L’Armée royale en 1789/01

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L’Armée royale en 1789
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 372-411).
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L’ARMEE ROYALE
EN 1789

I.
L’EFFECTIF. — LE RECRUTEMENT. — LA COMPOSITION ET LA FORMATION. — LE COMMANDEMENT.

I. Bibliothèque du dépôt de la guerre; collection des ordonnances et règlemens militaires. — II. Archives de la guerre, Correspondance générale et correspondance des armées. — III. Encyclopédie méthodique. — IV. Mémoires du maréchal de Saxe, de Saint-Germain, de Ségur, du prince de Montbarey, de Rochambeau, du prince de Ligne. — V. Frédéric II, Œuvres historiques et militaires. — VI. Napoléon Ier, Précis des guerres de Frédéric. — VII. Retzow, Histoire de la guerre de sept ans. — VIII. Jomini, Histoire de la guerre de sept ans. — IX. Mirabeau, Système militaire de la Prusse. — X. Guibert, Œuvres complètes. — XI. Camille Roussel, Histoire de Louvois; le Comte de Gisors. — XII. Duc de Broglie, Marie-Thérèse et Frédéric II; le Secret du roi. — XIII. Mention, le Comte de Saint-Germain. — XIV. Gebelin, Histoire des milices provinciales. — XV. Léon Hennet, les Milices et les troupes provinciales. — XVI. Susane, Histoire de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie françaises. — XVII. Favé, Histoire et tactique des trois armes et plus particulièrement de l’artillerie de campagne. — Histoire des progrès de l’artillerie. — XVIII. Pajol, les Guerres sous Louis XV, etc.

La connaissance des institutions de l’ancien régime est la condition nécessaire de tout travail honnête sur la révolution. Faute d’en avoir exploré les avenues, on ne comprendrait rien à celle-ci, on risquerait fort au moins d’y tomber en de singulières méprises. De là cette étude ou plutôt cette introduction: avant d’aborder les armées de la république, il m’a paru bon de faire en quelque sorte mon stage dans l’armée royale. Quelle était la valeur de cette armée? Quels en étaient les défauts? Tombait-elle en dissolution, comme beaucoup d’historiens l’ont prétendu? Avait-elle seulement besoin de quelques réformes pour redevenir aussi belle qu’elle avait jamais été? Est-ce à elle, à sa forte constitution, à la supériorité de ses cadres et de ses vieilles troupes, que revient l’honneur d’avoir fait reculer la première coalition? Et dans quelle mesure? Est-ce aux volontaires de 92? Graves et difficiles questions. Non pour la foule, qui les tranchera toujours dans le sens de ses préjugés et de ses instincts, mais pour les esprits habitués à ne se point contenter d’opinions brutales. À cette catégorie d’esprits, la vérité n’apparaît pas toujours tout d’une pièce : elle est faite de nuances et d’élémens très complexes, dont une investigation minutieuse peut seule établir le rapport et montrer la combinaison.

C’est à ce besoin que répondent les pages qui suivent. Sous une forme très sommaire, je me suis efforcé d’y présenter le tableau le plus fidèle possible de nos institutions militaires à la fin de l’ancien régime. Il m’a fallu pour cela prolonger un peu mon temps de service ; je comptais n’y rester que quelques mois, voici deux ans passés que j’y suis : un jour dans Auvergne ou Picardie, le lendemain simple milicien ; une autre fois dans les chasseurs des Vosges ou dans les hussards d’Esterhazy ; deux ans que je monte à l’assaut de Prague ou de Berg-op-Zoom ou que j’enlève les retranchemens de Raucoux ; que je pousse des charges et que je m’attèle à la bricole des vieux canons de Vallière : que je pleure de rage à Dettingen et à Rosbach, et de joie à Lawfeld et à Bergen ; que je m’exalte pour Gribeauval et que je me passionne pour Guibert. Je ne m’en plains pas ; car à cette longue communion de tout mon être avec l’ancien régime, sans compter la joie de vivre quelque temps d’une vie moins terne et moins plate que la nôtre et de changer de contemporains, j’aurai du moins gagné ceci de me sentir un peu plus Français qu’auparavant. Les démocrates ont beau dire, on n’aime vraiment son pays qu’à condition de l’aimer tout entier, sous tous les régimes et dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Le noviciat que je viens de faire m’a rendu ce service : j’avais gardé quelques préventions d’école contre la France de la fin du XVIIIe siècle ; elle m’apparaissait encore à travers les vertueuses indignations de mon professeur d’histoire, de Charlemagne, qui ne l’avait étudiée que dans Michelet et qui nous faisait encore la révolution, — Le pauvre homme! — D’après M. Ponsard.

Je me sens enfin délivré de cette obsession de jeunesse : la France de Rosbach et de la Pompadour ne me cache plus la vraie France, si belle et si grande en dépit de ses fautes et de ses malheurs, la première puissance du monde encore et de beaucoup ! Je la vois, d’un abaissement et de malheurs sans exemple, se relever comme d’un bond et reprendre en quelques années sa place en Europe, par la réforme de ses institutions militaires et l’habileté de sa diplomatie. Grande et haute leçon qui ne s’est peut-être jamais imposée par une plus angoissante actualité qu’à l’heure où j’écris ces lignes, et que je m’estimerais heureux d’avoir contribué pour ma part à mettre en lumière.


I. — L’EFFECTIF.

L’armée française ou plutôt l’armée du roi, car c’est ainsi qu’elle s’appelait encore, se composait, au 1er janvier 1789, de trois sortes de troupes : la Maison, les troupes réglées ou la ligne, comme on commençait déjà de les nommer, et les troupes provinciales ou la milice.

La Maison du roi n’était plus à beaucoup près aussi considérable que sous le dernier règne, ayant subi de notables réductions, par suite de la détresse des finances. Cependant elle offrait encore une balle réunion de 8,000 soldats d’élite.

Les troupes réglées comptaient, sur le pied de paix, 172,974 hommes, et sur le pied de guerre, 210,948 hommes.

L’effectif de la milice s’élevait, sur le pied de paix, à 55,240 hommes, et sur le pied de guerre, à 76,000 hommes.

En somme, 236,000 hommes au petit pied, 295,000 hommes sur le pied de guerre, tel était en chiffres ronds, et sur le papier, l’état militaire de la France au commencement de la révolution.

Ces chiffres évidemment ne sauraient avoir une rigueur absolue. Je les emprunte à M. Camille Rousset[1], qui les a lui-même extraits de l’État militaire de la France pour l’année 1789. Mais il faut toujours un peu se défier des évaluations et de la statistique officielles ; elles pèchent généralement par excès d’optimisme, et la prudence commande de ne les accepter que sous bénéfice d’inventaire. C’est ainsi que l’auteur du Tableau historique de la guerre de la révolution, Grimoard, ne porte l’effectif de l’armée de ligne, au 1er juillet 1789, qu’à 163,463 hommes, Maison comprise, et que le baron Poisson, dans son livre : l’Armée et la garde nationale s’en tient au chiffre rond de 160,000 hommes, soit une différence de 18 à 20,000 hommes en moins pour les troupes de ligne seulement entre les évaluations de l’état militaire et celles de deux écrivains justement estimée. L’écart est important.

D’autre part, il est vrai, Guibert, qui eut entre les mains tous les moyens d’information possible, donne pour les troupes réglées sur le pied de paix un chiffre supérieur encore à celui de l’Etat militaire, a On verra par le tableau annexé à cet ouvrage, — dit-il, dans son mémoire sur les opérations du conseil de la guerre, publié précisément en 1789, — que le pied de paix de l’armée, telle qu’elle existait au moment où le Conseil fut chargé d’en réformer et d’en consolider la constitution, était de près de 180,000 hommes. »

Quoi qu’il en soit, et que l’on adopte l’un ou l’antre de ces chiffres, il est certain que la monarchie, dans ses derniers jours, possédait encore une force militaire imposante.

Il s’en fallait toutefois que cette force fût en rapport avec les changemens intervenus dans l’équilibre européen. A l’époque de la ligue d’Augsbourg et pendant toute la durée de la guerre de la succession d’Espagne, Louis XIV avait pu mettre en ligne presque autant d’hommes que l’Europe coalisée. Un tel effort n’eût plus été possible en 1789, avec l’armée telle qu’elle était demeurée constituée. Grimoard a calculé que, de 1660 à la révolution, le pied de paix n’avait guère varié que de 90,000 hommes, « augmentation beaucoup trop faible, dit-il, en raison de celle de territoire français et surtout de celle des armées étrangères[2]. »

L’Autriche, en effet, n’avait eu garde de licencier une partie de ses régimens comme la France, après la guerre de sept ans, et son état de paix, sur une population inférieure d’environ 6 millions (20 au lieu de 26), était de 270,000 hommes de troupes réglées, qu’elle pouvait porter très aisément, grâce à son mode de conscription, à 400,000 hommes. Les subsides que le roi Ini avait payés pendant toute la dorée des hostilités, en vertu du traité secret de 1758, lui avaient permis de ménager ses finances et de rester «puissamment armée[3]. » Elle était d’ailleurs résolument entrée dans la voie des économies et s’était créé par là de grandes ressources. « Autrefois, dit Mirabeau[4], le luxe de la cour impériale absorbait les fonds nécessaires pour la guerre et empêchait qu’on ne fît, en temps de paix, les dispositions nécessaires pour résister à un ennemi toujours prêt à frapper. Tout est changé : ce n’est plus cette armée réduite à la paix et à laquelle il fallait des mois pour se recruter avant de pouvoir s’opposer à l’ennemi en rase campagne, ce ne sont plus ces arsenaux et ces magasins dépourvus de tout. L’armée autrichienne est toujours complète et incessamment fournie de tout ce qu’il faut pour camper, etc. »

Moins riche et plus confiante dans la valeur de généraux accoutumés à vaincre un contre deux ou trois, la Prusse entretenait moins de soldats. Frédéric-Guillaume II n’avait que 182,658 hommes sous les armes ; mais, à la première apparence de guerre, il pouvait en élever le nombre à 250,000 avec la rapidité qui caractérisait déjà l’administration prussienne. Chiffre énorme[5], si l’on considère que la population des états prussiens n’allait pas alors à plus de 6 millions d’habitans. (Mirabeau.)

Cependant, dans cette armée, naguère si supérieure à toutes les autres, plus d’un symptôme de décadence se montrait déjà. Les contemporains ne s’y trompaient pas tous. On voyageait beaucoup en Allemagne alors ; on allait surtout beaucoup en Prusse ; c’était pour les hommes de qualité, pour la jeune noblesse militaire, comme un complément d’éducation. Avoir vu le grand Frédéric était un titre ; lui avoir été présenté, le comble de l’honneur et du bon ton. De 1763 à 1786, les visiteurs abondent à Berlin, comme autrefois à la cour du roi-soleil. Très bien reçus par le roi, quand il était de bonne humeur, par le prince Henri et par le duc de Brunswick, beaucoup revenaient « enivrés de louanges, n’ayant vu des choses que la superficie, et se faisaient les apôtres des principes et des idées de Frédéric[6]. » D’autres, au contraire, moins faciles à éblouir, saisissaient fort bien les parties faibles du colosse et rapportaient de là-bas une impression fort rassurante. « Dans cet état même, que nous appelons militaire, parce que son roi est un guerrier habile, écrivait Guibert au retour d’un long voyage d’étude en Allemagne, dans cet état qui s’est agrandi par les armes, qui n’existe et ne peut se flatter de conserver ses conquêtes que par elles, les troupes n’y sont pas plus vigoureusement constituées qu’ailleurs ; elles n’y sont point citoyennes, elles y sont, plus qu’en aucun pays, un assemblage de stipendiaires, de vagabonds, d’étrangers, que l’inconstance ou la nécessité amène sous les drapeaux et que la discipline y retient. Cette discipline, ferme et vigilante sur quelques points, y est relâchée et méprisable sur beaucoup d’autres. Elle n’est, en comparaison de celle des Romains, qu’un enchaînement de choses, de formes, de demi-moyens, de correctifs, de supplémens vicieux. Ces troupes, mal constituées, ont eu des guerres heureuses; mais elles doivent ces succès à l’ignorance de leurs ennemis, à l’habileté de leur roi, à une science toute nouvelle de mouvemens dont il a été le créateur. Qu’après la mort de ce prince, dont le génie seul soutient l’édifice imparfait de sa constitution, il survienne un roi faible et sans talent, on verra dans peu d’années le militaire prussien dégénérer et déchoir; on verra cette puissance éphémère rentrer dans la sphère que ses moyens réels lui assignent, et peut-être payer cher quelques années de gloire. »

C’est en 1773 que le jeune Guibert, par une véritable intuition de génie, faisait déjà cette curieuse prédiction. En 1787, frappé des mêmes vices et des mêmes causes de fragilité, Mirabeau la rééditait avec plus de force encore. « Si jamais, écrivait-il, un prince peu sensé monte sur ce trône, on verra crouler soudainement, sans cause apparente, ce géant formidable, et l’Europe étonnée n’apercevra plus à sa place qu’un pygmée débile. Alors, toutes les causes de destruction qui naissent d’un mauvais système d’économie politique, d’une mauvaise composition de la soldatesque par les recrues étrangères, que le système d’ordre et de discipline avait su tempérer et contenir, agiront avec une force redoublée pour la dissolution du corps politique : on verra la Prusse tomber comme la Suède et ne retenir plus que la mémoire du rôle brillant qu’une seule tête lui a fait jouer... »

Telle était sur la Prusse, non pas à coup sûr l’opinion la plus répandue, mais celle de deux hommes qui l’avaient étudiée de très près, et qui étaient loin de nourrir contre elle aucune animosité; car ils appartenaient, en politique, à l’école de Favier, et regardaient l’alliance autrichienne comme une grande erreur. Jusqu’à quel point avaient-ils raison? C’est ce que les événemens ne devaient pas tarder à décider.


I.
La Russie n’avait pas perdu son temps, et si le génie d’un grand 

capitaine avait eu raison « de l’ignorance de ses officiers, » l’incomparable bravoure de ses troupes[7] lui donnait « une considération très dangereuse[8]. » Dans ses Réflexions sur la tactique, Frédéric II affiche un mépris d’assez mauvais goût pour « ces hommes aussi féroces qu’ineptes, et qui ne méritent pas, ajoute-t-il, qu’on les nomme. » La vérité, c’est que ces gens innomables avaient fait preuve de beaucoup de solidité, et que « le service russe n’était plus si loin de la perfection, puisque, dans une guerre contre le roi de Prusse lui-même, les armées d’Elisabeth et de Catherine avaient eu de signalés avantages[9]. »

Ce n’était pas le nombre, en tout cas, qui leur faisait défaut. En 1772, lors du partage de la Pologne, l’ensemble des forces russes s’élevait déjà, milice et cosaques compris, à 350,000 hommes, dont la moitié, il est vrai, nécessaire aux lignes du Caucase, en Finlande et sur le Pruth[10].

Comme la Russie, les Turcs manquaient surtout d’officiers instruits ; mais ils a avaient immensément de tout ce qui est nécessaire pour la guerre et pour la faire longtemps : hommes, argent, munitions, subsistances, artillerie; et si la constance ne les abandonne pas, écrivait Vergennes[11] au retour de son ambassade à Constantinople, il est vraisemblable que, même en essuyant des défaites, ils réussiraient à réduire l’orgueil de la Russie. »

L’Espagne, toute dégénérée qu’elle fût, et bien qu’elle eût fait assez triste figure dans la récente guerre de Portugal[12], ne laissait pas d’avoir encore cent et quelques mille hommes sous les armes[13].

Le corps germanique en avait toujours fourni de trente à quarante.

La Hollande en entretenait presque autant sur le pied de paix et pouvait en doubler le nombre: l’expérience l’avait prouvé.

La Sardaigne n’avait pas moins de 22,000 hommes de troupes réglées pouvant être aisément et promptement augmentées d’un tiers par l’appel de 12,000 hommes d’excellentes troupes provinciales qui s’étaient acquises, dans les dernières guerres, presque autant de réputation que nos grenadiers royaux[14].

Il n’était pas jusqu’à Naples, enfin, dont l’état militaire ne fût digne de considération[15], malgré le peu d’estime dont jouissait un corps d’officiers peu scrupuleux sur le chapitre de l’honneur professionnel[16].

Quant à l’Angleterre, peu redoutable sur terre par elle-même, à cause de la dispersion de ses troupes réglées dans ses nombreuses colonies, il lui était toujours loisible de recruter contre nous en Allemagne et même en Russie.

Loin d’avoir conservé son ancienne prépondérance numérique, la France n’avait donc plus, — Ces chiffres le montrent, — que le troisième rang parmi les puissances. Après avoir donné, un siècle auparavant, l’exemple des plus grands armemens qui se fussent encore vus, elle s’était tout à coup arrêtée dans cette voie, pendant que l’ancienne Europe continuait à marcher et que la nouvelle se constituait. Grave imprudence. On l’avait bien vu lorsque, en 1784, Joseph II avait été sur le point d’envahir les Provinces-Unies : on venait de le voir plus nettement encore au sans-gêne avec lequel la Prusse était intervenue dans ce même pays pour y rétablir le stathouder, chassé par une révolution que nos agens avaient encouragée et que nos troupes elles-mêmes avaient secrètement soutenue[17]. Grave, si l’on songe qu’en cas de nouvelle guerre maritime, le roi se fût trouvé dans la nécessité de consacrer une partie de ses forces de terre vingt bataillons au moins) à la défense des colonies ; une autre portion (40,000 hommes environ) à la protection des côtes de Dunkerque à Antibes, en y comprenant la Corse; une troisième enfin (18,000 hommes), à la garnison de nos soixante-quatre vaisseaux de ligne, chiffre prescrit par les dernières ordonnances sur la réorganisation de la marine[18]. Grave enfin et surtout en ce que ni l’état des finances ni celui de l’opinion, déjà fort agitée, ne permettaient de songer à l’armée, si ce n’est pour la réduire. En 1787, les dépenses de la guerre s’élevaient encore à 115,600,000 livres[19] ; pour 1789, elles ne se montent plus, par suite des économies de Brienne et du conseil de guerre, qu’à 96,883,645 livres.

Par bonheur, la puissance militaire d’un pays ne se mesure pas au nombre d’hommes qu’il entretient sous les drapeaux, et ce n’est pas seulement sur des chiffres et sur des comparaisons numériques qu’il en faut juger; elle dépend aussi de son crédit, des rapports qu’il entretient avec ses voisins et des liaisons qu’il a su contracter avec eux. Or, à ce point de vue, jamais peut-être la France n’avait été mieux partagée. Jamais sa force offensive et défensive n’avait été mieux appuyée. Par le traité de 1756, elle avait mis dans son jeu l’une des quatre grandes puissances, l’Autriche, et s’était assurée de son concours en cas de guerre continentale, concours qui entraînait celui de la Toscane[20]. D’un autre côté, par le pacte de famille, elle tenait l’Espagne, Parme et Naples; par les mariages du comte de Provence et du comte d’Artois avec des princesses de la maison de Savoie, la Sardaigne. Si bien qu’à l’abri de toute agression aux Pyrénées, sur les Alpes, en Flandre et même sur ses côtes, par la réunion de la flotte espagnole à la sienne, elle était libre de porter la majeure partie de ses forces sur le Rhin, tandis que la Prusse et la Russie, prises entre plusieurs feux, menacées au nord, à l’ouest, au sud, se voyaient condamnées, sur presque toutes leurs frontières, à une pénible défensive.

Tels étaient, en 1789, les nombreux et puissans intérêts qu’une diplomatie prévoyante avait su grouper autour du trône. Dans ces conjonctures, et quels que fussent d’ailleurs les inconvéniens du système autrichien, l’insuffisance numérique de l’armée royale se trouvait largement compensée. Ainsi soutenue, la France était, suivant l’expression d’un des meilleurs esprits de l’époque, le comte de Ségur, « inattaquable avec avantage, quand bien même toutes les puissances de l’Europe auraient fait une ligue contre la maison de Bourbon : 24 à 25 millions d’habitans[21], des frontières bordées par deux mers, des ports magnifiques, bien approvisionnés en tout genre, des places de guerre bien fortifiées, soutenues, dans beaucoup de parties, de deux et quelquefois de trois lignes; d’autres places d’un ordre inférieur, un militaire nombreux, bien discipliné et bien entretenu, dont la valeur était reconnue; le pacte de famille entre toutes les branches régnantes de la maison de Bourbon qui assurait toutes les frontières méridionales, tout enfin paraissait propre à inspirer au gouvernement une sécurité parfaite... »

II. — LE RECRUTEMENT.

Le mode de recrutement en usage dans les troupes réglées était celui des enrôlemens volontaires à prix d’argent. Ce système était aussi vieux que l’armée royale elle-même, et de tout temps il avait donné lieu dans la pratique à de nombreux abus. Louvois lui-même, en dépit de sa vigilance et sa sévérité, n’avait jamais pu les extirper complètement ; sa correspondance en fait foi[22]. C’est qu’en effet ces abus étaient inhérens au système lui-même. Toute industrie, si réglementée et si surveillée qu’elle soit, donne naissance à des transactions souvent inavouables. Or, les enrôlemens volontaires étaient devenus, depuis l’époque des grandes guerres de la fin du XVIe siècle, l’objet d’une véritable industrie. La spéculation s’en était emparée, dans les grandes villes surtout, où la matière première abondait. C’est là qu’opéraient de préférence les recruteurs et leurs agens ; là qu’ils trouvaient à faire main basse au plus juste prix sur de pauvres diables, trop heureux d’aller cacher dans quelque régiment, sous un nom d’emprunt, leur misère et même parfois leurs antécédens. Paris, naturellement, fournissait un grand nombre de ces Brin-d’Amour, de ces Va-de-Bon-Cœur et de ces La Tulipe, dont les types, restés légendaires, ont servi de modèle à plus d’un vieux sergent de Bonaparte ou de Masséna. Ils se donnaient rendez-vous quai de la Ferraille et dans les cabarets des faubourgs : on trouvait toujours, dans ces parages, abondance de chair à canon et de première qualité souvent, à vendre. Que d’ailleurs on ne la payât pas son prix[23] ; que l’on usât, pour se la procurer à bon compte, de pratiques et de moyens déshonnêtes, la chose est malheureusement certaine. « Qu’est-ce qu’un recruteur? dit un contemporain[24]. Trop souvent ce n’est qu’un homme ivrogne, débauché, sans mœurs et sans probité ; trop souvent ce même homme emploie la violence, la fraude et la friponnerie, quelquefois même le crime, pour enrôler des dupes ou des gens timides. De là des enfans trompés et que leur crédulité perd, des hommes plus raisonnables, mais aussi crédules, dont on surprend le consentement après avoir aliéné leur raison au moyen du vin pris avec excès ;.. presque point enfin qui soient engagés de leur propre volonté et avec le consentement de leurs pères. »

Le portrait n’est pas flatté; il est vrai qu’il faut toujours un peu se défier des portraits, témoin le fameux paysan de Labruyère. Observons, en outre, qu’il ne s’agit ici que d’une catégorie de recruteurs et de la pire, celle des racoleurs de barrières. Il y en avait une autre heureusement, et celle-là fort honorable. Elle se composait d’officiers en congé, qui étaient tenus, d’après les ordonnances, à ramener avec eux au régiment un certain nombre d’hommes levés dans leur pays, Cette obligation ne laissait pas d’être onéreuse; car, outre la difficulté de trouver des recrues dans les campagnes, il fallait souvent les nourrir et les garder jusqu’à leur entrée au corps ; il fallait les y conduire ou leur donner un conducteur à prix d’argent. Enfin, en cas de désertion, l’officier était doublement puni : d’une part, il perdait ses frais; de l’autre, il subissait une retenue sur sa solde pour n’avoir pas fait son nombre d’hommes. Quant à la valeur physique et morale de ces derniers, et quant à la régularité des engagemens par lesquels ils se liaient, ce n’était pas de la faute de l’administration si parfois elles laissaient à désirer. Les dernières ordonnances, en effet, notamment celle du 20 juin 1788, avaient pris les plus sages précautions « pour écarter des enrôlemens jusqu’à l’ombre de la fraude et de la violence[25], » et pour éviter que les recruteurs, militaires ou autres, n’acceptassent des sujets indignes ou débiles.

Par exemple, il était fait défense à tout officier, bas officier ou soldat, et à tout recruteur ou particulier faisant des recrues, d’engager aucun homme par surprise, force ou menace, le tout à peine de nullité, de perte de tous les frais et de punition plus grave, suivant le cas; défense à tout marchand de vin, cabaretier, traiteur ou autre de souffrir qu’il soit fait chez lui aucun engagement par violence, et « sera tenu dans ce cas d’avertir sur-le-champ le commissaire des guerres ou le magistrat le plus prochain; » défense d’enrôler les vagabonds, les mendians et les hommes passés par les verges ou chassés de leur régiment ; défense d’engager aucun homme « qui ne soit bien fait et bien conformé, et qui n’ait : dans l’infanterie, au moins cinq pieds un pouce ; dans les hussards et les chasseurs, cinq pieds deux pouces et pas plus de quatre ; dans les dragons et dans la cavalerie, cinq pieds trois pouces et moins de cinq;» défense d’engager pour moins de huit et pour plus de douze ans ; défense d’engager aucun homme sans lui désigner l’espèce de troupe et le régiment auquel on le destine, et sans qu’il ait produit ou signé les pièces suivantes : — 1° un engagement imprimé conformément au modèle; 2° son signalement; 3° des renseignemens sur ses antécédens ; 4° un certificat du chirurgien ; 5° la ratification de son engagement.

Tel était ce système si décrié. On voit qu’en dépit des déclamations accumulées contre lui par les âmes sensibles de la fin du XVIIIe siècle, il n’était pas sans offrir de sérieuses garanties. L’ancien régime avait tout fait, et il y était presque parvenu, pour le régler et le moraliser. Au surplus, s’il se glissait encore, en dépit des prohibitions édictées, quelques mauvais sujets dans nos corps, le mal n’était pas si grand. Tel vaurien qui se perd dans les villes se réhabilite au régiment et fait souvent un excellent troupier, qui donne l’exemple et qui entraîne les autres. Et c’est avec des armées de stipendiaires et de vagabonds[26], il ne faut pas l’oublier, que Frédéric Il a vaincu l’Europe.

Une seule critique grave pouvait être adressée et l’était déjà par de très bons esprits au système. On lui reprochait, non sans fondement, son insuffisance en un temps où la conscription existait déjà chez l’une des grandes puissances du continent, l’Autriche, et lui permettait, a comme à Cadmus, de faire sortir des hommes de la terre et d’engloutir tous ses sujets dans ses légions[27]. » Tandis que notre armée perdait annuellement, par la désertion et les maladies, vingt mille hommes environ[28], ce n’était pas au moyen d’enrôlemens volontaires qu’on pourrait jamais, disait-on, lutter contre de pareils effectifs et combler de tels vides. Il y fallait une armée citoyenne. L’idée, mise en avant par le maréchal de Saxe dans ses Rêveries, lancée par Servan dans son Soldat-citoyen et reprise après lui par des Pommelles, avait très vite fait son chemin. Restait à savoir, et c’est un des premiers problèmes qui s’imposeront à la Constituante, jusqu’à quel point elle était réalisable. Le recrutement des troupes provinciales différait complètement de celui des troupes réglées. Il se faisait par la voie du tirage au sort. On n’était pas arrivé de prime abord à cette procédure. Dans le principe (ordonnance du 29 novembre 1688)[29], c’était aux paroissiens rassemblés le dimanche après la messe qu’avait été dévolu le choix des miliciens. Mais Louvois était trop bon administrateur pour ne pas apercevoir les inconvéniens d’un système qui laissait une si large part à l’arbitraire, à la cabale et à toutes les petites tyrannies locales. Aussi, l’année même de sa mort, en 1691, avait-il soumis à la signature du roi une nouvelle ordonnance qui substituait le sort au choix[30]. C’est de là que date l’introduction en France d’un mode de recrutement qui devait durer autant que l’ancien régime.

Aucune institution n’était plus juste, plus raisonnable, mieux faite pour répondre aux instincts égalitaires qui travaillaient déjà sourdement l’armée française ; aucune pourtant n’a été plus impopulaire ni plus décriée. L’explication de ce phénomène est assez simple. Si le tirage au sort avait été pratiqué comme il l’est aujourd’hui, de façon à peser du même poids sur toute la population valide, il est probable qu’il n’eût pas soulevé tant de résistances et de colères. La masse de la nation n’a jamais été très belliqueuse en France, mais elle a toujours fort bien supporté les charges communes. Malheureusement ni l’ordonnance de 1691, ni les ordonnances subséquentes, notamment celle de 1726, qui acheva l’organisation des milices, n’avaient imprimé ce caractère égalitaire à l’institution. Tout au rebours, elles avaient laissé subsister beaucoup d’exemptions et d’immunités. Ainsi, jusqu’en 1743, un grand nombre de villes, Paris tout le premier, ne fournirent pas de levées. A dater de cette époque, elles y participent, il est vrai, mais beaucoup sont dispensées du tirage au sort et autorisées à recruter, comme les régimens, au moyen d’enrôlemens volontaires à prix d’argent[31]. Ainsi, la répartition se faisait d’une façon tout à fait arbitraire. Faute d’une législation précise, fondée sur le dénombrement exact de la population, les intendans suivaient tantôt une marche, tantôt une autre, et il en résultait de grandes inégalités entre les paroisses et les généralités. « Quelques-unes fournissaient le double des autres sur un nombre égal d’hommes. » Ainsi encore, et c’est ici surtout qu’apparaît le vice du système, non-seulement les deux premiers ordres étaient exemptés de la milice, comme de la taille et de la corvée, mais la roture elle-même avait ses privilégiés, si nombreux qu’en fait la catégorie des miliciables se bornait à peu près exclusivement aux petites gens. Étaient exempts, entre autres, pour cause d’agriculture :

Le fils unique et à son défaut le valet d’un laboureur ayant le labourage d’une charrue, âgé de soixante-cinq ans ou infirme ; le fils unique et à défaut le valet d’une veuve de laboureur ayant le labourage d’une charrue ; le fils et à défaut un valet d’un laboureur ayant quatre chevaux de labour toute l’année ; le fils et un valet, et à défaut de fils deux valets d’une veuve de laboureur ayant quatre chevaux de labour toute l’année ; le fils unique ou le fermier d’une terre au-dessus de 1,000 livres de revenu; le berger possédant au moins cent bêtes à laine ; le maréchal ou le charron de la paroisse, etc.

Pour cause de commerce ou d’industrie : les marchands ou artisans établis dans les villes et payant 40 livres de taille ; les maîtres de métier dans les villes de jurande; le principal commis d’un négociant en gros ; les monnayeurs, ajusteurs, changeurs, imprimeurs, orfèvres et horlogers maîtres ; le directeur de forges et son commis, le fondeur et son garde, le marteleur et son chauffeur, l’officier et son principal valet, etc.

Pour cause de profession libérale : les médecins et chirurgiens, les apothicaires reçus maîtres, eux et leurs enfans ; les maîtres d’école ayant trente ans accomplis et approuvés par l’évêque diocésain ; les étudians issus de père ne faisant aucun métier.

Pour cause d’utilité générale : les maîtres de poste ; leur commis principal, leur fils ou leur postillon ; les principaux employés et les conducteurs de messagerie ; les salpêtriers et leurs fils et leurs ouvriers utiles.

Pour cause de justice, finances et fonctions diverses : les pourvus de charges de justice et de finance, eux et leurs enfans ; les maires, échevins, conseillers, assesseurs et procureurs du roi, eux et leurs enfans; le fils aîné et les maîtres clercs des avocats, procureurs, notaires et greffiers en chef; les principaux employés de la ferme générale ; les collecteurs de taille ou de sel pendant l’année de leur exercice ; tous les employés des ponts et chaussées.

Pour cause de famille : les frères d’un milicien à raison de deux par milicien et à la condition d’être de la même paroisse.

Pour cause de bourgeoisie : le fils aîné des bourgeois payant 35 livres de capitation.

Pour cause de domesticité : les domestiques des maisons royales, des princes, des princesses et des seigneurs ; les jardiniers des pépinières royales ; les domestiques des officiers de justice et de finance ; les valets à gages des ecclésiastiques, communautés, maisons religieuses, gentilshommes, gouverneurs et commandans de provinces, gens de police, gens du roi, etc. ; le principal valet d’un curé[32] ; les garde-chasse, etc.

Et ce n’est pas tout ; à ces cas d’exemptions légales, déjà si nombreux, venaient encore s’ajouter ceux dont l’appréciation appartenait aux intendans et dont la liste était dressée chaque année par le gouvernement sur leur proposition.

En somme, sous un prétexte ou sous un autre, tout ce qui comptait dans le tiers-état bourgeois, marchands, industriels ou cultivateurs aisés, fonctionnaires publics, gens de robe, avocats, maîtres d’école, ainsi que leurs fils et leurs domestiques, échappait à la milice, et c’était le peuple des campagnes qui en supportait presque toute la charge. Quoi d’étonnant qu’il la trouvât lourde[33] et qu’il cherchât par tous les moyens à s’y soustraire ! La correspondance des gouverneurs et des intendans est pleine de doléances à ce sujet. Chaque tirage, écrit Turgot, était le signal des plus grands désordres dans les campagnes et d’une espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards et se soustraire au sort que les premiers avaient cherché à éviter. — Les meurtres, les procédures criminelles se multipliaient ; la dépopulation des paroisses et l’abandon de la culture en étaient la suite. » Le mal était si grand qu’on en était venu dans beaucoup de généralités à permettre aux communautés de se procurer des hommes à prix d’argent. Condorcet l’avoue dans sa biographie de Turgot, et, chose étrange, le loue hautement d’avoir eu recours à cet expédient, d’ailleurs fort répandu. Il y avait longtemps, en effet, qu’en dépit des ordonnances et avec la complicité des intendans et de leurs subdélégués s’était établi l’usage des cotisations, et que cet usage avait conduit au remplacement. Les cotisations entre les miliciables d’une même paroisse n’avaient eu dans le principe d’autre but que d’assurer à celui d’entre eux qui amenait le billet noir une indemnité pécuniaire. C’était ce qu’on appelait mettre au chapeau. Mais cette mise au chapeau n’avait pas tardé à se transformer en une véritable prime d’engagement que touchait « le garçon qui s’offrait à servir volontairement[34] », qu’il fût ou non de la paroisse, et qui atteignait souvent une somme assez élevée[35]. D’où ce double préjudice : pour les communes de s’obérer et pour les troupes réglées de ne plus pouvoir faire leurs recrues « qu’avec des peines et des dépenses infinies au moyen de tous ces hommes admis à grand prix dans les milices[36]. »

C’étaient là, sans contredit, de graves abus; encore ne faisons-nous qu’en indiquer les plus gros, et l’on conçoit aisément le sentiment de répulsion que le tirage au sort ainsi pratiqué devait exciter chez nos pères. Un système fondé tout entier sur l’arbitraire et le privilège, et d’une application tellement difficile que le gouvernement lui-même était obligé de le violer, un tel système n’était plus soutenable et ne se soutenait plus en 1789 que par la force de l’habitude et de l’impulsion acquise, et seule une réforme radicale, faite à temps, eût peut-être pu le sauver.


III. — COMPOSITION ET FORMATION.

La Maison militaire n’offrait plus, à beaucoup près, le bel ensemble qu’elle avait longtemps présenté sous les deux derniers règnes. Elle ne se composait plus que des huit corps suivans : gardes du corps, compagnies françaises, compagnies des cent-gardes suisses, compagnies des gardes de la prévôté, gardes françaises, gardes suisses, gardes du corps de Monsieur et gardes du corps du comte d’Artois[37]. Avaient été successivement réformés depuis 1775 : les gardes de la porte, les gendarmes et les chevau-légers de la garde, les mousquetaires, les grenadiers à cheval, la gendarmerie et les Suisses de Monsieur. Certains corps, en outre, avaient subi de sensibles réductions, les gardes notamment ; une première fois en 1775, la seconde tout récemment[38].

Naturellement, ces réformes et ces réductions avaient rencontré beaucoup d’opposition et provoqué de grands mécontentemens. Elles avaient été pour beaucoup dans la chute du ministre de la guerre le plus résolument novateur qu’ait eu le XVIIIe siècle, le comte de Saint-Germain. Et le conseil de la guerre lui-même[39], en dépit de ses bonnes intentions et de l’esprit libéral qui animait plusieurs de ses membres, avait dû reculer devant la résistance des privilégiés. Il eût volontiers sinon supprimé, du moins réduit l’institution elle-même au strict nécessaire, comme le voulait déjà l’aristocratique Saint-Simon lui-même, à l’époque de la régence. Il n’osa. Aucune réforme pourtant n’était plus indiquée, ni n’eût été mieux accueillie, non-seulement par l’opinion, mais encore par les gens de guerre. Une nombreuse maison militaire avait eu raison d’être aux siècles derniers, alors que le roi de France était le premier capitaine de son armée, comme Henri IV ou François Ier, ou qu’il en dirigeait encore de temps en temps les opérations, comme Louis XIV et Louis XV. Il fallait bien, quand le souverain venait au camp, qu’il y parût environné de tout l’éclat dont l’ancien régime aimait à rehausser la personne royale, entouré de l’élite de sa noblesse, et que cette élite fût de force à porter au besoin, comme au siège de Valenciennes, le coup décisif à l’ennemi. En 1789, avec un roi comme Louis XVI et des princes comme le comte de Provence et le duc d’Artois, la Maison militaire ne constituait plus qu’un coûteux anachronisme. Depuis Fontenoy, où elle avait brillé d’un si vif éclat, elle n’avait paru sur aucun champ de bataille ; c’avait été sa plus belle, mais aussi sa dernière page, et son principal office, en dehors de la garde du roi, n’était plus dorénavant qu’un service d’ordre intérieur. Tantôt, en cas de troubles, elle renforçait le guet ; tantôt, dans les querelles de la cour et du parlement, elle portait les lettres de cachet et les ordres d’exil. Bref, elle avait perdu beaucoup de son prestige et de son utilité. Sa formation, d’ailleurs, laissait fort à désirer, et contrastait de la façon la plus choquante avec la constitution générale de l’armée. Telle de ses compagnies n’avait pas soixante hommes ; telle autre en comptait jusqu’à trois cents. Les effectifs de ses escadrons et même de ses régimens ne variaient pas moins. Les gardes françaises étaient plus de quatre mille. Les gardes suisses n’allaient pas au-delà d’un millier d’hommes. On conçoit combien, en cas de guerre, une troupe aussi disparate eût été difficile à manier. Les vrais généraux lui préféraient de beaucoup d’autres corps, moins brillans peut-être, mais tout aussi solides, avec moins de prétentions, de luxe et de bagages.

La composition des troupes de ligne était infiniment plus régulière. Après avoir, elle aussi, passé par beaucoup de vicissitudes, elle avait fini par se préciser et se fixer. Le temps n’était plus où nos régimens formaient plusieurs catégories, n’ayant ni les mêmes effectifs, ni le même nombre d’escadrons ou de bataillons, ni la même solde, ni les mêmes droits, avantages ou honneurs. On ne distinguait plus entre les vieilles troupes[40] et les autres, entre les six vieux et les six petits vieux[41], entre les régimens royaux, les régimens de princes, les régimens de gentilshommes, les régimens de province[42], les régimens à prévôté[43] et les régimens fournis de l’ustensile[44]. La plupart de ces inégalités avaient disparu sous l’empire des idées et du mouvement qui, bien avant la révolution, poussaient déjà l’ancien régime au nivellement de toutes ses institutions. Les dernières ordonnances avaient ramené presque tous les corps à la même composition. Sauf l’infanterie légère, dont la constitution en bataillons séparés répondait à des nécessités de service en campagne, et le régiment du roi, qui avait été maintenu à quatre bataillons, les régimens ne comptaient plus : ceux d’infanterie que deux bataillons, ceux de cavalerie et de dragons trois escadrons, ceux de hussards et chasseurs quatre escadrons. Les bataillons à dix compagnies : huit de fusiliers, une de grenadiers et une de chasseurs ; les premières à 120 hommes, officiers compris, les autres à 104 et 110 hommes, officiers compris, soit par bataillon 1,174 hommes[45].

Les escadrons à deux compagnies, chacune de 80 hommes, officiers compris, sur le pied de paix, et de 93 hommes, officiers compris, sur le pied de guerre, soit par escadron 140 et 186 hommes suivant le pied.

Ainsi composées d’élémens identiques et d’après une règle uniforme, les troupes de ligne offraient désormais toute l’homogénéité désirable, et nul doute qu’à la prochaine guerre leur solidité n’en dût être singulièrement accrue.

Quant à la proportion des diverses armes, elle avait été fixée de la sorte :


¬¬¬

Infanterie de ligne française 1 régiment à 4 bataillons.
id. id. 78 — à 2 —
Infanterie de ligne étrangère 23 — à 2 —
Infanterie légère ou chasseurs à pied 12 — à 1 —
Artillerie 7 — à 2 —
Cavalerie 26 — à 3 escadrons.
Dragons 18 — à 3 —
Hussards 6 — à 4 —
Chasseurs 12 — à 4 —

Soit 218 bataillons d’infanterie, 14 d’artillerie et 204 escadrons de troupes à cheval.


Cette proportion différait en plus d’un point de celle qui avait été longtemps observée dans les armées françaises. Le conseil de la guerre, en effet, s’était efforcé de l’établir en prenant pour base de son travail les données fournies par l’expérience des dernières campagnes. C’est ainsi que le nombre des corps légers, tant à pied qu’à cheval, qui avaient rendu de si grands services dans la guerre de la succession d’Autriche et dans celle de sept ans, avait été notablement accru, tandis que la cavalerie proprement dite et les dragons, dont le rôle avait été moins brillant, s’étaient vus considérablement réduits[46] : 1° par la création de douze bataillons de chasseurs à pied, formant autant de corps indépendans ; 2° par la création de six nouveaux régimens de chasseurs à cheval, destinés au service avancé des armées ; 3° par la suppression de six régimens de cavalerie et de dragons et par la réduction du nombre des escadrons dans ces deux armes de quatre à trois.

Excellentes réformes, inspirées par une juste appréciation des nécessités de la tactique moderne, et qui devaient avoir pour effet prochain de mettre l’armée française en état de lutter de vitesse et de mobilité avec les armées le plus justement réputées pour l’excellence de leurs troupes légères.

La nouvelle formation des troupes n’était pas moins heureuse. Au nombre des causes les plus actives de nos revers dans les dernières campagnes figuraient, de l’avis de tous les hommes de guerre, la faiblesse de notre système de mobilisation et le manque de cohésion des divers corps entre eux. Pour qu’une troupe passe rapidement du petit au grand pied, il faut qu’elle demeure constituée en temps de paix à peu près comme en temps de guerre. Pour que cette même troupe soit solide et donne, une fois en campagne, son maximum d’efforts, il faut qu’elle se sente, comme on dit, les coudes et qu’elle ait confiance en ses chefs. Or, comment se passaient les choses au XVIIIe siècle ? À la paix, le gouvernement réformait, par mesure d’économie, tous les régimens dont il n’avait pas strictement besoin, et distribuait les autres dans les garnisons de l’intérieur et principalement dans celles des provinces frontières. Naturellement, ces corps isolés, réduits souvent à de très faibles effectifs, abandonnés de beaucoup de leurs officiers, qui reprenaient le chemin de la cour ou de leurs terres, se morfondaient dans la paresse et l’oisiveté. Rien pour les en tirer, rien pour l’entraînement et l’éducation du soldat et des officiers, aucune manœuvre, aucun mouvement d’ensemble : l’exercice journalier, les factions et de temps en temps une revue, c’était tout. La guerre reprenait-elle ? Vite on rassemblait ces corps épars, on les appareillait tant bien que mal, soit entre eux, soit avec des régimens de nouvelle levée, on les plaçait sous le commandement d’officiers inconnus, tout fixais émoulus de Versailles et qu’ils n’étaient même pas assurés de garder à leur tête par suite des hasards du roulement : après quoi, lorsque avec des peines et des lenteurs infinies on était parvenu à faire de ces élémens disparates une ou deux armées, la campagne s’ouvrait enfin.

Le vice du système éclatait à tous les yeux et déjà plus d’un effort avait été fait pour y remédier. Sous Louis XIV, après la guerre de Hollande, Louvois avait eu l’idée de former des camps permanens « afin de perfectionner l’instruction des troupes et de les rompre à la fatigue[47]. » Quelques années plus tard, en 1698, un rassemblement de soixante mille hommes à Compiègne était ordonné pour l’instruction du jeune duc de Bourgogne, disait-on, en réalité pour montrer à l’Europe que l’armée française n’avait encore rien perdu de ses qualités manœuvrières, sous les successeurs des Turenne et des Condé. Après la déroute de Dettingen, en 1744, pour rétablir la discipline, refaire l’armée que d’Argenson venait de lui confier et qui allait s’illustrer à Fontenoy, Maurice de Saxe n’avait pas trouvé de meilleur moyen que de la tenir pendant plusieurs mois au camp de Courtrai et de l’y soumettre aux plus rudes travaux. Enfin, à une date beaucoup plus rapprochée, le comte de Saint-Germain, sous l’influence de l’école allemande, avait essayé de reprendre et de généraliser ces erremens. Convaincu que a l’ancienne erreur qui prive les troupes en temps de paix des chefs destinés à les conduire en temps de guerre a été de tout temps la première et la principale cause des revers de la nation[48], » il avait présenté et fait signer au roi une ordonnance qui répartissait les troupes et partageait la France en seize divisions militaires, commandées chacune par un lieutenant-général et par trois maréchaux de camp[49], chargés spécialement d’instituer des manœuvres d’ensemble. Malheureusement, cette création touchait à trop d’intérêts et menaçait trop de situations acquises pour durer, et le prince de Montbarey l’avait laissé tomber.

Il était réservé au conseil de la guerre de revenir à cet ordre divisionnaire adopté depuis longtemps déjà par la Prusse, et que des considérations de personnes, jointes à l’esprit de routine, si puissant, à toutes les époques, dans les bureaux, avaient pu seules écarter jusque-là. Dans le travail de révision de notre organisation militaire, aucun point n’était plus urgent ni de plus de conséquence ; de toutes les réformes entreprises à la veille da la révolution, aucune, si l’histoire était juste, n’eût mérité ne figurer en plus belle place, à côté des meilleurs et des plus utiles legs que l’ancien régime ait faits à ses successeurs. C’est un véritable monument, en effet, que cette ordonnance si peu connue[50] du 17 mars 1788 sur « le commandement dans les provinces, sur la division, l’organisation, la police, la discipline et l’administration générale de l’armée. » Elle ne compte pas moins de quatorze titres et de cent dix-huit articles.

En ce qui touche les commandemens de provinces et la répartition des troupes, voici comme elle avait disposé : « Indépendamment des gouverneurs-généraux et particuliers qui exercent aujourd’hui dans les provinces, villes et places de guerre du royaume, sur le nombre, les traitemens, prérogatives et fonctions desquels Sa Majesté se propose de statuer par la suite,.. il y aura dans toute l’étendue du royaume, y compris l’île de Corse, dix-sept commandemens en chef[51] : les trois premiers (Flandre, Évêchés, Alsace; particulièrement affectés, en raison de leur importance, à des maréchaux de France; les autres réservés aux lieutenans-généraux, à l’exclusion des maréchaux de camp. (Art. 1 et 2.)

« Il y aura, dans chacun de ces commandemens, sous l’autorité du commandant en chef, un commandement en second qui sera donné: dans les provinces commandées par des maréchaux, à des lieutenans-généraux; dans les autres, à des lieutenans-généraux moins anciens que les commandans en chef ou à des maréchaux de camp. (Art. 3 et 4.)

« Le commandant en chef de la province aura toute autorité sur les troupes qui seront dans l’étendue de leur commandement, ainsi que sur les officiers-généraux employés près desdites troupes.

« Il ordonnera à l’un des officiers-généraux de les faire manœuvrer devant lui toutes les fois qu’il le jugera à propos ; il réglera leur service dans les places; il visitera les établissemens des troupes en tout genre et se fera rendre compte de tous les détails de police, de discipline, d’instruction et d’administration dont il voudra prendre connaissance, sans cependant pouvoir rien changer à cet égard à ce que le commandement de la division aura fait, sauf, en cas de contravention aux ordonnances ou règlemens, à en informer le secrétaire de la guerre ; il aura relation avec les intendans et avec les officiers municipaux pour tout ce qui concerne les établissemens et les mouvemens de troupes; enfin, il maintiendra la tranquillité et l’harmonie entre lesdites troupes et les habitans, et donnera à cet égard aux troupes tous les ordres qu’il jugera convenables. » (Titre VI, art. 6.)

Venaient ensuite les titres II, III et V relatifs à la répartition des troupes sur les bases suivantes : 1° formation de tous les régimens en brigades permanentes, à l’exception des régimens de chasseurs et de hussards, qui, « vu la nature de leurs services, pourront à la guerre être employés séparément » et non compris: le 11e régiment suisse, « qui restera impair, » les gardes françaises, qui formaient à eux seuls une véritable brigade, les gardes suisses, le corps royal d’artillerie et les bataillons d’infanterie légère ; 2° formation des troupes en vingt et une divisions (21, au lieu de 16, comme dans le projet de Saint-Germain), commandées par un lieutenant-général ; 3° incompatibilité des fonctions de commandant en chef d’une province et de celles de commandant d’une division, le roi se réservant, afin de supprimer le plus de doubles emplois possible, de réunir les commandemens de division aux commandemens en second des provinces. Telle était, dans ses traits généraux, la nouvelle formation établie par l’ordonnance du 17 mars. Que si, sans doute, elle offrait encore quelques lacunes et quelques superfétations, comme le maintien des commandemens de Province, qu’il eût mieux valu supprimer tout à fait, on reconnaîtra pourtant qu’elle constituait un grand progrès, et qu’en ce point du moins, la tâche de la future assemblée nationale était d’ores et déjà bien avancée.

Milices. — La milice se composait de 13 régimens de grenadiers royaux, de 14 régimens dits, provinciaux et de 178 bataillons de garnison.

L’histoire des grenadiers royaux est intimement liée à celle des dernières guerres du XVIIIe siècle. Gréés par d’Argenson au cours de la campagne de 1744, ils n’ont pas tout d’abord d’existence autonome. Ils forment simplement dans chaque bataillon une compagnie d’élite de cinquante hommes, réservée de préférence aux miliciens ayant servi dans les troupes réglées.

En 1745, ils sont détachés et réunis pour la campagne en régimens spéciaux au nombre de sept, à un seul bataillon, et prennent déjà le nom sous lequel ils vont s’illustrer. A la fin de cette campagne et des suivantes, ils sont dissous, et chaque compagnie s’en va rejoindre son bataillon. Survient la guerre de sept ans; l’institution, qui avait donné d’excellens résultats, se développe et prend un caractère définitif. De sept, le nombre des régimens de grenadiers royaux est porté à douze, et de un à deux celui de leurs bataillons. En outre, ils demeurent assemblés pendant toute la durée de la guerre. De 1762 à 1779, ils passent, comme le reste de la milice, par beaucoup de vicissitudes : licenciés en 1762, reconstitués au nombre de onze régimens en 1765, portés à douze en 1773, supprimés par Saint-Germain en 1775, rétablis au nombre de huit en 1778, ils sont l’objet, en 1779, d’une dernière formation à treize régimens de deux bataillons, qui dure, celle-là, jusqu’à la fin de l’ancien régime. Mais au milieu de ces changemens et dans l’état pacifique de l’Europe, il était fatal qu’une institution créée tout en vue de la guerre s’affaiblît. En 1789, l’organisation régimentaire des grenadiers royaux subsistait toujours sur le papier ; elle avait cessé depuis plusieurs années d’être effective[52]. Les corps n’étaient plus assemblés; on se bornait à réunir tous les ans les compagnies sans les grouper. L’état-major, il est vrai, n’avait pas cessé d’être au complet, et cela seul eût permis de reformer très vite les régimens en cas de guerre.

Les quatorze régimens provinciaux comptaient : sept régimens d’artillerie, cinq régimens dits d’état-major[53], le régiment de la ville de Paris et le régiment de l’île de Corse. Ils étaient formés comme les autres à deux bataillons, et gardaient par exception leurs compagnies de grenadiers royaux. Les premiers portaient le nom des régimens d’artillerie avec lesquels ils étaient destinés à marcher en temps de guerre : La Fère, Grenoble, Metz, Strasbourg, Besançon, Auxonne et Toul. On désignait les seconds par de simples numéros : 1er, 2e, 3e, 4e et 5e régimens d’état-major.

Le régiment de la ville de Paris ne différait des précédens Qu’en ce qu’il se recrutait par voie d’enrôlemens volontaires. Il restait généralement assemblé, faisant un service de police municipal. Quant au régiment provincial de Corse, il constituait pour cette province une sorte de gendarmerie, chargée spécialement de faire exécuter les jugemens rendus par les juntes nationales et demeurait aussi presque toujours assemblé, l’un de ses bataillons à Bastia, l’autre à Ajaccio.

Les soixante-dix-huit bataillons de garnison étaient attachés aux soixante-dix-huit bataillons d’infanterie de ligne et en portaient les noms. Ç’avait été une heureuse idée du prince de Montbarey que ce rattachement des troupes provinciales aux troupes réglées[54]. Rien n’était plus propre à relever la milice dans l’estime du pays et de l’armée. L’assimilation pourtant laissait encore bien à désirer; la guerre seule eût été capable d’opérer la fusion des deux élémens.

Les bataillons de garnison étaient destinés, en cas de guerre, à la garde des places et servaient aussi de dépôt aux régimens d’infanterie dont ils dépendaient.

Ils étaient formés à cinq compagnies, dont une de grenadiers ; la première à 110 hommes, les quatre autres à 150 hommes, ce qui mettait le bataillon à 710 hommes et 25 officiers.


IV. — LE COMMANDEMENT.

Dans la constitution de l’armée royale, le commandement avait toujours été, même à la grande époque, sous Louvois, la partie la plus défectueuse. Bien des causes y concouraient, les unes inhérentes à l’ancien régime, les autres accidentelles et qui tenaient aux hommes, à leurs faiblesses et à leurs vices.

Au nombre des premières figuraient la vénalité des grades, l’absence d’une règle d’avancement, et la multiplicité des emplois militaires.

Parmi les secondes, les plus actives étaient le favoritisme et tous les abus qui en découlaient.

Vénalité. — « L’armée, dit M. Camille Rousset[55], n’appartenait pas exclusivement au roi ou à l’état. Elle appartenait par parcelles à tous les officiers, soit qu’ils eussent été gratifiés de leurs charges, soit qu’ils les eussent acquises à beaux deniers comptans. Un régiment, une compagnie d’infanterie ou de cavalerie, étaient une propriété réelle. Toutes les fois que les besoins de l’état exigeaient une augmentation de troupes, le secrétaire d’état de la guerre délivrait au nom du roi des commissions pour lever, soit des régimens, soit des compagnies. Ces commissions une fois accordées, soit à titre onéreux, soit gratuitement, devenaient, entre les mains de ceux qui en étaient nantis, de véritables titres de propriété. Les mestres de camp ou colonels dans leurs régimens, les capitaines dans leurs compagnies, disposaient à leur gré des charges inférieures, les vendaient ou les donnaient. Ce n’est pas que le trafic des grades subalternes fût légal ; les ordonnances l’interdisaient. » Mais on fermait les yeux sur cet abus comme sur bien d’autres, et par ainsi le commandement tombait souvent entre des mains inexpérimentées au détriment de bons et vieux officiers. Le mal était grand, et le tableau qu’en a tracé l’historien de Louvois n’est que trop fidèle. On se tromperait, toutefois, en appliquant à l’armée de Louis XVI les mêmes couleurs et les mêmes critiques qu’à celles de Louis XIV et de Louis XV. Ce qui était vrai des abus et des proportions de la vénalité des grades en 1670 ne l’était plus également en 1789. A plusieurs reprises, le roi s’était efforcé de les réprimer. C’est ainsi qu’à la paix de Ryswick, pour faire place aux colonels dont les corps venaient d’être réformés, Louis XIV avait exigé de tous les officiers-généraux qui étaient en même temps colonels propriétaires[56] la vente de leurs régimens, ce qui en avait immédiatement fait baisser le prix. Plus récemment, une ordonnance du 26 avril 1774 avait fixé ce prix à 40 et 20,000 livres pour les régimens d’infanterie. L’an d’après, sous le ministère de Saint-Germain, une mesure d’une portée plus générale encore avait été prise. Le roi, sur la proposition de son ministre, avait rendu, le 25 mars 1776, une ordonnance portant « suppression de la finance de tous les emplois militaires des troupes d’infanterie, cavalerie, dragons, hussards et troupes légères. » — « Sa Majesté, disait en un fort noble langage le préambule de cette ordonnance, persuadée que rien n’est plus contraire au bien de son service, à la discipline et à l’esprit d’émulation qu’elle désire maintenir parmi les officiers de ses troupes que la finance attachée aux emplois militaires, par l’impossibilité de faire jouir la noblesse dénuée de fortune des récompenses qu’elle peut mériter par ses services distingués, s’est « déterminée à détruire un abus aussi préjudiciable à la gloire et à la prospérité de ses armes. »

L’abus, il est vrai, ne devait pas disparaître aussitôt; il eût fallu trop d’argent pour indemniser tous les intéressés, et l’ordonnance de 1776 s’était contentée de disposer qu’à l’avenir, en cas de mort, démission ou autrement, les emplois vacans dans les divers corps perdraient un quart de leur finance, de façon à être entièrement libérés à la quatrième mutation. Notons aussi que ces prescriptions ne furent jamais très rigoureusement observées, non plus du reste que celles de bien d’autres ordonnances. En matière de législation sous l’ancien régime, il ne faut jamais prendre les textes tout à fait au pied de la lettre. Même quand ils sont le plus formels, on n’en doit pas nécessairement conclure qu’ils fussent toujours appliqués par les intendans[57], témoin le nombre considérable d’ordonnances qui se répètent et qui font souvent double, triple et même quadruple emploi. N’exagérons rien pourtant : si l’ancien régime dérogeait parfois à ses propres lois, celles-ci n’en sortaient pas moins, en général, presque tous leurs effets utiles. Ainsi de l’ordonnance de 1776 : les historiens de la révolution se sont à bon droit, et quelques-uns très éloquemment, élevés contre la vénalité des charges Seulement ils ont oublié de dire que le jour où la constituante l’abolit, la finance des régimens d’infanterie était déjà presque entièrement éteinte, et qu’elle ne subsistait plus que pour seize régimens de cavalerie[58]. C’était encore trop, sans doute ; mais ici comme en bien d’autres points, il n’est que juste de rendre à la monarchie la part qui lui revient dans cette grande réforme.

Avancement. — On lit dans l’Encyclopédie méthodique, au mot colonel : « Nos roys se sont réservés, dans tous les temps, le droit de confier le commandement des régimens aux personnes qu’ils ont jugé à propos de choisir. » Telle était, en effet, la tradition constante avant la révolution ; en fait d’avancement, le roi tranchait souverainement, sans autre règle que son bon plaisir. Il n’était tenu par aucune restriction ni condition ; l’armée n’avait d’autres garanties de la valeur de ses chefs que l’intérêt même du prince à lui en donner de bons ; car les ordonnances sur l’avancement n’étaient pas applicables à la Maison, et par cette voie la noblesse de cour était assurée d’obtenir d’emblée les premiers grades. Avec un roi laborieux, pénétré de l’importance et de la hauteur de ses fonctions, assez au-dessus même des plus hautes têtes pour ne pas subir ses entours et pour aller chercher ses serviteurs dans toutes les classes de la société, sauf à les élever ensuite par degrés ; avec un roi comme Louis XIV, dans la force de l’âge et servi par un ministre comme Louvois, cette prérogative sans limites n’était pas sans inconvéniens, sans doute, mais elle avait encore ses bons côtés ; et si l’armée française fut à cette époque et demeura pendant de si longues années la première de l’Europe, elle le dut certainement, pour une bonne part, à la personne royale. Tout au rebours, avec la Pompadour ou la Du Barry et sous un prince perdu de vices, mené par des catins et par des roués, l’absolue prépotence du souverain, en matière de gracies et d’avancement, ne pouvait qu’être désastreuse. Les documens contemporains sont pleins des plus justes doléances à cet égard.

« En confiant un régiment à des hommes de dix-huit à vingt ans, disait déjà le maréchal de Saxe, on ôte toute émulation au reste des officiers et à toute la pauvre noblesse du royaume, qui, par là, est certaine de ne pouvoir jamais parvenir à des postes dont la gloire puisse la dédommager des souffrances et des peines d’une vie laborieuse. »

Pendant la guerre de sept ans, le mal avait encore empiré, et depuis Frédéric II lui-même jusqu’aux rédacteurs de l’Encyclopédie méthodique, tous les témoignages s’accordent à le signaler comme une des principales causes de nos revers. « Les jeunes gens sans expérience auxquels on donne des régimens, écrit Feuquières, ont dégoûté les vieux officiers qui étaient à leur tête, parce qu’ils se sont trouvés obligés d’obéir à des enfans. »

Encore si ces enfans, ces colonels à la bavette, comme on les appelait, n’avaient eu qu’une autorité nominale. « Mais les sujets qu’ils proposaient au ministre étaient souvent incapables de former de bons états-majors, et de là tous les abus qu’on trouve dans l’état militaire[59]. » Ou bien encore s’ils avaient eu près d’eux, pour les suppléer au besoin, de bons coadjuteurs. Autrefois, si la fortune et la qualité donnaient seuls des droits au commandement d’un régiment, les emplois de lieutenans-colonels étaient à peu près exclusivement réservés aux officiers les plus méritans, Louis XIV leur avait même ouvert une porte vers les hautes charges militaires, en leur permettant d’aspirer au grade de brigadier[60], et c’est par cette porte qu’avaient pu s’élever au maréchalat des hommes comme Vauban et Gatinat.

Il n’en allait plus ainsi, malheureusement, depuis la fameuse ordonnance de Ségur surtout. Plus le siècle marchait dans le sens des idées égalitaires, plus il semble que ce fût l’intérêt, sinon le devoir de la royauté, d’abandonner ceux de ses privilèges qui n’étaient vraiment plus défendables. Or, tout au contraire, ce qui éclate dans beaucoup des actes qui datent de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est une véritable recrudescence de l’esprit féodal et de l’orgueil de caste. Saint-Simon, dès la régence, avait donné le signal de cette réaction. Après lui et à son exemple, l’une des plus vives préoccupations des secrétaires d’état de la guerre sera de boucher toutes les ouvertures par où la roture commençait d’envahir l’armée. Saint-Germain lui-même, si hostile à la noblesse de cour, ne l’était pas moins à ces parvenus qui, souvent « sortis de la lie du peuple, avaient amassé assez d’argent pour acheter les grades sans avoir eu besoin de servir ni d’essuyer les coups de fusil[61]. » Et rien ne choquait plus ses idées, si libérales en tant d’autres points, que de voir « de bons et vieux gentilshommes confondus avec tant de personnes d’un rang inférieur. »

Singulier phénomène que ce retour offensif des préjugés aristocratiques à la veille même de la révolution ! Ce que Louis XIV, au faîte de la puissance et de la gloire, après la paix de Nimègue, n’eût pas osé faire pour sa noblesse, Louis XVI, entre Rosbach et Beaumarchais, y souscrit. Ni lui ni ses conseillers ne s’aperçoivent du danger auquel ils exposent la monarchie en voulant resserrer le tiers. Depuis longtemps celui-ci, par la force des choses, a fait sa trouée dans toutes les directions ; justice, administration, finances. Il a pour lui la clé qui ouvre toutes les portes : l’argent; il a l’opinion, le mouvement des esprits; il a la décadence et la corruption de cette partie de la noblesse qui a perdu, dans les intrigues de cour et d’alcôve, le meilleur de ses qualités militaires. Pendant vingt ans, une fille de finance a régné sur le premier trône du monde, et la « soumission de Louis XV pour une femme de cette classe a produit l’effet de la faire marcher presque de pair avec les classes supérieures[62]. » Les plus grandes maisons du royaume y cherchent maintenant de fructueux établissemens pour leurs cadets, quelquefois même pour leurs aînés, et c’est le moment que la royauté choisit pour exiger de ses sous-lieutenans quatre quartiers de noblesse de père, dûment certifiés « par le sieur Chérin, son généalogiste[63]. » Voilà l’intelligence avec laquelle elle se défend, et voilà son état mental en 1781. Dans ses armées comme dans son clergé, Louis XIV avait toujours eu soin de faire une part à la roture. En 1789, sur 11 maréchaux, je relève 5 ducs, 4 marquis, 1 prince et 1 comte. Sur 196 lieutenans-généraux, tous sont nobles, 9 seulement non titrés. Sur 770 maréchaux de camp, il n’y en a que 136 qui ne soient pas titrés et 46 qui n’aient pas la particule, — Ce qui n’implique nullement, d’ailleurs, qu’ils ne fussent pas nobles. Sur 113 brigadiers d’infanterie, 39 seulement ne sont pas titrés et 8 n’ont pas la particule. Dans les troupes à cheval, la proportion est plus faible encore : 52 brigadiers de cavalerie ; non titrés, 14; sans particule, 1; 17 brigadiers de dragons; non titrés, 4; sans particule, 0. Voilà pour les officiers-généraux. Au degré inférieur, parmi les colonels, on retrouve la même composition exclusivement aristocratique : 9 princes, 5 ducs, 25 marquis, 40 comtes, 12 vicomtes, 7 barons, 5 chevaliers, et 6 non titrés seulement pour 109 régimens d’infanterie.

A côté de ces puériles restrictions, signalons cependant quelques bonnes mesures prises à diverses époques pour limiter la prérogative royale en matière d’avancement. C’est d’abord, en 1759, une ordonnance, signée Belle-Isle, disposant qu’à l’avenir « aucun officier ne pourra être pourvu d’un régiment avant d’avoir accompli sept années de service au moins, dont cinq comme capitaine[64].» Un peu plus tard, sous le ministère de Choiseul et sous celui de Saint-Germain, ce sont deux nouvelles ordonnances qui retardent, la première jusqu’à vingt-cinq ans, la seconde jusqu’à vingt-neuf, l’époque de l’admission au grade de colonel ou de mestre de camp, et qui exigent des candidats à ce dernier emploi six ans de service comme mestre de camp en second. C’est enfin, en 1788, une ordonnance du 17 mars sur la hiérarchie des emplois militaires, portant « qu’aucun sujet ne pourra être admis au service de Sa Majesté, dans les emplois de sous-lieutenant, qu’autant qu’il aura seize ans révolus (à l’exception des cadets gentilshommes, qui pourront l’être à quinze), et qu’après avoir subi devant les inspecteurs un examen détaillé sur la discipline, l’exercice, le service et les devoirs des soldats, caporaux, bas officiers et officiers jusqu’au grade de capitaine exclusivement. » (Titre Ier, art. 3, 4 et 19.)

La même ordonnance réservait dans toute l’infanterie française, aussi bien qu’étrangère, aux plus anciens lieutenans en premier, les emplois de capitaines en second; aux plus anciens capitaines en second, les emplois de capitaines-commandans ; aux capitaines ayant vingt ans de service, les emplois de majors; aux majors ou aux deux premiers capitaines-commandans dans les troupes à pied, aux chefs d’escadron dans les troupes à cheval, les emplois de lieutenans-colonels ; aux majors en second et aux lieutenans-colonels après quatre ans de service, sauf action d’éclat à la guerre, les emplois de colonels; aux colonels, après seize ans de service dans leur grade ou dans celui de lieutenans-colonels titulaires, et aux lieutenans-colonels après vingt ans de service, les emplois de maréchaux de camp (le grade de brigadier étant supprimé) ; enfin, aux maréchaux de camp ayant été employés au moins deux ans pendant la paix ou un an à la guerre, les emplois de lieutenans-généraux.

Multiplicité des emplois. — Dans un état bien ordonné, le nombre des emplois doit correspondre à celui des fonctions d’une utilité reconnue, et celui des employés doit être exactement calculé sur celui des emplois à remplir. Tout ce qui dépasse cette limite n’est que superfétation ; la machine, au lieu d’y gagner en puissance, n’en est qu’alourdie. L’ancien régime était condamné par son essence à méconnaître cette règle de bonne administration. Il lui fallait, pour satisfaire ses privilégiés, beaucoup d’offices, et, comme il ne pouvait les multiplier à l’infini, il en était venu de très bonne heure à conférer le même à plusieurs titulaires. De là, dans l’état militaire, ce luxe d’emplois, souvent superflus ou purement décoratifs, qui nous paraît si choquant aujourd’hui : gouverneurs-généraux, gouverneurs particuliers, lieutenans-généraux, commandans en second, lieutenans du roi, majors de ville et majors de château, aides-majors et sous-aides-majors, lieutenans des maréchaux de France, etc. — On a calculé que, sous le ministère de Choiseul, le chiffre total des places occupées par des officiers-généraux ou particuliers, en dehors du service actif et régulier, s’élevait à 2,207, coûtant à l’état 5,165,485 livres[65]. Et quand Saint-Germain voulut mettre un peu d’ordre dans cette partie de l’administration, il ne trouva pas moins de 1,211 officiers pour les gouvernemens-généraux et les états-majors de places seulement. L’Almanach militaire de 1775 portait encore :

43 gouverneurs-généraux ;
69 lieutenans-généraux commandans en second;
439 gouverneurs particuliers ;
303 lieutenans du roi ;
121 commandans de villes, châteaux ou forts;
266 majors ou aides-majors.

Ces places, il est vrai, tenaient lieu de pensions de retraite à beaucoup d’officiers, et l’on s’est vraiment ici montré bien sévère pour nos rois en leur reprochant ces libéralités comme de purs gaspillages. « Dans un grand état comme le mien, disait Louis XVI à Saint-Germain, il faut de grandes grâces pour attacher et conserver les grands seigneurs au service[66]. » Que ces grâces fussent trop nombreuses, qu’il y eût trop de prébendes et d’abbayes pour le clergé et trop de commandemens pour la noblesse, c’est certain. Fondé sur le privilège et l’inégalité, l’ancien régime ne pouvait se passer de sinécures : reste à savoir, et ce serait un curieux parallèle à établir, si les sociétés démocratiques en ont trouvé le secret.

Où le mal était plus grave, l’abus moins excusable, c’était dans l’armée proprement dite. Trop de grades et surtout beaucoup trop de gradés, tel est le cri de tous les contemporains dans les dernières années de la monarchie, surtout de ceux qui avaient va de près les autres armées. Colonels-généraux, mestres de camp généraux, commissaires et inspecteurs-généraux, colonels propriétaires, colonels et mestres de camp en second, colonels en troisième, colonels par commission, colonels à la suite, colonels attachés à l’armée, lieutenans-colonels, majors-colonels, capitaines-colonels, sous-lieutenans et maréchaux des logis colonels, capitaines-commandans, capitaines en second, capitaines réformés, capitaines à la suite, capitaines à finance, tout ce luxe d’emplois, la plupart du temps honorifiques, de titres sans fonctions et de titulaires sans attributions, compliquait singulièrement le service, entravait l’avancement et paralysait l’administration. Comment, en effet, « se démêler[67] » dans ce désordre, et se tirer des embarras et des prétentions de toute espèce qui en étaient la suite? En temps de paix, passe encore; mais en cas de guerre ? Comment donner des lettres de service à 11 maréchaux de France, à 196 lieutenans-généraux, à 770 maréchaux de camp, à 113 brigadiers d’infanterie, à 69 brigadiers de cavalerie ou de dragons[68], et à plus de 900 colonels[69] ? Comment satisfaire un pareil état-major? Un seul moyen, encore bien insuffisant, c’était de renouveler à chaque campagne, et souvent à plusieurs reprises dans le cours d’une même campagne, les grands commandemens et de faire rouler les autres sur le plus de têtes possible. Détestable système, — on ne l’avait que trop vu dans les dernières campagnes, — destructif de la confiance qu’il faut que la troupe ait toujours en ses chefs, et qui avait pour effet certain d’avilir le commandement en le faisant passer par trop de mains, souvent inexpérimentées. Il n’y a qu’une voix aussi là-dessus au XVIIIe siècle. « Tel colonel d’infanterie devient maréchal de camp qui n’a jamais eu à commander pendant vingt-quatre heures ni à faire manœuvrer une troupe de 50 maîtres,» écrit, dans son Traité des légions, le maréchal de Saxe. Belle-Isle, dans sa correspondance avec Gisors, insiste à plusieurs reprises sur la quantité d’officiers-généraux « mal instruits, plus mal exercés, ne connaissant pas le soldat, à peine connus de lui en temps de guerre, jamais en temps de paix[70], » et sur la nécessité, » pour établir cette connaissance mutuelle et nécessaire, de maintenir à la tête de leurs régimens non-seulement les brigadiers, mais aussi les maréchaux de camp. » Dans cette même correspondance, il se plaint de l’abus du grade de colonel et du nombre excessif d’officiers subalternes. « Pour rétablir la discipline et la subordination de lieutenant à capitaine, il faudrait, dit-il, diminuer le nombre de ceux-ci. » Et l’on a vu plus haut ses efforts pour supprimer les colonels a la bavette. Il eût voulu de même réformer en grande partie les états-majors[71]. Le maréchal de Muy, Saint-Germain, travaillent dans le même sens : le premier réédite les prescriptions de l’ordonnance de 1759 relatives aux conditions d’âge et de service des colonels; le second en édicté de nouvelles et de plus sévères. Désormais, dans aucune troupe, aucun officier, fût-il de la plus haute naissance, ne pourra plus obtenir un régiment à moins de quatorze ans de service, dont six dans le grade de colonel en second. En outre, pour éviter l’encombrement sur le tableau des brigadiers et des maréchaux de camp, les colonels et mestres de camp n’y seront plus admis qu’après avoir exercé six ans au moins en temps de paix et trois en temps de guerre (ordonnance du 25 mars 1776). Une autre ordonnance du même jour supprime les emplois d’inspecteurs-généraux. Malheureusement toutes ces bonnes volontés, ce zèle et ces efforts partiels pour donner à l’armée royale une constitution et des cadres plus réguliers viennent échouer devant la résistance des privilégiés et la faiblesse de la cour, et, jusqu’au dernier moment, en dépit de toutes les prescriptions légales, le nombre des officiers-généraux et particuliers ne fera qu’augmenter. En 1775, l’état-major de l’armée se composait de 1,029 personnes; en 1789, après les réformes de Saint-Germain, il en comptait 143 de plus, soit 1,159[72] !

Il est vrai que la réforme entreprise par le conseil de la guerre en 1788 ne faisait pas encore sentir ses effets. J’ai déjà signalé plus haut l’importance de cette réforme relativement à l’ordre divisionnaire et à l’avancement. Préparée par des hommes animés du plus sincère libéralisme, elle n’est pas moins remarquable en ce qui touche u la hiérarchie de tous les emplois militaires » et la réduction du nombre des officiers-généraux, de troupes ou d’administration[73]. Il y a là, de la part et à l’honneur de l’ancien régime, un très sérieux et généreux effort vers la justice et vers l’égalité.

Favoritisme. — Il n’y a qu’une légitimité pour les gouvernemens absolus, c’est de mettre leur toute-puissance au service des intérêts généraux. Richelieu, Mazarin, Louis XIV, Carnot, Bonaparte, ont commis de grandes fautes, des crimes même. Leur excuse est et sera toujours d’avoir eu la passion de la France, et que, dans les pires excès, chez eux, la préoccupation du bien de l’état, l’idée de sa grandeur, alors même qu’elle se confond avec la pensée de leur propre gloire, n’est jamais absente. Prenez la révocation de l’édit de Nantes ou le blocus continental et cherchez-en sans parti-pris les causes. Croyez-vous qu’il suffise d’attribuer le premier de ces actes à l’influence de Mme de Maintenon, le second à un accès de folie furieuse dicté par la haine au génie déséquilibré? Non, dans ces deux énormes fautes, il y a plus, n’en déplaise à Michelet, qu’une main de femme ou qu’une colère de despote ; il y a la France et le sentiment, exagéré peut-être, mais louable en somme, de sa puissance et de son unité! Au contraire, quand les gouvernemens absolus ne savent pas s’élever à la considération des intérêts généraux, autour d’eux tout se détend, se rabaisse et se corrompt; tout périclite et languit. Ainsi de l’armée royale pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle. Lorsque s’ouvrit la guerre de la succession d’Espagne, elle était « aussi belle que jamais[74], » malgré les revers partiels qu’elle venait d’éprouver. Malheureusement le roi se faisait vieux; Louvois n’était plus, le règne des femmes avait commencé. La décadence du commandement date de là. Sous Louis XV, elle s’aggrave de toute la distance qui sépare Mme de Maintenon de la Pompadour et de la Du Barry. Plus la royauté glisse dans la fille, plus l’étoffe à maréchaux perd de sa valeur et de sa qualité. Mme de Châteauroux est encore capable d’une certaine hauteur de vues et de sentimens, mais c’est la dernière. Elle parvient un moment à faire courir dans les veines de son amant quelques gouttes du sang de Henri IV ; mais, pour être plus généreuse, son action n’en est pas moins dissolvante, et sa présence à l’armée ne fait qu’ajouter aux embarras du général en chef. « Les courtisans, a dit Frédéric II, remplissaient le camp d’intrigues et contrecarraient le comte de Saxe, et une cour aussi nombreuse demandait par jour dix mille rations pour les chevaux des équipages. » Avec Mme de Pompadour, c’est bien pis encore. Le roi ne paraît plus à l’armée, mais quelle valeur morale, quel sentiment du devoir et quelle probité professionnelle attendre de généraux dont plus d’un avait gagné ses grades dans l’antichambre, quand ce n’était pas dans la chambre à coucher de la sultane favorite? Aucune, évidemment.

D’ailleurs eussent-ils réuni toutes ces qualités, et le hasard y eût-il ajouté le talent, qu’ils auraient eu bien de la peine à ne pas être au-dessous de leur tâche. La première condition de succès, à la guerre, c’est la suite dans les opérations. Or, à chaque campagne et parfois même au milieu, le commandement changeait de mains. Au favori de la veille succédait un nouveau favori, gagné sur le roi dans une heure de volupté. « L’histoire de la guerre de sept ans, a dit un historien allemand, offre plusieurs exemples de l’inconstance du cabinet de Versailles dans le choix des généraux. Presque à chaque campagne, on voyait passer le commandement en d’autres mains. Ces continuelles vicissitudes furent une des principales causes des revers que les armées françaises eurent à essuyer[75]. » Un autre historien militaire, un Français celui-là, et qui fut le témoin attristé de cette même guerre, a fait le compte et tracé le tableau de ces vicissitudes. Devant ce défilé de généraux, dont plus d’un fort distingué, sacrifiés tour à tour à des intrigues de cour, on pourrait déjà se croire en pleine anarchie républicaine, en 1793, tant c’est la même chose, avec la guillotine en moins pourtant.

« Le maréchal d’Estrées commence la guerre en 1757; au milieu de la campagne, une intrigue lui fait substituer le maréchal de Richelieu, à qui succède, au commencement de 1758, le comte de Clermont, prince du sang. Le prince de Soubise, battu à Rosbach en 1757, désire prendre sa revanche et obtient encore, l’année suivante, le commandement d’une armée avec laquelle ses lieutenans gagnent en sa présence la petite bataille de Lutternberg. On le fait maréchal de France et il retourne à la cour. Le comte de Clermont, ou plutôt son mentor, le comte de Mortaigne, s’était fait battre honteusement à Crevelt en juin 1758. La cour lui donne pour successeur le marquis de Contades, qu’on élève bientôt au grade de maréchal de France. Il est battu à Minden en août 1759 ; on envoie le maréchal d’Estrées pour l’aider de ses conseils, et leurs efforts réunis ne pouvant rétablir les affaires, ils regagnent Versailles à la fin de la campagne. Le duc de Broglie, qui s’était distingué depuis le commencement de la guerre et qui avait même battu les ennemis à Sondershausen en 1758 et à Bergen en 1759, remplace le maréchal de Contades et reçoit le bâton. Il commence avec succès la campagne de 1760, mais la fortune ne le seconde pas constamment. En 1761, la cour forme deux armées, donne le commandement de la première au maréchal de Soubise et celui de la seconde au maréchal de Broglie. Ces deux généraux essuient des échecs et emploient le reste de la campagne à former mille projets sans pouvoir en exécuter aucun. A la fin de l’année, le maréchal de Broglie, moins puissant à la cour que le prince de Soubise, est congédié et même exilé, ainsi que son frère. En 1762, le maréchal de Soubise reparaît sur la scène avec d’Estrées, qui lui sert de gouverneur. Ces deux têtes dans un même bonnet n’en valent pas une bonne ; la campagne est aussi nulle que les précédentes...» (Bourcet, Discours préliminaire.)

Encore si, dans cette inconstance du commandement, ces généraux, la plupart médiocres, s’étaient senti les coudes et soutenus les uns les autres ! Si seulement ils avaient pu compter sur leurs propres lieutenans! Mais non! contrariés dans leurs plans ou gênés dans leurs mouvemens par la mauvaise volonté de leurs collègues, ils n’ont pas seulement à faire face à l’ennemi par devant : leur plus dangereux adversaire est souvent sur leurs derrières, qui les travaille et qui les épie, ou, dans leur propre camp, prêt à les trahir. Rien d’attristant comme ces compétitions de personnes et comme ce prolongement des petites intrigues et des misères de Versailles ou de Marly jusque dans les armées. Déjà, lors de la guerre de la succession d’Autriche, le scandale en avait été public entre Broglie et Belle-Isle[76], au siège de Prague ; plus tard, entre Broglie et Maillebois ou Polastron[77], et la Correspondance d’Allemagne est pleine de leurs doléances et de leurs dénonciations réciproques. Bien heureux quand le ton n’en va pas à l’insulte, comme le jour où, Broglie ayant tourné les infirmités physiques de son collègue en dérision, Belle-Isle riposte par ce coup droit : « Il y a plus d’un an qu’une fausse attaque d’apoplexie a frappé d’une atteinte irréparable l’intelligence du maréchal de Broglie. » Au cours des campagnes suivantes, l’ordre se rétablit un peu, grâce à la fermeté du maréchal de Saxe, grâce surtout au prestige qu’il doit à ses victoires. La cour n’ose pas le contrecarrer, celui-là, car le roi, à plusieurs reprises, lui a donné plein pouvoir[78]. Pourtant il a bien de la peine à se faire obéir de ses lieutenans. Après Lawfeld, si les alliés purent se retirer dans Maestricht sans être poursuivis, c’est, au dire de Frédéric II, « que M. de Clermont-Tonnerre se dispensa de charger avec sa cavalerie, bien qu’il en eût reçu des ordres réitérés, désobéissance qui lui valut le bâton de maréchal[79]. » Ainsi vont les choses en pleine victoire et sous un général investi de la plus haute autorité qu’homme de guerre ait eue depuis Turenne[80]. Jugez de ce qu’elles peuvent être, avec l’impressionnabilité française, en cette sombre période de 1756 à 1763 ! Quel spectacle offre à présent l’armée et dans quelle anarchie tombe le commandement ! Ce ne sont plus seulement de sourdes menées, des rivalités d’influence et des querelles de personnes, c’est la guerre déclarée, la lutte ouverte entre les généraux[81]. Après chaque campagne, durant les quartiers d’hiver, chacun revient plaider sa cause à Versailles et charger son collègue. A la bataille d’Hastenbeck, le maréchal d’Estrées reste maître du champ de bataille; mais, au lieu de pousser à fond son succès, il s’arrête, au grand étonnement de l’ennemi. C’est que le comte de Maillebois[82], son maréchal des logis, grand ami de Richelieu, lui a fait passer un faux avis. Il s’en plaint dans son rapport au roi, sans pourtant nommer Maillebois. Néanmoins, celui-ci riposte par un factum accusateur, auquel le maréchal est obligé de répondre par un nouveau mémoire qui ne l’empêche pas d’être rappelé[83]. En 1759, Contades est battu à Minden : vite il rejette tout sur Broglie, « l’accuse de n’avoir pas attaqué à temps malgré ses ordres[84], » le noircit tant qu’il peut. L’an d’après, autre conflit entre Soubise et Broglie cette fois, à propos du combat de Fillingshausen. Qui a raison, de Broglie, qui voulant, dit-on, enlever à Soubise l’honneur de battre le duc Ferdinand de Brunswick, s’est jeté sur lui contrairement à ce qui avait été convenu, ou de Soubise, qui, voyant Broglie dans l’embarras et le voulant perdre, lui aurait refusé tout secours? La question est portée devant la Pompadour, et naturellement son favori Soubise l’emporte[85]. On lui donne à commander toute l’armée et les deux Broglie sont exilés. A Crevelt, « Mortagne, voulant perdre son rival, conseille à Clermont de retirer son armée du champ de bataille au moment où Saint-Germain demandait des renforts[86]. »

C’est ainsi que, sous le règne de la marquise, le commandement se désorganise et s’avilit[87]. Avec la Du Barry, quand la royauté sera descendue d’un cran encore, s’abaissant au tutoiement de la fille et lui prostituant un trône où les autres apportaient encore un reste de décence, l’anarchie ne connaîtra plus de bornes. La guerre est finie, Dieu merci! et il n’y a plus de commandement à distribuer; mais il reste à réparer de grandes ruines, à refaire une armée qui passe maintenant pour la dernière de l’Europe, à la relever dans sa propre estime. Justement, pour cette œuvre de reconstitution, un homme s’est rencontré, non pas tout d’une pièce assurément, ni d’une bien haute envolée, mais un homme enfin, un ministre comme la royauté n’en a pas trouvé depuis longtemps. Avec et par lui, la France, en quelques années, a recouvré du prestige et sa place en Europe. Elle n’est pas restée écrasée sous le coup de massue de Rosbach, elle a contracté des alliances, elle a même acquis une province. Malheureusement Choiseul a déplu par sa réserve à la favorite ; il déplaît plus encore à Richelieu qui l’a lancée, à d’Aiguillon son amant, et à Maillebois qui vit dans son intimité. Sa perte est décidée dans le boudoir de la belle Lange. Saute, Choiseul ! saute Praslin ! et c’est dans le même boudoir que le prince de Condé bâcle en un tour de main la nomination de Monteynard à la guerre, aux lieu et place de l’honnête de Muy, qui n’a pas voulu se soumettre à l’humiliation des petits levers de la toute-puissante courtisane. La place de grand maître de l’artillerie vient à vaquer, c’est elle encore qui en dispose. On connaît son mot cynique à Condé, furieux de n’avoir pas touché le prix de son zèle : « Je vous l’avais promise, eh bien! je vous la dépromets. » Et d’éclater de rire en tirant la langue au premier prince du sang devant le roi[88]. Va-t-elle au camp, elle y paraît en reine, passant la revue des troupes et traitant royalement les officiers. On lui porte les armes, la musique joue sur son passage et le colonel de la Tour-du-Pin fait rendre à son carrosse les mêmes honneurs qu’à ceux des princesses.

L’abjection est à son comble ; elle touche aussi par bonheur à son terme, et la réaction ne tardera pas. Déjà la dauphine en a donné le signal en refusant d’adresser la parole à la favorite, malgré les objurgations de la trop politique Marie-Thérèse[89] et de Mercy-Argenteau. Déjà, sous les voûtes de la chapelle de Versailles, a retenti, comme un écho de Bossuet, l’âpre et vibrante parole de l’abbé de Beauvais, évoquant devant ce monde de grands seigneurs et de grandes dames proxénètes, et devant le nouveau «Salomon » lui-même atterré, l’image de leur prochaine et fatale destruction. Vienne cette heure, et soudain tout sera changé. Le gouvernail était aux mains d’une courtisane et de quelques roués : le voilà dans les mains de la « petite rousse et du grand garçon mal élevé, » comme l’éhontée drôlesse appelait Marie-Antoinette et le dauphin. Et voilà que cette « petite rousse, » qui se trouve être une reine, et ce « grand garçon, » qui n’est pas un roi, mais qui a de l’honnêteté, se mettent à donner du balai dans ce tas d’impuretés. La Du Barry part en exil et du Muy prend la guerre.

Il n’en fallait pas plus pour rendre au commandement sa dignité; car, malgré les scandales et la honte des dernières années, il était resté bon dans l’ensemble; et, si la corruption avait atteint la tête, elle n’avait pas encore, Dieu merci! gagné les moelles. Au-dessous des Soubise et des Richelieu, loin de la cour et des boudoirs, à l’école de l’expérience et du malheur, s’était formée, pendant cette terrible guerre de Prusse, toute une couche d’officiers-généraux des plus distingués : les Condé, les Broglie, les de Castries, les Saint-Germain, les Rochambeau, les Bouille, les Gribeauval, les Guibert, les Grimoard, les Servan, les Chabot, les Lévis, les Montbarey, les Vioménil, les d’Armentières, les De Vaux et tant d’autres. Avec une telle élite, délivrée des intrigues et purgée des intrigans, l’armée ne pouvait manquer de retrouver très vite de solides états-majors. Il n’y avait qu’à se baisser pour puiser dans cette réserve. On le vit bien quand la guerre d’Amérique éclata. Jamais l’ardeur, l’émulation, n’avaient été plus vives. Jamais, en dépit des théories humanitaires et de la sensibilité du siècle, l’esprit militaire n’avait paru plus vivace, et ce fut vraiment un beau spectacle que celui de cette noblesse, si décriée naguère, si chansonnée et si caricaturée, s’élançant à la défense d’un peuple opprimé sans réfléchir à ce que cette héroïque folie pourrait bien lui coûter. Moins de quinze ans après une succession de revers inouïs dans son histoire, grâce à la solidité de ses institutions, grâce à la persistance des vertus guerrières dans son aristocratie, la France était déjà debout, faisant face, sur terre et sur mer, à la plus redoutable puissance du monde alors. Grand exemple et grande leçon, bien faite pour donner à réfléchir à ceux qui ne se paient pas de lieux-communs révolutionnaires et qui ne croient pas encore, en dépit de la mode et du courant, à la supériorité des armées citoyennes sur les armées de métier.


ALBERT DURUY.

  1. Volontaires.
  2. Recherches sur la force de l’armée française, depuis Henri IV jusqu’à la fin 1806.
  3. Favier, Conjectures raisonnées. — Par le traité de 1756, la France s’était engagée à fournir à l’Autriche, en cas de guerre, un corps de 24,000 hommes. Le traité secret du 30 novembre 1758 avait converti ce secours en hommes en une contribution annuelle de 8,340,000 livres, dont il était encore dû quatre années d’arrérages à la paix et dont le paiement ne put être achevé qu’en 1769.
  4. Système militaire de la Prusse.
  5. C’est celui de Grimoard ; mais ici, comme pour la France, les documens contemporains ne sont pas absolument d’accord. D’après Mirabeau, l’armée prussienne, à la mort de Frédéric, comptait 190,924 combattans, dont 143,000 d’infanterie, 37,774 de cavalerie et 10,000 d’artillerie; d’après Favier, son effectif, en 1773, s’élevait déjà à 250,000 hommes (avec l’infanterie de garnison, qui équivalait à notre milice).
  6. Montbarey, Mémoires.
  7. Mirabeau, Système militaire de la Prusse.
  8. Mirabeau, Système militaire de la Prusse.
  9. Favier, Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France...
  10. C’est le chiffre de Grimoard. Celui de Favier s’en rapproche beaucoup. Ceux qui donne Jomini, pour 1792, sont beaucoup plus faibles : 200,000 habitans seulement non compris les Cosaques ! et tans doute aussi la milice. Quant à Sybel, il porte 300,000 hommes la force active de la Russie sous Paul Ier.
  11. Mémoire sur la Porte ottomane, publié par Ségur.
  12. Favier, II, p. 244.
  13. Servan, Mémoires sur les moyens offensifs et défensifs de l’Espagne.
  14. Favier, III. p. 32.
  15. Favier en fait grand cas surtout au point de vue des ressources en tout genre qu’offrait le royaume.
  16. Voir Ségur, II, p. 369.
  17. Plusieurs détachemens d’artillerie française avaient été incorporés dans les troupes des états-généraux. (Voir Susane, Histoire de l’artillerie.)
  18. J’emprunte tous ces chiffres au précieux mémoire de Guibert sur les opérations du conseil de la guerre.
  19. D’après les états remis aux notables. (Voir Grimoard, I, p. 342.)
  20. L’empereur était grand-duc de Toscane. Quant au duc de Parme et au roi de Naples, un des articles portait qu’ils seraient invités à accéder au traité.
  21. C’est aussi le chiffre que donne Guibert dans sa Défense du système de guerre moderne, d’après Moheau.
  22. Louvois au lieutenant de police La Reynie : « L’intention du roi n’est pas de tolérer les friponneries qui se font à Paris pour les levées, et Sa Majesté trouve bon que tous ceux qui sont présentement dans les prisons et qui seront pris à l’avenir pour ce fait là soient punis suivant la rigueur des ordonnances. » Louvois à d’Oppède, décembre 1677 : « Il n’y a presque pas de soldats qui ne prétendent avoir été pris par force. » — Louvois aux gouverneurs et intendans, 14 février 1691 : « Le roi a appris avec surprise qu’il a été fait des violences considérables dans les provinces par les officiers de ses troupes pour faire des levées. Sa Majesté trouve bon que l’on dissimule les petites tromperies qu’ils font pour enrôler ses soldats. Mais comme elle désapprouve absolument les violences qu’ils font de prendre les gens sur les grands chemins, aux foires et aux marchés, elle m’a recommandé de vous faire savoir ses intentions, afin que vous teniez la main à ce que pareille chose n’arrive plus et que vous fassiez réprimer ces violences.
  23. Les ordonnances avaient fixé ce prix à 92 livres, savoir : 50 livres pour l’engagement, 30 livres pour boire et 12 livres pour frais de recruteurs. L’homme avait droit, en outre, à 2 sols par lieue de pays à faire pour se rendre au corps.
  24. Servan, le futur ministre de la guerre.
  25. La Tour du Pin, Mémoire sur l’organisation de l’armée.
  26. Guibert, Essai de tactique.
  27. Mirabeau, Système militaire de la Prusse.
  28. Grimoard.
  29. Cette ordonnance, œuvre de Louvois, peut être considérée comme l’ordonnance constitutive des milices. Depuis des siècles, sans doute, elles existaient, mais à l’état d’expédient passager et local. (Voir Gébelin, Histoire des milices provinciales.) « Un danger pressant survenait-il? on armait à la hâte les populations de la région menacée ; on improvisait des soldats, des officiers, des compagnies, des régimens. Les officiers étaient choisis, les compagnies et les régimens étaient formés par les autorités locales Une fois le danger passé, soldats, compagnies, régimens disparaissaient. De cette organisation, il n’existait rien avant le besoin du moment, il ne demeurait rien après... Louvois en fit une institution générale. »
  30. Il est arrivé, dit cette ordonnance, dans plusieurs paroisses qui devaient fournir des soldats pour les milices, que les habitans, ayant la liberté de les choisir à la pluralité des voix, ont fait des cabales pour en exempter leurs parens et amis, et ont fait qu’elle est tombée sur ceux qui étaient le moins en état de servir.
  31. Parfois cette autorisation n’était que partielle : on l’accordait à certains corps de métiers seulement.
  32. Tous ces cas d’exemptions sont extraits de trois textes contenus dans les ordonnances du 27 novembre 1765, 19 octobre 1773 et 1er décembre. Chacun de ces textes n’a pas moins de huit pages in-4o. (Voir la collection des Ordonnances.)
  33. La milice est « en horreur dans toute la France, » écrit le maréchal de Chaulnes dans un mémoire adressé au roi. (Mémoires du duc de Luynes, V, 266.)
  34. Mémoire sur les dépenses de la milice dans la généralité de Paris. — Boislisle, Mémoire des intendans, V. I, 1455.
  35. Au commencement, elle ne montait pas très haut, à 60 fr. 75 ou 100 fr. au plus. — Boislisle, Correspondance des contrôleurs-généraux, I, 389. Mais, petit à petit, les prix s’étaient accrus et beaucoup de paroisses ne regardaient pas à payer fort cher les sujets de bonne volonté. « Elles se consument en frais. » On retrouve souvent cette expression dans les circulaires ministérielles.
  36. Voir notamment la circulaire du ministre de la guerre en date du 27 novembre 1747.
  37. État militaire de la France en 1789.
  38. Ordonnance du 2 mars 1788 portant réduction à un seul bataillon des quatre compagnies des gardes du corps.
  39. Créé par un règlement du 9 octobre 1787, ce règlement avait partagé l’administration de la guerre entre le ministre secrétaire d’état de ce département et le conseil, «de manière que le premier restât chargé de toute la partie active et exécutive de l’administration, et que le second le fût de toute la partie législative et consultative. »
  40. Les vieilles troupes étaient celles qui avaient été levées avant la paix des Pyrénées; elles avaient entre autres privilèges celui de former les têtes de brigade et de subir des réformes moins dures que les autres à la paix.
  41. Les six vieux et les six petits vieux formaient une véritable troupe d’élite, et c’est avec raison qu’on a pu les comparer à la vieille et à la jeune garde impériale. Leurs hauts faits dans les guerres du XVIIe et du XVIIIe siècle valent les plus beaux exploits des gardes françaises eux-mêmes.
  42. Louis XIV avait, sans compter Royal-Artillerie et Royal-Bombardiers, neuf régimens dont il était colonel propriétaire. C’étaient le régiment du roi, Royal-Vaisseaux, La Couronne, Royal-Roussillon, Royal-Marine, Royal-Italien, Royal-Comtois et Royal-Bavière. Dix autres régimens appartenaient, en outre, à des princes du sang en 1715; quinze à des gentilshommes.
  43. On appelait ainsi les régimens qui avaient le droit de former dans leur propre sein des conseils de guerre. Les autres dépendaient du grand prévôt de l’armée.
  44. Ceux auxquels le roi fournissait les objets de caserne et de campement, ainsi que les voitures et les chevaux nécessaires à leur transport.
  45. Ordonnance du 19 novembre 1788.
  46. À plusieurs reprises, le maréchal de Saxe, dans sa Correspondance, se plaint de la faiblesse des dragons, notamment dans une lettre à d’Argenson, du 11 août 1746 : « Si l’en ne prend pas de mesures efficaces pour rendre les dragons solides, il n’y aura plus de moyen de les envoyer à la guerre… Il est impossible de faire plus mal qu’ils ont fait. »
  47. Susane. (Voir aussi Rousset.)
  48. Archives de la guerre. Projet de lettre de Saint-Germain.
  49. Ordonnance du 25 mars 1776.
  50. Les historiens militaires eux-mêmes n’en parlent pas, Susane tout le premier.
  51. Savoir : Flandre et Hainaut, Évêchés, Alsace-Lorraine, Franche-Comté, Dauphiné, Provence, Corse, Languedoc, Roussillon, Guyenne, Poitou, Saintonge et Aunis, Bretagne, Normandie, Picardie, Boulonnais, Calaisis et Artois, Bourgogne, le cours de la Loire et les provinces de l’intérieur non comprises dans les susdits commandemens.
  52. « Depuis la fin de la guerre de sept ans, dit M. Gebelin, les régimens de grenadiers royaux ne furent assemblés qu’une fois, en 1771, pendant vingt et un jours. » C’est, je crois, une erreur. Les rassemblemens ne cessèrent que beaucoup plus tard, et l’on en trouve, de partiels il est vrai, en 1779, 1781, 1782 et jusqu’en 1784.
  53. On ne s’explique pas très bien cette dénomination : les régimens d’état-major étant destinés à exécuter en campagne, sous la direction du génie, les travaux comportant la marche et le campement des troupes, il semble qu’il eût été plus logique de les appeler : régimens du génie.
  54. Ordonnance du 7 mai 1778.
  55. Louvois, I. 165.
  56. Il y avait jusqu’à des maréchaux de France qui restaient colonels de leurs régimens et qui ne s’en défaisaient qu’à des prix exorbitans.
  57. Au mois de février 1778, le roi faisait encore vendre quarante offices de capitaines de cavalerie. (Mention, p. 94.)
  58. Rapport de Wimpfen à la constituante, (février 1791. Dans la milice, la vénalité n’avait jamais existé, les officiers étant nommés directement par le roi, sur la proposition des intendans d’abord et sur celle des chefs de corps à partir de 1765.
  59. Encyclopédie méthodique, supplément au mot colonel.
  60. « Depuis une trentaine d’années, on avait commencé dans les armées à réunir deux ou trois régimens pour former une brigade. Cette brigade prenait le nom du régiment le plus ancien et était commandée par le mestre de camp de ce régiment, quelle que fut l’ancienneté de cet officier. Ainsi le voulait le droit de préséance des corps. Or, il arrivait souvent que le commandant de la brigade était incapable et avait sous ses ordres des mestres de camp plus anciens que lui. Pendant les dernières campagnes qu’il fit en Flandre, Turenne avait déjà obtenu que les brigades de cavalerie fussent commandées par des mestres da camp expérimentés et commissionnés à cet effet. En 1667, Louis XIV créa des offices de brigadiers dans la cavalerie et, par ordonnance du mars 1668, il étendit cette institution à l’infanterie. Les brigadiers, qui remplirent jusqu’en 1788 les fonctions attribuées aujourd’hui aux maréchaux de camp, étaient officiers-généraux, de sorte que, par une combinaison bizarre, on vit des lieutenans-colonels de régimens qui étaient officiers-généraux et qui étaient quelquefois appelés à commander des brigades où leurs colonels devenaient leurs subordonnés.» (Susane.)
  61. Saint-Germain. Mémoires. (Voir aussi Gisors, p. 363, sur le danger du grand nombre d’officiers bourgeois qui entrent dans l’armée.)
  62. Montbarey.
  63. Décision du 22 mai 1781.— « Le roi a décidé que tous les sujets qui seraient proposés pour être nommés à des sous-lieutenances dans ses régimens d’infanterie française, de cavalerie, de chevau-légers, de dragons et de chasseurs à cheval seront tenus de faire les mêmes preuves (quatre quartiers de noblesse de père) que ceux qui lui sont présentés pour être admis et élevés à son école royale militaire, et que Sa Majesté ne les agréerait que sur le certificat du sieur Chérin, son généalogiste. «L’ordonnance du 17 mars 1788 sur la hiérarchie des emplois militaires apporta, disons-le, plusieurs exceptions à cette règle : en faveur des fils, petits-fils et arrière-petits-fils d’officiers-généraux, des fils de chevaliers de Saint-Louis ayant servi comme capitaines titulaires et des fils de capitaines tués à l’ennemi.
  64. Voir Rousset, le Comte de Gisors, p. 453. Cette ordonnance fut renouvelée quelque temps après par le maréchal de Muy.
  65. D’Expilly, Dictionnaire, au mot Gouverneur.
  66. Mémoires de Saint-Germain.
  67. Saint-Germain.
  68. État militaire de la France en 1789.
  69. Mirabeau, Système militaire de la Prusse.
  70. Gisors, p. 361.
  71. Il s’est introduit depuis le commencement de cette guerre une si grande dissipation et facilité de dépenses de toutes les manières qu’il faudra nécessairement supprimer tous ces abus. Il est indispensable de retrancher une grande partie des officiers d’état-major et de revenir sur cet article à l’ancien pied. (Le maréchal de Belle-Isle à Broglie, 2 février 1760.)
  72. État militaire de la France en 1789.
  73. Ordonnance du 17 mars 1788, portant règlement sur la hiérarchie des emplois militaires. Ordonnance du 17 mars 1788, portant suppression des mestres de camp en second dans tous les régimens tant d’infanterie que des troupes à cheval. Ordonnance du 17 mars 1788, portant suppression éventuelle de toutes les charges de colonels-généraux. Ordonnance du 15 avril 1788, portant réduction du nombre des offices de commissaires des guerres; ordonnance du 10 juin 1788, portant suppression de tous les capitaines dits à la suite ou attaches dans la cavalerie et les dragons.
  74. Susane.
  75. Retzow, Guerre de sept ans.
  76. Voir Broglie, Frédéric II et Louis XV, t. I, p. 60 et suiv.
  77. Broglie accuse positivement le premier de n’avoir pas voulu faire sa jonction avec lui en Bohême pour ne pas être sous ses ordres, et le second, qui était très appuyé à la cour et auprès de l’empereur, de n’avoir pas voulu quitter Prague alors qu’il lui en avait donné l’ordre, afin de se réserver pour le siège d’Egra. (Voir Broglie à l’empereur, lettre du 16 mars 1742.)
  78. « Vous savez que le roi vous laisse à l’égard de vos opérations la plus entière liberté, » lui écrit d’Argenson, le 19 août 1744. « Le roi vous laisse entièrement le maître de vos opérations et de ce que vous jugerez le plus convenable au bien du service, » lui réitère Noailles, le 17 septembre 1745.
  79. Frédéric II.
  80. « Le maréchal de Saxe, dit Montbarey dans ses Mémoires, était souverain absolu dans son armée : le roi lui-même était plutôt son second que son maître. »
  81. Au surplus l’armée française n’est pas la seule à souffrir de ces rivalités au XVIIIe siècle. Il y en avait « au-delà de tout ce qu’on peut exprimer dans les armées autrichiennes. » (Guibert, Voyage en Allemagne, I, 263.) — A Prague, entre autres, « le maréchal Brown pouvait éviter la bataille en se joignant à l’armée de M. Daun; il ne le voulut pas, afin de ne pas perdre le commandement, étant son cadet. Ce dernier, alors peu connu, était porté par la faveur d’une femme. »
  82. Le fils du maréchal.
  83. Bibliothèque de la guerre. Pièces relatives à la bataille d’Hastenbeck, n° 207 du Catalogue.
  84. Retzow, Guerre de sept ans.
  85. Retzow, sur ce point, donne aussi raison à Soubise. Pour la justification de Broglie, voir Bourcet, Mémoires sur les guerres des Français en Allemagne.
  86. Retzow, Guerre de sept ans.
  87. Il y a des exceptions pourtant, et, dans cette émulation de platitudes, on a plaisir à rencontrer encore quelques caractères, témoin cette lettre du maréchal de Broglie au maréchal de Belle-Isle (18 octobre 1760) : « J’ai reçu, monsieur le maréchal, assez longtemps après sa date, la lettre dont vous m’avez honoré, le 29 du mois dernier, concernant le désir qu’avait Mme la marquise de Pompadour que M. de Molmont succédât à M. du Barail au commandement de Clèves... — Outre l’empressement que j’aurai toujours de faire ce qui pourrait être agréable à Mme de Pompadour, j’ai des raisons particulières de vouloir du bien à M. de Molmont... Mais il faudrait ôter le commandement de la citadelle de Wesel à un très bon officier, M. de Castella cadet, si M. de Molmont prenait celui de Clèves; je crois que la plus simple façon sera de donner, pour cet hiver, une autre place à M. de Molmont, et je n’en perdrai pas l’occasion. » — (Minute extraite de la Correspondance d’Allemagne (octobre 1760).
  88. Voir cette scène dans la Du Barry du MM. de Goncourt.
  89. « Il suffit que le roi distingue une telle ou un tel pour que vous lui deviez des égards. » Marie-Thérèse à Marie-Antoinette (cité par les Goncourt).