L’Armée de volupté/VI

La bibliothèque libre.
◄  V.
VII.  ►

L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre
L’Armée de Volupté, Bandeau de début de chapitre

VI


Avait-il l’âme toute au bonheur, en retournant chez lui, cet enragé amoureux de la coquette Lucette !

La machine humaine a des sursauts de passion et de sentiment inattendus.

La possession de Lucette enfin obtenue, il avait, dans l’échange des baisers, revécu la soirée avec Lucie et l’éloignement auréolant cette dernière, il lui sembla que ses caresses exerçaient plus d’action sur les nerfs, que son corps se contorsionnait avec plus d’attirance, et il faillit laisser échapper de ses lèvres le cri de : « Lucie, Lucie. »

Lucette se contenait-elle ! Elle s’était donnée, mais la fougue l’entraînant, elle avait détourné le plaisir dans un transport personnel, n’empruntant au mâle que sa vigueur sans lui retourner cette langueur reconnaissante qui unit l’âme à la volupté.

L’homme ne s’aperçoit pas de la nuance, il en éprouve le contre-effet par l’affaissement qui succède à la grande surexcitation, par l’étonnement de l’esprit se ressaisissant brusquement.

Il restait le plus sincère admirateur pour la beauté de la femme, avec un peu d’émotion vaniteuse pour la maîtresse acquise, l’image de Lucie luttait victorieusement avec celle de Lucette, à cette heure de plaisir satisfait : la consolation cherchée devenait l’angoissante obsession du lendemain, par le souvenir des vaillantes fougues ressuscitant si bien les forces.

Le dernier spasme achevé, les lèvres se séparant dans une dernière caresse, Lucette emmena Émile dans un cabinet de toilette tout près, où elle le quitta, pour aller s’habiller dans son boudoir, et d’où elle revint fraîche et pimpante sous une autre matinée.

— Tu m’aimeras toujours, murmura-t-elle se pressant contre lui ?

— Toujours, répondit-il, l’œil distrait.

Elle sourit et ajouta mutine :

— Maintenant tu ne sacrifieras plus à Vénus dans ton pantalon, ni dans les mauvais lieux, mon doux amant !

— Je penserai sans cesse à cette exquise minute.

Quelques banales paroles se prononcèrent encore et il partit.

Il venait d’ouvrir sa porte, son valet de chambre s’avança aussitôt en lui disant :

— Il s’est présenté une dame demandant Monsieur.

— Une dame !

— Oui, dans un bel équipage.

— Elle a laissé une carte ?

— Elle est entrée et a écrit un mot à Monsieur.

— Donne vite, animal.

— C’est sur le bureau de Monsieur, avec un journal qu’elle a oublié sur un fauteuil.

— Elle a oublié un journal ?

— Oui, monsieur : il y a son nom dessus.

— Tu as lu le nom, sot curieux.

— Pour le rapporter, si Monsieur le jugeait utile.

Émile s’était précipité à son cabinet, dont il referma la porte, pour lire à son aise la lettre, qu’il pressentait être de Lucie. Il ne s’était pas trompé. Elle lui mandait :


« Quoi, mon cher amour, on vient chez vous et l’on ne vous trouve pas ! Vous avez dû me maudire et il convient que j’implore d’abord mon pardon. Oh, que vous dormiez bien après vos prouesses ! Savez-vous, Monsieur, que je suis folle, folle, folle de vous et que je ne veux plus maintenant que vous cherchiez à revoir celle dont vous entendiez vous consoler. Oh non ! Dis, à moi tout ton amour, tous tes transports ! Dieu, que tu sais embrasser et caresser ! Et moi, dis, ai-je bien su te satisfaire, as-tu été bien heureux ? Nous parlons tous les jours de toi avec Yvonne, qui prétend qu’il existe peu d’hommes te valant. Ah, je l’embrasse, chaque fois qu’elle me le serine. Je bavarde et j’ignore si tu me pardonnes de ne t’avoir pas indiqué où tu me trouverais. Si l’aventure te plaît comme elle m’a plu, nous nous verrons souvent, pas aussi souvent hélas que mon cœur le souhaiterait. Oui, l’aventure t’a plu. Ta Lucie qui a lu ta petite correspondance et qui n’a pu y répondre, te devinait dans tes désirs et les partageait. Je m’étais absentée de Paris, voilà pourquoi tu ne sais rien de moi, et, dans notre délire, j’ai omis de t’indiquer de quelle façon nous nous écririons et de quelle façon nous nous reverrions. Adresse tes lettres rue de Varennes, où j’ai un appartement. Je t’ai mené à notre villa où je réside et où l’on m’apporte chaque jour ma correspondance. Nous nous verrons deux fois par semaine, et demain, si tu veux. Je te prendrai à cinq heures de l’après-midi à la Muette, pour que nous dînions ensemble et ayons plus de temps à nous consacrer. Si tu ne pouvais pas… télégraphie-moi à l’adresse ci-dessus.

Ta Lucie. »

Le lendemain ! C’était le Mardi de Lucette, et cinq heures, c’était juste l’heure où il se présentait d’habitude. Il ressentit un malaise moral. La correction mondaine, dont elle ne s’était jamais départi, lui soufflait qu’il serait inconvenant de manquer sa visite à Lucette, le jour après l’avoir possédée. Et cependant Lucie le dominait, le dominait.

— J’écrirai à Lucette une excuse, se dit-il et je rejoindrai Lucie.

Il prit alors le journal oublié et lut sur la bande :

« À Monsieur le comte de…

Ambassade de… »

— Diantre, dit-il, nous touchons à la haute diplomatie.

Il déplia la feuille intitulée : Revue Mondaine et vit qu’elle contenait un rendu-compte de toutes les soirées-festivales de Paris et de province.

Un entrefilet souligné attira son attention. Il lut :

« Bordeaux. — L’événement mondain de cette semaine a été la fête donnée par le duc et la duchesse de Montsicourt, qui nous a permis d’applaudir le jeune et magistral talent de leur cousine, madame Lucie Steinger, dont la beauté et la grâce sont réputées dans toute l’Europe. Les ovations qui ont salué l’incomparable pianiste, prouvent que l’art n’est pas la propriété exclusive des artistes de profession, et qu’il appartient aussi à nos belles mondaines. Nous croyons savoir que madame Steinger consentira à se faire entendre dans une soirée au bénéfice des pauvres. Le tout Bordeaux tiendra à honneur de l’applaudir, en contribuant en même temps à une œuvre de charité. »

— Cousine du duc de Montsicourt, musicienne, pianiste, elle, Lucie, elle rencontrée un soir au Moulin-Rouge. Il y a du mystère dans cette existence ! Je lui rendrai demain son journal.

Le matin de ce jour, il reçut un nouveau manifeste, avec des indications plus précises, ainsi libellé :

« Armée de Volupté.

« L’affiliation permet au candidat de dégager sa personnalité des erreurs et des préjugés jusqu’alors admis.

» L’amour et ses plaisirs étant la base de la création de l’Armée de Volupté, durant l’affiliation on apprend des rites et des usages qui réunissent soldats et officiers, ainsi que les signes et insignes qui permettent de se faire reconnaître à Paris, en France et à l’Étranger.

» À mesure qu’on apprend les saluts et les cérémonies, on est inscrit à un groupe de capitainerie, pour être façonné aux fêtes et aux bonheurs de l’armée, au milieu de plaisirs dictés ou imaginés.

» Pour être candidat à l’affiliation, formuler la demande suivante :

» Je soussigné… sollicite de m’engager dans l’Armée de Volupté et suis prêt à en accepter les devoirs et les charges, à me soumettre à ses règlements et à sa discipline, et à lui apporter tout mon dévouement.

Date et signature.

» Adresser cette pièce à la lieutenante Yvonne Louzère sous double enveloppe, la première pour la poste avec cette inscription : Monsieur l’abbé Rectal, aumônier du collège Saint-Yves, rue Lecourbe. »


— Yvonne Louzère, murmura Émile, Yvonne, la femme de chambre de Lucie s’appelle aussi Yvonne. Et cette fois-ci, une adresse, l’abbé Rectal ! Que signifie cette histoire ?

Le papier sous les yeux, il demeurait tout perplexe.

Était-ce une plaisanterie dont on s’amusait à ses dépens, était-ce une gageure engagée entre femmes hardies et intelligentes ; était-ce une pensée d’école nouvelle dont on poursuivait le développement sous la forme d’une société secrète, était-ce une réalité !

Dans ce cas, que lui voulait-on ? L’enrôler, pourquoi ? Supposait-on qu’il consentirait à se prêter à des actes sans doute très immoraux, qui devaient être les rites de l’association.

Cette idée d’actes immoraux raviva le souvenir de la nuit passée avec Lucie et Yvonne. Jamais jusqu’à cette nuit, il n’avait admis ce partage de voluptés amoureuses à trois.

Il ne posait certes pas au vilain Bérenger prônant la sévérité des mœurs et proscrivant les abominables entraînements des sens : il ne croyait pas qu’au dessus du duo amoureux il existât des sensations possibles de plaisir ! Il jugeait écœurant le contact d’une femme avec une autre femme, il flagellait ce contact des termes vifs dont se servent les beaux mâles, et il estimait que dans l’union des sexes l’acte possessif, calmant l’assoiffement du rut, suffisait pour contenter les plus luxurieux.

Mais, Lucette l’avait amorcé avec ses savantes coquetteries ; elle avait éveillé ses gourmandises charnelles par ses suggestives images de nudité, il avait caressé la contemplation rêveuse, et de cette contemplation il était arrivé au désir des attouchements agrémentés de l’arrêt admirateur, pour tomber dans l’espérance des lèvres fouillant le corps de l’aimée.

Il s’opéra en lui une complète révolution. Ce qu’il considérait auparavant comme lâchetés méprisables, se colora de reflets divins, il entrevit les beautés de Lucette, et ces beautés, il les sentit palpiter dans son être, au point de ne plus vivre que dans les rêves où il les embellissait de l’art de la plastique.

Fou de passion érotique, aspirant à échapper à la torturante obsession, il rencontra Lucie, et celle-ci le livra, dès le premier soir, au trio amoureux. De ce trio, accepté tout naturellement et sans que la réflexion intervînt, tant le délire sensuel agissait, il était sorti tout autre, apercevant la femme avec ses merveilleuses ressources d’inspiratrice de la félicité. Il voyait une nouvelle religion poindre pour les temps futurs, la religion d’amour, où maîtresse de son corps et de l’amour, la femme, prêtresse du temple, dirigerait le progrès et la civilisation par les arts encensant sa beauté et ses ivresses.

L’Armée de Volupté marchait-elle à la conquête de ce nouveau monde, et la lieutenante Yvonne se confondait-elle avec Yvonne la soubrette de Lucie, il le saurait.