L’Arme du fou/10

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La Revue populaire (p. 58-59).

X


Raymond vint, de Paris, assister aux obsèques de son frère.

Marie connaissait très peu cet oncle depuis longtemps éloigné du pays natal. Sans être absolument rompus, ses rapports avec Maurice n’avaient été ni affectueux, ni fréquents. Il avait fait de très courtes apparitions à Gabach depuis que Marie était née ; elle n’avait aucune raison de l’aimer, elle n’en avait aucune pour le haïr ou pour le craindre ; son père lui avait rarement parlé de lui, — c’était un différent. Pourtant dans l’exaltation de son chagrin, elle alla vers ce seul parent qui lui restât, le frère de son père, le représentant de sa famille et de son nom, et se jeta dans ses bras avec une sorte d’abandon désespéré. Les scènes funèbres qui venaient de se dérouler devant elle l’avaient plongée dans un chaos de chagrin et d’horreur, Marie, à quinze ans, était toujours l’enfant impressionnable et nerveuse, la frêle sensitive blessée au contact des aspérités de la vie, l’être faible en quête d’un soutien.

Raymond de Lissac avait alors trente-neuf ans. Depuis longtemps guéri des folies de sa jeunesse, il réussissait à refaire dans l’agiotage une partie de sa fortune. Son exclusive passion pour l’argent avait détruit en lui tous les scrupules qui, dans le monde où il fréquentait habituellement, portent le nom de préjugés. Il était de ces financiers adroits plus que délicats, qui restent en rapports courtois avec la justice de leur pays, évoluent en marge des lois, et se hâtent à la conquête du « veau d’or » par des raccourcis hasardeux, plus prompts à les conduire au but que n’est la grande route de la vulgaire honnêteté.

À l’époque déjà lointaine où son frère et lui durent procéder au partage du bien paternel, — Raymond avait alors vingt-deux ans — séduit par la perspective d’une fortune en beaux titres, en solides espèces, il avait très volontiers abandonné ses droits sur le manoir patrimonial, mais, au bout de trois ou quatre années, quand son argent follement gaspillé, il songea à refaire sa fortune, il revit, avec son intelligence pratique des affaires, le grand et beau domaine dont son frère n’avait rien aliéné.

Alors, il comprit quel tremplin la possession d’une pareille propriété devait offrir aux évolutions d’un brasseur d’affaires et quel poids, elle devait ajouter à sa personnalité. Un regret lui vint alors d’avoir si bénévolement renoncé à sa part, en même temps qu’une âpre jalousie contre son frère, le grand seigneur établi, respecté, devant qui s’ouvraient à son choix, largement, les carrières de la politique ou de la spéculation, tandis qu’il n’était plus, lui, qu’une épave, désespérément raccrochée à la dernière bouée de son bateau en dérive, une sorte d’agioteur « marron » sans moyens et sans influence.

Pourtant, il avait surnagé, servi par une volonté tenace et par une grande élasticité de principes. L’édifice renversé, il le reconstruisait, mais combien péniblement ! Et son frère, maintenant veuf, seul et triste, ne songeait même pas à tirer parti de tous les avantages que « le sort » — disait Raymond — lui avait mis entre les mains.

De la jalousie, de l’envie, quand il réfléchit que Maurice n’avait qu’une fille et ne songeait pas à se remarier, lentement, Raymond revint à l’espérance. Sans abandonner les opérations financières qui lui réussissaient, il se sentit toujours plus ancré dans l’idée fixe de rentrer en possession de Gabach.

Sans bien savoir encore par quels moyens il atteindrait le but souhaité, il essaya de se rapprocher de la maison paternelle ; Maurice le tint à distance.

Cauteleux, il s’éloigna sans apparent dépit, mais continua d’attendre et d’épier une occasion. Son frère mort, brusquement, il vit une éclaircie se faire dans son avenir. La tutelle de l’orpheline lui revenait de droit et, tandis qu’il lui prodiguait des marques d’affection et de bonnes paroles, il exultait, se disant en son for intérieur :

« Gabach est à moi ! »

Il n’eut besoin que de deux jours pour s’apercevoir combien le caractère malléable de sa nièce allait merveilleusement servir ses desseins.

Les dernières paroles de Maurice avaient été rares et confuses ; à peine les amies de Marie, la fidèle Madeleine, la clairvoyante Mlle Estevenard eurent-elles cette intuition qu’il eût désiré peut-être écarter son frère ; mais, si cette idée traversa leur esprit un instant, elles n’eurent du moins aucune raison à invoquer contre un arrangement qui s’imposait ; Raymond fut nommé tuteur. Le conseil de famille, composé de parents éloignés et indifférents, n’était de nature à lui créer aucun embarras ; il se sentit fort et résolut d’agir en maître.