour votre mission, deux billets de mille francs de gratification.

Callacini était immensément riche : l’abbé Rectal, tout étourdi, jura absolu dévouement à ses fantaisies, et Lucine, ne mentant pas à la race, se déclara très fière de l’attention paternelle.

Pour Lucette, l’abbé se souvint de l’observation du prince, et la fillette touchait à peine à ses quinze ans, qu’elle céda à l’entraînement des sens, habilement provoqué par son digne précepteur. Du coup, l’abbé vit porter son traitement à quinze mille francs et reçut cent mille francs, le jour où, ayant enfin libéré Lucie de son pucelage, à ses quinze ans et demi, le prince lui déclara sa mission terminée.

Les trois filles, devenues femmes, ne passèrent pas toutes les trois par la tendresse paternelle, transformée en tendresse incestueuse. Seule Lucine demeura quelque temps l’alimenteuse du feu sacré chez le prince. Puis, celui-ci rencontra Annita de Thémin, en pleine royauté de république d’Éros, se laissa séduire par sa furie luxurieuse et traita avec le financier Herzogen pour qu’il la troquât contre sa fille Lucine.

Amant d’Annita, il accepta de faire partie de l’association, et de plus en plus épris de cette femme, l’introduisit dans son hôtel.

La belle Annita fut bientôt la tendre amie de Lucette, et l’entraîna avec l’autorisation du père, dans la république, sur laquelle elle n’exerçait plus la royauté. Ce fut son mari, Laurent de Thémin qui, après l’abbé Rectal, se chargea de la jeune fille.

Lucette avait le caractère plus tranché que son aînée. Elle aimait certes le plaisir, elle voulut néanmoins s’assurer une position régulière. À seize ans, elle épousait Étienne de Mongellan, bien moins riche qu’elle, mais très amoureux, et en six mois d’une lune de miel ininterrompue, elle le voyait dépérir et mourir, la laissant enceinte. Elle le pleura cinq mois, accoucha et retourna à la république d’Éros, où, à l’âge de dix-huit ans, elle devint la troisième reine.

La création d’Annita était en pleine effervescence. Composée de près de six cents membres, raccolés dans les mondes riches, aristocratiques, parmi des intelligences indépendantes et audacieuses, elle apparaissait comme un rêve d’enchantements, où chacun s’ingéniait à inventer des distractions et des plaisirs. Beaucoup renonçaient à leur vie usuelle pour se consacrer à cette œuvre d’amour, où la volupté circulait en toute liberté.

Pour Lucette, la cérémonie du couronnement fut particulièrement belle, Annita continuant à l’aimer avec passion et Lucette ne voyant que par ses yeux.

Elle exerça son pouvoir en toute conscience, fit adopter des mesures de décorum et d’apparat pour l’honorer, afin qu’elle brillât étoile lumineuse d’amour, et il y eut des cérémonies où elle put s’illusionner et se croire vraiment détentrice d’un pouvoir terrestre. Elle portait le diadème, le manteau royal ; elle ordonna des fêtes de nudité où l’on se prosternait à ses genoux, à son passage. Des déclarations brûlantes l’assaillirent de toutes parts, il y avait de quoi emballer la raison la plus froide. Elle voulut consacrer cette royauté élective et temporaire par des prérogatives, se faire octroyer une garde d’honneur, s’attribuer un sérail d’amis et d’amies, son père lui dit :

— Tu dépasses le but, petite, tu es reine d’amour, non reine sur les esprits et les cœurs.

— L’amour domine les esprits et le cœur, et le cul autorise tout. Laurent veut qu’on adore le mien en effigie, il parle de le faire mouler et de l’exposer dans la salle des fêtes.

— Laurent est très épris. Le pouvoir d’un cul est éphémère, et j’en vois se lever un à l’horizon qui ralliera de nombreux fervents.

— Lucie ! Elle est ma sœur, et de plus une de celles qui m’adore le mieux.

— Je t’ai prévenue, fais ton profit de ce que je t’ai dit :

Lucette n’en continua pas moins à accentuer son autorité et on commença à se refroidir à son égard. Laurent fut l’un des premiers à se calmer dans sa fougue.

Des événements surgirent qui jetèrent le trouble dans la vie de Lucette et de Lucie : le prince Oscar mourut dans les bras d’Annita et leur sœur Lucine entra au couvent des Bleuets.

Les trois filles d’Oscar éprouvèrent un très vif chagrin à sa mort. Elles héritaient de son immense fortune : Lucie venait d’épouser Horace Steinger, attaché d’ambassade et ami du financier Herzogen. Le partage de la succession prêta à pas mal de tiraillements, à cause des intérêts d’à côté, représentés par le couvent des Bleuets, auquel s’intéressait Lucine, devenue sœur Sainte-Lucile, par Annita de Thémin, bénéficiant d’un gros legs, par Herzogen agissant dans l’intérêt de la république et d’Horace Steinger. Tout s’arrangea cependant, mais Lucette avait perdu sa principale force dans la disparition de son père, suivie de sa rupture avec Annita. Il y eut une petite insurrection dans la république, et elle dut renoncer à sa royauté, qui passa à une demi-mondaine, admise depuis peu dans l’association, en lui abandonnant toute la fortune, gagnée dans la haute galanterie, une anglaise, Miss Eva des Chainons.

Le rôle de Lucette déclina à partir de cette heure, jusqu’à la transformation en Armée de Volupté, où, assagie par l’expérience, elle obtint d’être colonelle du régiment de rive droite.

Entre les deux sœurs Lucette et Lucie, l’accord se maintint toujours étroit et tendre. Lucie ne subit pas les contrecoups de la vie amoureuse de sa sœur.

Affiliée à la république d’Éros, dès son dépucelage accompli, elle demeura quelque temps satellite et vogua ensuite avec assez de rapidité de ses propres ailes. À la prise de voile de sa sœur Lucine, elle la remplaça auprès d’Herzogen, dont elle resta constamment depuis la passion dominante. Recueillant d’un autre côté la succession de Lucette dans les ardeurs d’Annita ; elle reçut le titre de Conseillère d’Éros, durant le temps que l’association observa le régime républicain, puis à la constitution en armée, fut nommée commandante du quartier Monceau, et peu après intendante générale, avec la grande maîtrise d’autorité.

Lucine, Lucette, Lucie, étaient les dignes descendantes de cette longue lignée des Callacini, de l’amour desquelles on ne guérissait que par la mort ou la claustration dans les ordres les plus sévères.

Toutes les trois cependant procédaient de façon bien différente et arrivaient aux mêmes résultats : on ne pouvait plus les oublier.

Avec Lucine, c’était l’amour enveloppant, répandant sur l’amant l’alanguissement et la torpeur intellectuels, avec l’effroi du vide, de la solitude, la maîtresse aimée s’éloignant ; avec Lucette, c’était l’amour fougueux, bouillonnant, s’exaltant, emportant, jetant l’homme dans une surexcitation perpétuelle, où brusquement les nerfs se tendaient, se disloquaient semblant donner la mort à l’esprit même et où l’affaissement succédant à l’exaspération permettait de croire à la fin de tout sentiment ; avec Lucie, c’était l’amour vainqueur de toute faiblesse, l’amour dominateur et dompteur de toute matière, l’amour ressuscitant de lui-même, l’amour inextinguible s’alimentant des fluides de la femme, pour bouleverser les fluides masculins, et les porter à unir les deux corps dans un flux continuel de sensations se renouvelant à la seconde.

Et des trois sœurs, Lucine et Lucie retenaient leurs amants, alors que Lucette seule les voyait parfois lui échapper ; d’où, Lucine étant au couvent entre Lucette et Lucie, des tendances à se séparer dans les scènes d’amour, afin d’éviter des froissements.

Lucette, dérogeant une fois à cette habitude, avait laissé sa sœur Lucie s’attaquer à Émile pour l’endoctriner et l’attirer dans l’Armée de Volupté.

À cette heure où, tous cordons dénoués, elle sentait entre ses cuisses l’amoureux ardent qui la poursuivait avec une constance infatigable à travers les bals et les fêtes du monde, elle se demandait avec mélancolie si cette victoire demeurait bien à son acquis et n’appartenait pas davantage à sa sœur.

Émile aspirait les chairs satinées de la jeune femme, échauffé, surexcité par sa leçon du matin ; il extravaguait devant cet abandon de la femme, se révélant dans ses charmes, et il pétrissait avec une fièvre de plus en plus folle les trésors qu’il découvrait.

— Il n’y a plus d’Armée de Volupté entre nous, murmura-t-elle, Émile, Émile, mon amant, ta passion me pénètre, viens au plaisir, à l’ivresse.

Elle se souleva et tous ses vêtements roulèrent à ses pieds, même la chemise ; elle apparut, magnifique statue vivante dans ses chairs et dans sa pose, se pencha au-dessus du jeune homme qui la caressait à pleines mains, et répondait :

— Enfin, je retrouve la Lucette entrevue dans le monde, la Lucette qui se moqua si souvent de mes tourments et qui, transformée, est la Lucette compatissante à l’amour qu’elle provoque.

— Ah, parle, parle, et aime-moi.

Parler ! Il se disposait à se dévêtir à son tour, on frappa à la porte du salon.

Inquiète, Lucette chercha un coin où se dissimuler.

— Au diable l’importun, cria Émile ; ne t’effraie pas, on n’entrera pas, je vais voir.

— Si tu ouvres, on m’apercevra.

— Non, mets-toi sur le côté, la tenture tombée, on ne te distinguera pas.

Sur la porte, il aperçut Léonard obséquieux ; il l’obligea à reculer.

— Monsieur, dit le domestique, il y a une autre dame qui veut vous parler de suite.

— Une autre dame !

— Voilà sa carte. Ce n’est pas une inconnue, c’est celle de l’autre jour.

— Lucie ! s’écria-t-il en lisant. Où est-elle ?

— Dans votre cabinet. Ah, Monsieur trop de femmes !

Il haussa les épaules, et sans s’occuper de Lucette, courut rejoindre Lucie à son cabinet de travail.


L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

XIII


Les yeux de maître Léonard pétillaient de malice. Le drôle avait certainement regardé par le trou de la serrure et distingué quelque chose, car, Émile disparu du côté de son cabinet, il se courba de nouveau pour voir, et fit une grimace devant la tenture bouchant le trou.

Il se remit promptement et, sans se troubler, traversa deux pièces, arriva à une autre porte donnant sur le salon, et d’où il recontempla Lucette dans sa superbe nudité, debout devant une glace et se souriant.

— Mazette, murmura-t-il, quelle splendide créature ! Oh, si Rosalie était là, je la lui montrerais et ça lui produirait de l’effet. Je suis sûr qu’elle se laisserait embrasser partout. Elle est bizarre, la Rosalie, depuis qu’elle est ma femme, elle veut que je la respecte. En voilà un de respect ! Ah, quelle femme, quelle femme, et comme Monsieur doit se régaler ! Il n’y a pas mieux sur les tableaux ! Bon, voilà qu’elle se caresse le cul, cette garce, vrai de vrai, j’en coule dans ma culotte. Oh, oh, qu’est-ce qu’elle a, elle s’impatiente, elle n’ouvrirait pas la porte par hasard ! Tiens, tiens, elle s’ouvre la porte ! Oh, oh, Monsieur avec l’autre dame !

Les cheveux du pauvre Léonard s’en hérissèrent. Qu’allait-il se passer !

Émile s’était rendu à son cabinet et y avait trouvé Lucie, cachant sa photographie, qu’elle lui apportait sous un appuie-mains. Elle n’en eut pas le temps, il s’était précipité :

— Toi, toi, j’ai ta sœur Lucette ici !

— Ah !

Elle tenait la photographie à la main et allait la remettre dans sa poche, il lui saisit le bras :

— Qu’as-tu là ?

— Je t’apportais mon image nue, tu as sans doute en ma sœur la réalité, inutile que je te la donne.

— Lucie !

— Oh, je ne suis pas jalouse !

— Alors viens avec nous.

— Je ne refuse pas.

— Et pose le portrait dans ce tiroir.

Il la tenait dans ses bras, et leurs lèvres qui s’approchaient, n’hésitèrent plus à s’agripper.

— Je veux, dit-elle, que tu m’aimes d’amour plus que de volupté.

— Oh, je t’aime d’amour !

— Et Lucette ?

— Elle est de toi, de ton sang.

— Elle m’a précédée dans ta vie.

— Viens.

— Encore une caresse. Là-bas, tu entends, je ne serai que comparse : il ne faut pas qu’il y ait de la haine entre deux sœurs, entre deux sœurs comme Lucette et moi, tu comprends ?

— Et si moi je te veux aussi.

— Tu ne m’auras pas aujourd’hui.

— Oh, Lucie, Lucie, un rien de toi, je suis comme le chien affamé, il me faut ta chair !

— Tu l’auras sous tes lèvres, mais tu jouiras avec Lucette. Viens, viens, ne nous attardons pas davantage.

À leur apparition, Lucette demeura comme figée, mais Lucie s’élançant à ses genoux, lui entoura les jambes de ses bras, lui baisa le ventre, le nombril, les fesses, murmurant :

— Oh, qu’il y a longtemps, chérie, que je n’ai pas comblé de tendresses toutes ces chères beautés.

Les caresses de Lucie agissant sur Émile, il s’agenouilla près d’elle et dit :

— Je l’adorais quand tu es venue, et mon adoration pour un tel chef-d’œuvre du ciel s’augmente de la tienne.

Lucette poussa un soupir, sourit, et tendant la main à sa sœur, répondit :

— Lève-toi, Lucie, joins-toi à nous et unissons-nous pour son bonheur.

— Que serai-je auprès de toi, sœur aimée, tu es belle, belle.

— Il t’aime et il m’aimera.

— Il t’aimait, il ne m’aimera plus.

— Que la volupté nous emporte l’âme, chérie, et ne pensons plus qu’à elle.

Lucie se releva et en peu d’instants fut nue comme sa sœur, qu’elle arracha aux minettes et aux feuilles de roses d’Émile, en l’attrapant à bras le corps, en l’entraînant sur un canapé où elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Le tableau fut vertigineux : enlacées par le cou, ne formant qu’une masse compacte de chairs, dont les reins et les fesses de Lucie resplendissaient au-dessus, elles s’agitaient dans les assauts de deux amants épris, unissant leurs clitoris. Émile vit les mains de Lucette courir sur le cul de Lucie, dont elles jouèrent avec les doigts comme elles l’eussent fait sur des touches de piano ; il y eut des tressaillements dans les jambes qui s’arqueboutaient, et enfin des échanges de mots trahissant les impressions :

— Lucette, Lucette, tu es à moi avant d’être à qui que ce soit, le sens-tu, le devines-tu ?

— Ma Lucie, ma Lucie, tu as toujours été notre royale amante. Oh, tu m’enivres, tu me prends, tu me prends en réalité.

— Ma Lucette, nos chairs sont pour s’aimer, dis, m’aimes-tu ?

— Je t’aime.

— Et moi aussi, je t’aime ; je te tiens, tu jouis par moi, tu jouiras par lui ! Ah, qu’il vienne, qu’il vienne ! Émile, qu’attends-tu ?

Tout nu à son tour, les targettes poussées aux portes, haletant, il était devant ce couple féminin et ne pouvait agir, tant les ondulations des corps se précipitaient. Il bandait à les crever toutes les deux : Lucie se redressa, se poussa sur le côté, et le jeta sur Lucette. Sa queue s’engouffra dans les cuisses de la jeune femme, les frappant de si violents coups, que brusquement enserrés l’un à l’autre, ils jouirent dans un spasme de folie.

Immobile statue, dans une pose de domination séraphique, Lucie assista à leurs ébats, une main sur ses seins, l’autre sur ses cuisses, telle une Vénus en chair et os, descendue de l’Olympe.

Et Léonard, derrière la porte, râlant presque, la main dans la culotte, se masturbait avec rage, murmurant :

— Il n’y a qu’à moi, il n’y a qu’à moi qu’arrivent de telles aventures ! Rosalie qui n’est pas là ! Cochon, va, en voilà ta pleine culotte ! Qu’est-ce qu’ils vont faire maintenant ! Oh, Monsieur, deux femmes, et quelles femmes ! Mazette, la roussotte qui lui pelote le cul, je lui fournirais bien le mien à peloter ! Oh, bon sang de bon sang, ils n’ont pas fini, il cède encore sa place à cette garcette qui est la sœur de l’autre ! Ils marchent bien dans cette famille ! Les voilà qui recommencent leurs manigances. Ce qu’elles s’emplâtreront le cul, si ça continue ! Bon, Monsieur qui bande toujours et qui lèche le cul de sa peloteuse ! Mais qu’est-ce qu’ils foutent ? Oh là là, je bandaille encore, faudra encore se secouer le nœud, mon salopiot ! Mon vieux Léonard, sois sage, va-t’en, ne te monte pas le bourrichon. Bon, la roussotte, elle lui passe encore la place et Monsieur recommence ; ils ont le diable dans le corps. C’est beau tout de même à voir ainsi enfiler une femme, et Monsieur travaille à merveille. Je lui en adresserai mes félicitations. Imbécile, il saurait que tu l’as espionné ! Oh, oh, ils jouissent, ils se trémoussent, oh, les voilà en bas du canapé, c’est bien fait ! Oh, quelle vigueur, la brune, m’est avis que la rousse est une feignante ! Elle ne se laisse pas tirer ! Faiseuse d’histoire, va, mais elle est bougrement belle et foutue, oh, ma mère ! Oh, elles se valent, et avec des particuliers de cet acabit, hum, je crois, maître Léonard… Et ça y est, faut récidiver, faut agiter le moinillon, il partirait tout seul sans ça ! Tonnerre, est-ce qu’il le lui foutrait dans le cul ? Il a joui, ce salop-là, il n’en finira donc pas. Oh, il le lui pousse par derrière, oh, les deux jolis culs ! Il faut qu’il lèche celui de la roussotte en bourlinguant l’autre ! Elle s’est placée devant sa figure, cette gueuse ! Ah, biscaïen de Magenta, je dégouline, je dégouline, ma pauvre culotte ! Ah, c’est pas du jus de sauterelle que je perds, c’est du jus d’éléphant, tant il en sort, oh, oh, oh, Rosalie, à ta santé, bougresse ! Y a pas à dire, faut que je me sauve, ces cochons m’éreinteraient avec leurs turpitudes.

La fête se prolongea dans l’après-midi, et les deux sœurs se retirèrent ensemble dans l’accord le plus parfait.

Émile devina-t-il la conduite scandaleuse de son valet de chambre, il lui dit :

— Monsieur Léonard, il est très probable qu’à partir de ce jour, je recevrai de nombreuses visites féminines ; si cela trouble votre honnêteté, si cela chiffonne vos… bonnes mœurs, je vous autorise à chercher un autre gîte ainsi que Rosalie.

— Monsieur nous renvoie ?

— Non, je vous rends votre liberté. Je ne voudrais pas avoir à vous reprocher votre damnation.

— Ma damnation !

— Mes relations peuvent ne pas vous convenir.

— Monsieur plaisante.

— Et comme je ne tolérerai pas vos observations ni votre surveillance, je prends les devants.

— Que Monsieur se rassure ! Nous lui sommes trop dévoués pour ne pas nous réjouir des distractions qu’il s’offrira.

— Et pas de regards dans les serrures ! Ah, polisson, vous nettoierez le tapis du fumoir, près de la porte duquel j’ai remarqué des taches… qui n’y étaient pas ce matin.

Léonard devint tout cramoisi et ne sut que répliquer. Émile ajouta :

— Allons, ouste, à l’ouvrage.


FIN DU PREMIER VOLUME
  1. Association de Demi-Vierges.