L’Armée prussienne en 1870

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L’ARMÉE PRUSSIENNE
EN 1870

La bataille de Kœnigsgrætz a eu pour l’Europe, pour l’équilibre des divers états, les conséquences les plus graves. Les accroissemens de territoire soudainement obtenus par la Prusse au centre de l’Europe, grâce à la supériorité de son armement, grâce à l’habile emploi des forces de la nation, grâce à une volonté qui écartait tous les scrupules de la conscience et du droit des gens, ont effrayé les états voisins. Les peuples ont dû se prêter à un nouveau déploiement de leurs ressources militaires, précaution à la fois indispensable pour leur sécurité présente et fatale pour leur prospérité à venir. Il devient donc nécessaire d’étudier de près l’organisation des troupes prussiennes, si l’on veut saisir les causes de malaise qui affectent les relations internationales, et se rendre compte des perfectionnemens à introduire dans les institutions de son pays.

Bien des personnes ont voulu voir dans l’armée victorieuse à Kœnigsgrætz le type du peuple en armes. C’est là une grave erreur ou du moins un anachronisme. Le système poursuivi par M. de Bismarck et son souverain, système admirablement mis en œuvre par les généraux de 1866, ne répond pas à cette idée. Une armée qui eût fait corps avec la nation n’eût pas été un instrument convenable pour les audacieuses pensées de celui qui avait déclaré vouloir la grandeur de son pays,… « par le fer et le sang. » La nation, mal disposée pour ceux qui avaient pris en main ses affaires avec un si imperturbable dédain des résistances, eût répudié ou mal servi une politique décidée et mûrie en dehors de son initiative. Sans doute les Prussiens en immense majorité souhaitaient la grandeur de leur patrie, mais avec des scrupules de conscience qui pouvaient ajourner longtemps encore l’explosion des hostilités entre les divers groupes de l’Allemagne. Leur énergie n’eût pas suffi au succès d’une grande entreprise belliqueuse, s’ils n’avaient pas été enfermés avec une habileté consommée dans le réseau de fortes institutions militaires.

L’armée prussienne a eu l’heureuse fortune de se former sous l’inspiration d’un grand mouvement d’enthousiasme patriotique qui a fait accepter plus aisément les inconvéniens et les charges du système. Le principe du service militaire obligatoire est écrit dans la loi du 3 septembre 1814. La landwehr a été réorganisée par l’ordonnance du 21 novembre 1815. En vertu de cette législation, tout Prussien capable de porter les armes fut tenu de servir de 20 à 23 ans dans l’armée active, de 23 à 25 ans dans la réserve, de 25 à 32 ans dans le premier ban de la landwehr, et de 32 à 39 ans dans le second. La landsturm ou levée en masse comprit tous les individus de 17 à 49 ans capables de porter les armes qui ne se trouvaient pas incorporés dans l’année active ou dans la landwehr. On forma immédiatement 36 régimens d’infanterie et 34 de cavalerie avec les hommes qui étaient dans les conditions requises pour entrer dans la landwehr, et les forces de la Prusse se trouvèrent désormais composées de la manière suivante :

1° L’armée active, comptant en temps de paix 140,000 hommes, en temps de guerre, par suite de l’appel des réserves, 220,000 hommes environ ;

2° Le premier ban de la landwehr, infanterie et cavalerie, qui ne comprend en temps de paix que le personnel des cadres, environ 3,000 hommes, et qui se trouvait porté en temps de guerre à 150,000 hommes ;

3° Le second ban de la landwehr, donnant un chiffre de 110,000 hommes.

En ajoutant à ces chiffres celui de 50,000 hommes susceptibles d’être recrutés par anticipation, on arrivait à pouvoir mettre sur pied 530,000 hommes, dont 340,000 formant l’armée d’opérations, et le reste composant les dépôts ou gardant les places fortes.. On n’avait à entretenir en temps de paix que le quart à peu près de cet effectif.

Un fait vraiment curieux à constater, c’est que la Prusse de nos jours, active, travailleuse, appliquée, regarde avec une sorte de vénération ce système rigoureux, imaginé par les hommes de 1813 ; elle y est profondément attachée. L’instinct de la grandeur nationale domine chez elle tous les autres sentimens. Cependant de 1815 à 1848 une paix prolongée et par suite les adoucissemens apportés dans la pratique à un système qui ne paraissait plus indispensable à la sauvegarde de l’indépendance nationale avaient singulièrement amorti l’enthousiasme des premiers jours. La landwehr tendait à devenir une milice civile de moins en moins susceptible de s’astreindre à la discipliné et à la passive obéissance qu’on exige d’une force armée. Les ardeurs du sentiment germanique se traduisaient presque uniquement par des manifestations dans la vie civile, et l’esprit militaire était visiblement en déclin. En 1848, le gouvernement prussien, tout d’un coup aux prises avec de graves embarras intérieurs et extérieurs, comprit qu’il ne pouvait y faire face avec les soldats de son armée active : il mobilisa la landwehr. Il n’eut pas à se féliciter du résultat de cette mesure. Les hommes arrachés à leurs foyers se prêtaient à contre-cœur au service actif qu’on exigeait d’eux. Ils n’avaient pas de liens avec les autres troupes du corps d’armée auquel on les incorporait. Il fallut verser dans leurs bataillons un assez grand nombre d’officiers de la ligne dont on ne tarda pas à regretter l’absence au milieu des hommes qu’ils étaient appelés à commander. Malgré les efforts partiels tentés pour atténuer les inconvéniens d’un pareil état de choses, lorsqu’on voulut mobiliser l’armée en 1859, les hommes compétens conservaient de sérieuses inquiétudes sur la solidité des troupes prussiennes dans l’hypothèse d’une longue guerre. Le prince-régent, devenu roi peu de temps après, le 2 janvier 1861, introduisit les réformes que l’on appelle la réorganisation de 1860. Décidé à faire de son armée le principal appui de son trône, le roi Guillaume voulut, en cas de mise sur le pied de guerre, pouvoir composer ses effectifs de troupes ayant déjà passé par l’école de l’armée de ligne. Jusqu’en 1860, les hommes du contingent accomplissaient rarement les trois années de service que la loi leur imposait. Beaucoup d’entre eux demeuraient toujours dans leurs foyers, et en 1850 la proportion de l’armée relativement au chiffre de la population était tombée à 0,79 pour 100. À partir de 1860, on revient à l’ancienne proportion de 1 pour 100. Le contingent annuel est élevé de 40,000 à 63,000 hommes, et désormais, par une série d’ingénieuses combinaisons, on réussit à incorporer dans l’armée active, ne fût-ce que pour un temps, la grande majorité des jeunes gens de dix-huit ans en état de porter les armes. Jusque-là, sous le régime de la loi du 3 septembre 1814, les hommes enrôlés devaient à l’état cinq années de service, dont trois de présence effective sous les drapeaux et deux de réserve. Désormais le service dans la réserve fut porté à quatre années.

Cette prolongation des obligations actives du service militaire d’une part, de l’autre l’appel annuel d’un contingent plus considérable ont été sans doute des charges lourdes, mais le pays a pu y trouver une compensation dans une plus grande sécurité. Sous le régime antérieur, on ne pouvait mettre sur le pied de guerre l’armée destinée à entrer en campagne qu’en la composant en grande partie d’hommes de la landwehr. C’était là le peuple en armes, et tous ceux qui ont écrit sur ces matières n’ont pas manqué de faire observer quelles perturbations profondes on apportait dans la société qu’on privait subitement de tant de membres utiles. En outre l’expérience avait démontré quels inconvéniens il y avait, pour l’entrée en campagne, à composer une armée en majeure partie d’hommes de la landwehr. Les auteurs du système de 1860 se proposèrent de former, avec le moins de dépenses possibles pour le trésor public, une armée active susceptible d’être promptement mobilisée. On doit reconnaître qu’ils y ont réussi. En effet, en 1820, un soldat coûtait par an 211 thalers (790 francs), en 1859 214 thalers (802 francs), de 1869 196 thalers (735 francs). L’armée nouvelle était prête à combattre aussitôt après l’adjonction : 1° des hommes de la réserve, donnant, à raison de quatre classes, un effectif de 214,000 hommes ; 2° d’une moitié du contingent annuel recruté par anticipation ; 3° d’un petit nombre seulement des hommes les plus jeunes du premier ban de la landwehr.

Malgré les efforts que fit le gouvernement pour convaincre les chambres des avantages de cette réorganisation, la loi qui devait la consacrer ne fut pas votée ; néanmoins un ordre de cabinet du mois de juillet 1860 doubla presque les cadres de l’armée en créant 32 nouveaux régimens d’infanterie et 10 de cavalerie. Les deux plus jeunes contingens de la landwehr furent subitement incorporés dans la réserve de l’armée active. On ne laissait aux chambres que le droit de sanctionner par la suite les dépenses faites pour réaliser ces transformations, et on les accusait vis-à-vis du pays de méconnaître la grande pensée qui les avait inspirées.

L’armée active de 1850 avait compté 145 bataillons, 152 escadrons, au total 127,500 hommes, et elle coûtait annuellement 102 millions de francs. L’armée renforcée de 1860 compta 254 bataillons, 192 escadrons, 212,600 hommes, et elle coûta 122,391,000 fr. L’essai qu’on en fit dans la guerre du Danemark démontra au roi que la nouvelle organisation répondait tout à fait aux nécessités de sa politique. Elle se termina sans qu’il fût besoin de faire appel à la landwehr, ni même de mobiliser tous les corps d’armée. La rapidité avec laquelle l’armée prussienne se trouva en Bohême prête à combattre décida du sort de la campagne de 1866. À partir de cette époque, les bases du nouveau système, consacrées par l’expérience, étaient désormais acceptées par l’opinion publique. Au lendemain de Kœnigsgrætz, le gouvernement obtint à la fois un bill d’indemnité pour sa conduite extra-parlementaire avant la guerre et tous les moyens nécessaires pour étendre et perfectionner des institutions qui lui avaient valu des succès si foudroyans et si complets. Usant habilement du prestige de sa situation, il s’empara de toutes les ressources militaires des pays qui rentraient sous son influence. Par le vote du budget de la guerre pour cinq ans, par une admirable organisation défensive et offensive inscrite dans les lois organiques de la nouvelle confédération du nord, il s’est mis en mesure de défier les refus de crédit, les votes de budget, et de confondre tous les efforts que le parlement pourrait tenter par la suite pour diminuer les charges auxquelles le peuple allemand s’est si facilement résigné.


I

La confédération de l’Allemagne du nord compte 30 millions d’habitans. L’effectif de son armée sur le pied de paix peut atteindre 319,000 hommes. Ces forces, mises à la disposition du roi de Prusse, se décomposent en treize corps : un corps d’élite, la garde, et douze autres corps, qui représentent autant d’unités distinctes et indivisibles, dans chacune desquelles sont répartis d’une façon permanente les élémens dont l’ensemble est nécessaire pour constituer un corps d’armée. — Chacun d’eux a une circonscription territoriale particulière, déterminée et invariable. Cette organisation, qui consiste à placer les régimens en garnison tout à portée des centres où ils se recrutent, ne permet pas seulement de faire des économies considérables sur les dépenses de mouvemens de troupes, elle a toute sorte d’avantages pour les populations, qui sont bien aises d’avoir près d’elles des troupes composées d’hommes du pays, et elle a grandement facilité la fusion complète des élémens anciens et des élémens nouveaux de l’armée prussienne. Enfin elle offre le moyen de former rapidement en temps de paix les divers corps de l’armée fédérale[1]. Le roi Guillaume et M. de Bismarck ne se bornèrent pas à tirer tout le parti possible des avantages inhérens au système de 1860 : ils surent en obtenir de nouveaux et de bien plus importons par la fermeté qu’ils déployèrent après la paix de Nikolsbourg dans les débats du parlement de l’Allemagne du nord, ainsi que dans leurs négociations avec les états au sud et au nord du Mein.

Un article de la constitution votée par le parlement de l’Allemagne du nord a réservé au roi de Prusse, qui est le généralissime de la confédération, le droit de décider à lui seul la quotité annuelle du contingent appelé sous les drapeaux. L’article 60 de la constitution a fixé, jusqu’au 31 décembre 1871, à 1 pour 100 de la population de l’Allemagne du nord la force effective de l’armée fédérale sur le pied de paix, et l’article 62, tranchant une fois pour toutes la question financière, statue que jusqu’à la même époque une somme ronde de 225 thalers (843 francs) par tête de soldat est allouée au généralissime pour l’entretien de l’armée et de ses établissemens. L’emploi de cette somme est soustrait à tout contrôle au sein du parlement, et, ainsi que le dit l’article 71, elle ne figure que pour ordre dans le budget des dépenses soumis chaque année au Reichstag. Elle est fournie par les recettes des douanes, des impôts communs de consommation, des postes et des télégraphes, et complétée dans la mesure nécessaire par les cotisations matriculaires de chaque état, cotisations proportionnées au chiffre des habitans.

Les bases de la législation militaire une fois fixées par la constitution fédérale, le gouvernement prussien s’est appliqué à régler avec ses confédérés un grand nombre de points de détail. Ces conventions peuvent être considérées comme autant d’annexés à la lot organique sur le service militaire, substituée en novembre 1867 à la loi du 3 septembre 1814. L’article 66 de la constitution avait laissé aux princes confédérés, de même qu’aux sénats des villes anséatiques, la qualité de chef des troupes fournies par eux à l’armée fédérale, et en même temps tous les droits inhérens à cette qualité. Toutefois ces droits étaient limités par ceux qui assuraient au généralissime certaines prérogatives exceptionnelles, et de plus l’article 66 statuait qu’au moyen de conventions particulières les princes confédérés et les sénats des villes anséatiques étaient libres d’aliéner en faveur du roi de Prusse l’usage de tout ou partie de leurs droits. C’est en effet ce qui est arrivé. Aujourd’hui la plupart des gouvernemens de l’Allemagne du nord sont affranchis de toute responsabilité, à la condition de fournir à la caisse fédérale autant de fois 225 thalers que la Prusse, mise en leur lieu et place, lève d’hommes sur leur territoire. Seuls, le Brunswick et la Saxe royale n’ont pas encore aliéné leurs droits.

Pour la Saxe, l’état de choses récemment intronisé a de grandes chances de durée. Le pays s’est associé avec ardeur à la pensée qui a inspiré le gouvernement du roi Jean après le traité du 21 octobre 1866, et, pour conserver l’homogénéité de l’armée saxonne, qui a l’avantagé de représenter une unité complète, c’est-à-dire le 12e corps de l’armée fédérale, on a été au-devant de tous les sacrifices d’hommes et d’argent : les chambres, se faisant l’organe du sentiment général, ont voté le 24 décembre 1866 une loi qui devait donner à la Saxe une organisation militaire tout à fait analogue à celle de la Prusse. Dès l’automne de la même année, le cabinet de Dresde s’était mis en mesure de prouver qu’il serait à la hauteur d’une tâche dont il entendait très noblement ne partager les soins avec personne. Les dépenses d’administration ne sont pas disproportionnées avec l’importance numérique du contingent saxon, et la population du royaume considère que cette charge est préférable au déplaisir de subir plus encore l’ingérence prussienne. Il ne pouvait en être de même dans le Brunswick et dans le Mecklembourg, qui avaient essayé de suivre l’exemple de la Saxe. Les frais généraux d’un contingent distinct devaient y paraître relativement bien plus onéreux, et il était aisé de comprendre que les habitans de ces petits pays ne s’accommoderaient guère de soutenir ainsi de leur argent la persistance de leurs souverains nominaux dans des idées d’autonomie locale qui, réelles et très explicables en Saxe, n’avaient plus aucune raison d’être, après les événemens de 1866, dans des pays aussi peu considérables que le Mecklembourg ou le duché de Brunswick.

Tous les gouvernemens ont donc cédé au courant ; ils ont adopté le parti auquel s’étaient résignés tout d’abord les villes anséatiques et le grand-duc d’Oldenbourg. La Prusse a conclu avec la plupart de ses confédérés des conventions dont le texte n’est point identique, mais qui tendent toutes au même but. En vertu des arrangemens qui s’y trouvent stipulés, la Prusse se charge de tout. Les recrues prêtent serment au souverain de leur pays d’origine, et contractent en même temps un engagement d’obéissance envers le généralissime fédéral. Les régimens thuringiens, mecklembourgeois, oldenbourgeois, ont l’équipement et l’uniforme prussiens ; mais les soldats qui en font partie, de même que ceux d’entre eux qui servent dans l’armée prussienne proprement dite (cavalerie ou armes spéciales) portent sur le casque la cocarde de leur pays d’origine et une distinction quelconque. La situation des princes régnans par rapport aux troupes cantonnées sur leurs territoires respectifs est celle de généraux commandans ; mais c’est le roi de Prusse qui possède le droit de grâce, nomme et avance les officiers. Les souverains n’ont que le droit de nommer, mais en les payant, les officiers à la suite. Quant à leurs aides-de-camp et à ceux des princes héritiers, ils reçoivent leurs traitemens sur la caisse fédérale. Telles sont les dispositions générales au moyen desquelles la Prusse a maintenant dans sa main la totalité des forces de la confédération.

L’Allemagne du nord s’est trouvée ainsi dotée d’un jour à l’autre d’institutions militaires dont elle n’avait eu jusqu’alors aucune notion et surtout aucune pratique. Dans aucun des états confédérés, le principe du service obligatoire n’était en vigueur avant 1866. Le système du recrutement par le tirage au sort y avait été universellement adopté : les hommes désignés pour entrer dans l’armée pouvaient se faire remplacer partout, sauf en Saxe ; le temps de service était en général de deux, tout au plus de trois années ; enfin, pour ménager les finances et réaliser des économies, il arrivait très souvent que les différens petits contingens atteignaient à peine l’effectif normal exigé par l’ancienne législation militaire fédérale. Aujourd’hui tout cela est complètement changé, puisque chaque Allemand du nord (article 57 de la constitution) est obligé au service militaire (wehrpflichtig).

Ce n’est pas seulement sous cette forme que les habitans de l’Allemagne du nord doivent concourir à la puissance militaire de la patrie commune ; des sacrifices pécuniaires considérables s’imposent désormais aux populations germaniques. Le budget des dépenses de la guerre pour le royaume de Saxe s’élevait en 1866 à 2,305,442 thalers ; il est maintenant de 5,274,000 th. Le contingent de la Saxe grand-ducale coûtait autrefois au pays 200,250 thalers ; il absorbe aujourd’hui la somme de 630,450 thalers. Le duché d’Anhalt contribuait aux dépenses militaires pour 162,975 th. ; elles s’y élèvent sous le nouveau régime à 434,250 thalers, et ainsi de suite dans les mêmes proportions pour tous les états qui font partie de la confédération du nord. Cependant les budgets de ces divers pays ne se soldaient pas par des excédans de recettes considérables. Comment ont-ils pu faire face aux dépenses que la constitution et les lois organiques leur imposent ? Évidemment ils devront tôt ou tard recourir à l’établissement de nouveaux impôts. À ce titre, la transformation que subit l’Allemagne a lésé les intérêts de toutes les classes de la société civile sur toute la surface du territoire germanique, car les états du sud ont dû, de leur côté, se résigner à subir des sacrifices considérables.

Les conquêtes de l’esprit militaire prussien sur cette société de 40 millions d’âmes[2] s’expliquent sans doute par les passions politiques que le cabinet de Berlin a plus ou moins exploitées ; mais aussi par les précautions qu’il a prises pour faire accepter des peuples annexés ses institutions. Nous avons vu que les corps de l’armée prussienne, excepté celui de la garde, se recrutent exclusivement dans l’intérieur des circonscriptions où ils sont cantonnés. Il en a toujours été ainsi depuis 1807. L’habitant de la Silésie, celui de la Poméranie, celui des bords du Rhin, lorsqu’ils arrivent à l’âge de porter les armes, n’ont pas à s’éloigner beaucoup du centre de leurs affections et de leurs intérêts. Tout en étant sous les drapeaux, ils restent dans leur pays natal, souvent à une bien petite distance de leur foyer ; lorsqu’ils y rentrent pour passer dans la réserve et la landwehr, ils demeurent à proximité des régimens dans les rangs desquels ils sont immatriculés. Ces régimens eux-mêmes changent peu de cadres, et des relations étroites s’établissent, dans la mesure permise par la hiérarchie, entre les soldats et les officiers de tous grades, qui généralement parcourent toute leur carrière active dans le régiment, la brigade, la division, le corps auquel ils appartiennent. Ce qui était vrai de l’armée prussienne avant 1866 ne l’est pas moins de l’armée de la confédération du nord. Sans doute, tous les habitans de l’Allemagne septentrionale et aussi ceux des états du sud doivent subir les conséquences du service militaire obligatoire, sans doute ils doivent supporter des sacrifices d’argent très onéreux ; mais là se bornent les effets du militarisme prussien émergeant sur toute l’Allemagne. Il n’a rien de vexatoire. Si les bourgeois de Brême ou de Hambourg, les montagnards de la Thuringe, les habitans des riantes contrées de Nassau, ont dû accepter la consigne prussienne, porter l’uniforme des soldats du roi Guillaume, prêter serment d’obéissance au généralissime, en somme c’est dans leur pays respectif que les uns et les autres paient leur dette à la patrie commune, et ils n’ont pas à s’éloigner du sol de leur « patrie restreinte. »

Le gouvernement prussien s’est empressé d’appliquer le même système à ses confédérés. Il a laissé tous les avantages d’une individualité distincte au plus modeste contingent du plus faible de ses vassaux. En dehors du droit absolu de direction et de contrôle qu’il a concentré exclusivement entre ses mains, il s’est gardé de poursuivre une uniformité sans profit : il a laissé aux Brêmois, aux Hambourgeois, aux soldats levés sur le territoire de la principauté de Reuss, ligne aînée ou ligne cadette, le plaisir de conserver sur leurs. casques et sur leurs uniformes, coupés à la prussienne, des marques distinctives de leur pays d’origine ; enfin et surtout il consent à les laisser servir chez eux. Tel est l’esprit qui a présidé aux arrêtés par lesquels le ministre de la guerre a organisé les treize corps de l’armée fédérale, ainsi répartis et composés :


1er corps, comprenant la Prusse proprement dite, quartier-général - Kœnigsberg.
2e corps, — Poméranie, quartier-général - Stettin.
3e corps, — Brandebourg, quartier-général - Francfort sur l’Oder
4e corps, — Province de Saxe, quartier-général - Magdebourg[3]
5e corps, — Posen, quartier-général - Posen
6e corps, — Silésie, quartier-général - Breslau
7e corps, — Westphalie, quartier-général - Munster[4]
8e corps, — Province rhénane, quartier-général - Coblentz
9e corps, — Slesvig-Holstein, quartier-général - Slesvig[5]
10e corps, — Hanovre, quartier-général - Hanovre[6]
11e corps, — Hesse-Nassau, quartier-général - Cassel[7]
12e corps, — Saxe-Royale, quartier-général - Dresde
13e corps, — Corps de la garde, quartier-général - Berlin[8]


II

Tous les hommes de guerre sont d’accord pour proclamer que la valeur d’une armée dépend surtout de l’esprit qui l’anime. Sous ce rapport, la Prusse peut défier la comparaison avec les autres états de l’Europe. L’armée prussienne est à la fois une démocratie et une oligarchie. Le principe du service militaire obligatoire a son tempérament et son correctif dans l’institution des « volontaires d’un an, » qui a tant contribué à faire accepter l’ensemble du système par les classes les moins disposées en sa faveur. Le germe de cette création date des jours d’enthousiasme de 1813. L’article 7 de la loi du 3 septembre 1814 est ainsi conçu : « Les jeunes gens des classes élevées qui pourraient s’habiller et s’armer à leurs frais recevront la permission de se faire inscrire dans les corps de chasseurs ou de tireurs. Après une année de service, ils pourront, sur leur demande, être congédiés pour vaquer à leurs affaires. Une fois les trois années réglementaires de service actif (ou de réserve) accomplies, ils entreront dans le premier ban de la landwehr, où, dans la mesure de leurs capacités et de leurs aptitudes, les premières places d’officier leur seront réservées. »

Tandis que certaines parties reconnues défectueuses du système de 1814 ont été atténuées ou sensiblement modifiées, d’autres au contraire, qui primitivement tenaient dans l’ensemble une place peu importante, ont été constamment, de la part de l’administration prussienne, l’objet de soins vigilans et de développemens très heureux. L’institution des volontaires d’un an est de ce nombre. Elle est devenue, grâce à une réglementation habile, une source de véritable puissance pour le gouvernement, qui a pu enrégimenter l’élite de la jeunesse sans la détourner des travaux utiles au développement de la richesse publique. Les rigueurs qu’implique le principe du service obligatoire sont en effet beaucoup plus apparentes que réelles. Tout sujet prussien ayant accompli sa. dix-septième année est admis à s’enrôler dans l’armée, et s’il justifie de certaines connaissances, soit en produisant des certificats de capacité » soit en passant un examen spécial, il peut se faire admettre dans la catégorie des volontaires et obtenir sa libération au bout d’une année, comme s’il avait servi trois ans sous les drapeaux. On s’est inspiré de ce principe, que le jeune homme qui a reçu une éducation littéraire ou scientifique comprend vite et bien tout ce qui constitue la profession des armes. En tenant compte de ces avantages, l’état montre ; qu’il veut non-seulement avoir de bons soldats, mais aussi favoriser l’essor et les progrès de la société civile.

Pour devenir volontaire d’un an, on est obligé cependant de faire ses preuves et de les faire sérieusement. Il faut, au plus tôt dans le courant du premier mois de sa dix-huitième année, au plus tard avant le 1er février de l’année dans laquelle on aura accompli sa vingtième année, se déclarer prêt à comparaître devant la commission de recrutement. Sous le rapport des conditions physiques, on est moins rigoureux pour les volontaires d’un an que pour les recrues ordinaires, car il est toujours sous-entendu que les jeunes gens de cette catégorie devront apprendre au régiment, moins les détails matériels du service que les notions et les principes de l’autorité dont ils peuvent être éventuellement investis dans les rangs de la landwehr. Par contre, sous le rapport de l’instruction, on leur demande beaucoup. On ne procède pas pourtant d’une façon très absolue, et le niveau des exigences n’est pas le même pour tous : aux sujets voués à l’agriculture et au commerce, on demande moins de connaissances littéraires ; ceux qui doivent se consacrer aux arts sont examinés avec beaucoup d’indulgence sur les sciences ; il en est de même pour les jeunes gens qui se destinent à servir dans la cavalerie.

Les volontaires d’un an peuvent servir comme médecins militaires, comme vétérinaires, enfin comme pharmaciens de l’armée. Cette simple nomenclature prouve que le corps des volontaires d’un an ne se recrute pas seulement parmi les privilégiés de la naissance et de la fortune, mais qu’il est au contraire accessible à toutes les professions. Le nombre des volontaires ne doit pas généralement dépasser quatre par compagnie ou escadron, et les commandans de régimens sont chargés de veiller à l’observation de cette règle. Toutefois il y est fait exception pour les corps de troupes qui sont en garnison dans les villes d’université, où les volontaires d’un an peuvent concilier les devoirs de leur éducation militaire avec la poursuite de leurs études.

Il fut décidé à la fin de 1866 que dans les 9e, 10e et 11e corps d’armée, correspondant aux pays annexés, les volontaires d’un an pourraient être reçus jusqu’à nouvel ordre en nombre illimité. Ainsi dans les duchés de l’Elbe, en Hanovre, dans l’ancien électoral de Hesse-Cassel, dans le duché de Nassau, à Francfort, tout individu ayant reçu une certaine éducation peut échanger les charges que fait peser sur lui le principe du service obligatoire contre les avantages que lui assure dans l’avenir le titre de volontaire d’un an. Les sacrifices pécuniaires que la loi lui impose en échange de cet avantage sont insignifians ; on évalue son équipement complet dans l’infanterie de 16 à 22 thalers (de 60 à 82 fr.). Les volontaires d’un an ne reçoivent pas de solde, ils doivent se loger et se nourrir à leurs frais.

Le but de l’institution étant de former des officiers et sous-officiers de landwehr très expérimentés, les volontaires d’un an sont placés dans chaque régiment sous la surveillance d’un officier quand ils sont moins de vingt ; lorsqu’ils dépassent ce chiffre, deux officiers sont chargés de les diriger. L’étude du maniement des armes, de la marche, du tir, ne dure pas en général plus de huit semaines. Immédiatement après, les officiers instructeurs entament la partie la plus délicate et la plus élevée d’une éducation au sortir de laquelle un volontaire d’un an doit comprendre la mission toute d’abnégation passive et de dévoûment au roi qui est le propre de l’armée prussienne et de ses chefs. Le volontaire d’un an est pour ainsi dire sacré d’avance officier de la landwehr ; il apprend le style militaire ; il est exercé à faire des rapports, à raisonner sur la responsabilité des officiers, sur les devoirs de la subordination ; on lui enseigne à diriger toutes les petites opérations dont peut être chargé un officier de grade inférieur : reconnaissances, marches, patrouilles, piquets, service des avant-postes ; il reçoit une connaissance théorique de tous les exercices de l’infanterie, de la cavalerie et des armes savantes, et quand il a obtenu, au bout de dix mois d’efforts et d’application, le premier grade de gefreiter, c’est-à-dire de premier soldat, il est admis à passer un examen après lequel il peut recevoir une commission d’officier dans la landwehr. À proprement parler, c’est l’élite de la nation qui est ainsi conviée à venir occuper le rang auquel la naissance, la fortune, l’éducation, peuvent donner droit. L’armée y gagne autant que la société civile.

En 1868, il est entré dans l’armée fédérale 4,587 volontaires d’un an, soit 36 pour 100 de plus qu’avant les événemens de 1866 et l’extension de l’hégémonie prussienne. Il en est entré 3,508 dans l’infanterie, 417 dans la cavalerie, 662 dans l’artillerie, le génie et le train des équipages. On comptait parmi eux 2,360 industriels ou artistes, 1,012 cultivateurs, propriétaires ou fermiers, 720 étudians et 222 employés. Si on calcule le nombre d’individus ayant satisfait par cette voie exceptionnelle aux obligations stipulées dans l’article 57 de la constitution fédérale, on trouve que dans son ensemble, c’est-à-dire en y comprenant la réserve et la landwehr, l’armée de l’Allemagne du nord en compte aujourd’hui de 30 à 32,000, dont 43 pour 100 ont obtenu le rang d’officier en quittant les drapeaux. Ces chiffres ont une grande signification et démontrent la facilité avec laquelle la société civile, telle qu’elle est organisée en Prusse, peut s’imprégner des vertus de l’esprit militaire sans rien perdre de sa puissance de travail et d’activité.

Qui voudrait nier les heureux effets que produirait l’introduction en France de cette institution des volontaires d’un an ? Serait-elle contraire à nos mœurs ? Ne serait-il pas facile d’y habituer notre société ? En Prusse, elle est le correctif nécessaire du principe absolu du service obligatoire ; en France, elle pourrait facilement devenir le correctif de la faculté de remplacement autorisée par notre législation militaire. En outre, chaque année, l’état est assiégé de demandes d’admission aux emplois publics. Croit-on qu’il ne serait pas mieux secondé dans les différens services administratifs, s’il réservait ses faveurs aux jeunes gens qui justifieraient d’une année passée sous les drapeaux, c’est-à-dire qui fourniraient la preuve irrécusable que, pour entrer plus dignement dans la vie, ils ont commencé par recevoir les sévères leçons de l’obéissance et de la discipline. Les Français ont un chevaleresque sentiment d’honneur qui a résisté à toutes leurs secousses sociales. Croit-on qu’il y aurait à craindre l’abstention des classes les plus aisées et les plus instruites ? Avant peu d’années, les jeunes gens désireux d’occuper un rang dans l’administration ne seraient plus les seuls à s’enrôler comme volontaires d’un an ; à côté d’eux, on verrait accourir un grand nombre de ceux qui se destinent aux professions libérales, et en plus grand nombre encore ces privilégiés de la naissance et de la fortune, qui mettraient leur point d’honneur à payer noblement leur dette à la France.

L’armée y gagnerait d’être en contact perpétuel avec la société civile, qui de son côté profiterait de toutes les vertus fortifiantes qu’on apprend à l’école du devoir et du sacrifice. L’autorisation du remplacement serait ainsi amendée dans la pratique au point de ne plus soulever le mécontentent et l’envie dans le cœur des masses populaires, et l’organisation militaire de la France serait mieux adaptée aux besoins de la société moderne.

Le sujet prussien qui atteint sa dix-huitième année a deux moyens de satisfaire aux obligations de la loi militaire : il peut devancer l’appel, subir un examen et s’engager à faire partie pendant un an de l’armée active avant l’expiration de sa vingt-troisième année, après quoi il passe quatre ans dans la réserve et trois ans dans la landwehr ; il peut attendre le tirage au sort, et alors, comme le contingent demandé n’absorbe jamais la totalité des hommes valides, il se peut qu’il soit libéré de tout service. Même en dehors de cette situation exceptionnelle, il ne faut pas se hâter de conclure que la charge du service militaire obligatoire pèse également sur tous les hommes de la classe. Si pour une raison quelconque le gouvernement ne veut pas incorporer dans les régimens tous les hommes du contingent, il peut les laisser dans la réserve de recrutement (ersatz-reserve). C’est ici une institution toute particulière à la Prusse. Dans chaque classe, il y "a de 8,000 à 10,000 soldats qui n’appartiennent à l’armée active que de nom, qui restent dans leurs foyers sous le contrôle des officiers de la landwehr, mais qui peuvent y être appelés en vertu d’un ordre du généralissime. Enfin il existe un grand nombre de cas dans lesquels les hommes formant le contingent de l’armée active peuvent obtenir leur libération complète ou partielle.

En vertu de l’ordonnance du 9 décembre 1858 (militär-ersatz-instruction) sont admis, sinon à réclamer leur libération provisoire ou définitive comme un droit, du moins à la solliciter comme une faveur à laquelle on leur reconnaît des titres :


« Les individus qui sont les seuls soutiens de leurs familles, quand ces familles sont sans ressources et exposées, par le départ de ces individus, à tomber dans le dénûment et la misère.

« Le fils unique d’une veuve qui est hors d’état de subvenir à ses besoins, et dont l’existence ne peut être assurée par aucun autre membre de sa famille.

« Les propriétaires de biens-fonds qui ne sont pas affermés, et dont l’exploitation ne peut être confiée par eux à d’autres mains. — On ne prend pas en considération la valeur plus ou moins grande de ces biens-fonds, mais il est entendu qu’ils doivent être tout au moins assez importans pour assurer l’existence de leurs possesseurs.

« Les fermiers des domaines royaux ou particuliers qui, par la mort de leurs pères ou de leurs proches, ou par d’autres circonstances, se sont trouvés chargés des obligations du fermage, et qui ne pourraient sans risque confier à d’autres le soin de leur exploitation. — La valeur du fermage ne doit pas être prise en considération, toutefois il doit avoir une importance suffisante pour assurer l’existence du fermier.

« Les propriétaires des fabriques, manufactures, établissemens industriels qui occupent plusieurs ouvriers, si le temps manquait aux propriétaires, pour assurer en leur absence la bonne gestion de ces entreprises.

« Le fils d’un fermier, d’un propriétaire ou d’un fabricant, s’il est l’unique et indispensable soutien de son père, lorsque ce dernier est hors d’état de se procurer un autre aide. »


S’il est établi que l’individu appelé au service s’est placé par préméditation dans un des cas ainsi spécifiés, aucune faveur ne lui est accordée, le principe étant que nul, avant d’avoir accompli son temps de service dans l’armée active, ne doit contracter d’obligations de nature à l’entraver dans ses devoirs militaires. Ainsi le mariage ne peut jamais être invoqué comme un motif d’exemption. Des congés renouvelables (ce que l’ordonnance de 1858 appelle zurückstellung, position réservée) peuvent être également accordés aux individus qui sont en mesure de prouver qu’ils apprennent un métier, et que leurs études d’apprentissage ne pourraient être interrompues sans de graves inconvéniens. Les mêmes facilités sont accordées : aux élèves de l’école des arts et métiers de Berlin, aux élèves de l’établissement d’instruction chirurgico-médicale, aux élèves de l’école de médecine vétérinaire. — Les candidats aux places d’instituteurs primaires et les professeurs élémentaires qui ont été élevés dans les séminaires ou écoles normales sont libérés du service militaire dans l’armée active après six semaines d’exercice dans un régiment d’infanterie ; ils passent de là dans la réserve d’abord, dans la landwehr ensuite, où ils sont légalement passibles des mêmes obligations que les autres sujets prussiens. Cependant, si les individus de cette catégorie quittent leur emploi avant d’avoir atteint leur trente-deuxième année, ils peuvent être requis d’accomplir le temps réglementaire de service dans l’armée active. — Les élèves de l’école israélite de Munster qui justifient des connaissances exigées des instituteurs primaires jouissent des mêmes avantages. — Les jeunes ouvriers armuriers qui s’engagent à travailler pendant neuf ans dans les fabriques d’armes peuvent également obtenir un congé renouvelable au bout de six semaines d’exercice dans une batterie de campagne ou dans une forteresse. — Les infirmiers ne servent dans l’armée active qu’une année, mais ils restent soumis aux obligations ordinaires pour la réserve et la landwehr. En outre ils sont à chaque moment susceptibles d’être appelés dans les lazarets de l’armée en campagne ou des troupes en garnison. — Les militaires formés comme soldats du train peuvent être congédiés après un séjour de six mois dans un régiment de cavalerie ou d’infanterie, mais ils restent jusqu’à trente-huit ans susceptibles d’être rappelés pour le service du train des équipages. — On procède de même avec tous les hommes qui présentent quelques aptitudes particulières ; ils servent peu de temps dans les rangs ; on leur accorde des faveurs, des facilités, en retour desquelles ils doivent s’engager à laisser l’état bénéficier éventuellement de leurs connaissances spéciales : ainsi les jeunes médecins, les élèves des écoles de pharmacie, les médecins vétérinaires, les maréchaux-ferrans, obtiennent rapidement leur libération du service réel et effectif dans l’armée active ; seulement ils contractent l’obligation de se tenir, en ces diverses qualités, à la disposition de l’autorité militaire supérieure. En un mot, l’économie de ces diverses dispositions repose sur une pensée de respect scrupuleux pour l’intérêt collectif de l’état. Les congés renouvelables, les libérations anticipées, ne sont accordés qu’autant que l’exige l’intérêt de l’agriculture, de la fortune publique, de la science, de l’instruction publique, toutes choses qui touchent à l’intérêt général ; mais dans cette mesure les faveurs sont largement dispensées.

La difficulté était de concilier les complications résultant de ces exemptions avec les exigences du service dans un pays aussi centralisé que la Prusse. Heureusement la landwehr permet d’utiliser chacun des élémens dont l’ensemble doit constituer la force du pays. Cette institution n’est pas seulement une immense réserve d’anciens soldats et un vaste dépôt, elle est aussi un moyen de contrôle, de recrutement, et c’est par elle que l’état procède avec une sûreté infaillible au triage des hommes qu’il juge utile de ne pas appeler dans l’armée active. Chaque bataillon de la landwehr correspond à une circonscription fixe, dans laquelle tout Prussien est immatriculé pour le tirage au sort. Les commandans de ces bataillons sont, en vertu de la loi, investis comme les sous-préfets (landräthe) du droit de figurer dans les conseils de révision. L’autorité civile, et l’autorité militaire se prêtent ainsi un mutuel concours, pour veiller dans chaque localité aux intérêts de l’armée et pour ménager les intérêts de la société civile. Pendant le temps qui s’écoule entre le tirage au sort et l’envoi sous les drapeaux, les recrues sont placées sous les ordres des officiers de la landwehr ; il en est de même poulies hommes qui jouissent de congés illimités. C’est donc la landwehr qui prépare pour ainsi dire à l’armée active son contingent annuel, en attendant qu’elle ouvre plus tard ses rangs aux hommes qui sortent de la réserve ; c’est sous le contrôle des officiers de la landwehr que sont placés les hommes de la réserve de recrutement qui font partie du contingent annuel, mais qui ne sont pas appelés sous les drapeaux par mesure d’économie.

Plus on étudie le puissant mécanisme de cette organisation, moins on demeure surpris que la société prussienne ait révélé pendant la dernière guerre la puissance, la fécondité de ressources morales qui ont été entre les mains de la couronne et de ses conseillers de si efficaces instrumens de victoire. À ce point de vue, nous devons mentionner le concours prêté au gouvernement, en 1866, par les hospitaliers volontaires. Ici en effet, on n’est plus seulement en présence d’une pensée touchante de dévoûment individuel : on distingue clairement, dans la manière dont les devoirs de la charité ont été compris et pratiqués, les inspirations d’une ardente solidarité entre les membres les plus marquans de toutes les classes de la société prussienne et les hommes qui ont, les uns conçu la pensée de la guerre en 1866, les autres guidé l’armée dans les combats. À ce titre, les johanniter ou chevaliers de Saint-Jean méritent une mention spéciale. L’ordre de Saint-Jean, formé au moyen âge après les croisades, avait été sécularisé en 1810. Depuis cette époque, il n’était plus qu’une corporation nobiliaire plus ou moins privilégiée, lorsque le roi Frédéric-Guillaume IV, sous la préoccupation de ses goûts archéologiques, résolut de rappeler les chevaliers de Saint-Jean à leur mission primitive, de les encourager à soulager les misères humaines, et particulièrement à venir en aide aux victimes de la guerre.

L’idée qui semblait, en 1853, entachée de romantisme a tout à coup acquis une valeur pratique, grâce aux événemens de 1864 et de 1866, grâce aussi aux fortes passions politiques qui animent la haute société prussienne. Les chevaliers de Saint-Jean se sont distingués pendant la guerre du Slesvig par leur activité et leur dévoûment. Plusieurs hôpitaux ont été organisés par eux, à leurs frais, dans les duchés, sous la direction du comte Eberhard de Stolberg, président de la chambre des seigneurs[9]. Le prince Charles de Prusse, frère du roi Guillaume, grand-maître de l’ordre de Saint-Jean, a fait, dès le 15 mai 1866, appel au dévoûment et à la générosité des chevaliers rangés sous la bannière de Brandebourg. Beaucoup d’entre eux se sont mis aussitôt à la disposition du gouvernement, les uns pour organiser dans leurs châteaux et à leurs frais des services d’ambulance, les autres pour solliciter l’autorisation de suivre les troupes et de seconder les chefs des services médicaux de l’armée. Dès le début de la campagne, plus de 500 lits avaient été préparés dans les établissemens que l’ordre possède sur divers points du territoire prussien. On a eu en outre à enregistrer un grand nombre d’actes de munificence individuelle de la part des johanniter. Le prince Frédéric des Pays-Bas, qui est commandeur de l’ordre, avait établi une ambulance de 70 lits dans son château de Muskau, en Silésie. Le comte Eberhard de Stolberg avait fait installer dans ses propriétés de Kreppelhof et de Lapersdorf des maisons où l’on put recevoir plus de 300 blessés. À Wernigerode, un autre comte Stolberg en reçut chez lui plus de 40. On pourrait multiplier ces exemples. Beaucoup d’autres personnages haut placés dans la société prussienne s’étaient disputé l’honneur de recueillir chez eux les victimes de la guerre. Enfin plus de 200 chevaliers se rendirent à l’armée pour prodiguer leurs soins aux blessés sous le feu de l’ennemi et dans les hôpitaux. Après la bataille de Kœnigsgrætz, il n’y avait pas en Bohême une localité un peu importante où l’on n’eût été obligé d’établir soit un lazaret volant, soit un dépôt. Tous ces établissemens, à la surveillance desquels l’administration militaire n’aurait jamais pu suffire, étaient placés sous la direction des chevaliers de Saint-Jean. C’est à eux que revenait également le soin d’assurer la répartition équitable des dons de toute nature que la charité privée faisait affluer sur le théâtre des hostilités. Les johanniter étaient encore chargés d’utiliser le concours des personnes de tout sexe qu’attirait en Bohême le désir de soulager les maux de la guerre, de mettre en pratique les pieuses vertus dont le libre exercice est désormais assuré par les stipulations de la convention de Genève. Par leur situation sociale, les chevaliers de Saint-Jean marchaient partout de pair avec les chefs les plus considérables de l’armée ; l’accord le plus absolu régnait entre eux et les commandans d’étapes : loin d’être une complication pour des services qu’il est toujours si difficile d’assurer dans le trouble inséparable de la guerre, leur présence simplifiait beaucoup de choses, et justifiait la confiance qu’on leur avait témoignée en acceptant leurs services à l’armée.

Si les détails qui précèdent ont bien, fait saisir la nature des élémens dont se composent les forces de l’Allemagne du nord, on doit être frappé de L’étroite corrélation qui existe chez nos voisins entre l’armée et la société civile, comme de l’harmonie avec laquelle toutes les parties actives de la population concourent à la grandeur militaire. L’état d’un peuple si bien disposé pour entrer en lutte est fait pour inquiéter les nations voisines. À la suite des événemens de 1866, celles-ci ont à leur tour porté une sérieuse attention sur leur armée. De là„ une charge qu’elles supportent, mais qui pèse lourdement sur la nation allemande. Des publicistes éminens s’en sont émus, ils ont voulu provoquer un désarmement général en agissant sur l’opinion publique en France et en Prusse. Par malheur, on ne s’est pas bien rendu compte des obstacles que L’exécution rencontrerait dans les institutions de la Prusse moderne.

Quand on met en présence les deux grands pays que sépare le Rhin, ce ne sont pas seulement leurs budgets qu’il faut comparer, c’est tout l’ensemble des lois qui ont organisé leur puissance. Le budget de la guerre prussien n’est que de 247,500,000 francs, celui de la France est de 384,500,000 francs ; mais le premier ne comprend dans ses prévisions que les dépenses absolument nécessaires pour l’entretien d’une armée irréductible, dans laquelle d’ailleurs il est aisé de fondre des forces doubles en nombre et égales en valeur sans affaiblir en rien la solidité des cadres, tandis que le budget français calcule toutes les prévisions de dépenses pour l’entretien d’une grande armée permanente.

Dans l’Allemagne du nord, il suffit d’un ordre du généralissime, qui peut être tenu secret, pour mobiliser les quatre contingens de la réserve, c’est-à-dire pour mettre sur pied 240,000 hommes, à raison de 80,000 par contingent. — En France, si l’empereur veut appeler la réserve sous les drapeaux, il peut le faire sans doute par un simple décret, mais ce décret doit recevoir une véritable publicité ; en outre le nouvel ordre de choses établi par le sénatus-consulte du 8 septembre dernier ne permettrait pas au pouvoir exécutif de prendre une décision aussi grave sans consulter les chambres. Tandis que le gouvernement français devrait aussi faire précéder tout déploiement de forces militaires d’un appel aux ressources financières du pays sous la forme d’un emprunt, le cabinet prussien trouverait du jour au lendemain dans les caves du château de Berlin un trésor de plus de 30 millions de thalers, 112 millions de francs, dont lui seul a la gestion en dehors de tout contrôle parlementaire. — En Prusse, le total des hommes valides propres au service, atteignant leur vingtième année, est de 125,000. Sur ce nombre, le roi décide, en vertu de l’article 9 de la loi du 9 novembre 1867, quel sera le chiffre du contingent de l’année ; c’est en moyenne 100,000 hommes. Ainsi qu’on l’a vu, tous ces hommes ne sont pas appelés dans le service actif par raison d’économie. Aujourd’hui 8,000 ou 10,000 recrues restent dans leurs foyers sous le nom de réserve de recrutement ; mais ils sont toujours à la disposition de l’autorité militaire, et ce chiffre pourrait être augmenté sans inconvénient très sensible pour la solidité de l’armée sur le pied de paix et sans diminuer en rien le chiffre de l’armée sur le pied de guerre. En vertu d’un ordre du généralissime, toute cette catégorie d’hommes qui ne sont libérés en quelque sorte que par tolérance, peut être rappelée sous les drapeaux. La législation française ne laisse pas au pouvoir exécutif une pareille latitude. Que sous le coup de nécessités imprévues, la Prusse croie devoir diminuer l’effectif de son armée sur le pied de paix, elle peut le faire sans altérer son effectif de guerre. En France, si les chambres se décident à diminuer de 20,000 hommes le contingent, cela équivaut après neuf ans à une diminution de 160,000 hommes sur le chiffre des troupes prêtes à entrer en campagne.

Ce qu’il importe surtout de ne pas perdre de vue dans le rapprochement établi entre nos institutions et celles de l’Allemagne du nord, c’est qu’en vertu de la constitution de ce dernier pays les dépenses militaires ne figurent que pour ordre au budget. Le montant en est invariablement fixé pour les cinq années qui n’expirent que le 31 décembre 1871, et, si le roi de Prusse croyait devoir faire des économies sur le chiffre des hommes incorporés, il pourrait les appliquer aux autres branches des services militaires. Quand cette échéance arrivera, le gouvernement obtiendra-t-il la prolongation des pouvoirs et des crédits qui lui ont été accordés si libéralement au lendemain de Kœnigsgrætz. C’est alors que se posera la question du désarmement. D’ici là, c’est à l’opinion publique allemande de réagir contre des tendances dont elle voit clairement le péril, et qui sont la cause du malaise de la situation. L’Allemagne peut juger ce que lui a coûté une politique qui échappe à son contrôle. Elle aura à décider si, pour compléter son organisation nationale, elle veut à tout jamais abandonner ses destinées entre les mains d’une chancellerie souveraine et irresponsable.


F. DE ROUGEMONT.

  1. Cette organisation militaire territoriale a surtout une grande importance, si on la considère au point de vue international. À plusieurs reprises, depuis deux ans, quelques journaux prussiens ont mis une singulière persistance à présenter les armemens de la France sous les couleurs les plus inquiétantes pour l’opinion publique. Dans le cours de l’été de 1867, nous aurions eu, disaient-ils, 60 à 70,000 hommes concentrés dans nos provinces du nord et de d’est. Cependant, des treize corps d’armées qui composent l’armée fédérale, il y en a trois qui se trouvent distribués dans les provinces occidentales de la monarchie. Le 7e corps (Westphalie) occupe la rive droite du Rhin (Dusseldorf, Deutz), et remonte jusqu’à Wesel ; le 8e corps (province rhénane) se développe sur la rive gauche du fleuve, de Cologne à Trêves et à Saarbrück ; dans sa circonscription, on trouve la garnison de Mayence, qui se compose de 4 régimens d’infanterie et des armes spéciales. Le 11e corps enfin (Hesse, Nassau) occupe tout l’ancien électorat de Hesse, les villes de Hanau et de Fulda, Wiesbaden et Francfort. Chacun de ces corps, sur le pied de paix, compte environ 23,000 hommes. C’est donc, en y comprenant les régimens d’infanterie casernés à Mayence, une masse de 75,000 hommes qui est échelonnée en deux lignes profondes le long de nos frontières entre Thionville et Forbach. Cette masse, mise sur le pied de guerre, pourrait atteindre rapidement le chiffre de 120,000 hommes. On voit que l’argumentation favorite des alarmistes de l’autre côté du Rhin pourrait provoquer plus d’inquiétudes en France qu’en Allemagne, surtout si l’on songe que l’organisation de chaque corps d’armée est combinée de telle façon qu’il lui suffit d’un délai de quelques jours pour atteindre son effectif de guerre.
  2. En y comprenant l’Allemagne du sud.
  3. Ce corps comprend les troupes du duché d’Anhalt.
  4. Ce corps comprend les troupes des principautés de Lippe et de Waldeck.
  5. Ce corps comprend les troupes des grands-duchés de Mecklembourg et d’Oldenbourg et celles des trois villes anséatiques.
  6. Ce corps comprend les troupes du duché de Brunswick.
  7. Ce corps comprend les troupes des états de la Thuringe.
  8. Ce corps s’est toujours recruté et continuera de se recruter avec des hommes d’élite provenant des diverses provinces de la monarchie prussienne.
  9. La France pourrait revendiquer pour elle la première inspiration de cette grande idée : le maréchal Marmont, dans son livre sur l’Esprit des Institutions militaires, s’étend sur les avantages que présenterait pour les armées modernes la création d’un ordre d’hospitaliers volontaires liés entre eux par la même solidarité qui unit les membres de l’ordre de la Légion d’honneur.